LE RHIN DANS L'HISTOIRE

LES FRANCS DE L'EST : FRANÇAIS ET ALLEMANDS

 

CHAPITRE VII. — LA FRANCE SUR LE RHIN AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES.

 

 

I

LA LIGUE DU RHIN. - TRAITÉ DES PYRÉNÉES (1659).

 

A la faveur des troubles de la Fronde, l'Espagne, qui n'avait pas désarmé en même temps que l'Empire, en 1648, nous reprit Dunkerque et quelques autres places du Nord, succès passagers, mais qui suffirent pour l'encourager à poursuivre activement la guerre dans les Flandres. De 1654 à 1658, on vit aux prises, sur les champs de bataille du Nord, les deux plus grands capitaines de l'Europe, Turenne pour la France, et Condé si honteusement égaré dans le camp espagnol.

Pendant ce temps, Mazarin négociait. L'empereur Ferdinand étant mort en avril 1657, le cardinal reprit, un instant, un projet caressé si longtemps par nos rois, mais toujours en vain : il songea à poser la candidature de Louis XIV à l'Empire. A cet effet, le Roi alla s'installer à Metz, tandis que le maréchal de Gramont et Hugues de Lionne étaient envoyés à Francfort avec mission, — conformément à la tradition, — de prodiguer l'or aux Électeurs : la leçon de François Ier était demeurée lettre morte. On échoua ; Léopold Ier d'Autriche fut élu.

Mazarin dont on a dit que si son langage n'était pas français, son cœur l'était, eut, du moins, la satisfaction de compléter l'œuvre. du traité de Westphalie en entraînant tous les princes rhénans dans l'orbite de la France. Il signa avec eux des arrangements divers, en 1654, puis en 1656, alliances assaisonnées de quelques milliers d'écus ; enfin, il forma avec eux, en 1658, la fameuse Ligue du Rhin, dans laquelle entrèrent les Électeurs ecclésiastiques de Trèves, Mayence et Cologne, les trois ducs de Brunswick, les ducs de Neubourg et de Bavière, le landgrave de Hesse, le roi de Suède, comme due de Brème et de Verden.

C'était une alliance offensive et défensive pour la paix, qui complétait moralement la conquête de l'Alsace, et la garantissait. Aussi Mazarin estima-t-il ne pas payer trop cher le bénéfice que la France retirait de la Ligue, en assurant une pension annuelle de 30.000 écus à chacun des Électeurs rhénans. Ces pensions étaient dans la tradition de la monarchie, et nous avons constaté souvent, dans les siècles antérieurs, que les rois de France avaient -toujours eu à leur solde ces petits souverains indépendants, qu'un lien purement nominal rattachait au Saint-Empire. On a parfois bien mal jugé cette Ligue, aboutissement normal de la politique de tous nos rois, mais dont, par suite d'imprudences ultérieures, la France n'a pas tiré tout le parti qu'elle eût pu. Il ne fallait pas s'attendre, sans doute, à voir ces princes rhénans, d'origine allemande, de tempérament allemand, manifester des sentiments de loyalisme bien ardents vis-à-vis de la. France mais le prestige de Louis XIV les séduisait et la protection du grand Roi leur garantissait, avec l'indépendance vis-à vis de l'Empereur, l'ordre et la tranquillité, à la place des guerres privées incessantes et sauvages, qui avaient été leur lot jusque-là. D'autre part, ils avaient un besoin inassouvissable d'argent, pour tenir leur rang de princes, entretenir leurs armées, se protéger contre leurs voisins, donner un libre cours à leurs vices barbares. Dès le moyen âge, mais depuis Louis XI surtout, et jusqu'à la Révolution, des pensions régulières leur furent payées par nos gouvernements. On soudoya aussi, quand on le jugea utile à l'influence française, des bourgeois influents des villes flamandes et rhénanes comme Cologne, et jusqu'aux chanoines d'Aix-la-Chapelle, sous le prétexte qu'ils veillaient à l'entretien du tombeau de Charlemagne.

Dans les bureaux de la Maison du Roi, il était tenu une comptabilité régulière de cet argent du Roi, qu'on versait largement ; tantôt, on s'engageait par des promesses qui tenaient longtemps en suspens le quémandeur besogneux ou endetté ; le plus souvent, on payait à Paris, au prince en personne, et après que le bénéficiaire eut exécuté son engagement. Il n'y avait point, en cela, de règle absolue pour la distribution de ces fonds secrets, mais l'on avait plaisir, à Paris, à constater que l'argent du Roi était un rhétoricien qui réussissait bien mieux à Francfort que Cicéron ne fit, autrefois, à Rome et Démosthène, à Athènes.

M. Lavisse qui cite ce témoignage contemporain trace avec infiniment d'esprit, des Électeurs du Rhin, sincères amis de nos écus, le portrait suivant :

Lors du séjour qu'il fit à Francfort, en 1658, le maréchal de Gramont s'amusa follement. L'archevêque-électeur de Cologne, de la maison de Bavière, était, dit-il, un homme civil autant que le pouvaient permettre les prétentions de la maison de I3avière qui ne sont pas petites, et fort adonné à la chimie. L'archevêque-électeur de Trèves, brouillé avec le sens commun, sans étude, connaissait les affaires de l'Empire aussi peu que les siennes propres ; il était grand et fort, camard, et tenait tête à tout le monde pour le vin. L'Électeur de Bavière était un homme pieux et dévot, autant qu'on le peut être, et très convaincu que, suivant la politique de ses directeurs, il pouvait aussi peu errer que le pape.

Fort zélé pour la religion luthérienne, l'Électeur de Saxe, les jours qu'il communiait, portait ce respect au Sacrement de ne pas s'enivrer le matin, mais aussi eu revanche, le soir, il réparait l'omission. L'archevêque-électeur de Mayence., obligé de faire honneur aux santés, gardait d'ordinaire son sang-froid et les règles de la modestie affectée à son caractère d'archevêque. Pourtant, un jour, à la suite d'un dîner qui dura de midi au soir, et où furent bues deux ou trois mille santés, il dansa avec les Électeurs de Cologne et de Saxe sur la table qu'on avait étayée. Le maréchal, qui ne pouvait danser, parce qu'il était boiteux, donna le branle[1].

Tout cela, raconté par Gramont ct qui nous amuse fort, est-il donc vrai ? Il y avait déjà de méchantes langues avant Saint-Simon. Au surplus, on ne prête qu'aux riches, dit le proverbe, et nous savons, de longue date, que le pape avait, eu général, dans les Électeurs ecclésiastiques du Rhin d'étranges paroissiens.

En 1658, l'Électeur de Mayence était Jean-Philippe de Schœnborn que les Français avaient réinstallé dans sa ville archiépiscopale, en 1651. Deux ans plus tard, il couronnait roi des Romains, à Ratisbonne, Ferdinand IV ; la cérémonie fut troublée par une dispute qu'il eut avec son collègue, l'archevêque de Cologne, Maximilien-Henri de Bavière. Ce dernier prétendit que l'honneur de sacrer le roi des Romains lui revenait de droit et non à l'archevêque de Mayence. Résolus d'emporter la chose de force, les deux prélats firent entrer, chacun de son côté, des satellites armés dans l'église, au moment où le sacre allait commencer. On s'attendait à un combat ; mais l'Empereur le prévint, en priant l'archevêque de Cologne de céder pour cette fois, à son collègue, l'honneur contesté, avec promesse que cela ne tirerait pas à conséquence pour l'avenir. Maximilien-Henri déféra de mauvaise grâce à la demande de l'Empereur, et partit aussitôt sans prendre congé[2].

L'Electeur de Mayence fut reconnaissant à l'Empereur du privilège qu'il avait, ainsi, plutôt extorqué qu'obtenu. Cette gratitude se manifesta par des actes que la souplesse de conscience de ces féodaux trouvait toujours moyen de concilier avec les obligations qu'ils devaient au roi de France, aux crochets duquel ils vivaient. Schœnborn reçut en cadeau, de l'empereur Léopold Ier, les magnifiques et curieux monuments d'or et d'orfèvrerie cloisonnée qui furent trouvés en 1663, à Tournai, dans le sarcophage du roi franc Childéric Ici., père de Clovis. Ayant jugé de son intérêt de se défaire, à son tour, du trésor sépulcral du fils de Mérovée en faveur du Roi de France, son lointain successeur, il l'apporta à Louis XIV, à qui il en fit la remise en août 1665, au château de Saint-Germain-en-Laye. C'est ainsi que ces bijoux et ces armes vénérables, les plus anciens monuments de la Monarchie française, entrèrent au Cabinet du Roi : on peut les admirer aujourd'hui, avec le trône du roi Dagobert, au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale.

Naturellement, Louis XIV, successeur de Childéric et de Clovis, combla de ses faveurs l'Électeur de Mayence. Quant à celui de Trèves, afin de rattacher son Électorat à la France, le Roi s'empressa de lui confirmer, — ce qu'il sollicitait — son droit de juridiction métropolitaine sur des évêchés français, ceux de Metz, Toul et Verdun ; en 1661, il étendit même cette juridiction sur le Luxembourg.

La Ligue rhénane ainsi constituée, est le premier essai de cette Confédération des princes du Rhin dont Napoléon devait être le Protecteur ; elle étendit l'influence politique de la France sur toute la rive gauche du grand Fleuve, depuis l'Alsace jusqu'à la Hollande. C'était le protectorat de la France sur toute l'ancienne Austrasie franque et chlodovéenne. Les princes qui en faisaient partie s'appelaient eux-mêmes les Allemands de France. La Ligue avait une armée qui était au service du Roi et s'appelait : Armée de S. M. très Chrétienne et des Électeurs princes-alliés. Elle comptait une trentaine de mille hommes ; les régiments allemands, ainsi au service de la France, portaient leurs noms d'origine : Furstemberg, Royal-Allemand, Salm-Salm, Royal-liégeois, Royal Deux-Ponts, Nassau, La Marck, Royal-Bavière, Messe-Darmstadt, Birkenfeld et autres.

Grâce à des conventions diverses, plusieurs rois renouvelées, plusieurs Lois violées, mais que garantissaient presque toujours des subventions pécuniaires, la France pouvais,, surtout en temps de guerre, occuper presque tout le territoire des Alliés, y établir des magasins, garnir de troupes leurs forteresses, enfin y lever, de la même façon qu'en Suisse, de nombreux soldats, que les princes de ce pays s'honoraient de commander.

