LE RHIN DANS L'HISTOIRE

LES FRANCS DE L'EST : FRANÇAIS ET ALLEMANDS

 

CHAPITRE XI. — LE RHIN FRONTIÈRE.

 

 

I

LE RHIN, FRONTIÈRE GÉOGRAPHIQUE ET POLITIQUE.

 

Ne croirait-on pas entendre un Germain du temps de Tacite ou de l'empereur Julien lorsqu'on lit cette apostrophe à la France, inscrite en allemand sur le carnet d'un malheureux soldat dont le cadavre fut ramassé sur un champ de bataille de la Marne :

Ô France ! paradis de la terre, nous te saluons ! Nous te tenons si solidement que, jamais plus, ne nous échappera le beau butin qui nous a été destiné par Dieu, le père de tous les Allemands.

10 septembre 1914.

KUNO EHRHARDT[1].

Ce cri du cœur du Teuton candide et féroce, qui, suivant son naturel instinct, s'était mis en route pour tuer, piller, voler, conquérir la France, résume les aspirations séculaires des Germains, et toute la politique des rois de Prusse. Jadis, franchir le Rhin, se ruer sur la Gaule, s'emparer de ses bourgs et de leurs récoltes ; conquérir la France rhénane, la Lotharingie, l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, la Bourgogne, le Luxembourg, les Pays-Bas depuis les bouches du Rhin jusqu'à la Somme, s'étendre jusqu'à Verdun ou Arras ou même jusqu'à Reims ou à Paris : voilà le rêve de toute la race.

Ce brave garçon, Kuno Ehrhardt, venait s'installer chez nous, comme les soldats d'Arioviste, et faire un beau butin, en chantant son Deutschland über Alles, qui justifie tous les forfaits. Ne représente-t-il pas la Force en marche, qui prime le Droit ? Juristes et philosophes, historiens, pasteurs et cardinaux, tous l'encouragent. Place donc au Teuton, à la nation de proie, extraordinairement prolifique, qui se précipite sur l'Occident comme le bétail affamé à l'herbage, conquérante par le massacre et l'incendie ; envahissante par pénétration pacifique ; tour à tour humble et arrogante, insinuante et brutale, toujours avide et perfide.

A présent, pour nous comme pour nos ancêtres de tous les siècles, notre destinée est de repousser, encore une fois, l'invasion germanique et de prendre les mesures qui doivent nous en préserver dans l'avenir. Quelle barrière, quelle frontière devons-nous établir ?

Cette question des frontières nouvelles des nations va être, demain, la grosse affaire, non seulement sur le Rhin, la Meuse ou l'Escaut, mais en Italie, dans les Balkans, sur le Danube, dans tout l'Orient. Il est bien évident qu'elle ne saurait recevoir partout une solution inspirée par les mêmes considérations. L'établissement d'une frontière d'État ne saurait dépendre d'une doctrine absolue, d'une définition théorique donnée a priori.

Si l'on consulte des savants spécialisés dans des ordres de recherches différents, on reçoit les solutions les plus contradictoires. Un linguiste voudra établir les frontières d'après la limite des langues ou des dialectes, ce qui, le plus souvent, dans les contrées rhénanes, ne cadre ni avec l'histoire ni avec les intérêts économiques, ni avec les sentiments et les aspirations des populations. Un ethnographe, un géographe préconisent d'autres tracés. Un économiste, un métallurgiste, un industriel montreront l'avantage certain pour un pays, de ne pas laisser un port, un bassin minier, ou tel canton à une nation rivale ou concurrente ; un stratège réclamera des points faciles à fortifier pour la défense du pays. L'historien, le juriste, le diplomate parleront de l'équilibre européen, de la balance des forces, ou encore du principe des nationalités, du droit qu'ont les peuples de disposer de leur propre sort ; ils invoqueront la tradition séculaire, les positions prises, le sang versé, le texte de traités antérieurs que, suivant le droit international, on ne doit pas transgresser. Il y a aussi des questions de contributions de guerre, d'indemnités, de compensations, qu'on jette sur le tapis vert des négociations. La question est singulièrement complexe et dépend rarement de la volonté exclusive d'un seul État.

Avant tout, une nation que la victoire a rendue maîtresse de ses destinées et libre de choisir sa frontière, doit songer à garantir sa sécurité pour le lendemain. Nulle considération ne saurait primer celle-là. Il faut vivre, d'abord ; et même un État doit chercher à vivre, autant que possible, en paix, sans avoir à redouter une alerte, une surprise de la part d'un voisin agressif, turbulent ou convoiteux. Or, toute notre histoire s'accorde avec le livre de la Nature, comme on disait au temps de la Révolution, pour démontrer que, du côté de l'Est, nous ne pouvons avoir d'autre frontière sûre, stable et continue, que le cours du Rhin.

La guerre actuelle fournit un argument de plus à notre démonstration historique. Quand on voit, dans la guerre de tranchées, le rôle défensif et stratégique que jouent des fleuves, des rivières, des canaux, de simples cours d'eau, l'Yser, la Marne, la Somme et d'autres, un pays auquel la nature offre l'immense tranchée du Rhin pour le protéger et qui la négligerait et la laisserait à son ennemi, compromettrait spontanément sa sécurité, peut-être sa nationalité et ne tarderait pas à être la victime de son imprudence.

Dans le règlement de nos comptes avec l'Allemagne, nous n'avons point de scrupules à avoir, ni certes, de ménagements à garder envers l'ennemi dont la capitale est à Berlin, qui s'est installé en usurpateur sur la rive gauche du Rhin et qui n'a entrepris la guerre présente que pour conquérir la Belgique, Anvers et Verdun, englober les bouches de l'Escaut et la Hollande dans l'Allemagne. L'histoire de tous les siècles n'est qu'un perpétuel démenti donné à l'incurable aberration des théoriciens du pacifisme doctrinaire, qui s'imaginent que si la France s'abstient de toute annexion territoriale, l'Allemagne pangermaniste nous laissera en paix dans l'avenir. La voix des générations passées nous crie de veiller, nous aussi, à la garde du Rhin. Sinon, les Allemands, dès qu'ils se sentiront en forces, recommenceront leurs perpétuelles invasions, leurs infiltrations quotidiennes. La barrière de l'herbage restera ouverte au bétail vil : Paris n'est qu'à 155 kilomètres de la trouée de l'Oise, huit jours de marche[2]. Bonnes gens de Reims et de Soissons, de Senlis et de Compiègne ! n'entendez-vous pas Kuno Ehrhardt et la nuée des corbeaux avides, ses camarades ? Nach Paris ! Nach Paris ! C'est le même cri de proie qu'en 1870 et en 1814 ; le même cri de proie qu'il y a mille et deux mille ans !

Le Gouvernement qui, le pouvant, négligerait de donner à la France la protection du Rhin, serait criminel de lèse-patrie et responsable devant le peuple français, dont la sécurité resterait compromise, responsable aussi, devant l'histoire, du sang des nouvelles générations qui, toujours, seraient obligées de recommencer la lutte. L'avenir est à celui qui occupera le Rhin. Notre seule garantie de paix durable est dans la reprise de possession de la grande tranchée fluviale, limite naturelle de la région française. Si nous avons vécu en paix depuis un siècle sur toutes nos autres frontières, n'est-ce pas surtout parce que nous y avons atteint et que nous y avons respecté nous-mêmes nos limites naturelles ? Notre tradition nationale qui remonte jusqu'aux Gaulois, nos luttes passées, notre sécurité future, tout le sang versé de nos glorieux soldats exigent que la France appuie sa défense sur le Rhin. Aveugle qui ne le voit pas ; obstinément borné qui ne le comprend pas !

