LE RHIN DANS L'HISTOIRE

LES FRANCS DE L'EST : FRANÇAIS ET ALLEMANDS

 

CHAPITRE II. — LA FRANCE DE L'EST ET LA GERMANIE SOUS LES CAROLINGIENS.

 

 

I

SAINT BONIFACE.

 

L'homme qui jeta les fondements de la civilisation en Germanie fut Boniface, archevêque de Mayence. C'était un Anglo-Saxon, appelé d'abord Winfried. Il professait à Cantorbéry, lorsqu'il prit la résolution, comme tant d'autres moines anglo-saxons de cette époque, de se consacrer à l'évangélisation de l'Europe barbare. Après un séjour de deux ans à Rome, le pape lui confia, en 719, la mission de visiter les peuples les plus sauvages de la Germanie. Boniface se rendit alors auprès de Willibrod, évêque d'Utrecht, l'apôtre des Frisons. Au bout de trois années de préparation, il se met en campagne, parcourant la Hesse et la Saxe ; tel est le succès de son apostolat qu'il songe à donner au pays une organisation ecclésiastique. En 722, Grégoire II le nomme évêque de la Hesse et de la Thuringe. Boniface installe dans ces régions forestières, de véritables colonies de prêtres, de moines et de religieuses ; partout il abat les chênes sacrés et les simulacres d'Odin, élève à leur place des oratoires, des églises, fonde des monastères, pourchasse les sorciers. Thuringiens, Saxons, Bavarois répudient leurs idoles.

Lorsque Grégoire III, successeur de Grégoire II, écrit à Charles Martel pour lui demander de favoriser l'apostolat de Boniface, les expressions dont le pape se sert montrent la différence que l'on continuait à faire entre les populations de la rive droite du Rhin et celles de la rive gauche. Il lui dit que Boniface est chargé de répandre la prédication parmi les peuples de la Germanie, sur la rive droite du Rhin, lesquels sont encore possédés par l'erreur du paganisme ou l'obscurité de l'ignorance[1].

L'entreprise paraissait devoir se heurter à tant d'obstacles que, seule, la foi intrépide qui ne recule pas devant la perspective du martyre pouvait oser l'aborder. Il s'agissait, suivant les instructions données par le pape à Boniface, non seulement d'évangéliser les peuplades germaines pour les faire entrer dans la civilisation, mais d'opérer la réforme du clergé franc dans les rangs duquel, à la faveur des désordres des derniers temps, l'élément barbare devenu prépondérant, avait introduit la simonie et le dérèglement des mœurs.

Le duc d'Austrasie et de Neustrie était d'autant plus disposé à favoriser l'évangélisation de la Germanie qu'il savait que les peuplades converties au catholicisme entraient, par là, dans la clientèle des Francs. Aider les missions catholiques, c'était s'inspirer de la raison d'État : c'était travailler à l'expansion de la puissance et de l'hégémonie franques et assurer la tranquillité et la sécurité des frontières de l'empire franc. Avec l'appui de Charles Martel, Boniface parcourt de nouveau la Germanie ; à sa voix éloquente les foules demandent le baptême et renoncent, dans une formule dont le texte en haut allemand nous est parvenu, à adorer la trinité païenne, Odin (Votan) Thor et Saxnot[2].

A partir de 738, Boniface crée successivement les évêchés et les villes épiscopales de Würtzbourg, de Burabourg (Burberg) transféré plus tard à Paderborn, d'Erfurt, d'Eichsteedt et, pour être une pépinière de missionnaires, le grand monastère de Fulda.

Dès lors, il peut songer à la seconde partie de sa mission, la réforme du clergé franc, pour laquelle il fut contrarié plutôt que secondé par Charles Martel. Dans ses lettres au pape, il se plaint du tout puissant maire du Palais qui avait, lui-même, fait main basse sur des biens d'églises, conféré des bénéfices ecclésiastiques à un bon nombre de ses hommes de guerre. Mais les services que, d'autre part, Charles Martel et ses pères avaient rendus à la cause du catholicisme, étaient trop éminents, pour que le pape ne fermât pas, momentanément, les yeux sur les désordres engendrés surtout par l'atavisme barbare. Il convenait d'attendre.

En 741, après la mort de Charles, ses deux fils Carloman et Pépin, héritèrent la gérance du royaume des Francs, se gardant, comme leur père, d'introniser un nouveau roi. Du consentement des grands, Carloman s'installa au gouvernement de l'Austrasie et de ses annexes, l'Alamanie et la Thuringe ; et Pépin prit celui de la Neustrie, de la Bourgogne et de la Provence.

Alors, Boniface convoqua le premier concile de Germanie. Les lettres que le légat écrit au pape Zacharie, font le plus lamentable tableau de l'état de l'Église dans le royaume franc. La hiérarchie catholique méconnue est remplacée par l'autorité du comte. Nombre de sièges épiscopaux demeurent vacants, d'autres sont occupés par des évêques indignes. Dans les rangs du clergé, des concubinaires et des aventuriers de toute sorte : soldats entrés là pour jouir des biens et des privilèges ecclésiastiques, esclaves fugitifs qui se font, par surprise, donner la tonsure pour échapper à leur maître ; hérétiques par ignorance, illuminés, charlatans de religion qui mélangent à leur christianisme les plus étranges pratiques de l'idolâtrie germanique : ce sont, dans les pays rhénans, l'Écossais Clément ; le Franc Adelbert qui dressait des croix et des oratoires auprès des fontaines dont il restaurait ainsi le culte païen ; il exhibait une lettre de Jésus-Christ qui, tombée du ciel à Jérusalem, lui avait été apportée par les anges. Il se disait saint et distribuait en guise de reliques ses ongles et ses cheveux[3]. Boniface dénonce des laïques intronisés évêques, des clercs débauchés, grands chasseurs et soldats avides de querelles et de sang.

Le pape répond en priant à la fois Carloman et Boniface d'assister au concile et de réclamer la déposition des clercs et des évêques indignes. La première séance s'ouvrit le 21 avril 742 ; c'était à Worms ou dans la ville nouvelle de Francfort[4]. A côté de Carloman et de Boniface, y figurent : Burchard, évêque de Wurtzbourg, Reginfried de Cologne, Wintan de Burabourg, Witbald d'Eischtœdt, Dadan d'Utrecht (?), Edda de Strasbourg. On n'y voit ni Adelbert, ni Clément, ni Gewilieb de Mayence, ni Milon, laïque intrus qui cumulait les évêchés de Reims et de Trèves, ni la foule des autres prévaricateurs, la plupart créatures de Charles Martel ; prévoyant que l'assemblée allait prononcer leur châtiment, ils se gardèrent de répondre à l'appel de Carloman.

Celui-ci, en promulguant les décisions du concile sous forme de capitulaires, prend le titre de duc et prince des Francs (ceux et princeps Francorum). Il confère, de son autorité de chef d'État, à Boniface, auquel il reconnaît le titre de légat du pape, juridiction sur tous les évêques francs de son gouvernement : Sur le conseil des prêtres et de nos grands (optimatum meorum), dit-il, nous avons établi des évêques dans les villes, et nous avons institué au-dessus d'eux l'archevêque Boniface, l'envoyé de saint Pierre. Nous décrétons que, chaque année, se réunira un concile auquel nous assisterons ; que les églises rentreront dans les biens qui leur ont été dérobés. Nous enlevons tout revenu ecclésiastique aux prêtres intrus, aux diacres et aux clercs fornicateurs et adultères ; nous les dégradons et les contraindrons à la pénitence.

Les prescriptions qui visent la suppression des superstitions païennes sont surtout remarquables ; elles font connaître les mœurs et les pratiques du peuple franc encore semi-barbare : Rien de plus étrange que l'état social de ces populations, chrétiennes par le baptême, mais qui associaient dans leur culte Odin à Jésus-Christ. Au sortir de l'église ou de l'école épiscopale ou monastique où ils font preuve de zèle chrétien, ils se laissent ressaisir par l'attrait de leurs vieilles superstitions. Ils se cachent pour offrir des sacrifices de chevaux sur les dolmens, au pied de vieux arbres ou aux sources sacrées. Ils chôment le jeudi, en l'honneur de Thor ; ils se livrent à toutes sortes de pratiques de magie et de sorcellerie ; d'anciens prêtres des divinités odiniques, devenus sorciers, habitent des cavernes dans les bois où on va les consulter en secret. Ils tirent des horoscopes, lisent l'avenir dans le vol des oiseaux ou les cendres de l'âtre, interprètent le hennissement des chevaux, allument sur les hauteurs des feux de joie à certaines fêtes, se livrent à des orgies, à des danses barbares[5].

Les conciles rédigent contre ces superstitions et ces pratiques d'origine gauloise ou germanique, un Indiculus où elles sont énumérées. Ce sont principalement : les libations et pratiques magiques qui avaient lieu après la mort et sur les tombeaux ; les sacrifices de porcs (spurcalia) qu'on célébrait en février, en l'honneur du Soleil renaissant, et qui sont peut-être, avec les Lupercales, l'origine de notre Carnaval ; les reposoirs rustiques dans lesquels on honorait des divinités païennes par des danses lascives et des libations ; divers sacrifices dans les forêts, comme celui des neuf têtes de chevaux, la cueillette du gui sacré, le culte des fontaines et des menhirs, le port de phylactères et d'amulettes, les incantations, les augures d'après le vol des oiseaux et l'examen de la fiente des chevaux et des bœufs, ou d'après les éternuements ; la consultation et fréquentation des devins et des sorciers ; la pratique des sorts ; les présages par l'examen du feu et de la fumée ; l'usage de certains breuvages et d'herbes magiques ; l'usage de crier à la lune, de faire des figures de dieux païens en pâte de farine ou avec des mandragores. L'Indiculus interdit aussi les cultes de Jupiter et de Mercure et la croyance à la sainteté des héros réunis dans la Walhalla. Ce n'était pas par un simple décret ni même en une génération, que pouvaient être abolies ces superstitions, réalisés des changements qui sapaient par la base les traditions ancestrales et les fondements de la vie sociale.

De nouveaux évêques sont intronisés à Metz, à Verdun, à Spire, à Liège. Gewilieb (Gervilio), évêque de Mayence, était coupable d'avoir tué de sa main le meurtrier de son père, en Pat-tirant dans un guet-apens ; Boniface Pavait, lui-même, vu chasser avec des faucons et des chiens. Il fut déposé. Quant à l'évêque simoniaque Milon, un accident de chasse en débarrassa l'Église des Francs : il fut tué par un sanglier dans la forêt des Ardennes, auprès de Trèves.

Le concubinaire et hérétique Clément est destitué ; Adelbert, enfermé au monastère de Fulda, devait, un peu plus tard, tromper la vigilance de ses gardiens. Étant parvenu à s'échapper, il errait dans les champs, misérable, n'ayant que des noix pour se nourrir, lorsqu'il fut dépouillé et tué par des bergers. Et le pape Zacharie, informé de tous ces faits, écrit à Boniface : Tu as bien fait, saint frère, de condamner l'un et l'autre, conformément aux règles de l'Église, et de les faire mettre en prison.

En 744, à la mort de Raginfrid, évêque de Cologne, Boniface que le pape qualifiait alors d'archiepiscopus provinciæ Germaniæ, mais qui n'était encore titulaire d'aucun siège, songea à s'installer comme archevêque de Cologne ; mais, chose inattendue, il rencontra une vive opposition de la part du clergé, parce qu'il était étranger : Boniface était d'origine anglo-saxonne. Il dut renoncer à faire de Cologne la métropole de la Germanie. Il n'avait cessé d'appeler en Gaule des prêtres et des moines anglo-saxons, peut-être en trop grand nombre au gré du clergé franc. Ses relations constantes avec les rois anglo-saxons sont attestées par sa correspondance. Un jour, il reçoit comme présent, du roi de Kent, Ethelbert, une coupe d'argent doré ; une autre fois, Boniface envoie au roi Ethelbert, de Mercie, un vautour, des faucons, deux boucliers, deux lampes, et à la reine un miroir d'argent avec un peigne d'ivoire[6]. Mayence bénéficiera des préjugés du clergé franc de Cologne.

En 748, le pape Zacharie nomma Boniface, archevêque de Mayence, avec juridiction sur tous les évêques de Germanie. Mayence devint ainsi la métropole religieuse de toute la rive droite du Rhin : c'était la consécration de l'œuvre de Boniface.

Lorsqu'en 751, Boniface vint à Soissons pour sacrer Pépin roi des Francs, il était dans tout le rayonnement du succès de son apostolat de Germanie et jouissait de l'autorité que donnent le prestige de la vertu et de la charité chrétienne, la science canonique, le talent littéraire et oratoire et les services rendus à la cause de la civilisation, inséparable de celle de l'Église. Il avait quatre-vingts ans. Il voulut ensuite revoir la Frise où il avait commencé sa carrière apostolique. Arrivé à Dokkum, sur les rives de la Boom, il y planta ses tentes. Quelques fidèles seulement, des prêtres, des enfants l'accompagnaient. Le 5 juin 754, au matin, le petit camp fut envahi par une multitude de gens armés. Le vieillard sortit avec les reliques des saints ; mais les païens l'entraînèrent et le mirent à mort. Son corps, recueilli par ses disciples, fut porté au monastère de Fulda[7].

