LA FEMME GRECQUE

 

TOME PREMIER

CHAPITRE IV. — LES HÉROÏNES DE L'ILIADE.

 

 

Chryséis. — Briséis. — Thétis. — Hélène — Hécube. — Théano. — Andromaque. — Cassandre. — Caractère des trois principales héroïnes de l'Iliade.

 

Avec l'Iliade et l'Odyssée, nous nous trouvons tout à fait dans l'élément humain. Que nous importe que les héros de ces épopées n'aient eu qu'une existence mythique ! Pour nous, ils ont vécu, ils vivent encore, car les contemporains d'Homère ont cru à leur réalité, et le poète les a animés de ce souffle puissant qui donne la vie et l'immortalité.

Malgré leur partie légendaire même, l'Iliade et l'Odyssée appartiennent à l'histoire. Ne sont-elles pas la plus ancienne expression du sentiment national chez les Grecs ? La guerre de Troie n'est-elle pas la lutte victorieuse des Hellènes contre les Pélasges ? L'enlèvement d'une reine spartiate par un prince troyen ne fut probablement que l'étincelle qui embrasa les passions jalouses d'un peuple expirant et d'un peuple naissant.

Dans le Râmâyana, l'antique épopée sanscrite qu'ailleurs nous comparions à l'Iliade[1], Vâlmîki peignit aussi, avec la vengeance du rapt de Sîtâ, la défaite des indigènes nègres de Ceylan par l'invasion aryenne. La même pensée a inspiré les deux poètes : la réaction triomphante de l'esprit nouveau incarné dans les jeunes races, contre l'esprit ancien représenté par des civilisations soit rudimentaires, soit imparfaites.

Mais ne dissertons pas plus longuement devant des productions telles que l'Iliade et l'Odyssée. A la vue des œuvres du génie, que pouvons-nous faire, sinon nous laisser guider par leur lumière, et pénétrer par leur chaleur ? Ouvrons-donc l'Iliade, et attachons nous désormais à la course d'Homère.

Le poète qui invite la Muse à chanter la colère d'Achille, nous explique la cause de ce violent émoi.

Il nous introduit dans le camp grec qui s'étend devant Troie sur les bords d'un golfe où se jettent les eaux réunies du fougueux Simoïs et du placide Scamandre. De ce golfe, les vaisseaux des envahisseurs ont été tirés à terre[2].

Les Grecs sont groupés auprès de leurs chefs, Agamemnon, roi d'Argos, et Ménélas, roi de Sparte, le beau-frère et l'époux d'Hélène, la femme qui, en suivant Pâris, fils de Priam, roi de Troie, a suscité la guerre.

Dans cette assemblée se tient un vieillard de Chryse[3]. Les bandelettes d'Apollon que soutient son sceptre d'or, annoncent qu'il est le grand prêtre du dieu ; et la riche rançon dont il est chargé révèle en lui un suppliant. Le pontife adjure les Grecs de lui laisser racheter sa fille chérie, leur captive.

A l'aspect de ce père courbant devant eux la double majesté de l'âge et du sacerdoce, les Hellènes s'émeu vent, et répondent à sa prière par un sympathique murmure.

Mais si, à cette heure, la justice fait entendre aux Grecs son généreux langage, la voix égoïste de la passion va vibrer sur les lèvres de leur chef suprême.

Agamemnon a reçu dans son butin Chryséis, la belle captive ; et, à la pensée de la perdre, il oublie le respect qu'il doit au ministre d'Apollon. il chasse le suppliant, le menace même avec brutalité, et lui déclare qu'il ne délivrera l'esclave qu'au jour où parvenue à la vieillesse en tissant la toile, elle aura vu s'écouler dans les palais d'Argos une vie qui appartient à son maître.

Outragé dans sa tendresse et dans son honneur de père, dans sa dignité de grand prêtre, le vieillard se retire et se tait. Il marche sur le rivage, et quand il s'est éloigné des hommes, il mêle sa voix au fracas de la mer. Au nom du culte qu'il a rendu à Apollon, il prie le Dieu de le venger. D'après l'esprit des anciennes civilisations qui punissaient l'innocent pour le coupable, Chrysès souhaite que la mort des Hellènes soit la rançon de ses pleurs.

Le vœu du pontife est exaucé. Pendant neuf jours, Apollon tend son arc d'argent contre les Grecs, et la peste, qui d'abord frappe les animaux renfermés dans le camp, ne tarde pas à atteindre les hommes.

Junon, la reine du ciel, la souveraine d'Argos, voit avec tristesse les Hellènes terminer dans les angoisses d'une obscure et cruelle agonie, cette vie que leur courage ne peut défendre ici. Elle inspire à Achille, fils du roi thessalien Pélée, la pensée de réunir ses compatriotes. Ceux-ci se rendent à l'appel du jeune prince qui est leur plus vaillant soutien, et Achille leur propose de demander à la science divinatoire la cause du courroux d'Apollon.

Le plus célèbre des augures, Calchas, se lève. Il dira la vérité ; mais, en interprétant la pensée de son dieu, il redoute d'irriter le puissant roi d'Argos. Il lui faut un défenseur dont l'appui assure la liberté de sa parole. Ce défenseur, Achille veut-il l'être ?

Celui-ci lui jure par Apollon, que, tant qu'il vivra il couvrira le devin de son bras protecteur, fût-ce même contre Agamemnon.

Calchas révèle alors aux Grecs qu'en les châtiant, le dieu venge son ministre insulté par leur chef.

Non, sans doute, ajoute-t-il, son bras pesant ne cessera de nous accabler que lorsque nous aurons rendu à son père bien-aimé cette vierge aux yeux noirs, sans accepter ni présents, ni rançon, et conduit dans Chryse une hécatombe sacrée. Peut-être alors parviendrons-nous à le fléchir[4].

Calchas venait d'achever ces paroles quand Agamemnon se lève. La colère étincelle dans son regard et gronde dans sa parole. Il se plaint amèrement de la science de Calchas, cette science qui toujours fut fatale au roi d'Argos, C'est donc lui que le devin accuse du malheur des Grecs ! Agamemnon ne dissimule pas qu'il a espéré conduire Chryséis dans ses palais. M'aime plus que Clytemnestre, sa compagne. Par la beauté, l'intelligence, l'habileté au travail, la fille du grand prêtre ne le cède pas à la reine d'Argos. Cependant le chef des Hellènes ne préférera pas son bonheur personnel au salut de ses peuples. Il se sacrifiera. Mais puisque sa part de butin lui est enlevée, il réclame un autre prix.

Achille lui déclare avec violence qu'il serait inique de renouveler le partage, mais que la prise d'Ilion permettra aux Grecs d'offrir au roi d'Argos une récompense beaucoup plus considérable que celle qui lui est ôtée.

Tournant sa colère contre le jeune guerrier, Agamemnon le prévient qu'il ravira le butin qui a été attribué, soit à lui, soit à un autre prince, s'il n'est pas dédommagé de la perte de Chryséis. Il termine en ordonnant qu'un navire reçoive avec la captive une hécatombe sacrée ; et qu'un des chefs de l'armée commande le vaisseau qui voguera vers Chryse. Il offre même cet honneur à l'homme qu'il insulte, au brave Achille.

Oui, Achille partira ; mais ce ne sera point pour Chryse. Remontant sur ses navires, il va regagner la Phthie, cette féconde patrie qui, séparée des Troyens par des montagnes boisées et par la vaste mer, n'a reçu d'ilion aucune offense. Le prince ne pense pas qu'après son départ Agamemnon puisse compter sur un nouveau butin.

Fuis[5], répond le roi d'Argos, ne voyant alors dans le départ d'Achille que la joie d'être délivré d'un rival dont la gloire lui est odieuse. Ce rival, il croit le dédaigner ; et, pour lui témoigner son mépris, il s'emparera de Briséis, labelle captive qui fut la récompense de la valeur d'Achille. Ce moment eût été peut-être le dernier de la vie d'Agamemnon, si Minerve, si la Sagesse, n'avait été envoyée par la reine du ciel pour calmer Achille. Au contact de la main divine qui se pose sur sa tête, à la vue du regard éclatant qui ne brille que pour lui, au son des paisibles accents qui ne sont entendus que de lui, Achille fait retomber son arme dans le fourreau. Mais sa parole, acérée comme son glaive, frappe encore Agamemnon. Il jure par son sceptre qu'un jour viendra où, devant les cadavres amoncelés sur le passage d'Hector, fils de Priam, le roi d'Argos se reprochera de n'avoir pas honoré Achille. Et, jetant à ses pieds son sceptre, Achille s'asseoit.

Nestor, le sage roi de Pylos, tente vainement de réconcilier les deux adversaires. Achille brise à jamais le joug qui le soumettait au chef de l'armée grecque. Il fait le serment que, pour retenir sa captive, il ne s'armera point contre son ennemi ; mais qu'il défendrait de sa lance ses autres trésors si Agamemnon osait porter sur ceux-ci une main téméraire.

Bientôt un navire sillonnait les flots de l'Hellespont, et ramenait à Chryse la fille du grand prêtre, que le roi d'Argos lui-même avait conduite à bord. Pendant ce temps, les Grecs offraient sur le rivage des sacrifices à Apollon.

Ce n'était pas alors que l'ancien maître de Chryséis pouvait négliger la vengeance qu'il méditait. A peine séparé de la jeune fille, il ne voulait pas sans doute que son ennemi gantât le charme attaché à la présence d'un être aimé.

Allez à la tente d'Achille, dit-il à Eurybate et à Talthybius, ses deux hérauts ; saisissez et amenez-moi la belle Briséis : s'il la refuse, je l'enlèverai moi-même, accompagné de nombreux soldats, et l'insulte en sera plus cruelle[6].

Quand les hérauts, affligés de ce message, arrivèrent près des vaisseaux thessaliens, Achille, assis devant sa tente, éprouva un douloureux saisissement. Les envoyés d'Agamemnon ne purent trouver une parole, et Achille comprit ce que leur silence avait de sympathique. Les saluant avec bienveillance, il pria Patrocle, son fidèle ami, de chercher Briséis et de la remettre entre les mains d'Eurybate et de Talthybius auxquels il demanda d'être ses témoins devant les dieux, devant les hommes, devant Agamemnon, si jamais les Grecs avaient besoin de lui pour échapper à un cruel désastre. Mais lorsque la jeune compagne du prince thessalien eut suivi avec tristesse les hérauts qui devaient la conduire dans une tente étrangère, l'homme fort que jusqu'à ce jour nul mortel n'avait pu dompter, Achille fut vaincu par la douleur. Il s'éloigna et pleura.

A ce moment de faiblesse, comme l'enfant qui a besoin de secours et de consolation, il pensa à celle qui lui avait donné la vie, la néréide Thétis. Assis sur le rivage, et contemplant l'océan aux flots écumeux, il lendit les mains, il invoqua sa mère !

Ô ma mère, disait-il, puisque tu m'as enfanté pour vivre peu de jours, le roi de l'Olympe, Jupiter, qui lance le bruyant tonnerre, devait au moins m'accorder quelque gloire. Cependant il me laisse aujourd'hui sans honneur ; oui, le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, m'a outragé : car il m'a pris et s'est approprié le prix de ma valeur ; c'est lui-même qui me l'a ravi[7].

Thétis qui, dans lts gouffres de l'Océan, reposait auprès de son père, entendit la voix de son fils bien-aimé. Bientôt une vaporeuse apparition surgissait de l'onde ; la main de la néréide effleurait avec tendresse le jeune héros, et Thétis disait au jeune prince :

Pourquoi pleurer, mon enfant ? quel chagrin s'est emparé de ton cœur ? Parle, ne me cache rien, afin que nous sachions tous les deux de quoi il s'agit[8].

Achille savait que la déesse n'ignorait pas le motif de son désespoir ; il lui dit néanmoins ce qu'elle souhaitait d'entendre. En provoquant cet épanchement, la mère n'avait-elle pas senti qu'elle soulagerait un cœur trop fier pour laisser voir à d'autres qu'elle, ses défaillances et ses meurtrissures ?

Se souvenant qu'un jour Thétis avait délivré Jupiter enchaîné par les Immortels, Achille supplia la néréide de rappeler ce service au roi du ciel en lui demandant d'exaucer le fils de la déesse qui lui avait été secourable. Si profonde était la douleur du guerrier qu'elle l'aveugla au point de lui faire oublier le sentiment patriotique et le sentiment moral. Ce qu'Achille désirait obtenir de Jupiter, c'était que la victoire des ennemis de sa patrie vînt châtier tous les Grecs pour la faute de leur chef, et faire comprendre au souverain argien combien il avait eu tort de dédaigner le plus brave des Hellènes.

Thétis pleurait. Son cœur se brisait à la pensée que la vie de son fils serait aussi malheureuse que courte. Hélas ! Achille ne pouvant compter sur l'avenir pour Torr réparer les maux que lui apportait le présent, devait regretter plus amèrement encore son amour perdu, sa valeur inactive....

La néréide promit à son fils tout ce qu'il lui demandait.

Cependant le navire qui ramenait dans sa patrie la fille du grand prêtre, abordait à Chryse. Ulysse rendait la jeune vierge à son père, et celui-ci, le cœur pénétré de joie, attirait la miséricorde d'Apollon sur ceux que le dieu avait frappés à la prière même du pontife.

La peste cessa ; mais un plus grand malheur vint menacer les Grecs. Thétis transmettait à Jupiter les vœux de son fils. Le roi du ciel se taisait' d'abord : il redoutait le courroux de Junon, la divine reine d'Argos ; mais, devant sa libératrice embrassant ses genoux, il fut vaincu, et lui accorda la grâce qu'elle implorait.

