LE RHIN DANS L'HISTOIRE

LES FRANCS DE L'EST : FRANÇAIS ET ALLEMANDS

 

CHAPITRE III. — LA LOTHARINGIE SOUS LES DERNIERS CAROLINGIENS.

 

 

I

ARNULF - ZWENTIBOLD - LOUIS L'ENFANT ROIS DE LOTHARINGIE (888-911).

 

Par application de la vieille coutume germaine, le Carolingien Charles le Chauve, en 869, avait pu légitimement se faire élire roi, à Metz, par les Francs de la Lotharingie, à la mort de son neveu Lothaire II ; suivant la même coutume traditionnelle, après la déposition de Charles le Gros, les Francs de l'Ouest usèrent de leur droit électif en proclamant le comte de Paris, Eudes, et les grands de Germanie en élisant, à la diète de Tribur, Arnulf, duc de Carinthie, neveu bâtard de l'empereur déposé. Après la mort de Charles le Gros, disent les Annales de Metz, fut dissoute, par faute d'héritier légitime, l'union des royaumes qui avaient reconnu son autorité, et chacun d'eux ne pouvant attendre un maître naturel, voulut se donner à soi-même un roi tiré de son sein.

Les rois ainsi élus par les évêques et les barons, se faisaient sacrer par l'Église, à qui était reconnu le privilège de sanctionner l'élection. Cependant, Arnulf ne se conforma point à cet usage ; il se contenta de la cérémonie de son couronnement à Francfort, comme roi de Germanie, parce qu'étant bâtard, il avait lieu d'appréhender le refus du pape ou des évêques. Arnulf, courageux guerrier, avait, étant duc de Carinthie, défendu la Germanie contre les invasions des Slaves et des Moraves : aussi, Bavarois, Alamans, Franconiens et Saxons se groupèrent autour de lui. Mais, il n'avait et ne pouvait avoir aucun droit sur la Lotharingie, ce qui ne l'empêcha pas de jeter son dévolu sur cette contrée franque.

Une courte expédition en Alsace lui suffit pour rejeter dans le Jura le roi de Bourgogne Rodophe Ier, qui s'était avancé jusqu'à Toul, où il fut couronné roi de Lotharingie par l'archevêque de cette ville. Rodolphe s'y prétendait des droits, comme descendant de Charles le Chauve par l'impératrice Judith.

Un Carolingien d'Italie, Gui II, duc de Spolète, qui se rattachait aussi à Charlemagne par sa mère, Adélaïde, fille de Pépin, roi d'Italie, essaya, à son tour, de mettre la main sur la France d'entre Rhin et Meuse. Appelé par Foulques, archevêque de Reims, son parent, il poussa jusqu'à Langres où il fut couronné par Gilon, évêque de cette ville. Lui aussi ne put grouper qu'un petit nombre de partisans ; quelques années plus tard, il fut couronné empereur par le pape. Mais, même comme empereur il eût été trop faible pour rallier à lui la Gaule et la Germanie ; les grands, qui cherchaient partout un Carolingien capable et étaient attachés à la tradition de l'unité de l'Empire, se tournèrent décidément d'un autre côté. En juin 888, à Francfort, Arnulf reçut une députation composée de Foulques, archevêque de Reims, Honorat évêque de Bauvais, Hétilon évêque de Noyon, et quelques autres prélats, comtes et barons qui vinrent lui offrir le trône de France. Ces puissants personnages refusaient de reconnaître l'autorité souveraine du duc Eudes, élu par d'autres grands et couronné à Compiègne par Gauthier, archevêque de Sens, le 29 février précédent.

Arnulf n'osa accepter la couronne qu'on lui présentait. Il sentait bien que, dans ce pays, le retentissement de ses exploits contre les Slaves avait moins d'écho qu'en Germanie, et que sa bâtardise créait, même légalement, des préventions contre lui. D'autre part, Eudes venait de remporter sur les Normands, à Montfaucon-en-Argonne, une victoire éclatante qui consacrait son élection dans l'opinion, quoiqu'il ne fût pas de sang carolingien. Arnulf prit donc le parti de ne pas le combattre, à la condition, toutefois, qu'Eudes consentît à reconnaître sa suzeraineté. Il l'invita à venir à Worms ; Eudes s'y rendit, prêta l'hommage féodal à Arnulf qui, de son côté, le reconnut pour roi : ils se séparèrent amis et alliés — facti amici —. Arnulf était donc considéré comme le chef de la famille carolingienne, d'où le droit d'investiture qu'il s'attribue et qu'Eudes, roi intrus, s'empresse de lui reconnaître. Bien qu'il fût seulement roi de Germanie et bâtard, Arnulf représentait encore, faute de mieux, l'unité et la tradition de l'Empire.

Mais il importe de ne point perdre de vue que la Lotharingie, même annexée à ses États, ne fut jamais considérée comme une province d'Allemagne ; elle conserva son administration autonome ; elle eut son gouvernement à part, confié au comte Meingaud. Arnulf vint peu dans ce pays ; pourtant, en 891 et 892, il dut courir en Basse Lotharingie pour en expulser les Normands qui l'avaient ravagée jusqu'à Bonn et à l'abbaye de Prüm. Arnulf leur infligea, sur la Dyle, une terrible défaite, dans laquelle périrent leurs chefs Sigfrid et Godfrid. A partir de cette époque, il n'y eut plus guère d'incursions normandes sur le Rhin et la Meuse.

La France lotharingienne sera, désormais, agitée par les guerres privées de ses barons, devenus à peu près indépendants dans leurs terres. Les querelles féodales vont être le creuset dans lequel se condensera le particularisme régional de l'Alsace et de la Lorraine haute et basse, se substituant enfin définitivement à l'unité carolingienne. Durant toute la période féodale et jusqu'à la Révolution française, ce sentiment provincial et particulariste sera le véritable patriotisme, sous les formules vides de la suzeraineté impériale et du vasselage.

Charles le Simple ayant été couronné à Reims, le 2 février 893, Arnulf le reconnut comme roi de la France occidentale, bien que cinq ans auparavant, il eût déjà reçu l'hommage du roi Eudes. Charles comptait en Lotharingie des partisans, notamment l'évêque de Liège Francon, qui lui fournit une armée ; mais cette troupe se dispersa d'elle-même, en présence de celle du roi Eudes, qu'elle rencontra sur les bords de l'Aisne.

Charles le Simple était le seul descendant légal de Charlemagne, par la voie masculine ; il eût peut-être réussi, dès cette époque, à s'introniser en Lorraine, la terre sacrée des Carolingiens, dont les populations étaient si attachées au souvenir du grand Empereur et à sa famille, si Arnulf ne fut devenu, en 893, père d'un fils, Louis l'Enfant, qu'il destina à lui succéder en Germanie. De ce moment, Arnulf qui avait déjà un fils bâtard, Zwentibold, manœuvre pour donner à ce dernier, une compensation, en l'instituant roi de la France lotharingienne. Dès 892, Zwentibold avait reçu, dans ce pays, une partie des bénéfices du comte Meingaud assassiné.

Cependant, les Francs de Lotharingie supportaient avec impatience l'autorité du roi de Germanie. Une révolte de leur part allait éclater. Pour la prévenir, Arnulf tint à Worms, en mai 895, une assemblée de barons auxquels il présenta Zwentibold. Les deux compétiteurs de France, Eudes et Charles, furent aussi convoqués à ce plaid général. Eudes s'y rendit ; Charles, moins bien inspiré ou peut-être par fierté dynastique, promit seulement d'envoyer des représentants. Eudes profita de l'absence de son compétiteur pour se faire confirmer le trône de France, mais en revanche, il reconnut Zwentibold comme roi de Lotharingie, et les grands de ce pays prêtèrent, en désespoir de cause, à Zwentibold, le serment de fidélité. A son retour, Eudes rencontra l'ambassade de Charles le Simple qui s'était mise en retard ; conduite par Foulques, archevêque de Reims, elle s'acheminait vers Worms, portant de riches présents pour Arnulf. Il y eut une échauffourée au cours de laquelle les ambassadeurs furent dévalisés[1].

Zwentibold, dont le royaume comprenait Bâle, l'Alsace et toute la rive gauche du Rhin jusqu'à la Frise, eût voulu profiter de la rivalité d'Eudes et de Charles le Simple ; en troisième larron, il vint assiéger Laon, mais il ne réussit point à s'en emparer. Peu après, Charles le Simple, devenu seul maître du royaume des Francs de l'ouest, par la mort du roi Eudes, en 898, entreprit à son tour de chasser Zwentibold de la Lotharingie. Appelé par des seigneurs, à la tête desquels se trouvaient Rainier, duc de Basse-Lotharingie et le comte Odacer, Charles envahit le royaume de Zwentibold ; celui-ci prit la fuite. Le Carolingien français, triomphant, fit son entrée à Aix-la-Chapelle, comme successeur de Charlemagne ; il alla ensuite à Nimègue et à Prüm. Mais il ne sut pas longtemps profiter de ces brillants avantages. Il s'arrangea avec Zwentibold, au grand désappointement des Lotharingiens qui l'avaient appelé. L'assemblée de Saint-Goar, en 899, régla les différends. Puis, Arnulf mourut et son fils légitime, Louis l'Enfant, lui succéda comme roi de Germanie. Quant à Zwentibold, plus que jamais détesté, incapable de réprimer une révolte des Lotharingiens, il fut détrôné en 900 et périt, peu après.

Les chroniqueurs contemporains racontent que ce fut l'indolence naturelle de Charles le Simple qui empêcha, alors, les grands de Lotharingie d'appeler de nouveau ce prince, pour lui donner la succession de Zwentibold. Il est permis de soupçonner que s'ils firent venir à Thionville Louis l'Enfant, pour lui prêter le serment de fidélité, ce fut surtout parce que ce prince, âgé de six ans, présentait le double avantage d'être encore de la famille de Charlemagne et de ne pouvoir faire obstacle aux visées ambitieuses des seigneurs féodaux. L'archevêque de Mayence, Hatton, le principal artisan de cette combinaison, en écrivit au pape : Le navire de l'Église vacillait ; nous avons mieux aimé conserver la coutume des Francs de choisir leur roi dans la même famille, que d'essayer des institutions nouvelles. Quelque peu sincères qu'elles fussent, ces paroles attestent que la coutume franque traditionnelle était de choisir le roi par élection, et que le droit héréditaire n'était point considéré comme absolu.

Louis l'Enfant devait être un jouet entre les mains de ses tuteurs. Les grands de Lotharingie se partagent ce qui reste du domaine royal : ils s'attribuent tous les bénéfices, les honneurs et les charges lucratives. Indépendants de plus en plus dans leurs duchés et leurs comtés, ils battent monnaie et s'arrogent tous les droits régaliens : tel était le but, à peine dissimulé, de leurs intrigues.

Sous Louis l'Enfant, la Lotharingie, bien qu'inféodée à l'Allemagne, comme sous Zwentibold, continua à former un royaume autonome, avec ses assemblées de grands et sa chancellerie distincte. Radbod, archevêque de Trèves, en fut l'archichancelier. A la tête de ses seigneurs féodaux, on voyait alors Gebhard dans la Haute-Lorraine, et Rainier-au-long-Col en Basse-Lorraine, les frères Gérard et Matfrid. Gebhard était un Franconien, de la famille des Conradins ; il avait épousé la veuve de Zwentibold ; Rainier était un proche parent de Charles le Simple.

Les luttes entre les grands, leurs rébellions envers l'autorité royale, les compétitions entre les rois de France et de Germanie, dont l'histoire de la Lorraine est remplie au ixe siècle, ne sont rien en regard de l'état de l'Allemagne à la même époque. Le contraste entre les deux rives du Rhin, sous ce rapport, serait suffisant pour faire éclater la distance sociale, la différence foncière des deux pays. L'Allemagne est dans l'anarchie, écrit l'évêque de Constance, Salomon : Tout y est aux prises : l'évêque, le comte, le vassal, les frères contre les frères, les parents contre les parents et les citoyens dans la même ville[2]. C'est le brigandage universel. C'est la vieille Germanie, remarque Jules Zeller[3], qui revient à la surface. Les comtes avec leurs vassaux remplacent les anciens chefs et leurs compagnons ; c'est une guerre de châteaux, au lieu d'une guerre de bois et de clairières.

Comment une idée nationale eût-elle pu, comme d'aucuns le prétendent, germer dans ce chaos ensanglanté ? Comment surtout, la Lotharingie, le pays qui conservait encore les traditions de la culture carolingienne, eût-elle pu tourner ses regards et ses aspirations du côté de la rive droite du Rhin ? Qu'avait-elle à attendre, à cette époque comme dans les siècles antérieurs, de cette affreuse et barbare région ?

Même dans la contrée de la rive droite du Rhin, où dominaient des tribus de race franque, sur le Mein inférieur, une lutte terrible et sans pitié était engagée entre les deux familles des Conrad et des Babenberg. C'est une guerre d'extermination et d'atrocités sans nom. Le chef des Babenberg, Adalbert, finit par succomber en 926 ; il fut décapité. La famille conradienne, triomphante et débarrassée de sa rivale, montera bientôt sur le trône royal de Germanie.

