LE RHIN DANS L'HISTOIRE

LES FRANCS DE L'EST : FRANÇAIS ET ALLEMANDS

 

CHAPITRE X. — LA QUESTION RHÉNANE DE 1815 A 1871.

 

 

I

SOUS LA RESTAURATION. - CHATEAUBRIAND.

 

Avant le Congrès de Vienne, jamais ce qu'on appelle le concert européen n'avait accompli une œuvre aussi pleine de haine et d'incohérence. Les Prussiens y menèrent le chœur des corbeaux avides ; on n'y eut qu'une pensée, on n'y poursuivit qu'un but : dépecer la France et en partager les dépouilles. A aucun moment, les négociateurs, imbus des idées d'un autre âge, ne songèrent à consulter les populations sur leur propre sort, comme l'avait fait la France révolutionnaire. Pas un des représentants des Puissances ne fit cette motion d'équité et de morale humaine ; on dispose des peuples, comme dans l'antiquité, d'un troupeau d'esclaves, ou au moyen âge, d'une terre féodale avec ses serfs, suivant les convoitises de ceux qu'on appelait les principions allemands.

Ceux-ci, libres enfin de donner cours à leurs instincts de convoitise, montrèrent qu'ils restaient bien toujours les Barbares. La bassesse de leurs intrigues est à l'unisson de leur appétit sans retenue. Comme jadis le partage du butin, la distribution des provinces volées donne lieu aux plus vils marchandages. Il fallut longtemps, pour régler tous les détails du brigandage diplomatique. De nouvelles conférences eurent lieu à Aix-la-Chapelle en 1818, enfin à Vérone en 1822, où Chateaubriand fut le plénipotentiaire français. Au Congrès de Vérone, raconte-t-il, on revit tous les diplomates, tous les principicules allemands et jusqu'à Marie-Louise, fort gaie : L'univers s'étant chargé de se souvenir de Napoléon, elle n'avait plus la peine d'y songer. Elle eut sa part, bien médiocre, dans ce lotissement de l'Italie et de la France rhénane, que les principions s'adjugent comme des lopins de terre dans un bien familial. On donne des peuples aux princes, remarque Victor Hugo, et des princes aux peuples, parfois sans regarder les voisinages, presque toujours sans consulter l'histoire, le passé, les nationalités, les amours propres.

De ces procédés renouvelés de la féodalité allemande ou des temps mérovingiens, il ne pouvait sortir qu'un malaise général, des protestations, des sursauts de colère, des guerres longues et acharnées. Jamais, écrit Joseph de Maistre dès 1815, les nations n'ont été plus méprisées, foulées aux pieds d'une manière plus irritante pour elles. C'est une semence éternelle de guerre et de haines, tant qu'il y aura une conscience parmi les hommes. (Lettre du 29 mars 1815.)

Vers la même époque, à l'autre extrémité de l'horizon politique, le poète populaire Béranger s'adresse aux peuples mutilés et asservis :

Des potentats, dans vos cités en flammes,

Osent, du bout de leur sceptre insolent,

Marquer, compter et recompter les âmes,

Que leur adjuge un triomphe sanglant.

Faibles troupeaux, vous passez sans défense,

D'un joug pesant sous un joug inhumain.

Peuples, formez une sainte Alliance

Et donnez-vous la main.

En France désormais, le sentiment national ne cessera de protester contre les traités de 1815, gigantesque piraterie germanique sanctionnée par des diplomates à gages. On l'a dit : de semblables traités n'obligent les peuples qu'ils mutilent qu'aussi longtemps que ces peuples se sentent impuissants à les déchirer. Les Allemands de la rive droite du Rhin avaient le droit de reprendre leur liberté s'ils trouvaient trop pesant le joug de Napoléon, et de choisir un autre Protecteur à leur Confédération ; mais rien n'autorisait les Prussiens à s'installer en conquérants et par la force, en France, sur la rive gauche du Rhin, la Francia rhenana, comme on disait au moyen âge. C'était, dit Victor Hugo, faire brèche à la France, à la vraie France qui est rhénane comme elle est méditerranéenne... C'était poster une avant-garde étrangère à cinq journées de Paris. Victor Hugo revient, à maintes reprises, sur ce chef-d'œuvre de ruse, sur ce ferment de discorde que furent le traité de Vienne et ses annexes. Les rois, écrit-il en 1838, ne se sont dit qu'une chose : Partageons. Voici la robe de Joseph, déchirons-la, et que chacun garde ce qui lui restera aux mains. Ces pièces sont aujourd'hui cousues au bas de chaque État ; on peut les voir. Jamais loques plus bizarrement déchiquetées n'ont traîné sur une mappemonde. Jamais haillons ajustés bout à bout par la politique humaine n'ont caché et travesti plus étrangement les éternels et divins compartiments des fleuves, des mers et des montagnes.

Et le poète s'indigne contre ce Congrès qui a, pour ainsi dire, jeté un défi à l'histoire, à la tradition, à la géographie, à tout ce qui constitue l'entité des nations ! Chose remarquable, on distribuait des peuples et l'on ne songeait pas aux peuples. On s'agrandissait, on s'arrondissait, on s'étendait, voilà tout. Chacun payait ses dettes avec un peu de la France. On faisait des concessions viagères et des concessions à réméré. On s'accommodait entre soi. Tel prince demandait des arrhes : on lui donnait une ville ; tel autre réclamait un appoint : on lui jetait un village.

Et cependant, le Prussien insatiable a considéré le traité du 20 novembre 1815 comme un échec, une trahison de ses alliés, l'avortement de son projet de démembrement de la France, cette autre Pologne ! Dans les journaux de Berlin, quel déchaînement de colères, quel étalage de rêves déçus, de vengeance inassouvie contre nous, l'ennemi héréditaire ! Et depuis lors, cette frénésie d'hallucinés ne s'est jamais apaisée ; elle ne paraîtra s'endormir, par périodes, que pour se réveiller, toujours plus âpre et plus agressive, dans les crises de 1840, de 1870, de 1914.

En attendant que nous en constations les nouveaux accès, parcourons à vol d'oiseau notre frontière, de l'Océan du Nord à la Suisse, et voyons quels étaient désormais nos voisins.

La Belgique et la principauté de Liège furent annexées, malgré elles, à la Hollande pour former le royaume des Pays-Bas. Le roi Guillaume d'Orange-Nassau fut institué le gardien de la ligne renforcée des places de la Barrière. S'inquiéta-t-on, en cet arrangement, des différences de race, de langue, de religion, de mœurs et d'intérêts qui avaient toujours divisé les Belges et les Hollandais ? Quelle ironie ! Ce qui importait, c'était qu'Anvers et les forteresses de la Barrière n'appartinssent plus à la France.

Toute notre frontière, en dents de scie ébréchée, de la Meuse à Strasbourg, fut bordée, non plus, comme sous la Monarchie, par une suite de petits États qui formaient notre clientèle et ne pouvaient, en aucun cas, nous causer de sérieuses inquiétudes, mais par une Puissance nouvelle, la Confédération germanique, à cheval sur le Rhin, cette fois dirigée directement contre nous et hérissée de forteresses.

Sur l'initiative de l'empereur Alexandre, il avait été question, au Congrès de Vienne, de donner-la Saxe au roi de Prusse et de créer pour le roi de Saxe un royaume sur la rive gauche du Rhin. Les Prussiens acceptaient cette combinaison qui donnait, en Allemagne, plus d'homogénéité à la Prusse. Et par là, on juge du peu de cas que ces mêmes Prussiens faisaient de ce qui allait devenir la Prusse rhénane ; on voit combien peu ils étaient attachés au pays rhénan : ils en maquignonnent. Talleyrand s'opposa à la réussite du projet de l'empereur Alexandre, et en cela, cet homme pervers et néfaste fut encore une fois funeste à la France. C'est Talleyrand qui fit de la Prusse notre voisine immédiate, tandis qu'à tout prendre, un État tampon comme celui qu'on projetait de créer pour le roi de Saxe eut, du moins, gardé ses sympathies françaises et évité les contacts immédiats et, par conséquent, les conflits directs entre la France et la Prusse.

A cette combinaison on substitua la création de la province du Bas-Rhin qui fut donnée à la Prusse et qu'on appela, par une singulière métathèse géographique, la Prusse rhénane. Cette province, qui ne fut organisée qu'en 1824, comprit les pays de la rive gauche du Rhin, depuis Sarrelouis, Trèves, Creusnach jusqu'à Aix-la-Chapelle, Crefeld et Clèves, auxquels on adjoignit un certain nombre de cantons sur la rive droite du fleuve, pour en bien solidariser et germaniser les deux rives. Elle était séparée de la Prusse par la Westphalie, le Hanovre et la Hesse : bizarre combinaison géographique, qui faisait dire que le roi de Prusse ne pouvait aller chez lui sans en sortir. C'est en dominateurs détestés et, à coup sûr, plus étrangers que les Français, que les Prussiens s'installèrent pour la première fois, à notre place, à Coblence, Bonn, Cologne et Wesel, Trèves et Sarrelouis.

Foulant aux pieds les souvenirs historiques de Mayence, le Congrès de Vienne fit cadeau de cette belle ville au grand-duc de Hesse-Darmstadt ; pour la consoler de cette déchéance, sans doute, on l'éleva au rang de forteresse fédérale, ce qui lui infligea l'humiliation d'avoir une double garnison prussienne et autrichienne. De telle sorte qu'à Mayence, comme l'écrit Victor Hugo, en 1838, personne n'est chez soi. M. le grand-duc de Hesse n'y règne que de nom. Sur sa forteresse de Cassel il peut lire : cura Confederations conditum ; et il peut voir un soldat blanc et un soldat bleu, c'est-à-dire l'Autriche et la Prusse, se promener nuit et jour, l'arme au bras, devant sa forteresse de Mayence. La Prusse ni l'Autriche n'y sont pas non plus chez elles ; elles se gênent et se coudoient...

Le grand-duc de Hesse-Darmstadt fut encore gratifié du bout septentrional des Vosges, c'est-à-dire d'une partie de notre département du Mont-Tonnerre, comprenant 163.400 habitants. Puis vient dans ce dépècement arbitraire, le Palatinat bavarois ou Bavière rhénane, séparée aussi du royaume de Bavière par le grand-duché de Bade. Cette Bavière rhénane a été accrue de la forteresse alsacienne de Landau qu'on ne voulait pas laisser à la France, et aussi de quelques anneaux de la chaîne des Vosges, 26 lieues de long sur 21 de large, 517.080 âmes, trois morceaux de nos trois départements de la Sarre, du Bas-Rhin et du Mont-Tonnerre.

Les vicissitudes du Luxembourg sont plus singulières encore. On l'ampute, pour les donner à la Prusse, des cantons de Saint-Vith, Stavelot, Malmédy, où l'on parle exclusivement français. La Convention du 3 mai 1815 en fait un grand-duché dont on gratifie le roi des Pays-Bas, mais en même temps, la forteresse même est déclarée fédérale et les Prussiens se sont chargés d'y mettre un gouverneur et d'y tenir garnison, bien entendu sans porter atteinte, déclare le traité du 8 novembre 1816, au droit de souveraineté de la Hollande. La Prusse tentaculaire est habile à s'insinuer et à s'installer chez les autres, ce qui ne l'empêche point de prétendre qu'elle n'a pas sa part.

Que dire, à présent, des indemnités pécuniaires que se font allouer sur la contribution de guerre imposée ù la France, tous les principicules qui font figure de mendiants à la porte de nos églises ? ni dignité, ni mesure ; l'Allemand ne connaît point ces nuances. Une somme de 137 millions et demi est consacrée à garantir la tranquillité des pays limitrophes de la France par la fortification de quelques points qui sont les plus menacés.

Ainsi, l'Europe peut désormais dormir ; sous l'œil vigilant de la Prusse, le Rhin sera bien gardé.

Mais les rois, les principions, les Ritter et les Junker ne sont pas toute l'Allemagne ; la bourgeoisie des villes et le peuple des campagnes, dans le pays rhénan, ne font nullement chorus avec eux. Bien longtemps, en Rhénanie comme en Belgique, on regrettera la France. Ce n'étaient pas seulement les vieux soldats que Napoléon avait enchaînés à son char de gloire, c'étaient toutes les classes de la population, allemande de langue, lorraine de cœur et de traditions. A la fin de l'époque impériale, quoique fatiguée comme le reste de la France, ses murmures contre l'Oppresseur furent moins acerbes que dans beaucoup de nos autres provinces. La statistique établit que, dans les dernières levées de conscrits décrétées par le gouvernement impérial, le nombre des réfractaires fut moins grand dans les départements rhénans que dans la plupart des autres. En 1813, après que les Alliés se furent emparés de Mayence, il n'y eut que 250 réfractaires pour tout le reste du département du Mont-Tonnerre[1]. La France rhénane communiait de cœur et d'esprit avec l'ancienne France, et son originalité germanique formait un contraste peut-être moins heurté que l'originalité bretonne, basque, languedocienne ou flamande.

Tout le monde, sous la Restauration, croyait que la singulière situation politique faite à cette région était provisoire et ne durerait point, et comme on y détestait le Prussien au moins autant qu'en Alsace, tous les espoirs se tournaient du côté de la France ; le populaire même était persuadé que Napoléon allait de nouveau revenir. En 1819, Béranger s'adressant à la France chante :

Le Rhin aux bords ravis à ta puissance

Porte à regret le tribut de ses eaux ;

Il crie au fond de ses roseaux :

Honneur aux enfants de France !

Et dans sa chanson du Vieux Sergent :

Qui nous rendra, dit cet homme héroïque,

Aux bords du Rhin, à Jemmape, à Fleurus

Ces paysans, fils de la République,

Sur la frontière, à sa voix accourus ?

Pieds nus, sans pain, sourds aux lâches alarmes,

Tous à la gloire allaient du même pas,

Le Rhin, lui seul, peut retremper nos armes !

Chateaubriand, ministre en 1823, au moment de l'intervention en Espagne, parla de la nécessité pour la France, de reprendre son rang politique et militaire :

Alors, raconte-t-il, dans le Cabinet ou sous la tente, nous étions à même de faire modifier, de gré ou de force, les odieux traitée de Vienne, de rétablir l'équilibre rompu entre nous et les grandes Puissances. La faute immense du Congrès de Vienne est d'avoir mis un pays militaire comme la France dans un état forcé d'hostilité avec les peuples riverains.

L'Angleterre a conservé presque toutes les conquêtes qu'elle a faites dans les colonies des trois parties du inonde pendant la guerre de la Révolution. En Europe, elle s'est nantie de Malte et des îles Ioniennes ; il n'y a pas jusqu'à son Électorat de Hanovre qu'elle n'ait enflé en royaume et bourré de quelques seigneuries. L'Autriche a augmenté ses possessions d'un tiers de la Pologne, des rognures de la Bavière, d'une partie de la Dalmatie et de l'Italie... La Prusse s'est agrandie du duché ou palatinat de Posen, d'un fragment de la Saxe et des principaux cercles du Rhin. ; son poste avancé est sur notre ancien territoire. La Russie a recouvré la Finlande et s'est établie sur les bords de la Vistule. Et nous, qu'avons-nous gagné à ces arrangements ? Nous avons été dépouillés de nos colonies ; notre vieux sol mine n'a pas été respecté : Landau, détaché de la France, Huningue rasé, ouvrent une large brèche dans nos frontières. Un combat malheureux à nos armes suffirait pour amener l'ennemi sous les murs de Paris. Paris tombé, l'expérience a prouvé que la France tombe.

Ainsi, il est vrai de dire que notre indépendance nationale est livrée à la chance d'une seule bataille et à une guerre de huit jours. Le partage jaloux et imprudent du Congrès de Vienne nous obligerait, dans un temps donné, à transporter notre capitale de l'autre côté de la Loire[2]...

Chateaubriand était clairvoyant et pressentait les dangers de l'avenir. Devenu belliqueux après notre intervention en Espagne et la prise du Trocadéro, le 31 août 1823, où nos armes brillèrent d'un nouvel éclat, il s'écrie : Avec de pareilles troupes on s'étonne que la France s'obstine à demeurer telle que Waterloo l'a faite.

Informés de tels propos, les Prussiens prirent peur et se mirent à redouter une revanche de la part des Français. Le duc de Rovigo, ambassadeur de France à Berlin, fit alors remarquer leur stupéfaction et leur changement d'attitude. D'arrogants, ils étaient devenus tout à coup respectueux, déférents, apeurés. Et d'autre part, Rovigo, raconte Chateaubriand[3], mande que les provinces rhénanes étouffaient leur joie en silence, et croyaient que le canon de la Bidassoa avait résonné pour leur délivrance ; que Mayence était sans garnison, sans approvisionnements et prêt à être évacué : tout vit, là, disait-il, en attendant. La France redevint glorieuse en Espagne ; c'est sur le Rhin qu'elle redeviendra forte.

Chateaubriand triomphait ; il proclame bruyamment son aversion pour le traité de Vienne. Le désir, dit-il, de rendre à la France ses frontières ne nous quittait plus. L'empereur de Russie nous écoutait ; nous avons dit sur quoi nos espérances étaient fondées. Mais le gouvernement était inféodé à la Sainte-Alliance, et ne sut point profiter diplomatiquement de l'occasion : t'eût été, pourtant, le moyen de conquérir la popularité dont il avait tant besoin. Chateaubriand dut quitter le pouvoir : il ne fut pas compris, ni suivi : Comme l'astrologue, dit-il, nous regardions le ciel et nous tombâmes dans un puits. Il ne prit pas facilement son parti de l'échec de son plan de revanche et, plus tard, il récrimine non sans une amertume patriotique : A l'époque de la guerre d'Espagne en 1823, écrit-il[4], nous n'aurions pas manqué d'aide pour un agrandissement réclamé dans l'intérêt du nouvel équilibre européen : Alexandre avait toujours cru qu'on nous avait trop dépouillés ; serrée entre lui et nous, l'Europe germanique ne pouvait résister à de justes réclamations.