Mais, ajouta-t-il, retire-toi maintenant, de peur que Junon ne te surprenne : j'aurai soin d'accomplir ce que tu souhaites ; et, pour que tu n'en puisses douter, je te confirmerai ma promesse par un signe de tête ; c'est de ma part, pour les Immortels, la marque la plus significative ; car elle est irrévocable, infaillible, et ne reste point sans effet, la parole que j'ai confirmée par un signe de tête[9].

Et le poète ajoute ces paroles que le ciseau de Phidias traduira dans toute leur majesté :

Ainsi parla le fils de Saturne ; et il abaissa ses noirs sourcils : les cheveux du dieu, tout parfumés d'ambroisie, s'agitèrent sur sa tête immortelle, et il ébranla le vaste Olympe[10].

Mais Junon avait tout su. Elle accabla Jupiter de mordants reproches- La colère et les menaces de son époux lui imposèrent silence, et la remplirent d'effroi. Vulcain, son fils, la supplia de ne point troubler les sereines régions de l'Olympe en y suscitant des querelles causées par Ise hommes ; il lui rappela que le maître des cieux avait le pouvoir de précipiter de leurs sièges les dieux immortels, et que la mémoire du châtiment que lui avait infligé Jupiter quand il avait secouru sa mère, l'empêcherait de la défendre de nouveau. Junon sourit, et accepta de son fils la coupe qu'il lui tendait. Les efforts que fit le dieu boiteux pour servir le nectar à tous les habitants de l'Olympe, provoqua chez ceux-ci un accès de folle gaieté, qui dissipa la tristesse dont les avait remplis les sévères paroles de Jupiter.

Les derniers rayons du soleil éclairaient encore les joyeux festins des Immortels, bercés par le chant des Muses et la lyre d'Apollon.

Retirés dans leurs palais, les dieux dormaient, aussi bien que les guerriers. Jupiter seul veillait.

Désireux de satisfaire Achille, le maître de l'Olympe envoie au roi d'Argos, Onirus, dieu des songes, pour lui faire savoir en son nom que le jour même Troie sera prise par les Grecs, et que les prières de Junon ont gagné tous les dieux à la cause hellénique.

Agamemnon se lève, rassemble les chefs de l'armée, et leur redit les ordres de Jupiter ; puis, pour éprouver les soldats, il annonce à ceux-ci que le roi des dieux lui commande de retourner à Argos. Il feint de regretter l'opprobre qui couvrira le nom grec lorsque la postérité apprendra que les Hellènes ont dû reculer devant une armée infiniment moins considérable que la leur. Mais retraçant aussi les difficultés de la campagne entreprise, il évoque le souvenir des femmes et des enfants qui, au foyer domestique, attendent le retour des combattants.

Les soldats se précipitaient vers les vaisseaux. Mais, redoutant la gloire qui allait couvrir Priam et son peuple si les Grecs abandonnaient la vengeance d'Hélène, cette vengeance qui leur avait coûté tant de sang, Junon ordonne à Minerve de retenir les fuyards.

Animé par la sagesse céleste, Ulysse, roi d'Ithaque, assure aux Grecs que le chef de l'armée n'a voulu qu'éprouver leur courage et qu'il punira leur lâcheté. Cependant Ulysse comprend ce qu'il y a de douloureux à être sevré des joies de la famille :

Je le sais, le voyageur qui depuis un mois seulement est éloigné de son épouse gémit auprès du navire que retiennent les tempêtes de l'hiver et la mer orageuse ; et nous, depuis neuf ans entiers, nous sommes arrêtés sur ces bords[11].

Le roi d'Ithaque rassure les soldats en leur rappelant que, au début de l'expédition, Calchas annonça, d'après l'apparition d'un prodige, que la dixième année du siège de Troie, cette ville tomberait au pouvoir des Hellènes. Que les Grecs persévèrent donc jusqu'à ce que se réalise la prédiction de l'augure.

Le vieux Nestor lui-même sent circuler en lui l'ardeur des combats. Il exhorte chacun des guerriers à ne rentrer dans sa patrie qu'après avoir vengé les pleurs d'Hélène ; et il menace de mort celui qui voudrait revoir son pays avant d'en avoir sauvegardé l'honneur.

A ce moment, déjà Agamemnon regrettait d'avoir insulté Achille à cause d'une captive.

Remplis d'un généreux enthousiasme, les Grecs offrent des sacrifices aux Immortels. Le roi d'Argos, immolant un taureau à Jupiter, demande au souverain des dieux qu'avant les derniers rayons du jour, Ilion ait vu s'écrouler au milieu des flammes le palais de ses rois, et tomber dans la poudre les défenseurs de sa liberté.

Les guerriers se disposent au combat ; Minerve soutien leur ardeur.

Pendant ce temps, les soldats du fils de Thétis se livraient sur le rivage à des jeux militaires, et toujours leur chef pensait avec douleur à Briséis, avec colère au roi d'Argos.

Envoyée par Jupiter, Iris a informé les Troyens de la marche des Grecs ; et les assiégés, s'élançant hors de leurs murs, se préparent sous la conduite d'Hector, fils de Priam, à recevoir et à repousser l'attaque de l'ennemi.

Le jeune prince dont le crime a causé la guerre, Paris s'avance hors des rangs. Mais cet élan de courage ne tarde pas à s'évanouir devant la fougueuse attaque de l'homme que Pâris a outragé dans son caractère doublement auguste d'hôte et de chef de famille. Déjà surexcité avant la bataille par le désir de faire expier à l'ennemi l'enlèvement d'Hélène et les larmes de cette compagne chérie, Ménélas se précipite de son char. Il va châtier le ravisseur de sa femme.... Paris a disparu !

Revenu dans les rangs des Troyens, le fugitif est accueilli par les justes et sévères reproches d'Hector, son noble frère : celui-ci regrette que Paris ne soit pas mort avant son coupable hyménée. Pourquoi celui qui tremble devant l'ennemi, a-t-il enlevé cette belle Grecque, l'épouse, la sœur, d'hommes courageux ? Qu'est donc la beauté sans la bravoure ? Si Ménélas 'avait traîné dans la poussière le corps de Pâris, de quelle utilité eussent été à ce dernier et sa lyre et les dons de Vénus ?

Pâris se courbe sous ce blâme qu'il a mérité. L'aiguillon de la honte lui fait vaincre la peur : le prince manifeste l'intention d'engager avec Ménélas un combat singulier qui décidera du sort des deux armées et de celui d'Hélène. Au vainqueur appartiendront la reine de Sparte et ses trésors.

Heureux de ce projet, Hector le soumet aux Grecs, et Ménélas y souscrit. Le premier époux d'Hélène souffrait des maux que la défense de son honneur avait suscités aux hommes ; il lui tardait de les voir cesser.

Hélène était dans son palais. Ourdissant une longue toile de pourpre, elle y reproduisait les combats qu'avait provoqués sa faute.

Une femme s'approcha d'elle : c'était Iris sous les traits de Laodicé, l'une des filles de Priam. La messagère des dieux engagea Hélène à quitter sa demeure pour voir les Grecs et les Troyens, naguère avides de carnage, maintenant livrés à un silencieux repos.

Cependant, ajouta la déesse, Pâris et Ménélas, cher à Mars, combattront pour toi avec leurs longues lances, et le vainqueur te nommera son épouse chérie[12].

Ce ne fut pas la compagne de Pâris qui répondit à cet appel : ce fut l'épouse de Ménélas. Iris lui fit éprouver l'ardent besoin de revoir le père de son enfant, les amis de sa jeunesse. C'était sa patrie Et sa famille qu'elle allait de nouveau contempler sur la terre étrangère ! Elle se voila, elle sortit rapidement ; et pendant qu'elle quittait sa demeure, de douces larmes, jaillissant de ses yeux, prouvaient que déjà elle ressentait moins les âpres tortures du remords que la salutaire impression du repentir.

Suivie de deux de ses femmes, Hélène se rendit aux portes de Scées, sur la tour où s'étaient assis avec Priam les vieillards qui ne pouvaient plus combattre, mais qui savaient conseiller. A la vue d'Hélène, un murmure d'admiration et de vague effroi s'éleva de la grave assemblée. Les vieillards se disaient tout bas entre eux :

Ce n'est pas sans raison que les Troyens et les Grecs valeureux supportent, pour une telle femme, tant de maux, et depuis si longtemps ; elle est belle comme les déesses immortelles ; mais, malgré sa beauté, qu'elle retourne dans les vaisseaux des Grecs, de peur qu'en restant davantage, elle ne perde et nous et nos enfants[13].

Le vieux roi appela avec tendresse sa bru auprès de lui, afin qu'elle pût reconnaître, parmi les Hellènes, ceux qu'elle avait aimés. Il la rassura, lui dit qu'il ne lui imputait pas les maux qui accablaient Ilion. Les dieux avaient décidé qu'il en fût ainsi ! Puis Priam demanda à Hélène le nom d'un héros grec dont l'imposant aspect le frappait.

En vain la paternelle pitié du vieillard accueillait-elle la femme de Pâris : la conscience d'Hélène avait une voix plus puissante que l'indulgence de Priam. Le calme de l'innocence peut seul permettre à la jeunesse de ne point baisser les yeux devant la majesté de l'âge et de la vertu.

Aussi, celle qu'Homère nomme la fille de Jupiter et la plus belle des femmes, ne répondait aux doux encouragements de son beau-père, qu'en lui exprimant la crainte respectueuse qu'il lui causait, et les remords qui l'accablaient au souvenir de sa faute. La question même que lui adressait Priam ravivait sa douleur. L'homme dont le roi désirait connaître le nom, était celui qui fut autrefois le beau-frère d'Hélène.

A la prière du vieillard, la princesse lui désigne successivement Ulysse, le prudent et rusé souverain d'Ithaque ; Ajax qui domine tous les guerriers de sa tête altière, et que la jeune femme appelle le rempart des Grecs ; Idoménée enfin qu'entourent les chefs de la Crète. Mais le regard d'Hélène cherche inutilement Castor et Pollux, ses frères. Pourquoi ne sont-ils pas dans le camp grec ? N'auraient-ils pas quitté Sparte pour aller reconquérir leur sœur ? Peut-être sont-ils venus, peut-être s'éloignent-ils de leurs compagnons d'armes pour ne point voir rejaillir sur eux la honte de celle qui dut la vie à leur mère....

Hélène ne savait pas que si elle ne voyait point Castor et Pollux, c'est que la terre de leur riante patrie protégeait leur dernier sommeil.

Admirons ici la délicatesse d'Homère. Le roi d'ilion ne prie pas la compagne de Pâris de lui montrer Ménélas ; et Hélène qui a été attirée sur la tour par l'espérance de revoir parmi ses amis son premier époux, et qui, sans doute, l'a déjà aperçu, Hélène ne l'indique point au père de son second mari.

L'arrivée d'un héraut interrompit cet entretien. Au nom des Grecs et des Troyens les plus illustres, le messager invitait Priam à venir sanctionner le traité d'où allait dépendre le sort des peuples rivaux.

Le roi d'Ilion parut au milieu des deux armées qui, prenant les dieux à témoin des serments qu'elles échangeaient, leur demandèrent que le parjure fût puni par sa mort, par celle de ses enfants, par la captivité de sa femme.

Priam ne put demeurer spectateur du combat où devait se jouer la vie d'un de ses fils. Il se retira. Le poète devait du reste faire disparaître le vieux roi au moment où ses propres sujets, élevant les lois de la morale au-dessus de l'intérêt patriotique, allaient s'unir à leurs ennemis pour solliciter de Jupiter la mort de celui qui avait causé leurs communs malheurs.

Le roi du ciel semblait disposé à les satisfaire. Pâris, abattu, succombait si Vénus ne l'eût arraché au trépas en le transportant au sein de son palais.

Prenant les traits d'une femme âgée qui avait suivi Hélène de Lacédémone à Ilion, la belle déesse apparut alors à la reine de Sparte qui, entourée de nombreuses Troyennes, n'avait pas quitté la tour. Vénus lui dit que Pâris l'attendait.

La princesse reconnut la perfide déité. Sa fierté se réveilla. Non, Hélène ne suivra pas celle qui l'a entraînée au mal. Une vie nouvelle s'ouvre maintenant pour la femme coupable : l'époux qu'elle a outragé consent à la recevoir après l'avoir reconquise. Avec une généreuse indignation, l'ancienne souveraine spartiate renvoie Vénus au protégé de celle-ci. Que la déesse oublie, si elle le veut, l'Olympe pour les régions inférieures de la terre ; que l'immortelle se fasse l'esclave d'un homme, Hélène ne consentira pas à mériter jusqu'au mépris des Troyennes en se replaçant sous un joug honteux.

Le courroux et les menaces de Vénus l'emportent sur les nobles résolutions de la princesse. Hélène se tait. S'enveloppant de son voile et fuyant les regards des femmes d'Ilion, elle suit la déesse dans 'son palais. Cependant, se plaçant sur le siège que Vénus lui avance près de Pâris, elle dédaigne d'arrêter ses yeux sur le prince, et lui exprime ses regrets de ce qu'il n'ait pas péri sous les coups de Ménélas.

Mais Pâris prie Hélène de ne point déchirer son cœur par de semblables paroles ; il attribue au secours de Minerve la victoire de son rival ; il espère que, dans une autre rencontre, l'appui des Immortels ne lui manquera pas non plus ; enfin le beau Troyen dit à sa compagne qu'il l'aime, qu'il l'aime plus que jamais....

Hélène avait tenté de sortir du gouffre où la passion l'avait jetée. Mais son courage n'obéit pas à son désir ; et, après s'être cramponnée à la corde de salut qui l'aurait retirée du précipice, elle défaillit, et retomba dans l'abîme'.

Pendant ce temps Ménélas cherchait inutilement l'ennemi que lui avait dérobé Vénus ; mais la disparition de Pâris couronnait dignement la défaite de celui-ci. Agamemnon réclama donc Hélène, ses trésors, et le tribut des Troyens.

