I ÉTAT POLITIQUE ET SOCIAL DE LA GAULE RHÉNANE APRÈS LES INVASIONS DU CINQUIÈME SIÈCLE.Les grandes invasions du Ve siècle ont consommé la ruine politique et matérielle de l'Empire romain d'Occident. Il n'est plus question désormais de défendre le Rhin contre les assauts des Barbares. La digue germanique est rompue ; la barrière est forcée, sans que personne conserve l'espoir qu'on la puisse relever. L'unité, la gloire et la force romaines, dont le prestige avait si longtemps raffermi les cœurs et soutenu les courages, se sont évanouies. Dans les âmes désemparées, comme dans les choses, l'Empire n'est plus que décombres, regrets et souvenirs. Les différentes régions de l'Europe qu'il avait groupées sous sa main puissante, pour les protéger, sont définitivement dissociées, et chacune d'elles va suivre isolément, jusqu'à Charlemagne, le cours mouvementé de ses destinées. La Gaule est bouleversée ; les Germains se sont imposés en conquérants rapaces et dévastateurs à sa population sédentaire, immuable, mais humiliée, dépouillée, résignée. La grande tranchée du Rhin, cette limite indéfectible de la Gaule, a-t-elle donc achevé son rôle protecteur ? La Germanie et la Gaule sont-elles dorénavant confondues, se donnant la main par-dessus le grand flot, unifiées dans leur population, leur état social, leur culture, de même qu'il arrivera, de temps à autre, à leurs marches frontières, d'être rapprochées sous la même domination politique ? Nous répondrons tout de suite : Nullement ! Chaque page de ce volume sera la démonstration de cette vérité historique. Socialement, la Germanie restera le champ clos du monde barbare, le domaine inviolé du teutonisme, avec la rudesse inhérente à son habitat et à ses traditions. Comme dans l'antiquité, en effet, ce n'est point par la Gaule ou l'Italie que le sang des Germains sera renouvelé et rajeuni, et que leur nombre s'accroîtra immensément : ce sera par les arrivages incessants de nouveaux Barbares accourus de l'Orient slave ou asiatique. Sans doute, et de même qu'aujourd'hui les lointains pays de missions évangéliques, la Germanie, toujours farouche et ombrageuse, recevra de l'Occident, à partir de saint Boniface et de Charlemagne, la civilisation chrétienne, mais le christianisme allemand demeurera jusqu'à nos jours et sous sa double forme catholique et luthérienne, dans les arts comme dans les mœurs, foncièrement empreint d'odinisme, d'âpreté et de barbarie teutonne. Ainsi, au point de vue ethnique et social, la Germanie médiévale est, comme la Germanie antique, exclusivement composée d'éléments barbares. La Gaule, au contraire, même à la suite des invasions du Ve siècle, conserve pour fondement essentiel de sa population, l'élément gallo-romain qui, bien qu'asservi, n'a jamais été ni chassé ni anéanti. Il reste le plus nombreux, le mieux organisé socialement, le plus élevé moralement ; il forme toujours la masse des habitants à laquelle s'amalgame lentement l'élément barbare nouveau venu ; quoique vaincu il exerce sur celui-ci l'influence civilisatrice, comme dans l'antiquité, la Grèce sur Rome victorieuse de l'Orient. Voilà pourquoi il y aura toujours entre la Germanie et la Gaule, y compris la Gaule rhénane, une différence radicale de mœurs, de tendances, d'instincts, de vie sociale. Dès l'époque mérovingienne, ce contraste irréductible éclate, en dépit de l'affluence des Barbares sur la rive gauche du Rhin et de leur domination par le glaive. Sous les nouveaux maîtres du pays, les Gallo-Romains opprimés, mais partout répandus, sont la foule laborieuse, aussi bien dans les campagnes que dans les bourgs et les villes. Tandis que l'aristocratie terrienne, gallo-romaine, fuyant l'invasion, s'est réfugiée à l'abri des remparts des cités, le paysan est resté chez lui, toujours le même, façonné par l'habitat ; il laboure son sillon pour de nouveaux maîtres, installés dans les châteaux-forts (præsidia) et les villas, avec la soldatesque, cette force avec laquelle on ne discute pas. Les villes sont le refuge appauvri des commerçants et des vieilles familles sénatoriales auxquelles, malgré tout, reste confiée l'administration publique, sous la surveillance de la garnison barbare. C'est aux chefs de ces familles qu'incombe toujours, comme autrefois, la charge d'administrer, de rendre la justice, de répartir les impôts, de répondre aux exigences de vainqueurs jamais assouvis. C'est dans leur rangs que, la tourmente apaisée, se recrutent les citoyens qui ont encore quelque souci des lettres et des arts, et les membres du haut clergé catholique dont la science et les vertus en imposent aux chefs barbares. Les malheureux Gallo-Romains pleurent leurs bourgs livrés aux flammes, leurs villas saccagées, leurs cités détruites, ramassant les douloureux débris des incendies et du pillage, mais jouissant quand même, aux yeux des Barbares devenus leurs maîtres, du prestige immanent de la gloire impériale, de la civilisation romaine tant enviée, de l'organisation sociale et administrative, de leur culture intellectuelle et morale. Ils continuent à se régir eux-mêmes suivant la loi romaine ; pour eux, le droit romain reste en vigueur. A côté de la foule gallo-romaine ou plutôt au-dessus d'elle, il y a, suivant les régions, les Francs, les Burgondes, les Visigoths, c'est-à-dire les royautés barbares où l'élément germanique, représenté surtout par les guerriers, se superpose à l'élément indigène, et domine, non point par le nombre ni par l'ascendant moral, mais par la force et le commandement. Les Visigoths, venus par le Danube et l'Italie possèdent le sud-ouest de la Gaule. Les Burgondes, qui avaient longtemps séjourné sur le Rhin, s'avancent, sous les règnes de Gundioc et de Gondebaud, successeurs de Gondicaire (Gunther), sur les rives du Doubs, de la Saône et du Rhône. A partir de Gondebaud (473-516) ils ont des monnaies. Gondebaud, épris de la grandeur romaine, veut en avoir sa part : il cumule le titre de patrice avec d'autres dignités impériales ; il s'affuble avec ostentation des manteaux brodés et chamarrés d'or du cérémonial romain. Le fils de Gondebaud, Sigismond, proteste par une lettre à l'empereur d'Orient Anastase, que les titres impériaux conférés à ses ancêtres ont paru à ceux-ci plus glorieux que ceux qu'ils tenaient de leurs pères. Quant aux Francs, avant Clovis, ils détiennent tout le nord-est de la Gaule, depuis environ l'ancien pays des Némètes et des Triboques, près de Spire et de Strasbourg, jusqu'à l'Océan du Nord et au cours de la Somme ; depuis des siècles ils occupent le nord de la Gaule Belgique où le foyer de leur puissance paraît être la contrée qu'on appelle la Toxandrie. Tout en étant guerriers, beaucoup d'entre eux sont propriétaires de villas, de châteaux pris aux Gallo-Romains, de vastes domaines et de forêts de chasse concédés par le roi à ses leudes. Les Francs ont apporté avec eux, sur la rive gauche du Rhin, le paganisme germain et ils n'ont adopté ni les dieux de l'ancienne Rome ni encore le Christianisme. Guerriers avant tout, enorgueillis de leurs victoires, leurs mœurs sont plus rudes et plus farouches que celles des Burgondes et des Visigoths. Au Ve siècle, le plus puissant des royaumes Francs, celui des Francs Ripuaires, s'étend sur les deux rives du Rhin ; sa capitale est Cologne ; ses villes principales, Coblence, Tolbiac, Tongres. Les royaumes des Francs Saliens, plus au nord-ouest, ont pour capitales Tournai, Cambrai et Thérouanne. Tous ces peuples barbares, arrivés avec leurs coutumes nationales, commencent à en faire entreprendre la codification, à l'imitation des lois romaines, par de savants clercs à leur dévotion. Dans la loi des Francs Saliens, rédigée sur la rive gauche du Rhin, avant le baptême de Clovis, par un clerc d'origine franque, la vie d'un Gallo-Romain est estimée seulement la moitié de celle d'un Franc. Ces Gallo-Romains qu'on a maltraités et dépouillés, — quelque considération qui s'attache à leur situation sociale et à leur brillante culture, — sont à la merci des Barbares. On choisit, par exemple, les plus nobles d'entre eux comme otages en temps de guerre : témoin cet Attale, neveu de Grégoire, évêque de Langres, livré comme otage à un barbare des environs de Trèves, et qui finit par s'échapper[1]. Les limites des royaumes francs, déjà constamment bouleversées au gré de la fortune des armes, étaient encore exposées à d'incessants remaniements, par suite des partages territoriaux qui suivaient la mort des rois. Ce principe du démembrement géographique des États, à la liquidation de chaque succession princière, avait eu, déjà, tendance à s'introduire dans la succession à l'Empire romain ; il reçut son application mouvementée dans la monarchie constantinienne. On avait eu grand'peine à le concilier avec le principe contradictoire de l'unité de l'Empire et il avait fallu prendre contre lui des mesures de sauvegarde dont l'application n'alla pas sans difficultés graves. L'une des plus immorales de ses conséquences fut de raviver ou de perpétuer, dans les familles régnantes, le droit de vie et de mort que le chef de famille avait, à l'origine, sur tous les siens, dans les sociétés patriarcales. Ce droit monstrueux fut appliqué universellement, aussi bien chez les Gaulois et les Germains que dans les monarchies orientales de l'antiquité. Il subsiste, comme raison d'État et renaît, de temps à autre, dans le monde hellénique, inavoué, obscur, non défini, mais appliqué en fait, trop souvent, à Rome même et dans les temps modernes : c'est lui, c'est la raison d'État qu'il faut reconnaître dans l'ordre donné par Constantin, de mettre à mort son fils Crispus ; dans la condamnation à mort, par le roi Frédéric-Guillaume Ier, de son fils qui, gracié, devait devenir le grand Frédéric ; dans la cruauté du tsar Pierre le Grand qui, en 1718, fait décapiter son fils ; et Voltaire approuve, au nom de la raison d'État. La tradition de ce droit primitif était d'autant plus vivace chez les peuples germaniques qu'ils se trouvaient, par leurs mœurs, plus rapprochés de la période patriarcale de leur développement. La société mérovingienne en fournit des applications pour ainsi dire quotidiennes, en dépit de la loi chrétienne qui cherche à s'y opposer. Le partage successoral des États, quelque palliatif qu'on put tenter pour en atténuer les désastreux effets, amènera le démembrement incessant de la Gaule franque qui, en vertu de ce principe barbare, ne parviendra jamais à restaurer, d'une manière stable et définitive, l'unité politique de la Gaule romaine. Au début de la période féodale, il finira par annexer à la Germanie les provinces de l'est de la Gaule, malgré leurs traditions, leurs aspirations et leurs tendances. Mais cet accouplement politique de deux mondes étrangers l'un à l'autre, — la France rhénane et l'Allemagne, — n'entraînera point la communauté des intérêts, l'identité des mœurs. En fait et dans le sentiment universel, dès l'époque mérovingienne, ces deux mondes, séparés par le Rhin, demeurent hostiles. Sur la rive droite, la Barbarie, toujours menaçante, inorganisée, païenne, odinique, sans villes ni routes, comme au temps de Jules César, de Tacite ou de Julien ; sur la rive gauche, le long du bord même du fleuve, des villes nombreuses, avec tous les rouages de l'organisation romaine et chrétienne. Les divisions administratives elles-mêmes, dans les royaumes francs, à cheval sur le Rhin, restent fondées sur cette distinction. Les Barbares respectent l'ordre de choses romain avec d'autant plus de scrupule qu'ils ont la prétention de continuer l'empire, d'en garder les institutions, les formes extérieures, et de s'adapter à la culture romaine. Et puis, tour à tour ils deviennent chrétiens ; or, l'Église avait en quelque sorte consacré les cadres de l'administration impériale, en se les appropriant. Pour constituer ses diocèses, elle avait pris là division par provinces subdivisées en civitates, qui était celle de l'administration civile. Au point de vue religieux, la capitale de la province s'appela métropole et eut un évoque métropolitain. La civitas fut, comme la province, à la fois une circonscription civile et une circonscription ecclésiastique. Dans chaque civitas il y eut un comte nommé par le roi et un évêque. Au temps de Grégoire de Tours, au VIe siècle, la Gaule a onze provinces ecclésiastiques ou métropoles. Celles des bords du Rhin qui seules nous intéressent, formaient la Première Belgique (Provincia