La nation qui n'a ni fleuve ni montagne pour appuyer sa frontière en est réduite à se créer une frontière factice par la construction de forteresses qu'il faut entretenir perpétuellement armées, suivant les progrès changeants de la balistique et de la poliorcétique. Elle est exposée à être démembrée par ses voisines, comme le fut la Pologne, à la fin du XVIIIe siècle, ou à être brusquement envahie sans avoir eu le temps de préparer sa défense, comme le fut la Belgique au mois de septembre 1914. Que de nationalités, dans l'histoire, ont disparu et ont été absorbées ou subjuguées par d'autres plus fortes ou plus nombreuses, uniquement parce qu'elles n'avaient point de frontières naturelles pour abriter leur autonomie ! Que de petits peuples ont réussi à maintenir leur indépendance, leur existence nationale, parce que les accidents de la nature, fleuves ou montagnes, les ont protégés. Par le Rhin, la France est aussi isolée et abritée que des presqu'îles telles que l'Italie et l'Espagne. Sans le Rhin, la France serait entraînée à de prodigieuses dépenses, pour construire et armer une frontière artificielle et toujours exposée à des surprises. Pour faire des Vosges, la frontière de la France, les Allemands ont dû arbitrairement couper la montagne en deux tronçons, et la chenille à laquelle on a dévolu le rôle de limite, est de très courte étendue. Topographiquement, les Vosges ne sont qu'un écran qui sépare différents cours d'eau, tous tributaires du Rhin. Les deux tiers du département du Haut-Rhin échappent à l'étreinte de la chaîne vosgienne. Ni l'arrondissement de Belfort, ni les cantons d'Altkirch et de Ferrette ne sont protégés par la montagne. A l'autre bout, l'extrémité septentrionale des Vosges n'est ni la croupe du Donon ni le col de Saverne ; c'est beaucoup plus loin au nord-est, le mont Tonnerre qui domine la plaine de Creusnach et d'Alzey, non loin de Bingen. C'est donc jusque-là, logiquement, que ceux qui font des Vosges une limite entre la France et l'Allemagne, devraient prolonger la frontière. Mais cette logique ne ferait plus l'affaire des Allemands. Ils prônent les Vosges comme frontière, là où la chaîne paraît en notre défaveur ; ils n'en veulent plus dès qu'elle tourne contre eux. Arrivés aux Petites-Vosges, ils nous ont taillé, par monts et par vaux, une limite arbitraire et capricieuse, que rien ne saurait justifier ni expliquer, coupant rivières, collines et prairies, séparant des populations identiques par les origines, les traditions, les mœurs et le langage et n'offrant, au point de vue militaire, aucun moyen défensif, depuis le Donon jusqu'au Luxembourg, car ils ont pris soin de s'annexer. Metz. Jusqu'à la mer du Nord, notre frontière, telle que nous l'ont imposée les traités de 1815 et de 1871, est incohérente, indéfendable, ne tenant compte ni de l'orographie ni de l'hydrographie. Elle rappelle les plus singulières frontières féodales, au moyen âge, comme celles du royaume de Lotharingie, et ce fut l'une des causes pour lesquelles les essais d'indépendance de cette contrée, sous les Carolingiens ou sous Charles le Téméraire, furent précaires et éphémères : les frontières occidentales de ce royaume heurtaient les indications de la nature. Aujourd'hui comme autrefois, elles sont à l'encontre de la solidarité d'intérêts de populations voisines et identiques, qu'elles contrarient quotidiennement dans leur vie normale. Un pays aussi arbitrairement délimité, s'il veut vivre, est obligé de se faire une frontière de la poitrine de ses soldats. La limite varie avec les chances de la guerre ; elle n'est toujours que provisoire, et c'est bien ainsi que l'envisageait Bismarck.

En 1887, Bismarck, réclamant du Reichstag le vote de nouveaux crédits pour les armements de l'Allemagne, prononça ces paroles qui eussent dû être, pour nous, comme une sonnerie de clairons entendue du camp ennemi :

Entre nous et la France, l'œuvre de paix est difficile, parce qu'il y a depuis longtemps un procès historique qui divise les deux pays : c'est le tracé de la frontière... La mise en question de la frontière allemande a commencé lorsque la France s'est emparée des trois Évêchés, Metz, Toul et Verdun. Or, cette période de combat pour la frontière est-elle aujourd'hui définitivement close ?... Il faudrait pour cela que tout le caractère français et toute la situation de frontière fussent changés. Je suis donc de cette opinion que le procès historique, qui, depuis trois siècles, est pendant entre nous et la France, n'est pas fini et que nous devons nous attendre à le voir continuer du côté français.

Si, un jour, nous avons battu la France, ceci ne garantit point que nous la battrons encore... et si nous venions à être battus et que l'ennemi victorieux entrât à Berlin comme nous sommes entrés à Paris, et que nous fussions forcés d'accepter ses conditions de paix, alors, que seraient-elles, ces conditions ?' Je ne parle point de la question d'argent, bien que je n'imagine pas que les Français procédassent avec nous en y mettant des ménagements, mais la question d'argent ne serait que peu de chose à côté de la reprise ou de la conquête des territoires tels que l'Alsace-Lorraine, la rive gauche du Rhin, etc.

Ce discours sinistre et menaçant renferme implicitement l'aveu que le Rhin est l'objet nécessaire des revendications de la France. Si l'on n'admet pas le Rhin comme frontière, rien, en effet, ne s'oppose à ce que Metz, Toul, Verdun, le Luxembourg et d'autres régions soient englobés dans l'Empire allemand, puisque, par le jeu du système féodal, ces régions furent, au moyen âge, rattachées au Saint-Empire qui engloba aussi la Franche-Comté, le royaume d'Arles, la Bourgogne et la Belgique. On peut ainsi reporter notre limite à l'Argonne et aux Cévennes : ce qu'en effet n'hésitent point à proposer des géographes allemands. Le Rhin franchi, il n'y a plus de limite naturelle pour la France, et, l'histoire le proclame, il n'y a plus de sécurité pour notre patrie ; nous restons en face de l'éternel péril, l'invasion germanique.

D'un autre côté, l'Allemagne qui est, géographiquement, un monstre difforme, n'a point de limites naturelles du côté du sud ; elle entend s'asseoir sur les deux rives du Danube et dominer, à la fois, sur la mer Adriatique et sur l'Océan du Nord. Tel est le plan d'asservissement de l'Europe tout entière, depuis Calais et Anvers, Kiel et Memel ; jusqu'à Trieste et Salonique : Drang nach Osten ; Drang nach Western. On le voit : le Rhin seul peut, à présent comme dans l'antiquité, imposer un terme géographique et stratégique, du côté de l'ouest, aux ambitions démesurées du pangermanisme.

Lorsque Mme de Staël traverse le Rhin pour aller dans cette Allemagne qu'elle aime tant, elle ne peut s'empêcher de s'écrier : Cette frontière du Rhin est solennelle ; on craint, en la passant, de s'entendre prononcer ces mots terribles : Vous êtes hors de France. Oui ! de par la nature, l'histoire et l'attraction instinctive des populations, depuis les Pyrénées jusqu'au Rhin, c'est le regnum Francorum, notre France éternelle, domus æterna.

 

II

LE RHIN, FRONTIÈRE ETHNIQUE ET SOCIALE.