Les habitants d'Ilion avaient sur l'Olympe deux ennemies qui ne pouvaient se résoudre à les voir jouir d'une paix si facilement achetée : Junon et Pallas. La déesse du ciel exige la ruine de Troie ; et, après une violente résistance de Jupiter, sa volonté l'emporte sur le courroux du roi des dieux.

Minerve fait violer la trêve à un défenseur d'Ilion ; et cette perfidie ramène la guerre.

Aidée par la souveraine des Immortels, la Sagesse exalte et soutient les Hellènes contre les Troyens que secourent Mars, Apollon, Cypris. Diomède, l'un des chefs les plus intrépides de l'armée grecque, a blessé Énée, fils de Vénus et du pasteur Anchise. Mais sa mère veille sur lui. Elle l'enlace dans ses bras de neige, elle l'enveloppe dans les plis de son voile éclatant. Qui donc oserait donner le coup mortel à celui que protège la divine fille de Jupiter, la Beauté ! Qui, si ce n'est l'enfant de la fière race aryenne ? Le Gaulois ne pouvant atteindre ici-bas des dieux trop grands pour se mesurer avec lui, dirigeait ses flèches contre le ciel. L'Hellène n'hésite pas à frapper de sa lance la divinité ennemie qui se présente à lui sur la terre.

Blessée par Diomède, la déesse repousse et abandonne son fils. Elle se réfugie sur l'Olympe où l'accueillent les douces caresses de Dioné, sa mère, et les piquantes railleries de Minerve. La mordante ironie de Pallas provoque le sourire du maître de la foudre. Père indulgent, Jupiter rappelle à sa fille Vénus qu'elle doit demeurer étrangère aux luttes belliqueuses que dirigent Pallas et le farouche Mars.

Notre rôle n'est pas de décrire ici les combats pendant lesquels Agamemnon, cruel jusqu'à la lâcheté, empêche son frère d'épargner un ennemi vaincu et suppliant, et déclare que l'enfant attaché au sein maternel doit être frappé lui-même.

Dirigés par Hector, les Troyens, après avoir fait reculer les Grecs, pliaient à leur tour sous l'attaque de Diomède, quand Hélénus, fils de Priam, excita son frère Hector à ranimer le courage des phalanges. Il lui conseilla aussi d'aller dans Ilion et d'engager les Troyennes à prier Minerve pour leur ville, pour elles-mêmes, pour leurs enfants.

La promptitude avec laquelle Hector s'élança de son char pour enflammer le zèle de ses soldats avant de retourner à Ilion, ne décèle-t-elle pas que l'homme austère et brave, saisissait avec ardeur l'occasion de revoir sa mère, sa femme, son enfant !

Vers les portes de Scées, près du hêtre que désigne le poète, Hector fut entouré par les Troyennes accourues à sa rencontre. Il venait du champ de bataille, il pouvait donc leur dire si la mort avait épargné ou frappé leurs fils, leurs pires, leurs amis, leurs époux.... Elles l'interrogeaient.... Mais, à leurs questions, il ne répondit que par un ordre dont elles purent comprendre le sens alarmant : il leur commanda d'implorer les dieux. La prière ! Ah ! sous tous les cieux, c'est la part bénie de la femme ! Lorsque ceux qu'elle aime se sont arrachés de ses bras pour courir aux armes, elle s'effraye d'autant plus des périls qui les attendent, qu'elle ne peut s'y exposer avec eux. Mais une suprême ressource lui reste pour les protéger : l'appel à la Providence ; et c'est là le bouclier dont elle les couvre ! Pendant que l'homme combat, la femme prie.

Le prince entra dans les palais royaux, entourés de portiques. En face des cinquante appartements occupés par les fils et les brus de Priam, s'en trouvaient douze autres qui, situés dans les cours intérieures que l'on réservait aux filles du roi, étaient destinés aux gendres du souverain et à leurs compagnes.

Dans la partie du palais habitée par ses sœurs, Hector rencontra Hécube, sa mère, qui allait chez Laodicé, la plus belle des princesses auxquelles elle donna la vie. La reine arrête le jeune guerrier ; le nom de ce fils bien-aimé s'échappe de ses lèvres ; puis, elle a peur, elle pense que les Grecs sont aux portes de la ville, et que, si leur redoutable ennemi fuit devant eux, c'est pour se réfugier auprès de Jupiter, la seule puissance vers laquelle un héros ne craigne pas de lever des mains suppliantes ! Et le croyant vaincu, elle le berce de ses plus caressantes paroles ; le croyant épuisé, elle veut le fortifier en lui présentant un vin si doux qu'elle en compare la saveur à celle du miel. Qu'il en boive donc après en avoir offert des libations aux dieux ! Qu'il reprenne ainsi sa vigueur, celui qui a déjà tant combattu et tant souffert pour les habitants d'Ilion !

Hector résistait. Loin de le stimuler, cette liqueur l'affaiblirait. Et d'ailleurs, comment oserait-il en offrir les prémices à Jupiter ? Ses mains sont souillées par la poussière des combats et par le sang qu'elles ont versé : il ne peut donc les lever vers le ciel. Mais transmettant à Hécube le conseil d'Hélénus, il la prie de se diriger avec les plus respectables Troyennes, vers le temple de Pallas, d'immoler des victimes à la déesse, de lui offrir le plus grand et le plus beau de ses voiles. Ce n'est pas tout encore ! Qu'elle promette à Pallas de lui sacrifier douze génisses d'un an et qui jamais n'ont été placées sous le joug, si Troie est sauvée, si les épouses et les enfants des guerriers échappent au sort funeste dont les menace Diomède !

Quant à Hector, il annonce à la reine qu'il se rend auprès de Pâris, le lâche qu'il voudrait voir précipiter dans le sombre Adès.

Hector réussira-t-il à ramener sur le champ de bataille le prince qui s'abandonne à ses molles habitudes, pendant que les sujets et les alliés de son père meurent pour lui ? Parviendra-t-il à faire circuler dans ses veines la flamme du courage ? Peut-être !

Hécube n'avait pas répondu à son fils lorsque celui-ci, obéissant à un sentiment d'indignation, avait souhaité la mort d'un frère qu'il aimait cependant.... Hélas ! la reine était la mère de l'un et de l'autre !

Elle retourna dans son palais.

Pendant que, obéissant à la princesse, ses femmes allaient réunir les Troyennes, Hécube pénétra dans la chambre odorante où étaient déposés les voiles travaillés par les captives phéniciennes que le ravisseur de la belle Grecque avait ramenées de Sidon. Sous ces merveilleux tissus, s'en trouvait un qui les surpassait tous par son étendue et par la variété de ses broderies. Hécube le prit ; et, accompagnée des plus vénérables femmes d'Ilion, elle porta ses pas vers l'acropole sur le sommet de laquelle s'élevait le temple de Pallas.

Théano, femme d'Anténor, livra l'accès de la demeure sacrée à la reine et à sa suite. Par la volonté des Troyens, elle était la prêtresse de Minerve. Épouse dévouée, elle avait prouvé quels inépuisables trésors de miséricorde renferme le cœur de la femme, en chérissant à l'égal de ses propres enfants, Pédée, fils d'Anténor, mais d'une autre mère qu'elle[14].

Pédée, mortellement atteint, gisait alors sur le champ de bataille, et les fils de Théano luttaient encore.... Eux aussi étaient destinés à tomber sous les coups des Hellènes !

En déposant le voile d'Hécube sur les genoux de la statue qui représentait Pallas, en implorant la déesse vers laquelle les Troyennes tendaient les mains avec désespoir ; en la suppliant d'épargner Troie, les épouses et les enfants des guerriers dardaniens ; la prêtresse ne dut-elle pas trahir par l'accent de sa prière, ses douleurs et ses angoisses maternelles ?

Minerve vit froidement à ses pieds, ces femmes, ces mères, gémissantes, éperdues. Elle demeura inflexible comme la statue devant laquelle les Troyennes lui adressaient leurs vœux.

Sur le même sommet où était situé le temple de Pallas, s'étendaient aussi les somptueux palais que s'était fait construire Pâris.

Hélène et son second époux se tenaient dans leur chambre. La princesse, entourée de ses femmes, surveillait leurs travaux. Paris polissait les armes qui servaient, sinon d'instrument à son courage, au moins de parure à sa beauté.

Un guerrier entra dans cette pièce. La pointe d'airain qu'un cercle d'or retenait à sa longue lance, projetait un lumineux éclat. Cette arme n'était pas inactive : c'était la lance d'Hector !

Devant les reproches et l'appel de son frère, Pâris reconnut sa faute, et promit de la réparer. Il avoua qu'au même moment Hélène l'exhortait avec douceur à se battre. Il suivrait ce conseil.

Hector se tut.

Hélène prit alors la parole. Que de déchirants aveux elle laisse échapper ! La femme coupable a regretté de n'avoir pas goûté le calme du trépas, alors qu'innocente, elle en pouvait jouir ! Elle a regretté à la fois l'opprobre de son crime et la bassesse de l'homme qui l'a entraînée au mal ! Quelle espérance lui reste-il ? Celle de voir périr le lâche à qui elle a sacrifié l'honneur et la joie de son premier foyer, la paix et la sécurité de sa seconde patrie. Que pourrait-el !e d'ailleurs attendre de l'avenir ? Ne sait-elle pas qu'elle ne pourra jamais reconquérir le respect d'elle-même ni l'estime du monde, et que, de siècle en siècle, la tache imprimée sur son nom et sur celui de son complice, sera ravivée par les discours des hommes ?

Hector répondit avec bonté à la fraternelle confiance à Hélène. Sévère pour le vice, il savait pardonner au repentir. Cependant il lui tardait de dilater dans une plus pure atmosphère, son âme oppressée sans doute par les douloureux spectacles qui le poursuivaient depuis les horreurs de la bataille jusqu'aux hontes de sa propre famille. Il avait bête de respirer, pour la dernière fois peut-être, la paix de son chaste foyer ; et après avoir demandé à Hélène de réveiller le courage de son frère, il sortit.

Hector ne vit point dans son palais Andromaque, sa belle compagne. Où était-elle ? S'était-elle rendue chez l'une des femmes qui devaient le mieux comprendre ses angoisses, chez une sœur ou une belle-sœur de son époux ? Ou bien, dans le temple de Minerve, priait-elle pour ceux que menaçait le courroux de la déesse ? Hector interrogeait les suivantes de la princesse.

Mais la première de ces femmes répondit au guerrier qu'Andromaque n'était ni auprès d'une de ses parentes, ni même aux genoux de Pallas. Elle avait appris que les Troyens allaient succomber ; et, folle de terreur, accompagnée de la femme qui allaitait son enfant, elle s'était précipitée vers la haute tour d'Ilion. De là son regard pouvait embrasser le champ de bataille, y découvrir même l'homme pour qui elle tremblait et le voir enfin ou combattre ou expirer !

Quel moment solennel et touchant que celui où Hector et Andromaque se rencontrent aux portes de Scées ! L'orgueil du père se trahit avant même la tendresse de l'époux. Hector sourit à son fils avant d'avoir remarqué les pleurs de sa jeune compagne. Mais une main adorée se pose sur sa main et, lui rappelle la présence d'Andromaque. Il entend sa femme lui reprocher la témérité avec laquelle il compromet, en même temps que sa vie, la vie de l'épouse, la vie de l'enfant, qui tous deux puisent dans son souffle leur existence. La mort d'Hector ne laissera plus à Andromaque qu'une espérance : celle d'être ensevelie sous cette terre sur laquelle il est si pénible de marcher. Et quelle consolation resterait à la veuve ! Retourne rait-elle dans les vertes forêts de l'Hypoplacie, son pays natal ? Rentrerait-elle de nouveau dans les bras qui protégeaient son enfance ? Mais où est maintenant son père ? Où irait-elle le chercher ? Dans le monument que lui éleva Achille, son vainqueur, son meurtrier, et autour duquel les nymphes des montagnes plantèrent des ormeaux ? Un peu de cendre, c'est là tout ce qui reste d'Éétion, le roi cilicien, le père d'Andromaque. Et les frères de la jeune femme, pourraient-ils la défendre ? Hélas ! elle se souvient du jour où les sept fils d'Éétion menèrent au pâturage leurs bœufs et leurs blanches brebis.... Ce jour-là ils ne revinrent pas.... Achille les avait tués. Mais Andromaque avait une mère dont le redoutable Thessalien avait fait sa captive, et que depuis il avait échangée contre une forte rançon. La reine de l'Hypoplacie était rentrée dans ses foyers déserts.... Elle s'y était glacée sous l'étreinte de la mort....

Hector, dit soudain Andromaque, tu es pour moi mon père, ma vénérable mère, tu es aussi mon frère, è toi, mon époux brillant de jeunesse ! prends donc pitié de ma douleur, reste au sommet de cette tour, ne laisse pas ton épouse veuve, et ton enfant orphelin[15]....

Elle sait, la noble femme, que la place de son mari est au lieu du péril. Aussi essaye-t-elle de se persuader, de lui persuader à lui-même que, de la défense des portes de Scées, dépend le salut d'Ilion...

Hector demeure inflexible. Il souffre des angoisses d'Andromaque ; mais il ne se résignera jamais à porter au front la flétrissure de la lâcheté devant les Troyens et leurs vertueuses compagnes. Et ce n'est pas seulement la crainte de l'opprobre qui le pousse au premier rang des combattants ; c'est l'élan de son cœur, de son cœur qui lui crie de soutenir sa gloire et celle de son vieux père. La gloire ! c'est là tout ce qu'il peut attendre de cette guerre dont un triste pressentiment lui révèle l'issue. Ah ! dans l'avenir, il voit sa patrie détruite, son père, ses frères, ses concitoyens massacrés ; ba mère, courbée sous le double poids de l'âge et du malheur.... Et cependant aucune de ces calamités ne déchire son âme comme le sort réservé à Andromaque quand la jeune femme sera brutalement entraînée vers les navires des Grecs, quand, esclave, elle tissera de la toile pour l'étrangère d'Argos ; quand elle, l'épouse jusqu'alors abritée par le foyer domestique, elle n'aura même pas la liberté de cacher ses larmes, et devra aller en gémissant vers les fontaines de Messéide ou d'Hypérée, pour y puiser l'eau destinée à ses maîtres !