Belgica prima) dont la métropole était Trèves. Les civitates qui en relevaient sont les suivantes : La civitas Rauracorum ou Basiliensium. Augst avait été détruite par Attila ; Bâle qui la remplaça subit la domination des Burgondes, puis celle des Alamans de la rive droite du Rhin, jusqu'à ce que ces derniers fussent battus par Clovis, en 496. La cité de Bâle, à l'époque mérovingienne, comprenait tout le Sundgau, s'étendant ainsi dans la vallée alsacienne jusqu'à Colmar, comme jadis les Séquanes. Elle fut rattachée tantôt au royaume d'Austrasie, tantôt au royaume de Bourgogne. La civitas Argentoratensium ou cité de Strasbourg, comprenait le Nordgau ou Basse-Alsace. Grégoire de Tours l'appelle d'abord urbs, quæ Strataburg vocant ; puis Argentoratensis urbs, quæ nunc Strateburgum vocant. Ce sont là les premières apparitions du nom, peut-être germanique, de Strasbourg[2]. La numismatique s'accorde avec le témoignage de Grégoire, puisque parmi les monnaies d'or mérovingiennes frappées à Strasbourg, les unes portent la légende ARGENTORATO FIT et les autres, un peu plus récentes, STRADIBVRGI. Si, comme on l'a vu, les Triboques n'ont pu fonder Argentoratum, il est possible que, plus tard, ils aient été pour quelque chose dans le développement de Strateburgum qui s'était établi au pied du castellum gallo-romain. D'habitude, en effet, il se formait autour des camps romains des agglomérations de populations vagues, aubergistes, petits marchands ou artisans de bas métiers, vivant, du soldat, installés dans des cabanes et que, pour cette raison, on appelait du terme générique de vicus Canabensis. Aujourd'hui, les soldats donnent à ces espèces de camps-volants auxquels l'autorité vigilante assigne une place déterminée, le nom pittoresque et significatif de Coquinville. Ces établissements suivent les armées et se déplacent avec elles ; mais lorsqu'il s'agissait d'un castellum, le vicus Canabensis s'installait naturellement à demeure et finissait par constituer un bourg ou même une ville véritable, annexe de la forteresse. C'est ainsi que se fonda, à côté d'Argentoratum, Strateburgum, sans doute avec un élément de population triboque mêlé à d'anciens soldats. La civitas Mettensium, chef-lieu Metz, l'antique capitale des Médiomatrices, devenue celle du royaume des Francs Austrasiens, Francs de l'Austrie ou Francs de l'Est de la Gaule. La civitas Leucorum, chef-lieu Toul (Tullum). La civitas Verodunensium, chef-lieu Verdun (Virodunum). La civitas Treverorum, chef-lieu Trèves, qui s'étendait jusqu'à Coblence sur le Rhin. La ville s'était un peu relevée de ses ruines ; bénéficiant du souvenir de son ancienne splendeur, elle devint la métropole de la Première Belgique, après que Mayence eut été détruite par les Vandales, en 407. La civitas Nemetum, chef-lieu Spire (Spira), l'ancien Noviomagus gaulois. La civitas Vangionum, chef-lieu Worms (Warmatia), l'ancien Borbitomagus gaulois. La civitas Moguntiacensium, chef-lieu Mayence (Moguntiacum). En 407, ravagée par les Vandales, Mayence perdit le titre de métropole de la Première Germanie, et elle passa sous la juridiction de l'évêque de Trèves. Ce fut seulement beaucoup plus tard, en 748, que Mayence étant relevée de ses ruines, le pape Zacharie la constitua en siège archiépiscopal ; les cités de Tongres, Cologne, Worms, Spire et Utrecht, en dépendirent, ainsi que toutes les nations de Germanie, pays barbare de mission et d'évangélisation[3]. La civitas Agrippinensium ; chef-lieu Cologne, qui fut, au VIe siècle, la capitale d'un royaume franc. La civitas Tungrorum ; les évêques de Tongres quittèrent cette ville après qu'elle eut été dévastée par Attila, en 451. Ils s'établirent à Maëstricht (Trajectum ad Mosam), puis, au VIIIe siècle, à Liège (Leodicum) avec saint Hubert. Les villes du Rhin au-dessous de Cologne, qui avaient eu, vers la fin de l'Empire romain, le rang de civitates, ruinées par les invasions, perdirent ce titre et furent rattachées aux cités de Tongres ou de Cologne. De ce nombre sont Vetera (Xanten), Colonia Trajana (Köln, près Clèves), Noviomagus (Nimègue), Lugdunum Batavorum (Leyde). Toutes ces vieilles cités rhénanes continuaient leurs rapports d'autrefois avec le reste de la Gaule. Elles étaient gallo-romaines et non point germaines, en dépit de l'origine ethnique des maîtres du pays. Leurs aspirations, le principe de leur vie économique, industrielle, intellectuelle, leurs regards sont tournés non point du côté de la Germanie, mais exclusivement vers la Gaule. Nous l'avons démontré ; de nouvelles preuves de cette assertion sont fournies par l'histoire religieuse du pays rhénan. Saint Martin évêque de Tours dans la seconde moitié du ive siècle, parcourt les pays rhénans aussi bien que le reste de la Gaule ; il y exerce son apostolat errant, à la poursuite des idoles de l'Odinisme apportées par les Barbares. De Worms, où il commence son apostolat, Martin se rend à Trèves auprès de l'évêque Maximin. Celui-ci était d'origine poitevine et son frère Maxence était, lui-même, évêque de Poitiers. Saint Paulin (349-358), saint Lubentius, saint Castor, saint Quiriace qui illustrèrent successivement l'église de Trèves étaient poitevins. Saint Séverin, évêque de Cologne vers 365, était de Bordeaux. Saint Nizier ou Nicet, évêque de Trèves, de 527 à 566 environ, était originaire du Limousin. Son successeur, Magnéric, le conseiller des rois Childebert et Gontran, était comme lui, issu d'une noble famille gallo-romaine, probablement de la même province. Saint Armand, évêque de Maëstricht, était né à Herbauge, au diocèse de Nantes. Saint Remacle, son successeur, fut abbé de Solignac en Limousin, avant de devenir évêque de Maëstricht, en 649. Du IVe au VIe siècle, la Gaule du centre et de l'ouest, moins éprouvée par les invasions, est la pépinière d'où sont trans- plantés en pays rhénan, les évêques, clercs et moines qui faisaient défaut dans les églises bouleversées par les Barbares. Thierry Ier fit venir de Clermont d'Auvergne un grand nombre de clercs pour servir à l'église de Trèves qui en manquait[4]. Et cela n'est point indifférent à constater, dans un temps où l'influence du clergé fut si considérable au point de vue social. Le premier de nos historiens nationaux, Grégoire, évêque de Tours à partir de 573, parcourt à diverses reprises les pays rhénans. Il raconte qu'il visita, à Cologne, l'église collégiale de Saint-Géréon, élevée, disait-on, sur l'emplacement où furent massacrés des soldats de la légion thébéenne ; il admire les splendides mosaïques de cette basilique. Le prestige moral du vénérable évêque de Tours, successeur de saint Martin, s'impose aux rois francs les plus farouches. Sans entrer dans les détails de la vie de ces personnages ecclésiastiques, nous voyons par eux combien étaient demeurées actives les relations de Trèves, de Cologne et des autres villes rhénanes avec le reste de la Gaule, en dépit de l'élément germanique qui vint se superposer à leur population gallo-romaine. A cette unité de traditions et d'éducation, les Gallo-Romains de toutes les provinces de la Gaule ajoutent l'unité des croyances religieuses et la fraternité chrétienne. Le désir des Barbares d'entrer dans l'Empire ou de le continuer, de jouer pour ainsi dire au Romain, les pousse à se faire chrétiens comme les Gallo-Romains, à répudier jusqu'à leurs jargons germaniques. Cette civilisation gallo-romaine, avec tout le cortège de ses éléments moraux et matériels, — le luxe public et privé, le raffinement des mœurs, les lettres et les arts, — les Barbares élevés dans le métier des armes, savaient bien que la source n'en venait pas d'eux-mêmes ni de la rive droite du Rhin, mais de la tradition de ces familles séculairement enracinées dans le sol conquis par eux et au milieu desquelles ils ne pouvaient que faire figure de parvenus. Par atavisme ils ont encore un pied dans la Barbarie germaine ; malgré toute leur bonne volonté, les meilleurs restent imprégnés de rusticité crue, cruda rusticitas, suivant l'expression de Grégoire de Tours ils sont des semi-barbares et leur christianisme de forme ne réussit que superficiellement à transformer leurs mœurs. Néanmoins, il donne une réelle autorité aux évêques gallo-romains dont les chefs barbares aiment à faire leurs conseillers. Ainsi, s'il n'y a plus de frontière rhénane au point de vue politique, le Rhin reste quand même, répétons-le, le fossé profond, la barrière matérielle et morale qui sépare la civilisation et la barbarie. On ne peut pas dire, avec certains auteurs modernes, qu'à partir du Ve siècle, les intérêts des deux rives du grand fleuve sont devenus communs et distincts de ceux du reste de la Gaule. Non ! les intérêts des Germains de la rive droite et ceux des populations de la rive gauche ne se sont jamais confondus. La domination politique a été souvent la même, sans doute ; mais d'un côté est le repaire de la barbarie toute seule et sans partage, et de l'autre, la civilisation gallo-romaine christianisée, à laquelle les Barbares entrés en Gaule sont si heureux et si fiers de se mêler. Sur la rive droite du Rhin, même dans les cantons occupés par des populations de race franque, il n'y a, comme autrefois, ni villes, ni civitates, ni diocèses. Les rois francs y nomment des ducs, c'est-à-dire des chefs militaires ; pour l'Église, c'est un pays de missions in partibus infidelium. Les Germains n'y sont pas plus avancés qu'à l'époque de Tacite. Nous le savons déjà : leur habitat leur imposait cette immutabilité dans la barbarie et dans l'isolement forestier. Seules, quelques tribus germaines, voisines du Rhin, forcées par les Romains de vivre à l'état sédentaire, avaient quelque peu évolué, parce qu'elles avaient défriché, cultivé, bâti des maisons ; par là, elles avaient modifié la nature de leur habitat et leurs mœurs. Parmi celles-ci, nous comprenons les Bavarois au sud, et les Francs transrhénans, fixés sur les bords du Mein inférieur. A l'arrière-plan, à l'est des Francs, s'agitaient les Thuringiens, les Saxons, les Alamans, et derrière ceux-ci, comme jadis, les immanissimæ gentes. II LE ROYAUME FRANC DE CLOVIS (481 -511).Au milieu des horreurs dont les annales de la dynastie mérovingienne sont remplies, une grande idée domine et hante l'esprit de ces hommes farouches, de ces femmes atrocement ambitieuses : chacun cherche à reconstituer à son profit l'unité de la Gaule, parce qu'il sent qu'elle subsiste dans l'instinct des populations. Pour réaliser cette unité et créer la monarchie franque, il faut, à chaque génération, faire disparaître les effets des partages successoraux que veut la coutume traditionnelle des Germains ; pour être l'héritier unique, chacun songera à supprimer ses rivaux copartageants, inexorablement, fussent-ils ses frères, ses neveux, ses parents à un degré quelconque. Ce n'est point par là, toutefois, que Clovis eut à faire débuter la création de la monarchie. Il commença par enlever au patrice romain Syagrius le pays d'entre la Somme et la Loire ; puis, il tourna ses armes contre les Alamans. Ces Barbares, dont les premières déprédations sur le haut, Rhin et en Alsace remontaient à deux siècles et demi, avaient le génie du pillage à fond ; ils ne laissaient rien derrière eux ; ils savaient découvrir toutes les cachettes ; s'ils l'eussent pu, ils eussent emporté jusqu'aux murailles des maisons, dit un historien du Ve siècle[5]. Ils occupaient, au temps de Clovis, sur la rive droite du fleuve, tout le pays de Bade, c'est-à-dire les anciens champs Décumates et une partie de la Souabe ; sur la rive gauche, ils étaient les maîtres intermittents de l'Alsace et des deux versants des Vosges, ainsi que de la Suisse jusqu'aux Alpes et au lac de Constance dont ils avaient chassé les Burgondes. Des conflits incessants se produisaient entre eux et les Francs Ripuaires, leurs voisins du nord, le long du Rhin. Dans l'un de ces combats, à Zulpich (l'ancien Tulbiacum), le roi des Francs Ripuaires, Sigebert, successeur de Clodebaut, avait reçu au genou une blessure grave qui le fit appeler désormais Sigebert le Boiteux. Vers 496, Clovis vengea les Francs Ripuaires et remporta sur les Alamans une victoire qui le rendit maître de toute la rive gauche du Rhin, même des cités de Bâle et de Vindonissa. Les Alamans furent contraints de reconnaître sa suzeraineté et de s'engager à lui payer un tribut annuel. Puis, pour imiter les empereurs d'autrefois, Clovis porta ses armes sur la rive droite du