 

Aujourd'hui, si vous parcourez les pays rhénans, vous constaterez que la rive gauche du Rhin, tout aussi bien que la rive droite, est façonnée à la culture allemande. La langue est allemande, ainsi que les mœurs et les usages, avec un caractère cosmopolite dans les grandes villes et les centres industriels ; dans les campagnes seulement, l'observateur retrouve des restes du vieux fonds de population gauloise, gallo-romaine, franque, lotharingienne. Nous sommes en pays allemand ou depuis longtemps germanisé. C'est sous prétexte de communauté de race et de langue que l'Empire allemand s'est annexé, par la force, l'Alsace-Lorraine, et il invoque encore la parenté de race et de langue pour justifier ses prétentions à dominer jusque sur la Meuse et dans les Flandres. Politiquement, les Allemands eux-mêmes nous ont mis fort à l'aise pour leur répondre : Prussiens et Autrichiens ont-ils donc respecté les races et les langues, quand ils ont pris, en 1772, la Pologne ; en 1863, le Slesvig danois ; en 1871, Metz elle-même ? Ou, lorsqu'en 1815, les Autrichiens se sont réinstallés dans toute l'Italie du Nord ? On le voit, dans la bouche des Allemands, l'argument ethnique n'est qu'un mensonge de plus ; c'est le paravent trompeur derrière lequel se dissimule la convoitise, l'envie de prendre, toujours.

Nous nous sommes rangé, dans ce livre, à l'opinion des savants qui professent qu'il n'y a point de races, dans le sens anthropologique du mot[3]. Les races historiques se sont formées sur place ; elles sont avant tout une résultante de l'habitat dont l'action permanente domine l'apport des traditions originaires de chaque peuple. C'est sous l'action de l'habitat que s'opère la fusion et qu'agit la pénétration réciproque des groupes ethniques qui constituent une nationalité. C'est dans ce sens que nous comprenons la formation des races historiques, gauloise, française, allemande, espagnole, anglo-saxonne.

Historiquement, le Rhin a été, tout d'abord, la limite d'un groupe de peuples qui, s'étant agglomérés et fusionnés, ont formé la race gauloise ; de même, plus tard, c'est jusqu'au Rhin que s'est épanouie la race, autrement dit la civilisation gallo-romaine, dans laquelle sont venus s'amalgamer et s'absorber des éléments germaniques considérables. Puis, les Francs, les Burgondes, les Visigoths et d'autres tribus germaniques ont franchi le Rhin, à leur tour, pour s'installer en Gaule ; ils se sont approprié ce qui restait de la civilisation gallo-romaine, et de ce mélange, l'habitat a formé la race française. La rive droite du Rhin, c'est-à-dire l'Allemagne, échappa à cette pénétration gauloise et latine ; sa population n'a point été formée du même mélange, malaxée dans le même creuset, puisque les tribus germaines n'y ont rien accueilli de gallo-romain. Bien au contraire, elles n'ont vu venir, pour s'installer au milieu d'elles, que de nouveaux Barbares, issus tour à tour de la nuit asiatique ou hyperboréenne. Les éléments ethniques de la Germanie sont donc tous différents de ceux de la Gaule, et nous savons que l'habitat germain, avec ses forêts et ses marécages, est aussi un tout autre creuset, imposant nécessairement un genre de vie particulier, créant un type social sui generis.

Voilà pourquoi les tribus germaines de la rive droite du Rhin, ne sauraient être assimilées aux tribus de la rive gauche. Elles ont formé des races différentes ; les unes sont restées germaines, les autres sont devenues gallo-romaines, se sont imprégnées de gallicisme romanisé et christianisé : c'est le Rhin qui forme leur limite mitoyenne.

Comme la race gauloise, la race française s'est constituée à l'aide d'éléments ethniques d'origines variées, qui sont venus aussi, pour la plupart, de Germanie, à des époques diverses, jusqu'au moyen âge. Les plus récemment arrivés, soit par groupes, soit par infiltrations individuelles, sont naturellement demeurés dans les contrées les plus voisines du Rhin ; si bien que le caractère germanique de cette race française s'atténue graduellement, à mesure qu'on s'éloigne du grand Fleuve-frontière. De la même façon, sur d'autres confins de la région française, notre race est, en quelque sorte, teintée de nuances italiote ou ibérique. La France, notre habitat géographique, si envié à cause de sa constitution physique, de sa fertilité, de l'harmonie et de la douceur de son climat, a eu le génie de rapprocher, d'amalgamer, de fusionner sans contrainte tous ces éléments ethniques pour n'en former qu'une nation solidement unifiée par les intérêts, les aspirations, les mœurs, l'idéal moral. Aucun d'eux n'a eu à subir, une fois installé en France, la persécution odieuse, l'oppression, le joug de la domination de voisins plus forts. Notre douce France les a tous accueillis dans ses bras, conquérant les esprits et les cœurs.

A chaque nouvel arrivage germanique il fallait, — on le conçoit sans peine, — plusieurs générations pour que l'habitat, ou si l'on aime mieux, le milieu, pût opérer le nivellement social et une assimilation complète. Voyez, à l'époque de César ; les peuples nouveaux venus sont moins avancés, plus barbares que leurs devanciers. Pour la même raison, c'est le choc et le contraste des races, après les invasions du Ve siècle, qui animent les récits de Grégoire de Tours ; la fusion n'est pas encore opérée ; au contraire, elle est complète dès le début de la période féodale, lorsque se forme l'Épopée carolingienne par les Chansons de Geste. Enfin, avec les premiers Capétiens, se développe le sentiment national, fruit, comme l'a si justement défini Maurice Barrès, d'une longue suite de générations, toutes dressées par les mêmes conditions de vie, et physiquement prédestinées à sentir les choses d'une certaine manière. Les morts lui ont créé une sorte d'automatisme moral.

Les Gaulois, déjà, étaient prompts à accueillir les étrangers et à leur faire place à leur foyer, Nous cherchons encore aujourd'hui à nous faire aimer ; d'autres ne cherchent qu'à se faire craindre. Des deux systèmes, le plus efficace et le plus honorable est, à coup sûr, le premier. Tout ce que la France conquiert lui reste librement et s'attache à elle. On ne voit point s'armer contre nous les carrefours des rues dans les villes, les buissons dans les campagnes.

En France, aucune de nos provinces n'a jamais été, comme on dit, impatiente du joug étranger. On l'a remarqué : l'Alsace que l'Allemagne s'est annexée, pour le prétexte qu'elle parle un dialecte alémanique, était la moins germanophile de toutes les provinces françaises.

A d'autres donc, les exterminations en masse ou l'oppression séculaire, qui laissent des traces sanglantes que rien n'efface et qui engendrent des haines éternelles chez les exilés ou chez les parias ! La France a gagné les âmes. Demandez aux Français de Lorraine et d'Alsace, aux Polonais de Posnanie, aux Serbes, aux Danois du Slesvig, ce qu'ils pensent du joug allemand, et où en est la germanisation par la contrainte, après deux ou trois siècles comme après 45 ans de domination brutale.

Rien n'est fait ; l'opprimé doit lutter toujours, ou disparaître. Même lorsqu'il veut flatter et être accueillant, le Teuton meurtrit la main qu'il presse.

Les populations rhénanes, formées du mélange de la race gauloise ou gallo-romaine avec un élément germanique considérable, représenté surtout par les Francs, bien que submergées au moyen âge et à l'époque moderne par de nouveaux éléments germaniques, n'ont jamais cessé de lutter contre les Germains ou les Allemands d'outre-Rhin. Lutte, à l'époque gauloise contre Arioviste et les Suèves ; lutte contre les Germains tout le long de l'Empire romain ; lutte, à l'époque franque, contre les Saxons et les Alamans. Le Rhin a toujours séparé deux mondes, suivant la remarque du prêtre Salvien, au Ve siècle.

A l'époque médiévale, la Lotharingie ou France de l'Est, après l'Austrasie, a lutté aussi contre l'Allemagne pour revendiquer son indépendance, ou à défaut de l'autonomie, pour se rattacher à la France de l'Ouest, et cette lutte se prolonge, sous différents aspects, jusque sous Charles le Téméraire. Puis, les princes rhénans, ecclésiastiques ou laïques, se rattachent au roi de France pour essayer d'échapper à la suzeraineté du Saint-Empire ; tous reçoivent des pensions de nos Rois.