Pendant qu'il évoquait ces cruelles images, Hector perdait ce calme sévère qu'il devait à sa force morale. Il ne maîtrisait plus sa douloureuse indignation.

Alors, poursuivait-il, en voyant couler tes larmes, chacun dira : C'est donc là cette épouse d'Hector, qui fut le plus vaillant des guerriers troyens quand ils combattaient autour d'Ilion ; c'est ainsi qu'ils parleront tous, et tu sentiras renaître plus vivement tes peines en songeant à l'époux qui seul pouvait t'arracher à l'esclavage : mais que je meure, et que la terre amoncelée couvre mon corps, avant que je sois témoin de tes cris et de cet outrage[16].

Hector fit quelques pas et tendit les mains à son fils. Son casque d'airain, l'ondoyante et fière aigrette qui le surmontait, effrayèrent l'enfant qui se cacha en criant dans le sein de sa nourrice. Malgré leur chagrin, les deux époux sourirent. Hector déposa son casque sur le sol ; ses lèvres s'appuyèrent sur la frêle créature qu'il berça dans ses bras ; et pendant qu'il tenait son fils, il pria les dieux.

Comme pour atténuer la désolante impression que ses dernières paroles avaient dû causer à sa femme, il suppliait les Immortels de rendre son enfant plus vaillant que lui-même ; et de permettre qu'à la vue de ce fils victorieux, les tressaillements de l'orgueil maternel fussent encore réservés à Andromaque !

S'approchant de sa femme, il lui remit comme un dépôt sacré, cet enfant, espoir de l'avenir ! Andromaque prit son fils dans ses bras ; et de même que le rayon de soleil qui se joue parmi les pluies d'orage le sourire de la jeune mère se mêla aux pleurs de l'épouse.

En regardant Andromaque, Hector s'émut ; il lui tendit affectueusement la main, la pria de se calmer, lui rappela que la mort ne pourrait le toucher avant l'heure marquée par le destin ; puis il lui conseilla de rentrer dans son palais et de s'y livrer à ses paisibles travaux.

Tout en la rassurant ainsi, Hector reprit son casque. La princesse s'éloigna ; mais souvent elle se retourna pour revoir celui que ses yeux ne distinguaient plus qu'à travers un nuage de larmes.

Hector allait regagner le théâtre du combat lorsque Pâris le rejoignit. Sous l'appareil guerrier la beauté de l'époux d'Hélène répandait un divin prestige. Pâris s'excusait de son retard ; mais le noble cœur d'Hector pardonnait à l'indolence du prince une faute qu'il ne voulait pas attribuer à la lâcheté du soldat.

Les deux frères coururent au combat ; et, surexcités par le désir d'élever un jour vers les dieux cette coupe libre qu'Hector aspirait à leur offrir, ils promenèrent la mort dans les rangs ennemis.

Suivant une inspiration divine que lui révèle son frère Hélénus, Hector provoque l'un des Grecs à un combat singulier. Parmi ceux qui relèvent ce défi, le sort désigne Ajax pour l'adversaire d'Hector. Ce duel est une de ces luttes vraiment chevaleresques auxquelles les antiques poètes indiens nous ont habitués, mais dont Homère est trop avare. Hector désirant que, s'il succombait, son bûcher fût entouré par les Troyens et par leurs femmes, a mis pour condition essentielle de ce combat, que le corps du vaincu serait rendu aux siens ; et les deux adversaires, après une lutte que la nuit interrompt, se quittent en échangeant des présents. Q1and ils se mesurèrent, ils s'estimaient déjà : en se séparant, ils s'aimaient.

Dans la soirée, les Troyens assemblés au sommet de l'acropole d'Ilion et sous les portiques royaux, se livrent à de bruyants débats. Anténor leur propose de vendre aux Grecs Hélène et ses trésors. Quelle gloire pourrait être réservée à une nation qui continue la guerre au mépris d'un traité !

Pâris s'irrite de ce conseil. Aveuglé par son coupable amour, peu lui importe que le poids de sa faute écrase sa famille et sa patrie. Il gardera sa femme ! Quant aux trésors qu'il enleva avec Hélène, il les rendra en y ajoutant de ses propres richesses.

A l'aurore, le héraut Idæus redit aux Grecs la proposition de Pâris ratifiée par Priam. Les Hellènes se turent ; mais Diomède pressentant que cette offre prouvait l'agonie d'Ilion, s'écria qu'elle devait être refusée. Toutefois les deux peuples conclurent une trêve pour ensevelir leurs morts.

La guerre va recommencer. Jupiter assemble les Immortels sur l'un des hauts sommets de l'Olympe. Il leur défend avec une sombre énergie de participer désormais aux luttes des Grecs et des Troyens, et menace des plus terribles châtiments les dieux qui lui désobéiraient.

Frappés de stupeur, les Immortels gardent le silence. Enfin la Sagesse ose faire entendre sa voix à la Puissance souveraine. Avec un noble mélange de douceur et de fermeté, elle lui dit que les dieux reconnaissent sa force indomptable ; mais qu'ils ont pitié de ces vaillants Hellènes que fait périr une cruelle destinée. Aussi, tout en ne combattant plus au milieu d'eux, ils leur inspireront encore une pensée de salut.

Le dieu de la foudre sourit, et déclare que ses paroles n'étaient pas dirigées contre Minerve, la fille bien-aimée dont il connaît le cœur et qu'il assure de sa bienveillance ; puis, montant sur son char, il s'élance sur le Gargare qui, situé au sud-est de l'Ida, forme le sommet de cette montagne sacrée[17]. De là il contemple Ilion et le camp hellénique.

Les Grecs reculent, effrayés par les éclats de la foudre que lance le roi du ciel et par l'impétueuse attaque d'Hector, d'Hector qui fait fuir jusqu'à Diomède, d'Hector qui ne permettra pas que les Troyennes deviennent les esclaves du guerrier qu'elles redoutent.

Il poursuit les Hellènes, il veut incendier leur flotte et les frapper eux-mêmes. Sa voix aiguillonne ses coursiers :

Xanthe, Podarge, Aëthon, et toi, généreux Lampus, voici l'instant de me payer les soins que vous prodigue Andromaque, la fille du magnanime Éétion ; elle qui vous présente le pur froment, et, pour vous désaltérer, prépare le vin avec abondance, même avant de songer à moi, fier d'être son jeune époux. Poursuivez donc l'ennemi ; hâtez-vous[18]....

Junon s'émeut du danger que courent les Grecs, et le mouvement d'indignation qui l'agite fait trembler l'Olympe. Plutôt que de voir périr ses protégés, elle brave le courroux de Jupiter. Elle tente de s'assurer le concours de Neptune ; mais celui-ci accueille ses avances par un sévère refus.

Les Grecs s'étaient retirés dans l'enceinte fortifiée qu'ils avaient élevée pour protéger leur flotte et leur armée. Ils étaient perdus si Junon n'avait suscité à leur chef la pensée de réveiller leur zèle. Le souverain d'Argos suit cette inspiration ; et, par ses larmes, obtient de Jupiter que moins de sang grec rougisse le sol.

Les Hellènes franchissent l'enceinte où ils s'étaient retranchés ; mais, après d'héroïques efforts, ils reculent de nouveau, ils reculent jusqu'à leurs navires, toujours poursuivis par Hector et jetant vers le ciel des cris de détresse.

A ce spectacle, Junon et Pallas, oubliant toute prudence, se disposent à se jeter dans la mêlée. Déjà elles sont aux portes de l'Olympe quand Iris leur transmet les redoutables menaces que, du sommet de l'Ida, leur adresse le maître de la foudre. Elles obéissent avec tristesse, et quand elles revoient Jupiter, elles l'entendent déclarer qu'Hector ne cessera de vaincre qu'au jour où Achille combattra.

La nuit vient empêcher Hector de consommer la ruine des Grecs. Quand le combat a cessé, le jeune héros dardanien, ne voulant pas rentrer dans Ilion, charge les hérauts d'y porter ses ordres. Que les habitants de Troie prémunissent contre une invasion possible leur cité privée de ses défenseurs ; et que les jeunes épouses des guerriers concourent à cette tâche en éclairant leurs demeures par de grands feux.

Agamemnon ne pensait pas alors à attaquer Ilion. Loin de là il voulait fuir ; mais d'après les conseils de Nestor, il réunit à un festin les chefs de l'armée grecque.

Le vénérable roi de Pylos prend la parole. Il sait que les princes assemblés doivent leur respect à leur chef suprême ; mais en revanche, celui-ci leur doit sa déférence ; et quand ils émettent une idée utile, son devoir est d'y souscrire. Le vieillard n'hésite donc pas à donner au roi des rois un conseil salutaire qui le fait réfléchir depuis le jour où Agamemnon a enlevé la captive d'Achille. Nestor exprime le vœu qu'une réparation soit offerte au héros qui, contre le gré des Hellènes, a reçu cet outrage.

L'attitude du roi d'Argos est touchante et digne, et sa conscience domine son orgueil :

Vieillard, répond-il, tu n'as point trahi la vérité en rappelant mes fautes ; je fus coupable, je ne le nie point[19].

Il ne cache plus son admiration pour l'homme qu'il feignait naguère de mépriser ; et en avouant le mal qu'il lui a fait, il cherche à le réparer. Il offrira au prince thessalien sept trépieds, dix talents d'or, vingt vases éclatants, douze chevaux, brillants vainqueurs des courses ; sept femmes lesbiennes, et, avec ces belles captives, Briséis, Briséis qu'il a toujours respectée. Et lorsque Troie sera conquise, Achille pourra remplir d'or et d'argent ses vaisseaux ; il aura le droit de choisir celle des femmes enlevées qui, après Hélène, l'emportera sur toutes par la beauté. Puis, si Agamemnon revoit son royaume, il mariera l'une de ses filles à Achille qu'il traitera comme son fils ; et loin de demander au prince les dons nuptiaux, il donnera à son enfant une dot si splendide que jamais fille n'en reçut de son père une semblable. De plus, il détachera de son royaume sept petites cités assises sur les bords de la mer, et en remettra la souveraineté à son gendre. Qu'Achille s'apaise donc, et qu'il ne soit pas inexorable comme le roi des enfers.

Phénix, Ajax et Ulysse, les plus chers compagnons d'Achille, vont soumettre à leur ami les propositions de leur chef.

Achille chantait sur la lyre les exploits des héros, et par ses accents et ses accords, apaisait le trouble de son âme.

Il reçoit avec une affectueuse cordialité les princes qu'il a toujours particulièrement aimés. En vain cependant Ulysse lui apprend-il le malheur des Grecs, n vain lui déclare-t-il que lui seul peut les arracher à la mort, en vain lui retrace-t-il le repentir d'Agamemnon, Achille demeure implacable. Il n'a que trop combattu pour les femmes des Atrides L'offense que le roi d'Argos cherche à venger sur les Troyens, n'est-elle pas la même' que celle qu'il a faite à Achille ? Briséis ne lui a-t-elle pas été ravie comme Hélène à Ménélas ?

Seuls, de tous les mortels, les Atrides chérissent-ils leurs épouses ? L'homme sage, prudent, aime la sienne et la protège ; et moi aussi, du fond de mon cœur, j'aimais cette femme, quoiqu'elle fût ma captive[20].

Insensible aux dangers que courent ses compatriotes, Achille lancera son vaisseau à la mer dès le lendemain. II retournera dans sa patrie ; il y retrouvera ses grands biens ; il y emportera le butin et y emmènera les captives que lui ont valu ses faits d'armes. Quant à Briséis, elle ne lui appartient plus. Il dédaigne donc les présents du souverain d'Argos ; et, fussent-ils incommensurables, il les mépriserait de même. Il repousse aussi l'hymen que lui propose son ennemi. Non, il n'épousera pas une fille du roi des rois, fût-elle belle comme Vénus, intelligente comme Minerve. C'est à son père qu'Achille demandera une compagne.

Dans Hellas et dans Phthie, il est de jeunes beautés, filles des héros qui veillent au salut de nos villes ; c'est parmi elles que je veux choisir une femme chérie. Mon cœur, autrefois avide de gloire, aujourd'hui désire avec ardeur s'unir par de chastes nœuds à une sage épouse, et je veux jouir en paix des richesses qu'a recueillies mon vieux père[21].

Quelle grâce et quelle douceur dans les aspirations d'Achille vers le bonheur conjugal ! Certes, le ressentiment de l'orgueil blessé n'y est pas étranger ; mais enfin, en cessant de vivre de l'existence factice que créent les occupations belliqueuses, le soldat a fait place à l'homme ; et cet homme s'est dit qu'il était d'antres émotions que celles de la bataille, d'autres joies que celles du triomphe, d'autres vertus que la valeur guerrière. Achille a rêvé à sa montueuse et verdoyante patrie ; à son père chargé d'ans, à la fiancée enfin qui, fille d'un héros, lui donnerait un cœur digne de s'appuyer sur le sien !

Par sa mère Thétis, Achille sait aussi quelles sont les deux destinées entre lesquelles il devra choisir. S'il combat encore devant Troie, sa vie sera courte, mais son nom vivra à jamais ! S'il rentre dans son pays, de longues années lui sont encore réservées, mais les hommes l'oublieront. La gloire ou le bonheur s'offre à lui : c'est le bonheur qu'il préfère.

La résolution du jeune Thessalien n'est ébranlée ni par les pleurs et les tendres instances du vieux Phénix qui rappelle au prince avec une touchante naïveté, les soins qu'il prit de son enfance ; ni par les reproches d'Ajax qui ne conçoit pas comment, pour le rapt d'une seule captive, Achille peut mépriser l'amitié de ses compagnons d'armes, et refuser la compensation qu'ils lui promettent.