Durant cette période d'anarchie, les invasions des Hongrois viennent encore accroître la misère générale. Ces tribus étaient un rameau des Huns d'autrefois ; ils les rappelaient par leurs mœurs, leur férocité, leurs déprédations. De la Bohême ils descendirent dans la vallée de l'Elbe et, par le Mein, s'avancèrent jusqu'au Rhin ; le duc de Haute-Lorraine, Gebhard, fut tué, le 12 juin 910, à Lechfeld, dans une bataille contre ces Asiatiques. Toutes les armées que les margraves ou chefs militaires des duchés-frontière, leur opposèrent, furent successivement anéanties. L'Allemagne tremblait devant ces descendants des Huns, aux yeux creux et étincelants, au teint basané, aux nattes de cheveux tombant sur les oreilles, qui, disait-on, mangeaient la chair crue et buvaient le sang humain. Elle croyait qu'ils étaient venus du bout du monde, avec Gog et Magog, sur leurs infatigables chevaux, rapides comme l'éclair, pour tout dévaster[4].

Ainsi, l'Allemagne était, pour des causes intérieures et extérieures, redevenue ou plutôt restée le domaine de la Barbarie. Seuls, des monastères, des villes épiscopales isolées les unes des autres, échappaient plus ou moins à l'emprise de l'habitat germain et de l'odinisme forestier qui s'imposaient aux hommes de guerre, en vain marqués du sceau du baptême. Cet état social, fait de meurtres et de pillage, éloignait nécessairement la Lotharingie de l'Allemagne, en dépit des liens de famille des dynasties régnantes.

A la mort de Louis l'Enfant, en 911, les Francs de Lotharingie étaient si peu attachés aux rois d'Allemagne que, cette fois, ils s'empressèrent de reconnaître pour souverain le roi de la France occidentale, Charles III le Simple.

 

II

CHARLES III LE SIMPLE (911-925).

 

A défaut d'énergie personnelle, Charles III le Simple, roi de France, fils de Louis II le Bègue, avait pour lui son origine et la légitimité de sa naissance. Le prestige de la race lui assurait des partisans nombreux dans ce pays franc d'entre Meuse et Rhin, naguère le foyer de la puissance carolingienne et qui, disloqué au xe siècle, et devenu pays frontière, se trouvait bien dépourvu de son ancien rayonnement, en butte aux compétitions des Francs de l'ouest et des Germains. A l'encontre de la Lotharingie, à la mort de Louis l'Enfant, en 911, les cinq grands duchés qui composaient les parties vitales et organisées du royaume de Germanie, se détachant de plus en plus de la tradition carolingienne, ne songèrent point à Charles le Simple. Ils élurent pour roi, Conrad le Jeune, le chef de la famille ducale de Franconie.

Cette élection fut, vraisemblablement, l'œuvre de l'archevêque de Mayence, Hatton, dont l'influence était toute-puissante à cette époque. C'est ce haut personnage, — figure étrange des légendes médiévales, — qui périt, disait-on plus tard, dans une tour du Rhin, dévoré par les rats, à cause de sa dureté. Mais l'histoire raconte qu'Hatton rebâtit la cathédrale de Mayence et fit exécuter des travaux considérables pour préserver la ville des inondations du fleuve.

Les seigneurs de Lorraine ne voulurent pas de Conrad ; ils appelèrent Charles le Simple. En cette occurrence, ils furent guidés par Rainier-au-long-Col, comte de Hainaut, que la chute de Zwentibold avait rendu maitre de toute la Basse Lotharingie, depuis le Rhin jusqu'à l'Escaut. Le roi de France, suivant les précisions juridiques de Jacques Flach, fut aussitôt et unanimement reconnu pour légitime souverain, remis en possession des États qui devaient lui revenir, largiore hereditate indepta, selon l'expressive formule de ses diplômes.

Mais ce n'est pas seulement parce qu'il est carolingien, que Charles le Simple est élu par les Lorrains ; nous avons vu des princes de la race impériale écartés comme incapables. C'est aussi parce que les Lorrains avaient plus de relations suivies avec leurs voisins de l'ouest. Ils demandent un roi à la France de l'ouest, parce que toutes leurs affinités sociales, le foyer de leur culture est du côté de Reims, Soissons, Laon, Langres, Amiens, et non point sur la rive droite du Rhin. Que pouvait leur procurer la Germanie barbare ? rien, qu'un afflux de barbarie, comme toujours. Enfin, il y avait des liens de parenté entre Charles le Simple et le duc Rainier ; le roi de France était aussi parent des évêques Étienne de Liège, Drogon de Toul, Godfrid de Strasbourg. Charles n'était point un inconnu pour les Lorrains ; il avait déjà fait une tentative pour devenir roi de Lorraine ; il y possédait des domaines de famille ; il n'avait jamais cessé d'y exercer des droits de suzeraineté sur diverses abbayes et seigneuries. Et tandis qu'il avait ainsi de nombreuses attaches en Lorraine, Conrad n'en avait aucune : c'était un étranger qui venait d'un pays redouté, barbare ; il n'appartenait pas à la famille de Charlemagne. Charles le Simple fut ainsi intronisé sans opposition en Lorraine, vers la fin de décembre 911. Le 1er janvier 912, il arrive à Metz ; il va ensuite à Toul et visite l'Alsace ; on le suit à Rouffach ; peu après, à Nimègue. Vainement, en 913, Conrad essaye de lui disputer le pays en s'avançant jusqu'à Strasbourg et même, l'année suivante, jusqu'à Aix-la-Chapelle. Toute la Rhénanie, de Bâle à Cologne s'est donnée à Charles, son légitime souverain.

Comme sous Louis l'Enfant, la Lorraine garde encore pendant quelque temps son autonomie administrative ; l'archevêque de Trèves, Roger, était l'archichancelier de Lorraine. Mais, circonstance significative, dans la dernière partie du règne de Charles le Simple, la Lorraine est traitée à l'instar des autres provinces du royaume de France. Roger est devenu archichancelier pour tout le royaume, y compris la Lorraine. Charles le Simple prend le titre de Rex Francorum aussi bien sur ses diplômes lorrains que sur ceux des autres provinces ; on ne constate plus, dans les formules de la chancellerie lorraine, les mots Lotharii regnum, qui s'y trouvaient avant Charles le Simple. Ainsi, tout en conservant ses mœurs particulières et son caractère propre, la Lotharingie est donc bien redevenue, par son libre choix, une province du royaume de France, au même titre que l'Aquitaine, la Provence ou la Bretagne.

En janvier 916, Charles le Simple tient à Héristal une grande assemblée où il reçoit l'hommage de ses fidèles, entre autres, Heriman, archevêque de Cologne, Roger de Trèves, Étienne de Liège, Richier, abbé de Prüm ; les comtes Giselbert, Matfrid, Bérenger, Thierry, comte d'une partie de la Frise, Otton, fils de Ricuin, futur duc de Lorraine. Charles le Simple séjourne longuement vers la même époque, à Aix-la-Chapelle, puis à Metz ; il vient constamment en Lorraine comme dans son pays de prédilection, dans les terres de ses aïeux.

Précisons donc, avec Robert Parisot, les frontières politiques de la Lorraine sous Charles III le Simple. La limite suivait le Rhin, depuis Bâle jusqu'à Wissembourg. Elle laissait ensuite au roi de Germanie les évêchés de Spire, 'Worms et Mayence, jusqu'au confluent de la Nahe. Hornbach, Tholey, Trèves sont comprises dans la Lorraine. De l'embouchure de la Nahe la frontière suit le Rhin, englobant Coblence, Andernach, Bonn, Aix-la-Chapelle, même Deutz sur la rive droite, Werden sur la Ruhr. Au-dessous de Xanten, sur la rive droite du fleuve, dans le pays des Frisons, la ligne est indécise.

Du côté de l'ouest, elle part d'Anvers et suit le cours de l'Escaut jusqu'à Cambrai et aux sources de la Sambre, de l'Oise, de l'Aisne, de la Marne, passant à égale distance de Verdun et Saint-Mihiel d'une part, de Reims et Châlons d'autre part. Les résidences royales d'Attigny, sur l'Aisne, près Vouziers, et de Ponthion, près Vitry-le-François, sont dans le royaume de la France occidentale.

Au plateau de Langres, la ligne de partage suit, à peu près la crête de montagne qui, se dirigeant vers l'est, passe près de Luxeuil et de Lure. Mais du côté de l'ouest, les limites sont très incertaines, parce qu'il n'y avait rien, ni accident de terrain ni limites de langue, de mœurs ou d'institutions, qui pût séparer des populations qui se pénétraient, se fréquentaient quotidiennement, vivaient de la même vie sociale.

Le personnage le plus puissant de la Lorraine, le duc Rainier, mourut en 915 ; son fils, le turbulent Giselbert, qui lui succéda, n'était encore qu'un jeune homme. Trois ans après, le 23 décembre 918, le roi de Germanie, Conrad, mourut à son tour. La couronne de Germanie fut offerte au duc de Saxe, Henri l'Oiseleur. Alors, à la tête d'une armée de Lorrains, Charles le Simple vint en Alsace, puis à Worms, pour s'opposer aux entreprises d'Henri, prince d'outre-Rhin, ainsi que Flodoard qualifie assez dédaigneusement le roi de Germanie. On convint d'une entrevue.

Le 4 novembre 921, Charles arrive à Bonn, et Henri se présente sur la rive droite du Rhin. Après les pourparlers préliminaires, Charles et Henri sont mis en présence, dans une embarcation amarrée au milieu du fleuve qui séparait leurs États. Du côté de Charles, sont tous les prélats et seigneurs de Lorraine ; du côté d'Henri l'Oiseleur, figurent l'archevêque Hériger de Mayence, les évêques, comtes et margraves d'Allemagne. Les deux rois prennent pour titre, Charles, celui de roi des Francs occidentaux, et Henri, celui de roi des Francs orientaux. Il n'est point question de la Lorraine parce que, incorporée dans les États de Charles le Simple, elle en faisait partie comme toute autre province du reste de la France.

Mais bientôt après, Giselbert, Héribert de Vermandois et d'autres grands vassaux révoltés proclament roi, à Soissons, Robert, frère du roi Eudes, qui est couronné à Reims en 922. Battu à Soissons, Charles le Simple se retirait en Lorraine, lorsqu'au moment de traverser la Meuse, il tomba aux mains d'Héribert de Vermandois qui le jeta en prison, à Péronne, où il devait mourir, après une longue captivité, en 929. Entre temps, à la place de Robert qui fut tué, les seigneurs français avaient élu roi son frère Raoul, duc de Bourgogne. Les Lorrains, désemparés, se partagèrent entre Raoul et le roi de Germanie, le saxon Henri l'Oiseleur.

En 923, disent les Annales de Prüm, Henri, roi des Saxons et des Francs orientaux (les Franconiens) reçut au nombre de ses fidèles, quelques-uns des grands de Lorraine qui se donnèrent spontanément à lui. Ils dédaignèrent de devenir les fidèles de Raoul. Ils considéraient celui-ci, qui n'était pas de sang carolingien, comme un usurpateur dynastique. L'archichancelier de Charles le Simple, Roger, archevêque de Trèves et l'archevêque de Cologne Heriman, se déclarèrent pour Henri l'Oiseleur, qui aussitôt envahit l'Alsace. Raoul avait, toutefois, de nombreux partisans en Lorraine, dont l'évêque de Metz, Wigeric. Il voulut répondre à leur appel et vint attaquer les Allemands qui occupaient Saverne ; mais il fut rappelé en Normandie par les incursions des Normands. Henri l'Oiseleur profita de ses embarras pour dévaster la région mosellane et s'emparer de Tolbiac. Alors, par lassitude, les Lorrains finirent par se donner, à peu près tous, au prince germain (925) la terre sacrée des Carolingiens devenait le fief d'un Saxon ! Evrard, homme d'outre-Rhin, dit Flodoard avec une colère mal contenue, fut envoyé en Lorraine par Henri, pour faire justice et établir la paix sur les Lorrains.

Cependant, sous Henri l'Oiseleur, la Lorraine fut, comme à l'époque de Zwentibold, un royaume autonome ; elle ne devint nullement une simple province du royaume d'Allemagne, comme elle avait été une province du royaume de France : l'étude des souscriptions des diplômes a permis à Robert Parisot de le démontrer. En Basse-Lorraine, Giselbert, pour prix de son appui, obtint la main de Gerberge, fille d'Henri l'Oiseleur et il jouit, en fait, de l'indépendance politique qu'il avait ambitionnée.

 

III

OTTON Ier LE GRAND. - LE DUC GISELBERT. - LOUIS IV D'OUTREMER (936-954).