Louis XIV eut ainsi continuellement dans ses armées jusqu'à 12 régiments d'infanterie et 6 régiments de cavalerie, composés d'Allemands, commandés par des princes voisins du Rhin, et qui prirent la plus grande part à toutes nos guerres, même en Allemagne. Louis XV suivit cet exemple, et sous son règne le nombre des régiments allemands s'éleva jusqu'à 25[3]. Louis XIV versait annuellement 100.000 livres à la Caisse de l'armée de la Ligue pour son entretien : il est vrai que, dès 1664, personne ne savait déjà plus où passait cet argent.

Le traité des Pyrénées (1659), en taisant tous ces arrangements, les sanctionnait en fait. Il y fut stipulé que la France gardait l'Artois, une partie de la Flandre, du Hainaut et du Luxembourg, les forteresses d'Avesnes, de Marienbourg, de Thionville, de Montmédy, de Philippeville. Par d'autres négociations non moins habiles, Mazarin renouvela avec la Suisse le traité d'alliance qui faisait de ce pays ami, une pépinière de soldats pour la France, puisqu'il nous donnait une armée de 20.000 hommes, en échange de quoi le Roi garantissait l'indépendance des Cantons vis-à-vis de l'Empire. Les régiments suisses ont constamment servi la France avec honneur et loyauté, pendant toute la durée de l'ancienne monarchie ; ils ont glorieusement pris leur part de toutes les destinées des armées françaises.

Telle fut, sur notre frontière de l'Est, l'œuvre habile et glorieuse de Mazarin ; Louis XIV témoigna sa reconnaissance à son ministre en lui donnant le comté de Ferrette et les seigneuries voisines.

Restait la question de Lorraine, province désormais enclavée dans la France, ce qui évidemment devait déplaire au duc, mais non point aux habitants dont la tradition était purement française. Se sentant menacés dans leur indépendance, par la politique de Richelieu, les ducs de Lorraine avaient rompu avec leurs traditions de famille et lié partie avec l'Empereur. Durant la guerre de Trente ans, Charles III et son frère François servirent dans les armées impériales. Mal leur en prit ; les événements tournèrent en faveur de la France et de ses alliés, de sorte que Richelieu ne les reçut en grâce qu'en leur imposant de dures conditions. Aussi, la Fronde compta Charles IV dans les rangs des seigneurs français révoltés. Sur les instances des Espagnols, au traité des Pyrénées, son duché qui lui avait été enlevé, lui fut rendu, mais il dut faire sa soumission complète et consentir à ce que les armées françaises tinssent garnison dans ses forteresses. On stipula que le duché de Bar, le comté de Clermont, les prévôtés de Stenay, Dun et Jametz, seraient à jamais unis et incorporés à la Couronne de France ; que les fortifications de Nancy seraient détruites et ne pourraient être rétablies ; qu'une route militaire à travers la Lorraine serait ouverte pour les troupes que S. M. très Chrétienne voudrait envoyer en Alsace ou à Philippsbourg.

Dans les Mémoires de Louis XIV, pour l'année 1662, le Roi revendique ses droits sur la Lorraine, comme un passage à nos troupes pour l'Allemagne par l'Alsace ; parce que, par la Lorraine, l'étranger peut facilement envahir la France, et parce qu'elle est occupée par un prince étranger qui est amené constamment à s'occuper des affaires intérieures du royaume. Enfin, c'étoit l'ancien patrimoine de nos pères, qu'il étoit beau de rejoindre au corps de la Monarchie, dont il avait été si longtemps séparé. Et Louis XIV se proclame le légitime successeur de Charlemagne ; plus tard, en 1669, il devait faire occuper la Lorraine par ses troupes, sans que personne protestât, pas même le duc Charles IV. On le voit, après l'Alsace, la France travaille par la diplomatie encore plus que par les armes, à reconquérir ses limites naturelles. Tout l'y convie incessamment, sous tous les régimes, à travers les siècles : c'est sa loi immanente, instinctive ; par là seulement, la paix de la Chrétienté sera assurée. Richelieu, après Sully, avait dit qu'il fallait mettre la France en tous les lieux où fut l'ancienne Gaule[4].

Étendre les frontières de la France jusqu'au Rhin de toutes parts, c'était, répétait Mazarin après Richelieu, la vraie sureté pour la durée de la paix, laquelle nous trouverions dans notre propre puissance. C'est encore pour atteindre ce grand résultat que Mazarin fit épouser à Louis XIV une infante d'Espagne : il espérait, par là, l'annexion des Pays-Bas : Cette possession, disait-il, formerait à la ville de Paris un boulevard inexpugnable ; et ce serait alors véritablement qu'on pourrait appeler Paris le cœur de la France. La frontière serait ainsi étendue jusqu'à la Hollande, et aussi jusqu'au Rhin, par la rétention de la Lorraine et de l'Alsace, et par la possession du Luxembourg et de la comté de Bourgogne[5].

Tandis que l'Artois et l'Alsace nous furent acquis par Richelieu et Mazarin, Louis XIV nous donna la Franche-Comté, le Cambrésis, une partie de la Flandre et du Hainaut ; de ce beau et vaste royaume, son pré carré, il chargea Vauban de faire un camp retranché imprenable. Les historiens reprochent à Louis XIV de n'avoir pas su acquérir les Pays-Bas espagnols, acquisition, dit Lavisse[6], qui eût fait de Paris, trop proche de la frontière, le centre du royaume, équilibré, dans l'unité nationale, les génies et les tempéraments du Nord et du Midi, donné à la France la recrue d'une population laborieuse et riche. La conquête en pouvait être faite sans violence à la nature, et sans trop offenser les sentiments des habitants. Ce qui serait crime aujourd'hui, ne l'aurait pas été en ce temps-là. C'était le hasard de mariages et d'héritages qui avait fait les provinces belges sujettes de Madrid.

Louis XIV pouvait-il aussi facilement qu'on le prétend, faire cette conquête ? Les esprits et l'état des choses y étaient-ils bien préparés comme pour l'Alsace ? Le fruit était-il mûr, au regard d'une politique traditionnelle qui avait pour règle constante de ne rien brusquer ? Le Roi de France n'avait-il pas à compter avec l'opposition jalouse de l'Angleterre, aussi bien que de l'Empire et de l'Espagne ? Ce n'est point, dans tous les cas, l'envie qui lui en manqua.

 

II

LA PAIX DE NIMÈGUE (1678).

 

Une fois signé le traité des Pyrénées, Louis XIV s'occupa, avec l'habileté sûre d'elle-même que donne le succès, d'arrondir les nouvelles frontières de la France, en interprétant le texte de chaque article au mieux de nos intérêts : il fit agir sa diplomatie et ses finances. Il racheta Dunkerque aux Anglais et Marsal au duc de Lorraine ; il reçut dans la Ligue du Rhin de nouveaux princes allemands qui demandaient à y entrer, pour bénéficier de la protection et des libéralités du plus puissant prince de l'Europe. De ce nombre furent, en 1663, le duc de Mecklembourg et le comte de Sarrebruck. Le roi accueille ce dernier en sa royale protection et sauvegarde perpétuelle, en échange de quoi, le comte autorise Louis XIV à mettre en sa forteresse une garnison de Français naturels ; le comte en sera capitaine et gouverneur pour le Roi, et il est autorisé à y arborer les couleurs de France[7].

Il faut dire qu'en se plaçant ainsi sous le protectorat de la France, ces petits princes rhénans échappaient aux vexations odieuses de leurs voisins plus forts. L'un des plus typiques de ces derniers est le comte Palatin du Rhin, Charles-Louis, fils du fameux Frédéric V, dont l'ambition déclencha la guerre de Trente ans. Au traité de Westphalie, on avait rendu à Charles-Louis sa capitale, Heidelberg, et une partie des États de son père ; on avait créé pour lui un huitième Électorat. Comme le Palatinat avait été ruiné et presque dépeuplé par la guerre, Charles-Louis ne trouva rien de mieux, pour le repeupler, que de s'attribuer tout le long du Rhin le privilège de Wildfangiat : c'était une sorte de droit d'épaves humaines. Il consistait à racoler, de force, tous les vagabonds, bâtards, gens sans aveu, ou même voyageurs isolés, qui rôdaient le long du Rhin ; il les faisait emmener par ses gens, pour les installer comme serfs dans ses États ou les incorporer dans son armée ; il ne se gênait point pour saisir et enlever aussi les serfs de ses voisins : c'était restaurer l'esclavage barbare dans ce qu'il avait de plus monstrueux. Ce fut seulement en 1667 que, par l'intervention énergique de Louis XIV, et sur les plaintes du duc de Lorraine et des Électeurs ecclésiastiques, on put faire comprendre à Charles-Louis qu'il violait les principes fondamentaux de la civilisation chrétienne.

Louis XIV, en toute occasion, fait ainsi étalage de son zèle pour la liberté germanique ; il négocie, en protecteur, avec les Électeurs de Mayence, de Cologne, de Saxe, de Brandebourg.

En 1664, la Ligue du Rhin qui, par son rôle, rappelait les corps auxiliaires de Barbares que les Romains avaient organisés à côté de leurs légions, eut l'occasion de se signaler pour sa propre gloire et pour celle de la France. Ce fut en prenant part à une espèce de croisade contre les Turcs qui étaient sur le point de franchir le Raab et menaçaient Vienne. Louis XIV voulait éviter de se faire un ennemi du Sultan, son allié, qui favorisait le commerce français dans le Levant. D'autre part, son titre de Fils aîné de l'Église et de Roi très chrétien, auquel il tenait tant, politiquement, lui faisait une obligation de ne pas se désintéresser d'une action générale contre l'islamisme. La croisade provoquée par le Pape était d'autant plus populaire en Allemagne, que les États du centre de l'Europe sentaient bien l'incapacité de l'Empereur à les défendre. Pour se tirer d'embarras, Louis XIV eut l'ingénieuse idée de participer à l'action commune en envoyant contre les Turcs un simple corps de volontaires, avec son armée de la Ligue du Rhin. Les volontaires furent placés sous le commandement du comte de Coligny, mais il fut enjoint expressément à celui-ci de se mettre sous les ordres du prince de Hohenlohe, général de la Ligue. Parti de Metz, le 17 mai 1664, Coligny, raconte Lavisse, traversa les territoires des princes alliés, où on l'honora par des bombances. Les jeunes volontaires, habitués à se moquer de tout ce qui n'était pas français, eurent pourtant la sagesse, écrivit le général, de ne pas crever de rire en regardant les trognes des ambassadeurs qu'on leur envoyait de toutes les petites principautés. Cette armée alla en Autriche rejoindre les troupes impériales de Montecuculli ; elle se comporta avec la bravoure française, tandis que les Impériaux se signalèrent par leur couardise. Les Turcs furent battus, auprès du monastère de Saint-Gothard, sur le Raab, le 1er août 1664 ; la paix fut signée quelques jours plus tard. Louis XIV se fit honneur de cette victoire auprès des Princes allemands, membres de la Ligue, et se vanta jusque sur des médailles, d'avoir préservé l'Allemagne d'un grand danger.