Lorsque le grand écrivain eut été nommé ambassadeur à Rome, en 1828, il rédigea pour le ministre La Ferronnays, un Mémoire où on lit : J'ai fait voir assez que l'alliance de la France avec l'Angleterre et l'Autriche, contre la Russie, est une alliance de dupe, où nous ne trouverions que la perte de notre sang et de nos trésors. L'alliance de la Russie, au contraire, nous mettrait à même d'obtenir des établissements dans l'Archipel, et de reculer nos frontières jusqu'aux bords du Rhin. Et Chateaubriand prétend qu'alors on pouvait dire au czar : Si vous voulez aller à Constantinople... nous, nous voulons avoir la ligne du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Cologne. Telles sont nos justes prétentions. La Russie a un intérêt,votre frère Alexandre l'a dit,à ce que la France soit forte... Voilà ce qu'on peut dire à Nicolas. Jamais l'Autriche, jamais l'Angleterre ne nous donneront la limite du Rhin pour prix de notre alliance avec elles ; or, c'est pourtant là que, tôt ou tard, là France doit placer ses frontières, tant pour son honneur que pour sa sûreté[5].

Ainsi, Chateaubriand reprend le projet de l'alliance russe telle que Napoléon l'avait réalisée au traité de Tilsitt en 1807, et qui fut si déplorablement abandonnée en 1809, après Wagram, pour l'alliance autrichienne et le mariage allemand.

En 1829, à la fin de la Restauration, sous le ministère de Polignac, la Russie, elle-même, prit l'initiative de suggérer au gouvernement français un agrandissement de territoire, en compensation des avantages que la guerre contre la Turquie venait de lui procurer, à elle-même. En réponse à ces avances, deux opinions se formèrent. Les uns, avec Chateaubriand, pensèrent que l'occasion était venue de réclamer la rive gauche du Rhin. C'est là, dit Chateaubriand dans un Mémoire adressé au Roi, que tôt ou tard la France doit poser ses frontières, tant pour son honneur que pour sa sûreté. Les guerres de Napoléon ont divulgué un fatal secret, c'est qu'on peut arriver en quelques jours de marche à Paris, après une affaire heureuse ; c'est que ce même Paris est beaucoup trop près de la frontière. La capitale de la France ne sera à l'abri que quand nous posséderons la rive gauche du Rhin. Le général Sébastiani disait, en janvier 1829 à lord Palmerston : Savez-vous le moyen pour l'Angleterre d'acquérir l'amitié des Français ? La rive gauche du Rhin.

L'autre parti auquel se rallia Polignac préféra l'agrandissement de la France par la Belgique, parce que ce pays nous appelait de tous ses vœux et qu'il était tout frémissant du joug hollandais. Comme au XVIe siècle, il suffisait d'un signal pour y faire éclater l'insurrection et pour que nos bataillons y fussent reçus avec transport. La note lue par Polignac au Conseil des Ministres concluait :

L'acquisition des provinces rhénanes nous donnerait une position toute menaçante et agressive envers l'Allemagne. L'Allemagne sentirait sa liberté et son indépendance menacées, et nous réunirions de nouveau contre nous, et la Prusse et l'Autriche, et toutes les puissances secondaires qui, pendant près de deux siècles, avant les jours sanglants de la Révolution, s'étaient accoutumées à voir dans la France une Puissance protectrice, gardienne de leur indépendance et de leur liberté : ce sentiment commence à renaître chez la plupart d'entre elles, et nous ne saurions trop le ménager. Si donc nous demandons la Belgique, nous pouvons avoir favorables à nos vœux, la Russie, la Prusse et toute l'Allemagne. Si nous demandons les provinces rhénanes, nous rencontrons une opposition invincible dans la Prusse, dans l'Allemagne entière, dans l'Autriche et dans la Russie elle-même, qui ne se trouve plus intéressée à soutenir nos prétentions ; car, ce n'est que contre l'Angleterre que la Russie désire nous renforcer[6].

La question était palpitante ; elle tint le Conseil en suspens pendant plusieurs semaines. Des représentants autorisés de la Belgique intervinrent et firent pencher la balance en faveur de leur pays. Le 4 septembre 1829, il fut décidé que ce serait la Belgique, non les provinces rhénanes, que nous demanderions à la Russie, comme prix de notre alliance et de la liberté que nous lui donnions de s'annexer la Moldavie et la Valachie... Sur le Rhin nous ne réclamions que le rétablissement de notre frontière de 1814, par l'acquisition de Sarrebruck, Sarrelouis et Landau.

Pour obtenir l'assentiment de l'Autriche à ce projet dont la réalisation nous eût donné la Belgique et le Luxembourg, le gouvernement de Charles X lui offrit la Bosnie, l'Herzégovine, la Croatie, la Dalmatie turque. En même temps, afin d'éviter le contact d'une nation aussi belliqueuse que la Prusse avec la frontière française, on reprenait le projet de transférer le roi de Saxe sur la rive gauche du Rhin, avec Aix-la-Chapelle pour capitale[7]. Quel eût été l'aboutissement de ces délicates négociations si la révolution de 1830 ne fût venue renverser Charles X ?

 

II

SOUS LOUIS-PHILIPPE. - L'ÉMOTION DE 1840.

 

Un gouvernement de tradition, sûr de lui-même et du lendemain, appuyé sur de solides alliances et en situation d'offrir des compensations, eût pu, en 1830, profiter de l'état des choses et de l'effervescence des esprits en Europe, et poursuivre avec avantage les pourparlers diplomatiques engagés sous le ministère de Polignac. Ce n'était guère le cas du régime issu de l'émeute des Trois glorieuses. Il n'était point en mesure de répondre au vœu du peuple rhénan qui, sans doute, n'attendait qu'un signal pour se réunir à la France mais qui, s'il avait le culte des souvenirs de la grande Monarchie française et de la gloire de Napoléon, ignorait tout à fait M. le duc d'Orléans.

S'ils ne vont que jusqu'au Rhin, avait dit le roi de Prusse, en parlant des Français, je les laisserai faire[8]. On pouvait donc, avec toutes chances de succès, négocier au moins une rectification de frontière. La seule hardiesse que se permit Louis-Philippe fut de coopérer à la révolution belge. Il envoya une armée faire le siège d'Anvers. De l'émancipation de la Belgique il tira un bon mariage pour sa fille, et ce fut, tout ; l'Angleterre l'empêcha de déférer aux vœux des Belges qui, à cette époque, demandaient à être Français. Il fut aussi question d'annexer à la France le Luxembourg qui le demandait. L'Angleterre encore s'opposa à cette combinaison et Louis-Philippe s'inclina. Alors, les Luxembourgeois réclamèrent leur réunion à la Belgique. La Conférence de Londres, en 1839, refusa et mutila arbitrairement le Duché pour le partager entre la Belgique et la Hollande.

Des députés et des journalistes, le général Lamarque, Armand Carrel, Manguin voulaient que le gouvernement profitât de ces bouleversements pour recouvrer notre frontière rhénane dans le Palatinat et sur la Moselle. De véritables hommes d'État, écrit Chateaubriand en 1838, ménageraient la réunion à la France des cercles catholiques du Rhin. Ces voix fières et ardentes, de quelque horizon qu'elles partissent, furent étouffées sous les clameurs de la coterie des libéraux, bourgeois doctrinaires et nantis, qui, satisfaits d'avoir escaladé le pouvoir, déclarèrent que la France acceptait l'arrangement des territoires et des possessions existantes, comme des faits accomplis.

Chose humiliante ! cette attitude inopportune qui, sans que personne en Europe le demandât, rompait en visière avec la politique Séculaire de la France, cette lamentable défaillance fut proclamée solennellement à la tribune parlementaire comme un titre de gloire. Parlant de l'intronisation des Prussiens sur la rive gauche du Rhin, qui était presque son œuvre exclusive, Talleyrand déclara[9] : J'ai préféré placer sur le Rhin la Prusse (à la place du roi de Saxe), parce qu'à un certain moment il sera possible de lui arracher les provinces rhénanes, ce qui serait cruel et impraticable si elles étaient devenues, entre les mains du roi de Saxe, la compensation d'un trône perdu.

La France, répètent en chœur les représentants du même parti triomphant, a voulu rester dans sa mission de paix, de civilisation, de liberté ; elle n'a songé qu'au bonheur des peuples.

Et La Fayette, donc ! écoutez-le : La France pouvait faire une guerre de principe ou, en d'autres termes, de propagande ; elle ne l'a pas voulu. Elle pouvait faire une guerre d'ambition, chercher à recouvrer ces millions d'âmes dont la Sainte-Alliance avait disposé sans leur aveu ; elle ne l'a pas voulu non plus (Discours du 15 août 1831). Et quelques mois plus tard, renchérissant sur cette phraséologie où la solennité le dispute à la niaiserie, La Fayette s'oublie jusqu'à dire : La nationalité allemande nous est aussi chère, à nous, Français, qu'elle l'est à la Germanie elle-même. (Discours du 9 avril 1832.) Il venait d'écrire à Barthe, le 14 février : Ne souffrez pas... que des erreurs patriotiques qui ne sont aujourd'hui que des anachronismes, retardent cette entière et affectueuse confiance (entre Français et Allemands) dont nous avons mutuellement besoin. Et pourtant, l'amie de Talleyrand, Mme de Staël, avait écrit : Le patriotisme des nations doit être égoïste. Et cela est juste.

Ainsi, le gouvernement résiste à l'opinion publique et prend son parti du brigandage diplomatique de 1815 ; chancelant sur ses bases, il a peur de la moindre secousse et c'est la France qui en pâtit ; il se fait une âme de vaincu. Seuls, les partis d'opposition deviennent les champions de l'intérêt national, les gardiens de notre tradition séculaire, de notre sécurité future et de notre protestation imprescriptible.

Pendant la Restauration, observe justement Edgar Quinet[10], la France, garrottée par les invasions, et prisonnière de guerre, n'avait pas accepté la violence qui lui avait été faite ; elle était accablée, non résignée ; son bras était vaincu, non pas son esprit. Mais après 1830, bien que le même droit public subsistât, il parut que la France admettait son asservissement, qu'elle confirmait sa chute et mettait elle-même volontairement le sceau à sa défaite. Ce qui, jusque-là, avait semblé violence, prit le nom de légalité, puisque, par cette libre adhésion, tout un peuple se faisait, en apparence, complice de sa ruine.

Avec la sérénité de l'inconscience, la France, par l'organe de son Gouvernement, reniait des populations qui, durant un quart de siècle, lui avaient donné le plus pur de leur sang et tendaient les bras vers elle, pour être délivrées de l'oppression prussienne. On leur imposait donc, en quelque sorte, la résignation. Dans nos anciens départements rhénans, bien des gens se mirent à désespérer de nous ; le nombre de ceux qui nous restaient obstinément attachés, pour ainsi dire malgré nous, diminua. Témoin du malaise général qui, dans ce malheureux pays, résultait à la fois de partages incohérents et des déclarations du gouvernement de la France, Victor Hugo, écrit en juillet 1838 : Cette situation évidemment est factice, violente, contre nature, et par conséquent momentanée. Le temps ramène tout à l'équation ; la France reviendra à sa forme normale et à ses proportions nécessaires. Et ailleurs : Dans un temps donné, la France aura sa part du Rhin et ses frontières naturelles. Cette solution constituera l'Europe, sauvera la sociabilité humaine et fondera la paix définitive.

C'est qu'en effet, et malgré tout, le souvenir français était bien vivace encore dans le pays rhénan, lorsqu'en 1838, Victor Hugo le visita comme préliminaire à sa description du Rhin et à son drame des Burgraves. Parcourez, dit-il, la rive gauche du Rhin, partout vous trouverez Napoléon et Austerlitz, protestation muette. Dans sa visite à Aix-la-Chapelle, le poète fut guidé aux reliques de Charlemagne par un gardien, originaire du pays, qui était un ancien soldat français d'Austerlitz et d'Iéna.

Il est devenu prussien, remarque le poète, par la grâce du Congrès de 1815. Maintenant, il porte le baudrier et la hallebarde devant le Chapitre dans les cérémonies. J'admirais la Providence qui éclate dans les plus petites choses. Cet homme qui parle aux passants de Charlemagne, est plein de Napoléon. De là, à son insu même, je ne sais quelle grandeur dans ses paroles. Il lui venait des larmes aux yeux quand il me racontait ses anciennes batailles, ses anciens camarades, son ancien colonel. C'est avec cet aveu qu'il m'a entretenu du maréchal Soult, du colonel Graindorge, et sans savoir combien ce nom m'intéressait, du général Hugo. Il avait reconnu en moi un Français ; je n'oublierai jamais avec quelle solennité simple et profonde il me dit, en me quittant : Vous pourrez dire, monsieur, que vous avez vu, à Aix-la-Chapelle, un sapeur du trente-sixième régiment, suisse de la Cathédrale.

Dans un autre moment il m'avait dit : Tel que vous me voyez, monsieur, j'appartiens à trois nations ; je suis Prussien de hasard, suisse de métier, Français de cœur.

La persistance de cette fidélité à la France ou, à tout le moins, de cette sympathie rétrospective pour les Français, avait le don d'exaspérer les Prussiens. Bien que le gouvernement français ne fit rien, hélas ! pour entretenir ces sentiments, les Prussiens, maîtres du pays, reportaient sur nous leur colère et leur dépit. Henri Heine croit devoir, en 1835, en avertir les Français :

Prenez garde, leur dit-il, je n'ai que de bonnes intentions et je vous dis d'amères vérités ; vous avez plus à craindre de l'Allemagne délivrée que de la Sainte-Alliance tout entière, avec tous les Croates et tous les Cosaques. Ce qu'on vous reproche au juste, je n'ai jamais pu le savoir. Un jour, à Gœttingue, dans un cabaret à bière, un jeune Vieille Allemagne dit qu'il fallait venger dans le sang des Français le supplice de Conradin de Hohenstaufen que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela, mais nous n'oublions rien, nous. Vous voyez que lorsque l'envie nous prendra d'en découdre avec vous, nous ne manquerons pas de raisons d'Allemand. Dans tous les cas, je vous conseille d'être sur vos gardes. Qu'il arrive ce qu'il voudra en Allemagne ; que le roi de Prusse ou le docteur Wirth parvienne à la Dictature, tenez-vous toujours armés ; demeurez tranquilles à votre poste, l'arme au bras... J'ai presque été effrayé pour vous, quand j'ai entendu dire dernièrement que vos ministres avaient le projet de désarmer la France.

Quel frémissement nous donne encore cet avertissement sinistre ! Est-ce que les mêmes paroles sibyllantes n'eussent pas dû être méditées dans les années qui ont précédé le déchaînement de la guerre, en 1870 et en 1914 ?

Heine dit qu'il n'a jamais pu savoir ce que nous reprochent au juste les Allemands. Mon Dieu ! c'est ce que les Germains reprochaient déjà aux Gaulois, aux Gallo-Romains, aux Francs ; c'est ce que les Allemands reprochaient à notre vieille Monarchie, à la République, à l'Empire : c'est notre prospérité, notre beau pays, notre heureux climat, notre culture, tout ce qui est susceptible de provoquer le regard de convoitise du Barbare.

Soudain, en 1840, c'est-à-dire vingt-cinq ans après nos désastres, éclata dans le ciel serein de l'Europe, un bruit de guerre occasionné par les événements d'Égypte. Mehemet Ali avait secoué le joug du sultan de Constantinople ; l'Orient était en feu, les Puissances européennes intervenaient. Quelle part la France allait-elle prendre à ce bouleversement ? ses intérêts en Orient n'étaient-ils point en conflit avec ceux de l'Angleterre ou de l'Autriche ? Cette agitation belliqueuse fit appréhender une guerre qui n'aurait pas seulement pour théâtre l'Orient, mais qui peut-être remettrait en question les traités de 1815 et Tema-nierait des frontières si maladroitement et si injustement délimitées.

En France, l'opinion publique réclama notre frontière du Rhin ; en Allemagne, ce fut une explosion de rage qui montra aux moins clairvoyants que la haine de la Prusse contre nous n'avait jamais été apaisée.

Les Allemands, dit encore Henri Heine, sont plus rancuniers que les peuples d'origine romane. Cela tient à ce qu'ils sont idéalistes jusque dans la haine. Nous ne nous fâchons pas pour des choses futiles, comme vous le faites, pour une piqûre de vanité, pour une épigramme, pour l'oubli d'une carte de visite ; nous, nous haïssons chez nos ennemis ce qui est le plus essentiel, Je plus intime, la pensée. Vous êtes prompts et superficiels dans la haine comme dans l'amour. Nous autres Allemands, nous détestons radicalement et d'une manière durable. Trop honnêtes, et peut-être aussi trop gauches pour nous venger par la première perfidie venue, nous, nous haïssons jusqu'au dernier soupir. Je connais, monsieur, ce calme allemand, disait dernièrement une dame, en me regardant de tous ses yeux et d'un sourire incrédule, je sais que dans votre langage vous employez le même mot pour dire pardonner et empoisonner. Elle avait raison : le mot vergeben a ce double sens.