 

Le fondateur de la dynastie saxonne des rois de Germanie, Henri Ier l'Oiseleur mourut en 936, la même année que le roi de France Raoul. Otton Ier le Grand, son fils, comprenant que la Lorraine était toujours le foyer de la civilisation opposé à la barbarie germaine, mit tout en œuvre pour se rattacher à la tradition franque et carolingienne qu'il eut la prétention de continuer. Tandis qu'Henri son père, avait, comme Arnulf, dédaigné de se faire sacrer par l'Église, Otton, à l'exemple des Carolingiens légitimes, tint essentiellement à cette cérémonie religieuse et lui redonna son ancien. éclat. Il voulut qu'elle eût lieu, non à Francfort, sur la rive droite du Rhin, mais à Aix-la-Chapelle, dans l'ancienne capitale de Charlemagne. Il crut, par là, en dépit de son origine saxonne, se rattacher les Francs Austrasiens, si fermement fidèles à la dynastie carolingienne. Par ce Saxon, commence la germanisation de la rive gauche du Rhin.

Tous ses vassaux d'Allemagne furent convoqués à son couronnement. Lui-même quitta le manteau flottant des Saxons pour endosser la tunique franque. L'archevêque de Mayence présida la cérémonie, dans la chapelle octogone du palais d'Aix, que l'on voit encore aujourd'hui. Il présenta aux seigneurs assemblés, Otton, proposé par son père, choisi par Dieu et fait roi par les grands, formule qui englobait les triples droits de la famille à l'hérédité, des grands à l'élection et de l'Église à la consécration. Puis, l'archevêque ceignit Otton de l'épée et du baudrier, en lui rappelant qu'avec cette arme il devait combattre tous les païens et les mauvais chrétiens. Il couvrit ses épaules du manteau royal qui descendait jusqu'aux talons, en l'exhortant à persévérer toujours dans le zèle de la foi. Il lui mit le sceptre dans la main comme un instrument de miséricorde en faveur des chrétiens, des veuves et des orphelins ; il l'oignit de la sainte huile, et enfin, il lui posa sur la tête la couronne royale enrichie de pierreries, signe de la royauté[5]. Tel est le cérémonial qui fut observé durant tout le moyen âge.

Vingt cinq ans plus tard, le 2 février 962, Otton devait être sacré empereur, à Pavie, par le pape Jean XII : c'est ainsi que la dignité impériale passa aux princes saxons, rois de Germanie. Le pape salua Otton des titres d'Auguste et de César renouvelés de Charlemagne et de Constantin. L'orgueil du peuple saxon qui se trouvait, par là, substitué à cette noble nation des Francs dont il était jaloux, s'exalta tout de suite en dithyrambes infatués, qui se renouvellent encore chez les historiens allemands de nos jours. Les Saxons, écrit déjà le moine saxon Widukind, étaient si fiers de voir la couronne sur la tête d'un prince de leur race, qu'ils prétendaient ne plus avoir de devoirs à remplir vis-à vis des hommes d'une autre nation allemande, comme s'ils tenaient tous leurs fiefs de la seule grâce de leur roi saxon.

En France, depuis la mort de Raoul, régnait un fils de Charles le Simple, le jeune Louis d'Outremer, plein d'ardeur, conscient de sa mission, mais dépourvu de moyens d'action. En dehors de lui, la race de Charlemagne, regia prosapia Carolorum, comme disent les chroniques, n'était représentée que par des femmes ou des bâtards[6]. Par ce prince, remarque Robert Parisot, les anciens souvenirs se réveillèrent, la vieille affection pour les Carolingiens se ralluma.

Malheureusement, une calamité extérieure vint, tout d'abord, contrarier les bons effets qu'on attendait de ce retour à la légitimité : ce fut une invasion hongroise, la plus terrible de toutes celles qui s'étaient produites jusque-là. Ayant franchi le Rhin à Worms, en 937, les Barbares couvrirent la Lorraine, puis la Champagne, pillant, brûlant tout, à Reims, Sens, Bourges et plus loin encore.

Le fléau passa comme un ouragan dévastateur. Il n'était pas éloigné que les ambitions des grands feudataires, de plus en plus âpres, recommencèrent à rendre précaire la situation du jeune roi, prisonnier des intrigues de Hugues le Grand, d'Heribert de Vermandois, de Giselbert de Basse-Lorraine. Pourtant en 938, à la suite d'événements qu'on connaît mal, on voit Louis d'Outremer reprendre possession de l'Alsace on, du moins, faire une incursion hardie jusqu'à Brisach[7].

Giselbert qui paraît l'avoir aidé dans cette occasion, vint avec d'autres seigneurs, lui offrir la couronne de Lotharingie. Ce Giselbert, duc de Basse-Lorraine, personnifie bien, dans cette période de la décadence carolingienne, à la fois le loyalisme lorrain, l'attachement aux souvenirs de Charlemagne et de sa famille, et les égoïstes revendications des seigneurs féodaux qui travaillent surtout à instaurer dans leurs domaines leur autorité souveraine. On connaît le portrait sévère que le moine Richer a tracé de lui. Ce prince ambitieux, qui passe tour à tour du parti allemand dans le parti français, au gré de ses intérêts personnels, n'était probablement, remarque Parisot, ni meilleur ni pire que les puissants féodaux de son temps ; il pille, il vole surtout les biens des églises ; il vend son épée ; il est brave à la chasse et à la guerre, fourbe, emporté, mobile de caractère et sans scrupule sur les moyens, susceptible de générosité, d'accès de repentir, de sentiments religieux, par-dessus tout jaloux de son indépendance. Il fait songer par avance à Charles le Téméraire. Sous son impulsion audacieuse, la Lotharingie depuis Bâle jusqu'à la Frise, se détache du roi saxon Otton, pour se rallier au légitime descendant de Charlemagne. Otton guerroyait alors dans l'est de l'Allemagne. Il revient précipitamment, fond sur la Lorraine qu'il ravage en barbare et en ennemi. Louis d'Outremer, après s'être assuré l'appui de Hugues le Noir, duc de Bourgogne, traverse le Verdunois, passe en Alsace, refoule les Ottoniens au delà du Rhin.

Malheureusement, les menées de Hugues le Grand et d'Heribert de Vermandois obligent Louis d'Outremer à rentrer à Laon, dès le mois d'août 939, et Otton en profite pour assiéger Brisach. Cependant l'archevêque de Mayence Frédéric, le savant évêque de Strasbourg Ruthard, et plusieurs autres prélats, abandonnent le roi de Germanie et décampent, pendant la nuit, pour aller retrouver le duc dé Lorraine, Giselbert, qui les attendait à Metz. Celui-ci traverse le Rhin à Andernach et va, par représailles, ravager la rive droite du fleuve. Le moine saxon Widukind dit, lui-même, qu'à ce moment, dans le camp d'Otton on désespéra de la royauté saxonne[8]. C'en était fait semblait-il, à tout jamais, de la domination germanique dans la France rhénane.

Un accident de combat sauva la cause d'Otton. Surpris par une troupe d'ennemis, à Birten, Giselbert s'élança à cheval dans le Rhin, pour ne pas être fait prisonnier ; il périt emporté par le courant[9]. Sa mort fit en Lorraine une impression profonde et devint légendaire.

Louis d'Outremer en fut atterré ; il sentit que, livré à lui-même, il ne pourrait lutter, à la fois, contre Otton et les seigneurs féodaux. Pour garder l'affection des Lorrains il épousa la veuve de Giselbert, Gerberge, qui était en même temps la sœur d'Otton ; puis, il rentra à Laon, rappelé par la révolte ouverte du duc de France et du comte de Vermandois.

Alors, Brisach ouvre ses portes à Otton qui replace sous le joug l'Alsace et la Lorraine ; l'archevêque de Mayence, l'évêque de Strasbourg et d'autres prélats et seigneurs sont exilés. Le roi de Germanie confie le gouvernement du pays conquis à son propre frère, Henri de Saxe. Son fils aîné Ludolphe, nommé peu après, duc de Souabe et d'Alsace, reprend dans ses diplômes le vieux titre de : Dux Sueviæ et Alsatiæ ou de Alamannorum et Alsatiorum dux.

Imposer un Saxon aux Francs Austrasiens, c'était déjà, pour ces derniers, le plus humiliant des outrages. Et cependant, le roi de Germanie ne s'en tient pas là. Ne voulant pas laisser sans vengeance la tentative de Louis d'Outremer sur la Lorraine, il s'allie aux vassaux révoltés du roi de France et celui-ci est forcé de quitter Laon, sa capitale, pour se réfugier en Bourgogne. L'armée d'Otton était composée de Barbares de toute race, qui n'avaient rien perdu des mœurs des anciens ravageurs : des bords de l'Aisne à ceux de la Seine, tout le pays fut mis à sac ; quand il n'y eut plus rien à piller, au mois de septembre, Otton reprît le chemin de l'Allemagne.

A son tour, dès la fin de 940, Louis d'Outremer prend sa revanche ; il pénètre en Lorraine, appelé par les seigneurs du pays, qui ne peuvent supporter Henri le Saxon. Otton n'évite la guerre qu'en débarrassant les Lorrains de son propre frère ; il est obligé de leur donner un Lorrain : d'abord le comte Otton, fils de Ricuin, puis, Henri, fils de Giselbert.

Un grand plaid qui se réunit à Visé, sur les bords de la Meuse, en octobre 942, et où furent convoqués les principaux seigneurs français, lorrains et allemands, n'aboutit qu'à un arrangement précaire. Dès l'année suivante, les rois de France et de Germanie rentrent en lice. Otton voulait introniser en Lorraine son gendre, Conrad le Roux. Ce choix allemand souleva les seigneurs, à leur tête Rainier et Raoul, neveux de Giselbert. Otton, furieux, convoqua à Aix-la-Chapelle tous les seigneurs lorrains pour les obliger à faire acte de soumission. Des émissaires du duc de France, Hugues le Grand, vinrent aussi exciter Otton contre Louis d'Outremer qui fut représenté comme fauteur de la révolte. C'était de nouveau la guerre, et le roi de France, sans ressources et toujours aux prises avec ses grands vassaux, n'était point en état de la soutenir.

Otton fit pendre ou jeter en prison tous les partisans du roi de France qui ne vinrent pas se jeter à ses pieds. Enfin, au plaid de Duisbourg, en mai 945, il reçut en grâce les archevêques de Trèves et de Tongres. Louis d'Outremer, lui-même, dépouillé de ses possessions et de son prestige royal par les trop puissants feudataires de son royaume, en fut réduit à se rapprocher du roi de Germanie et même à solliciter son intervention contre le duc de France Hugues le Grand.

Otton ne demandait pas mieux que d'envahir la France, comme il l'avait déjà fait en 940 ; l'herbe avait repoussé, les moissons doraient de nouveau les champs. Il n'était pas plus désintéressé en venant protéger Louis contre ses vassaux que lorsqu'il était venu favoriser la révolte des vassaux contre Louis. C'est à Cambrai qu'il concentra, en 946, son armée, forte-de 32.000 Barbares germains. Il était accompagné de Conrad le Roux, duc de Lorraine, de Frédéric, archevêque de Mayence, de Robert, archevêque de Trèves, d'Ogon, évêque de Liège, de Beuves III, abbé de Corvey.

Les Allemands, malgré leur nombre, ne réussirent pas à s'emparer de Laon, défendue par Thibaut le Tricheur. Ils ne furent pas plus heureux sous les murs de Paris ; mais leurs bandes se répandirent partout dans les campagnes, massacrant et pillant jusqu'auprès de Rouen ; puis, Otton s'en retôurna, au bout de trois mois, en Allemagne, sans avoir mime cherché à atteindre Hugues le Grand qui s'était retranché à Orléans.

L'année suivante, le 11 avril 947, nous trouvons Louis d'Outremer à Aix-la-Chapelle, où il est reçu, en famille, par Otton, entouré de son frère l'archevêque Brunon, du duc de Lorraine Conrad, d'Hermann de Souabe, de l'archevêque de Mayence, Frédéric, de l'évêque de Cambrai, Foubert. Le saxon Otton triomphait dans le palais même de Charlemagne et il y recevait l'héritier du grand Empereur des Francs ! Les Lorrains assistèrent impuissants et attristés à la ruine de leurs espérances d'indépendance sous l'égide d'un Carolingien.

En juin 948, au grand concile d'Ingelheim, présidé par le légat du pape et auquel assistaient 32 évêques, ainsi que Louis d'Outremer et Otton, entourés de nombreux barons, le roi de France exposa ses griefs contre Hugues le Grand ; il n'obtint que le secours moral de l'excommunication. Il lui fallut de nouveau avoir recours à l'intervention d'Otton, son beau-frère. Après une longue période de luttes et d'intrigues, la paix fut signée en 950 et Hugues le Grand prêta enfin le serment de fidélité à son roi.

En 951, c'est Hugues le Grand qui, à son tour, cherche à se réconcilier avec Otton, et celui-ci se prête avec d'autant plus d'empressement à cette intrigue, qu'il ne tient nullement à trop favoriser son autre beau-frère, le carolingien Louis d'Outremer[10]. Avant de se rendre à Aix-la-Chapelle, Hugues envoie comme cadeau deux lions à l'Empereur ; aux fêtes de Pâques, il est reçu dans le palais de Charlemagne avec les plus grands honneurs. Le duc de Lorraine, Conrad, le reconduisit jusqu'à la Marne et profita de cette chevauchée pour châtier quelques seigneurs lorrains, dont le comte de Hainaut, Rainier III, qui se montraient obstinément partisans de Louis d'Outremer[11].