Le fils de Thétis reconnaît qu'Ajax lui parle le langage da la raison ; mais il ne peut dompter sa colère quand il se souvient de l'humiliation que lui a publiquement infligée le roi d'Argos.

Phénix demeura auprès d'Achille qui l'avait invité à ne plus se séparer de lui. Ajax et Ulysse repartirent pour annoncer aux Grecs l'insuccès de leur démarche. Lorsque Ulysse eut mandé aux Hellènes la réponse du prince thessalien, un douloureux silence accueillit ses paroles. Diomède seul osa exciter les guerriers à suppléer par leur valeur à l'absence de celui qui d'ailleurs reviendrait.

Les rois applaudirent à ce généreux élan ; ils firent des libations, et regagnant leurs tentes, ils purent s'endormir.

Le lendemain, Agamemnon, Diomède, Clysse, étaient blessés. Hector franchissait les fortifications du camp hellénique.

Repoussé et blessé par Ajax Télamonien que favorise l'astucieux concours de Junon, Hector, sauvé par Apollon que lui envoie Jupiter, pénètre pour la seconde fois clans le camp grec. Jetant à ses soldats des paroles de feu, l'époux d'Andromaque leur rappelle que s'ils périssent en repoussant les Hellènes loin de Troie, leurs femmes, leurs enfants, leurs biens seront sauvés. Oui, il peut tomber, celui qui par sa mort assure la gloire de son nom, la liberté de son pays, l'honneur de son foyer !

Les Grecs se sont réfugiés près de leurs navires. Au nom de leurs épouses, de leurs enfants, de leurs vieux pères, de toutes ces familles où peut-être la mort a déjà moissonné, Nestor lus conjure de redouter l'opprobre de la fuite.

Malgré les efforts surhumains que tentent les Hellènes pour éloigner de leurs vaisseaux les vainqueurs, Hector saisit par la proue un beau navire. A son ordre, un Troyen va y mettre le feu. Ajax blesse ce dernier, mais il ne fait que retarder l'embrasement de la flotte.... Les vieilles races triompheraient-elles des peuples nouveaux ? L'heure approche-t-elle où Troie dira : — Une jeune nation s'est heurtée contre moi. Un instant elle a réussi à m'ébranler ; mais, par ce choc, elle s'est brisée elle-même, elle s'est pulvérisée. Moi, la cité antique, je règne toujours ; et à mes pieds circule l'onde amère où s'est perdu ce qui restait de mon orgueilleuse ennemie : un peu de cendre ! —

Le vaisseau est en proie aux flammes.... Mais au milieu de leur triomphe, les Troyens reculent, effrayés. Ils ont vu s'avancer, à la tête des phalanges thessaliennes, le char d'Achille ; et, sur ce char, ils ont remarqué un guerrier revêtu des armes du héros. Ils ont reconnu le fils de Thétis.

Ce n'était pas lui cependant. Mais, touché des pleurs que répandait Patrocle sur le désastre des Grecs, il avait consenti à se faire remplacer par son ami. Son cœur souffrant n'avait pas encore pardonné ; Achille regrettait toujours Briséis. Trop fier pour reprendre sa captive au prix d'une concession personnelle, il espérait toutefois qu'il devrait à la victoire que pourrait remporter Patrocle, le bonheur d'être réuni à sa douce compagne.

Il avait dit à son fidèle compagnon de se borner à repousser des vaisseaux les Troyens, mais de ne point les poursuivre jusqu'à leurs remparts. Achille savait par sa divine mère, que la gloire de prendre Ilion ne serait point réservée à Patrocle, fût-il même aidé par lui ; mais Thétis, lui épargnant de cruelles angoisses, ne lui avait pas appris que son ami, l'esprit troublé par Jupiter, oublierait ses conseils, et devrait la mort à cette imprudence. Elle lui avait seulement fait savoir que le plus brave des Thessaliens tomberait dans un combat[22].

Ce ne fut que lorsque Achille vit les Grecs fuir de nouveau en désordre qu'il craignit que cette dernière prédiction ne concernât Patrocle.

Anxieux, il se livrait à de sombres pressentiments. Tout à coup Antiloque, fils de Nestor, se présente à lui, et, le visage inondé de pleurs, lui annonce que son ami ne reviendra plus.

Étendu sur la terre et entouré de ses captives défaillantes, Achille soupirait et sanglotait quand Thétis entendant ses gémissements, accourt auprès de lui avec les néréides. Ni les caresses ni les larmes maternelles ne peuvent apaiser la douleur d'Achille. Le héros n'a plus d'espoir que dans le tombeau, à moins qu'en vivant il ne venge Patrocle par le meurtre d'Hector.

Ô mon fils, dit la déesse en pleurant, tu touches à ton dernier jour si tu exécutes ce projet, car ton trépas doit suivre de près celui d'Hector.

Eh bien ! mourons, s'écrie le prince, puisqu'il m'était réservé de ne pouvoir secourir mon ami malheureux[23].

En pensant que c'est sa rancune contre le roi d'Argos qui a causé la mort de Patrocle, Achille maudit la colère qui l'a retenu dans l'inaction pendant que son ami périssait. Il refusait de combattre les ennemis d'Agamemnon ; il brûle à cette heure de se mesurer avec le vainqueur de Patrocle. Il veut que le désespoir des Troyennes témoigne de son retour parmi les Grecs.

Il oublie que ses armes ont été prises par Hector sur le cadavre de Patrocle. Pendant que la néréide allait demander à Vulcain une armure pour Achille, Iris, envoyée par la reine du ciel, apparaissait au jeune Thessalien, et l'exhortait à délivrer le corps de son ami, ce corps que se disputaient les Grecs et les Troyens, et auquel Hector réservait de cruels outrages. Et, comme Achille s'écriait que, sans armes, il ne pourrait combattre, la déesse lui déclarait que sa vue seule disperserait les Troyens.

Alors Achille se lève. Pallas répand sur sa tête un éclat fulgurant. Il se dirige vers les fortifications, s'arrête sur les bords du fossé ; et à l'aspect de la transfiguration du héros, au bruit de ses cris rendus plus vibrants encore par la voix de Minerve, l'ennemi fuit par trois fois.

Le corps de Patrocle était sauvé. Les Grecs le portaient sur un lit funèbre qu'Achille suivait en pleurant.

Le lendemain la néréide apportait à son fils une armure que Vulcain avait forgée pour le jeune héros.

Heureux de posséder enfin l'instrument de sa vengeance, Achille redoutait cependant de laisser le corps de son ami livré à la corruption ; mais Thétis, après

lui avoir promis qu'elle conserverait à ce cadavre une inaltérable beauté, l'engagea à se réconcilier avec le roi d'Argos, et à se munir de la force morale qui soutient l'homme dans les combats.

Ce fut au milieu de l'assemblée des Grecs qu'Achille et Agamemnon se revirent. L'entrevue fut grave, émouvante.

Atride, dit le fils de Thétis, ce que tous les deux nous faisons aujourd'hui, nous aurions dû le faire, malgré notre douleur, lorsque dans notre âme irritée s'alluma un vif courroux pour une captive. Ah ! plût aux dieux que, dans mes vaisseaux, Diane l'eût frappée de ses flèches le jour où je l'enlevai, après avoir détruit la ville de Lyrnesse ! Tant de Grecs vaincus par des mains ennemies n'auraient pas mordu la poudre durant les jours de ma colère : c'était favoriser Hector et les Troyens. Ah ! sans doute, les Grecs se ressouviendront longtemps de nos funestes discordes. Mais, quels que soient nos chagrins, oublions le passé[24]....

A la noble franchise de cet aveu, à l'émotion contenue avec laquelle Achille exprimait ses regrets, on devine que la voix du pardon se faisait entendre aussi bien dans le cœur que sur les lèvres du jeune Thessalien. Parfois l'homme, irrité d'une injustice, ne croit pas qu'il existe de plus grandes souffrances que les siennes. Sa douleur augmente à ses yeux l'étendue de sa blessure, et son ressentiment envenime sa plaie. Mais qu'il vienne à être mortellement frappé dans ses meilleures affections, alors il s'étonne d'avoir pu se croire malheureux avant de l'avoir été réellement. Il se dit que le trépas d'un être aimé est le seul désastre qui ne se puisse réparer sur la terre. C'est de cette heure seulement qu'il connaît l'infortune ! Et quant à la rancune, il n'en éprouve plus l'influence malsaine. Le souffle du malheur a purifié son âme.

Par sa généreuse démarche, Achille avait retrouvé l'héroïque élan qui l'animait autrefois. Il brûlait de se mesurer avec les Troyens, et ce fut par un appel au combat qu'il termina le discours qu'il adressait au roi d'Argos.

Honteux sans doute d'avoir pu outrager un caractère dont la beauté se dévoilait pleinement à lui, Agamemnon rejetait sa faute sur Jupiter et sur les divinités du destin. Il proposait à Achille de suspendre encore le moment de la bataille pour que celui- ci reçût les présents qu'il lui avait fait offrir la veille. Achille ne voulait pas retarder l'heure de sa vengeance ; comment pouvait-il désirer les joies d'ici-bas, même celles de l'amour ? Son ami gisait dans sa tente 1 Ce qu'il lui fallait, à l'ardent Thessalien, pour soulager sa souffrance, c'étaient des larmes à répandre et du sang à verser ! Cependant, vaincu par les sollicitations d'Ulysse, il consentit à accepter immédiatement les dons du roi d'Argos. Ceux-ci furent apportés ; et, en même temps, on amena les captives promises, accompagnées par Briséis.

Homère ne nous dit pas ce qu'Achille éprouva en revoyant sa compagne chérie.

Agamemnon attesta par les plus redoutables serments que Briséis était toujours digne de l'amour d'Achille ; et que, sous sa tente, elle n'avait pas été esclave.

En rentrant chez son premier maître, la femme qu'Homère nous peint belle comme une déesse, belle comme Vénus, Briséis vit le corps de Patrocle. Pour elle aussi, le compagnon d'Achille avait été un frère ; et, involontairement, elle avait causé sa mort ! Elle le prit dans ses bras ; et se meurtrissant le visage et le sein, elle disait au milieu de ses pleurs :

Ô Patrocle, toi, l'ami le plus cher d'une infortunée ! hélas ! je te laissai plein de vie quand je quittai les tentes d'Achille, et maintenant je te retrouve mort, prince des peuples ! Ah ! comme pour moi le malheur succède sans cesse au malheur ! L'époux auquel m'avaient unie mon père et mon auguste mère, je l'ai vu devant nos remparts frappé d'une lance aiguë : alors trois frères chéris, et nés de la même mère que moi, touchèrent aussi à leur dernier jour. Hélas ! quand l'impétueux Achille immola mon époux, quand il ravagea la ville du divin Minés, tu ne voulais pas que je répandisse des larmes ; tu me disais qu'un jour je serais l'épouse du noble Achille, qu'il me conduirait dans la Phthie sur ses navires, Et que les Thessaliens célébreraient avec pompe notre hyménée. Non, je ne cesserai point de pleurer ta mort, ô toi qui fus toujours si plein de douceur[25].

Condition souvent étrange que celle de la femme antique ! Que la captive du vaincu devienne celle du vainqueur, soit encore ! Elle servira celui-ci comme elle a servi celui-là : son maître aura seulement changé de nom ! Et qui sait toutefois si son cœur ne regrettera pas son premier joug ! Qui sait même si sa dignité ne protestera pas contre ce dégradant esclavage qui la jette des pieds de la victime à ceux du meurtrier ! Pour cela, il est vrai, il faudrait que son âme se réveillât, cette âme que la servitude a plongée dans la léthargie. Mais l'épouse, la femme qui, dans les temps héroïques, s'asseyait digne et honorée, aux côtés de l'époux, comment pouvait-elle se consoler de la mort de son mari par la pensée que la main qui avait frappé ce dernier, s'unirait à la sienne ! N'était-ce point parce que, jeune fille, elle ne s'était pas toujours librement donnée, et, que, comme l'esclave, elle avait dû subir les liens qui lui étaient imposés ? Celle qui n'avait jamais disposé d'elle-même, appartenait au hasard, quelque cruel qu'il fût.

Les captives qui accompagnaient Briséis n'étaient point résignées à leur sort. Elles pleuraient sur Patrocle comme s'il avait été pour elles, aussi bien que pour Briséis, un ami, un consolateur ; mais la vue de ce cadavre n'était que le prétexte de leur affliction : le sujet de leurs larmes était leurs infortunes personnelles.

Quant au fils de Thétis, il refusait de prendre toute nourriture ; mais Jupiter lui envoie sa fille Minerve pour qu'elle répande dans le sein du héros le nectar et t'ambroisie. Fortifié par la substance divine dont l'alimente la Sagesse, le prince se prépare à la bataille. Loin de lui maintenant ces douces joies du foyer que naguère il avait préférées aux honneurs de la guerre ! Le repos n'est plus pour lui le bonheur : Achille a choisi la gloire, c'est-à-dire la mort, car, il le sait, Pélée attendra en vain son retour, et sa mère ne le recevra pas dans les demeures paternelles. Il mourra loin d'eux, non toutefois avant d'avoir vengé Patrocle !

Alors se déroulent dans leur imposante et sinistre majesté, des scènes belliqueuses auxquelles, par la permission de Jupiter, se mêlent de nouveau les Immortels, et pendant lesquelles la Sagesse protectrice des Hellènes, fait mordre la poussière à deux appuis d'Ilion, la force guerrière et l'amour, Mars et Vénus !