Boniface succomba ainsi, martyr de sa foi ; du moins l'impulsion qu'il avait donnée était si forte, les réformes qu'il avait opérées avaient été si efficaces, les institutions qu'il avait créées étaient si solidement assises, qu'il expira dans la joie, entrevoyant pour un avenir prochain, la réalisation de toutes ses espérances d'apôtre du Christ. Au point de vue politique il prépara l'empire de Charlemagne.

 

II

CHARLEMAGNE ET LES SAXONS.

 

Au VIIIe siècle, les agrégats de tribus germaines qui se trouvaient en bordure de la frontière du royaume franc et le menaçaient, étaient les Alamans, les Thuringiens et les Saxons. Dès l'époque mérovingienne, les Alamans et les Thuringiens avaient été subjugués ; ils avaient fini, ainsi que les Bavarois, par s'incliner sous le glaive et par reconnaître la suprématie des rois francs ; ils leur payaient tribut ; ils étaient gouvernés par des ducs, chefs des armées qui les protégeaient contre leurs voisins de l'Est. Restaient les Saxons, dont les nombreuses tribus, pillardes, turbulentes et guerrières autant qu'autrefois, représentaient bien. la Germanie farouche, indomptée, comme à l'époque romaine, les Suèves ou les Francs eux-mêmes. A présent, les Francs sont devenus Gallo-Romains ou confondus avec ces derniers ; la lutte séculaire de la barbarie contre la civilisation va avoir pour protagonistes, à l'est du Rhin, les Saxons.

Les épisodes préliminaires de la grande mêlée, s'étaient déroulés déjà, sur le même terrain, sous les Mérovingiens. Pépin le Bref, à son tour, eut à réprimer les incursions des Saxons, toutes pareilles à celles du temps de Trajan ou de Constantin. En 753, il s'avança jusqu'au Weser ; l'évêque Hildegaire qui l'accompagnait fut tué. En 758, il enleva, de vive force, le long talus que les Saxons avaient construit pour protéger leur pays : le retranchement même, dit Eginhard, par lequel les Saxons s'efforçaient de défendre leur patrie, servit à Pépin de chemin pour y entrer. Les Saxons s'engagèrent à payer un tribut annuel de 300 chevaux. Entre temps, le duc de Bavière Tassilon était venu à Compiègne faire sa soumission.

Les Carolingiens, comme les Mérovingiens, étaient d'origine germanique, puisque les uns et les autres étaient des Francs et que les Francs étaient des Germains. Charlemagne parlait encore, comme beaucoup de Francs, le francique, c'est-à-dire un dialecte germanique, au moins dans sa conversation familière ; mais comme il savait le latin, la langue de sa chancellerie, et qu'il composa même des hymnes en vers latins, il est hors de doute qu'il connut aussi la langue romane qui se dégageait, de plus en plus, du latin vulgaire et était parlée par la plus grande partie des Francs, comme par les descendants des Gallo-Romains.

Les Allemands modernes, jouant sur ces constatations d'origine et de langage, en ont étrangement abusé au bénéfice de leur rêve d'absorption pangermaniste. Rattacher l'Empereur franc gallo-romanisé, Charlemagne, aux Germains d'outre-Rhin, parce que ses ancêtres étaient d'origine germanique, en faire même un Allemand, un empereur allemand, comme le disent certains auteurs de nos jours, c'est formuler un non-sens historique ; autant faire des rois de France de la troisième race, des Saxons, s'il est vrai que Hugues Capet descendait du Saxon Witikind.

Comme les empereurs romains, Charlemagne n'a cessé, au nom de la civilisation gallo-romaine et chrétienne, de combattre les Barbares de Germanie, dont la principale confédération de son temps, — nous venons de le constater, — était groupée sous le nom de Saxons. Les expéditions de Charlemagne contre les Saxons, renouvelées durant un tiers de siècle et si meurtrières, rappellent celles dans lesquelles, jadis, les empereurs de Rome avaient échoué ; elles n'auraient sans doute pas mieux réussi, si elles n'eussent été préparées et secondées par les missionnaires. Ceux-ci, venus de France ou de Bretagne, avaient continué en Germanie l'œuvre de Boniface, fondé des villes épiscopales, des monastères, des bourgs, défriché des forêts, créé comme par enchantement de vastes domaines d'exploitation rurale, ouvert des routes, converti de nombreux groupes de populations devenues, par eux, sédentaires, et qui leur étaient fermement attachées. Les duchés de Franconie et de Thuringe, tributaires des Francs de Gaule et déjà organisés, furent la base solide des entreprises de Charlemagne au delà du Rhin.

La contrée occupée par les Saxons touchait presque au Rhin, au-dessous de Cologne, vers l'embouchure de la Ruhr. Elle embrassait les plaines marécageuses et boisées du Weser et de l'Elbe jusqu'à l'Eider. Au sud, les Saxons étaient voisins de la Franconie et de la Thuringe. De leurs quatre groupes de tribus, les Westphaliens étaient dans le bassin de l'Ems ; les Angariens, sur le Weser et dans le nœud montagneux du Harz ; les Ostphaliens s'étendaient à l'est, jusqu'à l'Elbe ; enfin les Nordalbingiens, entre l'Elbe et l'Eider, étaient les plus rapprochés des Danois.

Ces tribus ont encore, au temps de Charlemagne, les institutions patriarcales qui caractérisaient les Germains de Tacite. Leurs chefs de guerre sont choisis parmi les plus courageux dans les familles nobles. Leur religion est forestière, avec les dieux et les génies innombrables des mythes odiniques ; pour prêtres, les patriarches, chefs de clans ; pour idoles, des troncs d'arbres frappés par la foudre, déchiquetés- par les orages, ornés d'oripeaux ; des pierres levées qui font penser à la fois à celles de l'Armorique et aux xoana des anciens Grecs ; le simulacre de l'autel des Ubiens, à Cologne, devait être quelque monument de ce genre. Les sacrifices humains, les danses sacrées suivies d'orgies, les hurlements (ululatus) cadencés que l'on accompagne du cliquetis des armes, sont les rites et les principales cérémonies du culte. Les devins et les sorcières président à tous les actes essentiels de la vie publique et privée. Les guerriers exaltent leur courage par de vieilles chansons qui célèbrent les grossiers festins et les prouesses des héros dans la Walhalla.

C'est dans l'assemblée des Francs, tenue à Worms en juillet 772, que fut décidée la guerre contre les Saxons, tant leurs déprédations étaient incessantes sur mer et sur terre. Pour la première fois, l'armée du roi Charles passe le Rhin, probablement à Mayence, s'organise au nord du Mein, en Franconie et en Thuringe, puis pénètre chez les Saxons Angariens en leur enlevant leur camp d'Ehresburg. Poursuivant sa marche vers le nord, Charles atteignit un bois sacré, de même que les légions de Germanicus avaient rencontré le sanctuaire sylvestre de la déesse Tanfana. Dans l'enclos réservé, les Francs virent un tronc d'arbre vétuste, énorme. C'était l'Irminsul, peut-être la colonne d'Irmin ou d'Arminius (Irmin-Saüle), d'où l'on a conclu un peu rapidement, que le souvenir d'Arminius était demeuré vivace dans la forêt germaine et y avait donné naissance à un véritable culte[8].

L'idole détruite, les Francs s'emparèrent des trésors d'or et d'argent accumulés tout à l'entour, dans des cachettes sacrées : c'était le fruit de leurs rapines que les Saxons confiaient ainsi à la garde de leurs dieux. Le chef des Angariens fit sa soumission et Charles repassa le Rhin au mois d'octobre.

L'année suivante (773), Charlemagne entreprit de châtier les Lombards. Eux aussi étaient des Germains ; leurs cantonnements avaient été longtemps dans les plaines marécageuses qui sont à l'orient de l'Elbe inférieure. Dans l'impossibilité de se mettre en marche du côté du Rhin, la route leur étant barrée par les Francs et les Alamans, ils s'étaient dirigés vers le sud, par les pistes de la forêt Hercynienne ; après avoir franchi les Alpes en 568, ils s'étaient imposés aux populations gallo-italiotes de la vallée du Pô, dans la fertile contrée qui a gardé leur nom.

Dans une lettre qu'Étienne III écrit, dès 770, aux princes francs Charles et Carloman, le pape insiste sur le caractère germanique et barbare des Lombards, et sur leur perfidie atavique : cette race des Lombards, la plus perfide, la plus sordide de toutes, qui n'a jamais été comptée au nombre des nations et d'où la lèpre est sortie.

A peine Charlemagne les avait-il domptés, qu'il dut revenir précipitamment sur le Rhin ; les Saxons avaient profité de son éloignement pour ravager par le fer et le feu, dit Eginhard, les frontières de la Hesse qui touchaient aux leurs ; ils avaient tenté d'incendier le monastère de Fritzlar, fondé par saint Boniface. Trois corps d'armés mettent en fuite les hordes saxonnes. L'année suivante (773), Charlemagne passe encore le Rhin, résolu à ne s'arrêter qu'après l'entière extermination des Saxons ou leur conversion au christianisme. Il emporte les camps retranchés de Siegburg et d'Ehresburg, traverse le Weser, soumet les Ostphaliens et les Angariens, refoule les Westphaliens. Dès qu'il est rentré en Austrasie, les Barbares reprennent les armes et la torche incendiaire, et, chaque année, le roi des Francs, comme les empereurs romains d'autrefois, est obligé de franchir le Rhin pour leur faire la chasse dans les marécages de la forêt germaine dont ils connaissaient à merveille tous les détours, tous les pièges, toutes les traîtrises, image de leur âme sombre, rancunière et perfide.

Une fois, entre autres, en 776, Charles, raconte Eginhard, était vers les sources de la Lippe lorsqu'il vit s'approcher une immense multitude de ce peuple perfide qui venait, suppliante et soumise, implorer le pardon de sa faute. Le roi fut clément, reçut des promesses de fidélité et des otages, répara le fort d'Ehresburg, en fit construire un- autre sur la Lippe et laissa dans chacun une forte garnison.

Mais, dès le printemps de 777, après Pâques, Charles est obligé de partir de Nimègue pour une nouvelle expédition. Il concentre ses troupes au cœur du pays, à Paderborn. Là, tout le Sénat et une foule d'hommes de ce peuple perfide viennent le trouver, feignant le dévouement et l'obéissance. Tous les chefs se présentent, à l'exception de Witikind.

Voici, sur la scène de l'histoire, l'un des glorieux ancêtres de la patrie allemande, le Barbare astucieux et rusé que les historiens transrhénans appellent si orgueilleusement le Sachsenführer. Mais s'ils exaltent Witikind, comment les coryphées du pangermanisme peuvent-ils, en même temps, réclamer pour eux Charlemagne, l'exterminateur des Saxons, le vainqueur de Witikind ? Par quelle supercherie historique ont-ils osé placer côte à côte, dans leur Walhalla, Witikind et Charlemagne ? Witikind est leur homme, comme Arminius ; mais le Franc austrasien Charlemagne ? Il ne faut point demander la logique à la barbarie fanatisée.

Witikind fut-il même la personnification nationale des Saxons ? Tous les historiens de bonne foi reconnaissent que le barbare ne chercha jamais à éveiller chez les Saxons un sentiment de solidarité collective ; il ne sut point les grouper dans un soulèvement général[9]. Il en fut de Witikind comme jadis d'Arminius : la Barbarie n'a point changé.

En 778, les Saxons croyant l'occasion favorable, reprennent les armes et poussent jusqu'au Rhin. Mais ne pouvant traverser le fleuve, dit Eginhard, ils dévastent par le fer et le feu tout ce qu'ils rencontrent de villes et de villages, depuis le fort de Deutz (en face de Cologne) jusqu'à l'embouchure de la Moselle. Les choses sacrées et profanes furent également en proie à leur fureur ; leur rage ne fit point de distinction de sexe ni d'âge, et il parut clairement qu'ils étaient entrés sur le territoire des Francs, non pour faire du butin, mais pour le plaisir de la vengeance. Le monastère de Fulda où reposait le corps de saint Boniface fut incendié par eux.

Charles accourt d'Espagne, et deux années consécutives, il parcourt la Saxe, toujours vaincue, jamais domptée. En vain, le roi des Francs arme Barbares contre Barbares, les Franconiens et les Alamans contre les Saxons.

Pourtant, des nobles saxons étaient demeurés fidèles à Charlemagne, même aux moments les plus critiques des révoltes de Witikind : tel, cet Hessi l'Ostphalien qui mourut moine à Fulda. C'est avec ces Saxons fidèles que Charlemagne pose les bases de l'organisation du pays, en 782[10]. De toutes les guerres que les Francs entreprirent, dit Eginhard, il n'y en eut point de plus longue, de plus atroce et de plus laborieuse, que celles qu'il fallut, pendant trente-trois ans, diriger contre les Saxons indomptables, naturellement féroces et qui, ajoute l'annaliste, n'attachent aucune honte à profaner ou à violer les lois divines et humaines. Comme au temps d'Auguste et de Tibère, ou d'Ammien Marcellin, il y eut des surprises et des trahisons ; une fois, sur les pentes du mont Suntal, presque tous les chefs francs furent massacrés : Adalgise, le camérier, Gilon le connétable, quatre comtes et vingt autres preux.

Avec la rapidité de la foudre, Charlemagne fond sur les bords du Weser. Il mande les principaux Saxons, les interroge et s'enquiert des auteurs de la révolte. Tous dénoncent Witikind comme l'auteur du forfait ; mais ils ne peuvent le livrer parce qu'il s'est réfugié chez les Normands. Le roi des Francs se fait alors amener 4.500 de ceux qui avaient été ses complices ; il leur fait trancher la tête, à tous, le même jour, à Werden, sur l'Aller. Après cette exécution, Charlemagne vint prendre ses quartiers d'hiver à Thionville (782).