Malheureusement en 1840, comme dix ans auparavant, la Prusse n'avait rien à craindre du gouvernement de la France, de ses parlementaires grandiloquents et de ses diplomates solennels. Le 8 juin 1840,1e vieux roi Frédéric-Guillaume III mourut, laissant le trône à son fils Frédéric-Guillaume IV. Celui-ci n'avait que de la haine pour la France. Telle fut toujours la pitoyable méchanceté de ses sentiments, que, bien qu'il fût amateur de peinture, il ne voulut jamais admettre dans sa galerie une seule toile de l'École française. Il devait, d'ailleurs, mourir fou, — fou de haine[11].

Par lui, la Prusse s'entendit secrètement avec l'Autriche, pour agir sur les petits États de la Confédération du Rhin, les entrainer dans leur orbite et déterminer la manière dont l'armée de la Confédération devait être, le cas échéant, employée contre la France, écrit Metternich au roi de Prusse, le 18 octobre 1840. Et le roi de Prusse propose que les États de la Confédération se déclarent lésés par toute agression des Français contre les possessions italiennes de l'Autriche[12].

Le Français, remarque justement Thureau-Dangin, n'avait pas conscience de la haine dont il était l'objet ; il n'en eut pas conscience davantage, en 1870 et en 1914. En France, on était teutomane obstinément, sur la foi du livre de Mme de Staël. Il est curieux de constater qu'Edgar Quinet dont la fameuse brochure 1815-1840 produisit tant d'émotion en Allemagne, avait été, jusque-là, un candide et sincère teutomane. Ne vient-il pas à parler de la rive gauche du Rhin ! cela suffit pour enflammer le feu de la haine chez ses amis. Un étudiant français de l'Université de Heidelberg, Saint-René-Taillandier, a raconté les scènes dont il fut alors le témoin :

Toutes les fureurs de 1813 firent explosion. Je n'avais aucune idée d'une telle violence... Je devais croire que la France nouvelle, par sa générosité, sa cordialité, ses expiations douloureuses, avait effacé ces souvenirs des jours de haine. Il n'en était rien. Chaque jour, dans la salle du Muséum, des gazettes, venues de toutes les villes d'Allemagne, nous apportaient des invectives sans nom... Défis, insultes, calomnies, se succédaient comme des feux de peloton. L'odieux crescendo allait s'exaltant d'heure en heure[13]...

En 1840, le gérai prussien de Scharnhorst écrit : Les Français représentent le principe de l'immoralité dans le monde ; depuis deux cents ans, la France est le foyer du mal. Il faut qu'elle soit anéantie. Si cela ne se Faisait pas, il n'y aurait pas de Dieu au ciel. Guerres, le journaliste gallophage, souhaite la destruction de Strasbourg, comme dans la Bible, celle de Sodome, pour punir la ville coupable d'adultère avec la France. Partout on invoque le Chérusque Arminius, le grand ancêtre de la race ; les érudits trouvent des arguments pour l'annexion à l'Allemagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté, de la Lorraine, de la Bourgogne, du Luxembourg, de la Belgique ; les Prussiens, hallucinés comme les pangermanistes d'aujourd'hui, se déclarent les héritiers de Charlemagne et de Charles le Téméraire.

C'est alors qu'au milieu de ce souffle de haine et de ces productions ridicules d'une érudition qui falsifie l'histoire, paraît le Chant du Rhin (Rheinlied), du petit greffier Nicolas Becker, où le Rhin, bien qu'il fût de nouveau opprimé par la féodalité allemande, est appelé le libre Rhin allemand et où les Français sont traités de corbeaux avides. A ce médiocre chant de rage, Alfred de Musset répondit par de nobles strophes qui sont encore dans toutes les mémoires. Vers la même époque, Max Schneckenburger, fils d'un petit commerçant Wurtembergeois, produisit sa Wacht am Rhein ou Garde au Rhin, pauvre élucubration de six couplets, qui ne mérite guère sa popularité[14]. Celui-ci fustige les Allemands du Rhin et ceux du Sud, qui ont conservé leur sympathie aux Français. Il les regarde comme atteints d'une maladie mentale qu'il appelle das Französismus. Schneckenburger, raconte Arthur Chuquet, est furieux de constater qu'il y a encore en Allemagne, surtout dans le Sud, trop de Napoleonsnarren ou des gens hantés de la folie napoléonienne[15].

Enfin, le 26 août 1841, le chansonnier populaire Hoffmann de Fallersleben composa, dans l'île d'Heligoland, son fameux chant Deutschland über Alles, l'Allemagne au-dessus de tout. Arndt et d'autres poètes d'occasion menaçaient aussi la France par des chansons qui n'ont de souffle que la haine. On était revenu au temps des ululatus barbares de la forêt germaine.

En France, une voix s'éleva aussi, ce fut celle d'un pacifiste sentimental, Lamartine : il eut la naïveté d'écrire un hymne à fraternité internationale et de répudier toute visée sur le Rhin : la manière dont sa Marseillaise de la Paix fut accueillie en Allemagne et qui stupéfia Edgar Quinet[16], aurait dû dessiller les yeux de nos pacifistes de 1870 et de 1914, dont l'erreur est de croire, — l'histoire est là, — qu'en renonçant au Rhin et même aux Vosges ou à la Meuse ou aux Ardennes, on apaiserait les convoitises allemandes. Cette explosion de rage teutonne fit reculer le gouvernement français. En toutes choses, au surplus, le roi bourgeois calculait d'avance les risques d'une affaire, les profits et pertes, les dépenses : comme le dit ironiquement Proudhon, le budget était déjà si gros ! et puis, depuis 1815, on s'était bien passé du Rhin. N'était-il pas trop tard pour le revendiquer ? Soit ! Mais si l'on ne pouvait plus, en 1840, seulement faire peur au Prussien, rendu astucieux par notre couardise, et si, vraiment, il était trop tard, à qui la faute et la responsabilité ? La Fayette lui-même n'a-t-il pas reconnu qu'on eût pu intervenir vers 1832, mais qu'on ne l'a pas voulu, par générosité !

Devant l'histoire, le gouvernement de Juillet porte la responsabilité, grave de conséquences, d'avoir rompu avec la tradition séculaire de la France et d'avoir paru prendre son parti de la mutilation de notre frontière. En 1840, Thiers a, peut-être, commis l'imprudence de soulever la question à un moment où nous n'avions plus les moyens diplomatiques de la résoudre, mais le point de vue d'opportunité ne saurait faire oublier la question de principe ni les occasions antérieurement manquées. On dit que si l'on eût fait la guerre en 1840, nous eussions eu toute l'Allemagne contre nous. Mais, sans faire la guerre, on eut dû, de 1815 à 1840, se ménager l'alliance russe, s'assurer la neutralité anglaise, encourager l'esprit des populations rhénanes qui nous étaient favorables et ne point les abandonner. Sans faire la guerre, nous devions, sans trêve ni sommeil, revendiquer nos frontières de 1792, que l'Europe nous avait garanties en 1814 et qu'elle ne nous a arrachées, en 1815, que par la plus cynique mauvaise foi et en violant des engagements solennels. Jamais la diplomatie française n'eût dû paraître prendre son parti du déni de justice et de l'abus de la force dont les traités de 1815 furent la consécration. Il importait de montrer à l'Europe que nous considérions toujours comme provisoire un pareil dépècement politique. Il est possible que la monarchie de Juillet, par son renoncement, ait acquis son crédit en Europe, comme le dit Thureau-Dangin ; c'est là un point de vue égoïste et dynastique où nous ne saurions suivre l'éminent historien. Quoi d'étonnant, au surplus, que ceux qui s'étaient coalisés pour déchirer la carte de la France, aient su gré à notre Gouvernement de leur avoir donné un quitus ? Mais je doute qu'il se trouve aujourd'hui quelqu'un, en France, pour soutenir qu'en ces graves conjonctures, la monarchie de Juillet a bien servi les intérêts de la Patrie française.

N'oublions pas que les pays rhénans étaient encore régis par notre Code. Tout l'Occident de l'Allemagne communiait intellectuellement avec nous, et en 1830 comme plus tard encore, en 1848, on a pu constater, par le contre-coup de nos commotions politiques, que ces pays se souvenaient plutôt de nos idées libérales que de leurs propres souffrances passagères.

C'est là ce qui autorisait Augustin Thierry à écrire : Quelle que soit notre fortune, bonne ou mauvaise, l'idée de reprendre nos limites naturelles ne se perdra jamais ; elle est profondément nationale et profondément historique. Elle se réfère... au fonds primitif et vivace de notre nationalité, à la Gaule, soit indépendante, soit romaine. On la voit poindre au XIIe siècle avec la renaissance du droit civil, quand la fusion des races nouvelles au milieu du fonds commun s'est accomplie ; il y en a des traces visibles dans la politique de Philippe Auguste et dans sa double action vers le Nord et le Midi. On la voit reparaître dans la politique de Louis XI. Sous Louis XIV elle fut près de se réaliser ; enfin la Révolution la reprit avec une force irrésistible, atteignit le but, et, par malheur, alla plus loin[17].

 

III

LA QUESTION RHÉNANE DE 1841 A 1866.

 

Tandis qu'en France les jades de tribune étaient célébrées comme des combats glorieux, que les groupes politiques qui se succédaient au pouvoir se consolaient de leurs défaites diplomatiques par des victoires parlementaires, la Prusse tirait un merveilleux parti de son installation nouvelle, incohérente et si mal accueillie, sur le Rhin. Elle se mit à l'œuvre, avec méthode et persévérance, pour réaliser à son profit l'unification de l'Allemagne, asseoir et développer l'hégémonie à laquelle elle aspirait déjà au temps du grand Frédéric.

On commença par une association bénévole qui devait rencontrer d'autant moins de résistance qu'elle était avantageuse à tous les participants. Autrefois, les innombrables souverains qui pullulaient en Allemagne avaient établi sur toutes leurs frontières des bureaux de douane qui rendaient les relations commerciales onéreuses, lentes et difficiles. Napoléon réduisit ces barrières au nombre des États qu'il créa ou qu'il conserva. Les traités de 1815, en restaurant les féodaux, amenèrent une nouvelle recrudescence d'entraves commerciales. Rien que pour la navigation du Rhin que Napoléon avait réglementée, il fut nécessaire d'obvier à la multiplicité des droits de péage, en établissant, dès 1815, une Convention sur la navigation du Rhin, puis, en 1816, la Commission centrale de la Navigation du Rhin ; enfin, on édicta encore un Règlement en 1831. C'était un exemple à suivre. Aussi, en dehors de la navigation du Rhin, la Prusse prit l'initiative de la création d'une association douanière entre les divers États de l'Allemagne, acheminement évident vers l'union politique : ce fut le Zollverein. Elle réussit d'abord, de 1819 à 1828, à englober dans cette fédération, en apparence purement économique et commerciale, les petites principautés souveraines englobées dans son propre territoire ou qui étaient ses voisines immédiates. En 1828, tandis que le grand-duché de Hesse entrait dans le Zollverein prussien, d'autres États allemands considérant cette association comme un danger d'absorption politique, voulurent former des groupements rivaux. La Saxe se mit à la tête d'un Zollverein du centre ; dans le Sud, ce fut l'union du Wurtemberg, de la Bavière et de Bade.

Mais l'Autriche, toujours maladroite et obstinée, contrecarra ces fédérations, parce qu'elles semblaient l'écarter de l'Allemagne. La Prusse, elle, toujours empressée à exploiter le mauvais vouloir et les maladresses de sa rivale, se substitua à elle, tant et si bien que les Zollvereine du Centre et du Sud se-fusionnèrent dans celui du Nord qui était le sien. L'acheminement de la Prusse à l'hégémonie politique sur toute l'Allemagne, devenu patent pour les moins clairvoyants, constituait une menace directe pour la France et l'Autriche. Chateaubriand eut le mérite de signaler ce mouvement unitaire comme un danger. Il écrit : L'Allemagne, comme l'Italie, désire aujourd'hui l'unité politique, et avec cette idée qui restera dormante plus ou moins de temps, on pourra toujours être sûr de remuer les peuples germaniques. La Restauration a, du moins, à son honneur les négociations de 1829, avant qu'on la jetât par terre. Mais combien furent aveugles et coupables les hommes d'État qui, après 1830, fermèrent obstinément les yeux à ce qui se passait dans cette Allemagne que Mme de Staël leur montrait si sympathique. Et pourtant, dans ce pays, paraissaient des publications ardentes qui, au grand jour, souhaitaient et préconisaient l'union politique de toute l'Allemagne sous la direction de la Prusse. En 1831, par exemple, le livre d'un Sudiste, Paul Pfizer, de Stuttgart, intitulé la Correspondance de deux Allemands, qui eut un si grand retentissement, fut écrit pour exposer que la Prusse seule pouvait faire l'unité allemande, la grande Allemagne. L'auteur adjure les Allemands du Sud de se séparer de l'Autriche et de ne point faire obstacle, au nom de leur amour-propre local, à cette grande œuvre nationale : plus de jalousies, plus de haines entre frères, frères de race ! L'Autriche ne comprit rien et fut aussi bornée que maladroite dans son traditionalisme féodal. Le gouvernement français n'entendait pas davantage, ne voyait rien ! Il ne comprit pas que la question essentielle, pour la sécurité de la France, était de ne pas laisser englober les pays de la rive gauche du Rhin dans le Zollverein prussien. Chez nous, l'opposition seule était clairvoyante et avertie.

En 1836, Mauguin dénonça le danger du Zollverein prussien : Croyez-vous, dit-il à la Chambre des députés, qu'il soit avantageux pour la France, qu'à côté d'elle, une Puissance qui n'avait que quatorze millions d'habitants en ait aujourd'hui vingt-huit ? Ne voyez-vous pas que l'assimilation est déjà presque complète ? Lorsque les intérêts matériels et moraux se réunissent pour assimiler les peuples, quand il n'y a plus entre eux que des séparations territoriales, ces séparations doivent tomber. Thiers, ministre des Affaires étrangères, se contenta de persifler Manguin : Cette association, réplique-t-il, était inévitable ; il n'est pas vrai qu'il en résulte l'unité politique de l'Allemagne ; c'est une erreur complète[18]...

D'autres, comme le Père Lacordaire, prennent gaillardement leur parti de l'hégémonie prussienne. En 1836, dans sa Lettre sur le Saint-Siège, il écrit : La Prusse aspire à rassembler l'Allemagne sous sa domination, parce qu'il est nécessaire que tôt ou tard l'unité germanique se constitue, et qu'autant vaut la Prusse que l'Autriche pour hériter du tout.

Et cependant, c'est à cet instant-là même, rappelait récemment M. Chuquet, que Henri Heine prédit que l'Allemagne fera rouler un jour son tonnerre dont le grondement sera sans pareil dans l'histoire ; qu'elle reprendra l'Alsace et la Lorraine ; qu'elle devancera les Français par l'action comme elle les a devancés par la pensée et qu'elle saura imposer au monde son autorité. — J'ai souvent pensé, écrivait Heine, à cette mission, à cette domination universelle de l'Allemagne, lorsque je me promenais avec mes rêves sous les sapins éternellement verts de ma patrie[19].

Six ans plus tard, en 1842, le Zollverein, renouvelé pour une période de douze ans, reçut l'adhésion de presque toute l'Allemagne, sauf le Hanovre, le Mecklembourg et les villes hanséatiques. P. Faugère, en France, jette un cri d'alarme : Ne vous y trompez pas, c'est l'unité politique de l'Allemagne ; elle est au fond des cœurs ; l'instinct secret des peuples la souhaite et l'attend[20]. Metternich, épouvanté au nom de l'Autriche, s'écrie : C'est l'événement le plus considérable du siècle ! Englobées dans le mouvement, les populations rhénanes se prussifiaient avec d'autant plus de laisser-aller, qu'elles bénéficiaient de l'Union ; et puis, le Gouvernement français n'avait-il pas déclaré qu'il renonçait à toute revendication rhénane ! Joignez à cela, écrit Edgar Quinet[21], que les traités ne sont pas une chose morte, qu'ils ont une vie propre, une influence continue qu'ils courbent insensiblement beaucoup d'esprits qui d'abord résistaient ; que par là, leur fardeau s'aggrave en durant. Le pays, conservant dans sa plaie le fer de l'étranger, sans plus songer à l'arracher, le mal croît en silence ; la paix devient aussi funeste que la guerre. Le virus prussien rongeait à la longue le pays rhénan. N'en avons-nous pas, nous-mêmes, observé quelques symptômes, au cours des quarante dernières années, en Alsace-Lorraine ? Les populations finissent par prendre plus ou moins leur parti du régime que leur imposent leurs oppresseurs : des défections se produisent dans les rangs des nouvelles générations, surtout si l'idée du retour à la patrie n'est plus soutenue par la nation qui a la mission de l'entretenir comme un feu sacré.

Aussi, après l'explosion avortée de 1840, l'état des esprits se modifia généralement dans les provinces rhénanes ; les relations personnelles et familiales avec la France s'espacèrent et devinrent comme un souvenir d'autrefois. Beaucoup n'écoutaient plus qu'en curieux émerveillés les récits des vieux soldats de Napoléon. On oubliait si bien le brigandage diplomatique de 1815, que l'éminent historien de la monarchie de Juillet, Thureau-Dangin, a pu écrire que déjà en 1840, l'intérêt évident de la France était de ne pas bouger, de ne pas réveiller la question du Rhin ! Louis-Philippe, d'ailleurs, ne bougea jamais, qu'à reculons : c'est peut-être ce qui le fit tomber. A un moment donné pourtant, il fit l'effort de déclarer que si l'armée prussienne entrait en Pologne, nos troupes envahiraient la province rhénane : ce ne fut qu'un accès platonique de mauvaise humeur. Le roi abstentionniste conseilla, d'ailleurs, aux Polonais de ne pas bouger.