Affolés de terreur, poursuivis par les Grecs, ceux des Troyens qui ont échappé au glaive d'Achille, se sont précipités dans Ilion. Un seul est resté hors dés murs : c'est Hector. Priam voit accourir vers Ilion l'impétueux Thessalien ; il étend les bras vers son fils, il le supplie de ne pas attendre le redoutable ennemi qui s'avance. Ah ! le vieillard a déjà bien souffert, il a vu périr plusieurs de ses fils, il pressent que la belle Laothoë, l'une de ses femmes, doit avoir à pleurer avec lui la mort de deux enfants qu'elle lui a donnés, Lycaon et Polydore. Néanmoins, tant qu'Hector vivra, les Troyens pourront être consolés et leurs femmes défendues. Priam parle de sa vieillesse désolée. L'avenir lui montre ses fils tués, ses filles et ses belles-filles esclaves ; la mort l'atteignant lui-même et livrant son corps aux chiens qu'il a nourris.... Et les mains du vieillard labouraient sa chevelure de neige.... Hector ne lui obéissait pas. Mais le jeune héros va-t-il résister au spectacle imprévu qui s'offre à lui ? Voici que d'une main la vieille mère d'Hector écarte son vêtement, de l'autre lui montre le sein qui fut pour lui une source de vie ; et, pleurant violemment, elle lui dit :

Hector, mon enfant, respecte ma douleur, prends pitié de moi. Si jadis ce sein apaisa tes premiers cris, qu'il t'en souvienne maintenant, ô mon fils bien-aimé ; viens repousser cet homme cruel du haut de nos remparts ; ne lutte pas seul contre ce héros. Le barbare ! s'il t'arrache la vie, ni moi qui t'élevai comme une tendre fleur, ni ta noble épouse, nous ne pleurerons sur ton lit funèbre ; et, loin de nous, devant les vaisseaux des Grecs, les chiens dévoreront ton cadavre[26].

Hector attendait toujours Achille. Il voit approcher son ennemi ; et il ne recule pas.... Cependant l'amour de la vie ressaisit l'époux d'Andromaque.... Mais s'il rentre dans la ville, lui qui, par son imprudente valeur a compromis l'armée troyenne, comment l'accueilleront les fils et les filles de Dardanus ? Le lâche lui-même aura le droit de l'insulter.... A cette honte, il préfère le combat après lequel il rentrera triomphant dans Troie, ou mourra avec cette gloire réservée à ceux qui ont versé leur sang pour défendre leur pays. Ne pourrait-il pas toutefois déposer ses armes, aller à Achille, lui offrir de rendre Hélène aux Grecs, de leur donner les trésors de la ville ? Mais il se reproche cette pensée. D'ailleurs, il le sait, son ennemi ne l'épargnerait pas, même désarmé, même suppliant....

Achille venait en effet de prouver que sur le champ de bataille son cœur ne pouvait plus être ému que par la vengeance, et que l'adversaire qui embrassait ses genoux, n'en était que plus facilement renversé par son glaive. Avant la mort de Patrocle, il avait connu la clémence !

Quand Hector voit Achille se précipiter vers lui, l'effroi le saisit. Il s'enfuit, secouru par Apollon qui donne à ses pieds la vitesse.

Achille s'attachait à la course de son ennemi.

Du haut de l'Olympe les Immortels assistaient à cette scène. Jupiter qui, quelques instants auparavant, s'était dit avec tristesse que jamais Hector ne reviendrait des combats, que jamais la belle Andromaque ne recevrait les armes d'Achille, Jupiter interrogeait les dieux avec anxiété ; et, cherchant à les émouvoir en faveur du jeune Troyen, il leur remettait le soin de prononcer eux-mêmes un arrêt que ses lèvres n'osaient formuler.

Minerve s'indignait de cette hésitation. Le destin avait depuis longtemps marqué le terme de la vie d'Hector, un mortel ! Et Jupiter voudrait reculer ce moment ! Ah ! le roi du ciel peut enlever à la fatalité la proie qu'elle s'est réservée ; mais que sur lui seul pèse la responsabilité d'une telle action !

Jupiter permet à la déesse d'agir selon les inspirations de son âme, et Pallas s'élance de la montagne sacrée.

Pour la quatrième fois, Hector et Achille étaient parvenus aux sources du Scamandre. Jupiter étendait ses balances d'or ; il plaçait dans leurs bassins les destinées de la mort : les unes regardaient le prince thessalien ; les autres, le fils de Priam. Le maître de l'univers soutint l'arbre de la balance. Le plateau sur lequel pesait le sort du Troyen fléchit, et descendit jusqu'aux sombres régions du monde infernal. Apollon lui-même abandonna Hector.

C'était le moment qu'attendait Pallas. Elle donne au fils de Pélée l'espérance de la victoire ; puis, prenant les traits de Déiphobe, frère d'Hector, elle arrête la course de celui-ci et l'exhorte à se battre.

Et Hector ne fuit plus ; il s'avance vers Achille ; avec une noble fierté, il demande lui-même le combat qui doit lui donner la victoire ou la mort. Comme au moment de son duel avec Ajax, il exprime le vœu que le cadavre du vaincu soit rendu aux compatriotes du mort. Achille n'accepte pas cette condition, et la lutte commence.

Les adversaires se lancent d'abord des traits inutiles. Soudain Hector s'arrête : il n'a plus de javelot. Il appelle Déiphobe, mais il ne le voit plus. Alors il devine la ruse de Minerve. Les dieux ont résolu sa mort : il se résigne à leur volonté, mais il mourra du moins avec honneur. Il se précipite sur son ennemi, il tombe, et Patrocle est vengé.

Insultant l'adversaire généreux qu'il a abattu, Achille lui déclare que, pendant que les oiseaux de proie feront de son corps leur pâture, les Hellènes célébreront les funérailles de sa victime.

Devant cette perspective, Hector mourant est pris d'une angoisse plus cruelle que celle du trépas. Pour la première fois il embrasse les genoux d'un ennemi, Invoquant jusqu'au souvenir des parents d'Achille, il supplie le vainqueur de ne point résister aux prières de son père, de sa vénérable mère, quand ceux-ci viendront lui offrir de l'or, de l'airain, en échange de son cadavre.

Rends mon corps à nos foyers, afin que sur le bûcher funèbre les Troyens et les épouses des Troyens me rendent les derniers honneurs[27].

Avec une sauvage cruauté, Achille refuse d'exaucer ce vœu suprême ; il ôte à sa victime la consolation de penser que celle qui lui a donné la vie veillera sur son cadavre, et que les larmes maternelles couleront sur son bûcher. C'est aux vautours qu'il laisse le soin des funérailles d'Hector.

Quelques paroles prophétiques purent encore vibrer sur les lèvres de l'agonisant. Il prédit qu'un jour, devant les portes de Scées, un autre corps que le sien serait étendu sur la terre : le cadavre d'Achille.

Puis l'âme fière et tendre qui avait animé celui qui fut Hector, s'échappant de son enveloppe, descendit dans l'Adès, non sans regretter de quitter sitôt la terre.

Non loin de là les sources du Scamandre qu'entourent aujourd'hui des tamaris, des figuiers et des saules, forment des bassins revêtus de marbre et de granit[28]. Là les femmes et les gracieuses vierges d'Ilion allaient plonger leurs riches vêtements quand la guerre n'avait pas encore attristé les riantes campagnes de l'Ida. C'était au doux Scamandre qu'Hector avait emprunté le nom de son fils, ce fils que les Troyens appelèrent Astyanax pour reconnaître la protection dont les couvrait le père de cet enfant[29]. Entre les sources du fleuve et la ville d'Ilion, s'élevaient aussi les portes de Scées où l'époux d'Andromaque avait pressé la main de sa compagne et embrassé son fils ; la séparation qu'il prévoyait alors venait de s'effectuer pour toujours : désormais il ne serait plus le défenseur des Troyennes, le soutien de sa femme et de son enfant.

Cependant le père et la mère d'Hector étaient sur la tour d'Ilion. Ce fils auquel ils ont donné la vie, ils le voient égorgé, dépouillé par Achille, et lâchement frappé par les Grecs qui, pour la première fois, ne le craignent plus. Ce fils qu'Hécube a nourri de son lait, porté dans ses bras, elle le voit attaché au char d'un vainqueur par une courroie qu'Achille a passée dans les talons du cadavre après les avoir percés. Ce fils enfin qui était l'orgueil et l'appui de sa mère, Hécube le voit souillant dans la fange sa belle tête, sa chevelure d'ébène, et son front autrefois si fier et si pur !

A ce spectacle horrible, Priam veut s'élancer vers son enfant. Il crie, il tente d'échapper aux mains qui le retiennent, il tombe et se roule sur la terre, il supplie ses amis de le laisser courir vers Achille pour lui redemander son fils. Achille a un père aussi vieux que Priam, et celui-ci espère que' le fils de Pélée le respectera.

Ah ! du moins, que n'est-il expiré entre mes bras ! Dans notre douleur, nous nous serions rassasiés de larmes, moi et la mère infortunée qui lui donna le jour.

Et cette mère, que faisait-elle, que disait-elle ? Elle gémissait, elle parlait à celui dont le cadavre même lui échappait :

Ô mon fils, pourquoi malheureuse vivrais-je encore, en proie à toutes les douleurs depuis que je t'ai perdu ? toi, qui, la nuit et le jour, faisais mon orgueil au sein d'Ilion ; toi, le salut des Troyens et des Troyennes. Hélas ! dans nos murs ils te recevaient comme un dieu ; tu les comblais de gloire pendant ta vie, et maintenant la mort t'asservit sous ses lois[30].

Quittons cette scène lamentable, et entrons dans un palais dont Homère nous ouvre les portes. Une jeune femme y travaille ; elle brode sur une riche tunique, des fleurs nombreuses dont elle varie les formes. Épouse d'un guerrier, se propose-t-elle de revêtir un jour ce magnifique tissu pour paraître plus belle à celui qui va venir ? Le poète ne nous le dit pas ; mais il nous apprend qu'elle a commandé à ses femmes de faire chauffer dans le large trépied le bain où se délassera le combattant.

C'est Andromaque qui attend Hector. Cependant elle ne doit pas être tranquille. Un messager l'a informée que son mari n'était pas rentré dans les murs de Troie.... Mais quel est le bruit qui s'élève de la tour d'Ilion ? On gémit, on sanglote.... Saisie d'un indicible effroi, Andromaque n'a plus la force de retenir son aiguille.

Venez, dit-elle à ses femmes, et que deux parmi vous se hâtent de me suivre. Je veux savoir quelle est notre fortune. Je viens d'entendre la voix de la vénérable mère d'Hector ; mon cœur est prêt à s'échapper de mon sein, et mes genoux sont glacés par la crainte : d'affreux malheurs menacent les enfants de Priam ; puisse une semblable nouvelle ne jamais frapper mon oreille ! Ah ! combien je redoute qu'Achille n'éloigne des murs le généreux Hector, et n'éteigne cette noble ardeur dont mon époux est animé. Jamais il ne reste au milieu des rangs ; mais toujours le premier dans les batailles, à nul héros il ne le cède en valeur[31].

Elle sort, elle court.... Ainsi est faite la nature humaine ! Quand un grand malheur nous menace, les angoisses de l'attente nous étreignent si violemment que, sacrifiant à notre besoin de certitude ce que nous avons de plus cher, l'espérance, nous demandons la vérité, dussions-nous en mourir !

Andromaque se fraye un passage à travers la foule des guerriers. Elle arrive à la tour. Son regard embrasse la plaine.... et elle tombe évanouie.

Les ornements qui enserraient sa chevelure, se détachent de sa tête, ainsi que le voile dont Vénus la para lorsque Hector conduisit hors des demeures paternelles la belle fiancée à laquelle il avait offert de nombreux dons nuptiaux.

Secourue par les sœurs et les belles-sœurs d'Hector, Andromaque ne veut plus vivre. Cependant elle revient à elle, et elle peut pleurer.

Hector, s'écrie-t-elle, que je suis malheureuse ! nous sommes nés tous les deux pour une même destinée ; toi, au sein d'Ilion dans les palais de Priam ; moi, à Thèbes, près des forêts de Placus, dans les demeures d'Éétion, qui prit soin de mon enfance ; père infortuné d'une fille plus malheureuse encore ! Ah ! pourquoi m'a-t-il donné le jour ? Te voilà donc dans les demeures de Pluton, profonds abîmes de la terre ; et moi, livrée à un deuil éternel, je reste veuve au sein de nos foyers. Ce fils, encore enfant, auquel nous avons donné la vie, Hector, puisque tu n'es plus, tu ne seras point son appui, et lui ne sera jamais le tien ; lors même qu'il échapperait à cette lamentable guerre, les peines et les chagrins s'attacheront à ses pas, et l'étranger usurpera son héritage. Le jour qui le rend orphelin laisse un enfant sans protecteurs ; il marche les yeux baissés, et les joues baignées de larmes ; dans sa pauvreté, il aborde les anciens amis de son père, arrête l'un par son manteau, l'autre par sa tunique ; et si, touché de compassion, quelqu'un lui présente une coupe, elle mouille à peine ses lèvres, mais son palais n'en est point rafraîchi ; le jeune homme florissant de beauté sous le toit paternel l'éloigne de sa table, le frappe, et lui dit en l'outrageant : Retire-toi, ton père ne partage plus nos festins. Alors, tout en pleurs, l'enfant revient près de sa mère, veuve délaissée. Ainsi jadis Astyanax, sur les genoux de son père, se nourrissait de la moelle succulente et de la chair délicate de nos troupeaux, et quand, pressé par le sommeil, il suspendait les jeux de son enfance, alors, s'endormant sur une molle couche, ou sur le sein de sa nourrice, son cœur goûtait une douce joie. Désormais, privé de son père, il souffrira mille maux cruels, ce fils que les Troyens nommèrent Astyanax ; car, toi seul, Hector, défendais nos portes et nos remparts élevés. Cependant aujourd'hui, loin des tiens, tes restes seront la proie des vers devant la flotte, après que les chiens auront flétri ton cadavre dépouillé. Hélas ! ils sont encore dans nos palais tes vêtements somptueux, ourdis par les mains des femmes. Eh bien ! je les placerai sur la flamme dévorante ; et, puisqu'ils ne peuvent te couvrir sur le bûcher funèbre, du moins ils seront consumés en ton honneur aux yeux des Troyens et de leurs épouses[32].