Après la conquête de l'Alsace, c'est le protectorat avéré, reconnu, de la France sur toute la région rhénane, établi par la Ligue du Rhin, de Mazarin, en 1658 ; ce sont les régiments rhénans qui, jusqu'à la Révolution française, sont loyalement au service de la France. C'est enfin, après les conquêtes de la Révolution, l'annexion de tout le pays rhénan à la France, incorporation désirée et votée par tous les chefs de familles ; c'est leur enthousiasme pour Napoléon et leur inébranlable fidélité à l'Empereur. Ce sont les souvenirs de la France qui, après l'escamotage de nos provinces, aux traités de 1815, demeurent si ineffaçables qu'on en retrouve des traces encore en 1870.

Alors, après la grande catastrophe de l'année terrible, ce fut fini ; c'est vrai ! Les provinces rhénanes qui avaient tant exécré le Prussien, ce slavo-germain, et après 1815, l'avaient subi comme un dominateur étranger, se résignèrent ; puis, les nouvelles générations entraînées, trompées par les mensonges de l'éducation allemande, acceptèrent leur sort. Elles étaient englobées dans le nouvel Empire allemand qui leur donna, avec une prospérité commerciale et économique véritablement inouïes, un formidable afflux de Teutons, accourus en corbeaux avides de la rive droite du Rhin et des marécages de l'Elbe et de l'Oder. Dans ce pays de culture gallo-romaine et franque, la domination allemande est venue, suivant le mot de Maurice Barrès, mettre en danger la civilisation latine et notre esprit.

L'enseignement de l'école et la communauté de domination politique sur les deux rives du Rhin paraissent contrarier, à présent, l'action séculaire de l'habitat, mais ils ne sauraient l'étouffer toujours. Elle aura été retardée, ralentie, voilà tout ; elle est inéluctable, comme les lois de la nature et de la vie sociale.

Le cosmopolitisme des villes, la désertion des campagnes agricoles, l'instabilité de la population ouvrière, les usines, les ateliers, les mines, les établissements d'industrie, tous ces éléments qui se sont développés en de prodigieuses proportions dans le pays rhénan, en ont altéré le caractère local, traditionnel et naturel. Combien de temps faudra-t-il pour que les nouvelles générations, enfin assises, enracinées au sol et stabilisées, reçoivent de nouveau l'emprise de l'habitat, redeviennent ce qu'elles furent jadis ? Tôt ou tard la nature reprendra la plénitude de ses droits et marquera de l'empreinte lotharingienne, les populations rhénanes qui, malgré tout, même aujourd'hui, sont restées très distinctes de celles de la Germanie.

On voit dans quelles conditions se présente la question ethnique dans la Rhénanie. C'est l'habitat et les traditions locales, et non point le régime politique qui donnent leur originalité à l'Alsace haute et basse, à la Lorraine mosellane si différente de l'Alsace, à la Hollande, aux Flandres et maintiennent à chacune son type ethnique, de même qu'ailleurs ils conservent les types bourguignon, provençal, gascon, auvergnat, breton ou normand.

L'âme de l'Alsacien et du Lorrain annexés en 1871, est dépeinte en traits immortels dans les deux romans de Maurice Barrès, Colette Baudoche et Au service de l'Allemagne, où l'on voit agissante et pénétrante la vertu civilisatrice du génie français qui s'impose et s'insinue sans contrainte aux Allemands immigrés, comme jadis au Germain farouche.

Cette vertu de civilisateur latin, dit Barrès, que nous constatons, à travers les siècles, dans le fond des populations de la rive gauche du Rhin, cette puissance qu'elles ont pour latiniser, romaniser, franciser ceux qui viennent d'outre-Rhin se fixer au milieu d'elles, j'ai voulu la montrer agissante. J'ai voulu prouver que cette tâche de diffuser de la France à travers la Germanie était à la portée des plus simples gens, à la portée d'un jeune Alsacien que la loi appelle à servir sous les drapeaux ennemis, à la portée de la modeste petite fille qui force des étrangers à sentir sa grâce et sa dignité.

D'autres observateurs ont remarqué aussi qu'en Alsace, en Lorraine et dans toute la Rhénanie, le génie français a toujours subjugué le génie allemand et forcé ce dernier à s'incliner, comme le génie de Rome, plus forte et victorieuse, s'inclinait devant le génie d'Athènes vaincue. On dit que des Allemands immigrés en Alsace-Lorraine sont déjà sous le charme et deviennent lentement presque hostiles à la Germanie d'outre-Rhin. C'est toujours l'emprise de l'habitat. Il se pourrait bien, a écrit Jaurès, en analysant les caractères des personnages du célèbre roman de Barrès, il se pourrait bien qu'il y eût, de ce côté-ci du Rhin, des Colette qui ne veulent pas épouser des Asmus. Quand par force le mariage s'est accompli, M. Asmus, après s'être fait appeler quelque temps M. Asmus-Baudoche, s'est trouvé, un beau jour, Baudoche tout court, ne voulant plus rien savoir des Asmus.

Maurice Barrès a récemment livré à la publicité une lettre que Mistral aussi lui a écrite au sujet de son roman. Le grand poète provençal lui dit : Vous rendez si sympathiques le terroir et la race (de Metz) que le bon gros Allemand Frédéric Asmus est vaincu en peu de temps, et vaincu de façon si naturelle et si honnête qu'on regrette vraiment la maussaderie finale de la petite Colette. Étant donné que le germanisme finit toujours par se fondre dans la latinité,à preuve la fusion rapide des innombrables envahisseurs de l'Empire romain,il est certain que, par le seul effet des influences naturelles, les immigrés allemands sont destinés à faire des fils et petits-fils lorrains, et par eux la Lorraine reprendra son autonomie.

Ces justes et profondes observations ne s'appliquent pas seulement à l'Alsace-Lorraine ; elles posent sur ses véritables bases le problème social de l'assimilation des populations germaines de la rive gauche du Rhin dans toute son étendue. Une fois le Prussien refoulé sur la rive droite, les populations rhénanes, rendues à la libre action de leur habitat, retournant à leur tradition, à leur histoire tant de fois séculaire, retrouvant le germe de leur vie en remuant les cendres de leurs ancêtres gallo-romains et francs, se souviendront de leurs sympathies françaises ; elles se tourneront de nouveau spontanément vers la France, pareilles au voyageur ou à l'exilé qui, après une longue et lointaine absence, est heureux de retrouver la vieille maison familiale et des parents trop longtemps délaissés.

 

III

LA FRONTIÈRE LINGUISTIQUE.

 

Les Allemands, logiques quand c'est leur intérêt de l'être, ont remarqué que l'Alsace-Lorraine, et les autres contrées rhénanes sont des pays de langue allemande ; ceux d'entre eux qui poussent la logique jusqu'au bout, ajoutent que les langues hollandaise et flamande sont elles-mêmes des dialectes germaniques. Cela est vrai, et il faut reconnaître que le public, en général, est surtout impressionné par l'argument linguistique ; il a une tendance à considérer la langue comme le symbole de la nationalité, le témoin toujours vivant de son génie particulier. C'est en se rattachant à leur langue que des groupes ethniques qui ne jouissent plus de l'indépendance politique, continuent à affirmer leur vitalité, voire leur existence.

Si la communauté de langue crée un lien et une affinité réelle entre les populations, il est non moins certain que la différence de langage entre deux peuples voisins est ce que remarque avant toute autre chose, l'observateur qui ne veut voir que la surface et les apparences, les relations extérieures et actuelles. Cette diversité est une gêne, un dissociant ; elle cause un malaise, engendre des difficultés, des malentendus ; elle correspond parfois à une mentalité différente entre des peuples même unis par la politique. Malgré tout cela, c'est un fait devant lequel il faut s'incliner, que les frontières politiques des États ne coïncident pas avec les frontières linguistiques et que les traités internationaux qui, dans l'Europe moderne, ont fixé les limites des États, ne se sont guère préoccupés d'établir cette concordance.