Dans les années suivantes, nouvelles révoltes, jusque chez les Frisons des embouchures de l'Ems et du Weser, et nouvelles exterminations. Impossible, dit Eginhard, de raconter combien de fois, vaincus et suppliants, les Saxons se soumirent au roi Charles et livrèrent des otages... Mais, autant ils étaient empressés à contracter des engagements, autant ils se montraient prompts à les violer.

Au printemps de 785, l'armée franque se reposait entre le Weser et l'Elbe, dans le Bardengau, lorsque Charlemagne apprit que Witikind et Abbion campaient non loin de là, de l'autre côté de l'Elbe. Le roi des Francs fit proposer au farouche Saxon le pardon et l'oubli. Witikind se fit livrer des otages en garantie de sa sécurité personnelle ; puis, il consentit à se rendre auprès de Charlemagne. Dans la résidence royale d'Attigny (Ardennes), à la fin de 785, Witikind reçut le baptême ; à cette nouvelle, le pape Adrien ordonna trois jours de prières d'actions de grâce. L'évangélisation de la Germanie se poursuivit plus facilement. Liudger fut chargé de la Frise, Willehad devint évêque de Wigmodie et mourut à Brême, en 789. Puis, furent successivement créés ou restaurés les évêchés d'Osnabrück, Munster, Werden, Brême, Paderborn, Minden, Halberstadt, Hildesheim. L'armée de la civilisation est en même temps celle du christianisme ; elles ne font qu'un, depuis Clovis.

Charlemagne entreprit ensuite la soumission de la Bavière ; au temps des révoltes de Witikind, ni Tassilon, ni le chef saxon lui-même n'avaient songé à s'unir contre le roi franc, tant l'idée d'une fédération germanique, si chère rétrospectivement aux Allemands d'aujourd'hui, était absente de l'esprit des chefs germains, à cette époque aussi bien qu'au temps d'Arminius et de Marbod.

En 793, une nouvelle révolte éclata en Saxe : l'armée franque commandée par le comte Thierry, fut massacrée au passage du Weser. Charlemagne projetait alors de faire creuser par ses soldats un canal du Rhin au Danube par le Mein ; mais il fallut reprendre les armes contre la perfide nation. Alors, de nouveau, pendant cinq ans, de 794 à 799, les Francs, à chaque printemps, recommencent la conquête de la Saxe. Par milliers — 10.000 en une fois, — les Saxons sont enlevés à leurs forêts et déportés dans diverses provinces de la Gaule, suivant l'ancien système des empereurs romains. On les remplace dans leur pays, par des Slaves Obodrites qui avaient été les auxiliaires des Francs. Enfin, en 799, Charlemagne tint à Paderborn l'assemblée générale qui organisa le pays saxon ; c'est là qu'il reçut la visite du pape Léon III, qui devait le couronner empereur à Rome, l'année suivante.

Il est remarquable qu'Eginhard, résumant l'œuvre de conquête de Charlemagne, donne toujours le Rhin comme limite au royaume gallo-franc ; les autres contrées ne sont que des annexes étrangères. Le royaume franc transmis à Charles par Pépin, dit-il, était borné par le Rhin ; toutefois, il comprenait en outre la portion de la Germanie habitée par des Francs, la Thuringe, le pays des Alamans et la Bavière. Charlemagne y ajouta le pays des Saxons et d'autres contrées habitées par toutes les nations farouches et barbares qui occupaient la partie de la Germanie comprise entre le Rhin, la Vistule, le Danube et l'Océan.

 

III

LOUIS LE DÉBONNAIRE ET SES FILS (814-843).

 

Après Charlemagne, une idée essentielle, au point de vue politique, domine longtemps et par tradition l'époque carolingienne : c'est celle de l'unité et de l'intégrité de l'Empire. Comme sous les Mérovingiens, il serait contraire à l'esprit du temps, de considérer les partages familiaux des princes et la constitution des royaumes qui leur sont assignés, comme des tentatives d'autonomie provinciale répondant aux tendances séparatistes des populations de certaines régions. Ces royaumes intérieurs, dont la distribution et les limites territoriales sont tout à fait indifférentes aux populations qui s'y trouvent englobées, sont censés faire toujours partie intégrante de la monarchie impériale. Aussi, la préoccupation des co-partageants ne portera jamais que sur l'égalité des parts, en forces et en revenus, et point du tout sur la création de souverainetés qui eussent pour base le particularisme local de telle ou telle contrée, de tel ou tel groupe ethnique ou linguistique. Avec autant de conviction qu'à l'époque romaine, nulle partie de la Gaule n'eût voulu se mettre hors de l'Empire : t'eût été être rejetée hors de la civilisation, dans la barbarie germaine.

Les royaumes multiples et changeants créés, à tout instant, pour des membres de la famille carolingienne, ne sont donc que des portions de l'Empire ; ils sont, par avance, destinés à être remaniés ou supprimés, morcelés à l'ouverture de chaque succession ; souvent, on les a considérés comme viagers. Un royaume n'est point établi une fois pour toutes et destiné à suivre à part le cours de ses destinées, indépendamment des autres. Au contraire, dès qu'un roi vient à mourir, les rois des autres royaumes interviennent pour mettre la main sur son héritage et même pour le disputer aux enfants du défunt. Il rentre dans le grand tout impérial et l'empereur procède à un nouveau partage. Nous avons constaté déjà un état de choses à peu près analogue pour la Gaule mérovingienne, le regnum Francorum.

Il ne doit y avoir qu'un Empereur, mais on peut tailler dans l'empire un nombre illimité de royaumes. Malheureusement, l'autorité de l'empereur, qui, du consentement de tous, plane, en quelque sorte, au-dessus de cette mosaïque de royaumes carolingiens, est mal définie, purement de majesté et d'apparat, nominale et théorique. On assiste quotidiennement aux efforts impuissants qu'elle tente pour se ressaisir et manifester son action au-dessus des rois. Sans doute, les rois vassaux étaient tenus de venir, tous les ans, rendre hommage à l'Empereur et de lui apporter des cadeaux ; sans lui, ils ne pouvaient ni entamer de négociations ni conclure de traité, ni déclarer la guerre[11]. Mais cette prérogative impériale n'était pas appuyée sur une force capable de la faire respecter.

Cette situation n'apparaît pas tout de suite, à la mort du grand Empereur, parce que la disparition prématurée de plusieurs de ses fils fit de Louis son seul héritier. Le 11 septembre 813, à Aix-la-Chapelle, Charlemagne le fit reconnaître comme empereur et le présenta au peuple et à l'armée, avec la couronne d'or en tête. Cinq mois après, Charlemagne mourut. Louis le Débonnaire, eut aussitôt, à s'occuper de maintenir la Germanie dans l'obéissance ; dans ce but, il tint une assemblée générale à Paderborn, et alla s'installer au palais de Francfort.

Dès 817, ayant pris le parti d'assigner, dans l'empire, des royaumes à ses fils, il donna à chacun sa part, sauf à l'aîné, Lothaire, qui, réservé pour la dignité suprême, ne reçut point de royaume, mais le titre d'empereur. Il fut associé à la majesté et au trône impérial de son père, avec juridiction sur les rois, ses frères ; Pépin reçut l'Aquitaine ; Louis, la Bavière et d'autres portions de la Germanie. On convint que Lothaire deviendrait seul empereur après la mort de Louis le Débonnaire : ainsi espérait-on maintenir l'unité et l'intégralité de l'empire.

Mais des dissensions intestines vinrent bientôt affliger la famille impériale. En 819, Louis le Débonnaire avait épousé en secondes noces Judith, fille du comte Welf de Bavière. Le 13 juin 823, naquit de cette union, à Francfort, un fils qui sera Charles le Chauve. Pour le doter, Louis le Débonnaire déchira la constitution de 817 et constitua à Charles un royaume qui comprenait l'Alsace, la Rhétie, l'Alamanie et une partie de la Bourgogne : ce fut la source de grands maux, reconnaissent les chroniqueurs. Les villes du Rhin, centre de la vie politique de l'Empire, et les résidences impériales de la région mosellane et meusienne furent le théâtre de ces réunions pénibles, dans lesquelles Louis le Débonnaire éperdu, impuissant, passait son temps à réprimer les révoltes de ses fils, à se laisser jouer par eux, à leur pardonner.

L'épisode le plus lamentable de ces drames de famille est celui qui se déroula, le 24 juin 833, au Rothfeld, au pied du mont Siegwald, quelque part entre Colmar et Bâle. Louis le Débonnaire y fut si indignement traité par ses fils, et abandonné si lâchement par ses partisans, que l'endroit où cette trahison s'accomplit fut désormais appelé le Champ du Mensonge (Lügenfeld). Louis le Débonnaire fut déposé ; Charles, le fils de Judith, fut interné dans l'abbaye de Prüm ; Lothaire devint maître de l'Empire. Puis, un revirement d'opinion se produisit en faveur de Louis le Débonnaire. Les évêques et les grands qui l'avaient déposé, réunis à Thionville, le proclamèrent innocent des crimes qu'on lui avait imputés ; maîtres de disposer de la dignité impériale, ils le rétablirent solennellement, dans l'église de Saint-Etienne, à Metz, le 28 février 835.

Mais la faiblesse de Louis le Débonnaire était incurable et ce qui s'était passé ne lui servit ni d'avertissement ni d'expérience. Dominé par sa femme Judith, il reprit son projet de constituer un royaume à son fils Charles ; l'on a peine à suivre, au milieu de ces partages, faits et défaits tous les jours, le sort particulier des pays rhénans. En 837, Charles reçoit la Frise, la région d'entre Meuse et Seine et le nord de la Bourgogne ; en septembre 838, à Quierzy-sur-Oise, au moment où il ceint l'épée, il est investi de la Neustrie et de la Bretagne[12]. En mai 839, à l'assemblée de Worms, après la mort de Pépin, nouveau partage : Louis est roi de Bavière, et le reste de l'empire est divisé entre Lothaire et Charles le Chauve. L'empereur Lothaire reçoit tout l'Est, jusqu'à la Meuse.

La mort de Louis le Débonnaire étant survenue le 20 juin 840, dans une île du Rhin voisine d'Ingelheim, Lothaire, au nom de son autorité impériale supérieure, n'eut rien de plus pressé que de rompre les engagements consentis l'année précédente à Worms. Il chercha même à débaucher, par des présents, les seigneurs du royaume de Charles qui se trouvait alors en Aquitaine. Ce dernier se ligua tout de suite avec son autre frère Louis le Germanique, et ainsi commença la guerre dite des trois frères. Louis et Charles, disent les Annales de Saint-Bertin soumirent ou se concilièrent, l'un au delà, l'autre en deçà du Rhin, par la force, les menaces ou des présents ou certaines conditions, tous les hommes des pays qui leur étaient échus.

Lothaire traversa le Rhin à Mayence, pour aller attaquer son frère Louis qui se retira en Bavière. Mais il ne put empêcher Charles qui l'attaqua par derrière, de s'avancer sur la Meuse. Lothaire fut ainsi obligé de repasser sur la rive gauche.

Remarquons-le bien : les trois frères ont, non point des sujets mais des partisans, qu'ils s'attachent par des présents, des promesses ou des dignités, et qui ne restent fidèles qu'autant qu'on les paie ou qu'ils escomptent l'avenir. Leur origine ethnique, leur langue, leurs traditions de famille, leurs serments ne comptent pour rien dans le choix qu'ils font d'un suzerain. C'est la morale de l'intérêt qui détermine le royaume d'occasion pour lequel optent les grands, le prince auquel ils s'attachent.

Après bien des tergiversations et des essais d'arrangement, se livra, le 25 juin 841, la bataille si meurtrière de Fontanet (Fontenoy-en-Puisaye), non loin d'Auxerre. Lothaire, vaincu, se retira lentement à travers l'Austrasie, jusque sur les bords du Rhin. De Mayence, il gagne Aix-la-Chapelle où il réorganise ses forces, composées de Francs austrasiens, de Saxons et d'Alamans, avec lesquelles il pousse une incursion jusque vers Paris ; refoulé enfin par Charles, il rentre à Aix-la-Chapelle au début de février 842.

Alors, Louis et Charles manœuvrent pour opérer leur jonction. Louis, accouru de Germanie, traverse le Rhin ; Charles, venant de l'Ouest, franchit les Vosges au col de Saverne. Les deux frères se rejoignent à Strasbourg.

Le 14 février 842, ils haranguent leurs soldats rassemblés dans la plaine voisine de la ville. Louis leur parle en langue tudesque, et Charles en langue romane. C'est le fameux Serment de Strasbourg, dont le texte roman est le plus ancien monument de la langue française qui nous soit parvenu. Les soldats auxquels s'adressait l'allocution en langue romane étaient, en grande partie, des Francs déjà romanisés et qui ne comprenaient plus le francique. On peut croire qu'il y avait, parmi eux, bon nombre d'anciens combattants des armées de Charlemagne.

Quoi qu'en aient dit des historiens modernes, dans ce partage des forces de l'Empire, en dépit du serment bilingue de Strasbourg, on ne voit point se dessiner ce qu'on a appelé le principe des nationalités. Les armées de chacun des trois frères sont composées de troupes singulièrement bigarrées, sans que les origines ethniques ou géographiques aient été le mobile de leur recrutement. L'armée de Lothaire comprend des Francs Neustriens et Austrasiens et des Aquitains ; il y a même des Saxons. Il est maître de tout le nord et de l'est, depuis la Somme jusqu'à la Frise et jusqu'à Mayence.