Rhin ; il soumit les Francs et les autres Germains qui habitaient les bords du Mein et le pays forestier des sources du Weser. La domination mérovingienne se maintint après lui sur cette région : telle fut l'origine du duché de Franconie, dont le nom même rappelle les tribus franques qui s'y étaient fixées et qui, au contraire des Francs qui avaient passé le Rhin, demeurèrent toujours germaniques par leur langue et leurs mœurs. C'est à la suite de cette campagne que Clovis fut baptisé par saint Remi. Cette conversion de Clovis au catholicisme, inspirée comme celle de Constantin par des visées politiques, eut une portée immense : c'est la pierre de fondation de l'empire franc. Par elle, furent rattachées à Clovis toutes les populations gallo-romaines. Les villes rhénanes, avec leur aristocratie locale, leurs commerçants, leurs bateliers, leurs artisans, — quelques profondes atteintes qu'elles eussent subies, — étaient là encore, courbées sous le joug de la soldatesque franque, et d'autant plus attachées au catholicisme que c'était tout ce qui leur restait de leur passé gallo-romain. Tous les rangs de la société se serraient d'autant plus étroitement autour des évêques, que l'autorité civile d'origine romaine s'était évanouie ; les évêques étaient leur unique soutien en face des dominateurs barbares. Voilà pourquoi la conversion de Clovis inclina vers lui tous les cœurs, non seulement dans la province appelée Première Belgique, mais même dans les royaumes Burgonde et Visigoth, ce qui est bien la preuve de la persistance de l'unité morale de toute la Gaule. Saint Avit, évêque de Vienne, écrit à Clovis pour le féliciter ; l'évêque de Rodez, saint Quintien, est chassé de sa ville par les Visigoths parce qu'il appelle les Francs de ses vœux[6]. Ces aspirations des Gallo-Romains cadrent avec l'ambition de Clovis et la favorisent. Nous dirions aujourd'hui qu'il avait avec lui l'opinion publique, et que celle-ci le poussait à reconstituer sous son sceptre l'unité de la Gaule. Elle l'aida à rendre les Burgondes tributaires (500) et à écraser les Visigoths (507). Ces succès éclatants avivèrent les instincts farouches et impatients qui sommeillaient dans l'âme du Barbare. Il n'eut plus de repos avant qu'il se fut emparé des royaumes francs restés indépendants de lui. Ces conquêtes nouvelles, il les fit à la manière germaine qui simplifiait tout, c'est-à-dire par la perfidie et l'assassinat ; ce fut, comme aujourd'hui encore, l'absence de tout scrupule, la ruse et l'abus monstrueux de la force brutale : à son avis, les petits États n'avaient pas le droit de vivre. Il jeta d'abord son dévolu sur le royaume de son cousin, Sigebert le Boiteux, roi des Francs Ripuaires, à Cologne. Un jour, pendant qu'il séjournait à Paris, raconte Grégoire, Clovis envoya à Chlodéric, fils de Sigebert, ce message secret : Voilà que ton père est vieux et qu'il boite de son pied malade ; s'il venait à mourir, son royaume t'appartiendrait de droit, ainsi que notre amitié. Le fils de Sigebert comprit et résolut de tuer son père, à la première occasion. Sigebert étant donc sorti de Cologne, traversa le Rhin pour aller chasser dans la forêt de Buchau (Buconia). A midi, il dormait sous sa tente, son fils le fit égorger ; puis il envoya dire à Clovis : Mon père est mort, et j'ai en mon pouvoir ses trésors et son royaume ; envoie-moi quelques-uns des tiens et je leur remettrai volontiers tout ce qui pourra te convenir. Clovis lui répond : Je t'envoie des messagers, mais montre-leur seulement les trésors, car je n'ai point l'intention de t'en demander la moindre part. Les messagers se présentent et Chlodéric leur dit : Voilà le coffre dans lequel mon père avait coutume d'entasser ses pièces d'or. — Plonges-y la main jusqu'au fond, lui répondent-ils, pour te rendre bien compte de ce qu'il renferme. Pendant que Chlodéric est ainsi baissé, l'un des envoyés levant sa francisque lui fend le crâne. Clovis apprenant que Sigebert et son fils sont morts, accourt à Cologne et dit au peuple : Pendant que je naviguais sur l'Escaut, Chlodéric, fils de mon cousin, a tué son père, et lui-même a été assassiné je ne sais par qui, au moment où il ouvrait les trésors de Sigebert. Je suis étranger à tout cela ; car j'aurais horreur de répandre le sang de mes parents ; ce serait un crime. Mais puisque de tels événements sont arrivés, je vous conseille de me donner votre foi : mettez-vous sous ma protection. Les guerriers répondent par des applaudissements ; ils élèvent Clovis sur le pavois. Des assassinats commandés par la raison d'État, servie par les instincts barbares, rendent 'de la même façon Clovis maître des royaumes francs de Cambrai et du Mans. C'est ainsi que Clovis fonde, avec l'assentiment général, la monarchie franque et reconstitue sous son sceptre l'unité de cette Gaule, dit Duruy, si bien disposée pour une seule domination. Alors, les annalistes racontent avec quelle joie naïve et exubérante Clovis reçut, de l'empereur Anastase, le manteau de pourpre et le sceptre d'ivoire, avec les titres romains de consul et d'Auguste. Le grand roi des Francs, le chef de toute la Gaule, fut revêtu solennellement des insignes du consulat romain dans la basilique de Saint-Martin, à Tours ; son amour-propre était satisfait, son orgueil exultait ; les populations gallo-romaines crurent au retour de la civilisation et de la prospérité de la Gaule, dans son unité rétablie sous l'égide d'un nouveau Constantin. Comme tous les Barbares, Clovis était séduit par le prestige extérieur, la pompe romaine, la magnificence du costume et des cérémonies. De ce moment, il se considère comme l'égal de l'empereur d'Orient, le successeur des empereurs d'Occident : lui, d'origine germaine, il est le chef franc, gallo-romain d'adoption, qui se dresse, comme autrefois les empereurs, contre le germanisme et la barbarie d'outre-Rhin. La conversion des Francs au catholicisme, en leur donnant en quelque sorte la naturalisation gallo-romaine, faisait d'eux l'aristocratie des Barbares installés en Gaule, et cette supériorité morale avivait encore leur morgue guerrière. Ils ont la fierté du nom Franc, comme jadis le civis romanus avait la fierté du nom Romain. Être Franc est un titre de noblesse ; aussi, gardent-ils, à présent, leurs noms francs, tandis qu'autrefois, sous l'Empire, ils prenaient des noms romains. Ce sentiment s'exalte avec redondance dans le Prologue même de la loi Salique : Gens Francorum inclyta, auctore Dei condita, fortis in armis, firma in pacis fœdere, profunda in consilio, corpore nobilis, incolumna candore, forma egregia, audax, velox et aspera. Malgré tout, aux yeux des Francs eux-mêmes, cet orgueil de race garde son infériorité morale par rapport aux Gallo-Romains : Rome règne encore sur les imaginations, dit le Goth Jordanès. Pour s'élever en noblesse à la hauteur des Gallo-Romains, les Francs ont beau répudier leur germanisme ; embrasser le catholicisme, remporter d'éclatantes victoires : il leur manque des parchemins, comme on dirait à l'époque moderne ; ils se sentent des parvenus. A tout prix, il importe de démontrer que la race franque est aussi illustre et aussi ancienne que la race romaine et qu'elle a les mêmes ancêtres. Voilà pourquoi des clercs d'origine franque,-instruits dans les lettres latines, imaginent de rattacher la race franque aux légendes qui entourent le berceau de Rome elle-même. Ils forgent, sans vergogne, un premier ancêtre de la race royale des Francs, Franco, dont ils font un arrière-petit-fils de Priam, le roi fugitif des Troyens, et par ce stratagème littéraire, la race franque devient classique et l'égale de la race romaine. La ville de Paris tire son nom de celui de son fondateur le berger Pâris ; celle d'Asberg, près Duisburg (Asciburgium) sur le Rhin, est censée avoir été fondée par Ulysse, au cours de ses aventures sur mer, contées par Virgile. Xanten, l'ancien Castra Vetera est appelée Troja Francorum dans les récits épiques du XIe siècle. Ces prétentions naïves, consignées jusque dans les chroniques médiévales comme celle de Rigord, l'historien de Philippe-Auguste, sont importantes à constater : ce ne sont pas seulement des puérilités, comme on le croit d'ordinaire ; il faut y reconnaître l'indice de cette sorte de fascination que la culture gallo-romaine ne cessait d'exercer sur l'esprit des Barbares conquérants de la Gaule[7]. La Renaissance n'eut garde de l'oublier ; tous les poètes et littérateurs français du XVIe siècle, y compris la Franciade de Ronsard, professent que les Francs descendent des Troyens. Toute la tradition médiévale considère Clovis, descendant direct de Franco, arrière-petit-fils de Priam, comme le fondateur de la Monarchie française ; et cette Monarchie indissoluble, le regnum Francorum, comprend toute la Gaule gallo-romaine, c'est-à-dire aussi bien l'Austrasie rhénane que la Neustrie, la Bourgogne et l'Aquitaine. Telle est la doctrine française dont nous constaterons l'application tout le long des siècles de notre histoire nationale. III LA GAULE DE L'EST, SOUS LES FILS DE CLOVIS (DE 511 À 561).L'unité reconstituée de la Gaule, accueillie avec bonheur par toutes les populations qui y voyaient un gage de relèvement, ne dura que peu d'années. Au partage de l'héritage de Clovis entre ses quatre fils, en 511, l'aîné, Théodoric ou Thierry ier eut la Gaule de l'est : Reims, Châlons, Toul, Verdun, Metz, Trèves, Spire, Worms, Mayence, Cologne, Tolbiac, Neuss, furent les principales villes de ce royaume, qui débordait aussi sur la rive droite du Rhin. A Thierry échut, dès lors, la tâche redoutable de tenir en respect les Barbares de Germanie, moins instables que jadis, mais toujours turbulents et dangereux. Pour remplir cette mission qui rappelait celle des légions d'autrefois, il fallait une armée nombreuse et constamment sur le pied de guerre. De là, l'importance plus grande que prirent dans la France de l'est, les ducs, les comtes, les leudes c'est-à-dire les hommes de guerre. L'Austrasie, comme à l'époque romaine, demeura plus militaire que la Neustrie, la Bourgogne ou l'Aquitaine. En Germanie, les conglomérats nouveaux formés par les tribus barbares, s'appelaient maintenant les Saxons et les Thuringiens. Leurs incursions sur les territoires des tribus franques de la rive droite du Rhin étaient constantes ; ils menaçaient même la Gaule d'une nouvelle invasion générale, tandis que se multipliaient aussi les pirateries des Danois sur les côtes frisonne et batave, aux embouchures du Rhin et de la Meuse. Vers 515, le roi des Danois Chochilaïc vint débarquer sur un bras de la Meuse et pilla la contrée. Le roi Thierry envoya contre les Danois une armée conduite par son fils Théodebert qui remporta une grande victoire. L'épopée scandinave a chanté la valeur guerrière de Beowulf, neveu de Chochilaïc, dans cette bataille, le premier épisode retentissant des pirateries des Danois et des Normands sur les côtes de la Gaule franque[8]. La légende s'empara aussi de la conquête de la Thuringe par le roi franc. Ce fut une opération longue et difficile dans ce pays de forêts montagneuses et de marécages, hanté par les souvenirs de Varus et d'Arminius. Les Thuringiens ou fils du dieu Thor, n'avaient rien laissé perdre de la cruauté et de la fourberie des Barbares qui les avaient précédés. Ils étaient gouvernés par trois frères, Baderic, Hermanfried et Berthaire, qui régnaient conjointement et sans partage. Poussé par sa femme, très ambitieuse, Hermanfried résolut de se débarrasser de ses frères pour régner seul. Il tua Berthaire, mais il n'osait s'attaquer à Baderic. Un jour qu'Hermanfried allait prendre son repas, raconte Grégoire de Tours, il trouva seulement la moitié de la table mise, et comme il en témoignait sa surprise : Il convient, répondit la reine, que celui qui se contente d'une moitié de royaume, n'ait que la moitié d'un repas. Excité par ces paroles et d'autres semblables, Hermanfried fit parvenir un message secret à Thierry pour le pousser à attaquer son frère : Si tu le mets à mort, lui mande-t-il, nous partagerons par moitié ce pays. Thierry réunit son armée à celle d'Hermanfried ; Baderic fut vaincu et tué. Mais le forfait perpétré, Hermanfried refusa d'exécuter sa promesse au roi Thierry. Pour lors, celui-ci rassemble ses guerriers : Rappelez-vous, leur dit-il, que les Thuringiens sont venus attaquer vos pères, qu'ils leur
enlevèrent tout ce qu'ils possédaient, suspendirent les enfants aux arbres par