Plus hardis, les républicains de 1848, engagèrent, au contraire, les Polonais à bouger et promirent de voler à leur secours, contre la Russie. Ils ne redoutaient rien, eux, de l'unité allemande : songez-donc ! leurs théories révolutionnaires trouvaient un écho retentissant chez les intellectuels et les politiciens allemands, tout comme en 1792 ! Ils ne s'aperçoivent pas que les pangermanistes en sont outrés ! que ceux-ci gardent l'espoir de reprendre l'Alsace, la Lorraine et bien d'autres choses encore, quand le moment sera venu, pour la Prusse, de faire gronder son tonnerre. L'auteur de la Wacht am Rhein, Schneckenburger, appréhende que, cette fois encore, l'Allemagne rhénane veuille imiter la France ! Le poète se demande si les histoires des clubistes de Mayence ne vont point recommencer. Il déplore, raconte Arthur Chuquet, le rôle de singes que jouent les Allemands et il leur reproche de se faire les misérables trabans de la grande République mère. Il s'indigne de l'avènement des démagogues[22]. Il s'exalte de nouveau contre la France, foyer de tout le mal. Mais les voix des pangermanistes ne sont pas entendues en France. On n'y écoute que le refrain de Lamartine sur la Marseillaise de la paix et celui de Proudhon sur la fraternité universelle des peuples. Seul, le nom de la Pologne suscite un enthousiasme guerrier, mais frénétique, par exemple ! et Blanqui somme le Gouvernement, au nom de la Paix universelle, de voler, les armes à la main, au secours de la Pologne opprimée !

Ce don-quichottisme inoffensif et — vu à distance — plutôt plaisant, ce besoin singulier d'intervention chez les autres, qui fut toujours notre travers généreux, est d'autant plus étrange ici, qu'il est à l'actif de gens qui ne pardonnaient pas à Napoléon son intervention hors des limites de la France. On en a fait la remarque : Si nous avions mis autant d'ardeur à revendiquer nos frontières mutilées qu'à défendre la cause des Polonais, des Italiens, des Grecs, des Espagnols, des Belges, des Égyptiens, des Allemands ; si nous avions dirigé notre volonté sur une revanche à prendre, avec autant de constance que l'Allemagne tournait la sienne à la conquête de la Lorraine et de l'Alsace, depuis longtemps notre grandeur eût été reconstituée, et nous n'aurions pas été surpris à l'improviste par le larcin de nos provinces[23].

Deux fois, en 1848 et en 1850, la vieille rivalité de la Prusse et de l'Autriche se réveilla, à propos du Zollverein, et faillit amener la guerre. En 1850, la Hesse électorale, soutenue par l'Autriche, ne voulut pas entrer dans la ligue : tout de suite, la Prusse, devenue arrogante, parce que déjà forte, jette sur elle une armée. La terrible question est désormais posée par le fer et par le sang : à qui sera l'Allemagne ? à l'Autriche ou à la Prusse ? Ni la France ni l'Autriche n'avaient su intervenir, même diplomatiquement, quand l'heure avait sonné pour elles.

En France, nous aimions mieux faire des révolutions ou nous décerner des brevets de sagesse et de prudence. Pour n'avoir pas su choisir le moment opportun de résoudre la question rhénane dans le sens français, sous la Restauration et sous Louis-Philippe, nous la voyions, avec une impardonnable légèreté d'esprit, évoluer et se réaliser dans le sens prussien. Héritier des fautes de ses prédécesseurs, notre Gouvernement, à partir du milieu du XIXe siècle, quel qu'il fut, allait se trouver aux prises avec le même problème, désormais mal engagé pour nous, mais inéluctable, toujours renaissant, comme sous la Monarchie, comme au moyen âge, comme dans l'antiquité ! Qu'on ne parle pas d'ambition conquérante et folle de notre part. Toute l'histoire proteste contre cette théorie imbécile : l'ambition, la soif de conquêtes, le besoin de dévaster, d'envahir et de franchir le Rhin sont chez les Prussiens.

Dès le temps où il fut président de la République, Louis-Napoléon sentit la nécessité, pour la sécurité de la France, de réparer l'atonie et les illusions des gouvernements antérieurs, en cherchant à reprendre la question de notre frontière rhénane ; en 1850, il s'en ouvrit à lord Malmesbury, pour obtenir, le cas échéant, l'appui ou la neutralité de l'Angleterre[24].

Le plan de Napoléon III fut de chercher à profiter de l'antagonisme de la Prusse et de l'Autriche et de donner éventuellement son appui à l'une ou à l'autre de ces deux Puissances, moyennant la rétrocession à la France de la rive gauche du Rhin. Ce fut toute la politique de son règne, et il y échoua diplomatiquement et militairement, Qui oserait soutenir, que dans cet échec, les gouvernements qui ont précédé l'Empire n'ont pas leur part de responsabilité ?

Le mouvement antifrançais qui s'était manifesté en Allemagne sous la poussée de la Prusse, en 1840, c'est-à-dire dix ans auparavant, avertissait qu'il fallait agir avec prudence et discrétion. Mais le seul nom de Napoléon paraissait une menace, était un programme de revendication rhénane. Lorsque le Prince-Président envoya Persigny comme ambassadeur à Berlin, le bruit se répandit en Allemagne que notre ambassadeur venait négocier des provinces rhénanes. Persigny fut obligé de protester : On cherche à dénaturer ma conduite. On suppose que je suis venu ici pour demander à la Prusse les provinces rhénanes en échange de sou agrandissement en Allemagne ; le gouvernement prussien tâche d'accréditer ce bruit. C'est d'une mauvaise foi insigne, car il sait que je n'ai jamais prononcé un mot semblable[25].

C'est au milieu de ces bruits qu'eut lieu la proclamation de l'Empire. L'accueil enthousiaste qui lui fut fait, dans toute la France, glaça d'effroi les Prussiens. Il est certain, comme le remarque Albert Sorel, qu'il y eut beaucoup de réminiscences du premier Empire et d'espoir de reconquérir nos départements perdus dans l'entraînement populaire qui porta Louis-Napoléon à la Présidence, et dans les acclamations qui saluèrent le second Empire[26].

Un fait significatif se produisit à cette occasion, en Allemagne. La plupart des villes libres ou des Princes de la Confédération du Rhin, Francfort, Darmstadt, Nassau, le roi de Wurtemberg s'empressèrent de reconnaître Napoléon III, tandis qu'au contraire, le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, ne dissimula point son irritation et son inquiétude. Il affecta de voir dans le chiffre III, pris par l'Empereur, une protestation contre les traités de Vienne qui n'avaient pas voulu considérer comme valable la proclamation de Napoléon II, le duc de Reichstadt, fils de Napoléon Ier. Il trouvait que Napoléon III était, lui aussi, la Révolution incarnée ; il craignit que son nom n'amenât des soulèvements en Belgique, en Pologne, en Italie, sur les bords du Rhin. Le 7 décembre, Frédéric-Guillaume écrit à son ambassadeur à Londres, le chevalier de Bunsen : La Belgique est l'objectif le plus prochain de l'oiseau de proie récemment couronné[27]. Un roi de Prusse qui traite les autres d'oiseau de proie !

Bien que Napoléon III crût prudent de ne point parler de la question rhénane et de ne pas l'aborder directement, cette préoccupation de rendre à la France ses limites naturelles, était si conforme à la tradition républicaine et napoléonienne, qu'elle engendra fatalement un perpétuel malaise dans toute l'action diplomatique de l'Empereur : l'Europe savait trop bien quelle était sa pensée de derrière la tête. De là, les inquiétudes et les défiances de la Prusse, de l'Autriche, de la Bavière et des autres souverains allemands.

Napoléon III commença la réalisation de son grand dessein par l'Italie. Il en chassa l'Autriche ; il rétablit le royaume d'Italie, créé par Napoléon Ier, et il restitua à la France le comté de Nice et la Savoie. C'était habile et la France ne saurait oublier ce redressement nécessaire de notre frontière naturelle des Alpes. Si nous n'avions pas aidé l'Italie à faire son unité, cette unité, prévue par Chateaubriand, se serait réalisée quand même, un peu plus tard, et vraisemblablement contre nous, car la France n'y eût pas gagné Nice et la Savoie, et nous eussions eu une puissance redoutable assise sur les deux versants des Alpes ; notre frontière fût restée ouverte de ce côté comme elle l'est demeurée dans l'Est. Tant qu'un grand État n'a que de petits voisins, cette situation peut se tolérer ; elle n'est plus admissible pour lui, dès qu'il a une grande frontière commune avec une nation jeune, pleine d'ambition, déjà puissante et qui n'aspire qu'à se développer au point de vue politique et économique. Sans limites naturelles, c'est le conflit fatal entre ces peuples nécessairement rivaux.

Si la Prusse était inquiète des projets qu'on prêtait, non sans raison, à Napoléon III, elle n'était pas fâchée, d'autre part, de l'affaiblissement de l'Autriche, son ennemie en Allemagne. Elle protesta donc faiblement et pour la forme contre la soi-disant violation par la France des traités de 1815, qu'elle-même violait tous les jours[28]. La question, pour Napoléon III, était de choisir entre la Prusse et l'Autriche. Il pouvait proposer son concours à l'une ou à l'autre. Des auteurs de Mémoires croient que l'Empereur eût réussi avec l'Autriche. Bismarck raconte dans ses Souvenirs (t. I, p. 326) qu'il sentait bien que le Cabinet de Vienne sacrifierait au besoin la Vénétie ou la rive gauche du Rhin, si, par là, il pouvait acheter sur la rive droite une constitution fédérale avec la prédominance assurée de l'Autriche sur la Prusse.

Napoléon III préféra rechercher l'amitié de la Prusse. Il crut qu'en échange de son concours contre l'Autriche, il obtiendrait de cette Puissance la cession des territoires rhénans qui avaient appartenu à la France, où son souvenir était resté, qu'on lui avait pris en 1815 par un abus de la force et où la Prusse n'était installée, contre le gré des habitants, que depuis quarante ans et en quelque sorte provisoirement. Ce fut une illusion que la diplomatie prussienne entretint jusqu'à la rupture finale, avec une monstrueuse perfidie, par des avances et des promesses sans cesse éludées et par des mensonges astucieux et bas. Mais avant de raconter comment Napoléon III fut joué impudemment par Bismarck et le roi Guillaume, on doit se demander pour quels motifs l'Empereur préféra la Prusse à l'Autriche. On ne peut, sans une profonde émotion, attacher son esprit aux péripéties de ce grand drame muet qui remplit la diplomatie du second Empire, que le public ne soupçonnait point, et d'où sortit la catastrophe de '1870, prélude de la guerre actuelle.

Napoléon III pensa qu'il devait préférer l'alliance de la Prusse à celle de l'Autriche, d'abord parce qu'on était au lendemain de la guerre d'Italie et que l'Autriche vaincue ne pouvait avoir qu'un profond ressentiment contre la France. D'un autre côté, l'influence de l'Autriche en Allemagne, surtout sur les bords du Rhin, avait singulièrement diminué ; le Zollverein avait mis la plus grande partie de l'Allemagne à la merci de la Prusse qui possédait une portion des deux rives du Rhin. C'est la Prusse, la Hesse et la Bavière qui, en cas de réussite, nous eussent cédé des territoires, ce n'est pas l'Autriche. En cette affaire, remarquons-le bien, Napoléon III était dans la tradition de la Révolution, car c'est avec la Prusse que le Directoire avait négocié le traité de Bâle, en 1795. A cette époque, la Prusse avait consenti à ce que la France occupât toute la rive gauche du Rhin, et elle avait bénéficié de notre large appui pour obtenir des compensations en Allemagne. Par conséquent, Napoléon III pouvait dire à la Prusse qu'il ne réclamait d'elle que des concessions qu'elle avait déjà consenties.

Telles furent, évidemment, quelques-unes des considérations qui poussèrent Napoléon III dans la recherche de l'amitié fatale de la Prusse. Et puis, il y eut la froideur de l'Autriche contrastant avec les cajoleries de Bismarck et ses avances perfides. Lors de l'insurrection de Pologne, lors de l'affaire du Slesvig-Holstein, le ministre prussien craignant l'intervention de la France, déclare au général Fleury, représentant de Napoléon III, qu'il préférerait abandonner les provinces rhénanes plutôt que de rétrocéder à la Pologne le duché de Posen. Le 25 août 1864, il laisse entrevoir au duc de Gramont, notre ambassadeur à Vienne, que si la France veut donner son concours à la Prusse contre l'Autriche, il nous cédera peut-être les provinces rhénanes : Celui qui peut donner les provinces rhénanes à la France, dit-il, c'est celui qui les possède.

Et tandis qu'il fait ces insinuantes déclarations, le même homme favorise les menées des pangermanistes dont le prosélytisme s'étend surtout dans l'Université et les écoles. C'est la mission des Allemands, — écrit en 1855, le professeur Nabert, de l'École supérieure de Hanovre, après avoir visité l'Alsace, c'est la mission des Allemands de soumettre de nouveau à leurs lois ce vaste domaine du Rhin et de l'Escaut qui parle leur langue[29].

Dès le milieu du XIXe siècle, les savants allemands, Berghaus, Kiepert et d'autres, professent que la domination politique de l'Allemagne doit s'étendre jusque-là où s'étendent les dialectes germaniques, et par application de cette théorie, ils englobent dans l'Allemagne non seulement l'Alsace et une partie de la Lorraine, mais le Luxembourg, la Hollande, la moitié de la Belgique et la Flandre française qui parle un patois flamand.

Le 6 mai 1866, lorsque le conflit austro-prussien, par suite des manœuvres de Bismarck, parvient à son plus haut degré d'acuité, Napoléon III, se sentant joué par la Prusse, laisse enfin éclater la sourde colère qui bouillonnait dans son âme. Un concours régional d'agriculture avait amené l'Empereur à Auxerre. Dans sa réponse aux paroles de bienvenue que lui adressa le maire, il fit entendre des menaces belliqueuses. Le département de l'Yonne a été un des premiers à me donner ses suffrages en 1848, c'est qu'il savait, comme la grande majorité du peuple français, que ses intérêts étaient les miens, et que je détestais comme lui les traités de 1815.

Cette phrase qui produisit en Europe une si profonde émotion, et dont les partis politiques, en France, se sont emparés pour la réprouver et accuser l'Empereur de vouloir nous jeter. dans une guerre d'aventures, n'était-elle pas l'expression de la pensée de la France patriote, depuis 1815 ? Chateaubriand et Béranger, Edgar Quinet, Augustin Thierry, Louis Blanc, et vingt autres ne l'avaient-ils pas prononcée avant Napoléon III A la lumière des événements d'aujourd'hui, au bruit du canon de Verdun et des roulements de tonnerre de la Somme, ce qu'on doit regretter c'est que la menace de Napoléon III n'ait pas été suivie d'effet, et que l'Empereur ne soit pas intervenu avec une armée pour tendre la main à l'Autriche, au moment de Sadowa. La menace terrifia Bismarck qui sut parer le coup : Que veut donc l'Empereur, demanda-t-il, doucereux et hypocrite ? Qu'il le manifeste ; qu'il nous fasse connaître le minimum de ses exigences, nous verrons si nous pouvons les satisfaire. Il veut des compensations en vue de nos accroissements éventuels. Soit ! mais qu'il explique lesquelles. Il en est qui lui sont naturellement indiquées, la partie française de la Belgique et de la Suisse, partout où on parle français sur votre frontière. Veut-il de la terre allemande ? S'il en demande trop, par exemple toute la rive gauche du Rhin, Mayence, Coblence, Cologne, je préférerais m'entendre avec l'Autriche, renoncer aux Duchés et à bien d'autres choses encore. S'il est raisonnable, s'il ne veut que le pays compris entre le Rhin et la Moselle, je pourrai proposer au Roi d'y consentir et, au moment suprême, quand il serait au point de tout perdre ou de tout gagner, peut-être s'y déciderait-il. Mais que l'Empereur parle ; que nous sachions ce que nous devons espérer, ou ce que nous devons craindre[30].

Ces avances n'étaient qu'un piège, ces suggestions sur les pays voisins n'avaient qu'un but : nous brouiller avec d'autres. Quoi qu'il en soit, la question rhénane fut débattue à Paris, dans les conseils de l'Empereur. Duruy conseilla de s'emparer des provinces du Rhin. Persigny voulait seulement qu'on amenât les Prussiens à ne plus-rien posséder sur la rive gauche du Rhin, sans annexer ce pays à la France. De la sorte, nous n'eussions été en contact qu'avec deux petits États allemands qui, bien vite, au nom des souvenirs historiques, auraient d'eux-mêmes gravité dans l'orbite de la France, sans perdre leur indépendance.

Napoléon III sembla un instant donner son acquiescement à la proposition de Persigny, puis il y renonça. Dans une lettre publique à Drouyn de Lhuys, du 11 juin 1866, il déclara repousser toute idée d'agrandissement territorial tant que l'équilibre européen ne serait pas rompu. Nous ne pourrions, dit-il, songer à l'extension de nos frontières que si la carte de l'Europe venait à être modifiée au profit exclusif d'une grande puissance, et si les provinces limitrophes demandaient par des vœux librement exprimés, leur annexion à la France.

La veille de la guerre qui devait se terminer le 3 juillet 1866 à Sadowa, Bismarck et Guillaume qui avaient tout mis en œuvre pour la préparer et la rendre nécessaire, feignirent de la subir, contraints et forcés : J'ai tout fait, dit le Roi, pour épargner à la Prusse les charges et les sacrifices d'une guerre ! Mon peuple le sait ; Dieu le sait aussi, lui qui sonde les cœurs ! Et Bismarck ajoutait : Nous pouvons en appeler, avec une conscience tranquille, au jugement des hommes d'État impartiaux pour décider de quel côté il a été fait preuve de conciliation et d'amour de la paix jusqu'au dernier moment.