Louis le Germanique a d'autres Francs et d'autres Saxons, surtout des Alamans, des Thuringiens, des Bavarois. Charles le Chauve a les Francs Neustriens, les Bourguignons et le midi de la Gaule. C'est le hasard de la répartition territoriale dans les arrangements de famille antérieurs, qui avait amené ce semblant de groupement régional.

La plus grande partie des soldats de Louis le Germanique, venus d'Alamanie et de Bavière, parlent un dialecte tudesque ; ceux de Charles, recrutés en Gaule, en Bourgogne, en Aquitaine, en Bretagne, en Alsace parlent une langue romane : c'est là tout ce qu'on peut inférer du Serment de Strasbourg. Ils s'allient pour lutter contre d'autres Francs et d'autres Austrasiens. Au mois de mars 843, les deux frères, l'un par Spire, l'autre par Wissembourg, concentrent leurs armées à Worms.

L'historien Nithard qui les accompagnait, raconte que Louis et Charles, beaux et élégants, de noble allure, prenaient leurs repas ensemble et couchaient dans la même maison. Ils travaillaient et se divertissaient en commun. Ils donnèrent des fêtes à leurs soldats : Des joutes s'organisèrent entre Saxons, Gascons, Austrasiens et Bretons de l'une et l'autre armée. Comme s'ils voulussent, en jouant, se faire mutuellement la guerre, partagés en nombre égal, ils se précipitaient d'une course rapide les uns contre les autres. Les hommes de l'un des deux partis prenaient la fuite en se couvrant de leurs boucliers, feignant de vouloir échapper à la poursuite de leurs compagnons. Mais, par un retour subit, ils se mettaient à poursuivre ceux devant qui ils fuyaient tout à l'heure, jusqu'à ce qu'enfin les deux rois, avec toute la jeunesse, jetant un grand cri, poussant leurs chevaux et brandissant leurs lances, vinssent charger et poursuivre dans leur fuite, tantôt les uns, tantôt les autres. C'était un spectacle digne d'être vu, à cause de toute cette grande noblesse et à cause de l'harmonie qui y régnait. Dans une si grande foule, en effet, et parmi tant de gens de diverse origine, nul n'osait en blesser ou en insulter quelqu'autre, comme il arrive souvent entre des guerriers peu nombreux et qui se connaissent.

Après avoir vainement tenté de nouvelles négociations avec leur frère Lothaire, ils firent venir, d'outre-Rhin, une armée de renfort, composée de Bavarois et d'Alamans, puis ils se mirent en campagne. Charles passa par les routes du Hunsruck, Louis alla embarquer son armée à Bingen ; un autre corps longea la rive droite du fleuve. Les chefs se rejoignirent à Coblence où ils allèrent entendre la messe ensemble, à Saint-Castor. Ayant franchi la Moselle, ils parvinrent à Sinzig, au confluent de l'Ale et du Rhin.

Les alliés entrèrent à Aix-la-Chapelle et s'apprêtèrent à se partager les États de leur frère Lothaire. Celui-ci, qui s'était retiré, fit des propositions de paix. On convint de faire, suivant l'expression des Annales de Saint-Bertin, un partage exact et égal, et à cet effet, trois cents délégués ou notaires furent nommés pour procéder à l'estimation fiscale et au dénombrement de tout l'empire : ce sera le traité de Verdun.

Pendant ces guerres intestines, les Normands ravageaient à leur aise les côtes de la Gaule. Ils dévastèrent notamment, à plusieurs reprises, les grands entrepôts commerciaux du pays des Frisons et des Bataves. Dès 834, Dorestad (aujourd'hui Wijk bij Duurstede) avait été incendié, les habitants massacrés ; Maëstricht et Anvers furent aussi saccagées.

Les successeurs de Charlemagne crurent, comme jadis les empereurs de l'époque constantinienne, que le meilleur moyen de défendre les bouches du Rhin et de la Meuse, c'était d'en confier la garde aux pirates eux-mêmes et de les prendre à leur service. C'est d'après cette politique que Louis le Débonnaire avait installé, à Dorestad, le Danois Heriold et son frère Roric. Ces chefs scandinaves servaient dans l'armée de Lothaire en 842 ; ils furent impuissants à protéger Dorestad et l'île des Bataves contre les assauts d'autres pirates venus, à leur suite, du Jutland ou de la Norvège. Au point de vue ethnique, il y eut toujours un élément scandinave considérable dans la vaste région des embouchures de la Meuse et du Rhin.

 

IV

LE TRAITÉ DE VERDUN, EN 843.

 

Avant de se réunir à Verdun, les trois frères, Lothaire, louis et Charles convinrent d'une conférence préliminaire, à Coblence, pour le 19 octobre 842. Les délégués répartiteurs étaient au nombre de 120. Les uns, ceux de Lothaire, campaient sur la rive gauche du Rhin ; les autres, ceux de Louis et de Charles, sur la rive droite. Les délibérations eurent lieu dans l'église Saint-Castor. Mais on ne put s'entendre pour établir trois lots de même valeur censitaire, et il fallut se séparer sans avoir fait autre chose que provoquer une certaine irritation dans les esprits.

Les co-partageants n'étant que trois, l'empereur Lothaire, Louis le Germanique et Charles le Chauve, il n'y avait que trois parts à faire. Quelques mois plus tard, au congrès de Verdun, ce hasard des choses donnera, en fait, à deux des trois royaumes qui furent constitués, quelque cohésion géographique. Louis, disent sommairement les Annales de Fulda, eut l'Orient, Charles l'Occident, et Lothaire le pays du milieu avec le titre d'empereur. Les Annales de Saint-Bertin, plus explicites, spécifient que Louis eut tous les pays transrhénans, moins la Frise ; on lui donna, en outre, les belles cités de Spire, Worms et Mayence, ce qui, avec le duché de Franconie, sur le Mein, justifie, dans quelque mesure, le titre qu'il prend, de roi de la France orientale. Les princes de la famille de Charlemagne, successeurs de Louis le Germanique, tiendront, eux aussi, à leur qualité de Francs, comme à un vieux titre de noblesse guerrière. Les choses ne changeront qu'avec la dynastie des empereurs saxons.

Réginon, abbé de Prüm, affirme dans sa chronique, que si Louis tint à posséder, sur la rive gauche du Rhin, les trois évêchés de Mayence, Worms et Spire, c'est en raison des revenus que procuraient les vignobles de cette contrée, propter vini copiam[13], et ceci met bien en saillie les préoccupations, toutes d'intérêt, qui dominent dans les partages carolingiens. A ce motif, on peut ajouter que Louis voulait avoir la métropole religieuse de la Germanie et surtout, sans doute, un coin de pays romanisé, car la rive droite du Rhin n'avait encore que quelques villes épiscopales en formation, tandis que Mayence, Worms et Spire étaient des cités riches, où florissaient l'industrie et les arts et d'où partait le rayonnement civilisateur de la Germanie.

A l'exception de ces trois villes franco-romaines, l'empereur Lothaire eut le pays borné, à l'est, par le cours du Rhin, c'est-à-dire la rive gauche, depuis le lac de Constance jusqu'à l'embouchure du fleuve. A l'ouest, son royaume n'avait pas de limites naturelles ; il était borné, en gros, par l'Escaut et la vallée de la Meuse qu'il englobait, atteignant, entre Châlons et Langres, jusqu'aux collines de la haute Marne. Lothaire eut, en outre, les vallées de la Saône et du Rhône, la Provence et l'Italie carolingienne. A Charles le Chauve, fut assigné le pays à l'ouest de l'Escaut et des vallées de la Meuse, de la Saône et du Rhône, jusqu'à l'océan Atlantique et la Méditerranée.

Le lot bizarre de Lothaire, composé d'une bande de terre étroite, de 1.500 kilomètres de long sur 200 de large, coupait l'Empire en écharpe, depuis la mer du Nord jusqu'au duché de Bénévent. II était, par sa constitution même, inconsistant, et ceux qui le formèrent n'eurent, à aucun moment, la naïveté de croire qu'il put durer. L'arrangement de Verdun, comme tous ceux qui l'avaient précédé, était destiné à disparaître rapidement. S'il fut adopté, pour un instant, et si Lothaire, empereur et chef de la famille carolingienne, se montra satisfait de la part singulière qui lui fut faite, c'est parce que le lotissement ne fut pas politique mais censitaire ; si on ne le considère pas à ce point de vue, il est absurde. Mais les pays qui composaient cette part du chef de famille étaient les plus riches, les plus fertiles et avaient, mieux que tous les autres, été romanisés. C'était en Italie et dans ces vallées du Rhône et à l'ouest du Rhin, que la culture romaine s'était le mieux implantée, qu'elle avait laissé, malgré les invasions et les ruines accumulées, les restes les plus remarquables, les souvenirs les plus glorieux.

C'est là que, jadis, les empereurs romains avaient résidé, dans leurs somptueuses capitales de Trèves, Lyon, Arles, Milan, Rome ; c'était le pays des rois Francs Ripuaires et Saliens de l'époque mérovingienne, puis des Carolingiens, avec Aix-la-Chapelle, la ville de Charlemagne, demeurée capitale impériale. Cette contrée privilégiée était le centre et l'axe de l'empire créé par la famille issue de saint Arnulf et de Pépin de Landen ; c'était son berceau ; là, étaient ses biens patrimoniaux. C'était, plus que toute autre région, le pays franc, avec ses palais, ses rendez-vous de chasse forestière, ses métairies, les résidences impériales et royales dont la vallée de la Meuse, de la Moselle et du Rhin étaient parsemées et qui concentraient tous les souvenirs et les traditions de la dynastie. L'Austrasie était, vraiment, le domaine de famille des Carolingiens. Et puis, il était admis que Lothaire, empereur, avait un droit de primauté sur ses frères ; on entendait bien que l'unité de l'Empire n'était nullement brisée. Il ne peut y avoir qu'un empereur, comme il n'y a qu'un pape. C'est cc que veut dire Lothaire au pape Léon IV, quand il lui écrit que ses frères et lui ont fait seulement des parts dans l'Empire : non divisum, imo distinctum. Lorsqu'il arrivera aux rois carolingiens de prendre des mesures communes à tout l'empire, ils se serviront toujours de l'expression notre commun royaume, in nostro communi regno.

De cette région centrale, si brillante, si réputée, Lothaire était, semblait-il, plus à portée d'exercer sa juridiction impériale sur ses deux frères, celui d'Orient et celui d'Occident ; il restait à la tête de l'empire, tandis que ses frères, investis des provinces excentriques, quoique plus compactes, ne paraissaient point en situation de lui porter ombrage ou d'échapper à sa suzeraineté.

Tel était le jugement des hommes du temps ; tel fut le calcul borné des conseillers de ces trois souverains, sur l'esprit desquels pesait lourdement le vieux prestige de la majesté impériale. Chez eux, pas l'ombre de la préoccupation d'établir les divisions de l'Empire sur des considérations linguistiques ou ethniques, sur les convenances ou les variétés de tempérament et d'intérêt des populations de l'empire. Rien, dit Gabriel Monod[14], n'était plus contraire à une division par races ou nations, que la réunion de l'Italie à une bande de terres comprenant la Provence, la Bourgogne cisjurane, l'Alsace, la Lorraine, et la Flandre. On avait voulu donner à celui des princes qui avait le titre impérial, à la fois Aix-la-Chapelle, la capitale de Charlemagne, et l'Italie, le pays où Charlemagne avait reçu le titre impérial. Fustel de Coulanges, lui aussi, avant G. Monod, avait déclaré n'apercevoir aucune trace des idées de race ou de nationalité, à quelque moment que ce soit de la décadence carolingienne[15].

Nous citerons encore le témoignage du judicieux historien des origines de la Lorraine, Robert Parisot[16], qui démontre sans peine combien à tort des historiens se sont plu à répéter que la principale cause de la dissolution de l'empire carolingien, fut l'éveil du sentiment national chez les différents peuples soumis au même joug, leur hostilité contre la domination franque, leurs aspirations contraires, leur soif d'indépendance. Cette doctrine, dit Parisot, est absolument contraire aux témoignages des chroniqueurs contemporains[17]. A aucun moment, les conseillers des trois souverains n'ont eu la préoccupation de tenir compte des races et des langues ; et Robert Parisot ajoute :

Si, au IXe siècle, il y avait un sentiment national, sinon complètement formé, au moins en voie de formation, c'était chez les Francs. Ceux-ci présentaient, d'ailleurs, des traits nettement accusés d'originalité ; ils avaient leur individualité propre. Nation de race et de langue germaniques, ils s'étaient installés dans un pays où Rome, qui l'avait longtemps possédé, avait laissé des marques ineffaçables de sa domination. Le contact des Francs avec les vestiges subsistants de la civilisation romaine, leur fusion partielle avec la population gauloise, le christianisme enfin qu'ils avaient embrassé de bonne heure, avait exercé sur eux une profonde influence. Ils se distinguaient, à la fois, des Gallo-Romains et des Germains : plus vigoureux, plus vaillants que les premiers, plus civilisés que les seconds qui sortaient à peine de la barbarie[18].