Ce service rendu fut la base de négociations qui eurent pour but de rapprocher la France de l'Empire et de faire entrer de nouveaux princes dans la Ligue du Rhin. Hugues de Lionne, le ministre de Louis XIV, voulut acheter l'Électeur de Saxe, mais, celui-ci s'estima un prix trop élevé. Pour l'Électeur de Brandebourg, la corruption fut aussi galante que difficultueuse. Louis XIV, résume Lavisse[8], envoya à l'Électrice un régal : un fil de perles acheté dix mille écus à Amsterdam, et une Chambre qui valait bien cent mille francs. Aussi, lorsque l'année suivante, l'Électeur se plaignit de n'avoir point une part suffisante aux grâces du Roi, Lionne s'étonna : Je ne sais pas si l'Électeur compte pour rien ce qu'on a donné à sa femme. Les ministres de Brandebourg touchèrent de belles sommes. L'Électeur marchandait trop cyniquement ; on le laissa de côté, en attendant. Mais le duc de Neubourg, l'évêque de Munster, les archevêques de Cologne et de Mayence furent de meilleure composition, suivant leur vieille habitude.

S'estimant désormais assez fort, Louis XIV, sur les conseils de ses légistes, résolut d'exploiter à son profit, dans le Brabant, une vieille coutume de ce pays, qu'on appelait le droit de dévolution, en vertu de laquelle la reine Marie-Thérèse put se prétendre des droits héréditaires sur les Pays-Bas tant convoités. En mai 1667, le roi envoya à Madrid l'évêque d'Embrun porteur d'un message et du fameux Traité des droits de la Reine très chrétienne sur divers États de la monarchie d'Espagne, dans lequel il réclamait, comme revenant de droit à la Reine, le Brabant, le marquisat d'Anvers, le Limbourg, la seigneurie de Malines, la haute Gueldre, le comté de Namur, le comté d'Artois, le duché de Cambrai, le comté de Hainaut, un tiers de la Franche-Comté, la moitié du Luxembourg. Quelques semaines plus tard, sans attendre la réponse, Louis XIV entrait en Flandre[9].

Tel fut le début de la guerre d'un an, qui se termina par le traité d'Aix-la-Chapelle, du 2 mai 1668. Louis XIV garda la plus grande partie de ses conquêtes de Flandre, jusqu'à l'embouchure de l'Escaut, mais il dut rendre la Franche-Comté. D'aucuns, comme Turenne, furent mécontents, estimant qu'on eût pu obtenir mieux, et à propos des Pays-Bas on répétait le mot de Mazarin : Ce sont là des pays qui ont de tout temps appartenu aux rois de France.

De tels propos irritaient à la fois le Roi et les Hollandais qui se sentirent, plus que jamais, menacés. Ils relevèrent le gant avec fierté. L'orgueil de Louis XIV se heurtait à ces marchands, dans sa course vers le Rhin et la mer du Nord. Les richesses des Hollandais, leurs vaisseaux qui sillonnaient toutes les mers, avaient suscité des jalousies que le Roi sut exploiter. Contre eux, il entraîna sans grande peine, la Suède, l'Angleterre et la Ligue du Rhin avec laquelle Lionne renouvela le pacte de 1671. L'Électeur de Saxe hésitait ; mais le Roi lui fit porter 30.000 écus, avec une épée enrichie de diamants pour le Prince électoral et des cadeaux pour les ministres[10].

Les Hollandais ne trouvèrent, pour les soutenir, qu'un chercheur de querelles et d'argent, l'ambitieux Électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, que l'on avait dédaigné de corrompre. En 1672, Louis XIV, qui avait installé à l'avance, suivant son droit, des magasins immenses chez l'Électeur de Cologne, à Neuss et à Bonn, se mit à la tête de ses troupes, avec Condé, Turenne et Luxembourg ; Il passa par Liège, descendant la Meuse. A son geste neptunien, l'armée franchit le Rhin, à Tolhuis, sans grande difficulté : ce passage fut célébré par Boileau, Bossuet, et plus tard par Voltaire, comme un prodige et un grand événement digne d'occuper la mémoire des hommes. Tandis que les chefs se risquent sur les flots tremblants,

Louis, les animant du feu de son courage,

Se plaint de sa grandeur qui l'attache au rivage.

La Hollande était envahie par une armée de 120.000 hommes. Les écluses de Muyden, ouvertes à temps, amenèrent une inondation qui sauva Amsterdam. Puis, la guerre traîna en longueur : elle devait durer jusqu'en 1678. Les Hollandais accomplirent, eux, du moins, de véritables prodiges pour défendre leur pays. Bientôt, par leur argent et d'habiles négociations, l'Espagne, l'empereur Léopold, plusieurs princes du Rhin tranquillement parjures, et le duc de Lorraine, Charles IV, qui ne savait pas ce que c'est que l'honneur, dit Lavisse, — s'allient aux Hollandais contre la France (août 1673). Le duc de Neubourg, les évêques de Paderborn, de Munster, d'Osnabruck se plaignent qu'on ne les ait pas assez payés. Quant à l'Électeur palatin, il se met en révolte parce que, dit-il, Louvois commande dans ses États comme s'il était chez lui. La cavalerie française avait, effectivement, poussé jusqu'aux portes de Heidelberg. Le Palatin arma, appela l'Empereur et fit exercer des cruautés abominables sur des soldats français tombés entre ses mains. Une répression exemplaire s'imposait : Turenne lui brûla 5 villes et 25 villages[11].

Bientôt, la révolte et la guerre furent partout et Louis XIV s'aperçut, un peu tard, que les princes rhénans, malgré leurs serments, ne lui étaient attachés que par les cordons de sa bourse. Heureusement, les confédérés n'avaient entre eux aucune cohésion ; les armées françaises vigoureusement commandées, maintinrent les Hollandais, chassèrent les Impériaux du Palatinat qui fut de nouveau incendié et ravagé, sauvèrent l'Alsace, firent la conquête de la Franche-Comté. Après six années de dévastations commises par les belligérants, de part et d'autre du Rhin, Louis XIV, malgré ses mécomptes, put dicter la paix ; mais les Hollandais avaient sauvé leur pays. Ce fut le traité de Nimègue (1678), qui donna définitivement à la France, la Franche-Comté et dans le Nord, Valenciennes, Bouchain, Condé, Cambrai, Aire, Saint-Omer, Ypres, Warwick et Warneton, Poperinghen, Bailleul, Cassel, Bavay et Maubeuge.

Mais l'ennemi décida d'élever, de l'Escaut à la Meuse, une barrière de forteresses pour fermer les Pays-Bas à la France. Louis XIV renonça à Philippsbourg. Il garda pourtant Fribourg, la clef de la Forêt-Noire, avec un chemin jusqu'à Brisach. Le duc de Lorraine rentra dans son duché.

Durant cette guerre, longue et si onéreuse, qui porte dans l'histoire le nom de Guerre de Hollande, nos armées avaient essayé de pénétrer en Allemagne par les villes du Rhin suisse, appelées les villes forestières du Frikthal, Rheinfelden, Seckingen, Lauffenbourg et Waldshut, dont nous avions déjà utilisé les ponts, pendant la guerre de Trente ans. Au traité de Nimègue, Louis XIV eût voulu se les faire attribuer pour se donner une entrée stratégique en Allemagne. Mais les Suisses supplièrent leur grand ami, allié et confédéré, de renoncer à cette annexion.

Louis XIV n'osa résister à cette demande ; il y acquiesça, comme ne pouvant donner une plus grande marque de confiance envers les louables Cantons. Mais il fut stipulé que les troupes impériales évacueraient ces villes, et que la Suisse les occuperait en s'engageant à défendre leur neutralité. L'Empereur, mis en demeure d'évacuer, tergiversa, refusa ; on s'en tint là, de sorte que les villes forestières restèrent à l'Autriche jusqu'à ce qu'au traité de Lunéville, en 1801, le Premier Consul les fit enfin remettre à la Suisse.

Quant à la Franche-Comté, Louis XIV en appréciait l'acquisition en ces termes : C'est une province, écrit-il dans ses Mémoires, grande, fertile, importante, qui, par sa situation, sa langue, et par des droits aussi justes qu'anciens, devait faire partie du royaume, et par qui, m'ouvrant un nouveau passage en Allemagne, je le fermois en même temps à mes ennemis. Comme le disait Vauban, par la Franche-Comté jusqu'à la trouée de Belfort, nous tenions constamment ces pays sous notre couleuvrine.

Pour la Lorraine, Louis XIV prenait difficilement son parti d'avoir été obligé d'y réinstaller le duc Charles. Du moins, la France tenait garnison dans ses forteresses. Quelques années plus. tard, en 1685, le Roi envoyant à Vienne le comte de La Vauguyon, le charge de déclarer à l'Empereur qu'il n'y a personne en France qui ne considère la Lorraine comme un membre si inséparablement uni et attaché au corps du royaume, qu'on ne pouvait en proposer dorénavant le moindre détachement sans s'attirer l'indignation de tout ce qu'il y a de bons Français[12].

Tandis que les Autrichiens refusaient d'évacuer les villes forestières, Louis XIV interprétait largement à son profit l'article qui lui livrait certaines villes avec leurs dépendances. Quelles étaient ces dépendances ? Pour les rechercher le Roi institua, à Tournai, Metz, Brisach et Besançon, des Chambres de Réunion, chargées de faire une enquête et de proposer l'annexion de tous les pays qui, eu égard à leur passé historique, pouvaient être considérés comme des dépendances des villes et provinces nominativement énumérées au traité. Les arrêts de ces Chambres de Réunion annexèrent à la France Montbéliard, Strasbourg, Germersheim, Lauterbourg, Sarrebruck, Deux-Ponts, Luxembourg, Chimay, Courtrai, Dixmude et une quinzaine d'autres villes avec leur banlieue. Ces agrandissements furent ce que Louis XIV appelait du droit de sa Couronne, puisqu'il ne récupérait, au dire des légistes, que des pays qui, à des époques anciennes, avaient fait partie du royaume des Francs. Des protestations timides vinrent de la Diète de l'Empire. Louis XIV, dédaigneux, se contenta d'écrire à son ambassadeur : Vous n'avez qu'une réponse générale à faire, qui est que je prétends jouir de tout ce qui m'appartient, en conséquence des traités de Munster et de Nimègue[13].

Tout de même, on s'arrêta dans cette voie et le fier monarque sut écouter les conseils de modération : Aller plus loin, écrivait l'un de ses ministres, serait mettre à l'aventure tout ce qu'on a acquis avec tant de peine. Le Roi et ses sujets ont également besoin de repos.