le nerf de la cuisse, firent périr d'une mort cruelle deux cents jeunes
filles, les liant par le bras au cou des chevaux qu'on forçait, à coups
d'aiguillons acérés, de s'écarter chacun de son côté, en sorte qu'elles
furent mises en pièces. D'autres furent étendues sur les ornières des chemins
et clouées en terre avec des pieux ; puis, on faisait passer sur elles des
chariots chargés, et leurs os ainsi broyés, ils les laissaient pour servir de
pâture aux chiens et aux oiseaux de proie. A ces paroles, les Francs répondent par un cri de vengeance. On court aux armes ; le roi de Soissons, Clotaire, prend part à l'expédition. A l'approche des Francs, les Barbares creusent des tranchées profondes, dissimulées habilement sous une couche de gazon. Les premiers rangs des guerriers francs s'engouffrent dans le piège ; le combat demeure longtemps incertain. A la fin, les Thuringiens, refoulés en désordre, sont acculés à l'Unstrut. Là, le carnage est tel que les cadavres des Barbares amoncelés dans le lit de la rivière servent de chaussée aux Francs qui passent ainsi sur l'autre rive. Mais Hermanfried s'était échappé. La paix conclue, Thierry l'engagea à venir le trouver, en lui donnant sa parole qu'il ne courait aucun danger, et il le combla de présents. Mais pendant qu'ils devisaient ensemble, se promenant sur les murs de Tolbiac, Hermanfried, poussé par je sais qui, dit le chroniqueur, tomba du haut du rempart et rendit l'esprit. C'est ainsi qu'en 531, Thierry et son frère Clotaire vinrent à bout de dompter les Thuringiens dont le pays devint une annexe de la monarchie franque. Son fils, Théodebert, après avoir contraint les Alamans à reconnaître son autorité et à lui payer tribut, entreprit une expédition en Italie ; éclairé et instruit, autant que valeureux guerrier, l'esprit hanté des souvenirs romains, il fit introduire par des clercs dans les coutumes barbares, des règles empruntées au droit romain, des principes chrétiens, des garanties et des privilèges pour le clergé et les églises. Il se considérait comme l'héritier des empereurs d'Occident, ce qui flattait à la fois les Francs nia population gallo-romaine. Il est le premier prince franc qui ait substitué son nom en toutes lettres, sur les monnaies, à la place de celui de l'Empereur. Une autre innovation importante dans le monnayage de Théodebert consista dans l'indication, sur les pièces, du nom des ateliers où elles furent frappées. On relève ainsi, sur les monnaies d'or de ce prince, les initiales de Trèves, Mayence, Cologne, Andernach, Remagen, Bonn, Metz, Toul et quelques autres. A cette simple nomenclature on devine la renaissance à la vie commerciale et industrielle des populations rhénanes. Mais s'il y a des ateliers monétaires dans toutes les villes échelonnées le long de la rive gauche du Rhin, remarquons qu'il ne s'en trouve aucun sur la rive droite. Malgré tout, la sécurité dans le pays rhénan demeurait précaire ; ce ne sont pas seulement les villes qui, prudemment, s'entourent de murailles pour se prémunir contre les attaques brusquées des Germains, ce sont même les monastères et jusqu'aux fermes rurales. Fortunat nous a laissé la description du château que l'évêque de Trèves, saint Nicet (527-566), s'était fait bâtir sur le bord de la Moselle. C'était une vaste enceinte qui entourait un plateau escarpé et défendu par la rivière et l'un de ses affluents. Trente tours crénelées flanquaient ce rempart ; l'enceinte ainsi constituée renfermait des champs cultivés et un moulin à eau. Au point culminant se trouvait, comme une véritable acropole antique, le château où l'évêque habitait et tenait sa cour. Comment conjecturer ce qu'il fut advenu de l'Occident si le roi de Metz, maître de la rive droite du Rhin et des sources du Danube jusqu'au Lech, eut réalisé son aventureux projet d'expédition sur l'Orient et Constantinople où régnait alors Justinien ? Mais Théodebert mourut jeune encore, d'un accident de chasse, en 547. Pour des desseins aussi vastes que ceux qu'il avait osé concevoir, il fallait de grandes ressources. Aussi, avait-il été amené à pressurer ses sujets. Son principal intendant du fisc était un personnage nommé Parthenius, qui se fit exécrer pour ses exactions. A peine Théodebert était-il décédé, que la colère populaire fit explosion contre lui : on voulait le mettre à mort. Parthenius obligé de quitter Metz, supplia deux évêques de l'accompagner et de rentrer avec lui à Trèves, pour apaiser la foule. Au cours du voyage on s'arrêta dans une hôtellerie. Tout à coup, au milieu de la nuit, Parthenius qui était couché, pris d'une terreur subite, s'écrie avec force : Heu ! Heu ! au secours ! secourez un homme qui meurt ! Ceux qui étaient dans la chambre, réveillés par ces cris, demandent ce qui se passe ; Parthenius s'explique : Je viens de voir Ausanius, mon ami, et Papianilla, ma femme, que j'ai tués autrefois ; ils m'appelaient en jugement et me disaient : Viens te défendre, car il faut que tu comparaisses avec nous au tribunal de Dieu. Poussé par la jalousie, Parthenius avait, en effet, quelques années auparavant, tué sa femme innocente et son ami. Enfin, on parvint à Trèves. Les évêques voyant qu'ils ne pouvaient apaiser la sédition, prirent le parti de cacher Parthenius dans l'église. Ils le mirent dans un coffre et étendirent sur lui des vêtements qui servaient au culte. La foule étant entrée, le chercha dans tous les coins de l'église. Les forcenés se retiraient, furieux de n'avoir rien trouvé, lorsque quelqu'un de la troupe ayant conçu un soupçon, se mit à dire : Voici un coffre dans lequel nous n'avons pas cherché. Comme les gardiens déclaraient qu'il n'y avait dedans que des ornements d'église, les autres demandèrent la clef : Si vous ne l'ouvrez à l'instant, dirent-ils, nous le briserons nous-mêmes aussitôt. Le coffre ayant été ouvert, et le linge détourné, ils y trouvèrent Parthenius et l'en retirèrent en s'écriant : Dieu a livré notre ennemi entre nos mains. Aussitôt, ils le frappent à coups de poing, lui crachent au visage ; et après l'avoir attaché à une colonne, les mains liées derrière le dos, ils le lapident. C'était du reste, ajoute Grégoire, un homme d'une grande gloutonnerie et sans éducation[9]. Le rétablissement de l'unité de la monarchie franque, le rêve dé Théodebert, se fit dix ans après sa mort, au bénéfice de son oncle Clotaire fer, le roi de Soissons. Celui-ci s'empara d'abord de l'Austrasie, à la mort de Théodebald, le jeune fils de Théodebert, en 553 ; puis, la mort de Childebert, cinq ans plus tard, le fit hériter du royaume de Paris. La monarchie franque de Clotaire, le regmun Francorum, fut même plus vaste que celle de Clovis, puisqu'en Gaule il y ajouta la Provence et que, sur la rive droite du Rhin, les Alamans, les Bavarois et les Thuringiens reconnurent sa suzeraineté. Il lui restait à réduire les Saxons. Depuis des siècles déjà ceux-ci se signalaient par leurs incursions et leurs ravages en Gaule : ils ne devaient être définitivement domptés que par Charlemagne. Leurs succès passagers avaient surexcité leur audace. En vain les empereurs romains, nous l'avons vu, avaient jadis distribué des terres à plusieurs de leurs bandes, en Flandre, en Normandie, sur la Loire ou en d'autres contrées ; ils se reformaient toujours plus nombreux. Au VIe siècle, on les trouve cantonnés le long de la mer du Nord, sur le Weser et l'Elbe. Sur mer, dépassant en audace les Scandinaves eux-mêmes, ils ravagent presque impunément les côtes de la Gaule jusque sur l'Atlantique : C'est un jeu pour ces pirates, écrit Sidoine Apollinaire, de sillonner la mer de Bretagne sur des cuirs cousus... De tous les ennemis le Saxon est le plus cruel. Leur refus de payer au roi des Francs un tribut annuel de 500 vaches, auquel quelques chefs s'étaient engagés autrefois, fut le prétexte d'une nouvelle expédition contre eux. Ces Barbares avaient hérité de toute la fourberie des anciens Germains, natum mendacio genus, si bien que les guerriers Francs eux-mêmes déclarent qu'on ne peut se fier à leur parole. Clotaire franchit le Rhin avec ses leudes et son armée. Il s'était avancé jusqu'auprès des frontières des Saxons, lorsque ceux-ci lui envoient des ambassadeurs chargés de lui dire : Nous n'avons pas de mépris pour toi ; ce que nous avions coutume de payer à tes frères et à tes neveux, nous ne te le refusons pas ; nous te donnerons même davantage, si tu l'exiges. Nous ne désirons qu'une chose, c'est que la paix subsiste, et que ton armée ne vienne pas se heurter contre notre peuple. A ces mots, Clotaire dit aux siens : Ces hommes parlent bien ; n'allons point les attaquer, de peur de pécher contre Dieu. Mais ceux-ci répondent : Nous savons qu'ils sont des menteurs et qu'ils ne rempliront aucunement leurs promesses ; marchons contre eux[10] ; les Saxons revinrent en suppliant, allant jusqu'à offrir toutes leurs richesses : Prenez tout cela, disent-ils, avec la moitié de notre pays. Les Francs, avertis par l'expérience, ne voulurent rien entendre. Le combat s'engagea ; des deux côtés il périt tant de monde, dit Grégoire, qu'on ne put compter les morts ; Clotaire fut obligé de se contenter d'une paix boiteuse. Aussi, quelque temps après, les Saxons s'avancèrent jusqu'à Deutz, sur le Rhin, en face de Cologne, prêts à franchir le fleuve comme autrefois[11]. IV L'AUSTRASIE ET LA GERMANIE SOUS LES SUCCESSEURS DE CLOTAIRE Ier (DE 561 À 613).Les Francs mérovingiens aspirent à dominer sur toute la Gaule comme les Romains et ils y réussissent. En se substituant à ces derniers et aux autres Barbares, ils reprennent la tradition de l'unité nationale de la Gaule et cette tradition s'impose à leurs divisions politiques, comme elle persiste dans tous les esprits : c'est elle qui donne à leur empire sa cohésion. Tragédies de cour, guerres intestines, partages successoraux, rien de tout cela ne porte atteinte à la solidarité morale de la Gaule franque dans toutes ses provinces. Sous ce rapport, le contraste est frappant avec la Germanie, demeurée le domaine incohérent de tribus étrangères et sans aucune affinité entre elles. En Gaule, la langue latine reste la langue officielle universelle ; l'éducation est gallo-romaine, les écoles, les arts, tous les organes sociaux sont identiques à Cologne, Trèves et Metz, Paris, Lyon, Clermont, Poitiers, Bordeaux, Narbonne, Marseille. Lisez Grégoire de Tours, vous constaterez, par exemple, que les individus circulent sur tous les chemins, comme à l'époque romaine, d'un bout à l'autre de la Gaule, sans difficultés, sans entraves d'aucune sorte et sans qu'ils soient traités d'étrangers ou d'ennemis en passant d'un royaume dans l'autre : pour eux, depuis le Rhin jusqu'à l'Atlantique et à la Méditerranée, il n'y a point de frontières. Les princes francs qui règnent séparément sur le lot que le sort leur a assigné, ont, au milieu de leurs rivalités sanguinaires, la perception très nette de l'unité de la monarchie franque, héritière de l'antique unité gauloise. Comme les Augustes et les Césars de l'empire constantinien, chacun d'eux n'est que le chef d'une grande province de la même nation, le regnum Francorum, qui est toute la Gaule. S'ils ont les honneurs et les bénéfices du pouvoir suprême, une cour souveraine, une chancellerie, des conseillers, un maire du palais, une école du palais, des antrustions, des leudes ; s'ils sont les chefs absolus de leur armée, les maîtres de leurs impôts, ils entendent bien, cependant, que l'unité de la monarchie franque ne soit point rompue par leurs partages. Ils se sentent solidaires les uns des autres, appelés occasionnellement à se succéder, disposés toujours à se ravir leur part d'héritage, au nom même du principe de l'unité monarchique. Au milieu des tueries, des complots et des perfidies infâmes dont la carrière des fils et des petits-fils de Clovis n'est qu'une longue trame, ces princes barbai-es poursuivent un but constant : reconstituer à leur profit l'unité de la Gaule, depuis les Pyrénées jusqu'au Rhin. Et ce mobile de leurs crimes familiaux, la raison d'État, — se trouve concorder avec les légitimes et traditionnelles aspirations des populations gallo-romaines. Grégoire raconte que Clovis, fils du roi Chilpéric, escomptant la succession de son père, après que ses deux frères eussent été assassinés par Frédégonde, s'écria : Voilà mes frères morts ! le royaume est tout entier pour moi. Toutes les Gaules me seront soumises, et les destins m'ont