Celui-ci parut prendre son parti du rapprochement d'Otton et de Hugues le Grand. Comment eut-il pu faire autrement ? Ce prince, actif et courageux, passa les dernières années de sa vie à comploter en Lorraine, la terre des ses aïeux d'où les Saxons l'avaient chassé, à se débattre contre ses vassaux, à essayer de refouler les invasions hongroises. Il mourut à Reims, d'un accident de chasse, le 10 septembre 954, âgé seulement de 33 ans : il en avait régné dix-huit.

 

IV

L'ARCHEVÊQUE BRUNON. - LE ROI DE FRANCE LOTHAIRE.

 

A la mort de son père, le fils de Louis d'Outremer, Lothaire, avait 13 ans. Son oncle Brunon, archevêque de Cologne et duc de Lorraine, et sa mère Gerberge, sœur de Brunon, lui assurèrent le trône de France. Hugues le Grand, qui était aussi son oncle par alliance, donna son appui à son intronisation. Ainsi, successeur légitime par le sang, Lothaire fut élu par les grands, enfin couronné et sacré à Reims, le 12 novembre 954. Cet enfant ne risquait point de contrarier ni les visées ambitieuses du duc de France, ni de revendiquer la Lorraine contre Otton le Grand, qui avait, comme dit Raoul Glaber, ajouté à ses États de Saxe, la partie la plus éminente du royaume des Francs, qu'on nomme encore Lotharingie.

Le jeune Lothaire était, pour quelque temps au moins, à la merci de ses deux oncles. Quand Hugues le Grand fut décédé en 956, il n'eut plus qu'un tuteur, l'archevêque Brunon. Alors, le roi Otton s'empressa d'appeler les grands de Lorraine à Ingelheim et d'exiger d'eux le serment de fidélité. Cette précaution n'empêcha pas la plupart des Lorrains, à l'instigation de Rainier III, de se révolter contre Brunon, dès l'année suivante. Le jeune Lothaire, entraîné par ses liens de famille, rut contraint de faire cause commune avec Brunon et Otton. Le malheureux Rainier, fait prisonnier, fut déporté chez les Slaves de Bohème où il mourut. Ses deux fils Rainier IV et Lambert, dépouillés de leur patrimoine, furent exilés à la cour de France et le gouvernement du Hainaut, confié à un fidèle d'Otton[12].

Le 3 avril 959, Lothaire se trouvait à Cologne chez son oncle l'archevêque, pour célébrer la fête de Pâques. Brunon, abusant de la circonstance, se fit donner par son neveu asseurementsecuritas de regno —, au sujet de la Lorraine[13]. Il voulut par là, se mettre en garde contre l'avenir : car, des seigneurs lorrains ne cachaient pas leur irréductible attachement au seul représentant légitime de la race de Charlemagne.

Le jeune Lothaire était tombé dans un piège ; cet acte d'abandon de la Lorraine répondait si peu à ses sentiments qu'il ne devait pas tarder à le montrer, avec la dernière énergie. Toujours est-il que cet asseurement, dès qu'il fut connu, parut aux Lorrains un acte de trahison.

A peine Lothaire eut-il quitté Cologne, — il était de retour à Laon, avec sa mère, vers le milieu d'avril 959, — qu'une révolte générale éclata, à l'instigation d'Immon, seigneur de Chèvremont. Brunon ne vint à bout de dompter l'insurrection qu'en partageant le titre et les fonctions de duc avec Frédéric, le puissant comte de Bar et de Metz[14].

L'ancienne Lotharingie fut ainsi, à partir de ce moment, partagée en deux provinces. L'une fut appelée Haute-Lorraine ou Lorraine mosellane parce que la Moselle la traverse. L'autre fut la Basse-Lorraine ou Lothier ; elle renfermait le Hainaut, le Brabant, le Cambrésis, l'évêché de Liège, la Gueldre. Chacune de ces provinces eut des ducs particuliers qui, comme partout à cette époque, devinrent rapidement héréditaires et à peu près indépendants.

Néanmoins, l'archevêque Brunon n'eut garde de se laisser dépouiller de la tutelle de son neveu Lothaire. Il l'aida constamment de ses conseils et de son expérience des affaires. En 959, il vint lui-même à la tête d'une armée de Lorrains, assiéger

Troyes et Dijon, pour faire rentrer sous l'autorité du roi de France les grands de Bourgogne révoltés. Pendant neuf années, de 956 à 965, on peut dire que l'archevêque de Cologne, fut à la fois duc de Lorraine et régent du royaume de France[15].

Après une expédition en Flandre, conséquence de la mort du comte Arnoul le Grand, en 965, le roi Lothaire, avec son frère Charles et leur mère Gerberge, se rendirent de nouveau à Cologne, auprès d'Otton et de Brunon.

Otton, dit Ferdinand Lot[16], parut alors le maître de l'Europe occidentale ; il toucha à l'apogée de sa grandeur. Lothaire, âgé d'environ vingt-cinq ans, fit, sans doute, l'effet d'un roi vassal, dans la grande assemblée du 2 juin 965, où nous le voyons avec Brunon, Frédéric de Bar, Odelric archevêque de Reims et beaucoup d'autres personnages, souscrire un diplôme confirmant la fondation de Saint-Martin de Liège, par l'évêque Everacle. Un acte du même genre montre que l'autorité nominale de Lothaire était reconnue jusque dans le comté de en Hollande[17]. Il avait toujours des partisans dans toute la Lorraine. Brunon mourut en octobre 965. Tout de suite, la possession de la rive gauche du Rhin devint précaire pour Otton, bien qu'il eût recueilli le titre impérial en 962. Les Lorrains se tournèrent du côté de Lothaire, avec une confiance d'autant plus grande que le jeune roi manifestait hautement la volonté de gouverner par lui-même et de revendiquer tous ses droits. La mort de sa mère Gerberge, survenue en 969, contribua à relâcher encore davantage les liens familiaux qui le rattachaient au roi de Germanie ; ils furent définitivement rompus à la mort de ce dernier, le 7 mai 973.

Cet événement mit toute la Lorraine en ébullition. Le roi de France laissa les fils de Rainier reprendre le chemin de leurs domaines ; avec son appui, les deux jeunes princes attaquèrent les détenteurs allemands du Hainaut, Garnier et Rainaud, qui furent vaincus et tués. Le nouveau roi de Germanie, Otton II, voulut les venger : ce fut le début de guerres longues et dévastatrices.

Le roi Lothaire avait un frère puîné, Charles, qui va jouer un rôle considérable dans les événements où le sort de la Lotharingie est en jeu. Charles avait alors 23 ans ; il était ambitieux, mais turbulent et léger. Il aida d'abord son frère et ses alliés dans leur campagne contre le Hainaut et la Flandre ; puis, tout à coup, on le voit prêter l'oreille aux avances perfides d'Otton II qui le nomme duc de Lorraine. C'était une trahison dont Charles et les siens devaient subir, plus tard, le châtiment[18].

Lothaire n'en poursuivit qu'avec plus d'ardeur la revendication de ses droits sur la Lorraine. En 978, raconte le moine Richer, Otton étant venu tenir sa cour dans la ville impériale d'Aix-la-Chapelle, Lothaire affecta de considérer cet acte comme une provocation. Il convoqua, à Laon, le duc de France Hugues et tous ses fidèles Otton, leur dit-il, non content d'avoir usurpé une partie de mon royaume, est venu se fixer à la frontière ; n'est-ce pas le comble de l'audace ? Les barons approuvent et jurent à Lothaire de le suivre et de chasser le roi de Germanie de la rive gauche du Rhin.

Le secret sur ce projet fut si bien gardé que l'armée ne sut point contre quels ennemis on la dirigeait. On traversa la Meuse ; la ville d'Aix-la-Chapelle fut surprise sans défense. Mais Otton, réussit à fuir avec toute sa famille ; il se réfugia à Cologne. Lothaire avait manqué son coup de main. Avant de quitter Aix, pour rentrer à Laon, il se donna la satisfaction d'amour-propre de retourner vers l'Est l'aigle de bronze qui surmontait la coupole du Palais impérial : c'était l'attitude symbolique que, primitivement, Charlemagne lui avait donnée comme une menace pour la Germanie ; les rois Saxons l'avaient retourné face à l'ouest, pour en faire une menace contre la France occidentale.

La réponse à cet acte singulier d'agression ne se fit pas attendre. Otton II enrôla dans son armée le frère même du roi de France, Charles, son vassal, à qui il promit la couronne, s'il l'aidait à détrôner Lothaire. Toute la Barbarie se leva à l'appel d'Otton, comme au temps des grandes ruées des Germains. La France de l'Est subit les horreurs d'une nouvelle invasion. Otton, toutefois, ne réussit pas à s'emparer de Paris, défendu par le duc Hugues (Capet). Il dut se contenter de rassembler, au sommet de Montmartre, une troupe de clercs qui chantèrent l'Alleluia, de façon à affirmer bruyamment sa victoire aux oreilles des Parisiens ; puis, il leva le camp[19].

Lothaire et Hugues se mirent à sa poursuite ; ils faillirent le surprendre au passage de l'Aisne, massacrèrent son arrière-garde et capturèrent ses bagages. Quant à Charles de Lorraine, il suivit honteusement Otton dans sa retraite.

Otton II mourut à Rome, en 983 ; son fils Otton III qui n'avait que trois ans, ne fut qu'un instrument aux mains de l'archevêque de Reims, Adalbéron. Imbu d'idées théologiques appliquées à la politique, celui-ci rêvait du rétablissement de l'Empire chrétien de Constantin et de Charlemagne, pour faire de l'Empereur le soldat du Christ dévoué au Souverain Pontife. Quant à Lothaire, il n'avait qu'une idée : mettre à profit l'âge du roi de Germanie pour tâcher de reprendre la Lorraine. Dans ce but, il essaya de s'entendre avec Henri de Bavière ils convinrent de se rencontrer à Brisach, le dimanche 1er février 985. Au terme convenu, Lothaire et son fils, le futur Louis V, se rendirent au rendez-vous avec une armée ; ils traversèrent les Vosges par le col de la Schlucht.

Mais le duc de Bavière manqua à sa parole : il ne vint pas[20]. Le retour des Français fut contrarié à la fois par la saison et par la perfidie de Godefroi de Verdun qui souleva contre l'armée royale les montagnards Vosgiens. Rentré à Laon, Lothaire ne songea plus qu'à venger cet affront : il se précipita sur Verdun dont il s'empara (985).

Les intrigues d'Adalbéron amenèrent Lothaire à traduire l'archevêque de Reims qui était son vassal, devant l'assemblée des grands, à Compiègne, sous l'inculpation du crime de trahison. Au cours des débats de ce curieux procès du Roi contre la Féodalité, il est déclaré incidemment que Lothaire revendique le royaume de Lorraine comme sa possession héréditaire. Au moment où la sentence allait être prononcée, Hugues Capet, intéressé au sort de l'archevêque, marcha sur Compiègne avec une troupe de 600 hommes. L'assemblée se dispersa aussitôt ; Adalbéron était sauvé.

Lothaire n'en poursuivit pas moins son projet de conquête de la Lorraine. Il possédait Verdun ; l'archevêque de Trèves ; Ecbert lui était dévoué ; son frère Charles, qu'il avait reconnu duc de Basse-Lorraine, s'était réconcilié avec lui ; le comte Rainier l'appelait avec insistance. C'est dans ces conditions favorables que Lothaire, en 985, alla assiéger Liège et Cambrai[21]. Les malheurs des temps, l'enchevêtrement et l'inextricable con fusion des événements, les guerres extérieures, les révoltes du dedans, la faiblesse des ressources financières et des moyens militaires, les échecs répétés, rien ne fait abandonner aux derniers Carolingiens de France, retranchés dans leur forteresse de Laon, l'espoir de recouvrer le pays qu'ils considèrent comme leur patrimoine de famille, la France meusienne et rhénane. Lothaire, plus que tout autre, espérait réussir dans cette revendication légitime ; le cours de ses succès fut malheureusement interrompu par sa mort, le 2 mars 986.

Son fils et successeur, Louis V, mourut aussi prématurément, d'un accident de chasse, après un règne de 14 mois, le 22 mai 987.

 

V

CHARLES, DUC DE BASSE-LORRAINE. - HUGUES CAPET.

 

L'héritier légitime du trône de France par le sang, était Charles, oncle du roi défunt qui, dès 978, avait accepté de l'empereur Otton II, l'investiture du duché de Basse-Lorraine. On exploita contre lui cet acte imprudent d'hostilité contre son frère, le roi Lothaire ; mais les mœurs politiques du temps permettent de croire que s'il ne réunit pas les suffrages des grands et si Hugues Capet, duc de France, lui fut préféré, ce fut surtout parce que les personnages influents du collège électoral avaient lieu d'appréhender de faire de lui un prince trop puissant et, par là, dangereux pour leurs ambitions personnelles.