Les étymologistes, linguistes ou philologues se font une singulière illusion sur la place qui est faite à leurs observations érudites dans la balance des intérêts et des considérations de toute sorte, politiques, économiques, commerciales, financières qui déterminent les traités diplomatiques. Dans leurs conquêtes, et leur politique d'annexions, les Allemands ont-ils jamais tenu compte de la question des langues ? Est-ce qu'on s'en est préoccupé aux traités de 1815 et de 1871 ?

On a vu, au cours de cet ouvrage que, bien souvent, si les frontières linguistiques ne concordent pas avec les frontières politiques, elles ne correspondent pas davantage avec les frontières ethniques. Les Gaulois, par exemple, ont abandonné leur langue pour adopter le latin, la langue d'une autre race. Plus tard, les barbares de l'époque mérovingienne firent comme les Gaulois ; pour les Francs, les uns gardèrent leur dialecte germanique, les autres, en plus grand nombre, adoptèrent le roman, dérivé du latin vulgaire.

L'histoire de l'antiquité et du moyen âge est remplie de phénomènes de ce genre. Le domaine des langues est essentiellement variable ; il s'étend ou se restreint sous l'influence de causes extérieures, politiques, économiques ou autres. Que de langues ont disparu, même parmi celles qui ont laissé des monuments écrits : le punique, le lycien, l'étrusque, le gaulois, etc.

Il y a donc des races qui parlent une autre langue que la leur ; des races différentes qui parlent une même langue et sont rapprochées sous le même régime politique. Impossible de poser en principe que la parité d'idiome indique la même origine ethnique ou que la dissemblance des langues correspond toujours à une différence de race et d'origine. Les indications que le public croit pouvoir recueillir sous ce rapport, par un examen superficiel, peuvent souvent être scientifiquement inexactes et l'induire en erreur. Il faut examiner chaque cas particulier et le contrôler historiquement.

Il est trop facile à un gouvernement, quand il le veut et qu'il a le temps pour auxiliaire, de transformer tout un pays, sous le rapport de la langue ; de lui imposer, par l'école, les tribunaux les relations administratives, un idiome qui n'est pas le sien ; il suffit même parfois tout bonnement, qu'une population soit sous l'influence de relations commerciales ou économiques pour qu'elle adopte une autre langue que la sienne propre : ce phénomène est fréquent dans les ports ; nous avons ainsi répandu le français en Syrie, en Égypte, dans nos colonies. En 1913, pendant la première guerre des Balkans, en Macédoine où les races sont mélangées à peu près comme elles l'étaient dans la Gaule mérovingienne, on vit, et l'on voit peut-être encore, au gré de la fortune des armes, des populations entières se déclarer bulgares et infliger à leurs noms propres des terminaisons en of. La guerre venant à favoriser les Serbes, immédiatement les Ternes individus donnaient à leur nom une terminaison en wich. Suivant les événements on assistait à la modification hâtive des noms sur les enseignes des boutiques. Les statistiques des gouvernements intéressés à démontrer que tel canton était peuplé de Bulgares ou de Serbes avaient ainsi des arguments onomastiques pour ranger le même individu dans l'une ou l'autre nation ; l'individu, n'envisageant que son intérêt, se faisait inscrire dans les deux camps. La plaque de l'enseigne de sa boutique avait deux faces, une serbe et une bulgare ; il n'avait qu'à la retourner, suivant le va-et-vient des armées belligérantes.

Mais prenons la langue française. On a publié des statistiques qui démontrent que les populations du canton de Bâle et de la vallée de Porentruy, qui avaient toujours parlé le français, ont, dans les quarante dernières années, presque totalement abandonné notre langue pour adopter l'allemand. Le changement s'est opéré par suite du recul de la frontière française et en raison du développement de l'influence commerciale et économique de l'Allemagne.

En Italie, toute la vallée de Suse parlait le français, il y a un demi-siècle. Les enfants actuellement, grâce à l'école, parlent exclusivement l'italien.

A Malmédy et dans les communes voisines, ainsi que dans le Luxembourg, les Allemands ont, depuis quarante ans, entrepris de bannir le français, l'ancienne langue du pays. Ils y sont. parvenus à peu près ; mais ce n'est pas sans protestation de la part de la population : Nous ne voulons pas être prussiens, chantaient, encore en 1912, les enfants du Luxembourg ; un député luxembourgeois déclarait, la même année, à la Chambre de ce pays : La civilisation française fait presque partie intégrante de la nôtre.... Nous avons emprunté à la France une grande partie de la façon dont nous concevons la vie.

En Alsace et en Lorraine annexée, la langue française, méthodiquement pourchassée, n'est plus parlée que dans quelques cantons.

Aujourd'hui, enfin, bien qu'ils n'occupent que momentanément la Belgique et quelques départements français, les Allemands se sont hâtés de faire venir des maîtres d'école pour enseigner l'allemand aux enfants des populations qu'ils considèrent déjà comme annexées à leur Empire. La langue est pour eux un instrument essentiel de propagande, le véhicule de leurs prétentions comme de leur mentalité. Mais on voit que cet instrument, qu'on nous présente comme étant la marque de la nationalité, est, en réalité, très mobile et à la discrétion du peuple qui opprime ou qui envahit soit par les armes, soit au point de vue économique.

Que si, prenant l'état actuel des choses et sans avoir égard à ces changements, les Allemands affichent la prétention d'englober dans leur Empire toutes les populations qui parlent allemand et même un dialecte germanique, en bonne logique, il faudrait annexer à la France tous les pays qui parlent le français, c'est-à-dire la moitié de la Belgique et du Luxembourg et même quelques cantons de la Prusse rhénane, la plus grande partie de la Lorraine annexée, la Suisse romande, la vallée d'Aoste. Que diraient les Allemands ; que diraient, avec raison, les Belges et les Suisses, si un congrès de diplomates ou si l'abus de la force imposait la domination française à tous les pays de langue française ? Ce serait une iniquité qui ruine par la base la théorie allemande. Mais cette logique toute simple n'est pas à la portée de l'entendement des Allemands, dès que leur envie de prendre est en jeu. Leur théorie ne s'applique que là où elle leur semble avantageuse. Leurs savants professent sans vergogne, et cela depuis bien longtemps, que la domination allemande doit s'étendre jusqu'où s'étend l'usage de la langue allemande : So weit die deutsche Zunege klingt. Avec Grimm, l'Allemagne est partout où le mot ia est employé. On vit ces savants, dans la seconde moitié du XIXe siècle, parcourir l'Alsace et la Lorraine en notant, avec une méthode et une patience méticuleuses, tous les villages ou quartiers de villages où l'on parlait le dialecte alsacien ; ils ont dressé des cartes géographiques dont le but inavoué était plus politique que géographique et scientifique.