Telles furent les hypocrites déclarations des provocateurs de l'Autriche, lorsque celle-ci eut été acculée à la nécessité diplomatique de déclarer la guerre. La même situation devait se produire avec la France, en 1870. Comme le dit Émile Ollivier, une telle tranquillité de conscience dans l'affirmation mensongère épouvante.

En entrant en campagne, le Gouvernement prussien fut obligé de dégarnir sa province rhénane pour transporter toutes ses troupes en Bohême. Le Rhin se trouvait presque à la merci de Napoléon III ; cette pensée hantait l'esprit de Bismarck. Il crut prudent et opportun de nous endormir encore par de nouvelles avances. Il en parla habilement au diplomate italien Govone ; il confia à notre ambassadeur Benedetti : Il ne serait peut-être pas tout à fait impossible d'amener le Roi à céder à la France les bords de la Haute-Moselle. Cette acquisition, jointe à celle du Luxembourg redresserait votre frontière de manière à vous donner toute satisfaction[31].

Quel fondement pouvait-on faire sur une pareille proposition, ainsi formulée et venant d'un tel homme ? Ses bonnes dispositions étaient, à coup sûr, plus feintes que sincères ; néanmoins, on eût dû, semble-t-il, et vu les circonstances, saisir la balle au bond et entamer, au moins, des pourparlers sur la base ainsi posée par Bismarck lui-même. Peut-être eut-on bénéficié des chances encore incertaines de la guerre. Une fois de plus, on préféra attendre des événements une occasion meilleure : ce fut l'erreur, la faute horrible, irréparable, inexpiable. C'est surtout en politique extérieure qu'il faut savoir saisir le moment opportun.

 

IV

DE 1866 A 1870.

 

Tout le monde, en Europe, pensait que la guerre serait longue, sans doute mêlée de succès et de revers pour les deux nations. Napoléon III s'était abstenu de répondre aux avances de Bismarck, parce qu'il se proposait d'intervenir lorsque les belligérants seraient affaiblis l'un par l'autre. Il croyait être amené par les événements à donner son concours à la Prusse ou à l'Autriche, au mieux des intérêts de la France, et se faire restituer la rive gauche du Rhin, peut-être sans avoir à tirer l'épée.

Qui eût soupçonné, en effet, qu'il suffirait d'une bataille pour mettre à bas l'Autriche et la contraindre à signer hâtivement la paix de Prague qui fit de la Prusse la maîtresse sans rivale de l'Allemagne ? En France, on fut dans la stupéfaction. Non seulement il fallut se résigner à voir s'accomplir l'unification de l'Allemagne, mais on put prévoir comme inéluctable, une guerre terrible entre la France et la Prusse : voilà où aboutissaient la politique de renoncement et les occasions si souvent manquées depuis 1815. Du jour de Sadowa, l'attitude des diplomates français et prussiens se modifie et s'intervertit. Jusque-là, Bismarck avait été prévenant, doucereux, solliciteur ; les nôtres parlaient avec fierté, discutaient avec autorité, faisaient désirer notre concours. Désormais, Bismarck est le Teuton arrogant et sans, retenue, inexorable, persifleur, sans scrupule, avec la même hypocrisie. C'est lui que nos ambassadeurs sollicitent ; c'est de sa bienveillance qu'ils espèrent obtenir des concessions, des compensations que la Prusse, disait-on, ne saurait refuser sans se rendre coupable de la plus noire ingratitude ! C'est Bismarck, à présent, qui mène le concert européen.

Dès le 21 juillet 1866, trois semaines après Sadowa, Edgard Quinet, avec une perception nette de la situation internationale créée par les événements, écrit : ... On a déchaîné l'Allemagne, et l'Allemagne, je la connais, ne s'arrêtera pas ; elle grandira, elle sentira ses forces, elle nous les fera sentir ; elle aspirera à nous remplacer, à nous déprimer, à nous effacer, à nous avilir, et tout cela aura été l'œuvre antifrançaise, antinationale, je pourrais dire anti-napoléonienne des gens que vous savez[32]. Et Proudhon écrit ces prophétiques paroles : Peu à peu le travailleur belge, allemand, anglais envahira la France, écrasera par la concurrence l'indigène. Alors, la France sera enlevée par l'auxiliaire étranger, comme l'Empire romain par les auxiliaires barbares ; la race sera refoulée peu à peu par de plus forts qu'elle[33].

Il est vrai que d'autres Français s'illusionnaient. Edmond About écrit, dans son livre la Prusse en 1860 : Nous ne craindrions pas davantage trente-deux millions d'Allemands sur la frontière orientale. Peut-être, dirons-nous, mais à la condition, à tout le moins, que ce conglomérat allemand se fît au delà du Rhin, comme l'unité italienne s'était constituée au delà des Alpes.

Après Sadowa, la Prusse n'eut qu'à étendre ses bras de pieuvre pour prendre successivement, par intimidation ou par le fer et le sang, tous les États de l'Allemagne du Nord, jusqu'au Mein. Cette œuvre d'absorption, commencée en août 1866, était achevée en septembre 1867 : le royaume de Hanovre, l'Électorat de liesse, le duché de Nassau, la ville libre de Francfort et une vingtaine d'autres États y passèrent, ainsi que Mayence et le grand-duché de Hesse-Darmstadt. Voilà, dans la main de Bismarck, la Confédération de l'Allemagne du Nord.

Il y eut des mécontents en Allemagne. En exploitant ces murmures, le gouvernement français eût pu, semble-t-il, à cette époque encore, exiger de la Prusse une rectification de frontière sur la Sarre et sur la Moselle. Mais il fallait se hâter, l'arrogance et l'ambition de la Prusse grandissaient avec ses succès militaires et la timidité de notre diplomatie en désarroi. Tout de suite, dès 1866, Bismarck avait prévenu l'ambassadeur prussien à Paris, Goltz, que si la question de la frontière rhénane était soulevée désormais par le gouvernement français, il opposerait un refus net à toute demande de cession d'une terre allemande.

Et comme l'astucieux et triomphant Prussien prévoyait bien que la France essayerait d'obtenir quelques compensations en échange de notre complaisance passée, il tint à notre représentant à Berlin, Lefebvre de Béhaine, cet ironique langage : Votre situation est bien simple, il faut aller trouver le roi des Belges, lui dire que les agrandissements politiques et territoriaux de la Prusse vous paraissent inquiétants ; qu'il n'y a qu'un moyen, pour vous, de parer à des éventualités dangereuses et de rétablir l'équilibre dans des conditions rassurantes : ce moyen, c'est d'unir les destinées de la Belgique aux vôtres par des liens si étroits que cette monarchie, dont l'autonomie serait d'ailleurs respectée, devienne, au Nord, le véritable boulevard de la France rentrée dans l'exercice de ses droits naturels[34].

Pendant ce temps, notre ambassadeur à Vienne, M. de Gramont, conseillait une démonstration militaire sur la frontière de la Prusse, et au besoin l'occupation des Provinces rhénanes, ce qui, à son jugement, eût été facile. Il se fondait sur l'attitude courroucée des États de l'Allemagne du Sud qui, croyait-il, ne devaient jamais accepter l'hégémonie de la Prusse. Sadowa avait effectivement jeté ces États dans la plus grande perplexité. N'étant plus protégés par l'Autriche, menacés par la Prusse et tremblant pour leur indépendance, leurs gouvernements sollicitaient l'intervention de la France : c'étaient des scènes renouvelées de la guerre de Trente ans, mais nous n'avions pas de Richelieu. La France, disait le ministre du grand-duc de Hesse-Darmstadt, Dalwigk, à Lefebvre de Béhaine, doit entrer sans délai dans le Palatinat et dans la Hesse, elle n'y rencontrera ni haine ni préjugés nationaux. Une démonstration hardie de la France produirait sur ces populations du Midi, qui ne sont encore qu'étourdies par les victoires de la Prusse, un immense effet... L'entrée immédiate des troupes françaises dans le Palatinat rendrait aussitôt au Midi de l'Allemagne le courage de résister aux envahissements de la, Prusse. La France fournirait aux États du Sud le moyen de s'assurer une existence sérieuse et indépendante[35].

Sans recourir aux armes, Napoléon III se flatta, sur ces données, qu'une Confédération de l'Allemagne du Sud, depuis le Mein, contrebalancerait la Confédération de l'Allemagne prussienne. Mais pour que cette Ligue du Sud pût se former et se soutenir par la France, il fallait que l'Empereur évitât de montrer ses visées sur la rive gauche du Rhin, puisque la Hesse et la Bavière y étaient possessionnées. C'est pourquoi, tout en soutenant les Sudistes, on fut obligé, vis-à-vis de la Prusse, de se rabattre sur les compensations extérieures que Bismarck faisait mine de proposer. On s'obstina dans l'illusion, raconte M. de la Gorce, que la Prusse dépasserait la mesure de l'ingratitude commune si, remaniant à son gré toute l'Allemagne du Nord, elle ne permettait, au profit de la France, quelques rectifications de frontière.

Dès lors, nos diplomates intriguent lamentablement autour de Bismarck pour obtenir ces compensations qu'ils ne savent même pas formuler. Une fois, ils demandent Mayence, et Bismarck, pris d'un accès de franchise et de mauvaise humeur, déclare à notre ambassadeur Benedetti, qu'il préfèrerait disparaître de la scène politique plutôt que de consentir à la cession de Mayence 2[36]. Une autre fois, on revient à la conception d'un État neutre, comme la Suisse et la Belgique, qui serait constitué dans la province rhénane, en faveur d'un prince choisi dans la famille des Hohenzollern[37]. Ou bien, on demande la cession de Landau, de Sarrebruck, de Sarrelouis, du Luxembourg. Notre diplomatie désemparée est comme Un vaisseau sans mât ni boussole ; elle gire de tous les côtés, d'un jour à l'autre. Bismarck s'en amuse et joue avec elle comme le tigre avec ses victimes.

Un jour, Bismarck propose à notre ambassadeur ni plus ni moins que la Belgique, et Benedetti rédige, de concert avec l'astucieux Teuton, un projet de traité secret qui annexerait ce pays à la France. Le traité ainsi ébauché, écrit et corrigé de la main de Benedetti, Bismarck le prend et le met dans sa poche, l'œil injecté, le sourire sardonique sur les lèvres : c'est la diplomatie au Vaudeville ! On devine l'usage que Bismarck fit du compromettant papier auprès des Puissances étrangères. En le montrant partout, en confidence, il se garde bien de dire qu'il l'avait dicté ; il ne raconte point comment le texte en est parvenu entre ses mains. Avec ce prétendu projet, il fait autour de nous le vide dans toute l'Europe ; puis, après avoir signé avec la Bavière un traité d'alliance qui oblige cette dernière à marcher avec la Prusse dans le cas où la France attaquerait l'Allemagne, il envoie une garnison prussienne occuper Mayence, en enjoignant aux Hessois d'en déguerpir[38].

Le plus fort, c'est que, tandis que l'homme infernal essayait de nous déconsidérer, en nous représentant comme de véritables pirates tout prêts à nous précipiter sur la Belgique, les Allemands eux-mêmes convoitaient ce pays. Quelques années plus tard, en effet, Henri de Treitschke, leur grand historien, l'inspirateur des hommes politiques de la Prusse, dans sa brochure l'Allemagne et les Pays neutres, parue en 1870, a l'impudence d'écrire en parlant de la Belgique : Se peut-il que l'Allemagne continue plus longtemps à souffrir ce scandale européen, cette plante parasite accrochée au flanc de notre empire... ! Quant à l'adhésion des habitants eux-mêmes du pays, il nous suffira, pour l'obtenir, de quelques menaces d'ordre commercial. Et cinquante années durant, on vit les Allemands se livrer à une pression inouïe, travestissant les textes, faussant le sens de l'histoire, pour essayer de persuader aux Belges qu'ils sont Germains, qu'ils ont la mentalité, les mœurs, l'érudition germaniques.

C'est un fait aujourd'hui avéré, qu'au mois d'août 1914, lorsque le gouvernement allemand a demandé à la Belgique libre passage sur son territoire pour envahir la France, il avait le dessein perfide non pas seulement de passer, mais de conquérir et de garder. Les Allemands se sont installés à Anvers avec l'idée préconçue et bien arrêtée de n'en sortir jamais que chassés par la force. Voici, encore une fois pris sur le fait, le mensonge pangermaniste que nul scrupule n'arrête : qu'on juge par là de la naïveté de ceux qui, en France, croient qu'en respectant les frontières que l'Empire allemand s'est donnée en 1871, les pangermanistes corrigés laisseraient en repos l'Occident de l'Europe.

En 1866, le projet d'annexion de la Belgique à la France ne pouvait être pris au sérieux par personne, ni en France ni chez les autres Puissances de l'Europe. On ne s'en émut point. Mais il en fut tout autrement du projet d'annexion du grand-duché du Luxembourg. Le Luxembourg était, au moyen âge, un pays français ; ses princes, indépendants dès le démembrement carolingien, furent alliés ou vassaux de nos rois ainsi que les ducs de Lorraine ; ils combattirent souvent dans les rangs des armées françaises, comme l'héroïque Jean l'Aveugle à Crécy. Les empereurs que fournit la maison de Luxembourg furent considérés comme des empereurs français. Le duché fut possédé par Louis XIV et c'est Vauban qui fortifia sa capitale. Nous avons dit le rôle important que joua cette forteresse dans la protection ou l'invasion de la France. Le Luxembourg redevint français sous la Révolution et sous Napoléon, jusqu'en 1815. Bien que les traités de 1815 l'eussent démembré et livré en partie au roi des Pays-Bas, les sentiments de la population y restèrent, sans conteste, plus français que hollandais ou prussiens. Après 1830, avec un peu plus d'énergie de notre Gouvernement, ce pays fût redevenu français, comme il le demandait. Plus habiles que nous, les Prussiens s'y insinuèrent, l'englobèrent dans le Zollverein et obtinrent du roi de Hollande le droit de mettre une garnison dans la forteresse déclarée fédérale.

Les Luxembourgeois, qui détestaient les Prussiens, ne cessèrent de demander le retrait de cette garnison. Cette demande fut de nouveau présentée officiellement par le gouvernement du Luxembourg, le 23 juin 1866, avant Sadowa. Bismarck la repoussa. Les Luxembourgeois comprirent, dès lors, qu'ils avaient à redouter une annexion pure et simple à la Prusse, et cette crainte était d'autant plus fondée que leur pays était séparé géographiquement de la Hollande par des cantons prussiens. Leur protecteur, le roi de Hollande, n'avait avec eux que des rapports administratifs ; le Luxembourg n'était guère pour lui qu'une source d'embarras ; la Hollande elle-même pouvait subir le contre-coup de cette situation et se trouver, un jour, prisonnière de la Prusse dont la monstrueuse mâchoire saisit et ne lâche plus.

Au point de vue français, la garnison prussienne de Luxembourg était une menace permanente ; nous étions à la merci d'une attaque brusquée. Et puis, la mainmise des Prussiens sur la forteresse montrait bien clairement que les avances faites par Bismarck à notre gouvernement, au sujet de la Belgique, n'étaient qu'une moquerie, une mystification.

Il fallait aviser au moyen de nous débarrasser des Prussiens installés par trop insolemment à notre porte. C'est dans ces conditions que naquit la question du Luxembourg. Notre ministre des Affaires étrangères, M. de Moustiers, s'obstinant à croire que le gouvernement prussien avait encore quelques scrupules de convenance ou d'équité, s'imagina qu'il l'amènerait à ne pas conserver contre toute espèce de droits, en dehors de ses frontières et si près de nous, une garnison inutile au point de vue de la défense naturelle de la Prusse, et dont le caractère était éminemment offensif vis-à-vis de nous[39].

Ainsi, les Luxembourgeois redoutant leur annexion à la Prusse, les Pays-Bas ne tenant point à les conserver sous leur protectorat, ils se tournaient naturellement de notre côté. Bismarck affirma à notre ambassadeur Benedetti, à diverses reprises, qu'il laisserait faire par la France l'acquisition du Luxembourg, et qu'il grognerait seulement pour la forme. En France, le Gouvernement prépara tout pour que cette acquisition fût acceptée par le suffrage universel dans la Principauté, Napoléon III ne voulant point annexer de territoire sans l'assentiment des habitants : c'est ainsi qu'il avait procédé pour Nice et la Savoie. On convint d'offrir au roi de Hollande une indemnité pécuniaire. Puis, au moment où le traité allait être signé, Bismarck, se dérobant, demanda d'ajourner la signature jusqu'à ce que le Reischtag ne fût plus en session ; il se fit, dès le lendemain, interpeller sur cette affaire, et un vote du Reischtag demanda au gouvernement prussien de s'opposer à la cession. Le tour était joué. Décidément, nos gouvernements rie comprirent jamais qu'en face d'un adversaire comme Bismarck, il n'y avait qu'une attitude à prendre : armer la France jusqu'aux dents et se faire craindre : du jour au lendemain, l'astucieux Prussien fût devenu plat valet.

La conférence internationale de Londres, en avril 1867, déclara la neutralité du Luxembourg, sous la souveraineté de la maison d'Orange-Nassau ; elle décida, à la vérité, l'évacuation de la garnison prussienne et le démantèlement de la vieille forteresse. Mais c'était là une garantie et une satisfaction bien modestes données à la France, en regard des immenses et inquiétants accroissements territoriaux de la Prusse en Allemagne et sur la rive gauche du Rhin.

 

V

LA GUERRE DE 1870.