Le véritable arbitre de la situation était l'archevêque de Reims, Adalbéron, entièrement dévoué aux impératrices Adélaïde et Théophanie, tutrices du jeune Otton. Charles chercha à se le concilier ; il vint le trouver à Reims. Adalbéron, qui avait déjà pris son parti en faveur de Hugues Capet, fut inflexible, et Charles s'en retourna, triste et amer, dans son duché de Basse-Lorraine.

Dans l'assemblée de Senlis qui suivit, en mai 987, Adalbéron prononça un plaidoyer où l'on relève ces déclarations : Nous n'ignorons pas que Charles a ses partisans, qui soutiennent qu'il doit arriver au trône que lui transmettent ses parents. Mais si l'on examine cette question, le trône ne s'acquiert point par droit héréditaire, et l'on ne doit mettre à la tête du royaume que celui qui se distingue non seulement par la noblesse corporelle, mais encore par les qualités de l'esprit, celui que l'honneur recommande, qu'appuie la magnanimité.

Puis Adalbéron s'écrie : Comment confier la dignité royale à Charles qui a perdu le sens au point de n'avoir pas honte de servir un roi étranger ? Il est fait, par là, allusion à la vassalité malheureuse que Charles avait acceptée vis-à-vis d'Otton pour son duché ; mais ce reproche n'est-il pas, en vérité, un singulier trait d'ironie sur les lèvres d'Adalbéron, dévoué, lui-même, aux Ottonides ? Malgré sa faute, Charles ne s'était-il pas réconcilié avec son frère ? Hugues Capet, le candidat d'Adalbéron, ne sollicitait-il pas l'appui des impératrices et d'Otton III ? Mieux que cela ! Hugues Capet, pour se concilier la faveur impériale, dénonce aux impératrices l'indépendance vis-à-vis d'elles dont fait preuve le duc de Basse-Lorraine ; il ne craint pas de leur dire que Charles de Lorraine méprise leur suzeraineté — imperium vestrum —. Hugues Capet, dirons-nous avec Ferdinand Lot, paya les services d'Adalbéron en renonçant à la possession de la Lorraine et en concluant une paix définitive avec l'empire[22].

Après l'élection de Hugues Capet, Charles de Lorraine ne se résigna pas facilement à son éviction. Il avait de nombreux et puissants partisans, dont l'archevêque de Sens, Séguin ; Albert, comte de Vermandois ; Thierry, duc de la Haute-Lorraine et tous ses vassaux. Dès 988, il leva une armée avec laquelle il réussit à s'emparer de Laon ; Hugues Capet chercha en vain à reprendre cette capitale carolingienne. Sur ces entrefaites, l'archevêque Adalbéron mourut, le 23 janvier 989.

Le successeur d'Adalbéron, Arnoul, était le neveu de Charles de Lorraine ; il lui livra la ville de Reims elle-même. Charles s'empara aussi de Soissons. Pendant ce temps, Hugues Capet rassemblait ses forces. Enfin, en 990, à la suite de plusieurs succès, il vint assiéger Charles dans la citadelle de Laon. La trahison de l'évêque Ascelin imposa un terme brutal aux espérances du duc de Basse-Lorraine. Le malheureux Carolingien, arrêté par surprise dans la ville, fut livré à Hugues Capet ; jeté en prison à Orléans, le 30 mars 991, il y mourut misérablement quelques années plus tard.

Mais il laissait plusieurs enfants. Otton, son fils aîné, lui succéda dans le duché de Basse-Lorraine ; vassal fidèle de son cousin l'empereur Otton III, il mourut sans postérité, vers 1012. Le duché fut alors donné par l'empereur Henri II à un Lorrain, Godefroi, fils de Godefroi de Verdun. Deux autres fils de Charles de Lorraine, appelés Louis et Charles, avaient échappé comme par miracle au guet-apens de Laon ; l'évêque Ascelin les garda en otage, pour servir sa propre ambition. En effet, on le voit, en 995, comploter avec Eudes de Chartres, pour appeler en France l'empereur Otton III ; tous deux, semble-t-il, songeaient à la restauration, à leur profit, du jeune Louis, fils de Charles de Lorraine[23].

L'entreprise échoua ; on ignore le sort de Louis et de son frère Charles, qui paraissent finalement avoir été livrés aux Allemands. Ainsi finit l'histoire des derniers Carolingiens et des persévérants efforts faits par tous, pour régner sur la Lorraine ou pour rattacher le pays rhénan et meusien à la France.

Si ces derniers représentants de la race de Charlemagne succombèrent dans cette tâche, ce fut, sans nul doute, à cause de l'ambition et de la cupidité des grands feudataires, partout en révolte contre l'autorité royale, ou lui marchandant leurs services ; ce fut aussi l'obligation où ils se trouvèrent de lutter avec de trop faibles moyens contre les pirateries des Normands. Il y eut bien d'autres causes. Leur persistance et leur énergie à réclamer la Lotharingie, la terre de leurs aïeux, malgré leur jeune âge, malgré les pièges, les embûches, les perfidies, les difficultés de toute nature que leur dressent ou leur suscitent les rois de Germanie, les rehaussent à nos yeux jusqu'à provoquer notre admiration. Il sembla toujours étrange aux descendants de Charlemagne, dit leur érudit historien, de voir le berceau de leur race sous la domination d'un Saxon. Malgré leur faiblesse, ils ne s'y résignèrent jamais complètement. Ce fut, à la fois, leur honneur et leur malheur[24].

Les deux hommes qui empêchèrent les derniers Carolingiens de réussir dans leurs tentatives pour reconquérir la Lorraine et la réunir au royaume de France, furent l'archevêque de Reims Adalbéron et Gerbert, le futur pape Sylvestre II.

Adalbéron, dit justement Ferdinand Lot[25], a fait un mal énorme à notre pays. C'est lui qui a empêché la réunion de la Lorraine à la France, qui devait coûter tant de siècles. Nous sommes tentés, à chaque instant, de le maudire, lui et son ami Gerbert. Il faut savoir résister à ces sentiments et juger un homme, non pas d'après nos idées du XIXe siècle, mais d'après celles qui avaient cours de son temps. Même en nous plaçant à ce point de vue, Adalbéron fut certainement coupable de trahison, non pas envers son pays (son pays, c'était la Lorraine), mais envers son seigneur. C'était le seul et juste reproche que pouvaient lui faire les contemporains.

D'une manière persistante, Adalbéron desservit Lothaire et Louis, dans l'idée de reconstituer un empire romain chrétien, universel, qu'il rêvait protecteur de l'Église et à son service. C'est qu'en effet, à la fin du Xe siècle, les évêques et quelques savants clercs, les seuls qui eussent quelque pensée politique, ne voyaient pas, dans la domination des Ottons, un empire allemand, mais la continuation pure et simple de l'empire romain chrétien fondé par Constantin[26]. Ces théologiens étaient les idéologues du temps, comparables à bien des théoriciens de nos jours. La dignité impériale était, dans leur conception, purement élective. Peu importait que l'empereur fut un Franc, un Saxon, ou de toute autre race. Les empereurs, même avant Constantin, n'avaient-ils pas été élus, en général ? D'aucuns n'étaient-ils pas syriens, africains, illyriens, gaulois, espagnols ? Telle était la doctrine des savants du Xe siècle. Mais le sentiment populaire, celui des hommes libres, des guerriers surtout, — nous dirions aujourd'hui l'opinion publique, — était en opposition formelle avec cette conception sortie de l'école et du cloître. Les Gallo-Francs, dans toutes les parties de la Gaule, surtout ceux d'entre Meuse et Rhin, les petits-fils de ceux qui avaient combattu dans les armées de Charlemagne, sont avant tout, par tradition, attachés à la famille carolingienne. Ils ont le culte des souvenirs de Charlemagne. Ils savent que les Arnulfings, les Pépin, les Charles étaient des leurs ; que les plus puissants des grands de leur pays sont apparentés par le sang à cette famille ; que le Franc austrasien, Charlemagne, a rétabli le grand empire romain ; qu'il les a préservés des invasions, en chassant ou eu domptant la Barbarie d'outre-Rhin, Saxons, Thuringiens, Alamans, Hongrois et autres.

C'est chez eux que les membres de la famille carolingienne avaient leurs domaines familiaux, immenses et partout disséminés, les châteaux où ils recevaient les ambassadeurs et tenaient leurs plaids. Tout le pays vivait d'eux, avait prospéré par eux ; tous les grands avaient été comblés par eux de richesses et d'honneurs. On savait, on se redisait les témoignages de la gloire retentissante et de la prospérité de l'Austrasie franque. La légende embellissait ces souvenirs, les poètes les chantaient, les exaltaient : nous allons voir que c'est de cette région lotharingienne qu'est sortie l'épopée de Charlemagne, pour se développer surtout en France, et de là, rayonner dans le monde entier, remplir tout le moyen âge. Ces Francs d'entre Meuse et Rhin savaient qu'ils avaient été à la tête de la civilisation et qu'ils avaient, somme toute, gouverné le monde occidental, comme Constantinople restait à la tête de la civilisation romaine en Orient. Tout cela ne s'oubliait point, ne pouvait s'oublier, au milieu de la décadence carolingienne, surtout lorsque ces pays d'entre Meuse et Rhin constatèrent que, loin de rester le centre et le cœur de l'Empire, ils se trouvaient démembrés, disloqués, humiliés, finalement traités comme une annexe de la Germanie barbare.

Voilà pourquoi, d'instinct, les Lotharingiens se rattachent à la famille de Charlemagne ; dans toutes les crises politiques ils croient que le salut est dans leur attachement à la tradition : ils veulent et cherchent un Carolingien authentique.

Mais ce sentiment de loyalisme se trouvait contrarié, chez les seigneurs féodaux, par leur égoïsme, leur soif d'indépendance. Toujours poussés par leur désir d'étendre les domaines qu'ils ont extorqués à la faiblesse des rois, de développer leurs privilèges souverains, leur puissance militaire, le nombre de leurs vassaux, ils calculent que pour satisfaire leurs ambitions déréglées, ils ont avantage à avoir un prince faible ou impuissant. Ils veulent bien, avant tout, un Carolingien, mais ils le veulent enfant ou débile. Dès que le Carolingien, devenu capable de se rendre compte de la situation qui lui est faite, veut se dégager de la tutelle des grands, échapper à leur étreinte, résister à leurs exigences, ils se révoltent à main armée, ils se coalisent pour détrôner le prince qui veut faire véritablement acte de roi. La cupidité, l'intérêt personnel l'emportent sur la fidélité et le loyalisme. A ce jeu longtemps prolongé, le pays devait s'affaiblir : c'est à son démembrement que nous avons assisté ; le régime féodal fleurit sur des ruines.

Si donc les Carolingiens de France ne réussirent pas à se maintenir en Lotharingie, ce n'est point que ce pays ne voulut pas d'eux ; bien au contraire. Les Lorrains s'attachent à la famille carolingienne avec une obstination admirable, qui dure deux siècles. Seulement, la dynastie carolingienne du royaume de France ne se trouve pas en situation de répondre à leur appel ; par une malchance extraordinaire, il arrive que des générations d'enfants se succèdent sur le trône.

Les Germains en profitent ; ils se jettent sur la Lorraine comme sur une proie. Mais, nous l'avons constaté, ils sont détestés dans ce pays ; on les considère comme des oppresseurs étrangers ; ils s'y imposent par la force, ils répriment les révoltes dans le sang : la terre carolingienne les rejette et les renie toujours et avec d'autant plus de force que leurs empereurs, à partir d'Henri l'Oiseleur, sont de la race abhorrée des Saxons.

 

VI

LES SOUVENIRS DE CHARLEMAGNE DANS LA FRANCE DE L'EST. - FORMATION DE L'ÉPOPÉE.

 

Les érudits allemands les plus graves, Waitz, Sigurd Abel, Luden, von Giesebrecht, pour ne citer que des morts, et tous les contemporains pangermanistes, proclament à l'envi Charlemagne un empereur d'Allemagne, ein Deutscher, comme ils disent ; et c'est sous ce pitoyable travestissement que le grand Empereur franc est présenté dans les livres classiques qui forment l'esprit et le cœur de tous les écoliers allemands. On est stupéfait d'entendre répéter que Charlemagne, en se pénétrant de la civilisation gallo-romaine et chrétienne, en s'acharnant, pendant trente-trois ans, à dompter ou écraser les Saxons, qui étaient alors les plus vigoureux représentants de la Germanie, c'est-à-dire de l'Allemagne, a eu pour but de fonder la première unité allemande, un empire teutonique ; le Franc Charlemagne, d'Aix-la-Chapelle, fut le précurseur de Guillaume II, de Berlin.