Nous avons vu que, dès l'époque mérovingienne, les Francs se considéraient comme une race supérieure, enorgueillie de ses succès militaires et de la domination qu'elle exerçait sur la Gaule entière. Les guerres de Charlemagne et ses conquêtes ne firent qu'exalter ce sentiment et porter les Francs à se considérer comme l'aristocratie du monde médiéval. Plus que jamais ils veulent être, ils sont socialement ce qu'étaient les Romains jadis. Cette supériorité leur est si bien reconnue que le moine de Saint-Gall dit que tous les peuples, Gaulois, Aquitains, Alamans, Bavarois, se trouvaient très honorés lorsqu'on les traitait de Francs, même comme serfs ou sujets. L'archevêque de Mayence, le savant Raban Maur, dans son traité De oblatione puerorum, ne se gêne point pour exprimer le sentiment de fierté dédaigneuse qu'il éprouve, lui Franc, à l'égard des Saxons[19]. C'est de ce sentiment que naîtra la célèbre appellation par laquelle Bongars a désigné les Croisades : Gesta Dei per Francos.

En somme, conclut Robert Parisot[20], on peut dire qu'il existait à l'époque carolingienne une nation franque. Eh bien ! le traité de Verdun la détruisait en faisant d'elle trois morceaux. Le traité de Verdun n'a choisi pour frontières des nouveaux royaumes, ni les limites naturelles, rivières, montagnes, forêts, ni les dialectes romans et tudesques, ni les limites administratives des comtés et des évêchés. Rien de plus disparate que le royaume adjugé à l'empereur Lothaire, qui renfermait des Frisons, des Francs, des Bourguignons, des Provençaux, des Lombards et d'autres Italiens.

Les autres royaumes n'étaient pas plus homogènes. Dans celui de Louis le Germanique, l'élément roman était dans les cités de Mayence, Worms et Spire ; le reste était germanique, mais de diverses races : Franconiens, Bavarois, Alamans et autres Barbares. Le royaume de Charles avait, pour élément dominant, une population romane, mais il s'en fallait qu'il fût homogène, avec les Francs, les Ibères, les Bretons, les Aquitains, les Visigoths, les Bourguignons et les Gallo-Romains.

En fait, dit encore Parisot[21], le traité de Verdun a réparti d'une façon arbitraire, entre les trois fils de Louis le Pieux, les Etats que gouvernait ce prince ; il n'a créé ni la France, ni l'Allemagne et encore bien moins l'Italie. Démembrement de l'empire carolingien, morcellement du pays franc, et par suite, destruction de la nation franque : telle nous apparaît en définitive l'œuvre néfaste accomplie à Verdun, en 843.

Impossible, par conséquent, à tout esprit impartial, de tenir compte, dans quelque mesure que ce soit, de l'assertion des historiens allemands de nos jours, qui répètent à l'unisson que le traité de Verdun, en 843, a consacré définitivement les limites de la France et de l'Allemagne ; et d'un mot digne d'être mis en parallèle avec celui de Robert Macaire : cette malle doit être à moi, ils entendent bien que le royaume franc de Lothaire, jusqu'à la Meuse et l'Escaut, doit être rattaché à l'Allemagne. Un savant allemand, interrogé par Edgar Quinet, vers 1840, répondait à ce dernier, au sujet de la question rhénane : Nous voulons revenir au traité de Verdun entre les fils de Louis le Débonnaire[22]. Il y a trois parts, ils s'en adjugent deux.

Mais, même dans l'hypothèse saugrenue où les nationalités eussent été constituées par le traité de Verdun, en quoi la Lotharingie, l'ancienne Austrasie franque, fût-elle devenue germanique, à ce moment-là ? Les Francs Austrasiens n'avaient que des rapports hostiles avec les habitants barbares de la rive droite du Rhin. Voyons : est-ce qu'à aucune époque de l'histoire ancienne ou des temps mérovingiens et carolingiens, la rive gauche du Rhin a tourné ses aspirations du côté de la Germanie ? Quand les Annales de Saint-Bertin, au IXe siècle, parlent des Gaules et de la Germanie, c'est toujours le Rhin qui les sépare, comme dans l'antiquité. Au Xe siècle, Aimoin, Flodoard et Richer n'hésitent pas à placer en Gaule les cités de Mayence, de Tongres, de Cologne et toutes les autres villes du Rhin. Est-ce donc à la Germanie que ces pays rhénans ont dû leur brillant développement, leurs villes littéraires, commerçantes et artistiques, leurs monuments, leurs métairies, leurs industries si actives et si prospères ? Est-ce que la Germanie, à travers toute l'histoire, n'a pas été toujours, pour eux, le pays ennemi, le séjour redouté de la Barbarie ? Comment, à l'époque du traité de Verdun en 843, et sous quel prétexte, ces populations eussent-elles été amenées à désirer se rattacher à la Germanie ou, disons à présent, à l'Allemagne ? Quel avantage économique ou autre eussent-elles eu à en tirer ? Quel attrait la Germanie pouvait-elle, à cette époque, exercer sur elles ?

Au contraire, ces pays rhénans n'ont ils pas toujours regardé du côté de la Gaule ? n'ont-ils pas vécu de la Gaule et prospéré par elle ? Avec leur originalité propre, n'ont-ils pas fait partie de la Gaule, aussi bien que la Bretagne ou l'Aquitaine ? et cela, de leur consentement absolu, constant, universel ? Qui pourrait le nier ? Arrière donc, tous les sophismes étrangers à l'histoire !

Cette idée de race, de nationalité, était si étrangère à l'esprit du temps, qu'à travers toutes les guerres civiles déchaînées entre les descendants de Charlemagne, on ne voit aucun d'eux songer à s'en emparer, pour en faire le levier de ses ambitions. Il n'en est môme point question lors du fameux Serment de Strasbourg, bien que les soldats de Louis le Germanique fussent surtout des Allemands, et les soldats de Charles le Chauve, surtout des Gallo-Francs.

Si nous cherchons à déterminer la cause de cette absence du sentiment national chez les races multiples qui peuplaient l'empire carolingien, nous la trouverons, pour la Gaule, dans ce fait historique que ces races s'y trouvaient, non point juxtaposées par voisinage géographique, mais mélangées et, en quelque sorte, superposées dans toutes les régions, par couches plus ou moins denses. Cette observation est caractéristique, surtout pour le pays d'entre Rhin et Loire.

Le fond de la population était d'origine gallo-romaine, aussi bien sur les bords du Rhin que sur ceux de la Seine ou de la Loire ; à ces Gallo-Romains sont venus se mélanger, en dominateurs, les Francs, de même qu'ailleurs, les Visigoths ou les Burgondes. Il y eut aussi, disséminées un peu partout, des colonies de Germains transplantés en Gaule, comme les dix mille Saxons qu'y installa Charlemagne. Rappelons-nous que chacune de ces populations qui vivaient ensemble, avaient leurs lois propres, leurs statuts nationaux et personnels ; la fusion entre ces couches ethniques, d'origines diverses, n'était point encore achevée, au temps du traité de Verdun. Bien que l'élément gallo-romain, franc ou germanique fût prédominant dans telle ou telle région, ces éléments ethniques perdaient chaque jour davantage la possibilité de se ressaisir, de se grouper et de prendre conscience d'eux-mêmes. Il ne pouvait donc y avoir, en Gaule, de répartition politique et géographique qui eût tenté de s'appuyer sur les éléments ethniques.

Toute autre était la situation de la Germanie. Là, il y eut : les Alamans qui débordaient sur une partie de l'Alsace, les Bavarois, les Thuringiens, les Saxons, les Francs de Franconie. Ce sont là des unités à la fois ethniques et géographiques, qui gardèrent jalousement leur autonomie, leur nationalité. Par là encore, remarquons-le bien, quel contraste entre la Gaule et la Germanie, au point de vue de la composition sociale et de la fusion des races !

Le roman du Serment de Strasbourg est, disent les philologues, un dialecte de l'Est, le dialecte austrasien, et cependant, les soldats auxquels il s'adressait n'étaient pas seulement des Francs Austrasiens ; nous savons qu'il y avait des Bourguignons, des Bretons, des Aquitains. Si Charles s'est servi du roman de l'Est, c'est apparemment qu'en Alsace et dans le reste de la Gaule de l'Est, cette langue était familière, et cela est si vrai qu'en 842, l'année même du Serment de Strasbourg, un synode tenu dans cette ville prescrit aux clercs de se servir, dans leurs sermons, de la langue romane (lingua romana rustica).

On écrit en tudesque en Saxe, comme le prouvent les Annales de Fulda ; on écrit en roman, c'est-à-dire en français, à Metz et sur toute la rive gauche du Rhin. ; il est curieux de constater que la plupart des plus anciens monuments de la langue française sont originaires de cette région. Il est sûr que le roman était prédominant dans la Lotharingie.

Le partage de Verdun, — partage purement censitaire et transitoire, comme les autres, — n'a donc pas plus envisagé le côté linguistique que le côté ethnique. Il a voulu seulement créer trois royaumes équilibrés en forces et en revenus, mais faisant partie d'un même tout, l'Empire, dont le titulaire, honorifiquement avantagé, fut l'empereur, le chef de la famille carolingienne, Lothaire. Il est contraire à l'histoire de prétendre que le traité de Verdun a voulu constituer les nationalités modernes.

En vertu du principe de l'unité de l'Empire, dès 844, les trois frères resserrèrent leur union dans une conférence, à Yutz (Judicium), près Thionville, dans les États de Lothaire.

Au lendemain de cet entretien, ils sommèrent collectivement Pépin d'Aquitaine et Noménoé de Bretagne de reconnaître l'autorité de l'un d'eux, Charles le Chauve[23]. Ils agirent en commun. Cependant, en dépit de ce bon vouloir de tous, la fausseté et l'incertitude de la position de l'empereur Lothaire ne tardent pas à amener des tiraillements et des malentendus dans les rapports du chef de l'Empire avec ses frères. Lothaire se trouve impuissant à faire respecter son autorité, d'ailleurs mal définie. Il sent qu'il a besoin d'un allié contre celui de ses frères qui manifeste une trop grande indépendance ; cet allié, il le cherche en flattant ou en menaçant tour à tour. Il se tourne tantôt du côté de Louis, tantôt du côté de Charles ; on le voit tenter de tenir dans sa main tous les évêques de l'Empire, en cherchant à leur faire reconnaître la primatie de Drogon, archevêque de Metz, fils naturel de Charlemagne. Par les évêques, Lothaire espère s'ingérer dans les affaires intérieures des royaumes de ses frères ; ceux-ci voient le piège et résistent.

Le 28 février 847, les trois fils de Louis le Débonnaire confèrent au palais de Mersen (Meersen), près de Maëstricht. Le péril normand et des affaires secondaires sont les questions agitées, avec, déjà, des modifications des frontières tracées à Verdun, toujours pour mieux équilibrer les revenus fiscaux.

Dans les années 849 et 850, les trois rois ont encore des entrevues, au cours desquelles ils se font les plus chaleureuses protestations d'inaltérable amitié, se promettant aide et protection mutuelle contre leurs ennemis extérieurs, junint de rester unis, de ne point donner asile dans leurs royaumes respectifs, à des rebelles réfugiés. A Cologne, en 850, a lieu encore une conférence de ce genre, entre Louis et Lothaire. De Cologne ils vont chasser ensemble dans la forêt d'Osning, en Westphalie, dans l'Eggegebirge. Les effusions cordiales des deux frères émerveillèrent les évêques et les seigneurs, si bien que l'on convint de se rencontrer encore, l'année suivante (mai 851), à Mersen ; et là, furent confirmées les conventions antérieures.

Cependant, dès la fin de 850, Gunther étant archevêque de Cologne, des difficultés s'élevèrent entre Lothaire et Louis, au sujet du siège épiscopal de Brême, parce que si Cologne était bien dans le royaume de Lothaire, le siège de Brême, suffragant de Cologne, se trouvait dans celui de Louis le Germanique ; c'est là un exemple des inextricables questions qui s'agitaient dans les réunions à peu près annuelles des princes carolingiens toujours pénétrés, au milieu de leurs querelles, de la foi traditionnelle dans l'unité indissoluble de l'Empire.

 

V

CRÉATION DU ROYAUME FRANC DE LOTHARINGIE. - LE TRAITÉ DE MERSEN EN 870.

 

L'empereur Lothaire avait trois fils, entre lesquels il partagea ses États, six jours avant sa mort, dans l'abbaye de Prüm où il venait de se retirer. C'était le 22 septembre 855.

Louis II, son fils aîné, avait l'Italie depuis 850, associée à la dignité impériale qui lui fut confirmée ; Charles reçut la Provence avec le titre de roi. Enfin, Lothaire, qui allait être le roi Lothaire II, et qui, depuis le début de 855, était gouverneur de la Frise, fut apanage de toute la portion de l'ancienne Austrasie qui comprenait la rive gauche du Rhin, soit, d'une part, depuis la Nahe jusqu'à la mer du Nord, et d'autre part, depuis Strasbourg jusqu'à la chaîne du Jura.

Ce nouveau royaume qui est appelé la France par les Annales de Saint-Bertin, reçut bientôt aussi un nom formé sur celui du prince qui en était investi : Lotharingie, Lothierrègne, d'où devait sortir le nom plus moderne de Lorraine. Il comprenait tout ce que nous appelons aujourd'hui la Suisse romande, c'est-à-dire le Valais, le Genevois, les cantons de Fribourg, de Soleure, de Berne ; en outre, le diocèse de Bâle ou ancien pays des Rauraques, le comté de Bourgogne ou Franche-Comté, la Haute et la Basse-Alsace, le Palatinat cisrhénan, les Électorats de Trèves et de Cologne, le Liégeois ; ce qui fut plus tard les duchés de Lorraine, de Bar, de Luxembourg, de Limbourg, de Juliers, une bonne partie de celui de Clèves ; les duchés de Brabant et de Gueldre ; les comtés de Hainaut, de Namur, de Zélande, de Hollande et le diocèse d'Utrecht[24]. Seuls, les diocèses de Mayence, Worms et Spire restent, sur la rive gauche du Rhin, en dehors du royaume de Lotharingie.