 

En 1867, une fois évanouies, comme la joyeuse rumeur d'une fête populaire, les illusions pacifiques de l'Exposition universelle, si brillante et où défilèrent en amis tous les souverains de l'Europe, le malaise général dont souffrait la France par la question rhénane, cette plaie toujours ouverte, se fit sentir avec plus d'acuité que jamais. Il n'était pas nécessaire d'être profond politique pour voir s'approcher le hideux spectre de la guerre. On la prédisait, on l'annonçait de toutes parts ; les Prussiens s'y préparaient avec une fièvre de maniaques du militarisme, comme des gens dont la guerre est l'industrie, suivant le mot célèbre de Mirabeau. Bismarck, ainsi qu'il en fait l'aveu dans ses Souvenirs, considérait qu'une guerre avec la France était le corollaire de la guerre avec l'Autriche.

Dès 1868, Prévost-Paradol, dans son livre, la France nouvelle, dénonçait comme inévitable la guerre avec la Prusse, celle-ci étant décidée, non seulement à absorber toute l'Allemagne, mais à pousser ses ambitions sur la rive gauche du Rhin et à conquérir au moins l'Alsace, la Lorraine, le Luxembourg et d'autres pays encore : l'appétit vient en mangeant. Le cri d'alarme poussé par Prévost-Paradol n'eut un si grand retentissement que parce qu'il exprimait une terrifiante perspective qui hantait tous les esprits. Le philosophe inquiet ajoutait comme avertissement : La victoire peut nous être infidèle ; ce serait alors le tombeau de la grandeur française, et nous serions réduits à vivre de notre gloire passée, à figurer pour mémoire parmi les grandes puissances, à fatiguer l'Europe des souvenirs de Louis XIV et de Napoléon, comme l'Espagne jette aux chancelleries indifférentes les I. oms de Philippe II et de Charles-Quint.

Le pressentiment de Prévost-Paradol se trouvait corroboré par toutes les informations qui venaient d'Allemagne et par les missions secrètes que l'Empereur envoyait dans ce pays. Un rapport de notre ambassadeur Benedetti montre, dès les premiers mois de 1868, la. Prusse cherchant non seulement à s'agrandir au sud du Mein, mais essayant de projeter ses tentacules sur tous les pays qu'elle classait, à tort ou à raison, comme allemands, par la langue, l'origine ethnique et l'histoire telle que Treitschke la fabriquait. Le colonel Stoffel, aide de camp de Napoléon III, envoyait de Berlin des renseignements confidentiels qui concordaient avec ceux de l'ambassadeur et qui, en outre, donnaient des précisions sur les formidables armements préparés en secret par l'État-major prussien. Cette nation, notait Stoffel, énergique, sans scrupules, dont les frontières s'avancent jusqu'à neuf jours de marche de Paris, compte trente millions d'âmes et dispose d'un million de soldats. Cela n'empêchait point le gouvernement prussien ni le gouvernement français de proclamer leur attachement à la paix que rien ne troublait en apparence. Mais ces protestations pacifiques trahissaient elles-mêmes, par leur insistance, un malaise avivé encore par des froissements, comme celui qui surgit à l'occasion du roi George de Hanovre qui, chassé de ses États par les Prussiens, était venu demander un asile à la France, en Alsace ; la Prusse nous obligea à l'expulser ; ou encore, lorsque Napoléon III essaya de mettre entre les mains d'une compagnie française l'exploitation des chemins de fer belges et luxembourgeois (1868-1869).

A Berlin, on étalait aux boutiques des libraires, comme on le fera encore en préparant la guerre de 1914, des cartes géographiques sur lesquelles l'Alsace et la Lorraine étaient englobées dans le territoire allemand[40]. Dans les brasseries, soldats, fonctionnaires, tout ce qui touchait au monde officiel, annonçait le prochain anéantissement de la grandeur française. Schleinitz, ministre de la Maison du Roi, préconisait la destruction de la France : partout, c'était le delenda Carthago.

On sait que la France, et c'est là son titre de gloire, tout en propageant la langue française, n'a jamais cherché à faire violence aux populations de nos provinces pour interdire et faire disparaître nos idiomes ou dialectes provinciaux. Le basque, le breton, le flamand, le provençal et tous nos patois de langue d'oïl et de langue d'oc, étaient parlés et écrits, à côté du français ; ils le sont même encore aujourd'hui ; avant le XIXe siècle, pas un mot de français n'était enseigné dans les villages d'Alsace ou de la Lorraine allemande. Le dialecte alsacien fut si bien respecté que les actes notariés et les publications officielles ont toujours été rédigés dans les deux langues, jusqu'en 1870. Toutefois, sous Napoléon III, le ministre (le l'Instruction publique ayant pris un arrêté pour que le français fût enseigné dans les écoles de toute la France, y compris l'Alsace, bien entendu, on vit, — chose inouïe, en vérité — les Allemands en Allemagne entrer en fureur. En 1869, Richard Bœckh somme le gouvernement prussien de faire des remontrances à la France, pour que celle-ci cesse d'enseigner le français dans les écoles de l'Alsace-Lorraine[41]. Partout on se mit à chanter, en Allemagne : Là, près des Vosges, est un trésor perdu ; là, du sang allemand doit être délivré du joug de l'enfer[42].

Alors qu'on commençait à exalter, en France, la science allemande et l'érudition historique des Allemands, ceux-ci, faussaires en histoire comme en diplomatie, prenaient à tâche, remarque Alfred Rambaud, de fausser les idées du peuple allemand sur ses rapports antérieurs avec la France. L'Université, le gymnase ou l'école primaire, les gros ouvrages scientifiques, aussi bien que les manuels élémentaires et même les livres d'enfants, ont eu leur rôle dans cette œuvre de dépravation[43]. Encouragés par le gouvernement prussien, les historiens allemands s'évertuaient à démontrer que non seulement l'Alsace, après Metz, mais Nancy, mais la Flandre et l'Artois, la Bourgogne et la Franche-Comté, Lyon et le Royaume d'Arles, étaient des provinces germaniques traîtreusement dérobées au Saint-Empire[44].

C'est par milliers qu'on pourrait citer les preuves des provocations prussiennes, pour la période comprise entre 1867 et 1870 ; c'est à croire que la vue de la splendeur française, pendant l'Exposition universelle, avait eu pour effet de surexciter le sentiment de basse envie qui est au fond de l'âme teutonne. Le parti militaire et l'Université, ces deux foyers du pangermanisme, concertent leur action et sont en étroite union. C'est comme une sorte de résumé de cette rage envieuse, issue de l'atavisme germanique, que renferment les paroles prononcées par le Recteur de l'Université de Berlin, à la veille de la guerre de 1870 : Il se peut que nous ne puissions pas détruire la nation française comme les Anglo-Américains ont détruit les Peaux-Rouges. Mais il pourrait arriver quelque chose de plus terrible encore, à savoir que les Français, semblables à des malfaiteurs bannis de toute société, tournassent, dans leur désespoir, leurs armes les uns contre les autres et que, au sortir de ces luttes homicides, la famille gallo-romaine fût anéantie3[45].

Bismarck attisait le feu de cette haine parce qu'il avait besoin de la guerre pour achever son œuvre d'hégémonie prussienne. Il ne tenait bien dans sa main que l'Allemagne du Nord ; les États du Sud lui résistaient toujours, comptant à la fois sur l'Autriche et sur la France pour maintenir et sauvegarder leur indépendance. On constatait aussi, chaque jour, en dépit des violences prussiennes, que les souvenirs français étaient loin d'être effacés dans la région rhénane ; ils paraissaient s'y raviver avec les bruits de guerre. On connaît la réponse de l'empereur Guillaume Ier à l'un de ses conseillers qui s'étonnait de la lenteur de la germanisation en Alsace-Lorraine : Les Français n'ont occupé la province rhénane que pendant vingt ans et après soixante-dix ans leurs traces n'y sont pas effacées[46].

En 1872, un habitant notable du Palatinat, parlant de la guerre de 1870, disait encore : Quant à nous, nous étions tout prêts à devenir Français, dans le Palatinat ; c'était une affaire arrêtée. Nous ne le désirions pas, mais on se serait résigné : c'est la guerre. Est-ce que nous nous sommes fait prier sous le premier Empire ? Avons-nous fait des simagrées ? Napoléon nous avait battus et conquis : nous sommes devenus Français, très bons Français, et même le goût de la France nous est resté assez longtemps encore, après 1815[47].

Plusieurs collectionneurs de médailles possèdent un double thaler, à l'effigie de l'empereur Napoléon III, dont voici la description :

NAPOLEON III KAISER DER FRANZOSEN. Buste de Napoléon III de profil à gauche. Sur la tranche du cou, la signature de l'artiste allemand, F. KORN.

Revers : Dans une large couronne de chêne l'inscription : GOTT SCHUTZE KAISER UND REICH (Dieu protège l'Empereur et l'Empire).

A l'exergue, sous le nœud de la couronne, les mots IN MAINZ (à Mayence).

Cette médaille d'argent, exécutée habilement par le graveur Korn, de Mayence, fut frappée en un certain nombre d'exemplaires à l'Hôtel des monnaies de Francfort, quand cette ville était encore ville libre. Due à l'initiative privée, elle n'a point de caractère officiel, mais elle n'en témoigne pas moins des sentiments francophiles que professaient encore, sous le second Empire, une bonne partie des habitants de Mayence, et des vœux qu'ils formaient de voir arriver les bataillons français dans leurs murs[48].

Quel était, en France, l'état des esprits et quelle fut l'attitude du Gouvernement ?

Parmi les hommes politiques qui agissaient sur l'opinion, les uns, irrités de l'hostilité injurieuse et de la mauvaise foi prussiennes, pressaient le Gouvernement d'intervenir et voulaient qu'on posât enfin, une bonne fois, au Gouvernement de Berlin, la question de la rectification de notre frontière rhénane. Granier de Cassagnac écrit, en 1867 : La Prusse ne peut avoir la prétention de dominer du Niémen à Thionville. La lame de l'épée prussienne doit donc être coupée au Rhin ; et puisque les traités de 1815 sont tombés, il faut qu'ils soient à terre pour tout le monde.

Le polémiste le plus populaire de cette époque, Émile de Girardin, rappelait sans cesse, dans la Liberté, ce mot de Napoléon : La France, sans les départements du Rhin, sans la Belgique, sans Anvers, sans Ostende, ne serait rien. Et Girardin proclamait que pour faire contrepoids à l'unité de l'Allemagne, il fallait l'unité de la France jusqu'au Rhin. Girardin, traité d'énergumène par les sages et les esprits réfléchis, était tout simplement dans la tradition de toute l'histoire de France. On publia, en 1867, un écrit posthume de Proudhon (mort en 1865), France et Rhin, dans lequel le fougueux révolutionnaire, qui est pour l'abolition des frontières, des dettes, de la peine de mort et, sans doute aussi, de l'orthographe, reconnaît toutefois que la revendication de la frontière du Rhin est l'idée traditionnelle et persistante des Français : Toute la politique française, je parle de la politique instinctive, traditionnelle, est là, dit-il : elle est innée dans le peuple ; tous les Gouvernements, du plus au moins, à peine d'impopularité, ont dû la servir.

Proudhon ajoute : L'empire de Napoléon abattu, la ligne du Rhin est reprise à la France ; mais l'instinct du pays renaît plus opiniâtre... la tradition monarchique, les souvenirs impériaux, l'opposition des partis, le ressentiment des masses, l'insolence de la coalition, tout y pousse. Les malheureux Bourbons s'y remettent comme des forçats à la tâche... Il n'y a pas jusqu'à Louis-Philippe, le déserteur de la suprématie française, qui ne se soit vu forcé, malgré son amour de la paix, d'appuyer la séparation de la Belgique[49].

Mais à la même date, des idéologues, des pacifistes, prônaient qu'on n'avait rien à craindre de l'Allemagne. Le même Proudhon n'avait-il pas écrit, déjà, cette ineptie : On n'a pas besoin de consulter l'histoire pour prédire que l'Allemagne sera fédéraliste, plus faible, par conséquent, que la France. Et encore : La frontière du Rhin, depuis un siècle, a singulièrement perdu de son importance ; il n'y a guère que les attardés du chauvinisme qui s'en entretiennent encore[50].

Sur ce terrain, les sages et les esprits réfléchis étaient bien près de faire chorus avec Proudhon. Ils ridiculisaient les chauvins ; ils prétendaient que cette politique conduirait à la guerre ; ils ne voyaient pas, les malheureux, que la guerre éclaterait sans cela, parce qu'elle était inévitable, préparée sans arrêt et voulue par la Prusse, avide des bords de la Meuse et de l'Escaut après ceux du Rhin ! Que disent-ils, aujourd'hui, en 1916 ? L'histoire qui n'est qu'un perpétuel recommencement, étale à leurs regards ébahis les appétits insatiables des Germains, non pas seulement sur la rive gauche du Rhin, mais dans les Vosges, sur la Meuse, dans les Ardennes, sur la Somme, sur l'Escaut, sur l'Yser, sur l'Océan du Nord. Voilà, depuis le commencement de notre nationalité, — gauloise, franque et française, — la cause unique des guerres sur nos frontières de l'Est. Il ne faut pas que le bloc germanique, quelque forme qu'il revête, soit admis à s'étendre sur la rive gauche du Rhin : la sécurité de l'Europe occidentale est là. Voilà ce que ne comprirent point, en France, bien des gens, même dans l'élite intellectuelle, déjà infestée de germanisme à cette époque comme à la veille de 1914.

Leur action et leur influence étaient tout l'opposé de celles du monde intellectuel en Allemagne. L'Université devenait antimilitariste ; des hommes politiques notoires, tout comme au temps de Vercingétorix, ne surent pas mettre l'intérêt national et le salut de la patrie au-dessus de leurs passions et des intérêts de leur parti. Ce sera l'éternel honneur de notre époque, durant la guerre actuelle, d'avoir fait l'Union sacrée et groupé sous le drapeau de la République, franchement et loyalement, les hommes de tous les partis politiques et sociaux ! Mais il n'en fut pas ainsi à la fin du second Empire ; l'opposition politique fit différer, par exemple, l'application de la loi du maréchal Niel, qui organisait la Garde mobile. Que dis-je ! des Français poussèrent l'aberration jusqu'à se réjouir des victoires des Prussiens, parce qu'elles les débarrassaient du régime impérial, et leur frayaient la route du pouvoir.

Les nations payent, tôt ou tard et souvent bien cher, d'aussi lamentables et honteux égarements. Il y avait aussi les utopistes, les théoriciens de la Paix universelle et de la fraternité des peuples, braves gens, souvent, dont la niaiserie était recouverte du vernis de l'austérité et de l'honnêteté ; il y avait la foule grossissante des révolutionnaires, contempteurs de toute loi, perturbateurs de tout ordre social ; enfin, il faut compter la tourbe des claquedents de gazettes ou d'estaminets, gens sans information ni conscience, qui démolissaient un ministère, pronostiquaient une révolution, pourfendaient une grande puissance, tous les matins ! de toute leur énergie malfaisante, on les voyait alors, — on les a. vus aussi plus récemment, — s'opposer à la préparation de la guerre ; mais si la guerre éclate, leurs hurlements se déchaînent contre le gouvernement qui n'a pas su la préparer. Quel contraste avec l'union des cœurs et des volontés à Berlin, la méthode et la discipline allemandes !

Une seule politique s'imposait à notre Gouvernement : manœuvrer diplomatiquement de manière à éviter que l'Allemagne tout entière fît bloc contre nous, en cas de guerre. Il fallait exploiter les sentiments particularistes des Sudistes, s'allier avec eux ainsi qu'avec l'Autriche, et peut-être aussi avec l'Italie ; isoler l'Allemagne prussienne en lui opposant les intérêts des États du Sud dont nous voulions assurer l'indépendance.

Pour réaliser ce programme et y amener l'opinion dans les États du Sud, il fallait du temps. Or, Bismarck, attentif à la manœuvre, était bien décidé à ne point nous en laisser. Napoléon III était sincère lorsqu'il déclarait vouloir la paix, ne cessant de répéter : L'Empire, c'est la paix. Et il disait à ses ambassadeurs : Surtout ne parlez pas de la question rhénane. Le 2 janvier 1870, il choisit un ministère nettement, disons aujourd'hui aveuglément pacifiste. Émile Ollivier fut le Cardinal Fleury du second Empire : il voulait franchement, honnêtement la paix, et au bout de quelques mois, il laissa la France avec la grande guerre sur les bras. C'est le moment, en effet, que choisit Bismarck pour nous faire cette guerre tant désirée par lui. Le gouvernement prussien agit de même, en 1914 : n'étions-nous pas aussi, en France, aveuglément pacifistes ?

Pourtant, la manœuvre du gouvernement français commençait à porter ses fruits. Il n'est guère douteux, a écrit récemment M. Joseph Reinach, que dans les premiers mois de 1870, le flot unitaire allemand avait rétrogradé. C'est l'aveu textuel d'un historien allemand, Klüppfel, grand admirateur de M. de Bismarck. Le courant rétrogradait en Wurtemberg, où Varnbüler disait à notre ministre Châteaurenard : Sans la guerre ou, tout au moins, sans la crainte de la guerre, je ne crois pas que les tendances de la Prusse fassent des progrès. Il rétrogradait davantage encore en Bavière, où le prince de Hohenlohe avait été remplacé aux affaires par le comte de Bray...

De Bray détestait les Prussiens ; il était l'ami du ministre autrichien, le comte de Beust, et du ministre français, le duc de Gramont. Tous les trois, encouragés par Napoléon, rêvaient d'une revanche de Sadowa, et d'une alliance de l'Autriche avec la France.