Dès 1856, le professeur Nabert écrit[4] : C'est la mission des Allemands de soumettre à leurs lois ce vaste domaine du Rhin et de l'Escaut qui parle leur langue. Des géographes célèbres, comme Kiepert, ont soutenu la même thèse, surtout depuis Sadowa. Puis, dès que les succès militaires, inespérés, de 1870 eurent gonflé d'orgueil leurs narines, ils s'empressèrent de fouler aux pieds leur propre théorie et de la dépasser en s'annexant des contrées de langue française. Est-ce que la limite qu'ils nous imposèrent en 1871 suit la frontière linguistique de cette époque ? Sur aucun point du tracé de la frontière de 1871, le gouvernement allemand ne s'est préoccupé de la question des langues. Pour l'arrondissement de Belfort, une quantité de villages dans les cantons de Ferrette, de Dannemarie et de Fontaine ont été pris par les Allemands, bien qu'on y eût parlé toujours et exclusivement le français. Certains de ces villages ont été, depuis lors, perfidement affublés de noms allemands. De même, on parle ou l'on parlait encore exclusivement le français dans le canton alsacien de La Poutroie, dans les vallées de la Béhine, de la Baroche et dans une partie des vallées de Sainte-Marie-aux-Mines et de la Bruche[5]. Dans la Lorraine annexée, les deux tiers des habitants n'ont jamais parlé que le français. Les deux vallées supérieures de la Sarre, les cantons de Dieuze, Delme, Vic, Château-Salins sont du domaine français. La ville de Metz, la vieille ville gauloise, la capitale d'un royaume franc, si française de tradition, l'un des foyers de la langue romane, est devenue allemande aujourd'hui, tant l'immigration allemande et la coercition de l'autorité y ont été intenses depuis 45 ans. Au surplus, une langue ne se propage pas seulement géographiquement, par relation de voisinage, faisant pour ainsi dire tache d'huile comme une inondation ou la coulée de lave d'un volcan. Il arrive aussi qu'une langue se développe en quelque sorte par couches sociales : c'est le cas des langues nobles. Le latin, par exemple, s'est ainsi développé en Gaule, en particulier dans la Rhénanie. Ce sont les classes distinguées de la société qui parlaient le latin. De ces classes élevées, le parler latin est descendu dans les échoppes des artisans, dans le commerce et de là dans les régions populaires : il fut la langue de tous ceux qui tenaient à parler le beau langage. Ainsi en fut-il du français en Alsace, dans les derniers siècles. Il était universellement parlé dans la bonne société alsacienne, dans la noblesse, le clergé, la bourgeoisie. A Strasbourg, à Colmar, à Schlestadt, dans toutes les villes, les commerçants parlaient le français.

Cependant, la France n'a jamais rien fait pour imposer aux Alsaciens la langue française : nous l'avons déjà constaté, à son honneur. On considérait le dialecte alsacien comme un patois analogue à celui de nos autres provinces. En France, avant le milieu du XIXe siècle, on parlait picard, normand, flamand, breton, auvergnat, gascon, béarnais, basque, provençal, alsacien et tout le monde était français.

Napoléon, à qui l'un de ses officiers exprimait le regret d'entendre ses soldats alsaciens parler allemand, répondit : Laissez à ces braves gens leur dialecte natal ; ils sabrent toujours en Français[6]. D'ailleurs, le dialecte alsacien ressemble à l'allemand de Berlin à peu près comme le provençal ou le napolitain ressemblent à la langue du Tasse[7] !

Si la France n'a rien fait pour imposer la langue française en Alsace, ce n'est pas seulement qu'elle respectât, par principe, les dialectes de même que les Coutumes, usages, poids et mesures de nos provinces, c'est aussi parce que le français était partout, à Berlin, à Vienne, à Weimar, à Pétrograd, la langue des gens lettrés, de la diplomatie, des philosophes, des écrivains, des salons et de l'élégance ; c'était le beau langage. En 1783, l'Académie de Berlin mit au concours cette question : Qu'est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Rivarol répondit : C'est qu'elle est, de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine. Et Rivarol eut le prix[8].

Par les considérations qui précèdent, on peut apprécier la bourde grossière et malfaisante que commettent les érudits allemands et les sots de France qui leur font écho, lorsqu'ils répètent à l'envi : Après deux cents ans d'efforts persévérants, la France, en 1870, n'avait pas encore réussi à extirper de l'Alsace la langue allemande.

Mais à l'encontre du libéralisme français, les Allemands ont pris, depuis 45 ans, avec une brutalité dont nous avons tous été témoins, les mesures les plus rigoureuses pour expulser d'Alsace le français et tout ce qui pouvait rappeler la France. Ils ont forcé les habitants attachés aux souvenirs français à s'exiler ; ils ont banni le français des actes officiels, de l'école, des tribunaux, des écriteaux dans les rues ; ils ont frappé d'amendes ceux qui se servaient de notre langue ; ils sont allés jusqu'à falsifier les noms des localités.

Le procédé est aussi monstrueux qu'efficace. On expulse les habitants d'un pays, on les remplace par d'autres qui parlent une autre langue, et, le coup fait, on peut constater que, vingt ans après, tout au plus, la langue nouvelle est exclusivement parlée. Par l'article 2 du traité de Francfort, en 1871, les sujets français, originaires des territoires cédés, et domiciliés sur ces territoires, sont invités à partir ; bientôt on les expulsera. En même temps, on encourage l'immigration allemande, pour remplacer les indigènes exilés. De nouveaux villages exclusivement composés d'Allemands furent ainsi créés, ne parlant plus que l'allemand. Seulement, l'emprise de l'habitat est là qui guette les nouveaux venus, si bien que, dès à présent, on cite des immigrés en Alsace-Lorraine qui, déjà, se sont incorporés aux indigènes par mariages ou autrement ; et voilà qu'ils en adoptent les traditions, les usages et jusqu'à la répulsion instinctive pour les Schwobes, les Allemands de la rive droite.

C'est par l'école que le Gouvernement allemand a aussi cherché, depuis 1871, à chasser le français de l'Alsace-Lorraine. Pour agir plus efficacement, il envoyait dans les villages des maîtres et maîtresses d'écoles ne sachant pas un mot de français, même dans les bourgs de langue française ; on punissait les enfants qui, en dehors de l'école, étaient surpris disant oui au lien de ia, Monsieur au lieu de Mein Herr, etc. ; on récompensait ceux qui s'efforçaient de ne parler qu'allemand ; on interdisait les sermons et les prêches en français.

Or, les langues se désapprennent vite et se substituent les unes aux autres : nous en avons cité des exemples typiques. Dans le duché de Posen, l'allemand est maintenant la langue la plus répandue. Il est bien évident que si les Allemands ne s'étaient pas heurtés à une opposition irréductible en Alsace-Lorraine, ils eussent fait rapidement des pays de langue française qu'ils se sont annexés des pays de langue allemande. Mais ils rencontrèrent une résistance héroïque, comme en Pologne ; et défiant les châtiments, la montagne et la vallée retentissaient toujours des accents de la Marseillaise ou de refrains populaires comme celui-ci :

Vous avez pu germaniser la plaine,

Mais notre cœur, vous ne l'aurez jamais !

Un autre procédé du Gouvernement allemand consista à débaptiser les noms de lieux, à germaniser la plaine. Nous ne parlons pas seulement des villages ou lieux-dits à noms alsaciens, qu'un long usage avait, sans système préconçu ni contrainte, lentement altérés dans le sens de la francisation : pour ceux-là, l'Allemand est retourné brutalement à l'origine étymologique de ces noms, par un saut en arrière de plusieurs siècles. Mais des villages purement français et de langue française ont reçu, un beau jour, par mesure administrative, un nom allemand nouveau et inédit. On les compte par centaines. Ainsi, dans le comté de Ferrette : Levoncourt est affublé du nom de Luffendorf ; Courtivon est devenu Ottendorf ; dans la Haute-Alsace, Romagny s'appelle Willern ; Valdieu, Gottesthal ; Chavannes-sur-l'Étang, Schaffaat-am-Weicher ; Belmagny, Bernetzwitter ; Eteimbes, Welschensteinbach. Au nord de Münster, dans le canton de La Poutroye, où naguère encore l'allemand n'était ni parlé ni compris, tous les villages ont des noms travestis : Aubure est Altweier ; Fouchy, Grube ; Fouday, Urback, etc. De même, en Lorraine, où La Frimbole est devenu Lascimborm ; Lorquin, Lorchingen ; Thionville, Diedenhofen, etc. En avril 1916, — date toute fraîche, — un décret impérial a décidé que désormais des villages lorrains-français, Chambrey, Avricourt, Novéant, etc., s'appelleraient Kambrich, Elfringen, Neubourg. Faire de ce maquillage scandaleux un argument linguistique ou toponymique, est sans doute dans la tradition allemande, mais nous ne saurions l'admettre à discussion, même lorsque ces noms nouveaux seront passés dans les habitudes locales. La France a d'autres procédés et c'est sa gloire ; elle a toujours respecté la langue allemande ou ses dialectes, en Alsace et dans toute la Rhénanie ; elle saura persévérer dans la même voie libérale. Dans ces pays bilingues, le français redeviendra la langue noble, et cela suffit.