Au nord, la ligne frontière suivait à peu près le cours de l'Escaut, laissant Gand et Tournai, enveloppant Anvers, Valenciennes et Cambrai. De l'Escaut à la Meuse, la frontière mettait en Lotharingie le Cambrésis, le Hainaut, Namur et elle atteignait la Meuse à Revin (Ardennes). Elle ne tardait pas à s'éloigner du fleuve dans la direction de l'ouest, englobant Mézières, Mouzon, Verdun, Bar-le-Duc, Naix, le Bassigny jusqu'à Chaumont, coupant le diocèse de Langres. Après s'être tenue à quelque distance à l'ouest de la Saône, la frontière touchait à cette rivière avant son confluent avec le Salon ; elle la suivait jusqu'au Doubs ou un peu plus bas, empiétant sur le pagus Cabilonensis (Chalon). Elle se dirigeait ensuite vers l'est, coupant l'Ain, puis redescendait vers le sud, parallèlement à ce cours d'eau qu'elle laissait à l'ouest, passait au sud du Rhône, longeait la crête des montagnes qui séparent la Tarentaise de la Maurienne, pour aboutir à la grande chaîne des Alpes qu'elle suivait jusqu'au massif du Saint-Gothard 2[25].

Du côté de Pest, la ligne de démarcation était l'Aar, jusqu'à son confluent avec le Rhin. Elle descendait le Rhin, englobant Colmar et Strasbourg, jusqu'à la Sauer. Cette rivière formait, au nord de Haguenau, la limite entre les possessions de Lothaire II et celles de Louis le Germanique.

Contournant les diocèses de Spire, Worms et Mayence, la ligne, après avoir dépassé les sources de la Lauter, traversait la Hardt palatine et rejoignait le Rhin, au bas de Bingen, à Bacharach. Le Rhin était ensuite la frontière jusqu'au confluent de l'Ahr, à Remagen. Coblence, avec tout le bassin de la Moselle, Bonn et Cologne, faisaient partie du Lothierrègne. Au bas du confluent de l'Ahr, la limite traversait le Rhin pour aboutir chez les Frisons.

Dans le partage de 855, nul compte n'a été tenu des divisions administratives antérieures. Du côté de l'Occident, par exemple la ligne frontière coupe en deux le pagus Cabilonensis (Chalon-sur-Saône). Strasbourg, suffragant de Mayence, est à Lothaire, tandis que Mayence est à Louis le Germanique. Lothaire a Cologne, mais non ses suffragants ecclésiastiques de la rive droite. Le pagus Bassiniacus jusqu'à la Marne, à Chaumont, est enlevé au diocèse de Langres.

Quant aux accidents naturels, montagnes, forêts, cours des rivières, la ligne de démarcation ne s'en soucie que sur le Rhin qui forme frontière, sauf l'exception des diocèses de Spire, Worms et -Mayence. Partout ailleurs, la limite est capricieuse, escalade les monts, coupe les rivières et ne correspond à rien. Elle déborde sur la Bourgogne, au sud des Faucilles, tandis qu'elle n'englobe pas le pays d'entre l'Escaut et la mer.

Le titre impérial était passé à Louis II le Jeune qui ne possédait que l'Italie. Le royaume de Lotharingie, trop faible, lui aussi, pour lutter contre ses puissants voisins de l'est et de l'ouest, sera désormais un appât pour les audacieux, l'enjeu de la diplomatie et des guerres entre la France et l'Allemagne.

Dès le mois d'août 858, Louis le Germanique profitant de ce que Lothaire était occupé ailleurs, envahit la Lotharingie. Les princes et leurs conseillers étaient encore, à cette époque, si étrangers à toute idée de nationalité que Louis le Germanique ne songea, dans cette circonstance, qu'à reconstituer à son profit l'unité de l'Empire. Les peuples eux-mêmes étaient si éloignés d'avoir conscience de leur individualité ethnique, que c'est pour répondre à l'appel des Aquitains et des seigneurs révoltés contre Charles le Chauve, que Louis le Germanique traverse l'Alsace, passe par le col de Saverne et s'avance à travers les plaines de la Champagne. Mais, dès le début de 859, refoulé par Charles le Chauve et Lothaire, il est obligé de regagner la Germanie.

Les limites des États carolingiens sont si précaires, parfois si mal définies, qu'il faut incessamment les remanier. Ce sont toujours, partages des revenus par des notaires. Dès 859, Lothaire II cède à son frère Charles, roi de Provence, les cités de Belley et de Tarentaise ; en 859, il abandonne à son autre frère, l'empereur Louis II, roi d'Italie, les cités de Genève, Lausanne et Sion.

Des colloques entre ces princes ont lieu, au sujet de ces modifications censitaires, à Andernach et à Coblence. La plus importante de ces réunions fut celle de Coblence, en juin 860. Lothaire, Louis et Charles s'y garantissent le respect de leurs frontières. On employa, dans les serments et les déclarations réciproques, à la fois la langue tudesque et la langue romane[26].

Vers le même temps, Lothaire II, voulant se concilier son oncle Louis le Germanique, dans l'affaire de son divorce avec Theutberge, lui promet l'Alsace, pour le cas où les enfants qu'il avait eus de sa concubine Waldrade, qu'il voulait épouser, seraient légitimés. Il escomptait l'influence de Louis le Germanique sur le pape. Mais l'Alsace avait toujours fait partie du royaume de la Francia media, et cette cession éventuelle demeura lettre morte. Lothaire conserva toujours son autorité sur cette contrée, comme l'attestent les diplômes que continua à y délivrer sa chancellerie[27].

Peu auparavant, en 863, Lothaire avait hérité, par la mort de son frère Charles, roi de Provence, du duché de Lyon, du Viennois, du Vivarais et du pays d'Uzès, qui firent ainsi retour à la Lotharingie.

En 867, Lothaire étant malade, et Louis II éloigné dans le sud de l'Italie, leurs oncles, Louis le Germanique et Charles le Chauve ont une entrevue à Metz, dans le royaume même de Lothaire, où ils complotent, sans se gêner, le partage éventuel des Etats de leurs neveux. Et dans cette circonstance pas plus qu'auparavant, la question des nationalités et des langues n'est ni soulevée, ni même soupçonnée.

Le roi Lothaire II mourut le 8 août 869. Il ne laissait pas d'enfant de l'impératrice Theutberge, mais il avait eu, de Waldrade, un fils naturel appelé Hugues, qui était duc d'Alsace depuis deux ans. La situation des enfants naturels n'était pas nettement définie dans le droit carolingien. Sans doute, Charles Martel, fils naturel de Pépin d'Héristal, avait pu lui succéder, et Bernard, fils naturel de Pépin, avait reçu l'Italie, de Charlemagne. Mais la constitution de 817 ayant exclu formellement les bâtards, Hugues, fils naturel de Lothaire, fut écarté[28]. L'empereur Louis II, frère du défunt, confiné en Italie, n'était pas en mesure de faire valoir ses droits successoraux et n'eut aucune chance de recueillir les suffrages des Lotharingiens. Dès lors, Charles le Chauve, s'appuyant sur les termes du partage de Worms, en 839, pour justifier ses prétentions, se mit en campagne.

La royauté carolingienne reposait sur un triple principe : 1° l'hérédité ; 2° l'élection ; 3° la consécration religieuse. De ces trois conditions essentielles, les deux premières ne sont contradictoires qu'en apparence, ou du moins, on s'efforçait de les concilier et il faut reconnaître qu'on n'y arrivait pas toujours : ce fut la source de bien des malentendus, de désordres et même de révoltes à main armée, sous, prétexte de faire valoir des droits méconnus, soit ceux de l'hérédité, soit ceux de l'élection.

A l'époque carolingienne, on est attaché, avant tout, à la famille de Charlemagne ; la royauté est élective autant qu'héréditaire, en ce sens que l'héritier du sang est élu s'il se montre idoine et capable. Mais s'il n'est pas jugé digne, les évêques et les grands (optimates, seniores), choisissent, élisent un autre membre de la famille de Charlemagne. Dans tous les cas, tout nouveau titulaire du pouvoir doit être élu, même s'il est l'héritier légitime ; il doit être ensuite couronné et sacré par le pouvoir religieux.

Hincmar, archevêque de Reims qui va prendre part, à Metz, à l'élection de Charles le Chauve, comme roi de la France lotharingienne, a exposé, dans son traité De ordine palatii, la doctrine carolingienne du pouvoir royal, et ainsi que le remarque le savant éditeur de ce traité, M. Prou, l'opinion d'Hincmar ne saurait être considérée seulement comme l'exposé théorique et théologigue d'un homme d'église ou d'un politique intéressé. Étant donné le caractère théocratique de la royauté, et la part prépondérante que les évêques, les clercs, les abbés, les conciles prenaient dans la direction et le gouvernement des peuples, à cette époque, la doctrine d'Hincmar qui, d'ailleurs, est celle de tous les écrivains ecclésiastiques, doit être envisagée comme celle qui prévalait dans le droit public et la réalité des choses.

Les rois carolingiens se proclament rois par la grâce de Dieu ; l'élection faite par le peuple n'est qu'un moyen choisi par Dieu pour manifester sa volonté. Aucun prince carolingien n'est monté sur le trône qu'il n'ait été, au préalable, reconnu roi par les grands[29]. En outre, le sacre ou l'onction sainte était nécessaire pour qu'ils pussent exercer leur pouvoir royal ; c'est l'investiture.

Cela n'empêchait point les princes, bien entendu, de briguer les suffrages des électeurs par des dons, des concessions de privilèges ou de domaines, et des promesses de toute nature qui, développant étrangement la puissance et les richesses des grands, ne contribuèrent pas peu à la formation du régime féodal. On a vu, au temps de Louis le Débonnaire, les évêques et les grands s'attribuer le droit de déposer l'empereur et de le rétablir dans la dignité impériale. Tous les princes carolingiens, même Charlemagne, paraissent inquiets du droit d'élection qu'ont les grands, et ils prennent des mesures pour assurer leur succession à leur fils, de telle sorte qu'à leur mort l'élection ne soit plus qu'une formalité.

Charles le Chauve, en 869, se prévalant donc du droit d'élection reconnu aux grands, se rend à Metz, pour se faire élire roi de Lotharingie. Les évêques le soutiennent et il réussit à obtenir les serments de vassalité des grands du royaume de Lothaire et d'une partie de ceux de la Provence.

Le 9 septembre 869, les évêques et les barons, réunis dans l'église Saint-Étienne de Metz, proclament comme héritier légitime du royaume de Lothaire, Charles le Chauve. Ils disent : La volonté de Dieu est que nous ayons pour héritier de ce royaume, c'est à savoir pour notre maître, roi et prince actuel, Charles, à qui nous nous sommes remis volontairement pour qu'il nous gouverne et nous soit à utilité. Charles le Chauve s'engagea par serment à protéger les églises et les biens de chacun. Il fut couronné par Advence évêque de Metz, Hatton évêque de Verdun, Arnoul évêque de Toul, Hincmar archevêque de Reims et d'autres évêques des provinces de Reims et de Trèves.

Quittant Metz après la cérémonie, Charles le Chauve descendit la Moselle, s'arrêta à Floranges, près de Thionville ; il alla chasser dans l'Ardenne, puis il gagna Aix-la-Chapelle.

Le libre choix des grands et des évêques venait ainsi de rattacher la Lotharingie, la Francia media, à la France de l'ouest. Quelle que fût la nature et la force du droit électoral, c'est l'empereur Louis II, frère du roi défunt qui eût pu réclamer, comme héritier du sang, ce n'est pas Louis le Germanique. Ce dernier ne pouvait invoquer que la force des armes : il ne s'en priva point, mais il n'avait pas pour lui le droit.

Tout d'abord, Louis le Germanique, malade, envoya à Charles le Chauve une ambassade pour protester contre ce qu'il appelle son usurpation, que blâma aussi le pape Adrien. A la nouvelle que son frère agonisait, Charles s'inquiéta peu de ces réclamations. Il vint en Alsace, où il fut acclamé ; les plus puissants seigneurs lui offrirent leurs hommages ; Charles le Chauve regagna ensuite son palais d'Aix-la-Chapelle.

Ayant intronisé sur le siège métropolitain de Trèves un titulaire de son choix, Bertulf, il s'apprêtait de même à placer sur celui de Cologne, Hilduin, qui lui était dévoué, lorsqu'il apprit que son frère Louis le Germanique venait d'y installer Willibert, par l'entremise de Liutbert, archevêque de Mayence. La consécration avait eu lieu à Deutz, par les évêques suffragants ; et non à Cologne où les partisans de Charles le Chauve s'y fussent opposés. Celui-ci accourut, courroucé, à Cologne, mais trop tard ; déçu, il lui restait à intriguer auprès du pape pour que le pallium fût refusé à Willibert.