Bismarck connut ou devina ces intrigues, car il écrit dans ses Souvenirs : En France, on cherchait un cas de guerre contre la Prusse qui, autant que possible, n'eut pas Pair de s'adresser à toute la nation allemande. Il s'agissait, pour la France, de détacher l'Allemagne du Sud de la Prusse, et de lui faire faire, de nouveau, cause commune avec l'Autriche. Il fallait, en un mot, puisque la guerre préparée par la Prusse était inévitable, une guerre qui put permettre aux Sudistes de dire aux Prussiens : L'Allemagne n'est pas en cause, c'est la Prusse toute seule ; le casus fœderis n'est pas applicable dans cette circonstance, nous ne marchons pas avec vous.

C'est alors que Bismarck lança, pour entraîner l'Espagne dans son alliance, la candidature Hohenzollern. Ce prince était un Prussien. Sa candidature au trône d'Espagne n'intéressait que la Prusse ; elle ne pouvait passionner les autres cours d'Allemagne ; si une guerre éclatait à ce sujet entre la Prusse et la France, les États du Sud de l'Allemagne pouvaient nier le casus fœderis. Cette éventualité paraissait devoir se produire d'autant plus sûrement si l'agresseur était la Prusse et non la France. D'après ce que l'on peut deviner de documents encore inédits et sur lesquels on a récemment cherché à projeter quelque lumière, la Bavière, par son ministre De Bray, promit sa neutralité pour le cas où l'agression viendrait de la Prusse.

Dès lors, le plan de Bismarck, bien informé, fut tout tracé : manœuvrer de manière à obliger la France à déclarer la guerre ; mettre le gouvernement français dans une situation telle qu'il parut être l'agresseur et lui, Bismarck, le provoqué. On sait assez, dit M. J. Reinach, que la politique de Bismarck fut de se faire déclarer la guerre, parce que le casus fœderis serait alors formel, et que toute l'Allemagne répondrait aussitôt à l'appel de la Prusse.

On connait les faits ; l'astuce et la fourberie de Bismarck et du roi Guillaume, la falsification de la fameuse dépêche d'Ems. Après ce coup de faussaire et de brigand, Bismarck dit à son Roi : Il est essentiel que nous soyons les attaqués. La présomption et la susceptibilité françaises nous donneront aisément ce rôle. Si, comme Sa Majesté m'y autorise, je communique aussitôt aux journaux le texte que je viens de vous lire, et si, en outre, je le télégraphie à toutes nos ambassades, il sera bientôt connu à Paris. Non seulement par ce qu'il dit, mais par la façon dont il aura été répandu, il produira là-bas, sur le taureau gaulois, l'effet du drapeau rouge[51].

Et telle était la passion de la guerre chez les trois hommes entre lesquels avait lieu ce sinistre dialogue, le roi Guillaume, Bismarck et de Moltke, que ce dernier ajouta : S'il m'est donné de vivre assez pour conduire nos armées dans une pareille guerre, que le diable emporte aussitôt après ma vieille carcasse.

L'histoire de cette fourberie et de ce complot déconcerte, quand on songe que les trois malfaiteurs firent croire au monde entier que c'était la France qui provoquait la guerre, et qu'ils eurent la machiavélique habileté de se la faire déclarer. Les témoignages surabondent aujourd'hui, en ce qui concerne la responsabilité de la guerre de 1870. C'est Bismarck qui la voulut et la fit éclater ; c'est lui qui, par ses mensonges trompa l'Europe, faisant croire que la responsabilité en incombait à Napoléon III et à ses ministres. Plus tard, après le succès, Bismarck a déclaré lui-même : cette guerre de laquelle est née l'unité et la grandeur de l'Allemagne, a été voulue, préparée et imposée par moi. Je m'en vante !

A la suite de ces aveux de Bismarck, la Gazette libérale de Berlin écrivit : L'histoire de la dépêche d'Ems, telle qu'elle est racontée dans le Nouvelliste de Hambourg (le journal de Bismarck), détruit tout un cycle de légendes qui s'était formé au sujet de l'origine de la guerre de 1870. Et la Germania eut alors le courage de déclarer : Tout Allemand sentira une rougeur de honte, quand il constatera, à la suite du témoignage de l'ancien Chancelier lui-même, que l'Allemagne a été indignement trompée au sujet de la guerre de 1870. M. de Bismarck n'a pas seulement désiré la guerre, mais il l'a amenée par tous les moyens.

On se rappelle avec quelle impudence cynique le roi de Prusse et Bismarck, avant Sadowa, protestèrent devant l'Allemagne et le monde entier, qu'ils subissaient la guerre et qu'ils avaient essayé de l'éviter par tous les moyens. Après l'avoir provoquée, préparée, rendue inévitable, ils avaient manœuvré pour obliger l'Autriche à la déclarer. La même fourberie réussit contre la France en 1870. Bismarck accula Napoléon III à la nécessité de déclarer la guerre, si bien que l'Empereur des Français, qui avait besoin de la paix pour la réalisation de son plan sudiste, parut être le provocateur, et il en porta effectivement l'injuste et cruelle responsabilité.

Devant l'opinion publique, Napoléon III resta longtemps l'agresseur, bien qu'il eut dit dans sa proclamation de juillet 1870 : Le véritable auteur d'une guerre n'est pas toujours celui qui la déclare, c'est bien plutôt celui qui la rend nécessaire.

Le public ne comprit pas, ni en France, ni en Allemagne. Le peuple allemand vit, de bonne foi, dans la déclaration de guerre une agression de la France toute l'Allemagne se souleva contre nous, et ni les cours sudistes ni l'Autriche n'osèrent aller contre l'opinion, en se déclarant neutres ou pour nous, comme elles l'avaient promis.

Dès le mois de mars 1870,1a coopération de l'Autriche à une guerre contre la Prusse avait été promise à Napoléon III, mais sans qu'une convention formelle eut été signée. Pour la faire ratifier, l'Empereur envoya à Vienne, à la fin de mai, son aide de camp, le général Lebrun. Le 16 juin, celui-ci fut reçu par l'empereur d'Autriche qui l'accueillit très courtoisement, mais lui dit : Je veux la paix, et je ne ferais la guerre que si j'y étais forcé. Et il ajouta qu'il n'interviendrait dans le conflit entre la Prusse et la France que si Napoléon III se présentait en libérateur dans l'Allemagne du Sud dont l'indépendance était menacée par la Prusse.

Quant aux États du Sud eux-mêmes, quels furent, au juste, leurs engagements vis-à-vis de Napoléon III ? Ils existaient ; niais dans quels termes et sous quelles conditions ? Qui pourra jamais le dire, avec documents à l'appui ?

En 1909, A. de Ruville, professeur à l'Université de Halle, publia, sous le titre : La restauration de l'Empire allemand[52], un livre dans lequel il raconte que, sur l'ordre de Napoléon III, Rouher, avant la chute de l'Empire, avait fait transporter du Palais des Tuileries à son château de Cerçay, près Brunoy, à 25 kilomètres de Paris, des liasses considérables de documents. diplomatiques qui, le 10 octobre 1870, tombèrent entre les mains des Prussiens. Ces documents, reconnus par des soldats allemands, furent envoyés à Bismarck, alors à Versailles. Celui-ci les considéra comme extrêmement précieux : c'étaient des armes redoutables tombées entre ses mains, car ces papiers du Cabinet de l'Empereur ne contenaient rien de moins que les négociations secrètes de Napoléon III avec les princes de l'Allemagne du Sud et avec l'Autriche. C'était toute notre politique extérieure. De même, les archives du château de Saint-Cloud, comprenant des papiers qui se rapportaient à la période du 29 juin au 28 juillet 1870, tombèrent aussi au pouvoir de Bismarck. Tous ces documents sont aujourd'hui à Berlin.

Des indices certains ont permis à Ruville de croire que les rois de Bavière et de Wurtemberg invitaient Napoléon III à occuper le Palatinat, la Hesse rhénane et Mayence. Le ministre hessois Dalwigk, le comte de Pforten pour le Wurtemberg et le comte de Bray pour la Bavière, furent les négociateurs de cette alliance secrète. Ils étaient en rapports étroits avec le général Ducrot, gouverneur de Strasbourg, qui avait la confiance de l'Empereur. Mais l'obligation où fut mise la France, de déclarer la guerre, empêcha la combinaison d'aboutir, en jetant l'opinion publique des pays du Sud dans le parti de la Prusse : la guerre prit pour les Allemands un caractère de race. L'Europe jalouse de nous ne le comprit pas. La France se trouva isolée ; personne ne vint à son aide, et devant l'opinion publique, l'empereur Napoléon III et son ministre Émile Ollivier furent responsables de la catastrophe qui les entraîna avec la France.

L'exposé rapide et bien incomplet qui précède, fait en toute sincérité, et résumé de nombreuses lectures sur cette période tragique de notre histoire, donnera peut-être l'impression que tous les partis, en France, ont eu leur part de responsabilité dans les événements qui nous accablèrent. L'historien de la troisième République, M. Hanotaux, a dit justement[53] : La guerre et la défaite finale avaient ceci d'amer pour les hommes qui en furent les témoins, qu'ils avaient tous quelque chose à se reprocher : ils auraient pu dire, comme ce pape du XVIe siècle, parlant de la Réforme : Nous avons tous péché, tous. La France n'était pas seulement frappée, elle était punie.

 

VI

LE TRAITÉ DE FRANCFORT.

 

A Versailles, le 18 janvier 1871, le roi de Prusse fut proclamé Empereur allemand par tous les rois et princes de l'Allemagne, convoqués pour la circonstance. Les historiens ont fait remarquer l'empressement que mirent les rois et princes des États du Sud, Hesse, Bavière, Wurtemberg et Bade à se rallier à cette proclamation, eux qui, avant la guerre, étaient séparatistes et avaient presque lié partie avec Napoléon III. C'est que Bismarck tenait en mains leurs papiers si compromettants, leurs engagements envers l'Empereur des Français, les preuves de ce qu'il pouvait appeler, en ce moment, leur trahison envers la Prusse, sinon envers la Patrie allemande. Bismarck exerça sur eux un véritable chantage ; ce fut ce que M. Joseph Reinach appelle justement : le chantage de la fondation de l'Empire allemand. Les princes du Sud se montrèrent d'autant plus empressés à proclamer Empereur le roi Guillaume, qu'ils avaient plus à se faire pardonner. Bismarck les tenait à la gorge. C'est ainsi que tout, dans la carrière politique et diplomatique de cet homme, est ruse, duplicité, mensonge, coups de force ou d'astuce impudente. L'empire allemand est de toutes parts étayé sur l'imposture et la perfidie.

Mais en réalisant de cette façon, par la Prusse, son unité nationale, l'Allemagne s'est forgée de lourdes chaînes. La tyrannie brutale des Hohenzollern ne saurait être comparée à la suzeraineté du Saint-Empire ni même au Protectorat de Napoléon. Qu'a fait la Prusse des petits États qu'elle a absorbés ? Il n'en reste rien que le squelette et le souvenir historique. Que sont les rois subordonnés ? des solliciteurs gênés et gêneurs, qui vont faire antichambre au palais impérial ou chez le grand chancelier ; ils font figure de baladins décoratifs dont on paie la servilité en décorations de parade. Les plus honorés sont généraux de revues ; ils donnent leurs filles à quelque prince impérial usé. Qu'il y a loin de là à l'arrogante vassalité des anciens Électeurs !

Mais que ces piteux sires soient ce que voudra. Français ! en présence des horreurs de la barbarie teutonne, dans la guerre présente, n'oubliez pas celles de la guerre de 1870 ! Nos francs-tireurs systématiquement fusillés, au mépris des lois de la guerre, nos villages réglementairement incendiés, la Bibliothèque publique de Strasbourg réduite en cendres par calcul, avec tant d'autres monuments de cette malheureuse cité, coupable d'adultère avec la France[54] ! Les armées allemandes s'avancèrent jusqu'à Paris, aux accents de leur Wacht am Rhein, pillant jusqu'aux chaumières où elles ne laissèrent ni une assiette ni une pendule, saccageant et incendiant les édifices publics, les châteaux, les cathédrales, fusillant, sous le plus futile prétexte, les maires, les prêtres, les maîtres d'écoles, les sœurs de charité. En Allemagne, tout avait été mis en œuvre, dès avant le début des hostilités, pour surexciter l'opinion populaire contre nous, les Welches. Des savants s'abaissèrent à publier dans les journaux, et répandirent à profusion, un factum dans lequel, avec l'autorité qui s'attachait à leurs noms, ils exposaient que les Français avaient fait, déjà, cinquante et une invasions en Allemagne, ce qui justifiait la guerre alors entreprise pour prévenir la cinquante-deuxième[55]. On ne s'attend pas à ce que nous reproduisions, ici, la liste vraiment comique de ces cinquante et une invasions, non plus que nous établissions une contre-partie. Mais on jugera de la bonne foi de cette érudition allemande en constatant que, parmi ces invasions françaises qu'on nous reproche, figure l'expédition envoyée par Louis XIV au secours de l'Allemagne contre les Turcs et qui, heureusement pour Vienne menacée, remporta la bataille de Saint-Gothard. Le Manifeste fameux des 93 Intellectuels allemands, en 1914, est le digne pendant de cette étrange et curieuse documentation historique de 1870.

Faire la guerre comme les Huns et les Vandales ou comme les reîtres allemands de la guerre de Trente Ans, s'en prendre aux monuments et à la population civile pour frapper les esprits et terroriser, est un système de barbarie qui a toujours été dans la tradition prussienne. Lorsque le grand Frédéric. mit le siège sous les murs de Prague, en 1757, il résolut, sans aucune raison d'ordre militaire, de détruire la cathédrale de Saint-Vit par un bombardement régulier. Par son ordre impitoyable, furent lancés sur ce chef-d'œuvre d'architecture gothique, le 5 juin, 537 bombes, 989 boulets et 17 carcasses ; — les 6, 7, 8 et 9 juin, 7.144 bombes, 14.821 boulets et 111 carcasses[56]. On le voit, les horreurs de Reims, de Soissons, de Louvain, d'Ypres, d'Arras, ont des précédents dans les fastes des armées allemandes.

Tous les hommes de ma génération se souviennent, non sans une poignante émotion, que les douloureux préliminaires de la paix furent signés, à Versailles, le 26 février 1871. Il y eut ensuite la Conférence de Francfort qui dura jusqu'au 10 mai, jour où fut signé l'acte diplomatique qui porte dans l'histoire le nom de Traité de Francfort.

A l'Assemblée nationale réunie à Bordeaux, tous les députés de l'Alsace et de la Lorraine sachant, dès la déclaration de l'armistice, que le sort de leurs départements allait être discuté dans les négociations pour la paix, prirent les devants pour protester contre tout projet de cession de leur pays à l'Allemagne. Ils chargèrent l'un d'eux, Émile Keller, de lire, le 17 février 1871, la déclaration suivante qu'ils avaient tous signée :

Déclaration.

I. — L'Alsace et la Lorraine ne veulent pas être aliénées. Associées depuis plus de deux siècles à la France, dans la bonne comme dans la

mauvaise fortune, ces deux Provinces, sans cesse exposées aux coups de l'ennemi, se sont constamment sacrifiées pour la grandeur nationale ; elles ont scellé de leur sang, l'indissoluble pacte qui les rattache à l'unité française. Mises aujourd'hui en question par les prétentions étrangères, elles affirment, à travers les obstacles et tous les dangers, sous le joug même de l'envahisseur, leur inébranlable fidélité.

Tous unanimes, les citoyens demeurés dans leurs foyers, comme les soldats accourus sous les drapeaux, les uns en votant, les autres en combattant, signifient à l'Allemagne et au monde l'immuable volonté de l'Alsace et de la Lorraine de rester françaises.

II. — La France ne peut consentir à signer la cession de la Lorraine et de l'Alsace. Elle ne peut pas, sans mettre en péril la continuité de son existence nationale, porter elle-même un coup mortel à sa propre unité, en abandonnant ceux qui ont conquis, par deux cents ans de dévouement patriotique, le droit d'être défendus par le pays tout entier contre les entreprises de la Force victorieuse :

Une Assemblée, même issue du suffrage universel, ne pourrait invoquer sa souveraineté pour couvrir et ratifier des exigences destructives de l'intégrité nationale. Elle s'arrogerait un droit qui n'appartient même pas au peuple réuni dans ses Comices.

Un pareil excès de pouvoir, qui aurait pour effet de mutiler la Mère commune, dénoncerait aux justes sévérités de l'histoire ceux qui s'en rendraient coupables.

La France peut subir les coups de la force, elle ne peut sanctionner ses arrêts.

III. — L'Europe ne peut permettre ni ratifier l'abandon de l'Alsace et de la Lorraine. Gardiennes des règles de la justice et du droit des gens, les nations civilisées ne sauraient rester plus longtemps insensibles au sort de leurs voisines, sous peine d'être, à leur tour, victimes des attentats qu'elles auraient tolérés. L'Europe ne peut laisser saisir un peuple comme un vil troupeau ; elle ne peut rester sourde aux protestations répétées des populations menacées ; elle doit à sa propre conservation d'interdire de pareils abus de la Force. Elle sait, d'ailleurs, que l'unité de la France est aujourd'hui, comme dans le passé, une garantie de l'ordre général du monde, une barrière contre l'esprit de conquête et d'invasion.

La paix, faite au prix d'une cession de territoire, ne serait qu'une trêve ruineuse et non une paix définitive. Elle serait pour tous une cause d'agitation intestine, une provocation légitime et permanente à la guerre. Et quant à nous, Alsaciens et Lorrains, nous serions prêts à recommencer la guerre aujourd'hui, demain, à toute heure, à tout instant.

En résumé, l'Alsace et la Lorraine protestent hautement contre toute cession. La France ne peut la consentir ; l'Europe ne peut la sanctionner.