accordé, à moi seul, tout l'empire[12]. Aussi, voyons-nous, de temps à autre, cette Gaule franque si unie moralement, reprendre sans secousse son unité politique : c'est un grand corps social dans tous les membres duquel circule la vie organique, échauffée par un foyer unique. Comme au temps de Clovis, la monarchie franque (regnum Francorum) se reconstitue pour ainsi dire d'elle-même, sous Clotaire Ier, sous Clotaire II, sous Dagobert Ier, et encore sous Clovis II, sous Childéric II, sous Thierry III, puis sous les maires du Palais des rois fainéants, en attendant la forte unité carolingienne. Il va de soi que cette cohésion morale de la Gaule franque, comme celle de la Gaule antique, n'empêchait point les variétés provinciales, issues de l'habitat, du climat, du genre de vie, des éléments ethniques et d'une foule d'autres circonstances locales. Il y avait, effectivement, des particularités de mœurs et de tempérament dans les diverses régions de la Gaule franque, dans l'Austrasie rhénane, la Neustrie, la Bourgogne, l'Aquitaine, la Septimanie, la Provence. L'Austrasie ou la Gaule de l'Est demeurait, comme elle l'avait été sous l'Empire romain, le pays des marches frontières, chargé de veiller sur la turbulente Germanie. Comme jadis, elle était remplie de soldats toujours en armes, prêts à s'opposer à une invasion ou à franchir le Rhin pour aller réprimer quelque révolte des Thuringiens, des Saxons, des Alamans ou d'autres Barbares. Les légions impériales étaient remplacées par les cohortes franques commandées par les rois d'Austrasie. Des tribus franques occupaient la rive droite du fleuve, depuis le Mein jusqu'aux forêts marécageuses d'où le souvenir d'Arminius n'était peut-être pas encore effacé. Cet état de sentinelle avancée s'ajoutant à l'action inéluctable de l'habitat, a donné à l'Austrasie un caractère plus rude et plus guerrier, par rapport à la Neustrie, à la Bourgogne, aux pays du sud de la Loire. De là, la place prépondérante que prennent, dans cette région, les chefs militaires, c'est-à-dire les ducs, les comtes, les leudes, les hommes libres qui portent la francisque et la framée et délibèrent tout armés. Le roi est obligé de tenir compte des volontés, des caprices de ses leudes, de les consulter à tout instant ; et les choses se passent plus brutalement encore que lorsque les légions irritées faisaient un empereur ou l'assassinaient. Le roi veut-il les entraîner à quelque expédition ? il lui faut faire valoir les bénéfices, l'appât du gain ; constamment il leur distribue comme récompenses, des métairies, des domaines de chasse, des forêts, d'anciennes villas, des châteaux, des dignités de cour. Et ainsi, les leudes deviennent riches, de plus en plus puissants et exigeants, surtout à la faveur des minorités royales. Les guerres civiles qui éclatent entre les rois de Neustrie et d'Austrasie, au temps de Frédégonde et de Brunehaut, accentuent encore les divergences entre les hommes de guerre de l'est et ceux de l'ouest ou du centre. Enfin, chose éminemment appréciée par les Francs, l'Austrasie, au climat plus sévère, avec ses immenses forêts des Vosges et des Ardennes, était, plus que toute autre, la région des grandes chasses. Ces anciens Germains sont passionnés pour la chasse ; comme les Barbares d'outre-Rhin, ils passent une partie de leur temps à la poursuite des fauves dans les forêts. Voilà pourquoi les rois mérovingiens ont de si nombreuses villas, dans toute la région des Ardennes, du Rhin et des Vosges, voire des domaines immenses où ils se plaisent à résider, où ils délivrent leurs diplômes, tiennent leurs plaids et s'installent pour une saison avec leur cour. Quelle était la vie des populations rhénanes, au milieu de cette soldatesque franque et à côté de cette cour des rois d'Austrasie, si remplie de meurtres et de complots ? Dans cette région comme dans le reste de la Gaule, l'élément barbare de la société eut naturellement son influence sur l'élément gallo-romain. La pénétration des deux sociétés s'exerce réciproquement. Les Gallo-Romains vivent côte à côte avec les Francs ; ils entrent au service des Francs ; les plus instruits des clercs recherchent les fonctions de la cour, tiennent les bureaux. Le christianisme est l'agent principal de fusion entre les Francs et les Gallo-Romains ; les uns et les autres sont admis dans l'Église et y fraternisent aux pieds des autels. Mais si les Barbares y gagnent et s'adoucissent, l'Église y perd et les rangs du clergé s'ouvrent à des personnages qui, sous des formes policées, gardent leur barbarie atavique et l'introduisent jusque dans le sacerdoce et sur les marches du sanctuaire. Les lois franques sont rédigées en latin par des clercs qui, formés au droit romain, s'efforcent de les mettre en harmonie avec la loi romaine. Ils suppriment, en les omettant, bien des coutumes germaniques ; ils plient les Barbares aux règles romaines qu'ils introduisent dans leurs coutumes nationales, enfin fixées par écrit. Les deux droits tendent à se rapprocher, à fusionner, à se pénétrer, et par là, à ne plus former qu'une nation des deux éléments superposés et amalgamés. Ainsi évolue lentement cette société mérovingienne. La culture de l'esprit, privilège de la race gallo-romaine, s'était réfugiée presque exclusivement dans le clergé ; mais, par un choc en retour, dans les rangs même du clergé, elle se ralentit et dépérit chaque jour davantage, à mesure que le clergé se barbarise par son recrutement. Néanmoins, les évêques gardent leur influence et leur autorité ; à cause de leur caractère sacré, de leur instruction et des conseils éclairés qu'ils sont susceptibles de donner. Le plus autorisé de tous, au VIe siècle, est Grégoire de Tours. Les rois le font venir à leur cour pleine de sang et d'atrocités. Et Grégoire, comme fatigué de toutes les horreurs que son devoir d'annaliste l'oblige à raconter, écrit : Je souffre à rappeler tant de guerres civiles qui écrasent le peuple et l'empire des Francs[13]. En 585, Grégoire fut envoyé par Gontran, roi de Bourgogne,
auprès de son neveu Childebert II, roi d'Austrasie, qui résidait alors à
Coblence. L'évêque de Tours nous raconte occasionnellement les tribulations
de Théodore, évêque de Marseille qui, lui aussi, vint à Coblence, mais pour
d'autres motifs. La ville de Marseille était possédée, en partie par
Childebert II, et en partie par son oncle Gontran ; Théodore s'étant trouvé
mêlé aux difficultés que cette possession en partie double provoquait
quotidiennement, dut entreprendre le voyage de Coblence pour aller se
justifier auprès de Childebert. Mais il lui fallut traverser les États de
Gontran, qui le fit arrêter et le mit sous bonne garde, sans toutefois
exercer sur lui aucun sévice ; il le fit conduire à Childebert comme un
véritable prisonnier. On le gardait si étroitement,
raconte Grégoire, que lorsqu'il arrivait dans
quelque ville, on ne lui laissait voir ni l'évêque ni aucun citoyen. Quand il
passa à Trèves, on donna avis à l'évêque Magnéric que Théodore était déjà
placé dans la barque qui devait l'amener en secret. L'évêque, le cœur serré,
se leva, accourut en toute hâte, trouva encore Théodore captif sur le bord de
la rivière, et s'adressant à ses gardes, il leur demanda la raison de cette
impiété qui empêchait un frère de voir son frère. Enfin, on lui laissa voir
Théodore, il l'embrassa, lui fournit quelques vêtements et se retira ; puis
il se rendit dans la basilique de Saint-Maximin pour y prier. Arrivé à
Coblence, Théodore fut reçu par le roi Childebert et il n'eut pas de peine à
se justifier des calomnies portées contre lui. A cette époque, la navigation
de la Moselle était redevenue de toute sécurité ; on y rencontrait les
marchands qui faisaient le commerce du sel et d'autres marchandises entre
Metz et Trèves par la rivière, plus sûre peut-être que les routes de terre[14]. Théodore rencontra à la cour de Coblence notre vénérable historien. Grégoire raconte qu'un jour le roi le retint à table jusqu'à la nuit. Le repas fini, dit Grégoire, je me levai, et m'étant dirigé vers la Moselle, je trouvai sur la rivière une barque préparée pour moi. Au moment où j'y montais, des gens de toute condition s'y précipitèrent en foule, si bien que la barque se trouva remplie d'hommes et d'eau, et faillit chavirer. Par bonheur, j'avais sur moi des reliques du bienheureux Martin et c'est à leur vertu que j'attribue notre salut. La barque revint au rivage d'où nous étions partis ; on en fit sortir les hommes, on en retira l'eau, on en écarta les étrangers et nous fîmes le trajet sans obstacle. Le lendemain, je fis mes adieux au roi et je partis. Grégoire se rendit, cette fois, de Coblence à Yvoy (Carignan) ; là, se trouvait un monastère où l'abbé Walfroy (Wufolaïc), d'origine lombarde, lui fit un accueil empressé et lui raconta les dramatiques circonstances de sa conversion et la bizarrerie de la pénitence qu'il s'était imposée. Walfroy avait eu l'idée de se choisir pour demeure le sommet d'une vieille colonne romaine, dans les environs de Trèves, comme Siméon Stylite, subissant avec une endurance inouïe les intempéries de toutes les saisons, prêchant de là-haut l'Évangile aux Barbares attirés autour de la colonne par la curiosité, les conjurant d'abandonner le culte d'une statue colossale de Diane érigée à quelque distance. Dans les campagnes rhénanes, en effet, le paganisme gallo-romain était loin d'avoir été extirpé ; il avait même accueilli certaines pratiques superstitieuses apportées de Germanie par les Francs. A l'exemple de saint Martin, des missionnaires chrétiens parcouraient les campagnes pour combattre les cultes païens sous toutes leurs formes. C'est ainsi qu'à Cologne même, on voyait, au temps de Thierry Ier (511-534), peut-être encore le fameux autel des Ubiens (ara Ubiorum) dont parle Jules César. Thierry était venu à Cologne accompagné de saint Gall, le grand-oncle de Grégoire de Tours. Or, raconte ce dernier, il y avait là un temple rempli de divers ornements, où les Barbares du voisinage venaient faire des sacrifices et se gorger de viande et de vin jusqu'à vomir. Ils y adoraient aussi comme divinités des idoles et ils y déposaient des membres de forme humaine qu'ils sculptaient en bois quand quelque partie de leur corps était atteinte par la maladie. Saint Gall mit le feu au temple, mais il eut été massacré par les païens sans la protection du roi Thierry[15]. En 588, au lendemain du traité d'Andelot entre Gontran, roi de Bourgogne, et Childebert II, roi d'Austrasie, celui-ci alla résider dans sa ville de Marley (Marilegium), non loin de Strasbourg. Lorsqu'il mourut, en 596, ses deux fils, Théodebert II et Thierry II, se partagèrent ses États : le premier eut l'Austrasie et le second, la Bourgogne. Mais une contestation s'éleva au sujet de la limite respective des deux royaumes. L'Alsace faisait partie du royaume de Bourgogne et Thierry affectionnait particulièrement cette contrée où il était né, avait été élevé et où il aimait à chasser. Théodebert voulut la lui enlever ; il y vint et exerça dans la Basse-Alsace des déprédations à la manière des Barbares, dit la chronique de Frédégaire. Les deux rois convinrent de conférer ensemble à ce sujet. Ils tinrent un plaid, à Seltz, sur le Rhin. Thierry s'y rendit avec dix mille soldats ; Théodebert amena, de son côté, une armée d'Austrasiens, dans des intentions hostiles. Thierry, effrayé, accorda tout ce que voulait son frère : il céda toute l'Alsace. Le roi de Bourgogne était d'autant plus empêché de faire valoir ses droits, qu'il avait hâte de repousser les Alamans qui venaient de piller Avenches et de dévaster les vallées du Jura. Une fois débarrassé des Alamans, Thierry, qui avait gardé rancune à son frère, écrivit à son oncle Clotaire II, à Paris, pour l'engager à faire la guerre à Théodebert. Leurs armées concentrées à Langres, s'avancèrent par Andelot et Naix jusqu'à Toul, où Théodebert fut battu. Le roi d'Austrasie prit la fuite par Metz et Trèves jusqu'à Cologne. Léonise, évêque de Mayence, se déclara contre lui. Le roi de Bourgogne, après avoir traversé la forêt des Ardennes, se heurta à l'armée de Théodebert, composée de hordes barbares venues de la rive droite du Rhin, Saxons, Thuringiens et autres pillards. Une terrible bataille s'engagea. Il se fit un tel carnage, dit Frédégaire, que, là où les phalanges combattaient, les corps des hommes tués n'avaient pas de place pour tomber, et qu'ils demeuraient debout