 

IV

CONCLUSION.

 

L'histoire est bonne conseillère de la politique ; elle est dans la vie des peuples, ce que l'expérience est dans la vie des individus ; ses enseignements, résumés dans le présent ouvrage, détiennent la solution des graves problèmes de frontières, soulevés par la guerre actuelle. Comment établir une paix durable, la paix définitive conquise par l'héroïsme de nos soldats, cimentée par leur sang qui ne peut avoir été versé en vain ? Comment l'imposer à notre ennemi, qui est bien l'ennemi héréditaire, celui-là, quand les annales de tous les siècles sont là, pour attester que cet ennemi viole ses engagements écrits, même les plus solennels, dès qu'il se croit assez fort ? Comment opposer au Prussien, le maître de l'Allemagne aujourd'hui, des principes de droit, puisque son passé dynastique démontre qu'il ne respecte rien, dès qu'il s'agit de satisfaire sa soif de conquête, son ambition de dominer, pour remplir la mission mondiale qu'il lui a plu de s'attribuer ?

Tels sont les faits, aujourd'hui comme au temps des Romains ou du grand Frédéric. Ils déconcertent, mais ils sont là, sous nos yeux, et nous devons en empêcher le renouvellement. Aurons-nous donc la naïveté de croire que des axiomes de philosophie ou des dogmes de 93 doivent suffire pour imposer un terme à l'ambition pangermaniste et que les Allemands, bien battus cette fois et bien corrigés, ne seront plus tentés de recommencer ? Raisonner ainsi, avec un peuple immense, à l'âme rancunière, aveuglément discipliné dans la main d'une aristocratie orgueilleuse, profondément humiliée et animée de l'esprit de haine et de vengeance, ces Ritter et ces Juncker faméliques, dont la guerre est toute la vie, c'est faire un calcul de dupes, c'est vouloir courir les chances de guerres nouvelles, c'est rêver. Plaçons-nous en face des faits de l'histoire et des événements tragiques qui se déroulent sous nos yeux. Nécessité fait loi. Nous voulons vivre tranquilles et nous assurer la paix dans la liberté.

Or, nous avons affaire au bloc allemand, créé par la Prusse, et qui s'est dressé contre nous. Il a voulu nous conquérir ; il s'est installé en Belgique, avec l'idée d'y rester. On le refoulera, on le dominera, on le diminuera militairement et économiquement, mais on ne le détruira ni en fait, ni surtout dans les aspirations des peuples germaniques.

Le progrès moderne, en toutes choses, tend aux vastes groupements et à la centralisation ; s'il est monstrueux de dire avec les Allemands, que les petites nations doivent disparaître, subjuguées par les grandes, il n'en est pas moins vrai que les petites barrières tombent les unes après les autres. Ce mouvement centralisateur d'aujourd'hui est la conséquence des puissants organes sociaux qui facilitent les communications et les rendent rapides : vapeur et électricité, chemins de fer, télégraphes, téléphones, automobiles, organisation du crédit et des banques, etc. Chaque État, chaque nation tend à son unité ; tout organisme social a son moteur central dans les capitales colossales : Paris, Berlin, Londres, New-York, etc. : c'est là que convergent les réseaux des chemins de fer et de tous ces rouages fantastiques, inconnus aux âges précédents. L'unité allemande sous l'hégémonie de la Prusse est rendue indissoluble par tous ces organes centralisateurs que les découvertes scientifiques ont mis au service de la vie publique et des gouvernements modernes. Il faut donc prendre son parti du bloc allemand centralisé à Berlin, qui a même absorbé l'Autriche et la Hongrie. Amoindri, il restera quand même dangereux. Si l'on parvient à le démembrer, à le morceler politiquement, comme il le fut sous Napoléon, rien ne nous garantit qu'il ne se reconstituera point à la première occasion, comme il le fit dès 1813. Il sera toujours une menace, en dépit de toutes les conventions écrites. Pour parer à ce danger qui restera permanent, quoi que nous fassions, un seul moyen s'offre à nous : il faut cantonner le bloc allemand chez lui, c'est-à-dire au delà du Rhin. Il faut, en outre, lui opposer le bloc occidental, abrité solidement derrière la grande tranchée du Rhin. Mais ce bloc occidental ne peut se constituer que si nous groupons autour de nous, les autres pays menacés, la Belgique, la. Hollande, la Suisse, le Luxembourg, la Rhénanie. Cette fédération s'impose au double point de vue militaire et économique.

En cas d'attaque allemande, — on aurait dit, jadis, en cas de nouvelle invasion germanique, — tous ces pays devront marcher ensemble pour couvrir le Rhin. Et si, par surcroît et comme on a tout lieu de l'espérer, nous avons l'alliance de l'Angleterre et de l'Italie, la paix sera assurée à l'Occident de l'Europe.

Il n'y a point d'autre solution durable et qui offre des garanties mieux assurées. Les petits États ne doivent pas disparaître ; leur indépendance est sacrée, intangible. Mais les Allemands, par leur façon de comprendre la guerre et de fouler aux pieds les engagements écrits, ont créé un état de choses nouveau en Europe. Les petits États de la rive gauche du Rhin doivent comprendre qu'il leur faut, désormais et de toute nécessité, se grouper autour du grand pays, leur voisin et, leur protecteur naturel, puisqu'il est avéré que la lettre des traités qui garantissaient leur neutralité, court le risque de n'être pas respectée par l'Allemagne.

Est-il tolérable que notre sécurité soit à la merci d'une réponse, — oui ou non, — de la Hollande, de la Suisse ou de la Belgique, lorsqu'il plaira aux armées allemandes de leur demander libre passage pour nous envahir ? La création de petits États-tampons ne suffit plus. Il faut une alliance étroite et défensive, eu vertu de laquelle les armées de ces États marcheront avec les nôtres. Cet état de choses sera, au point de vue militaire, analogue à celui que l'Allemagne elle-même a organisé contre nous.

Il n'est point admissible, non plus, que nous nous exposions à voir de nouveau l'Allemagne se servir de ces petits pays neutres comme de greniers d'abondance, ce qui lui permet de prolonger indéfiniment une guerre qui, sans notre respect des traités de neutralité, serait terminée à notre avantage depuis longtemps. L'Allemagne bénéficie ainsi de son audace et de son absence de scrupules. Pour toutes ces raisons, les États de l'Europe situés sur la rive gauche du Rhin doivent être solidaires les uns des autres. Leur union fédérative est une nécessité. Que les politiques et les diplomates en trouvent la formule !

Quant au sort particulier de l'Alsace-Lorraine, du Luxembourg, du Palatinat bavarois, de la Hesse rhénane et de la Prusse rhénane, il y a lieu, croyons-nous, d'établir des distinctions. Le respect de la liberté des populations doit être combiné de manière à ne pas nuire aux garanties d'ordre militaire que nous sommes obligés de prendre pour assurer notre sécurité.