Sous l'empire de ce sentiment, Louis XIV agit avec une modération insoupçonnée jusque-là, dans l'affaire de la succession du Palatinat. L'Électeur Charles-Louis, décédé en 1680, avait eu pour héritier son fils Charles prince qui se laissa guider par les conseils de personnes méprisables et fut plus sensible à ses plaisirs qu'à la désolation de ses États 2[14]. Il mourut sans enfants, en 1685, ce qui donna des droits sur une partie du Palatinat à sa sœur, Madame, Élisabeth-Charlotte, qui avait épousé le duc d'Orléans, frère de Louis XIV. Ce dernier n'était pas prince à négliger un tel héritage. Il réclama au nom de sa belle-sœur, Oppenheim, Kaiserslautern et le comté de Sponheim. Les princes allemands contestèrent les droits de Madame, et cette fois, Louis XIV, loin de brusquer les choses, proposa de soumettre l'affaire à l'arbitrage du Pape.

Louis XIV entretenait avec sollicitude la protection onéreuse mais intéressée, qu'il accordait à l'archevêque Électeur de Cologne, Maximilien de Bavière. Quand il mourut, en 1688, le Roi prétendit faire nommer à sa place le cardinal de Furstemberg qui lui était dévoué ; il n'y réussit pas ; le pape lui préféra le prince Joseph-Clément de Bavière, soutenu par le parti allemand et par l'Empereur.

En Alsace, c'étaient des difficultés d'une autre nature. Bien que bénévolement annexée, cette province ne se relevait que lentement ; on avait peine à l'organiser administrativement, à cause des entraves que continuait à y apporter le parti féodal. Des gens de chicane contestaient l'interprétation de certaines clauses du traité de Westphalie ; des seigneurs allemands qui possédaient des fiefs en Alsace, essayaient de se soustraire à la souveraineté de Louis XIV, et en ceci, ils avaient l'appui manifeste de l'Empereur qui continuait à s'intituler landgrave d'Alsace, comte de Ferrette. L'armée que Turenne dut entretenir dans le pays, entraînait pour les habitants de lourdes charges[15]. Le duc de Lorraine, l'insupportable Charles IV, allié de l'empereur Léopold, faisait sans cesse, en basse Alsace, des incursions à main armée. La longue guerre de détail qui dura de 1670 à 1681 fut ainsi un terrible fléau pour la région. Il ne faut pas, écrit Turenne, qu'il y ait un homme de guerre en repos en France, tant qu'il y aura un Allemand en deçà du Rhin, en Alsace.

Enfin, Louis XIV vint faire son entrée solennelle à Strasbourg, le 20 octobre 1681. Cette ville, dit Louvois, sera un monument éternel de la grandeur du Roi et du soin qu'il a pris de mettre son royaume à couvert des entreprises de ses ennemis. Après tant de malheurs, ce fut le début de la grande prospérité de l'Alsace.

Sous le régime français, enfin bien affermi et organisé, l'Alsace, loin de perdre son autonomie morale, commença seulement à avoir conscience d'elle-même et de son unité. C'est l'éminent historien de l'Alsace, Rodolphe Reuss, qui le remarque : Les contrées vogéso-rhénanes n'ont réellement eu droit à un nom collectif et n'ont pu s'appeler la province d'Alsace qu'au moment où elles s'absorbaient dans le sein de la Monarchie française[16]. Auparavant, l'Alsace n'était qu'une poussière de petits États souverains, sans lien entre eux et souvent en hostilité. C'est la France qui a réellement créé et constitué en corps provincial compact l'Alsace, jusqu'à ce que, à l'époque de la Révolution, cette grande province française, si justement jalouse de son originalité native, comme bien d'autres de nos provinces, fût divisée en deux départements.

Défendre et protéger les nouvelles frontières contre toute tentative d'agression, fut la principale préoccupation de Louis XIV, après le traité de Nimègue, et sur ce terrain, il fut admirablement secondé par Vauban et Louvois. La construction des forteresses, d'après le Règlement des places de la frontière, fut une entreprise de longue haleine ; elle dura vingt ans, de 1678 à 1698. On commença par les places de la vallée de l'Oise, entre le bassin de l'Escaut et celui de la Meuse, le chemin direct des Pays-Bas sur Paris. Vauban plaça à la tête de cette route d'invasion, quatre places sur l'Escaut, Condé, Valenciennes, Bouchain et Cambrai ; une place, entre l'Escaut et la Sambre, le Quesnoy ; deux, sur la Sambre, Maubeuge et Landrecies ; quatre, entre la Sambre et la Meuse, Philippeville, Marienbourg, Avesnes et Rocroy ; trois, sur la Meuse, Givet-Charlemont, Mézières et Sedan. Il suffit, dit l'historien de nos frontières[17], de jeter les yeux sur une carte pour se rendre compte de l'habileté stratégique qui a présidé à la conception de cette frontière artificielle, et combien ceux qui l'ont conçue et exécutée ont été perspicaces. Cette ceinture de forteresses françaises, opposées à celles de la barrière, a sauvé la France, en 1712 et en 1793.

Verdun, Montmédy, Longwy-, Sedan, Mézières furent fortifiées pour défendre la vallée de la Meuse, en avant des Ardennes, en face du Luxembourg ; de même que Toul, Metz, Thionville et Sierck furent chargées de garder la vallée de la Moselle, en face de Luxembourg et de Trèves. Sur la Sarre, Louis XIV fit fortifier Montlouis et Sarrelouis et dans la basse Alsace, en avant de Strasbourg, Marsal, près des sources de la Seille, Phalsbourg auprès de Saverne, Petite-Pierre, Lichtenberg, Bitche, Schlestadt, Wissembourg, Lauterbourg et Landau. Nous verrons, plus tard, que les traités de 1815 n'ont eu pour but que de détruire cette ligne infranchissable de forteresses. Redisons-le à sa gloire : l'ancienne Monarchie a transmis aux régimes nouveaux une frontière bien armée et bien gardée. Si la France avait conservé cette frontière, l'avait entretenue, munie des engins modernes et de soldats, les malheurs de 1814, de 1870 et même de 1914 eussent été conjurés.

Les vallées de la Marne, de la Seine, du Doubs et de la Saône, auxquelles l'ennemi pouvait avoir accès par la trouée de Belfort, soit en remontant la vallée de l'Ill en Alsace, soit en franchissant le Rhin aux ponts des Villes forestières, furent fermées par les forteresses d'Huningue, Neuf-Brisach, Belfort, Montbéliard, Besançon, Épinal, Auxonne et Langres. Le prince-évêque de Bâle nous donna le droit, en cas de guerre, de mettre des troupes sur son territoire et d'occuper le canton de Porentruy[18].

Pendant la construction des forteresses de l'Est, Louis XIV et Louvois visitaient les travaux. Louvois ne manquait point, chaque année, de visiter toutes les frontières, examinant les lieux, pressant les travaux, encourageant ingénieurs et ouvriers, et l'année suivante, Louis XIV allait, à son tour, inspecter ces mêmes places, en dissimulant ses projets sous les pompes de la Cour qui l'accompagnait. A peine arrivé, et même la nuit, il parcourait tous Viles travaux, entrait dans les plus minces détails, et montrait autant de sollicitude que d'intelligence dans l'accomplissement de cette œuvre capitale.

Nous possédons, par la Gazette, toutes les circonstances de ces voyages d'inspection de Louis XIV, accomplis sans bruit, à partir de 1680 :

C'est dans cette œuvre, dit Th. Lavallée, la plus belle de sou règne, que Louis XIV est vraiment et saris réserve le Grand Roi. Rien de moins éclatant et qui éveillât moins l'envie, rien de plus habile et de plus sûr : tous nos points vulnérables devaient être couverts ou directement par nous-mêmes, ou indirectement par nos voisins. En même temps, la triple ligne de forteresses qui faisait de la France un camp retranché de vingt millions d'hommes, la ceinture de petits États neutres ou alliés qui complétait et garantissait notre frontière, nous donnaient, si besoin était, une base formidable pour des agressions extérieures.

Tout fut prévu, étudié, combiné avec un art parfait, une minutieuse intelligence des lieux, le sentiment national le plus éclairé, le plus pratique. Tout fut fait aussi sans bruit, sans éclat, comme un travail ordinaire et obscur ; les pièces, les documents, les détails ont été à peine connus des contemporains : cela s'appelait tout simplement le règlement des places de la frontière ; mais l'œuvre existe, sa grandeur se révèle d'elle-même, elle a fait pendant un siècle le salut de la France, elle est la gloire éternelle des trois personnages qui l'accomplirent : Louis XIV, Vauban et Louvois[19].

Il est de mode aujourd'hui, chez les historiens d'allure sentencieuse, de faire la leçon à Louis XIV, de dénigrer le Roi-Soleil, d'exploiter ses fautes politiques ou ses défauts personnels. Je préfère ceux qui reconnaissent qu'en donnant cours à ses rêves de gloire il procura à la Monarchie française, une incomparable et solide grandeur. Aussi, je citerai encore cette admirable page de Victor Hugo qui, après avoir rappelé la mort mystérieuse de Marie de Médicis qui s'était retirée à Cologne, écrit :

J'avoue que tout ceci me rend plus admirable l'époque claire, loyale et pompeuse de Louis XIV. Les ombres et les obscurités qui tachent le commencement de ce siècle font valoir les splendeurs de la fin. Louis XIV, c'est le pouvoir, comme Richelieu, plus la majesté ; c'est la grandeur comme Cromwell, plus la sérénité. Louis X1V, ce n'est pas le génie dans le Maitre, mais c'est le génie autour du Maître, ce qui fait le Roi moindre peut-être, mais le règne plus grand... J'ai toujours eu une sympathie profonde pour ce grave et magnifique prince, si bien né-si bien venu, si bien entouré, Roi dès le berceau et Roi dans la tombe ; vrai monarque dans la plus haute acception du mot, souverain central de la civilisation, pivot de l'Europe, auquel il fut donné d'user, pour ainsi dire, et de voir, tour à tour, pendant la durée de son règne, paraître, resplendir et disparaître autour de son trône, huit papes, cinq sultans, trois empereurs, deux rois d'Espagne, trois rois de Portugal, quatre rois et une reine d'Angleterre, trois rois de Danemark, une reine et deux rois de Suède, quatre rois de Pologne, et quatre czars de Moscovie ; étoile polaire de tout un siècle qui, pendant soixante-douze ans, en a vu tourner majestueusement autour d'elle toutes les constellations ![20]

 

III

LIGUE D'AUGSBOURG (1686). - TRAITÉ DE RYSWICK (1697).