et serrés, les cadavres soutenant les cadavres, comme s'ils eussent été vivants. Thierry, victorieux, entra dans Cologne ; son frère Théodebert s'enfuit précipitamment au delà du Rhin. Un lieutenant de Thierry, Berthaire, l'y poursuivit et réussit à le capturer. Berthaire reçut en récompense de sa bravoure le cheval du roi avec sa housse. Théodebert fut conduit enchaîné à Châlon-sur-Saône. Son jeune fils, Mérovée, avait été fait prisonnier avec lui : un soldat le prenant par les pieds, le frappa contre une pierre et lui brisa le crâne. A la mort de Thierry II, en 613, le roi de Neustrie Clotaire II résolut de s'emparer de ses États, au détriment de ses quatre fils. L'aîné de ceux-ci, Sigebert, avait été intronisé en Austrasie par Brunehaut. Devant l'armée de Clotaire, Brunehaut quitta Metz avec le jeune Sigebert, pour se réfugier à Worms ; mais elle ne fut pas suivie par les leudes austrasiens. Ceux-ci, à leur tête Arnulf et Pépin, appelèrent Clotaire qui, par une marche rapide, atteignit Andernach. En vain, Brunehaut envoya à Clotaire une députation pour le fléchir ; en vain, l'exécrable reine dépêcha en Germanie Sigebert lui-même, accompagné de Warnachaire, maire du Palais, pour enrôler des Thuringiens. Après que Brunehaut eut été livrée à Clotaire II qui la fit écarteler, l'unité de la Gaule jusqu'au Rhin fut de nouveau rétablie (613). Durant ce VIe siècle, la Germanie demeure, comme auparavant, une annexe barbare de la monarchie franque, nous dirions aujourd'hui un pays de protectorat. Quand on ouvre un Atlas géographique, comme celui dans lequel un éminent savant, Auguste Longnon, a disposé les résultats de ses recherches sur la géographie politique de la Gaule mérovingienne, on est porté à se faire illusion en voyant le royaume d'Austrasie installé largement sur les deux rives du Rhin. La même couleur teinte tout le pays, depuis Reims et les plaines de Champagne jusqu'aux sources du Weser, c'est-à-dire jusqu'aux confins des Thuringiens et des Saxons. Mais, pour être sous la domination franque, les deux rives du Rhin n'en sont pas moins, comme autrefois, bien différentes l'une de l'autre. Sur la rive gauche du fleuve, s'épanouissent et renaissent à la vie industrielle, commerciale, religieuse, toutes les villes que nous connaissons, depuis Constance et Bâle jusqu'à Cologne et Leyde. Sur la rive droite, il n'y a toujours rien, hormis des camps fortifiés et des refuges ; quelques résidences forestières que les rois se sont ménagées dans la forêt de Buchau, à peu de distance de Cologne, et qui leur servent de rendez-vous de chasse. Ainsi, c'est toujours le Rhin qui reste la limite de la civilisation. La Germanie ne cesse pas d'être le danger extérieur : c'est là que les rois francs, aux abois, vont recruter des auxiliaires féroces, des ennemis (postes), qu'ils prennent à gages, lorsqu'ils veulent, comme Sigebert, en 562, livrer au pillage et à l'incendie quelque portion des royaumes de leurs voisins, en Gaule. V L'AUSTRASIE SOUS LES MAIRES DU PALAIS. - L'ALSACE MÉROVINGIENNE.En 622, la trente-neuvième année de son règne, Clotaire II, roi de toute la Gaule, voulant satisfaire aux vœux, peut-être aux exigences des leudes austrasiens, associa à son trône son fils Dagobert ; il l'établit roi de la portion de l'Austrasie située à l'Est des Ardennes et des Vosges[16]. Dagobert qui n'était qu'un enfant, fut placé sous la double tutelle d'Arnulf, évêque de Metz, et du chef des leudes, le maire du Palais, Pépin de Landen. On se tromperait en soupçonnant, dans cet acte politique, l'éveil de quelque tendance particulariste ou nationale des Francs de l'Est ou d'une partie des Austrasiens. Ce fut seulement, de la part des leudes, titulaires des charges de la cour, chefs des armées, propriétaires de grands domaines, l'occasion de satisfaire leurs visées d'affranchissement vis-à-vis du pouvoir royal, et de gouverner au nom d'un prince mineur, au mieux de leurs intérêts, de leur avidité et de leur indépendance individuelle. La meilleure preuve, c'est que, deux ans plus tard, au moment de son mariage, Dagobert, poussé de nouveau par ses leudes, demanda et obtint, non sans peine, que sa part du royaume fut agrandie de toute la Neustrie. Clotaire ne garda pour lui que le pays situé au sud de la Loire. Après sa mort, en 629, Dagobert, son seul héritier, rétablit l'unité de la monarchie franque, dans toute son étendue géographique. Il ne faudrait pas non plus supposer que cette concession à Dagobert d'un royaume à demi-indépendant ou le rétablissement de l'unité monarchique, eussent été l'occasion de quelque changement dans la constitution politique de l'Austrasie et des autres régions de la Gaule franque. En aucune façon : il y eut, sous tous ces régimes, trois maires du Palais, l'un en Austrasie, les autres pour la Neustrie et la Bourgogne. Sous un seul roi, il y avait trois grandes provinces administrativement autonomes, et une quatrième, l'Aquitaine, qui avait aussi ses traditions particulières. Tel est l'état du regnum Francorum, c'est-à-dire de la Gaule, au VIIe siècle. En Germanie, les Francs du Mein, bien que plus barbares, sont néanmoins les meilleurs auxiliaires du roi d'Austrasie pour maintenir dans le devoir les Frisons, les Saxons, les Thuringiens, les Alamans, les Bavarois. La monarchie de Dagobert s'étend ainsi depuis le cours de l'Elbe jusqu'aux Pyrénées. Dagobert est un véritable empereur d'Occident ; il intervient dans les affaires des Visigoths d'Espagne et l'empereur de Constantinople recherche son alliance. Par Dagobert, fut réalisé un empire franc précurseur de celui de Charlemagne. Les Francs n'étaient pas tous des guerriers : témoin, ce franc, nommé Samo, qui, associé à un certain nombre d'autres, pénètre jusqu'au cœur de la Germanie pour y faire le commerce. Il se crée une sorte de clientèle et de popularité chez des tribus slaves, les Vendes, cantonnés au delà de l'Elbe. Ceux-ci le firent roi et Frédégaire dit qu'il régna avec bonheur pendant 35 ans ; il eut douze femmes Vendes qui lui donnèrent 22 fils et 15 filles. Les Vendes ne sont que l'avant-garde d'autres tribus slaves et hunniques, qui font alors, avec eux, leur apparition dans l'histoire : Croates, Slovènes, Tchèques, Sorabes, Wiltzes, Obodrites, couvrent la Germanie, menacent les frontières de l'empire franc du côté de la Thuringe, sur l'Elbe et la Saale, en attendant le tour des rives du Danube ou du Rhin. Ces incursions, quelque sérieuses qu'elles fussent, ne mettaient point en péril les populations rhénanes ; les villes de la rive gauche, relevées de leurs ruines, jouissaient d'une prospérité qui était comme le reflet de leur ancienne splendeur. On le constate par l'activité de leurs ateliers monétaires qui sont nombreux, par les ornements sculpturaux des sarcophages découverts dans la région rhénane, par les produits des arts industriels que les fouilles ont livrés à nos musées ; l'orfèvrerie mérovingienne, les bagues, colliers et bracelets, les armes, les boucles de ceinturons en bronze lamé d'argent ou incrustés de verroteries et de cabochons : tous ces monuments trouvés par milliers sur les bords du Rhin, sont de fabrication locale et attestent la renaissance artistique et l'activité industrielle du pays. C'est cette prospérité, autant que l'extension du royaume franc et les expéditions heureuses en Germanie, qui ont fait entrer le roi Dagobert dans la légende populaire. A la tête d'une aussi vaste monarchie, le roi supportait mal l'autorité sans cesse grandissante du maire du Palais et l'arrogance des leudes. Sa colère éclata contre Chrodoald qui était pourtant apparenté à Pépin de Landen. Un jour, à Trèves, Chrodoald se rendait auprès du roi pour conférer avec lui, lorsqu'il fut assassiné par des sicaires postés à la porte de l'appartement royal. Chrodoald s'était, dit-on, souillé de toutes sortes de crimes ; or, à cette époque, il n'y avait guère d'autre moyen d'exercer la répression des crimes des grands. Mais si le meurtre de Chrodoald paraît indiquer, de la part de Dagobert, la volonté de secouer le joug de l'aristocratie et de résister à ses exigences, les leudes, toutefois, furent plus forts que le roi ; il dut céder. Dès 633, Dagobert fut, comme son père, contraint d'instituer comme roi d'Austrasie, son jeune fils Sigebert II, sous la tutelle du duc Adalgise et de Cunibert, évêque de Cologne. En 640, la 8e année du règne de Sigebert, Radulf, duc de Thuringe, s'étant révolté, le roi dut se mettre en campagne. Parmi les chefs qui l'accompagnaient, figurait 2Enovale, comte du Sundgau, à la tête des guerriers de son pays. Après avoir traversé la forêt de Buchau, on atteignit les frontières de la Thuringe. Radulf avait installé son camp sur une colline qui dominait le cours de l'Unstrut. Sigebert battu, par suite de la défection de la milice de Mayence, perdit plusieurs milliers d'hommes ; le comte du Sundgau, Ænovale, fut tué. Les débris de l'armée austrasienne repassèrent le Rhin qui les mit à l'abri des poursuites de l'ennemi[17]. Cette fois encore, le grand fossé du Rhin sauva la Gaule, mais la suzeraineté des Francs sur la Thuringe fut perdue. Les Alamans, à leur tour, sur la rive droite du haut Rhin, refusèrent le tribut, impunément. La limite de la domination des Francs Austrasiens fut ainsi ramenée tut Rhin, en 643 ; toute la région de la Germanie sur laquelle les Francs avaient étendu leur suzeraineté depuis Clovis, dut être abandonnée pour longtemps[18]. A la mort de Sigebert II, en 656, l'unité de la monarchie fut rétablie par son frère Clovis II ; mais ce prince mourut au bout de quelques mois, n'ayant pour héritiers que des enfants en bas âge. Les maires du Palais gouvernèrent à leur place, laissant la royauté indivise, ou créant, à leur gré, des rois d'Austrasie ou de Neustrie. Childéric II était seul roi de toute la monarchie franque depuis 670, lorsque l'évêque de Maëstricht, Théodard, confiant dans la justice de ce prince, entreprit d'aller le trouver pour faire restituer à son église des biens que les leudes avaient usurpés. Mais le motif de son voyage avait été soupçonné : avant que le prélat eut pu rejoindre Childéric, on le trouva assassiné dans la forêt de Bivalt, auprès de Spire, le 17 septembre 672. Saint Lambert, son successeur sur le siège de Maëstricht, tomba aussi sous le fer des meurtriers, pour un motif analogue : on voit, par ce double épisode, quelles étaient les mœurs de ces leudes austrasiens qui ne s'étaient pas encore entièrement dépouillés de la barbarie germaine. Lambert eut pour successeur saint Hubert, l'apôtre des Ardennes. Celui-ci, fils de Bertrand, duc d'Aquitaine au temps du roi Dagobert, était l'un des hauts dignitaires de la cour d'Austrasie. Il était païen et il prit part, en 687, à la fameuse bataille de Tertry, qui assura la prépondérance de la famille des Arnulfings. La légende de la conversion de cet intrépide chasseur est demeurée populaire jusqu'à nos jours. Devenu évêque, Hubert transféra son siège à Liège qui, par lui, fut rapidement une grande et belle cité. Le nord de l'Austrasie, plus rempli de Barbares que tout le reste de la Gaule, se transformait ainsi peu à peu, sous l'action des évêques et des moines. Sous le principat de Pépin d'Héristal et les rois fainéants, les évêques et les missionnaires inaugurent leur grand dessein de l'évangélisation de la Germanie. C'est par le christianisme que les Germains entreront enfin dans la civilisation. On commença par les Frisons, et ce furent des missionnaires anglo-saxons qui en eurent la gloire. D'Angleterre, saint Willibrod, en 695, passe en Frise avec onze missionnaires et fonde l'évêché d'Utrecht. Pépin d'Héristal fait construire sur l'un de ses domaines le monastère d'Echternach, dans l'Eifel, pour les missionnaires de Willibrod. Le duc des Frisons, Radbod, se fit baptiser et donna sa fille à Grinwald, fils de Pépin, alliance qui rattacha la Frise et les bouches du Rhin au royaume des Francs. Pendant que l'apôtre de la Franconie, Kilian, subissait le martyre à Wurzbourg, Pépin d'Héristal, poursuivant les Alamans jusqu'au lac de Constance, les contraignait à reconnaitre sa suzeraineté ; enfin, les Bavarois, convertis par saint Rupert, acceptaient aussi la domination des Francs de la Gaule. Mais ces conquêtes étaient éphémères, et ces conversions, de pure forme. Les expéditions des Francs de l'autre côté du Rhin ressemblaient à des tournées de police armée, qu'il fallait sans cesse recommencer. En 