Faut-il s'attarder à réfuter une sophistication historique qui n'a d'autre but que de fortifier et d'encourager le rêve extravagant de domination universelle, caressé par les Allemands depuis cinquante ans ? Charlemagne est un Franc d'Austrasie, comme les Pépin, Charles Martel et tous les Arnulfings, ses ancêtres, comme les rois mérovingiens Clovis ou Dagobert. Ceux-ci sont-ils donc aussi des Allemands, parce que les Francs étaient d'origine germanique ? Charlemagne, par les traditions déjà séculaires de sa famille, par son éducation, sa cour, ses conseillers, sa religion, ses armées presque exclusivement recrutées en Gaule, le titre impérial que lui confère le pape, la langue de sa chancellerie, est un Franc gallicisé, et comme tel il défend le Rhin contre les entreprises des Germains ; c'est pour protéger er la Gaule contre les débordements incessants et les incursions des Germains, qu'à l'exemple des empereurs d'autrefois, il passe de la défensive à l'offensive, et qu'il porte la guerre jusqu'au cœur de la forêt germaine, jusqu'à l'Eider et à la Theiss. Pour les Germains, Charlemagne est l'ennemi, le vainqueur, l'oppresseur. Les sectateurs des mythes odiniques répudiés pour la forme, devaient considérer le grand Empereur chrétien, protagoniste de la religion du Christ, comme le plus redoutable de leurs ennemis ; il ne pouvait être que l'objet de leur haine irréductible.

En effet, des récits poétiques allemands, bien que fabuleux, traduisent le sentiment général des peuples de la Germanie en représentant Charlemagne comme un ennemi de leur race. L'un d'eux raconte : Lorsque le roi Charles, battu par les Saxons, s'enfuit et arriva au Mein, les Francs ne trouvèrent pas le gué où ils auraient pu traverser le fleuve et se soustraire à la poursuite de leurs ennemis. On dit qu'alors une biche leur apparut, passa devant et leur indiqua le chemin. Les Francs franchirent ainsi le Mein, et depuis, le lieu s'appela Frankenfurt (gué des Francs), d'où le nom actuel de la ville de Francfort-sur-le-Mein[27].

Liutprand, en 972, met dans la bouche d'Henri l'Oiseleur excitant ses guerriers, l'exemple de l'illustre race des Saxonsinclyta gens Saxonum — qui résista, soi-disant, victorieusement à Charlemagne, bien qu'il eût dompté tout l'univers.

En un mot, le franc Charlemagne est, avant tout, le représentant de ce romanisme, rejeté par les anciens Germains, avec l'âpreté farouche que les Allemands s'approprient en exaltant Arminius. Le héros teuton de l'époque carolingienne, c'est Witikind. Charlemagne ne peut pas plus être revendiqué par les Allemands que Napoléon. Mais, si je recherche sur quel sophisme repose cet étrange accaparement historique de Charlemagne par les Allemands centralisés à Berlin, je le trouve dans leur prétention à vouloir englober géographiquement dans l'Allemagne l'ancienne Austrasie, c'est-à-dire le pays franc par excellence ; ajoutons à cela leur singulière conception de l'histoire médiévale qui consiste à exploiter au profit de leurs appétits le titre impérial, titre électif, qui, tombé en déshérence, finit par échouer à des princes pour la plupart germaniques. N'est-ce pas le cas de nous rappeler que les érudits allemands affectent de considérer, déjà, comme un essai d'empire germanique, l'empire gaulois de Postume, parce que Postume choisit la ville de Trèves pour capitale, et qu'aujourd'hui Trèves, la gauloise, est ville allemande ?

La région de la Gaule comprise entre le Rhin, la Somme et les plaines de Champagne, c'est-à-dire le pays qui formait la Gaule Belgique dans l'antiquité, fut, à l'époque mérovingienne et carolingienne, celui où la race franque était le plus dense : c'est là aussi que les souvenirs relatifs à Charlemagne ont leur racine. Charles naquit dans la portion orientale de cette contrée, dans un domaine familial, à Aix-la-Chapelle, posée dans sa vallée comme une vasque gracieuse, suivant l'expression de Victor Hugo, lieu fréquenté déjà à l'époque romaine, à cause de ses eaux thermales. On l'appelait Aquœ Grani, du nom du dieu gaulois Gran ou Granus, assimilé à Apollon guérisseur, comme un autre dieu gaulois, Borvo, qui présidait aussi aux sources d'eaux chaudes. Les poésies du moyen âge prétendent que Charlemagne, lui-même, découvrit les eaux thermales d'Aix, sous le sabot de son cheval, un jour qu'il était à la chasse[28].

L'empereur aimait son vieux palais, à cause de ses souvenirs d'enfance et de ses eaux, dans lesquelles il se baignait souvent avec ses fils, les grands de sa cour et les soldats de sa garde ; on vit se baigner avec lui plus de cent personnes à la fois. Il l'embellit à grands frais. Pour la construction de la chapelle, il fit venir de Ravenne des colonnes de porphyre. Le dôme en fut surmonté du fameux aigle de bronze dont parle Richer, et qui, tourné vers l'Est, les ailes éployées, semblait prendre son essor pour voler à la garde du Rhin. Charlemagne fut inhumé dans cette basilique. Mais 74 ans plus tard, les Normands pillèrent le palais, convertirent la chapelle en écurie, détruisirent le dais doré qui surmontait le tombeau, si bien qu'on perdit de vue, pour longtemps, sous les décombres, le lieu même où reposait le corps de l'Empereur.

Outre la résidence impériale d'Aix, Charlemagne et ses successeurs avaient de nombreux palais ou châteaux dans différentes provinces de l'Empire, mais ceux qu'ils affectionnent davantage et où, chaque année, ils se transportent avec leur chancellerie et convoquent leurs plaids, sont ceux de la rive gauche du Rhin, des bords de la Meuse, de l'Aisne ou de la Marne. L'une des plus somptueuses de ces résidences impériales était celle d'Ingelheim, à quelques lieues en aval de Mayence. Charlemagne y avait -fait peindre, sur les murs, des sujets religieux et nationaux : scènes tirées de l'ancien Testament ; Constantin et Théodose ; Charles Martel soumettant les Frisons ; lui-même domptant les Saxons ; d'autres panneaux rappelaient les légendes héroïques de la race des Francs[29].

Charlemagne était particulièrement attaché à ces souvenirs et aux vieux chants barbares qui exaltaient l'origine légendaire et les prouesses des aïeux. Mais, outre ces cantilènes où revenaient, à côté de héros fabuleux, les noms glorieux de Clovis, de Clotaire, de Dagobert, on commençait à célébrer aussi, dès le temps de Charlemagne, par des poèmes analogues, en langue tudesque et en langue romane, les victoires du grand Empereur et de ses preux. Ces chansons guerrières furent l'origine du mouvement épique du moyen âge, dont Charlemagne est le centre : le cycle en était déjà formé au Xe siècle.

Or, cette épopée, — Gaston Paris l'a démontré, — prit naissance dans le pays carolingien, c'est-à-dire, non point sur la rive droite du Rhin, mais en Austrasie, dans la France de l'Est. La première histoire épique du grand Empereur franc, intitulée De gestis Caroli magni, a été écrite en latin par un religieux de Saint-Gall. Ce moine avait recueilli, dans son enfance, avec une curiosité enthousiaste, les récits de guerre d'un certain Adalbert, vieux soldat de Charlemagne, de même que les vieillards de notre génération ont pu encore se passionner aux récits des vieux soldats de Napoléon. A son tour, le moine raconta ce qu'il avait ainsi appris, à l'empereur Charles le Gros, un jour que celui-ci séjournait au monastère. L'empereur conseilla au moine de mettre par écrit le souvenir de ces glorieux exploits, dignes, selon lui, d'être transmis à la postérité : la Geste de Charlemagne était née. La légende épique alla se développant, de bouche en bouche, de siècle en siècle ; après l'Austrasie, chaque pays en prit sa part. De là, nos Chansons de geste, dont la floraison littéraire remplit tout le moyen âge français, non seulement dans l'ancienne Austrasie, mais dans toutes les provinces du nord et du midi de la France, en langue d'oïl et en langue d'oc[30].

Ainsi, Charlemagne, dans la légende comme dans l'histoire, est bien un Franc de France, un Franc Austrasien, et non un Teuton. Au contraire, durant des générations, Charlemagne resta, pour les populations de la Germanie, l'ennemi, l'oppresseur. Longtemps on composa en Allemagne, sur le grand Empereur franc, des légendes hostiles, qui exaltent les Saxons. Dans nos Chansons de geste, Guiteclin (Witikind), roi des Saxons, ennemi de Charles, s'empare de Cologne[31]. Chaque fois que l'Épopée raconte les guerres de Charles, en Germanie, c'est toujours le Rhin qui est la frontière de la civilisation ; le passage du Rhin et la construction des ponts, voilà la grande œuvre[32]. Ce n'est pas dans les forêts de la rive droite du Rhin, c'est dans l'Ardenne, voisine d'Aix-la-Chapelle, que la Chanson de Roland place le rêve cynégétique de Charlemagne, présage de si rudes combats.

Plus tard, à la vérité, au temps du saint Empire germanique, la poésie allemande traduisit ou imita les poèmes français, comme la Chanson de Roland (Ruolandes Liet) ; mais jamais, dans l'Allemagne médiévale, Charlemagne ne devint populaire comme sur les bords du Rhin et en France. Les légendes allemandes qui le concernent, remarque Gaston Paris[33], sont nombreuses, mais isolées, et ne présentent pas un caractère bien accusé. Quelques récits, marqués au coin de ce merveilleux un peu fantastique, inconnu à l'esprit français, circulèrent dans le peuple ; on mit sur le compte de l'empereur Charles quelques anecdotes qui lui étaient originairement étrangères ; on parla vaguement de sa vie indéfiniment prolongée, au fond d'une montagne, de son retour futur, qui devait porter l'Allemagne au plus haut point de gloire et de puissance ; mais en somme ; la légende carolingienne (en Allemagne) ne sortit pas de cet état primitif où les fables se colportent de bouche en bouche et se transmettent en s'altérant de plus en plus.

En un mot, tandis que le cycle épique de Charlemagne, formé dès le Xe siècle, exalte et célèbre la douce France et qu'il est devenu populaire dans toute la France, jusqu'au point de refleurir à l'époque moderne, dans la Bibliothèque bleue, ces délices de nos campagnards, il n'y a rien de semblable en Allemagne. C'est de ce côté-ci du Rhin que la légende épique de Charlemagne naît et se développe ; elle est essentiellement franque, austrasienne, française ; elle n'est pas germanique. Elle ne pénètre en Allemagne que sous forme d'emprunt ou de traduction. Ce qui est teuton, et vraiment national en Allemagne, ce sont les chants de l'Odinisme, les tueries du dieu Thor, les héros de la Walhalla ; ce n'est pas Charlemagne ou Roland, c'est Arminius, Attila et Witikind.

 

VII

LA DIVERSITÉ DES LANGUES.

 

On semble attacher aujourd'hui une importance majeure à la question des langues. Nous sommes portés même à considérer comme étant de races différentes les populations qui ne parlent pas la même langue ; la langue serait le signe distinctif de la nationalité. Or, ceci n'est peut-être pas toujours aussi vrai qu'on le dit communément. Nous avons observé, plus haut, que tous les peuples venus de Germanie qui se sont établis en Gaule jusqu'au Ve siècle, y compris les Burgondes, les Visigoths, les Saxons, les Francs, en se mêlant à la population gallo-romaine, ont abandonné leurs dialectes germaniques pour adopter le latin populaire, d'où sont sorties les langues romanes. Ce ne sont pas les Gallo-Romains qui ont appris la langue de leurs vainqueurs : ce sont, au contraire, ceux-ci qui ont adopté la langue avec la civilisation des vaincus. Il n'y a d'exception que pour les contrées du Nord, isolées ou éloignées, où l'élément germanique, très dense, s'installa sans pouvoir bénéficier autant que les autres régions de la Gaule, du fécond mélange avec le vieil élément gallo-romain.

Les Normands, à leur tour, les derniers venus des Barbares en Gaule, abandonnèrent leur dialecte scandinave pour adopter le roman. N'est-ce pas aux Normands, par un singulier hasard, que nous devons le texte roman de la Chanson de Roland, déjà répandu parmi eux au XIe siècle ? Il existe en Normandie, aujourd'hui encore, un assez grand nombre de localités dont les noms ont conservé leurs suffixes scandinaves[34]. Mais, vers l'an 1000, Dudon de Saint-Quentin nous dit formellement que, de son temps, le scandinave — dacisca lingua — disparaissait graduellement, à Rouen, pour faire place au roman — romana lingua[35] —. Le jour de la bataille d'Hastings, en 1066, un jongleur normand, Taillefer, accompagnait les guerriers normands en chantant la vaillance de Roland à Roncevaux ; les Normands qui, vers la même époque, allèrent faire la conquête des Deux-Siciles, ne parlaient que le français.