 

Les annales de tous les peuples, au cours des âges, sont une trame tissée de périodes alternantes de développement et de décadence, de grandeur et de misères, de chutes et de relèvements, en un mot de fluctuations sociales et politiques qui rendent incertaine et chancelante la marche des nations dans la voie, d'ailleurs bien hypothétique, du progrès indéfini. Serait-il possible à l'historien de citer un peuple de l'antiquité ou des temps modernes, qui ait joui d'une prospérité continue, prolongée sans à-coups, durant seulement un siècle ? La France de Louis XIV devait subir la loi commune, inhérente à l'infirmité des sociétés humaines et des combinaisons politiques. Le stade de splendeur qui suivit la paix de Nimègue est l'apogée du grand règne ; il fut bientôt suivi de victoires stériles ou trop chèrement achetées, de défaites, même de grands revers et d'une profonde misère.

Les acquisitions de territoires faites par le Roi, en vertu des arrêts des Chambres de Réunion, inquiétèrent l'Europe et amenèrent les puissances, jalouses et rivales de la France, à former en 1686 la Ligue d'Augsbourg. On y vit figurer l'empereur Léopold, l'Espagne, la Hollande, les Pays-Bas, la Suède, la Savoie, et enfin l'Angleterre, après que la révolution de 1688 eut détrôné les Stuarts et placé la couronne sur le front de Guillaume III, déjà stathouder de Hollande. Quand la guerre fut déclarée à la France, le 5 février 1689, les armées de Louis XIV tenaient Mayence et le Rhin jusqu'aux portes de Coblence. Sous les ordres du Dauphin et du maréchal de Duras, elles prirent tout de suite l'offensive, occupèrent Philippsbourg, Spire, Mannheim, Frankenthal, Worms, Oberwesel et tout le Palatinat. C'est alors que Louvois crut nécessaire de recourir à une tactique de guerre dont l'histoire de tous les temps nous donne, malheureusement, des exemples. Sur le conseil de Chamlay, il ordonna l'incendie systématique du Palatinat, pour que les armées ennemies ne pussent y trouver des vivres et fussent dans l'impossibilité d'y séjourner. Ruinez et démolissez, lui écrit Chamlay, et mettez-vous, par là, en état d'être absolument maître du Rhin, en sorte que le pays des quatre Électeurs, lorsque la guerre recommencera, devienne la première proie de vos troupes. Les habitants furent, à l'avance, expulsés. On avait persuadé au Roi, dit Villars, que le salut de l'État consistait à mettre des déserts entre notre frontière et les armées des ennemis I[21]. En même temps qu'il ordonne la destruction des villes du Palatinat, Mannheim, Heidelberg, Spire, Worms et d'autres, Louvois presse Vauban de fortifier la basse Alsace qui se trouve en danger d'être envahie : Fortifiez Landau, lui mande-t-il, de Landau on maîtrisera tout le Palatinat ; une grosse garnison dans cette place ôtera entièrement à une armée qui se serait aventurée en Alsace, le moyen de communiquer avec Philippsbourg. On achève Sarrelouis, on double les fortifications de Luxembourg, on bâtit Mont-Royal, sur un rocher de la Moselle, entre Trèves et Coblence, là où, jadis, furent défaits par les légions, Classicus et Julius Tutor, les lieutenants du Batave Civilis. Mont-Royal faisait partie de la principauté de Veldenz dont la réunion avait été décrétée par le parlement de Metz. Ce poste, disait Louvois, mettra les frontières du Roi en telle sûreté, et les Électeurs de Cologne, de Mayence et le Palatinat en telle dépendance, que cette frontière sera meilleure et plus aisée à défendre que n'est celle de Flandre[22].

La guerre éclate avec fureur. Dans les Pays-Bas, le maréchal de Luxembourg, victorieux à Fleurus et à Nerwinden, s'empare de Mons et de Namur. Mayence, assiégée par les Impériaux, est énergiquement défendue par le maréchal d'Uxelles. En 1693, le maréchal de Lorges vient, de nouveau, assiéger Heidelberg qu'il prend d'assaut et dont il achève la destruction. Les Allemands nous reprochent encore, aujourd'hui, la destruction de Heidelberg et l'incendie du Palatinat. Nous sommes fort à l'aise pour leur répondre. Ce n'est pas quand on a à son actif les déprédations des guerres de Religion, les effroyables ravages, incendies et tueries de la guerre de Trente ans, des brigands de l'envergure de l'Électeur palatin, de Tilly, de Mansfeld, de Gustave Horn, de Bernard de Weimar et de vingt autres qui opérèrent en Alsace et dans le pays rhénan, qu'on peut élever la voix de l'indignation contre Turenne et Louvois. Qu'ont donc fait aussi les Allemands, dans les guerres du XIXe siècle ? et que font-ils, hélas ! sous prétexte de mesures de guerre, dans la guerre présente ? L'incendie du Palatinat fut une terrible mesure de guerre, qu'on doit d'autant plus déplorer que ceux qui la jugèrent nécessaire et l'exécutèrent, comme le maréchal de Tessé, à Heidelberg, ont écrit qu'ils en avaient le cœur navré. Il faut reconnaître, en même temps, que cette barbare exécution sauva la France de l'invasion, et peut-être aussi d'une destruction analogue par l'ennemi, passé maître en ravages et en incendies.

Malgré les victoires de ses maréchaux, le Roi était décidé, par prudence, à ne plus faire de conquêtes ; le pays, les troupes, les finances s'épuisaient. On craignait que la frontière fût forcée sur quelque point. Vauban, inquiet, écrit en 1696 : Si nous voulons longtemps durer contre tant d'ennemis, il faut songer à nous resserrer. Dès 1694, il conseille de restituer tout ce qui a été conquis au delà du Rhin et en Italie ; il pose en principe que si tout ce qui est en deçà du Rhin convient à la France, rien de ce qui est au delà ne l'accommode. Bien que victorieux, Louis XIV offre la paix ; il va plus loin que Vauban et propose même de restituer une partie des dernières annexions faites en vertu du droit de réunion. Vauban, alors, se récrie et insiste sur la nécessité de garder les places fortes de la rive gauche du Rhin, telles que Strasbourg et Luxembourg, Mons et la ligne d'Ypres à Courtrai. Restituer ces places, disait-il, ce seroit fournir aux ennemis le couteau qui nous couperoit la gorge... Strasbourg ne se doit pas plus restituer que le faubourg Saint-Germain[23]. Cette question, ajoute-t-il, est vitale pour l'avenir de la France.

Si l'on abandonne Strasbourg et Luxembourg, ainsi qu'on l'annonce, nous fournirons à nos ennemis de quoi bien nous donner les étrivières. Un pont sur le Rhin et une place de la grandeur et de la force de Strasbourg qui vaut mieux, elle seule, que le reste de l'Alsace, cela s'appelle donner aux Allemands le plus beau et le plus sûr magasin de l'Europe pour les secours de M. de Lorraine et pour porter la guerre en France. Luxembourg, de sa part, fera le même effet à l'égard do la Lorraine, de la Champagne et des Évêchés.

... Ces deux places sont les meilleures de l'Europe... Si on ne les garde, nous perdrons avec elles, pour jamais, l'occasion de nous borner par le Rhin ; nous n'y reviendrons plus ; la France, après s'être ruinée et avoir consommé un million d'hommes pour s'élargir et se faire une frontière, quand tout est fait et qu'il n'y a plus qu'à se donner un peu de patience pour sortir glorieusement d'affaire, tombe tout à coup sans aucune nécessité ; et tout ce qu'elle a fait depuis quarante ans ne servira qu'à fournir ses ennemis de quoi achever de la perdre... De la manière enfin qu'on nous promet la paix générale, je la tiens plus infâme que celle de Cateau-Cambrésis qui déshonora Henri II, et qui a toujours été considérée comme la plus honteuse qui ait jamais été faite. Si nous avions perdu cinq ou six batailles, l'une sur l'autre, et une grande partie de notre pays, que l'État fût dans un péril évident, à n'en pouvoir relever sans une paix, on y trouverait encore à redire, la faisant comme nous voulons la faire. Mais il n'est pas question de rien de tout cela, et on peut dire que nous sommes encore dans tous nos avantages. Nous avons gagné un terrain considérable sur l'ennemi ; nous lui avons pris de grandes et bonnes places ; nous l'avons toujours battu ; nous vivons tous les ans à ses dépens ; nous sommes en bien meilleur état qu'au commencement de la guerre, et au bout de tout cela, nous faisons une paix qui déshonore le Roi et toute la nation[24].

Les craintes de Vauban n'étaient, heureusement, justifiées qu'en partie. Par le traité de Ryswick (octobre 1697), Louis XIV garda Huningue, Strasbourg, Sarrelouis, Givet ; mais il rendit les autres territoires annexés par les Chambres de réunion, et ceux qu'il avait conquis pendant la guerre. Toutes les places de la barrière, Charleroi, Limbourg, Binch, Ath, Oudenarde, Courtrai, Gand, Saint-Guislain, Maëstricht furent laissées ou rendues aux Hollandais. On rétrocéda les forteresses de la rive droite du Rhin, la tête du pont d'Huningue, Fribourg, Vieux-Brisach, Kehl, Philippsbourg, Deux-Ponts, Trèves. Louis XIV rendit aussi la Lorraine, en gardant toutefois le droit de passage sur son territoire, ainsi que les forteresses de Sarrelouis et Longwy. Mais de toutes ces restitutions qui n'étaient peut-être pas nécessaires, — Louis XIV, pour en finir d'une longue guerre, s'étant montré trop accommodant, — celle qui excita en France le mécontentement le plus vif, est celle de Luxembourg dont les fortifications étaient l'œuvre récente de Vauban.

Cette place forte n'avait jamais cessé d'être convoitée par les rois de France. Après que le maréchal de Créqui nous l'eut de nouveau conquise, en 1684, Louvois en écrivit à Vauban : Cette conquête me paraît d'un prix inestimable pour la gloire du Roi et pour l'avantage de ses sujets.

Quand il s'agit de la fortifier, Louvois insista encore sur son importance militaire : C'est la plus belle, dit-il, et la plus glorieuse conquête que le Roi ait jamais faite, qui mettra notre frontière en tel état que les Allemands ne pourront jamais attaquer le royaume par ce côté-là[25]. Luxembourg est le seuil de la porte de Paris. En abandonnant à l'ennemi, en 1698, ce véritable boulevard que Vauban avait mis tant de soin à rendre inexpugnable, on ouvrit sur notre frontière, une brèche dont les Prussiens se servirent en 1792 et en 1914.

 

IV

TRAITÉ D'UTRECHT. - LA FRONTIÈRE FRANÇAISE EN 1713.