D'abord, la question ne se pose point et ne saurait se poser pour l'Alsace-Lorraine, même au point de vue du droit international. Le traité de Francfort de 1871 ayant été déchiré par les Allemands, n'existe plus pour personne. Nous retournerons à l'état de choses antérieur au traité, et cela avec d'autant plus de raisons que les Alsaciens-Lorrains ont toujours protesté contre leur annexion à l'Allemagne, et que le Reichstag a repoussé brutalement, en 1874, la proposition des députés d'Alsace-Lorraine de faire sanctionner l'annexion par un plébiscite, comme la France l'avait fait pour Nice et la Savoie.

Mais pour les autres pays rhénans, il en va tout autrement. Il est bien évident qu'on ne peut les laisser sous la domination de l'État allemand qui a son siège à Berlin. Toute cette histoire le prouve : ce n'est pas le traité de Francfort de 1871 qu'il faut réviser, ce sont les traités de 1815, contre lesquels la France a toujours protesté et d'où sont sorties toutes les calamités dont l'Europe occidentale a souffert depuis un siècle.

Au regard de l'histoire, nous avons des droits sur ce pays devenu allemand : ces droits sont constants, depuis les origines les plus reculées jusqu'en 1815. L'État prussien de Berlin n'y a été introduit qu'à partir de cette date. Après avoir été, de longs siècles, dans la clientèle française, les Allemands de la rive gauche du Rhin ont été français et ont voulu l'être.

Néanmoins, aujourd'hui on ne peut les annexer malgré eux. Mais, l'occupation militaire des forteresses et la garde du Rhin ne sont pas l'annexion. On rencontre des gens, de sens réfléchi, qui disent : Vous reprochez aux Allemands de s'être annexé par abus de la force l'Alsace-Lorraine, et voilà que vous proposez d'en faire autant, en annexant à la France des pays qui, sans doute, ont fait partie de la Gaule romaine, ont formé la France de l'Est, la France lotharingienne et ont été plus récemment des départements français, mais, qui aujourd'hui, sont allemands de mœurs, de langage et de volonté. C'est donc à votre avantage, cette fois, la loi du plus fort ; ce sera ainsi, toujours à recommencer, dans un sens ou dans l'autre. Et puis, croyez-vous qu'il soit sans inconvénients graves et multiples, pour la France, d'attacher à son flanc ce pays allemand qui sera pour elle ce que fut l'Alsace-Lorraine ou la Pologne pour l'Empire allemand, la Serbie pour l'Autriche ? une gêne, un embarras, un danger, une cause de guerre dans l'avenir. Les pages qui précèdent ont déjà répondu à ces objections spécieuses. Si la France est fidèle à sa tradition, tout en étant obligée d'occuper les forteresses du Rhin pour assurer sa sécurité, elle ne s'annexera point les populations rhénanes par la force ; contrairement au système prussien, elle ne persécutera personne, ni pour la langue, ni pour la religion, ni pour les usages, les mœurs et les institutions.

Souvenons-nous que déjà, sous l'ancienne monarchie, des garnisons françaises étaient installées dans un bon nombre des forteresses des Électorats rhénans. C'est d'après le même principe que, par précaution contre la France, des garnisons prussiennes et autrichiennes furent placées, après 1815, à Landau, à Mayence, à Luxembourg. Ce régime de protection et de sauvegarde militaire peut fort bien être appliqué par la France encore aujourd'hui. La France n'a donc qu'à s'inspirer de son passé et à se rappeler que la Rhénanie a été, de toute antiquité jusqu'en 1815, sous son protectorat moral ou effectif ; qu'elle a gravité dans son orbite et s'en est bien trouvée. Voilà la solution rhénane de demain.

Sans doute, il faut prévoir aussi les sanctions de la terrible guerre que l'Allemagne a déchaînée sur l'Europe. Il faut bien que les frais de la guerre soient payés ; que les vols, dilapidations, destructions, incendies, forfaits de toute nature commis en France et en Belgique par les armées allemandes, soient punis. Les crimes collectifs et nationaux appellent un châtiment, aussi bien que les crimes individuels. Il est donc probable que, pour s'indemniser des frais de guerre et comme sanction morale, la France sera dans la nécessité de se substituer à l'État prussien dans tout le domaine public, de soumettre à un régime particulier l'exploitation des chemins de fer, des canaux, des mines de fer, de houille, de soude, les grandes entreprises industrielles, et tout particulièrement la navigation du Rhin.

Quant aux habitants, nulle contrainte ne sera exercée sur eux. Contrairement au régime allemand en Alsace-Lorraine, on ne cherchera point à les annexer contre leur volonté. Le régime du protectorat français s'efforcera de concilier les nécessités de notre sécurité avec le respect des personnes et de leurs biens. Les habitants, libres de leur régime politique et municipal, de leur administration, de leur langue, de leurs usages, seront à peu près dans la situation où se trouvaient les cités de la Gaule sous la domination romaine, ou les anciennes provinces de la monarchie française avec leurs particularités régionales. Et plus tard, un jour viendra où les habitants du pays rhénan se souviendront que leurs ancêtres ont été Français, qu'ils ont voulu l'être, et qu'on ne leur a enlevé que malgré eux cette qualité de Français. Ils voudront être, à leur tour, les Allemands de France, comme on les appelait sous Napoléon. Ils demanderont à devenir eux-mêmes citoyens français, comme le demandèrent jadis Gœthe et Schiller. Ils invoqueront, à l'appui de leurs vœux, les noms de leurs grands-pères inscrits sur les listes de votes de 1797 et dans les registres municipaux du temps du régime français. L'influence de leur habitat, de leur vieux sang gallo-romain et franc viendra en quelque sorte au-devant de nous ; le pays rhénan, suivant l'expression de Charles Maurras, exprimera toutes ses virtualités de développement français ; notre esprit libéral et généreux fera le reste : plus que jamais le Rhin séparera deux mondes.

Et alors, la France, toute la France, des Pyrénées au Rhin, avec sa mosaïque de populations aux origines variées, reprendra sa mission de civilisation latine, de paix, de liberté, de progrès démocratique dans le travail fécond. Pacifiée, elle pourra être pacifiste.

Des historiens qui ne seront pas seulement de patients accumulateurs de matériaux et des fabricants d'utiles encyclopédies, écriront avec émotion l'histoire de la grande œuvre accomplie par nos armées de 1914 à 1917. Des poètes trouveront des accents immortels pour célébrer nos valeureux soldats. Quel Homère pourra chanter une pareille Épopée ! Quel génie pourra s'élever jusqu'à la hauteur de l'héroïsme de nos enfants et dire combien de vies auront été offertes en sacrifice volontaire, que de sang et de larmes il a fallu répandre pour arroser les lauriers de notre Victoire et sauver la Patrie !

A la voix de nos généraux sublimes, que de soldats obscurs et sans nom sont tombés pour la France, face aux Barbares, sans qu'une mère, une épouse, des enfants sachent seulement où retrouver leur tombe ! C'est à ces humbles que je dédie les pages qui précèdent. Leur sacrifice anonyme est le plus beau, le plus pur. Il ne s'y est mêlé aucun calcul, nul espoir de renommée ou même de récompense. Salut, ô martyrs ! salut, peuple français, capable d'enfanter de tels héros, et d'accomplir de tels prodiges pour la liberté de la France et du monde !

 

FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Écho de Paris, du 20 février 1915.

[2] Voyez ÉDOUARD DRIAULT, la France et la guerre, p. 67.

[3] A. DE QUATREFAGES, la Race prussienne, p. 4.

[4] Cité par CHR. PFISTER, la Limite de la langue française et de la langue allemande en Alsace-Lorraine (1890, in-8°).

[5] Voir C. PFISTER, la Limite de la langue française et de la langue allemande en Alsace-Lorraine

[6] CH. GRAD, l'Alsace, p. 529.

[7] EDMOND ABOUT, l'Alsace, p. 44.

[8] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution, t. I, p. 152 ; Cf. RIVAROL, Discours sur l'universalité de la langue française.