Et les femmes d'Andromaque pleuraient avec elle.

Cependant Achille ne put, comme il l'aurait voulu, assouvir sa fureur sur le cadavre d'Hector. Deux divinités veillaient sur l'époux d'Andromaque : la Beauté et la Lumière. Vénus écartait sans cesse de lui les chiens affamés ; elle l'oignait d'une huile parfumée de roses pour le préserver des meurtrissures auxquelles l'exposait Achille ; et Apollon, le prémunissant contre la desséchante influence de ses rayons, le couvrait d'un nuage.

Après avoir frappé le meurtrier de Patrocle, Achille célébra les funérailles de son ami. Des jeux accompagnèrent cette cérémonie. Parmi les prix que proposait le héros thessalien, le don d'une esclave devait ici récompenser le plus habile conducteur de chars, là consoler celui qui serait vaincu au concours de la lutte.

Cette dernière captive est évaluée à quatre taureaux, tandis que le trépied que recevra le vainqueur, est estimé à douze de ces animaux. Quelle phrase plus énergique que ces chiffres naïfs, pourrait peindre l'avilissement de la femme par l'esclavage !

Depuis les funérailles de Patrocle, Achille traînait chaque matin le corps de sa victime autour du tombeau de son ami. Les dieux contemplaient avec tristesse ces scènes barbares, et engagèrent Mercure à enlever le cadavre d'Hector. Mais cette proposition déplut à Neptune, à Junon, à Pallas. Les deux déesses ne pouvaient pardonner aux Troyens l'offense de Pâris, le berger de l'Ida qui avait osé leur préférer Vénus.

Apollon s'irrita contre cette reine du ciel et contre cette Sagesse qui frappaient l'innocent pour se venger du coupable, et dont le ressentiment ne s'arrêtait même pas devant la mort. Il leur reprocha de refuser les restes d'Hector à sa veuve, à sa mère, à son fils et à son père.

Junon lui répondit avec amertume que, né d'une femme, Hector ne pouvait être honoré par les habitants de l'Olympe comme le fils de Thétis, la déesse qu'elle avait maternellement élevée, et qu'elle avait mariée à un mortel aimé des dieux.

Vous tous, poursuivit-elle, dieux puissants, assistâtes à cet hyménée ; et toi-même, avec ta lyre, tu parus à ces festins, protecteur des méchants, divinité perfide[33].

Jupiter intervint. Désirant concilier son estime pour Achille avec sa sympathie pour Hector, il voulut donner au premier la gloire de rendre lui-même, contre une rançon, le cadavre du prince troyen. Il décida de lui faire transmettre ce conseil par Thétis que, selon l'ordre du roi des dieux, Iris amena sur l'Olympe, et qui, pleurant déjà le prochain trépas de son fils, assombrit de ses vêtements de deuil la demeure des êtres éternellement heureux. Placée sur le siège que Minerve lui céda auprès de Jupiter, elle but le nectar que lui présentait Junon en la consolant ; puis elle écouta la parole du roi des dieux, et s'envola auprès d'Achille pour remplir la mission dont elle était chargée. Son fils lui promit d'obéir à Jupiter. Lemaître de, l'Olympe envoya Iris à Priam pour conseiller au vieillard d'aller, dans la tente d'Achille, racheter le cadavre d'Hector, et pour lui promettre que Mercure le guiderait auprès du prince thessalien qui saurait respecter sa douleur.

Quand la déesse pénétra dans la demeure du roi d'Ilion, elle vit les fils de Priam assis sous les portiques, et entourant en larmes leur malheureux père qui, entièrement couvert d'un manteau, se roulait dans la poudre, et souillait de cendres ses cheveux blancs. Dans le palais, ses filles et ses brus erraient en pleurant sur les morts qu'elles avaient aimés.

Le message d'Iris relève le vieillard de sa prostration. Après avoir ordonné à ses fils de préparer son char et d'y placer une grande corbeille, il entre dans une chambre odorante, lambrissée de cèdre et renfermant des coffres qui contenaient de l'or, de riches tissus, des objets d'art. Il appelle Hécube.

Ô femme infortunée, lui dit-il, la messagère de l'Olympe est venue, envoyée par Jupiter[34]....

Il lui fait connaître le message d'Iris, lui demande ce qu'elle en pense, tout en lui déclarant qu'il n'aspire qu'à se diriger vers le camp ennemi.

Mais Hécube lui répond avec désespoir :

Grands dieux ! qu'est devenue ta prudence si célèbre autrefois, et parmi les peuples étrangers, et parmi ceux que tu gouvernes ? Quoi ! tu veux pénétrer jusqu'aux vaisseaux argiens, affronter les regards de cet homme qui t'a ravi tant de fils et de si vaillants ! Ah ! sans doute, tu portes un cœur d'airain. Dès que tu seras en sa présence, qu'il t'aura en son pouvoir, ce guerrier cruel et perfide sera pour toi sans-respect et sans pitié. Ah plutôt ! livrons-nous à notre douleur au sein de nos palais. Lorsque j'enfantai Hector, les Parques inflexibles, en filant sa destinée, voulurent qu'il fût un jour, loin de ses parents, livré aux chiens dévorants par un vaillant ennemi. Que ne puis-je m'attacher à ce barbare, lui dévorer le cœur, et venger ainsi les malheurs de mon fils ! Toutefois il n'est point mort comme un lâche, mais en défendant les Troyens et leurs épouses, sans se livrer ni à la crainte, ni à la fuite[35].

Quelle vérité dans ces paroles ! La satisfaction de revoir, de toucher le corps de son fils bien-aimé, s'offre à Hécube, et cette satisfaction, elle la repousse, car, en là lui procurant, Priam exposerait sa vieillesse au mépris d'Achille, sa vie au glaive de ce terrible ennemi. Elle fait comprendre à son époux que leurs larmes sont tout ce qu'ils peuvent donner au mort. Elle paraît même accepter le malheur dont elle est frappée ; mais l'ardent désir de vengeance qu'elle exprime avec une farouche énergie, vient démentir sa résignation. Elle semble s'en apercevoir ; et elle ajoute que du moins son fils est tombé pour une cause généreuse. C'est là l'héroïque langage que tiendront les Lacédémoniennes ; mais il nous touche davantage. Au noble orgueil de la Troyenne, de la reine, se joint ce qui manquera à la Spartiate : la douleur de la mère ! Puis, sommes-nous bien assurés qu'en se montrant si forte, Hécube ne cherchait pas à prouver à son époux, qu'il ne lui était pas nécessaire d'être consolée par la vue de son enfant ?

Priam, confiant dans la promesse de Jupiter, ne se laisse ébranler ni par les pleurs ni par les avis de sa femme. Et quand même il courrait à la mort, que lui importe qu'Achille le frappe lorsqu'il aura embrassé son fils, et qu'il se sera enivré de ses amères souffrances !

Il choisit les riches présents qu'il destine au héros grec ; et, revenant sous les portiques, il se sent pris de fureur à l'aspect de ses sujets et de ses fils. Il chasse les premiers qui sont venus assister au spectacle que leur offre le désespoir de leur roi ; il jette des paroles de mépris et de malédiction aux princes qui n'ont pas assez rapidement exécuté les ordres qu'il avait donnés pour son départ. Égaré par le chagrin, il reproche à ceux-ci de n'être pas tombés à la place de Mestor, de Troïle, d'Hector, ses plus valeureux enfants.

Priam et son héraut attelaient les chevaux au char royal quand Hécube vient se placer devant les coursiers. Navrée de douleur, elle tenait une coupe pleine de vin. Elle exhorte le souverain à offrir des libations à Jupiter. Qu'il prie la Divinité de lui assurer le retour dans ce palais qu'Hécube frémit de le voir quitter. Qu'il demande enfin au roi du ciel de lui envoyer l'oiseau messager dont la vue annonce le succès. Mais s'il n'aperçoit pas ce signe, qu'il ne parte pas !

Priam condescend à ce vœu avec une affectueuse déférence. A son ordre, l'intendante du palais vient à lui avec un bassin et une aiguière, et répand sur les mains du roi une onde purifiante. Priam prend alors la coupe que lui tendait sa femme.

Au milieu des cours, le vieillard debout et les yeux élevés vers le ciel où montait sa prière, laissait couler en l'honneur de Jupiter le vin des libations. A droite, au-dessus d'Ilion, on voit alors voler un oiseau au noir plumage : c'est l'aigle chasseur. Le roi peut partir !

Pendant que Priam et son héraut accomplissaient leur triste et périlleuse entreprise, la nuit tomba et Mercure vint guider les voyageurs. Il les introduisit dans le camp grec, près de la tente d'Achille ; et, s'élançant du char pour remonter vers l'Olympe, il se fit reconnaître du vieux roi, lui dit d'aller se précipiter aux genoux d'Achille, de supplier ce dernier au nom de Pelée, de Thétis et de l'enfant que le héros avait laissé en Thessalie.

Dans la tente de sapin, recouverte de roseaux, Achille venait de terminer son repas. Tout à coup, il voit à ses pieds un majestueux vieillard dont il n'a pas remarqué l'arrivée, et il sent sur ses mains les baisers du suppliant.

Selon le conseil de Mercure, le roi d'Ilion invoquera-t-il dans sa prière le souvenir du fils d'Achille ? Non. L'amour paternel n'a encore pu atteindre tout son développement dans le cœur du jeune prince. Priam appellera-t-il à son aide l'image de Thétis ? Non. La vieillesse ne répandra jamais sa neige sur la chevelure de la néréide. La mère d'Achille pourra souffrir ; mais toujours jeune et toujours belle, elle ne conservera pas plus de traces de sa douleur sur son visage, que les eaux qu'elle personnifie ne gardent leurs sillons ! Puis son fils lui appartiendra encore par delà le tombeau. Elle pourra, quand elle voudra, descendre dans l'Adès pour y revoir son enfant. Et si de tristes souvenirs l'émeuvent encore, à elle le nectar qui fait oublier les maux ! Elle est déesse.

Mais le père bien-aimé d'Achille, le vieillard qui, comme Priam, descendra dans la tombe sans être soutenu par la main d'un fils chéri, c'est lui dont le père d'Hector prononcera le nom quand il demandera au meurtrier de son enfant les restes de la victime.

Respecte les dieux, Achille ; prends pitié de moi en songeant à ton père. Combien je suis plus à plaindre que lui ! J'ai pu faire ce qu'aucun autre homme n'a jamais osé : j'ai approché de ma bouche la main du meurtrier de mon fils[36].

Maintenant Achille était digne d'entendre ce sublime appel. Il prit la main du roi d'Ilion, éloigna doucement le vieillard, et, pensant à Pélée et à Patrocle aussi, il sanglota avec l'homme qu'il avait privé de son appui.

Plus calme, il se leva, tendit la main à Priam, et saisi d'une généreuse émotion devant ce vieux roi suppliant, il l'invita à se reposer sur un siège ; il l'exhorta à la résignation en lui disant que le malheur atteignait tout homme, et n'épargnerait même pas Pélée qui, chéri des Immortels, s'était, par leur volonté, uni à une déesse.

Mais Priam refusait de s'asseoir avant que le corps de son fils ne lui fut rendu. Le fier Thessalien vit-il dans cette insistance un doute sur la sincérité de ses sentiments ? Déjà la colère avait lui dans ce regard tout à l'heure chargé de larmes, et la menace avait vibré sur ces lèvres où la miséricorde venait de rencontrer une si touchante expression. Après avoir déclaré que sa mère lui avait fait savoir qu'il devait remettre à Priam le cadavre d'Hector, Achille quitta sa tente ; ses deux écuyers, Alcime et Automédon prirent sur le char la rançon du mort, et le fils de Pélée ordonna à ses captives de purifier, de parfumer le cadavre, et de le soustraire à la vue de Priam. Il craignait que, devant son fils inanimé, le vieillard ne se souvînt qu'Achille en était le meurtrier, et le héros grec ne voulait pas s'exposer à recevoir une offense dont il aurait à punir un hôte.

Après que les captives eurent couvert Hector d'un manteau et d'une tunique choisis parmi les dons que son père avait apportés à Achille, celui-ci, par un mouvement gui nous réconcilie complètement avec lui, aida les écuyers à porter dans le char le cadavre de l'homme dont la main avait tué Patrocle. A ce contact cependant, il se livra à une vive douleur ; et au nom des présents qu'il avait reçus et dont il se proposait d'offrir une part aux mânes de son ami, il demanda à cette ombre aimée qu'elle ne se courrouçât point s'il avait accédé aux vœux d'un père désespéré.

Ce pieux devoir avait apaisé le courroux d'Achille. Il revint auprès de Priam, s'assit en face de lui. Il lui dit que son fils lui était rendu, et l'engagea à prendre quelque nourriture. Le consolant, il lui citait Niobé, la femme qui, fière de ses nombreux enfants, s'était crue aussi grande que Latone, et qui ne s'était pas laissée mourir d'épuisement quand Apollon et Diane, les enfants de- la déesse outragée par elle, l'avaient punie en frappant de leurs flèches ses six fils et ses six filles.

Niobé, ajouta le jeune Thessalien, après avoir longtemps versé des larmes, n'oublia pas le soin de sa vie : maintenant, parmi les rochers et les monts déserts de Sipyle, où sont placées, dit-on, les grottes des nymphes qui conduisent les danses sur les rivages de l'Achéloüs, la malheureuse Niobé, changée en pierre par l'ordre des dieux, semble encore ressentir ses douleurs[37].

Frappante image de cette souffrance qui, loin de briser les âmes fortes, leur communique la solidité de la pierre, mais non pas son insensibilité !