 

Le petit-fils de Louis XIV, Philippe, duc d'Anjou, ayant été appelé au trône d'Espagne, en 1700, la France parut, comme on disait, au comble de la puissance et de la gloire. C'était une grande illusion ; il en résulta contre elle une nouvelle coalition, plus redoutable encore que la précédente, la grande alliance de La Haye, conclue en septembre 1701, entre l'Angleterre, la Hollande, le roi de Prusse, les princes allemands et l'Autriche. La France n'eut avec elle, en Allemagne, que l'Électeur de Bavière, Max-Emmanuel, gouverneur des Pays-Bas espagnols, et, son frère l'archevêque Électeur de Cologne.

Dans cette formidable lutte qui épuisa la monarchie, les forteresses de la frontière, créées par Vauban, supportèrent le choc principal des ennemis et finalement sauvèrent la France. Landau, sur la Queich, à 26 kilomètres au sud-ouest de Spire, qui avait été prise et pillée sept fois durant la guerre de Trente ans, fut défendue en 1702 par le brave Mélac qui y battit monnaie en faisant fondre sa vaisselle plate. Mélac dut capituler le 11 septembre. Landau fut reprise l'année suivante par Tallard, perdue de nouveau peu après, et reprise encore. Sarrelouis, sur la Sarre, et Fort-Louis, sur le Rhin, furent les points d'appui des habiles manœuvres par lesquelles Villars contint les efforts de Marlborough et du prince Eugène.

Dans le Nord, après nos défaites de Ramillies (1706), d'Oudenarde (1708) et de Malplaquet (1709), la France épuisée, en proie à la famine, eût été à la merci des Coalisés, sans le réseau de nos places fortes. Lille les arrêta longtemps et ne succomba qu'à la suite d'un siège si meurtrier pour les assaillants qu'ils n'osèrent s'aventurer tout de suite sur la Somme, en laissant derrière eux les places de la Lys, de la Scarpe et de l'Escaut. A l'autre extrémité de la ligne de bataille, au sud de l'Alsace, ils ne purent forcer Huningue et Bâle. Ce ne fut qu'après de longues hésitations et avec une extrême circonspection que le prince Eugène, s'étant enfin emparé de Mons, Douai et Béthune, s'engagea entre la Sambre et l'Escaut et vint assiéger Landrecies ; la prise de cette place lui eût ouvert la vallée de l'Oise. La consternation était générale en France, surtout à Paris qui se sentit menacé. Louis XIV vit le danger, et résolut de délivrer Landrecies, coûte que coûte. A aucun prix, écrivit le ministre Voisin au maréchal de Villars, le Roi ne veut laisser prendre cette place. C'est dans ces conjonctures angoissantes que Villars, enfin victorieux à Denain (24 juillet 1712), obligea le prince Eugène à repasser la frontière.

Les Alliés comprirent si bien le rôle essentiel qu'avait joué la ligne des forteresses du Nord, qu'aux négociations pour la paix, ils n'eurent qu'une préoccupation, la détruire, en ramenant la France aux limites du traité de Vervins. Ils exigeaient de Louis XIV, non seulement l'abandon de l'Espagne, de l'Italie et des Pays-Bas, mais la rétrocession de l'Alsace et de la Flandre. Les négociations furent longues et Louis XIV, par ses ambassadeurs, lutta pied à pied, pendant que ses armées combattaient encore. Villars reprit Landau, le 20 août 1713, et Fribourg, en novembre. Ces derniers succès déterminèrent la signature de la paix dite d'Utrecht (1713 et 1714). Comme toujours, les princes allemands qui avaient été les plus serviles courtisans quand Louis XIV était le plus fort, furent les plus âpres envers la France, dès 1709, lorsqu'ils crurent que l'hallali de la curée avait sonné : c'est affaire de race. Ils auront la même attitude dégradante en 1814.

Ils réclamèrent non seulement ce qu'ils avaient été contraints de livrer par les traités antérieurs, mais ce qu'ils avaient offert eux-mêmes spontanément, en reconnaissance de services à eux rendus par le roi de France. Les mêmes princes, remarque Albert Sorel, qui s'étaient montrés si empressés d'abandonner les Trois Évêchés et l'Alsace à la France, afin d'en obtenir la garantie de leur indépendance contre la Maison d'Autriche, se montrèrent non moins ardents à soutenir cette Maison dans ses efforts pour restreindre et annuler, s'il était possible, les droits du Roi sur ces territoires... La Diète réclamait la Lorraine, l'Alsace, les Trois Évêchés, la Franche-Comté, plus une barrière autour de la France. C'est à peu près en ces termes barbares, rapporte Torcy, que s'expliquait l'assemblée de plusieurs peuples grossiers, enflés par des prospérités inespérées[26].

Les derniers succès de Villars permirent à la France de relever la tête. Les corbeaux avides craignirent, tout de même, de la pousser au désespoir. Louis XIV garda les premières acquisitions de son règne : l'Alsace, l'Artois, le Roussillon, que la France devait à Richelieu et à Mazarin ; la Flandre, où Lille lui était rendue, la Franche-Comté, Strasbourg, Sarrelouis, Landau, la crête des Alpes. Mais on dut démanteler le port de Dunkerque, céder aux Pays-Bas qui avaient déjà les places d'entre Meuse et Escaut, Menin, Ypres, Dixmude, Tournai ; sur le Rhin, enfin, abandonner les têtes de pont qu'on avait fortifiées sur la rive droite du fleuve.

Un autre point essentiel des désastreux traités d'Utrecht, fut de reconnaître au margrave de Brandebourg son titre de roi de Prusse, qu'il allait faire sonner si haut, aux dépens du Saint-Empire et de la France. Nous avons déjà fait allusion à la prise de possession du duché de Clèves, sur la rive gauche du Rhin, par l'Électeur de Brandebourg, dans les premières années du xvii. siècle. Résumons les événements.

Le duc de Clèves et de Juliers, Jean-Guillaume, qui avait été chanoine et eut deux femmes, était mort néanmoins sans postérité, le 25 mars 1609. Cette mort déchaîna une guerre générale entre les princes de proie de l'Allemagne. Sept compétiteurs se disputèrent sa succession, sans compter l'Empereur, qui voulait tout prendre. Nous n'en citerons que deux : l'un fut Jean-Sigismond, Électeur de Brandebourg, qui se prétendit des droits, du chef d'Anne de Prusse, son épouse, fille aînée d'Albert-Frédéric, le fou, duc de Prusse et de Marie-Éléonore, sœur aînée du feu duc Jean-Guillaume ; — le second fut Wolfgang-Guillaume de Bavière, duc de Neubourg et comte Palatin, fils d'Anne de Clèves, deuxième sœur dudit défunt Jean-Guillaume. Ces deux prétendants songèrent à unir leurs causes et leurs appétits, afin d'avoir plus facilement raison de leurs cinq rivaux. Mais leur accord ne fut pas de longue durée. Dans une entrevue du Brandebourgeois et du Palatin, le premier administra au second un maitre soufflet qui retentit dans l'histoire. C'était en 1614 ; après avoir donné le soufflet, Jean-Sigismond déclara embrasser la religion protestante pour complaire, dit l'un de ses descendants, aux peuples de Clèves, qui devaient devenir ses sujets. Il eut ainsi l'appui des Hollandais et il l'emporta sur ses concurrents. En 1618, le même Jean-Sigismond hérita, à la mort de son beau-père Albert-Frédéric, du duché de Prusse, qui relevait du royaume de Pologne.

Le fils aîné de Jean-Sigismond, appelé Georges-Guillaume, lui succéda en 1619, comme margrave de Brandebourg, duc de Prusse et de Clèves et comte de la Marck. Les choses n'allèrent pas toutes seules : on se battit férocement, en famille, entre calvinistes et luthériens. Le Brandebourg fut ravagé, incendié, dépeuplé au point qu'il n'y restait pas deux cent mille habitants. Survint enfin Frédéric-Guillaume, surnommé le Grand Électeur, qui succéda à son père, en 1640. Il n'avait pas de quoi manger, mais il allait refaire sa fortune en spoliant les biens des églises et des pays voisins, et en mendiant chez Louis XIV. En 1656, il s'affranchit de la Pologne et se déclara duc-souverain de la Prusse. Vers le temps de la constitution de la Ligue du Rhin, il reçut de Louis XIV, 100.000 écus, et ses ambassadeurs, venus à Paris en solliciteurs, s'en retournèrent chargés de cadeaux. Mais le Grand Électeur était un client peu sûr, autant qu'avide et difficile à manier ; c'était un mercenaire turbulent, parmi les mercenaires de la France, Galliæ lercenarii, comme on appelait ce tas de rustres allemands qui ne sont occupés qu'à se vendre et à trahir.

En 1663, Frédéric-Guillaume fit reconnaître le titre, qu'il avait pris, de duc-souverain de la Prusse, par les États de ce pays réunis à Königsberg. Les ducs de la Prusse slave furent ainsi, désormais, ducs de Clèves, sur la rive gauche du Rhin, bien loin de leur pays. Les ducs de Neubourg déboutés, durent se contenter de Berg et Juliers. En 1685, Frédéric-Guillaume attira très habilement dans ses États ruinés, les protestants français que l'impolitique révocation de l'Édit de Nantes contraignit à s'exiler, et par eux, il répara le dépeuplement causé chez lui par les guerres récentes. Frédéric III, son fils, qui lui succéda en 1688, fut le premier des Électeurs de Brandebourg à porter le titre de Roi de Prusse. Ce titre lui fut reconnu, d'abord, en 1700, par l'empereur Léopold, au traité de Vienne, pour l'entraîner dans le complot qui se tramait contre la France. En apprenant cette décision, le prince Eugène, chef des armées impériales, s'écria : On devrait pendre les ministres qui ont donné à l'Empereur un conseil aussi funeste ! Ce fut, en effet, l'arrêt de mort du Saint-Empire. Frédéric se fit couronner le 18 janvier 1701, à Königsberg et fonda l'ordre de l'Aigle noir. Il créa aussi une Académie des sciences dont Leibnitz fut Directeur. On lui avait persuadé, dit un de ses descendants, qu'il convenait à la Royauté d'avoir une académie, comme on fait accroire à un nouveau noble qu'il est séant d'entretenir une meute. Bien que sans argent ou à peu près, il affectait, en parvenu barbare, de copier le faste de la cour de Louis XIV.

Son fils, Frédéric-Guillaume II, qui lui succéda en 1713, vit son titre de roi de Prusse confirmé, la même année, par le traité d'Utrecht. Outre la principauté de Clèves, ce prince surnommé le roi caporal recueillit par héritage, sur le Rhin, le duché de Gueldre et la principauté de Neufchâtel, en Suisse. C'est ainsi que le roi de Prusse se trouva possessionné dans des contrées lointaines pour lui, qui étaient complètement étrangères à la race prussienne, par les traditions historiques, les institutions, les mœurs et la formation ethnique : telle est l'origine de ce qu'un abus de dénomination administrative a appelé, au xixe siècle, et appelle encore la Prusse rhénane.