716 et 717, Charles Martel parcourt le pays des Frisons et la Belgique jusqu'à Cambrai, pour réprimer des révoltes locales ; à plusieurs reprises, il passe le Rhin pour dompter les Saxons du Weser ; de 725 à 734, il guerroie contre les Alamans et les Bavarois, secondant partout l'œuvre d'évangélisation qu'il sait la meilleure garantie de la domination des Francs. Mais la tâche des missionnaires est difficile. Ils ont surtout à lutter contre la persistance des coutumes odiniques, qu'ils ne parviendront à extirper qu'au bout de longs siècles d'efforts continus. Chez les Alamans, par exemple, Pirmin, le fondateur du monastère de Reichenau, s'attire les colères du duc Theutbald en faisant la guerre aux superstitions païennes et aux cultes des divinités odiniques Freia et Holla[19]. Réfugié en Alsace, Pirmin y crée ou réforme les monastères de Murbach, Marmoutiers, Neuviller ; il est favorisé par les ducs et les comtes francs du pays. Depuis Clovis, l'Alsace toute entière n'avait jamais cessé de faire partie du royaume des Francs (regnum Francorum), qu'elle fut rattachée à l'Austrasie ou à la Bourgogne devenue franque elle-même. Les deux civitates entre lesquelles les Romains avaient partagé le pays, celle de Strasbourg et celle de Bâle, avaient pour limite la petite rivière d'Eckenbach, au nord de Colmar (Argentovaria) ; elle est encore dénommée aujourd'hui le Landgraben, fossé provincial. Plus tard, les deux comtés ou landgraviats s'appelèrent le comté du Sundgau (pagus meridionalis) ou Haute Alsace, et le comté du Nordgau (pagus septentrionalis), la Basse Alsace. Quant au nom de l'Alsace lui-même, qui désigne l'ensemble des deux comtés, il n'est pas antérieur au début du vile siècle. A cette époque, Frédégaire et les chartes de Wissembourg appellent le pays, pagus Alsatius ou Alisacense, Alisatia ou Alesatia ; ses habitants sont les Alesaciones. Parmi les étymologistes les uns ont voulu dériver le nom d'Alsace, en allemand Elsass, de celui de l'Ill ou Ell qui arrose toute la contrée, parallèlement au Rhin ; mais la forme la plus ancienne du nom de l'Ill est Illa, d'où il est difficile de faire dériver Alisatia. C'est pourquoi Pfister préfère l'opinion suivant laquelle le nom Alesaciones, donné par Frédégaire, signifierait les hommes établis sur la terre étrangère. Il aurait été donné par les Alamans de la rive droite du Rhin à ceux de leurs compatriotes qui, les premiers, prirent pied sur la rive romaine du grand fleuve[20]. Les Alamans considéraient donc la rive gauche du Rhin comme terre étrangère par rapport à leur pays. Signalons comme pièce nouvelle à joindre au procès, le nom de la rivière Alisatia, l'Alzette, affluent de la Moselle, au Luxembourg, déjà mentionnée sous ce nom par Ausone. Comme le nom de l'Alsace fait son apparition au temps où les rois mérovingiens nomment un duc d'Alsace, qui avait le commandement des armées cantonnées dans les deux comtés, il est naturel de croire que ce nom a été créé pour désigner cette vaste circonscription d'ordre militaire, qui eut pour mission de maintenir les Alamans au delà du fleuve. C'est seulement à partir de ce moment, et dans ces circonstances, que furent rapprochées les deux parties de la contrée d'entre le Rhin et les Vosges ; elles avaient été, primitivement, l'une dans la dépendance des Séquanes (Rauraques), l'autre dans celle des Médiomatrices, puis, englobées dans la province romaine dénommée administrativement Germanie supérieure. La chaîne des Vosges (silva Vosagus) n'est mentionnée qu'une fois par Grégoire de Tours, qui raconte que le roi franc de Bourgogne, Gontran, y allait chasser. Comme dans les Ardennes et tout le pays mosellan, il y avait, en Alsace, des résidences rurales que les rois préféraient aux palais des villes : celles de Marley (Marlenheim), de Königshoven (curtis regia), de Kircheim, de Schlestadt, d'Isembourg près Rouffac. Les maires du Palais, de la famille des Arnulfings, les leudes austrasiens, les ducs et les comtes d'Alsace avaient aussi des châteaux, des exploitations agricoles entourées de forêts giboyeuses. La petite ville de Dabo, auprès de Phalsbourg, au centre d'immenses forêts qui se rattachent aux Vosges, était, à l'époque mérovingienne, un établissement de ce genre, un château-fort, ancien castellum romain, probablement remis en état par le roi Dagobert. Ce qui caractérise aussi l'Alsace, à l'époque mérovingienne, c'est sa colonisation par les moines. D'après certains érudits, les premiers colons seraient venus d'Écosse et d'Irlande, comme les missionnaires de la Frise. L'Irlandais Colomban fonda en 590 le monastère de Luxeuil, dans les solitudes boisées des Vosges. Les missionnaires créèrent, dans cette région, une quantité de villages dont les noms u :It conservé jusqu'à nos jours une forme qui trahit cette origine : Woday, Waray, Lamey, Haday, Haberey, Näss, Iltiss et d'autres qui ont aussi une désinence irlandaise[21]. Les moines qui, à la suite des Irlandais, vinrent de la Gaule, bâtirent, à leur tour, une foule de monastères, comme Munster, fondé sur une concession du roi Childéric II ; Massevaux, Saint-Amarin, Murbach, Lautenbach, Saint-Sigismond ou Saint-Marc, Saint-Grégoire, Pairis, Liepvre, Echery, Hugshoven, Andlau, Sainte-Odile, Haslach, Neuviller, Klingenmunster, Surbourg, Wissembourg. Le premier duc d'Alsace que mentionne l'histoire, Gondoin, était contemporain de Sigebert, roi d'Austrasie de 638 à 656. Gondoin accorde, en 650, à saint Germain, issu d'une noble famille de Trèves, l'emplacement nécessaire, dans une gorge du Jura, sur la Birse, pour fonder l'abbaye de Grandval ou Moutiers, au diocèse de Bâle. Le successeur de Gondoin fut Boniface, connu par un acte de 660. Celui-ci, vers 662, fut remplacé par Adalric ou Cadalric, dont le nom se trouve altéré ultérieurement sous les formes Catic, Atic, Atticus, Etic, Eticho, Etichon : tous ces noms désignent en réalité le même personnage. Adalric tenait son titre de duc du roi Childéric II. Il fut mêlé aux tragédies sanglantes dans lesquelles Ebroïn et saint Léger, évêque d'Autun, jouèrent les premiers rôles. C'était, comme tous ceux de son temps, un homme terrible et féroce, avec des accès de repentir inspirés par la morale chrétienne. Il fonda, pour racheter ses crimes, au sommet du Hohenbourg, un monastère de femmes dont sa fille Odile fut la première abbesse. Adalric ou Etichon fut d'abord le complice du maire du palais Ebroïn, et l'un des persécuteurs de saint Léger, mais il changea d'attitude le jour où l'Austrasie, avec les Arnulfings, voulut venger la mémoire de l'évêque d'Autun odieusement martyrisé ; toute l'Alsace se couvrit d'églises dédiées au saint martyr et Adalric, rallié à temps à la famille des Pépins devenue toute-puissante, favorisa ce mouvement. Après sa mort, survenue vers 683, son fils Adalbert fut nommé duc d'Alsace. Il fonda, lui aussi, pour expier ses péchés, plusieurs abbayes : vers 717, celle de Saint-Etienne de Strasbourg, et vers 721, celle de Honau. Adalbert mourut vers 722, laissant deux fils dont l'aîné Liutfrid lui succéda comme duc d'Alsace. La charge devenait ainsi héréditaire. Son frère Eberhard reçut le titre de comte : c'est lui qui protégea l'abbé Pirmin. Enfin, leur sœur Eugénie succéda à sainte Odile, leur tante, comme abbesse de Hohenbourg. Le duché d'Alsace était, sous toutes ses formes, désormais un patrimoine de famille. Il est probable que le duc Liutfrid accompagna Charles Martel dans ses expéditions au delà du Rhin contre les Alamans. Les historiens ne prononcent plus le nom du duc Liutfrid après 739. On ne sait comment il mourut, mais il est aisé de deviner pour quels motifs il n'y eut plus, après lui, de ducs d'Alsace. La famille ambitieuse des Arnulfings devenait de jour en jour plus puissante ; elle aspirait à ravir le trône aux faibles Mérovingiens et pour parvenir à ses fins il lui fallait faire dis paraître tous les obstacles. Voilà pourquoi, observe Pfister[22], Charles Martel ou Pépin le Bref détruisit le duché d'Alsace et ne nomma plus, dans ce pays, comme représentants de l'autorité royale, que de simples comtes. L'expression ducatus Helisacensis demeura comme un souvenir, mais ne répondait plus à aucune réalité. Les comtes du Nordgau et du Sundgau commencèrent alors à gouverner l'Alsace, sous l'autorité directe des rois. VI SAINTE ODILE. - SA LÉGENDE JUSQU'A L'ÉPOQUE MODERNE.Dans cette terrible époque mérovingienne où la barbarie franque essaye de se greffer sur la culture gallo-romaine par la vertu du christianisme, l'histoire est pleine des plus étranges contrastes : le brigandage et l'assassinat alternent sans transition avec les actes de la piété la plus sincère et la plus ardente. La vie heurtée des ducs et des comtes d'Alsace nous en offre maints exemples, aussi bien que la cour des rois d'Austrasie et de Neustrie. Nulle époque ne fut plus féconde en criminels et en saints, en actes de sauvagerie destructive et en fondations d'églises et de monastères : des fleurs embaumées, an milieu des ronces et des ruines. C'est dans ce cadre tragique que naît l'Alsace, et sur son berceau veille, comme un ange tutélaire, sainte Odile, la fille du duc Adalric. De ce duc, meurtrier de saint Germain, seraient issus, croyaient naguère de graves historiens, des dynasties princières qui, après treize siècles, ne seraient point encore éteintes, les Carolingiens, les Capétiens, Rodolphe de Habsbourg, les ducs de Lorraine, les margraves de Bade, des rois de Pologne et de Hongrie, des saints, des papes, des princes de l'Église. La critique a fait bonne justice de ces généalogies dressées par la naïveté ou le calcul intéressé. Il n'y a point à en tenir compte[23]. D'ailleurs, la légende médiévale et moderne de sainte Odile, patronne de l'Alsace, n'a pas besoin, pour être charmante, d'être environnée de ce lourd et fastueux cortège : résumons-la, bien qu'elle ne renferme guère d'éléments historiques. Le duc Adalric épousa Berswinde, qui était peut-être apparentée à saint Léger. Cette femme, pieuse et tendre, est comme Clotilde à côté de Clovis, ou Radegonde auprès de Clotaire ; elle essaye de tempérer le caractère de son farouche mari. Voici comment la légende raconte la naissance d'Odile : Le couple princier se réjouissait dans l'attente de la naissance d'un enfant, mais l'événement fut une déception cruelle pour Adalric : cet enfant fut une fille et cette fille était aveugle. Le duc voulut tuer le nouveau-né. Pour éviter ce crime, Berswinde le confia à une servante qui emporta la petite Odile et la cacha à Scherwiller, non loin d'Ehenheim. Mais un an ne s'était pas écoulé que, dans Scherwiller, toutes sortes de commérages circulaient sur cette malheureuse petite créature dont l'origine était enveloppée de mystère. Berswinde trembla à la pensée que son mari pourrait tout apprendre. Elle fit transporter l'enfant bien loin, au monastère de Palma (Baume-les-Dames), à quelques lieues de Besançon. Odile grandit en paix, et lorsqu'elle eut une douzaine d'années, elle fut baptisée par saint Erhard et saint Hidulphe. Le premier vint tout exprès du monastère de Niedermunster, auprès de Ratisbonne, le second, originaire de Trèves, avait fondé le monastère de Moyenmoutier, entre Senones et Saint-Dié. Une nuit, Erhard eut une vision : Lève-toi, lui dit le Seigneur, pars pour le monastère de Palma : tu y trouveras une vierge, aveugle depuis sa naissance ; tu la baptiseras au nom de la sainte Trinité, et après le baptême, la vierge aveugle verra la lumière du jour. Erhard se hâte et vient à Moyenmoutier consulter Hidulphe qui comprend avant qu'il ait parlé. Les deux moines se mettent en route, suivent le cours sinueux du Doubs et arrivent au monastère de Palma. Ils demandent à voir l'enfant aveugle, et mis en sa présence ils font cette prière : Seigneur Jésus, vous qui êtes la vraie Lumière et qui éclairez tout homme venant en ce monde, faites tomber sur cette vierge, votre servante, la rosée de votre miséricorde ; donnez la lumière de la grâce à son âme et la lumière du jour à son corps. La cérémonie du baptême eut lieu en présence de toutes les religieuses. Tandis qu'Erhard, rempli d'un pieux attendrissement, prononçait ces mots : Au nom du Seigneur Jésus-Christ, que ton corps voie comme ton âme !, voilà que, ô miracle ! les yeux de l'enfant se mettent à se lever et à regarder vers le ciel, en actions de grâces ! La vue lui était donnée. Après les premiers moments de l'émotion et du trouble