Laissons maintenant Achille et Priam céder aux sentiments d'admiration et de sympathie qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Rentrons à Troie.

Les riantes clartés de l'aurore égayent la nature. Au sommet du Pergama[38], nous rencontrons Cassandre, fille de Priam. Elle est jeune, elle est belle. Un jour, un fils de la Thrace a promis de la conquérir par la défaite des Grecs. Son fiancé a été tué, et maintenant elle attend son père....

Dans le lointain elle distingue un char qui approche de la ville. C'est le char royal : Priam s'y tient debout ; mais c'est aussi un char funèbre, car Hector y est étendu. Cassandre laisse échapper un grand cri, et ses plaintes retentissent dans la ville entière.

Contemplez, disait-elle, ce triste spectacle ; Troyens, et vous Troyennes, accourez tous au-devant d'Hector, ô vous qui si souvent le reçûtes avec allégresse, lorsque pendant sa vie il revenait des combats ; car alors il était la joie d'Ilion et de tout un peuple[39].

A ce moment se passe une scène indescriptible. Troyens et Troyennes, tous, sans aucune exception, se précipitent hors de la ville, ayant à leur tête la veuve et la mère du mort. Lacérant leur chevelure, Andromaque et Hécube se jettent sur le char, et touchent la tête inerte qu'elles revoient enfin ; le peuple en larmes est autour d'elles. A un ordre du roi, la foule s'écarte, et c'est au milieu des deux haies formées par elle, que le char ramène au foyer paternel l'homme qui en était sorti dans la sève bouillante de la jeunesse, dans l'éclat de la beauté et de la valeur.

Le corps est placé sur une couche funéraire autour de laquelle les chanteurs entonnent l'hymne de la mort. A leurs voix lugubres répondent les accents plaintifs des femmes au milieu desquelles est la veuve d'Hector. C'est elle qui, la première, prononce l'adieu funèbre[40]. Elle entoure de ses mains la tête de son époux. Elle exhale de nouveau son désespoir de veuve et ses maternelles inquiétudes, et se complaît à la pensée qu'un peuple entier pleure avec elle.

Quel deuil, quelle tristesse, tu répands parmi les tiens, cher Hector ! Moi surtout, tu me laisses en proie aux plus amères douleurs[41].

Devant ce visage glacé qui ne se retourne plus vers elle avec amour, elle regrette de n'avoir pas reçu les suprêmes caresses du mourant ; elle regrette de n'avoir pas recueilli les dernières paroles qu'il lui eût adressées pour la guider sur la terre, germe précieux que ses méditations et ses pleurs eussent fécondé :

Hélas ! de ton lit de mort tu ne m'as point tendu tes mains défaillantes ; tu ne m'as point donné de sages conseils que j'aurais médités sans cesse et les nuits et les jours en répandant des larmes[42].

Comme au jour où périt Hector, les femmes d'Andromaque gémissaient.

A Hécube maintenant de dire sa plainte : mais cette plainte est douce. La pauvre mère a vu la beauté que le ciel a 'répandue sur les traits de son enfant, et elle admire dans ce doux et éternel repos celui que les dieux chérissent au delà du trépas.

De nouveau, des voix lamentables s'élevèrent, et une femme s'avança : c'était la cause incarnée de tous les malheurs qui frappaient Ilion, c'était Hélène.

On la laissait s'approcher ; on ne troublait point son triste myriologue.

Elle redit au mort l'expression de sa fraternelle tendresse. Elle déclare que, pendant les vingt années qui se sont écoulées depuis sa faute, jamais il ne l'attrista par un mot sévère. Loin de là : si une expression de blâme lui était adressée, non par Priam, qui eut toujours pour elle la mansuétude d'un père, mais par ceux qu'elle appelait ses frères et ses sœurs, et par la chaste mère de famille qu'elle n'osait nommer que sa belle-mère, Hector leur reprochait avec douceur ce manque d'indulgence, et faisait passer dans leurs âmes la miséricorde de la sienne.

Hélas ! dans l'amertume de mon cœur, je pleure sur toi, Hector, et sur moi, malheureuse, qui désormais dans le vaste Ilion n'aurai ni ami ni soutien ; tous ne me voient qu'avec horreur[43].

Les cris du peuple redoublent ; mais le roi les interrompt en ordonnant les apprêts des funérailles. Pendant onze jours les Troyens pourront se livrer en paix à leur affliction : Achille a déclaré à Priam qu'il n'attaquerait point les habitants d'Ilion pendant qu'ils rendraient à Hector les derniers devoirs.

L'Iliade se termine par le récit des funérailles de Patrocle et de celles d'Hector. C'est ainsi que devait finir l'épopée des combats, et le poète nous apprend ainsi qu'à tout hymne de victoire succède un chant de deuil.

Avant de nous éloigner des belliqueux tableaux que nous a offerts l'Iliade, et d'aller contempler les scènes domestiques que nous dévoilera l'Odyssée, jetons un dernier regard sur les héroïnes qui nous sont apparues dans la première épopée homérique.

Reconnaissons tout d'abord le sentiment de haute moralité avec lequel le poète a peint Hélène. Dans ces temps antiques, on n'avait pas appris encore à donner à la passion les apparences de la vertu. La femme qui tombait, se dégradait à ses propres yeux ; elle n'avait pas, comme dans les civilisations raffinées, la ressource de pallier son crime en le considérant comme la preuve suprême de son dévouement à un être aimé ; le déshonneur n'avait pas alors le généreux mérite d'un sacrifice.

Homère n'excuse même point Hélène au nom de cette beauté qui l'élevait au-dessus de toutes les femmes et qui l'égalait aux déesses immortelles. Ce charme, source de tant de malheurs, lui inspire l'effroi qu'il a fait exprimer par les vieillards d'Ilion.

Comment donc a-t-il su nous intéresser à la femme coupable ? C'est précisément parce qu'il lui a donné, non la séduction du vice, mais l'attrait du repentir.

Par quelle longue expiation elle rachète sa faute ! Le souvenir de l'époux qu'elle a outragé, de la fille qu'elle a abandonnée, des nobles frères sur lesquels sa honte a rejailli, de la patrie qu'elle a désertée, ce souvenir la suit dans sa nouvelle demeure. Et là ne se bornent pas ses remords. Elle a fait verser le sang ! Pour elle ont péri les Grecs et les Troyens, ses anciens et ses nouveaux compatriotes, et c'est à la vue du cadavre d'Hector, son meilleur ami, que, pour la dernière fois, nous l'entendons regretter de n'être pas morte avant son crime.

Dans sa nouvelle famille, elle reçoit les justes reproches de sa belle-mère, de ses beaux-frères et de ses belles-sœurs. Elle a, il est vrai, deux appuis : Priam qui l'excuse, Hector qui la défend ; mais l'indulgence du premier, la générosité du second, ne lui font que plus vivement sentir combien elle fut coupable d'attirer le malheur sur ces êtres d'élite. Elle ne leur parle qu'avec un inexprimable mélange de timidité, de douleur et de respect.

Mais si, devant la vertu incarnée, elle se trouble et rougit d'elle-même, elle change singulièrement d'attitude lorsqu'elle s'adresse à l'auteur de sa faute. Ah ! elle n'a même pas l'amère consolation de pouvoir estimer l'homme pour lequel elle s'est perdue, et la lâcheté de son second époux est son plus cruel châtiment. Aussi, avec quelle énergie elle lui exprime son dédain, son courroux, et lui souhaite le châtiment qu'il mérite ! Avec quelle fierté de reine elle le renvoie sur le champ de bataille pour qu'il y reconquière l'honneur !

En interprétant les regrets qu'Hélène donne à son premier mari, et le mépris dont elle accable le second ; en représentant Ménélas persuadé que la mère de sa fille l'a quitté par suite d'une violence, et qu'elle le pleure encore, Homère prépare avec une délicatesse infinie, le moment où la reine de Sparte sera replacée au foyer domestique qu'elle a délaissé.

Le poète qui savait si bien retracer les angoisses de l'épouse infidèle, devait décrire avec non moins de vérité les mérites de la femme immaculée.

Quoi de plus pur et de plus touchant que les types d'Hécube et d'Andromaque ? Hécube est vraiment la compagne du roi Priam, qui l'associe à ses projets et lui demande ses conseils ; mais elle est surtout la mère d'Hector, l'un des dix-neuf fils auxquels elle a donné la vie. Paris, dont elle n'ose condamner hautement l'indolence, Pâris ne charme point son cœur maternel par la beauté qu'il doit à Vénus. Ce qu'il faut à l'âme noble et tendre d'Hécube, c'est le spectacle des mâles vertus d'Hector. Elle sait que le plus sûr rempart d'Ilion est le courage de ce fils adoré ; mais ce qui lui est un sujet d'orgueil, lui est aussi une cause de larmes. Quand elle voit son enfant s'exposer à une mort certaine, elle n'a plus la fierté de la mère, il ne lui en reste que les anxiétés ; et par un geste d'une éloquence sublime, elle supplie Hector.... de fuir !

Et lorsque son fils a succombé, nous retrouvons en elle le même mélange de douleur et de fermeté. Son farouche désespoir semble s'adoucir à la pensée que son fils est mort avec gloire. Ce sentiment héroïque la soutient aussi devant le cadavre d'Hector ; et à l'aspect de la beauté immatérielle qui transfigure ce corps, le courage d'Hécube est empreint d'une céleste résignation.

Arrêtons-nous maintenant devant la figure la plus suave que nous puissions admirer dans l'Iliade. Est-il besoin de nommer Andromaque ?

Lorsqu'elle entre en scène, sa vie entière paraît attachée à celle de son mari. La mort l'a privée de ses premiers soutiens. Andromaque n'a plus qu'un protecteur : l'époux qui, selon sa magnifique expression, est en même temps pour elle, son père, sa mère, son frère. Que deviendra-t-elle sans celui sur lequel elle a concentré tout son amour ? Tout son amour, avons-nous dit ? Mais n'avons-nous pas vu auprès d'elle l'enfant qu'elle a donné à Hector ? N'avons-nous pas déjà deviné que, privée de son seul appui, elle saurait vivre pour son fils ? Oui, dans cette belle jeune femme, l'épouse et la mère se confondent, et le sourire de la seconde rend plus touchantes encore les larmes de la première, ces larmes au milieu desquelles il rayonne doucement !

Nous comprenons ainsi pourquoi le coup qui a frappé Hector, ne tue pas la compagne dont il était si fier et qui comprenait si bien son grand caractère et sa généreuse ardeur ; et les plaintes qu'exhale Andromaque nous paraissent d'autant plus déchirantes qu'elle gémit à la fois sur l'époux qu'elle a perdu et sur l'enfant qu'il lui a laissé.

Oserons-nous dire à présent que si, devant Hélène, la justice nous fait saluer la victoire de ceux qui vengent son rapt ; devant Hector, devant Hécube et devant Andromaque, nous sommes, contre les Grecs, dans le camp des Troyens ? Ô Homère ! n'avez-vous pas vous-même cédé à cet entraînement ? Si votre fierté patriotique applaudissait au triomphe de votre race, votre cœur n'était-il pas avec le peuple vaincu ? Quand, dédaignant la satisfaction avec laquelle les fils des vainqueurs considèrent les désastres que leurs pères ont causés, vous pleuriez sur les malheurs d'Ilion, étiez-vous le chantre des Hellènes.... ou le poète de l'humanité ?

 

 

 



[1] La femme dans l'Inde antique.

[2] Ch. Texier, Asie Mineure, Paris, 1862.

[3] Ville de la Troade, où était le temple d'Apollon Sminthien.

[4] Iliade, traduction de Dugas-Montbel, chant I.

[5] Iliade, traduction de Dugas-Montbel, I.

[6] Iliade, traduction de Dugas-Montbel, I.

[7] Iliade, I, traduction de M. Pessonneaux.

[8] Iliade, I, traduction de M. Pessonneaux.

[9] Iliade, I, traduction de M. Pessonneaux.

[10] Iliade, I, traduction de M. Pessonneaux.

[11] Iliade, II, traduction de Dugas-Montbel.

[12] Iliade, III, traduction de M. Pessonneaux.

[13] Iliade, III, traduction de Dugas-Montbel.

[14] Iliade, V.

[15] Iliade, VI, traduction de Dugas-Montbel.

[16] Iliade, VI, traduction de Dugas-Montbel.

[17] Cf. Texier, Asie Mineure.

[18] Iliade, VIII, traduction de Dugas-Montbel.

[19] Iliade, IX, traduction de Dugas-Montbel.

[20] Iliade, IX, traduction de Dugas-Montbel.

[21] Iliade, IX, traduction de Dugas-Montbel.

[22] Cf. Iliade, XVII et XVIII.

[23] Iliade, XVIII, traduction de Dugas-Montbel.

[24] Iliade, XIX, traduction de Dugas-Montbel.

[25] Iliade, XIX, traduction de Dugas-Montbel.

[26] Iliade, XXII, traduction de Dugas-Montbel.

[27] Iliade, XXII, traduction de Dugas-Montbel.

[28] Cf. Texier, Asie Mineure.

[29] Iliade, VI. Astyanax : Poète, qui règne dans la ville. Alexandre, Dictionnaire grec-français.

[30] Iliade, XXII, traduction de Dugas-Montbel.

[31] Iliade, XXII, traduction de Dugas-Montbel.

[32] Iliade, XXII, traduction de Dugas-Montbel.

[33] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.

[34] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.

[35] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.

[36] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.

[37] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.

[38] La citadelle.

[39] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.

[40] Aujourd'hui encore, les femmes grecques improvisent sur le cadavre d'un parent, des chants funèbres qu'on nomme myriologues. Guys, Voyage littéraire de la Grèce ; Ampère, La Grèce, Rome et Dante.

[41] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.

[42] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.

[43] Iliade, XXIV, traduction de Dugas-Montbel.