 

V

LA FRONTIÈRE DE L'EST SOUS LOUIS XV ET LOUIS XVI.

 

Sous Louis XIV, la France n'avait pu faire son pré carré aussi complet et bien clos que le souhaitait Vauban ; le grand Roi, accablé par les malheurs de la fin de son règne, laissa encore à ses successeurs une lourde tâche à accomplir. Elle ne devait être menée à terme que sous la Révolution. Pourtant, sous la minorité de Louis XV, en 1725, le duc de Bourbon négocia le mariage du jeune Roi avec Marie Leczinska, fille de Stanislas, ancien roi de Pologne et duc de Lorraine, mariage politique qui devait achever enfin et, cette fois, d'une manière définitive, la réunion de la Lorraine à la Couronne de France. Depuis des siècles, la politique de nos rois avait préparé cette réintégration, par son action persistante, lente, mais sûre ; la conquête de l'Alsace l'avait rendue inévitable ; elle comblait les vœux de tous les Lorrains et restituait à la France lotharingienne une Patrie, un état politique en conformité avec ses mœurs et sa tradition. Par le traité de Vienne qui, en 1735, mit un terme à la guerre de la succession de Pologne, l'Autriche, la principale intéressée, reconnut la Lorraine et le Barrois comme devant faire retour à la France, à la mort du roi Stanislas. La France redevenait, comme le reconnaît jalousement le grand Frédéric, l'arbitre de l'Europe.

Et cependant, notre frontière naturelle n'était toujours pas atteinte ; la blessure que la France avait au flanc n'était toujours pas fermée. Nos gouvernants en eurent, sous Louis XV comme antérieurement, la claire intuition ; les juristes et les écrivains de tout ordre ne cessent de le faire remarquer.

Tout le long du XVIIIe siècle, paraissent des consultations juridiques, des libelles politiques où se trouvent exposés les arguments qui démontrent la nécessité, pour la Monarchie française, de conquérir les Pays-Bas et les provinces rhénanes. En 1748, d'Argenson faisant allusion à ces écrits, remarque avec regret qu'il serait impossible de garder cette belle conquête, à la barbe de toute l'Europe déjà trop jalouse de la Maison de France[27].

Ce n'est qu'avec un sentiment de résignation forcée et par prudence, que le gouvernement ajourne la réalisation de ses espérances. Croyant avoir le temps pour lui, il juge opportun de n'avancer que graduellement et par étapes, de ne rien brusquer, de préparer les esprits aussi bien que les événements. Mais l'opinion publique n'avait point de raisons pour observer la même réserve, et dans toute l'Europe on prête à la France le dessein bien arrêté de manœuvrer pour récupérer sa frontière gauloise.

Même lorsque nos gouvernants n'en parlent point, sont absorbés par d'autres entreprises, telles que la défense de notre empire colonial et la lutte contre l'Angleterre, le monde politique ou diplomatique ne cesse d'attribuer à la France une arrière-pensée en ce qui concerne sa frontière rhénane, tant la chose paraît naturelle et répond au sentiment national. Cette tradition est demeurée si évidente, dit Albert Sorel, que les étrangers mêmes en font, ne fût-ce que pour la combattre, une maxime d'État de la politique française. Le roi de Prusse Frédéric le Grand écrit, en 1738 : Du côté de l'Orient, la France n'a d'autres limites que celles de sa modération et de sa justice. L'Alsace et la Lorraine, démembrées de l'Empire, ont reculé les bornes de la domination des Français. Il seroit à souhaiter que le Rhin put continuer à faire la lisière de leur monarchie. Il est vrai que le roi de Prusse ajoute, sur un ton de persiflage : Pour cet effet, il se trouve un petit duché du Luxembourg à envahir, un petit Électorat de Trèves à acquérir par quelque traité, un duché de Liège par droit de bienséance. Les places de la barrière, la Flandre et quelques bagatelles semblables devraient être nécessairement comprises dans cette réunion, et il ne faudrait à la France que le ministère de quelque homme modéré et doux, qui, prêtant son caractère à la politique de sa Cour, conduise, à l'abri de dehors respectables, ses desseins à une heureuse issue.

Malgré l'ironie du morceau, comme le remarque Albert Sorel, Frédéric ne doute pas que ce projet ne soit et ne doive être celui de tout bon politique français, sauf à la Prusse, de s'y opposer ou d'en profiter, selon les circonstances[28].

Bismarck ne tiendra pas un autre langage que le grand Frédéric. Est-ce donc en se fiant à cette hypocrite déclaration ainsi formulée : il serait désirable que le Rhin pût faire la lisière de la monarchie française, que les ministres de Louis XV espérèrent trouver dans le roi de Prusse, l'allié qui leur était indispensable pour la réalisation de leur rêve ? Chose étrange, en vérité, Bismarck sut entretenir la même illusion et par les mêmes perfidies dans l'esprit de Napoléon III.

A la mort de l'empereur Charles VI, en 1740, on ne vit pas moins de cinq prétendants se disputer tout ou partie de son héritage que, de son vivant, il avait préparé pour sa fille Marie-Thérèse. Le roi de Prusse ne fut pas des moins empressés : dès 1741, il mit la main sur la Silésie. La France, sous le ministère du cardinal Fleury, le soutint : elle avait intérêt au démembrement du Saint-Empire ; sur la promesse de Frédéric de nous aider à reprendre les Pays-Bas, Fleury envoya une armée en Bavière et en Bohême. Contrainte et forcée, Marie-Thérèse céda la Silésie au grand Frédéric qui, tout de suite, trahit ses alliés, les Français, en les abandonnant.

Sur ces entrefaites, Fleury, qui avait 89 ans, mourut. Il avait, dit Duruy, voulu la paix à tout pris et il laissait la France avec une grande guerre sur les bras. Ne pourrait-on porter le même jugement sur d'autres de nos ministres plus rapprochés de nous ? Les troupes françaises furent ramenées sur le Rhin.

A la nouvelle que les Autrichiens menaçaient l'Alsace, Louis XV courut au secours de cette province. Ce fut à cette occasion, en 1744, qu'un maître des Requêtes au Conseil d'État rédigea un Mémoire qui contient cet intéressant passage : La France effectivement doit se tenir bornée par le Rhin et ne songer jamais à faire aucune conquête en Allemagne. Si elle se faisait une loi de ne point passer cette barrière et les autres que la nature lui a prescrites du côté de l'Occident et du Midi, mer Océane, Pyrénées, mer Méditerranée, Alpes, la Meuse et le Rhin, elle deviendrait alors l'arbitre de l'Europe et serait en état d'y maintenir la paix, au lieu de la troubler.

Ce plan était dicté par la raison et la nature, par l'histoire et la tradition séculaire de la Monarchie. Mais sa réalisation s'était trouvée perpétuellement contrariée par l'Angleterre et par l'Autriche, et à présent, par un troisième adversaire, la Prusse devenue, par l'habileté de Frédéric, une grande puissance. Ce n'est que par occasion et en mettant à profit certaines circonstances de fait, que la France pouvait espérer la neutralité ou l'appui de l'une ou l'autre de ses irréductibles rivales. L'Angleterre ne nous menaçait, à présent, que sur mer et dans nos colonies. Le Saint-Empire nous détestait, puisque c'était lui qu'il s'agissait de démembrer. Restait le roi de Prusse qui, seul, était susceptible de devenir, éventuellement, notre allié ; mais cet allié nous vendait cher son appui hypothétique. Il entendait se servir de nous pour s'agrandir aux dépens de la Pologne, de l'Autriche, de la Saxe ; mais les politiques avisés se défiaient, sentant bien qu'en dépit de ses cajoleries, Frédéric méditait de manœuvrer, le moment venu, de manière à nous empêcher de réaliser les compensations sur le Rhin qu'il faisait miroiter d'avance aux yeux de nos hommes d'État abusés.

On sait comment, dans cette guerre de la succession d'Autriche, par suite de multiples défections de princes allemands, les événements ne favorisèrent point les ambitions de la France. Malgré les brillantes victoires du maréchal de Saxe, à Fontenoy (1745) et à Lawfeld (1747), la France fut obligée, au traité d'Aix-la-Chapelle, en 1748, d'abandonner ses récentes conquêtes dans les Pays-Bas. L'œuvre était à reprendre par la base.

Après le traité de Versailles de 1756, où la France, dégoûtée du roi de Prusse, renversa ses alliances séculaires et se fit l'alliée de l'Autriche contre l'Angleterre et Frédéric, il fut convenu que l'Angleterre aiderait l'Autriche à reprendre la Silésie et que, par compensation, la France aurait les Pays-Bas.

Louis XV comptait donc, cette fois, obtenir par l'Autriche la réalisation des espérances que Frédéric avait trompées. Tel fut l'objet essentiel des négociations conduites à Vienne par le cardinal de Bernis, en 1756 et 1757. La France se préparait à faire occuper par ses armées la Belgique et le Luxembourg, lorsque le roi de Prusse brusqua les choses par son irruption en Saxe, sans déclaration de guerre : il déchirait audacieusement les traités de Westphalie.

La Diète réunie à Ratisbonne se prononça contre lui ; il fut mis au ban de l'Empire, comme au moyen âge. Mais Frédéric en reçut la nouvelle avec un éclat de rire ; le baron de Plotho, son représentant, bouscula et jeta dans l'escalier le notaire impérial venu pour lui signifier la sentence ; il traita la citation comme chiffon de papier, ce en quoi il fut pleinement approuvé par son maître.

Tel fut le début de la longue période de guerre, dite guerre de Sept ans (1756-1763). Nos défaites à Rosbach (1757) et à Crefeld (1758) ne furent pas compensées par les victoires du maréchal de Broglie dans la Hesse. Après l'arrivée de Choiseul aux affaires, et malgré le Pacte de famille, le traité de Paris, en 1763, nous enleva presque toutes nos colonies qui passèrent à l'Angleterre. Le roi de Prusse sortait victorieux de cette longue et dure épreuve qu'il avait provoquée, après l'avoir longuement préparée, mais qui avait, à trois reprises, mis son royaume naissant à deux doigts de sa perte.