Comment se fit cet abandon, par les Barbares, de leur jargon ordinaire ? Ce ne fut évidemment pas du jour au lendemain, ni dans toutes les classes de la société en même temps. Cette transformation du langage se produisit d'abord et rapidement dans les rangs supérieurs et éclairés. Les cours, les chefs, les prêtres, les moines, les habitants des villes, les chancelleries, les bureaux, tous ceux qui faisaient montre de ce que nous appelons, aujourd'hui, une bonne éducation, apprirent le latin et l'écrivirent, parlèrent le latin vulgaire ou rustique, plus tard, le roman. Par les écoles, cette propagation du latin vulgaire ou du roman descendit, suivant les régions et les circonstances, plus ou moins lentement, dans les masses populaires. Et même, dans bien des pays, le bas peuple des campagnes, les colons, les esclaves, les serfs, gardèrent longtemps leur jargon tudesque qui resta, pour eux, ce que sont aujourd'hui les patois clans nos campagnes ; mais ils finirent, tout de même, par parler roman, car il n'y a plus de dialectes germaniques en France au moyen âge, sauf dans certaines régions du Nord-Est.

Sous Charlemagne, trois langues sont en usage : le latin, le roman, le francique ou dialecte germanique des Francs. Le latin est la langue de l'Église, des chancelleries et de l'administration, la langue officielle. Mais Charlemagne est un Franc ; il est d'origine germanique, comme tous les Francs ; il a l'orgueil de la race franque et le respect des vieilles habitudes franques. Par tradition familiale, il parle, en son privé, le francique, et ce dialecte germanique, Louis IV d'Outremer le sait encore[36]. Le latin rustique, puis le roman qui en dérive, furent les langues universellement répandues en Gaule, aux époques mérovingienne et carolingienne. Le roman devant lequel recule le francique, même chez les Francs d'Austrasie, s'écrit au ixe siècle, comme nous le montrent les serments de Strasbourg en 842 ; mais il était parlé depuis longtemps : la Chanson de saint Faron, qui célébrait une victoire de Clovis II sur les Saxons, était déjà en roman, mais à peine dégagé du latin vulgaire ; saint Mummolin, évêque de Noyon en 660, était familier avec le roman et le tudesque (francique)[37]. En Gaule, dit Gaston Paris[38], les Francs se romanisèrent beaucoup plus tôt qu'on ne pense ; les leudes de Charles le Chauve, qui entendirent et prêtèrent le serment de 842, étaient certainement des Francs d'origine et ne comprenaient plus l'allemand (c'est-à-dire le francique) ; parmi eux, il faut y songer, se trouvaient, à coup sûr, bien des guerriers qui avaient servi sous Charlemagne.

En 842, l'année même du serment de Strasbourg, un synode tenu dans cette ville, ordonna au clergé de se servir, dans les sermons, de la langue romane rustique — lingua romana rustica —, à la place du latin. Cette prescription était renouvelée d'un concile de Tours de l'an 813. Adalard, cousin de Charlemagne et abbé de Corbie, se sert du roman avec une abondance pleine de douceur dit son biographe contemporain. Le fragment des gloses de Reichenau, qui remonte à 768, prouve qu'on parlait déjà le roman, sur les bords mêmes du Rhin, bien avant le serment de Strasbourg[39].

Au temps de Charles le Chauve, le moine saxon Widukind dit que les Lotharingiens parlent roman ; il oppose la gallica lingua au dialecte tudesque des Saxons d'outre-Rhin, qui est lingua barbara[40]. Il raconte qu'en 939, à la bataille de Birten, livrée par le duc Giselbert à Otton le Grand, des soldats saxons de l'armée de ce dernier, qui savaient un peu le roman — qui gallica lingua ex parte loqui sciebant —, se mirent à pousser en cette langue le cri de sauve qui peut, comme s'il fût parti du rang des Lotharingiens ; ils provoquèrent ainsi une panique dans l'armée de Giselbert. Cette anecdote prouve que les soldats du duc de Basse-Lorraine parlaient le roman.

Le peuple parlait le roman à Strasbourg, aussi bien qu'à Metz, à Toul, à Trèves où jadis, du temps de saint Jérôme († 420), le gaulois avait persisté, ainsi qu'à Tongres, à l'état de patois populaire.

Dans le nord de la Belgique, où l'élément populaire franc, saxon, frison, scandinave était plus compact et l'emportait de beaucoup, sans nul doute, sur l'élément gallo-romain, les dialectes germaniques restèrent toujours la langue du peuple. Au moyen âge, on les groupait sous le nom de dialectes thiois[41].

On conçoit aisément que le vieux fonds de population gauloise ou gallo-romaine de ces terres marécageuses, moins avancée en civilisation et assez clairsemée, se soit trouvé submergé par la barbarie et que sa langue n'ait pu, comme dans le reste de la Gaule, s'imposer aux masses, sans cesse renouvelées et toujours plus denses, des barbares venus des côtes germaines ou scandinaves. Les dialectes germaniques ont donc persisté dans cette région où ils ont formé le flamand et le hollandais. La grande route romaine de Cologne à Boulogne, appelée, au moyen âge, la chaussée Brunehaut, — c'est-à-dire la borne haute, la limite haussée sur un talus, — qui côtoyait ou traversait la forêt Charbonnière, marque encore aujourd'hui, assez régulièrement, la frontière linguistique entre la région flamande et la région romane ou wallonne. De l'est à l'ouest, elle coupe la Belgique actuelle en deux parties à peu près égales.

Mais au moyen âge, dans la région flamande elle-même, c'est-à-dire en Flandre, en Hainaut, en Brabant, le flamand reste un dialecte populaire, joue le rôle d'un patois ; la langue noble, la langue de l'administration, du commerce, de la littérature, de toute personne aspirant à une bonne éducation, est le française[42].

Quant aux villes rhénanes, de civilisation et de traditions gallo-romaines, dont la population parla si longtemps le bas latin, ce n'est pas une conjecture que de dire qu'elles ont conservé longtemps l'usage de ce latin vulgaire, sous son évolution graduelle jusqu'au roman. Les couches populaires des campagnes parlaient seules les jargons tudesques. Dans la Lorraine mosellane, le roman était la langue de tous. Encore au moyen âge, dans le pays de Trèves comme dans celui de Luxembourg, on employait le français comme la vraie langue de la civilisation[43].

En haute Alsace, la domination des Alamans fit prédominer un dialecte germanique. D'ailleurs, dans divers cantons de la rive gauche du Rhin, les langues romane et tudesque vivaient côte à côte, parfois même, se partageaient la population d'un même bourg. Mais partout, le roman était la langue noble, celle de la bonne société, celle dans laquelle étaient composées les Chansons de geste qui glorifiaient les Francs.

L'épopée carolingienne, — nous l'avons constaté, — qui est d'origine lotharingienne, fut composée en langue romane ; le tudesque ne servit que pour la traduire à l'usage des Allemands. C'est seulement au moyen âge avancé, vers la fin du XIIIe siècle, que, dans les villes rhénanes, les dialectes tudesques se substituent, dans les chancelleries et la littérature, au latin et au roman. Cette bigarrure de langues et cet enchevêtrement ne choquaient personne. Aucun auteur ne s'en plaint et ne signale quelque conflit ou quelque difficulté politique provenant de cette tour de Babel. Un témoin oculaire du siège de Paris par les Normands en 885, et qui l'a chanté dans des vers redondants, Abbon, racontant l'arrivée de l'empereur Charles le Gros, est frappé de la diversité des langues qui sont parlées par les soldats de son armée.

Godefroi de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, dut à sa connaissance des deux langues, le roman et le tudesque, d'être choisi pour chef de la première Croisade en 1096 : c'étaient les deux langues principales de ses soldats[44]. Au commencement du mile siècle, Guillaume le Breton appelle les soldats du duc de Lorraine, Lotharingi bilingues.

Pour le clergé qui écrivait en latin, mais qui était obligé d'évangéliser des populations de langues diverses, c'était une préoccupation d'avoir des clercs parlant à la fois la langue noble, c'est-à-dire le roman, et les dialectes tudesques, de même qu'aujourd'hui, il en est qui doivent, pour l'exercice de leur ministère, connaître à la fois le français et le breton ou le provençal, ou le basque ou même nos patois ruraux. Il ne faut pas s'exagérer la gêne qui résulte de cette dualité de langues populaires, que les contemporains ont remarquée comme nous. Elle n'a jamais, à aucun moment, servi de base à une répartition politique des populations, ni à l'époque mérovingienne ou carolingienne, ni plus tard. Tous les linguistes le reconnaissent : Nulle part, dit Godefroid Kurth[45], la langue n'apparaît, dans la Gaule dominée par les Francs, comme un élément constitutif de nationalité. Dans les partages territoriaux, si souvent renouvelés, des successeurs de Charlemagne, jamais une limite n'est établie d'après les frontières linguistiques ; à aucun moment et par qui que ce soit, l'argument linguistique n'est invoqué, et il en fut de même, nous le verrons, à l'époque moderne.

Cette multiplicité de langues et de dialectes, au moyen âge, dans la région rhénane et meusienne, n'avait pas plus d'importance que dans le reste de la France, où nous avons la langue d'oïl et la langue d'oc, le breton, le provençal, le basque, sans compter tous nos patois. Aujourd'hui encore, presque partout, en France, les populations sont bilingues : elles savent le français et leur patois local.

Historiquement, cette diversité, nous y insistons à dessein pour répondre à un préjugé courant, ne peut fournir aucun indice ethnique, puisqu'il est avéré que, parmi les Francs, en Gaule, les uns se servaient du roman, les autres, de leur vieux dialecte germanique.

En un mot, on n'attachait pas à la langue l'importance jalouse que nous lui donnons aujourd'hui. Brunetto Latini, le maître de Dante, écrit son Trésor, non en italien, mais en français, parce que, dit-il, la parlure de France est plus commune à toutes gens.

Dès lors, que vient-on, aujourd'hui, dans les polémiques que soulève la question rhénane, chercher à tirer argument d'anciennes frontières linguistiques ? Des savants ont récemment fait, avec une méthode et une patience admirables, des études de linguistique et d'onomastique très précieuses et dont il faudra toujours tenir le plus grand compte. Mais on en a, parfois, tiré des conclusions singulières. La linguistique comporte logiquement des conclusions linguistiques, mais non pas des conclusions ethnographiques, ou plutôt les répercussions ethnographiques qui découlent des recherches linguistiques sont singulièrement délicates à apprécier. Bref, nous savons, à présent, en ce qui concerne les Francs : 1° que ces frontières linguistiques ont varié et n'ont jamais été des frontières ethniques, puisque les Francs parlaient, les uns le roman, les autres le francique ; 2° que les Francs eux-mêmes n'ont jamais fait entrer en .ligne de compte ces frontières linguistiques dans le démembrement de l'empire de Charlemagne et dans les partages territoriaux de leurs royaumes.

 

VIII

FORMATION DE LA NATIONALITÉ FRANÇAISE. - LES DIVERGENCES PROVINCIALES.

 

Dès l'époque mérovingienne, les Francs mêlés à l'ancienne population, aussi bien dans les campagnes que dans les villes, sont répandus partout ; mais ils sont plus nombreux dans la Gaule de l'est et du nord, c'est-à-dire dans ce qui fut la Gaule Belgique et l'Austrasie, que dans la Gaule du centre ou de l'ouest, c'est-à-dire la Neustrie ou les bords de la Loire. Ils sont moins nombreux encore dans le bassin du Rhône et l'Aquitaine. De ces observations, il résulte qu'en dépit de leur volonté de s'assimiler la culture gallo-romaine, ils gardent un caractère germanique plus prononcé, à mesure qu'on s'avance vers l'est et le nord de la Gaule. Les Francs installés en Auvergne ou à Tours, par exemple, se romanisent plus rapidement et plus foncièrement que ceux de Cologne, de la Toxandrie ou des Flandres. De là, des divergences sociales qui, se greffant sur le genre de vie imposé par l'habitat, ont créé les originalités provinciales de la race française. Celle-ci est la résultante de la combinaison de toutes ces forces ethniques et naturelles.

En venant, par surcroît, morceler politiquement la Gaule en souverainetés locales qui, chacune, avait son centre de vitalité et sa petite capitale, le système féodal ne fit qu'accentuer ces différences : il créa la petite patrie ou, si l'on veut, le patriotisme de clocher, en brisant l'unité carolingienne. Bientôt, sous l'action de l'âpre jalousie des barons, chaque comté, étroitement gardé contre l'intrusion des voisins et même celle du pouvoir royal, eut ses mœurs à part, ses saints locaux, ses coutumes, son dialecte, ses poids et mesures, sa monnaie. C'est cette mosaïque provinciale qui constitua, avec ses nuances infinies, au moyen âge, la nation française, plus bigarrée, à coup sûr, au temps des premiers Capétiens, que ne l'était la Gaule au moment de l'arrivée de Jules César.