Le 22 janvier 870, Charles le Chauve épousa Richilde, une Lorraine ; le duc normand de la Frise, Roric, reconnut son autorité. Ses affaires prospéraient, son autorité s'affermissait, lorsque Louis le Germanique, enfin rétabli de la maladie qui l'avait retenu de longs mois à Ratisbonne, rentra à Francfort. Tout de suite, il envoya une ambassade à son frère pour le sommer de quitter Aix-la-Chapelle et la Lorraine. Par pusillanimité, Charles n'osa s'opposer formellement aux prétentions illégitimes du roi de Germanie ; il essaya d'une transaction amiable et l'on convint d'une entrevue. Les deux frères se rencontrèrent à Mersen, et le 8 août 870, un nouveau partage fut conclu, qui remettait en cause le sort de la France rhénane.

Comme à Verdun en 843, on ne se préoccupe à Mersen (Meerssen) que de faire deux royaumes égaux en forces militaires et en revenus. Les limites et les statistiques sont établies par un conseil composé de huit évêques, vingt juristes, soixante barons, notaires ou officiers ministériaux. On n'agite que des affaires censitaires, la proportion et l'égalité des parts. A aucun moment on ne fait valoir des questions de langues, de races, de limites naturelles, de circonscriptions civiles ou ecclésiastiques. On ne songe pas davantage à s'appuyer sur des limites antérieurement fixées. Les possessions de chacun des deux rois sont énumérées dans le plus grand détail, dans les Annales de Saint-Bertin : on dirait un acte notarié d'aujourd'hui, dénombrant et évaluant les propriétés d'une famille, après décès.

Dans la province de Cologne, Louis le Germanique reçoit une partie du diocèse d'Utrecht avec son chef-lieu ; une partie de la Frise et quelques comtés francs ; la ville de Cologne avec les comtés des environs.

Dans le diocèse de Liège, Louis reçoit les pays de la rive droite de la Meuse et de l'Ourthe, avec Aix-la-Chapelle et Maëstricht, mais Liège reste à Charles le Chauve. Metz, Trèves avec les abbayes de Prüm et d'Echternach sont à Louis, qui recueille aussi une partie du diocèse de Toul, avec les abbayes de Moyenmoutier, Saint-Dié, Remiremont, mais la ville de Toul reste à Charles.

Le Bassigny, dans le diocèse de Langres, est à Louis le Germanique (jusqu'à Chaumont).

Le diocèse de Strasbourg, qui n'avait pas été donné à Louis en 843, passe dans ses mains.

Celui de Bâle est aussi à Louis, avec les abbayes de Murbach, Munster, Massevaux, Soleure.

Dans le diocèse de Besançon, Louis reçoit jusqu'aux abbayes de Baume, Lure, Luxeuil, Enfonvelle, Poligny, Faverney.

Charles le Chauve possède, dans la province de Cologne, le reste de l'évêché d'Utrecht et de la Frise, la plus grande partie de l'évêché de Liège avec la ville et les abbayes de la région, la Toxandrie et d'autres comtés, la ville et le diocèse de Cambrai. Dans la province de Trèves, Charles reçoit Arlon et le pays de Wœvre ; une portion du diocèse de Metz ; le diocèse de -Verdun ; une partie de celui de Toul ; Besançon et la plus grande partie de son diocèse. Enfin, Charles garde du royaume de Lothaire la province de Lyon et tout le Midi[30].

M. Robert Parisot précise les limites ainsi qu'il suit :

La frontière partait du Fli, c'est-à-dire de l'entrée du Zuiderzée, se dirigeait ensuite vers le sud, laissant Utrecht à Louis le Germanique, atteignait la Meuse qu'elle longeait jusqu'au confluent de l'Ourthe. Elle suivait ensuite ce dernier cours d'eau, puis passait dans le bassin de la Moselle, remontait la vallée où coule cette rivière, tantôt par la rive droite, tantôt par la rive gauche, jusqu'un peu en amont de Toul ; de là, elle se dirigeait vers l'ouest, passait de l'autre côté de la Meuse, reprenait ensuite la direction du sud pour faire une pointe très prononcée vers l'est, entre les Faucilles et le Doubs, redescendait cette rivière, puis retrouvait la Saône qu'elle suivait quelque temps, la quittait au nord de Chaton pour se porter vers le sud-est, traversait l'Ain et arrivait enfin à la chaîne bordière du Jura oriental 2[31].

On le voit, par le traité de Mersen, en 870, toutes les limites des divisions administratives et ecclésiastiques, pagi et diocèses, sont bouleversées, arbitrairement morcelées tout le long de la frontière. Et Parisot, qui le constate, se demande comment des historiens graves ont pu, ici encore, affirmer que les répartiteurs de Mersen ont eu le souci de respecter les limites des langues ou des races et de faire coïncider, comme le prétend le savant allemand Waitz, la frontière linguistique avec la frontière politique. La vérité est que le roi de France avait dans son lot des régions où l'on parlait l'allemand, telles que la Frise, la Toxandrie, la moitié à lui assignée 'du comté de Masau (Maselant), ainsi qu'une partie du Brabant ; tandis que dans la part de Louis le Germanique, se trouvaient des fractions importantes des diocèses de Metz, de Toul, de Langres et de Besançon où le roman était la langue des habitants[32].

Bien loin qu'on se soit préoccupé de respecter, à Mersen, les frontières naturelles et linguistiques, on constate que tel canton (pagus) est attribué à l'un des co-partageants, en même temps que telle abbaye englobée dans ce canton est donnée à l'autre. Le pagus Calvomontensis appartenait au roi de Germanie, mais Charles avait l'abbaye de Senones, située dans la partie orientale de ce pagus, loin de la frontière ; si ce prince était maître du pagus Portensis, son frère s'était réservé plusieurs des abbayes qui s'y trouvaient, Faverney, Lure et Luxeuil[33]. Toujours, et sans autre préoccupation, c'est l'équilibre des revenus qui fait la règle des répartitions.

D'ailleurs, l'état de choses constitué par le partage de Mersen ne dura que neuf ans, et l'on -n'y est jamais revenu plus tard. Il n'y a donc point lieu d'attacher à ce partage, pas plus qu'à celui de Verdun ou celui de 855, l'intérêt qu'ont voulu lui attribuer certains historiens, au point de vue ethnique ou linguistique. L'importance du traité de Meerssen, dit encore Parisot, a été fort exagérée par certains historiens qui prétendent, bien à tort, que soit par suite d'un dessein préconçu, soit par l'effet d'un pur hasard, la nouvelle frontière politique coïncidait avec la limite des races et des langues. Ou plutôt, l'importance de ce traité désastreux, comme l'a bien vu M. Parisot, est tout opposée à celle qu'on prétend, puisqu'il mettait en morceaux la France Lotharingienne. Ce pays, naguère encore centre de l'Empire, est désormais coupé en deux et transformé en marche frontière pour la France aussi bien que pour l'Allemagne. Le pacte de Mersen sanctionnait l'humiliation et la déchéance des glorieuses capitales carolingiennes, comme Metz, Cologne, Trèves, Aix-la-Chapelle, Liège qui se trouvaient, par cet arrangement vulgaire puisqu'il n'était dicté que par des appétits, placées en bordure de deux pays, ennemis irréconciliables. La France rhénane, l'Austrasie, était démembrée.

Pourtant, et c'est là le phénomène le plus surprenant de cette lamentable époque, les villes du Rhin ne cessent point, au milieu de tous ces bouleversements politiques et de toutes ces guerres intestines, d'être des centres d'une activité industrielle et commerciale qui rappelait leur splendeur d'autrefois. Leurs écoles d'art, revivifiées par Charlemagne, sont en rapports suivis avec les écoles byzantines de Ravenne et de Constantinople. La région rhénane, depuis Saint-Gall jusqu'à Utrecht, continue à se peupler de cathédrales dont les missionnaires emportent les modèles en Germanie[34].

On cite des moines artistes, comme Tutilon, de l'abbaye de Saint-Gall, mort vers 908, qui voyagea longtemps et dans tous les pays, pour développer son expérience et ses connaissances artistiques ; sans relâche il exécute, comme d'autres de ses confrères, des peintures, des miniatures, des ouvrages d'orfèvrerie et de bijouterie ; il sculpte de merveilleuses tablettes d'ivoire. Bref, c'est de cet art franco-byzantin auquel Charlemagne donna une si vigoureuse impulsion, que naît l'art roman. Le centre d'expansion en fut la France de l'Est.

Chacun sait que l'une des branches des arts mineurs les plus délicates, celle, peut-être, qui exige la plus extrême dextérité et l'expérience technique la plus consommée, est la gravure sur gemmes. Or, elle fut particulièrement développée à l'époque carolingienne, et nous ne pouvons omettre d'en citer ici deux exemples qui portent le nom même du roi de Lotharingie, Lothaire. Il s'agit, d'abord, de l'intaille célèbre du Trésor d'Aix-la-Chapelle, sur laquelle est gravé en creux le buste de ce prince, entouré de la légende : † Christe adjuva Hlotarium reg(em). Ce précieux monument a servi au roi Lothaire pour sceller ses diplômes. L'habile graveur qui l'a exécuté, travaillait, sans aucun doute, dans l'une des villes de la Meuse ou du Rhin. L'autre monument est extraordinaire par ses dimensions, qui provient de l'abbaye de Waulsort-sur-Meuse, près Dinant, et se trouve aujourd'hui au Musée britannique. Cette grande plaque de cristal de roche, sur laquelle sont gravés les divers épisodes de la légende de la chaste Suzanne, ne comprend pas moins de quarante personnages ; la scène centrale est entourée de la légende : Lotharius rex Francorum fieri jussit. Par là, nous sommes certains que ce curieux monument a été exécuté sur l'ordre du roi des Francs de Lotharingie, Lothaire II, qui prend le titre de rex Francorum. Au moyen âge, sans prendre garde à l'anachronisme, on considérait ce joyau comme l'œuvre de saint Éloi, et la chronique de l'abbaye de Waulsort lui fait jouer un rôle dans la fondation de ce monastère[35].

En présence de tout ce mouvement artistique de la France rhénane aux IXe et Xe siècles, en recueillant aussi les témoignages, trop rares mais certains , de l'expansion du commerce dans les villes du Rhin, jusque chez les Francs de la Toxandrie et les Frisons, nous sommes tentés de nous demander si les guerres de famille dont nous entretiennent les chroniqueurs presque exclusivement, ne nous, font pas illusion et ne contribuent point à calomnier une époque qui eut ses malheurs, mais aussi son épanouissement et sa prospérité.

 

VI

DU TRAITÉ DE MERSEN A LA DÉPOSITION DE CHARLES LE GROS (870-888).

 

Les partages de Mersen, en 870, ne furent pas plus définitifs que les précédents : les princes et les grands qui y avaient coopéré, saisirent l'occasion de les bouleverser dès qu'elle se présenta, et cela toujours au nom de l'unité traditionnelle et intangible de l'Empire carolingien.

A la mort de l'empereur Louis II, roi d'Italie, au mois d'août 875, Charles le Chauve, son oncle, revendiqua la dignité impériale et alla se faire couronner à Rome par le pape. Ce voyage faillit lui être funeste : tandis qu'il était absent, son frère Louis le Germanique essaya de lui ravir son royaume. Le roi de Germanie passa le Rhin avec une armée et poussa impudemment son mauvais coup jusqu'à Attigny, dans les Ardennes. Mais, se voyant mal accueilli par les évêques et les barons de France, il s'en retourna assez piteusement dans ses États. Peu après, Charles le Chauve, revenu triomphalement d'Italie, se rendait à Ponthion où, le 21 juin 876, on le vit trônant dans toute sa gloire, sur le siège impérial, vêtu d'or à la manière des Francs, entouré des évêques, des grands et de quelques prélats italiens délégués par le pape. Le 16 juillet, dans une autre séance solennelle du même concile, l'empereur, disent les Annales de Saint-Bertin, arriva le matin à 9 heures, paré et couronné à la mode des Grecs et conduit par les envoyés de l'Apostolique vêtus à la romaine.

Charles députa aussitôt- une ambassade à Francfort, pour notifier son couronnement à Louis le Germanique ; mais ce dernier venait de mourir. Alors, sans perdre de temps, Charles se rend à Aix-la-Chapelle, puis à Cologne, et s'apprête à passer en Germanie. En vertu de son autorité impériale prééminente, il entend rétablir l'unité de l'Empire et confisquer, à son tour, les États de son frère, au détriment des fils du défunt. Sous couleur de traditions franques ou impériales, c'était un chassé-croisé d'actes de brigandage. En vain, Louis III le Saxon, fils aîné de de Louis le Germanique, supplie son oncle de l'épargner et de lui laisser son royaume : Charles le Chauve, fort du principe de la reconstitution de l'unité de l'Empire, ne veut rien entendre. Dès lors, Louis le Saxon se décide à défendre son héritage, les armes à la main. Il franchit le Rhin à Andernach, avec une armée de Saxons et de Thuringiens et s'avance à la rencontre de Charles le Chauve.

Vers le 7 octobre 876, disent les Annales de Saint-Bertin, l'Empereur ayant disposé ses troupes, se leva, au milieu de la nuit, et faisant déployer les étendards, marcha par des chemins rudes ou même impraticables, dans le dessein de fondre inopinément sur son neveu. Il arriva à Andernach, ses soldats et ses chevaux harassés par la fatigue d'une route difficile et par la pluie qui les avait inondés toute la nuit. Louis le Saxon attendit de pied ferme l'attaque de son oncle. Le choc des deux armées eut lieu ; Charles le Chauve, vaincu, dut s'enfuir précipitamment avec un petit nombre des siens.