Tandis, qu'en France le Roi, les Princes et la noblesse de cour s'enfoncent dans la frivolité corruptrice, dans l'idéologie paradoxale et délétère prônée par les philosophes à la mode, et aussi, — ce qu'attestent les Mémoires du temps, — dans l'antimilitarisme, le grand Frédéric, politique réaliste, épris pour sa Prusse d'une passion inassouvissable, organise et unifie ses États, se crée des ressources financières, développe chaque jour son armée à laquelle il impose une discipline de fer. Si jamais on négligeait l'armée, écrit-il à son frère, le prince Henri, le 4 mai 1767, c'en serait fait de la Prusse. Le regard allumé, plein de finesse et de convoitise de cet homme maigre, au buste courbé, à l'épaule déjetée, pénétrait l'avenir.

Exalter la valeur militaire du grand Frédéric et son intrépidité, son habileté d'administrateur méthodique et économe, son esprit vif, sec et railleur, c'est une mode, en France, qui remonte jusqu'à Voltaire. Nous avons mis, souvent, à le faire une espèce de coquetterie affectée qui dépasse l'hommage qu'on doit toujours au génie, même chez un ennemi, mais qui a fait perdre de vue le fond haineux du caractère de l'ami de Voltaire. Chez Voltaire lui-même, d'ailleurs, le sentiment de la Patrie française n'était-il pas quelque peu oblitéré ?

Toujours est-il que le grand Frédéric, tant admiré chez nous, fut, au fond, pour la France le plus impitoyable ennemi. Apprendre à parler et écrire la langue -d'un pays, en copier les modes, les ballets et les perruques, c'est souvent plutôt le jalouser et l'envier que l'aimer. Faire dessiner des jardins sur le plan de ceux de Versailles, attirer nos hommes de lettres et nos savants, c'est un luxe de Cour qui ne fait que réchauffer l'envie et la haine comme celle des princes germains qu'on élevait à Rome. Frédéric exécrait les Français, ainsi que l'ont fait tous ceux de sa famille ; ainsi que le faisaient, naguère encore, les savants Allemands naïvement choyés chez nous, comme Mommsen, le perfide.

L'astuce et la fourberie, tels sont les deux mots qui caractérisent la politique du grand Frédéric. Après tous les témoignages contemporains, l'impératrice Marie-Thérèse écrira, à son tour, en 1778 : Tout le monde, en Europe, sait quel compte il faut faire du roi de Prusse et de sa parole... Aucun souverain de l'Europe n'a pu se soustraire à ses perfidies[29].

Toujours prêt à prendre, homme de mensonges et de rapines, sans scrupule de religion ; riant cyniquement de ses engagements les plus solennels, dès qu'il se croit assez fort pour les violer, on retrouve en lui tout le bagage moral des anciens Germains ; comme eux, il estime licite tout ce qui est profitable ; le succès justifie tous les moyens pour y parvenir : voilà le grand Frédéric et telle est, au surplus, la synthèse de tous les rois de Prusse. Chez tous ces maniaques de caserne, la haine invétérée de la France, comme chez les Germains, la haine du Romain. Et la nation prussienne toute entière partage et se transmet cette haine, de génération en génération.

En 1760, le baron de Bielfeld qui fit l'éducation du prince Auguste-Ferdinand, frère du grand Frédéric, a écrit, pour son élève, des Institutions politiques où il expose en maximes tout ce que doit connaître un prince prussien ; or, il relate que dans l'enseignement des écoles on entretient cette conception que le Grand-Turc et la Couronne de France sont les ennemis héréditaires du nom germain, et il ajoute que ce principe a passé en proverbe dans toute l'Allemagne[30]. Partout, en Prusse, il circule des pamphlets contre la France. L'un, entre autres, s'élève contre la manie qu'ont les littérateurs allemands et les gens de Cour, d'apprendre le français et de se mettre à la mode française : Méprise la langue française, clame-t-il, méprise l'habit français et les coutumes françaises ! Notre langue est mâle et ferme, comme doit l'être celle de l'homme ; notre vieille loyauté teutonique est célèbre depuis longtemps[31]. L'auteur a oublié la flétrissure antique : Germani natum mendacio genus.

Pourtant, Bielfeld traitant doctrinalement des États de l'Europe, de leurs tendances politiques et de leur nécessaire développement suivant les conditions de leur habitat géographique et leurs traditions historiques, en arrive à reconnaître que si le système politique de la France se réduit à mettre les mers, les Alpes, les Pyrénées et le Rhin pour frontière à ses États, c'est assurément un plan dicté par la sagesse[32].

Le même auteur allemand ajoute ces remarquables réflexions : En suivant les lumières du bon sens, on doit croire que la France... a pour but d'étendre ses conquêtes jusqu'aux bords du Rhin, en voulant mettre ce fleuve pour frontière de ses États, comme il faisait les bornes de l'ancienne Gaule 2[33].

Aux derniers jours de la Monarchie, sous Louis XVI, la question du Rhin est tout aussi agitée que dans la période antérieure. En 1785, Anacharsis Clootz, originaire de Clèves, publie ses Vœux d'un gallophile, dans lesquels il soutient que le Rhin est la frontière naturelle de la France. Tout le monde, littérateurs, juristes, hommes de guerre, historiens parlent de la conquête de la Belgique, du Luxembourg et du pays rhénan. On ne discute que des questions de mesure et d'opportunité ; sur le fond, tout le monde est d'accord[34].

Mais, annexer à la fois et du même coup, la Belgique et les provinces rhénanes est une bien grosse affaire. Les politiques sages et prudents pensent tous qu'on doit procéder par étapes successives. Ils ne diffèrent que sur les pays par où il convient de commencer, les uns opinant pour les Pays-Bas, en totalité ou en partie, les autres pensant qu'il vaut mieux songer tout d'abord aux pays rhénans, à cause du voisinage de la Lorraine et de l'Alsace. Tout le monde se rend compte que ces annexions, pour être durables, ne peuvent s'opérer qu'avec l'assentiment de l'Autriche ; mais cette puissance s'obstine à mettre un prix trop élevé à son acquiescement.

A son tour, lorsque Joseph II voulut s'annexer la Bavière, il comprit qu'il ne pouvait le faire qu'avec l'agrément de la France et en sacrifiant les Pays-Bas. La combinaison à laquelle l'Empereur s'arrêta montre bien, par elle-même, jusqu'à quel point ces pays rhénans et belges, passés sous la suzeraineté de l'Empire, se trouvaient toujours sous un régime anormal et détesté. Leurs détenteurs d'occasion faisaient bon marché de leur absence de nationalité.

Joseph II proposa de donner les Pays-Bas à la maison de Bavière en échange de la Bavière elle-même qui fût devenue ainsi une province autrichienne. Les Pays-Bas, réunis aux territoires de la dynastie palatine, sur la rive gauche du Rhin, auraient composé un royaume de Bourgogne ou d'Austrasie.

Pour gagner la France à cet arrangement, Joseph lui offrit le Luxembourg. Mais, Vergennes représenta à Louis XVI que le nom du nouvel État rappelait trop Charles le Téméraire ; que les offres faites à la France étaient insuffisantes ; enfin, que l'extension de la maison d'Autriche serait ultérieurement une terrible menace pour la France, quand bien même, disait-il, l'Autriche cèderoit à Votre Majesté tous les Pays Bas. Sans doute, ajoute en substance le ministre dans son Mémoire, les pays du Rhin sont très tentants ; ils se prêtent d'une merveilleuse façon à l'arrondissement de la France ; mais il faut réfléchir aux conséquences de l'annexion : le préjudice qui en résulterait dépasserait de beaucoup l'étendue des bénéfices[35].

Et Vergennes conclut qu'en travaillant à la paix générale, la France travaille à son propre bien et assure sa suprématie. La France constituée comme elle l'est, dit Vergennes, doit craindre les agrandissements bien plus que les ambitionner. — Son Roi, semblable à un juge suprême, peut considérer son trône comme un tribunal institué par la Providence pour faire respecter les droits et les propriétés des souverains... Par Votre Majesté, la justice et la paix régneront partout, et l'Europe applaudira avec reconnaissance à ce bienfait qu'elle reconnaîtra tenir de la sagesse, de la vertu et de la magnanimité de Votre Majesté.

Vergennes eut-il raison ? Son attitude fut-elle dictée par une sage perspicacité, par une naïveté d'idéologue, ou un déplorable désintéressement ? Dans tous les cas, compter sur la reconnaissance des nations rivales et jalouses : quelle illusion de la part d'un homme d'État !

 

 

 



[1] E. LAVISSE, Histoire de France, t. VII, 2e partie, p. 192.

[2] L'Art de vérifier les dates.

[3] TH. LAVALLÉE, les Frontières de la France, p. 54.

[4] Cité par ERNEST LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 2e partie, p. 222.

[5] TH. LAVALLÉE, les Frontières de la France, p. 49.

[6] E. LAVISSE, Hist. de France, t. VIII, 1re partie, p. 479.

[7] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 2e partie, p. 277.

[8] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 2e partie, p. 287.

[9] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 2e partie, p. 288.

[10] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 2e partie, p. 306.

[11] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 2e partie, p. 326.

[12] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 284.

[13] LAVISSE, Hist. de France, t. VII, 2e part., p. 353.

[14] L'Art de vérifier les dates.

[15] ROD. REUSS, l'Alsace au XVIIe siècle, p. 28.

[16] ROD. REUSS, l'Alsace au XVIIe siècle, Préface, p. 11.

[17] TH. LAVALLÉE, les Frontières de la France, pp. 66-67.

[18] TH. LAVALLÉE, les Frontières de la France, p. 68 et 80.

[19] TH. LAVALLÉE, les Frontières de la France, pp. 60-61.

[20] VICTOR HUGO, le Rhin, lettre XI.

[21] CAMILLE ROUSSET, Histoire de Louvois, t. IV, p. 159 et suivantes.

[22] TH. LAVALLÉE, les Frontières de la France, pp. 77-78.

[23] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 312.

[24] AUGOYAT, Abrégé des services du maréchal de Vauban (1839). Cf. TH. LAVALLÉE, les Frontières de la France, p. 83.

[25] ROUSSET, Hist. de Louvois, t. III, p. 246 et suivantes.

[26] Journal inédit de Torcy, publié par FRÉDÉRIC MASSON, p. 73 ; cf. ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, pp. 415-416.

[27] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 320.

[28] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 333.

[29] Dans le Correspondant du 25 mars 1915, p. 1062.

[30] BIELFELD, Institutions politiques, t. III, ch. VIII ; cf. A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 216.

[31] Pamphlets cités par XAVIER MARMIER, dans sa Notice insérée en tête de son édition du livre de Mme de Staël sur l'Allemagne.

[32] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 333 ; cf. BIELFELD, Institutions, 3e partie, ch. IV, § 20.

[33] BIELFELD, Institutions, 3e partie, ch. III, De la France, § 40 ; cité par A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, 334.

[34] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, p. 334.

[35] ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution française, t. I, 314.