En foi de quoi, nous prenons nos concitoyens de France, les gouvernements et les peuples du monde entier à témoin que nous tenons d'avance pour nuls et non avenus tous actes et traités, votes ou plébiscites qui consentiraient abandon, en faveur de l'étranger, de tout ou partie de nos provinces de l'Alsace et de la Lorraine.

Nous proclamons, par les présentes, à jamais inviolable le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la Nation française, et nous jurons, tant pour nous que pour nos commettants, nos enfants et leurs descendants de le revendiquer éternellement et par toutes les voies, envers et contre tous usurpateurs.

L'Assemblée nationale délégua Thiers pour aller à Versailles discuter avec le gouvernement allemand, les conditions de la paix. Ces négociations durèrent du 19 au 29 février. Au retour de Thiers, quand l'Assemblée, contrainte et forcée par la nécessité, eut voté les dures conditions imposées par Bismarck, les députés d'Alsace et de Lorraine protestèrent de nouveau par la déclaration suivante, lue le 1er mars 1871 :

Les représentants de l'Alsace et de la Lorraine ont déposé, avant toute négociation de paix, sur le bureau de l'Assemblée nationale, une déclaration affirmant de la manière la plus formelle, au nom de ces provinces, leur volonté et leur droit de rester françaises.

Livrés, au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination de l'étranger, nous avons un dernier devoir à remplir.

Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement.

La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun dans la forme et dans la mesure que notre conscience nous dictera.

Au moment de quitter cette enceinte où notre dignité ne nous permet plus de siéger, et malgré l'amertume de notre douleur, la pensée suprême que nous trouvons au fond de nos cœurs est une pensée de reconnaissance pour ceux qui, pendant six mois, n'ont pas cessé de nous défendre, et d'inaltérable attachement à la Patrie dont nous sommes violemment arrachés.

Nous vous suivrons de nos vœux et nous attendrons, avec une confiance entière dans l'avenir, que la France régénérée reprenne le cours de sa grande destinée.

Vos frères d'Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France, absente de leurs foyers, une affection filiale jusqu'au jour où elle viendra y reprendre sa place.

Une troisième protestation eut lieu à Berlin, au Reichstag de l'Empire allemand, en 1874, le jour où y entrèrent les premiers députés d'Alsace-Lorraine, au nombre de quinze. Édouard Teutsch, député de Saverne, donna lecture, au nom de tous ses collègues, de la protestation suivante :

Plaise au Reichstag décider :

Que les populations d'Alsace-Lorraine incorporées sans leur consentement à l'Empire d'Allemagne par le traité de Francfort, seront appelées à se prononcer d'une manière spéciale sur cette incorporation. Et après avoir invoqué le témoignage de jurisconsultes allemands, Édouard Teutsch ajouta : Vous le voyez, messieurs, nous ne trouvons dans les enseignements de la morale et de la justice, rien, absolument rien qui puisse faire pardonner notre annexion à l'Empire. Notre raison se trouve en cela d'accord avec notre cœur.

Des huées et des outrages ignobles accueillirent ces paroles du noble Alsacien. Ce jour-là, le Reichstag se déshonora, car il ne sut pas respecter le courage malheureux[57].

Durant tout le XIXe siècle, les savants allemands ont été unanimes à soutenir que tous les pays qui, au double point de vue ethnique et linguistique se rattachent, suivant eux, à la race et à la langue germaniques doivent être revendiqués par l'Allemagne politique. Les plus discrets se contentaient, pour l'instant, de réclamer seulement l'Alsace et une partie de la Lorraine. Ils dressèrent des cartes linguistiques, base de ce qu'ils voulaient que fût la limite politique de l'Allemagne.

Mais là encore, c'était hypocrisie et fourberie. Dès le 14 août 1870, l'État-major allemand, déjà devenu plus hardi, dressait une nouvelle carte qui fut présentée aux négociateurs français comme exposant les nouvelles limites de la France. Cette carte englobe dans l'Empire allemand, non seulement l'Alsace-Lorraine, mais toute une zone plus avancée comprenant Longuyon, Briey, Nancy, Lunéville, Saint-Dié, Belfort et Montbéliard. Ce ne fut que grâce à l'énergie de Thiers, à la majoration de l'indemnité pécuniaire et à d'autres concessions, que la ligne frontière fut ramenée à celle qui a été adoptée. Mais dans les deux cas, la frontière linguistique ne compta absolument pour rien. Elle n'était pas de nature à satisfaire les nouveaux appétits allemands ; on l'oublia.

Voici quarante-cinq ans que l'Allemagne a le courage de son horrible rôle de tortionnaire de l'Alsace-Lorraine, devenue une nouvelle Pologne. Jadis, les Romains se sentaient honteux dans Athènes vaincue par eux. Les Germains, après leurs victoires de 1870, ne manifestèrent, chez nous et vis-à-vis de nous, que l'insolence des Barbares. Ils n'ont point l'âme assez haute pour que la rougeur pût leur monter au front. Loin de là, ils sont devenus fous d'orgueil, une race d'hallucinés. Ils se sont crus appelés à dominer le monde. L'un de leurs historiens les plus autorisés, Giesebrecht, n'a-t-il pas écrit[58] : La domination appartient à l'Allemagne, parce qu'elle est une nation d'élite, une race noble, et qu'il lui convient, par conséquent, d'agir sur ses voisins comme il est du droit et du devoir de tout homme, doué de plus d'esprit ou de plus de force, d'agir sur les individus moins bien doués ou plus faibles qui l'entourent.

Et Giesebrecht et Treitschke ne sont point des isolés : historiens, philosophes, soldats, politiques, chefs d'industrie, tous à l'envi professent la même doctrine, sont atteints de la même démence : les races supérieures ont le droit d'éliminer les races inférieures. C'est là, sans doute, disent les physiologistes déconcertés, un cas de tératologie mentale collective, legs d'un très lointain atavisme[59]. Ceux dont les principes religieux auraient dû adoucir l'âpreté de race, font des déclarations monstrueuses, comme ce catholique notable, M. Erzberger, député au Reichstag, qui écrit : Plus impitoyable et plus cruelle est la guerre, et plus elle est humaine, parce que, de cette façon, elle aboutit plus vite à une fin satisfaisante... A la guerre, la plus grande absence de scrupules, si l'on y va intelligemment, coïncide en fait avec la plus grande humanité. Quand on est en situation d'anéantir Londres par un procédé que l'on a, cela est plus humain que de laisser un seul de nos camarades allemands perdre son sang sur le champ de bataille, car une telle cure aussi radicale amène la paix au plus vite[60].

Il n'est pas possible de proclamer plus cyniquement que la fin justifie les moyens. Par conséquent, tous les crimes sont admis comme moyens de parvenir au but poursuivi. Les Allemands s'imaginent ainsi intimider et s'imposer par la terreur ; l'idée ne leur vient même !point que, par ces procédés caractéristiques de la Barbarie, ils risquent, au contraire, d'exaspérer la résistance de l'ennemi à l'âme noble et fière et de surexciter l'héroïsme ; ils jugent des autres par eux-mêmes, parce que leurs maîtres les mènent au bâton. Leur exaltation fanatique fait refluer leur instinct vers sa source, l'Odinisme de la forêt germaine. Ils répudient ce qu'ils avaient emprunté de culture latine, et veulent répandre le pur teutonisme sur le monde.

Il n'y a déjà, — dit un jour Bismarck avec sa brutalité ordinaire, — il n'y a déjà que trop de civilisation en Allemagne, et faisant allusion à l'Allemagne du Sud, alors son ennemie, plus imprégnée de civilisation latine, il ajouta : Prenez garde, la civilisation est romaniste et gallophile[61].

Henri Heine nous raconte que, de son temps, en Westphalie, des vieillards prétendaient savoir où étaient les sanctuaires des antiques idoles. Le bruit était répandu qu'à leur lit de mort, ces vieux de la montagne confiaient ce secret au dernier de leurs petits-fils ; ils lui indiquaient aussi les profondeurs mystérieuses et inviolées où s'étaient cachés longtemps Arminius et Witikind. Ces fables insensées, entretenues par des fêtes officielles, telles que l'érection de la statue d'Arminius, Hermann le libérateur, au Teutoburgerwald, en 1875, ou celle de la Germania au Niederwald, en 1883, ou celle de Guillaume Ier, au Kyffhaüser, dans le Harz, et tant d'autres monuments colossaux qui célèbrent l'écrasement de la France, — ces fables et ces monuments, dis-je, ont fanatisé le peuple allemand, toujours docile ; ils l'ont, pour ainsi parler, replongé dans un bain de barbarie germaine.

Phénomène social étrange, mais attesté par les témoignages allemands eux-mêmes : avant le début de la guerre de 1914, on vit surgir des forêts du Harz et des monts de Bohême, des sorciers et des sorcières comme au temps d'Arminius et de Velléda. Le peuple grossier et superstitieux s'exalta à des prêches nocturnes, à des incantations de Bohémiennes, à des prédictions d'hallucinés faméliques, atteints du délire. Durant les mois d'été qui ont précédé les hostilités, raconte un officier allemand[62], naguère professeur dans une ville de Thuringe, on vit sortir des bois, des hommes qui se donnaient des allures de prophètes. Par les belles nuits de clair de lune, ils prêchaient au milieu des clairières une religion singulière. De vieux mythes païens y voisinaient avec des préceptes de la Bible. Le prophète annonçait des temps mauvais, une rude épreuve pour l'Allemagne, d'horribles calamités. Le peuple germain ne s'en tirerait qu'en revenant à de très anciens rites, en acceptant tous les sacrifices, en pratiquant même les sacrifices humains. Il faut savoir se vouer aux dieux infernaux. Il faut offrir, comme nos ancêtres, du sang aux divinités inapaisées.

Quelle lumière projette sur les atrocités commises par les Allemands au cours de cette guerre, la révélation d'un tel fanatisme ! N'en est-ce point la raison initiale ? Les actes inhumains de cruauté commis par les armées allemandes n'ont-ils pas leur inspiration dans le délire de quelque Velléda ensorcelant des troupeaux de demi-sauvages ? Et ne devons-nous pas trouver un écho de ce fanatisme dans l'invocation du vieux dieu germanique, proférée par l'Empereur allemand au début de la guerre, lui, l'inspirateur et le complice, devant l'histoire, d'atrocités pareilles à celles qu'inspiraient les Haliurunes, les sorcières immondes des hordes d'Attila ?

 

 

 



[1] E. ESPÉRANDIEU, le Rhin français, p. 38.

[2] CHATEAUBRIAND, le Congrès de Vérone, t. I, pp. 371-372.

[3] CHATEAUBRIAND, le Congrès de Vérone, t. II, p. 199.

[4] CHATEAUBRIAND, le Congrès de Vérone, t. I, p. 373.

[5] CHATEAUBRIAND, le Congrès de Vérone, t. I, pp. 374-375.

[6] Cité par ÉM. OLLIVIER, l'Empire libéral, t. I, p. 210.

[7] Mémoire présenté par Polignac au Conseil en 1829 ; cf. ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution, t. IV, p. 465, note ; le même, Essais de critique et d'histoire, chapitre intitulé l'Alliance russe et la Restauration.

[8] Voyez Correspondance d'EDGAR QUINET, août 1830 ; ÉMILE OLLIVIER, l'Empire libéral, t. I, p. 231.

[9] Cité par ÉM. OLLIVIER, l'Empire libéral, t. I, p. 248.

[10] EDGAR QUINET, 1815 et 1840 (Paris, 1840).

[11] PAUL THUREAU-DANGIN, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. IV, p. 310.

[12] THUREAU-DANGIN, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. IV, p. 313.

[13] SAINT-RENÉ-TAILLANDIER, Dix ans de l'histoire d'Allemagne, préface ; cf. THUREAU-DANGIN, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. IV, p. 316 ; ÉMILE OLLIVIER, l'Empire libéral, t. I, p. 416 ; t. V, p. 526.

[14] On a souvent confondu la chanson de NICOLAS BECKER et celle de MAX SCHNEKENBURGER. Voyez l'étude de M. ARTHUR CHUQUET, dans la Revue hebdomadaire, juillet 1915, p. 147 et suivantes.

[15] ARTHUR CHUQUET, Revue hebdomadaire, juillet 1915, p. 147 et suivantes.

[16] THUREAU-DANGIN, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. IV, p. 318 ; Cf. EDGAR QUINET, Correspondance, septembre 1841.

[17] AUGUSTIN THIERRY, Considérations sur l'histoire de France, chap. IV.

[18] Cité par ÉM. OLLIVIER, l'Empire libéral, t. I, p. 248.

[19] Voyez ARTHUR CHUQUET, dans la Revue hebdomadaire, 1915, loc. cit.

[20] ÉMILE OLLIVIER, l'Empire libéral, t. I, p. 339.

[21] EDGAR QUINET, 1815 et 1840 (Paris, in-8°, 1840).

[22] ARTHUR CHUQUET, Revue hebdomadaire, juillet 1915, p. 147.

[23] ÉM. OLLIVIER, l'Empire libéral, t. I, p. 484.

[24] ROTHAN, l'Europe à l'avènement du second Empire, p. 249.

[25] Dépêche citée par ÉM. OLLIVIER, l'Empire libéral, t. II, p. 364, note.

[26] ALBERT SOREL, le Traité de Paris du 20 novembre 1815, p. 145.

[27] Cité dans P. DE LA GORCE, Histoire du second Empire, t. I, p. 116.

[28] Voir notamment, Lettre du prince régent de Prusse au prince Albert, du 4 mars 1860 (The life of Prince Consort, by THÉODORE MARTIN, t. V, p. 47) ; cf. P. DE LA GORCE, Histoire du second Empire, t. III, p. 207.

[29] Docteur NABERT, Uber Sprachgrenzen (Hanovre, 1856), cité par CH. PFISTER, la Limite de la langue française, p. 6.

[30] ÉM. OLLIVIER, l'Empire libéral, t. VIII, p. 153.

[31] BENEDETTI, Ma mission en Prusse, p. 165 (lettre du 4 juin 1866) ; P. DE LA GORCE, Histoire du second Empire, t. IV, pp. 625-626.

[32] QUINET, Correspondance. Lettre du 21 juillet 1866.

[33] PROUDHON, France et Rhin, p. 74 (œuvre posthume, publiée en 1867).

[34] Cité par ÉM. OLLIVIER, l'Empire libéral, t. VIII, p. 463.

[35] LEFEBVRE DE BÉHAINE à DROUIN DE LHUYS, 11 août 1866 ; ÉM. OLLIVIER, l'Empire libéral, t. VIII, p. 525.

[36] BENEDETTI, Ma mission en Prusse, p. 165 ; P. DE LA GORCE, t. V, p. 54.

[37] P. DE LA GORCE, Histoire du second Empire, t. V, p. 62.

[38] V. surtout au sujet du projet de traité sur la Belgique le livre, de BENEDETTI, Ma mission en Prusse, p. 182 et suivantes, et ÉMILE OLLIVIER, l'Empire libéral, t. VIII, p. 640 ; P. DE LA GORCE, Histoire du second Empire, t. V, p. 68.

[39] P. DE LA GORCE, Histoire du second Empire, t. V, p. 160.

[40] P. DE LA GORCE, Histoire du second Empire, t. VI, p. 157.

[41] CH. PFISTER, la Limite de la langue française et de la langue allemande, p. 7.

[42] Doch dort an den Vogesen Liegt ein vertornes Gut ; Dort galt es deutsches Blut vom Höllenjoch zu lösen. CH. PFISTER, la Limite de la langue française et de la langue allemande, p. 8.

[43] RAMBAUD, les Français sur le Rhin, Préface.

[44] RAMBAUD, les Français sur le Rhin, p. 6.

[45] Cité par J. ZELLER, Hist. d'Allemagne, Introd. p. XXVI.

[46] ESPÉRANDIEU, le Rhin français, p. 39.

[47] EDMOND ABOUT, l'Alsace, p. 140.

[48] La médaille est reproduite dans : ÉMILE DEWAMIN, Cent ans de numismatique française, t. II, p. 14, fig. 3. On fabriqua à Mayence d'autres pièces allemandes du même genre, mais en plomb. Il m'en est passé plusieurs en mains, qui n'ont jamais été publiées.

[49] P.-J. PROUDHON, France et Rhin, p. 19.

[50] P.-J. PROUDHON, France et Rhin, pp. 17 et 88.

[51] P. DE LA GORCE, t. VI, Histoire du second Empire, pp. 283-284.

[52] Traduit en français par PIERRE ALBIN, avec une introduction de M. JOSEPH REINACH.

[53] G. HANOTAUX, Histoire de la France contemporaine, t. I, p. 21.

[54] Voir : RODOLPHE REUSS, dans la Revue critique, septembre 1871, p. 160.

[55] ALFRED RAMBAUD, les Français sur le Rhin, p. 6.

[56] A. DE QUATREFAGES, la Race prussienne, p. 7.

[57] Voir : HENRI WELSCHINGER, la Protestation de l'Alsace-Lorraine les 17 février et 1er mars 1871, à Bordeaux (in-8°, 1914), et du même auteur : Causes et responsabilités de la guerre de 1870 (2 vol. in-8°, 1911).

[58] Cité par ZELLER, Hist. d'Allemagne, t. I, Introd., p. XXVII.

[59] FAURE DES ESSARTS, la Nouvelle Revue, 12 juillet 1915, p. 14.

[60] Cité par VICTOR GUIRAUD, Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1915, p. 912.

[61] Cité par JULES ZELLER, Histoire d'Allemagne, t. I, p. XLI.

[62] Cité dans l'Écho de Paris du mardi 8 juin 1915 (Billet de Junius).