Ainsi, l'on constate que les diverses régions de ce grand pays toujours unifié, qu'on ne sait plus comment dénommer, — Gaule ou France, — présentent entre elles, comme dans l'antiquité déjà, des différences notables de mœurs, de tempérament et de langage. On n'en a point tenu compte dans les partages de l'Empire carolingien, c'est entendu ; mais ces particularités régionales n'en existaient pas moins et plus ou moins accentuées, suivant les contrées. Les barons féodaux les ont fait servir à la satisfaction de leurs ambitions, les ont exploitées, pour se créer une indépendance politique ; elles se sont développées sous leur action néfaste. Elles existent encore de nos jours, en partie, parce qu'à l'encontre de la politique, la nature ne peut perdre ses droits. Qui n'a remarqué les particularités qui distinguent le Breton du Provençal ou du Gascon, le Lorrain, le Belge ou l'Alsacien, du Normand, du Basque, du Bourguignon ou de l'Auvergnat ? Lors donc que certains historiens, à esprit tendancieux, étudiant les populations de la Gaule Belgique ou de la France austrasienne, s'appesantissent avec complaisance sur les particularités, sur la couleur locale, dans le but de démontrer que ces régions sont historiquement étrangères à la France, ils oublient que les mêmes observations s'appliqueraient, avec tout autant d'à-propos et de justesse, aux Bretons, aux Languedociens, aux Basques, aux Normands, aux Provençaux. Dans cette théorie, que resterait-il donc, en fait de vrais Français, en dehors de l'Ile-de-France ?

Les différences de mœurs, d'usages, de langue, de tempérament même, qui distinguaient les Lorrains ou Francs Austrasiens des Francs de Neustrie, étaient loin d'être aussi tranchées que celles qui séparaient ces mêmes Lorrains des Allemands. En France même, les Aquitains ou les Bretons n'étaient-ils pas, bien plus que les Lorrains, différents des Francs de Neustrie ? Voyez ce que dit Raoul Glaber, des Aquitains à la cour de France, après que le roi Robert eut épousé Constance, la fille du duc d'Aquitaine. Ces méridionaux choquent les Français du nord par leur luxe et leur caractère léger, leur costume, leur façon de vivre et de raisonner. Sous tous ces rapports, les Aquitains étaient bien plus éloignés des Francs de l'Ile-de-France que ne pouvaient l'être les Lorrains, même ceux qui parlaient le francique. Par-dessus tout, la Lotharingie est distincte de la Germanie ; en toute occasion, les Lorrains manifestent leur hostilité à l'égard des Allemands. Le moine saxon Widukind, aussi bien que le moine français Richer, reconnaît aux Lotharingiens des traits de caractère et de mœurs qui les différencient des Germains[46].

La tradition, résume Jacques Flach[47], n'a cessé d'être vivace du Rhin, limite de la Gaule ; la rive gauche a continué à s'appeler regnum Lotharii, par opposition à la terra teutonica, ses habitants Lotharienses et même Lotha-Carlenses, ce qui est spécialement caractéristique, les Carlenses étant les Français, par opposition aux Teutonici ; les manifestations d'esprit national se succèdent sans interruption ; enfin, que la Lorraine parlât dès le Xe siècle, le roman, la langue de Gaule (gallica lingua) et non le teuton ou tudesque, les témoignages contemporains en font foi.

Qu'est-il besoin d'insister ? Les Francs de l'est — nous l'avons vu, — rejettent les Germains qui ne peuvent leur apporter que la barbarie ; ils appellent, ou ils acceptent sans murmurer, la domination des Francs de l'ouest, dans la personne des princes de la famille de Charlemagne. A la vérité, ce qu'ambitionnent surtout les ducs et les comtes lotharingiens, c'est l'indépendance et la souveraineté sur leurs terres ; mais ils ne font, en ceci, que se conformer aux tendances des seigneurs féodaux de toute l'Europe occidentale.

A la fin de l'époque carolingienne où nous sommes parvenus, les aspirations particularistes des Lotharingiens ne sont pas plus accentuées que celles des Bretons, des Provençaux, des Aquitains. L'histoire des révoltes autonomistes de ces régions, réprimées par les princes carolingiens ou les premiers Capétiens, est là pour le prouver. Ne craignons pas de le répéter ; il faut se garder d'exagérer les conclusions que l'on se croit en droit de tirer de l'étude étroite des particularités d'une province. C'est l'habitat surtout qui les a créées, et par l'habitat nous entendons le climat, le relief du sol, le commerce, les industries, la nature des cultures, les habitudes de vie, la religion, le voisinage, même le genre de nourriture habituelle et de boisson, en un mot tout ce qui constitue le milieu social et la vie des masses populaires.

Ces conditions imposées par la nature aux sociétés humaines agissant dans tous les temps, leur action est éternelle, inéluctable et pénètre successivement tous les groupes sociaux qui se succèdent dans le même pays. Cette loi de l'habitat est pour eux comme les lois de l'hygiène pour l'individu : quiconque s'en affranchit ruine sa santé, détruit son organisme vital.

Voilà pourquoi le particularisme provincial que nous constatons aujourd'hui entre les différentes régions de la France, était déjà à peu près le même à l'époque gauloise, à l'époque gallo-romaine et enfin au moyen âge. Que dis-je ! il était alors bien plus accentué que de nos jours, parce que la civilisation moderne, par les chemins de fer et ses autres inventions, a multiplié les moyens de pénétration réciproque de nos diverses régions, de manière à atténuer, dans une certaine mesure, et à contrebalancer l'action des phénomènes naturels.

On le voit : la multiplicité et la variété des origines ethniques de nos populations provinciales, sont pour bien peu de chose dans les différences qui leur sont propres : La question de race, a écrit justement Ferdinand Lot, est une triste superstition, du moins quand on en fait je ne sais quel monstre métaphysique absolu, immuable à travers les âges. Tandis qu'en réalité, la race se forme lentement sous des influences complexes : climat, habitudes, idées, initiatives communes, etc. ; la race est l'effet et non la cause[48].

Aussi longtemps qu'elles ont cru à l'indissolubilité et à l'unité de l'Empire, les populations carolingiennes se sont montrées indifférentes à être rattachées à tel royaume plutôt qu'à tel autre. Nul ne veut être en dehors de l'Empire : tout est là pour elles. C'est ce sentiment général, remarque justement Gabriel Monod, qui inspire les congrès de Thionville en 844, de Mersen en 847 et 851, de Valenciennes en 853, de Liège et d'Attigny en 854, de Coblence en 860, etc. Dans ces conditions, que nous parle-t-on de l'éveil des nationalités dès le temps de Louis le Débonnaire ? L'originalité des mœurs, du genre de vie, du langage des diverses régions de la Gaule, Austrasie, Neustrie, Bretagne, Bourgogne, Aquitaine, Provence, Septimanie, qui est de tous les temps, que César signalait déjà, qui nous frappe encore aujourd'hui, n'est point une spécialité de la décadence carolingienne, ni de la région rhénane ; c'est donc en vain qu'on l'invoque comme l'indice d'un sentiment séparatiste naissant à cette époque, sentiment qui n'est exprimé nulle part ni par personne et qui, d'ailleurs, était bien étranger à la mentalité des hommes de ce temps.

Mais lorsqu'au milieu des événements que nous avons racontés, la race de Charlemagne fut évincée du trône, et que, par la force des choses, chaque région de l'Empire se trouva abandonnée à elle-même, il se forma partout un esprit particulariste qu'accentuèrent ou dont s'emparèrent les revendications des seigneurs féodaux qui aspiraient à l'indépendance et à la souveraineté, dans leurs domaines respectifs. La féodalité qui prend racine sur les ruines de l'Empire carolingien, est la négation même de l'idée de nation ; l'éparpillement féodal, les partages de famille, les efforts constants faits par les barons pour échapper aux devoirs de la vassalité : tout cela créait autant d'entraves à la formation des grandes nationalités, et à l'éclosion du patriotisme de race.

Effectivement, tous ces princes féodaux contractent des liens de famille en tous pays, héritent de seigneuries en Allemagne, en Italie ; en Angleterre, aussi bien qu'en France, s'allient avec des princes étrangers pour faire la guerre, appellent sans vergogne ces étrangers à leur aide contre leur propre suzerain, si l'occasion s'en présente. Qu'est devenu, dans un pareil état politique, le sentiment collectif de la nationalité ? Il resta oblitéré, inconsciemment enseveli au fond des âmes, aussi longtemps qu'il ne fut plus représenté et symbolisé par un chef d'État capable de le défendre et d'en grouper les éléments, féodalement dissociés. Seul, l'habitat, dans son action permanente et mystérieuse, en sauvegardait le principe et l'instinct, à travers les guerres privées et au-dessus des barrières élevées, pour ainsi dire, entre chaque canton. Alors, à l'époque des Ottonides aussi bien que dans les temps antiques, malgré l'envahissement de la Lorraine par les seigneurs allemands investis par l'Empereur de souverainetés qui mutilent ce pays, la séparation morale des deux rives du Rhin, de l'Allemagne et de la France, se perpétue irréductible ; le moine bourguignon Raoul Glaber l'atteste au XIe siècle, eu fixant toujours au Rhin la limite de la Germanie et de la Gaule.

En vain, l'idée d'une monarchie chrétienne universelle domine la politique des papes et l'enseignement du clergé. La suzeraineté, des Empereurs, sur la rive gauche du Rhin, n'est guère qu'une formule de chancellerie. Il n'y a ni solidarité, ni cohésion entre les multiples souverainetés féodales, si étrangement agglomérées dans le Saint-Empire romain germanique. Il en est autrement chez nous, dès que la monarchie capétienne est devenue assez forte pour dompter l'égoïsme féodal et rassembler dans sa main vigoureuse et sous son égide, toutes les populations de la douce France ; le patriotisme national français est né ; historiquement, il prendra conscience de lui-même à Bouvines.

 

 

 



[1] AUG. ECKEL, Charles le Simple, p. 18.

[2] C. BAYET, dans LAVISSE et RAMBAUD, Histoire générale, t. I, p. 522.

[3] JULES ZELLER, Histoire d'Allemagne, t. II, p. 207.

[4] J. ZELLER, Histoire d'Allemagne, t. II, p. 212.

[5] J. ZELLER, Histoire d'Allemagne, t. III, p. 259.

[6] PH. LAUER, Louis IV d'Outremer, p. 10.

[7] PH. LAUER, Louis IV d'Outremer, p. 38.

[8] PH. LAUER, Louis IV d'Outremer, p. 46.

[9] FLODOARD, Chron., anno 939 ; PH. LAUER, Louis IV d'Outremer, p. 47.

[10] Nous rappelons que le duc de France Hugues le Grand avait épousé Hatuide (ou Hedwige), sœur d'Otton le Grand, et le roi Louis d'Outremer avait, de son côté, épousé une autre sœur d'Otton le Grand, Gerberge. Hugues le Grand et Louis d'Outremer étaient donc beaux-frères par leurs femmes.

[11] PH. LAUER, Louis IV d'Outremer, p. 217.

[12] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 22.

[13] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 26.

[14] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 26.

[15] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 19.

[16] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 49.

[17] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 61.

[18] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 92.

[19] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 99 et suivantes.

[20] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 135.

[21] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 162.

[22] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 214.

[23] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, pp. 209 et 281.

[24] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 296.

[25] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 238.

[26] FERDINAND LOT, les Derniers Carolingiens, p. 239.

[27] Thietmari Merseburgense Chronicon, cité par G. PARIS, Hist. poétique de Charlemagne, p. 285.

[28] G. PARIS, Hist. poétique de Charlemagne, p. 369.

[29] Cf. BAYET, dans LAVISSE, Hist. de France, t. II, 1re partie, p. 308.

[30] G. PARIS, Hist. poétique de Charlemagne, p. 135, note.

[31] LÉON GAUTIER, la Chanson de Roland, p. 386.

[32] GASTON PARIS, Hist. poétique de Charlemagne, p. 287.

[33] G. PARIS, Hist. poétique de Charlemagne, p. 119.

[34] CH. JORET, dans les Mémoires de la Société de linguistique, t. V, 1884.

[35] DUDON DE SAINT-QUENTIN, De morib. Normann., lib. III (cité par DU CANGE, Gloss., V. Romanus).

[36] EGINHARD, ch. XXIX ; FLODOARD, Annales, ann. 948.

[37] AUG. BRACHET, Grammaire historique de la langue française, p. 33.

[38] G. PARIS, Hist. poétique de Charlemagne, p. 46.

[39] AUG. BRACHET, Grammaire historique de la langue française, p. 33.

[40] WIDUKIND, Chron., II, 17 ; cf. PH. LAUER, Louis d'Outremer, p. 41.

[41] Le mot thiois est la transcription de theotisk, theutisk, Dietsch, Deutsch.

[42] H. PIRENNE, Hist. de Belgique, t. I, p. 306.

[43] G. KURTH, dans les Mémoires couronnés, de l'Acad. de Belgique, t. XLVIII (1895-1898), I et II, t. II, pp. 33-34.

[44] H. PIRENNE, Hist. de Belgique, t. I, p. 141.

[45] G. KURTH, Mémoires couronnés, t. II, p. 9.

[46] WIDUKIND, Res gestæ Saxonum, I, 30 ; RICHER, Hist., I, ch. III.

[47] JACQUES FLACH, dans la Revue des Deux Mondes, octobre, 1914, p. 288.

[48] FERD. LOT, les Derniers Carolingiens, pp. 296-297.