de l'assistance, Erhard prononça : C'est la toute-puissance du Christ qui a opéré ce miracle, et Hidulphe, comme son frère, bénissait le Dieu qui guérit les aveugles-nés. L'enfant du miracle fut appelée Odile. On lui fit connaître sa naissance, et à partir de ce moment, Odile ne cessa de prier pour son père. Adalric fut de longues années avant de se laisser toucher par la grâce et il devait encore, dans l'intervalle, commettre bien des forfaits ; il refusa obstinément de voir sa fille. Cependant Odile se présenta un jour, à l'improviste, au château d'Hohenbourg où résidait le duc d'Alsace ; elle alla droit à son père qu'elle reconnut à son air farouche, fléchit le genou devant lui, baisa sa main et lui dit qu'elle était sa fille, née aveugle et maintenant guérie par la miséricorde de Dieu. Cette fois, Adalric fut vaincu ; il releva sa fille avec bonté, l'embrassa et les assistants louèrent Dieu qui fait bien toutes choses. Il y eut de grandes fêtes au château d'Hohenbourg. De nouvelles tribulations attendaient Odile à la cour de son père. De nombreux prétendants à sa main se présentèrent ; la pieuse fille, tout absorbée par les soins qu'elle donnait aux pauvres, déclarait qu'elle ne voulait pas se marier. Mais voilà qu'un jour, on vit arriver en grande pompe au château, une ambassade du duc des Alamans qui venait, lui aussi, demander pour son fils la main de la fille du duc d'Alsace. Cette proposition était flatteuse pour Adalric qui voulut, dans des scènes terribles, contraindre sa fille à donner son consentement. Je préfère mourir ! s'écria la jeune fille. Connaissant le redoutable caractère de son père, elle comprend qu'il ne lui reste d'autre parti que la fuite. Sous un déguisement elle sort du château, descend la montagne à travers la forêt, gagne le Rhin qu'un batelier lui fait traverser pour une piécette d'argent. Furieux, Adalric monte à cheval avec ses gens pour aller à la recherche de sa fille. Il rencontre le batelier qui lui dit tout. Odile était arrivée à Musbach, auprès de Fribourg, lorsqu'elle entend, soudain, le galop des chevaux et la voix de son père qui l'appelle ; elle se cache dans un rocher qui s'entr'ouvre tout exprès pour l'abriter. Mais elle ne peut résister aux accents de détresse de son père et, sans être vue, elle répond : Mon père ! Adalric est surpris d'entendre la voix de sa fille sortir d'un rocher : Odile ! crie-t-il encore, et le frisson court dans ses veines lorsque, de nouveau, sa fille lui répond : Ô mon père, vous persécutez Celui qui me protège ! Adalric comprend, cette fois, la volonté de Dieu, jure de s'y soumettre et de respecter le saint engagement de sa fille qui lui demande de construire pour elle un couvent à Hohenbourg. Le rocher s'entr'ouvre de nouveau et Odile se jette dans les bras de son père. A Musbach, au-dessus de Fribourg-en-Brisgau, un oratoire, construit à côté d'une source qui guérit les ophtalmies, consacre aujourd'hui encore, le souvenir de ce touchant épisode de la légende. Le Hohenbourg où le duc Adalric avait son château, est l'une des montagnes les plus admirables de l'Alsace. On y monte par des routes en lacets ou des sentiers qui serpentent à travers les vignobles des jolies petites villes de Barr et d'Obernai, puis, c'est un immense et grandiose amphithéâtre de chênes et de sapins. Du sommet de la montagne, le touriste n'a, à ses pieds, que des arbres qui dévallent à perte de vue, puis, toute la plaine d'Alsace depuis Wisembourg jusqu'à Baie, frangée par la ligne bleue du Rhin : on compte deux cents villages entourés de bosquets, de moissons, de vignobles, de houblonnières. Du côté de Barr, on domine les ruines du vieux château de Landsperg, bâti au XIIe siècle. A toutes les époques de l'histoire, l'homme a été frappé de l'admirable site du plateau de Hohenbourg et de ses environs. Aussi, y a-t-on retrouvé des restes de toutes les civilisations. Il y a des dolmens et des abris sous roche des premiers âges ; mais ce qu'on remarque surtout, ce sont les restes d'une gigantesque enceinte de muraille qu'on appelle dans le pays, le mur des païens. Le circuit de ce mur qui descend dans la vallée pour remonter sur la montagne voisine et revenir à son point de départ, est de 10 kilomètres et demi. La plus grande longueur du terrain qu'il enclot est de 3.000 mètres et sa plus grande largeur d'un kilomètre. Ce sont là les restes d'un immense oppidum gaulois, analogue à celui de Dabo, à ceux du mont Beuvray, de Bovioles, d'Alésia et tant d'autres qu'on a signalés dans toutes les parties de la Gaule : on les désigne parfois sous le nom de camps de César. Il en est, peu qui soient aussi vastes que celui de Sainte-Odile. Les fouilles qu'on y a pratiquées n'ont fourni que des objets gaulois ; rien de germanique. C'est au milieu de cette immense enceinte que le duc Adalric s'était fait construire un château et qu'il aimait à résider, au centre de ses chasses, au cœur du pays dont la garde lui était confiée, pour le protéger surtout contre les Alamans. C'est à côté de son château, sur un rocher à pic, qu'il concéda à sa fille le terrain nécessaire pour y construire un monastère. On croit qu'il y eut là, à l'époque romaine, un sanctuaire de Rosmerta, la parèdre de Mercure, la déesse spécialement honorée chez les Trévires, les Leuques, les Lingons, les Médiomatrices. La sainte mourut le 13 décembre 720 ; de nombreux miracles eurent lieu sur son tombeau. Charlemagne, dit-on, fut le premier pèlerin couronné qui le visita. Depuis lors et d'une façon ininterrompue jusqu'à nos jours, les pèlerinages se sont répétés incessamment aux reliques de la pieuse fille que toute l'Alsace vénère comme sa patronne. Heureux les peuples qui ont de pareilles légendes à leur berceau ! ce sont ces récits naïfs et populaires, ce n'est pas la sèche érudition, qui entretiennent la vie de l'âme des foules, mettent en son cœur la consolation et l'espérance, font irréductible le sentiment national. Voilà pourquoi l'histoire de sainte Odile, enjolivée à travers les siècles, reste vénérée par tous les Alsaciens. Voilà pourquoi tous les penseurs, impressionnés par l'aspect grandiose du site de Sainte-Odile, s'efforcent de s'y mettre en communion avec la pensée intime de l'Alsace, c'est-à-dire avec ce qui ne meurt jamais chez un peuple opprimé par l'étranger. Maurice Barrès, le plus près de nous, a trouvé des accents profonds, d'une émotion communicative, en évoquant la pensée de sainte Odile[24]. Mais rien n'approche de l'enthousiasme lyrique des Alsaciens de nos jours, lorsqu'ils gravissent la sainte montagne. L'un d'eux s'écrie : Non ! il n'est pas en Alsace un lieu semblable au mont Sainte-Odile. La nature lui a donné, à la fois, tout ce qu'elle a d'austérité et de splendeur ; l'histoire l'a marqué de toutes ses empreintes ; Dieu lui a prodigué ce qu'il réserve aux terres prédestinées. Ô mont Sainte-Odile, que tu es beau avec tes fières assises de roches nues ! Que tu es beau en ton verdoyant manteau de sapins, aux plis audacieux ! Que tu es beau quand le soleil de juillet t'inonde de ses rayons et dore l'opulente plaine de l'Alsace, qui s'étend devant toi, immense et dans toute sa gloire ! Que tu es beau encore quand l'orage approche, quand l'éclair sillonne la nue qui t'enveloppe, quand le tonnerre bondit de montagne en montagne ! Ô mont Sainte-Odile, que tu es imposant avec ton vieux mur ; avec tes retraites où règne le silence, où régnait le mystère ; avec ton enceinte de tours et de manoirs en ruines ! Mais, ô mont Sainte-Odile, que tu es cher, avec tes reliques, tes chapelles, ta source, tes récits, ton histoire, ta sainte ! [25] C'est au monastère de Sainte-Odile que fut peint, par une religieuse de génie, l'un des plus beaux manuscrits à miniatures que le moyen âge nous eut légué, le riche et suave Hortus Deliciarum de Herrade de Landsperg, abbesse de Sainte-Odile du temps de Tancrède roi de Sicile, et de l'empereur Henri VI ; elle exécuta son Recueil pour l'usage de la phalange des vierges de Hohenbourg, blanches comme le lis, suivant l'expression d'un historien. Hélas ! cette œuvre incomparable n'existe plus, que par les reproductions qui en ont été faites et les études que lui ont consacrées les érudits et les artistes. Les Germains modernes sont passés par là : l'original a été détruit, en 1870, par les Prussiens, lorsqu'ils ont bombardé et incendié la Bibliothèque de Strasbourg. Gœthe a consacré une page exquise au pèlerinage qu'il fit au mont Sainte-Odile : en compagnie, dit-il, de cent, ou de mille croyants, dans ce lieu, où se voient encore les fondements d'un castellum romain et où une jeune et belle comtesse s'était, disait-on, retirée, par une pieuse inclination, au milieu des crevasses et des ruines. Non loin de la chapelle où les pèlerins font leurs dévotions, on montre sa fontaine et l'on conte de gracieuses légendes. L'image que je me faisais d'elle et son nom se gravèrent, profondément dans ma mémoire. Ils m'accompagnèrent longtemps ; enfin, je donnai ce nom à l'une de mes filles tard venue, mais non moins chérie, qui fut accueillie avec une grande faveur par les cœurs pieux et purs. De cette hauteur encore, se développe au regard la magnifique Alsace, toujours la même et, toujours nouvelle ; tout comme dans l'amphithéâtre, où que l'on se place, on voit, l'assemblée toute entière, mais, d'une manière distincte, ses voisins seulement, il en est de même ici des bocages, des rochers, des collines, des bois, des champs, des prairies, des villages, approchés et lointains. On voulut même nous montrer Bâle à l'horizon. Que nous l'ayons vu, je ne voudrais pas en jurer ; mais l'azur lointain des montagnes de la Suisse exerça aussi sur nous son prestige, en nous appelant, à lui, et comme nous ne pouvions obéir à cette impulsion, il nous laissa un sentiment de mélancolique regret[26]. Mais depuis quarante-cinq années, avec plus de ferveur et d'émotion encore qu'autrefois, les pèlerins alsaciens, le lundi de la Pentecôte, gravissent sous bois les pentes de la montagne sainte, à côté des ruisselets qui gazouillent et dansent autour des cailloux. Chacun cueille, de-ci, de-là, des fleurs champêtres, dont il forme un bouquet destiné à parer l'autel de la vieille chapelle de Sainte-Odile : il sait que, là-haut, sont préparés de grands vases pour recevoir la digitale, la fougère, le lierre et l'épilobe. Sur l'esplanade, on chante des cantiques, les cloches sonnent, la procession s'ébranle, les prêtres forment cortège it à la châsse qui renferme les reliques de la sainte. Avant de redescendre, chacun jette un regard attendri et mélancolique sur la plaine immense que le Prussien barbare foule encore de sa botte ensanglantée. |
[1] V. DURUY, Hist. de France, t, I, p. 110 (d'après Grégoire de Tours).
[2] AUG. LONGNON, Géogr. de la Gaule au VIe siècle, p. 380. M. Ch. Pfister fait de Strateburgum un nom purement latin (strata, chemin, et burgus, castel). PFISTER, la Limite de la langue française, pp. 27-28.
[3] LONGNON, Géogr. de la Gaule, p. 180.
[4] GREG. TUR., Vita Patrum, VI, 2.
[5] EUGIPPIUS, Vita sancti Severini, ch. 44.
[6] GREG. TUR., Hist. Franc., II, 36.
[7] N'est-ce point pour amorcer en quelque sorte des prétentions analogues, que les Burgondes se disaient de même origine que les Romains ?
[8] CH. PFISTER, dans LAVISSE, Hist. de France, t. II, 2e part., p. 130.
[9]
GREG. TUR., Hist. Franc., III, 36.
[10] Scimus
enim eos mendaces, nec omnino quod promiserint impleturos. GREG. TUR., IV, 14.
[11] GREG. TUR., Hist. Franc., IV, 14 et
16.
[12] GREG. TUR., Hist. Franc., V, 40.
[13] GREG. TUR., Hist. Franc., V, Prologue.
[14] GRÉGOIRE DE TOURS, Miracula Beati Martini, IV, 29.
[15] GREG. TUR., Vita Patrum, VI, 2.
[16] FRÉDÉGAIRE, XLVII.
[17] FRÉDÉGAIRE, LXXXVII.
[18] LAVISSE, Hist. de France, t. II, 1re partie, p. 164.
[19] LAVISSE, Hist. de France, t. II, 1re partie, p. 262.
[20] CHR. PFISTER, le Duché mérovingien d'Alsace et la Légende de sainte Odile, p. 6.
[21] CH. GRAD, l'Alsace, p. 39.
[22] CHR. PFISTER, le Duché mérovingien d'Alsace, p. 22.
[23] Voyez surtout à ce sujet : WINTERER, Histoire de sainte Odile (in-8°, 1869) ; CH. PFISTER, le Duché mérovingien d'Alsace et la légende de sainte Odile (in-8°, 1892), et le beau livre de M. HENRI WELSCHINGER, Sainte Odile, patronne de l'Alsace (1901).
[24] Au service de l'Allemagne, chap. VI.
[25] WINTERER, Histoire de sainte Odile (1869), p. 232.
[26] GŒTHE, Mémoires. Vérité et poésie, 3e part., livre XI.