La plupart de ceux qui auraient pu s'échapper en furent empêchés parce que tous les bagages de l'empereur et de ses gens, ainsi que les marchands et vendeurs de boucliers qui avaient suivi l'empereur et l'armée, fermèrent en un chemin étroit le passage des fuyards. Les comtes Ragenaire et Jérôme furent tués dans ce combat ; l'évêque Astolphe, l'abbé Joscelin, les comtes Aledram, Adalhard, Bernard et Evertaire, ainsi que beaucoup d'autres, furent pris sur ce même champ de bataille et dans la forêt voisine ; tous les bagages et tout ce que portaient les marchands tombèrent au pouvoir de l'armée de Louis.

Charles le Chauve put néanmoins gagner Liège, tandis que Louis le Saxon faisait son entrée solennelle à Aix-la-Chapelle. Les grands de Lotharingie, attachés à la fortune de Charles le Chauve, le suivirent dans sa retraite.

Mais l'empereur ne pouvait rester sur cet échec humiliant. Après avoir consulté ses fidèles, à Compiègne, il partit pour l'Italie afin de consolider son autorité impériale ébranlée. Elle lui fut confirmée par un concile. Que serait-il advenu des provinces rhénanes si Charles eût eu le temps de revenir venger sa défaite d'Andernach de l'année précédente ? En traversant le mont Cenis pour rentrer en France, il mourut empoisonné par son médecin, le 6 octobre 877.

Son fils et seul héritier, Louis II le Bègue, était roi d'Aquitaine depuis dix ans, lorsqu'il fut appelé à recueillir la lourde et difficile succession de son père. Au début de novembre, Louis II le Bègue et son cousin Louis III le Saxon eurent une première entrevue, à Mersen, et décidèrent de convoquer une grande assemblée pour traiter à l'amiable d'un nouveau partage. Cette réunion eut lieu à Fouron, entre Aix-la-Chapelle et Maëstricht, au printemps de 878. Louis le Bègue proposa : Nous voulons que le partage du royaume de Lothaire demeure tel qu'il à été fait entre mon père Charles et votre père Louis. Ce qui fut adopté. Malheureusement, Louis le Bègue mourut dès le 10 avril 879 ; tout aussitôt, en vertu du principe de l'unité de l'Empire et du droit d'élection, des évêques et des barons songèrent à frustrer ses deux fils, Louis III et Carloman, de leur héritage. Ils offrirent le trône de France à Louis le Saxon. A leur instigation, le roi de Germanie vint à Metz, puis à Verdun, où il s'arrêta : un parti qui avait à sa tête Gonthier, évêque d'Orléans, les comtes Goiram et Anchaire, ne voulant point de lui comme roi de la France de l'Ouest, essaya de modérer ses appétits en lui cédant une portion de la Lotharingie. Il eut la sagesse d'accepter, au grand désappointement de son entourage germanique, mis en goût de conquête. Mais il était urgent de s'entendre, pour chasser les pirates normands qui dévastaient, tout à leur aise, la contrée d'entre Meuse et Rhin et poussaient même leurs déprédations jusqu'à la Seine et à la Marne. Après d'honorables exploits, Louis III et Carloman moururent rapidement, l'un en 882, l'autre en 884, sans enfants, ne laissant qu'un frère en bas âge qui sera plus tard Charles III le Simple. De son côté, Louis le Saxon étant mort le 20 janvier 882, il sembla que tout l'Empire carolingien fût abandonné de Dieu et des hommes il s'en allait, faute de représentant sorti de l'enfance. Il restait pourtant le troisième fils de Louis le Germanique, Charles III, surnommé le Gros, roi, depuis 876, de la Souabe et de l'Alsace. Devenu empereur, en 882, son armée avait réussi, disent les contemporains, à bloquer les Normands dans leurs retranchements sur la basse Meuse, lorsque, plutôt que de les anéantir, il préféra leur acheter la paix à prix d'argent ; puis, il investit l'un des chefs normands, Godfrid, du duché de la Frise occidentale, en lui confiant la mission de protéger les embouchures du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut contre les entreprises d'autres pirates. Godfrid se fit baptiser et épousa Gisèle, fille du défunt Lothaire II, l'ancien roi de Lotharingie.

Dans leur détresse, les Francs de l'Ouest, sous l'inspiration du duc de France, Eudes, fils de Robert le Fort, allèrent offrir la couronne de France à l'empereur Charles le Gros. C'était un Carolingien ; ils lui prêtèrent le serment de fidélité. Ainsi se reconstituait l'unité de l'Empire, conception dans laquelle les esprits sages trouvaient le salut, à laquelle personne n'avait encore renoncé et qui n'avait cessé de subsister en théorie : cette idée constituait, à cette époque, la seule et véritable patrie. Mais Charles le Gros, dit-on, n'eut pas conscience de son rôle et ne sut pas accourir pour saisir le sceptre qu'on lui offrait. Le sort de la Gaule retomba naturellement, en fait, aux mains du duc de France.

L'aimée 884 est signalée dans Annales de Metz, comme une époque où les entreprises des Normands, le long du Rhin et de la Meuse, furent particulièrement hardies. Ils se fortifièrent à Duisbourg et à Louvain. Le duc de Frise, le Normand Godfrid, chargé de repousser les pirates, mit, à ses services, un prix singulièrement élevé. Encouragé par un révolté, Hugues, bâtard de Lothaire II et de Waldrade, Godfrid eut l'audace de demander à Charles le Gros, pour gage de sa fidélité, des villes du Rhin, Coblence, Andernach, Senzig et plusieurs cantons de la même région qu'il voulait avoir, à cause de l'abondance des vins dont regorgeaient ces terres. C'est toujours la question des revenus, et point d'autre, qui entre en ligne de compte.

Charles le Gros répondit en envoyant au duc de Frise une ambassade dirigée par son principal conseiller, un certain comte Henri, et Willibert, archevêque de Cologne. L'entrevue eut lieu à l'endroit où le Rhin et le Wahal se séparent et forment une île.

L'évêque et le comte étant descendus dans cette île, écoutent beaucoup de choses de Godfrid, en répondent beaucoup d'autres de la part de l'empereur. Au soleil couchant, ils terminent la conférence, quittent l'île et retournent à leur logis, pour revenir le lendemain. Le jour suivant, Henri exhorte l'évêque à appeler hors de l'île, Gisèle, femme de Godfrid, afin de l'engager à travailler à la paix, de tous ses soins, et pour que, durant ce même temps, Henri traitât avec Godfrid l'affaire du comte Everard, dont Godfrid avait confisqué les propriétés. Puis, il persuade à Everard de se lever au milieu de l'assemblée, en se récriant violemment sur l'injustice qu'il a soufferte. Godfrid, homme d'origine barbare et féroce, répondant par des paroles dures et outrageantes, Everard tire son épée et le frappe d'un grand coup sur la tête. Ainsi, d'abord terrassé par Everard, puis percé de coups par les satellites du comte Henri, Godfrid meurt ; tous les Normands trouvés en Batavie sont massacrés.

Peu de jours après, sur le conseil du comte Henri, Hugues, le bâtard de Lothaire, attiré par des promesses, à Gondreville, est pris par traîtrise ; puis sur l'ordre de l'empereur, le comte Henri lui arrache les yeux et tous ses partisans sont dépouillés de leurs dignités. Hugues fut relégué dans le monastère de Saint-Gall.

La Chronique de Réginon, abbé de Prüm, ajoute : Ramené dans sa patrie, tout récemment, sous le règne du roi Zwentibold, Hugues le Bâtard, fils de Lothaire, fut tondu de ma main, dans le monastère de Prüm ; j'étais en ce temps-là, quoiqu'indigne, gardien en ce lieu du troupeau du Seigneur.

Lorsque Paris fut assiégé par les Normands, dans l'hiver de 885-886, l'empereur Charles le Gros, à la sollicitation du duc de France Eudes, parut, après s'être fait longtemps attendre, avec une armée de secours, sur les hauteurs de Montmartre. Il avait, dit-on, cent mille hommes. Mais ce fut plutôt, pour la France, une armée de ravageurs ; Charles le Gros, disent les Annales de Metz, ne fit rien qui fût digne de la majesté impériale ; n'osant risquer une bataille, il préféra acheter encore la retraite des Normands. Les défenseurs de Paris furent indignés. Il leur sembla, dit le moine Richer, qu'après tant d'héroïsme et tant de gloire ils participaient à la lâcheté de l'empereur. Leur colère fut partagée par tous les barons du royaume, qui déclarèrent déchu du trône celui qu'ils avaient élu dans l'espoir d'en obtenir aide et protection. Irrités eux-mêmes, les Allemands déposèrent Charles le Gros, à la diète de Tribur, en 887.

Cette attitude déplorable de l'empereur fut une des causes qui amenèrent graduellement la dissociation des États qui composaient l'empire carolingien. L'empire et l'empereur cessant d'être une garantie de sécurité, la solidarité ne procurant plus aucun avantage, chaque nation dut songer à se défendre elle-même et à se protéger contre tout péril extérieur[36]. Les forces de Charles le Gros s'étaient montrées ad regendum imperium invalidæ, comme disent les chroniques. La race de Charlemagne parut aux Francs de Gaule inapte à leur fournir des défenseurs. Aussi, dès l'année 888, menacés d'une nouvelle invasion de Normands, les barons de France se choisirent un chef capable de marcher à leur tête. A Compiègne, le jeudi 15 février 888, ils conférèrent, à l'unanimité, le titre de roi au duc de France, Eudes. Ce fait grave ne rompt pourtant pas encore définitivement, comme on le verra, le faisceau de l'empire carolingien, ni l'attachement traditionnel des populations aux représentants de la famille de Charlemagne.

 

 

 



[1] Lettre citée dans LAVISSE, Hist. de France, t. II, 1re partie, p. 265.

[2] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, trad. LECLERCQ, t. III, 2e part. p. 835.

[3] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, trad. LECLERCQ, t. III, 2e part., pp. 817 et 875.

[4] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, trad. LECLERCQ, t. III, 2e part., p. 818.

[5] GODEFROID KURTH, les Origines de la civilisation moderne, 4e édit., t. II, p. 103 ; Saint Boniface, p. 98 ; HÉFÉLÉ-LECLERCQ, Hist. des Conciles, t. III, 2e part., p. 836.

[6] HÉFÉLÉ, Histoire des Conciles, p. 881.

[7] LAVISSE, Histoire de France, t. II, 1re partie, p. 270.

[8] On a ainsi pensé à faire de l'Irminsul, la colonne du dieu Irmin, l'ancêtre mythique des peuplades germaines désignées par les auteurs de l'antiquité sous le nom d'Irminons. Le nom d'Arminius doit, sans doute, être rattaché lui-même à celui des Irminons ; mais il n'a rien à faire, étymologiquement, avec Hermann, bien que la tradition populaire el la littérature appellent Arminius Hermann le Libérateur.

[9] E. LAVISSE, Hist. de France, t. II, p. 287.

[10] E. LAVISSE, Hist. de France, t. II, p. 291.

[11] FERDINAND LOT et LOUIS HALPHEN, le Règne de Charles le Chauve, p. 3.

[12] F. LOT et L. HALPHEN, le Règne de Charles le Chauve, p. 10.

[13] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 21.

[14] G. MONOD, Du Rôle de l'opposition des races et des nationalités dans la dislocation de l'Empire carolingien, dans l'Annuaire de l'École des Hautes Études, 1896, pp. 5 à 17.

[15] MONOD, Du Rôle de l'opposition des races et des nationalités dans la dislocation de l'Empire carolingien, p. 6, d'après FUSTEL DE COULANGES, Hist. des institutions, etc. Les Transformations de la royauté, p. 616 et suivantes.

[16] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 17.

[17] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 6.

[18] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, pp. 17-18.

[19] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 3.

[20] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 18.

[21] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 24.

[22] Témoignage cité par P. THUREAU-DANGIN, Hist. de la monarchie de Juillet, t. IV, p. 314.

[23] J. CALMETTE, la Diplomatie carolingienne, p. 7.

[24] Ces appellations plus modernes que nous employons, sont plus claires pour le lecteur que les noms des nombreux pagi entre lesquels se répartissaient les divisions administratives du pays, à l'époque carolingienne.

[25] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 95.

[26] JOSEPH CALMETTE, la Diplomatie carolingienne, du Traité de Verdun à la mort de Charles le Chauve, p. 66.

[27] JOSEPH CALMETTE, la Diplomatie carolingienne, du Traité de Verdun à la mort de Charles le Chauve, p. 66.

[28] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 336 et s.

[29] M. PROU, éd. de HINCMAR, De ordine palatii, Introd., p. XXVIII.

[30] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 274.

[31] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 375.

[32] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 376.

[33] R. PARISOT, le Royaume de Lorraine, p. 376.

[34] C. ENLART, dans l'Histoire de l'art d'ANDRÉ MICHEL, t. I, p. 112.

[35] Pour les développements, voyez : E. BABELON, Histoire de la gravure sur gemmes en France, chap. II (gr. in-8°, 1902).

[36] Dans sa Chronique, l'abbé RÉGINON s'exprime, à l'année 888, sur le compte de Charles le Gros, en ces termes énergiques : Post cujus mortem, regna quæ ejus ditioni paruerant, veluti legitimo destituta hærede, in partes a sua compage resolvuntur, et jam non naturalem dominum præstolantur, sed unumquodque de suis visceribus regem sibi creari disposuit.