LE RHIN DANS L'HISTOIRE

LES FRANCS DE L'EST : FRANÇAIS ET ALLEMANDS

 

QUELQUES MOTS AU LECTEUR.

 

 

Un an, à peine, s'est écoulé depuis la publication du premier volume de cet ouvrage et voici que, dans l'intervalle, les préoccupations de l'esprit public en France et en Allemagne ont singulièrement évolué. Tandis qu'en France notre confiance dans la victoire finale s'est de plus en plus affermie, notre formidable offensive de la Somme et le terrible échec du Kronprinz, devant Verdun, ont commencé à ébranler la jactance des Allemands et à souffler l'inquiétude, comme un gaz asphyxiant, parmi cette race de proie qui avait envoyé ses armées de ravageurs à la conquête du monde. L'ennemi qui, au mois d'août 1914, s'est rué sur nous en Barbare, après la préparation longue, silencieuse et méthodique de toutes ses forces, est maintenant acculé à la défensive sur tout le front de bataille occidental où il s'est retranché et incroyablement fortifié. C'est pour se défendre, à présent, et non plus pour attaquer, qu'il fait marcher à la mort les vagues immenses et sans cesse renouvelées de ses conscrits. Le cri des chefs n'est plus la poussée sur Paris, Drang nach Paris ! ni même sur Verdun ou sur Arras ; ils proclament aujourd'hui qu'il leur faut lutter pour sauver cet Empire tentaculaire dont l'aigle, suivant l'expression du prince de Bülow, plonge une aile dans le Niémen et l'autre dans le Rhin. Les rôles sont intervertis ; l'oiseau carnassier, à deux têtes, est blessé et son vol chancelle.

Le jour est proche oie, comme au temps de Tacite, l'arrogance sera muée en humilité, l'audace en tremblement, la parole brutale en onction hypocrite ; le Juncker se fera valet pour être épargné ; de toutes parts les mains se lèveront : Camerad ! Camerad ! Déjà, par des neutres complaisants qui s'interposent, le Hohenzollern, inquiet et toujours perfide, nous fait balbutier que ce n'est pas à nous, Français, qu'il fait la guerre, mais à l'Angleterre, comme si nous pouvions oublier jamais qu'il nous a déclaré la guerre en escomptant la non-intervention des Anglais et en espérant bien ne faire de nous qu'une bouchée : son festin de victoire était préparé à Paris. Dès à présent, prenons garde aux suggestions perfides et équivoques, aux avances captieuses, à des propositions de paix prématurée dont la réalisation nous serait funeste. Mille Ibis, nous avons répété que la victoire doit être poussée jusqu'au bout et qu'il importe, avant tout, de mettre l'ennemi dans l'impossibilité de renouveler un pareil attentat à la liberté des nations, de pareils crimes contre les personnes. C'est là qu'il faut nous tenir et persévérer : la victoire définitive et réparatrice sera la résultante de notre ténacité.

Quelles sont donc les conditions que, pour avoir une paix durable, l'Histoire nous dit qu'on doit imposer à cet ennemi-là ? Quelles, les réparations à exiger ? Des publications nombreuses ont déjà paru sur ce sujet fondamental, des polémiques se sont engagées, des conférences applaudies ont fait valoir les légitimes prétentions de la France attaquée et meurtrie, mais bientôt fièrement victorieuse.

Les uns, comme M. F. Engerand, ont attiré l'attention sur les riches bassins miniers du pays meusien, mosellan et rhénan, estimant qu'il y avait là, dans ces gisements de houille, de soude et de minerai de fer qui nous ont été ravis en 1815 et en 1871, une inépuisable richesse susceptible de dédommager dans quelque mesure la France de ses frais de guerre, et qu'il serait aussi imprudent que naïf de laisser à l'ennemi. D'autres, comme Jacques Mach, ont envisagé la question au point de vue juridique ; Édouard Driault, dans un livre très vivant, a traité des traditions politiques de la France et des conditions nécessaires de la paix. Le public a apprécié aussi dans le même sens les publications vigoureuses et démonstratives d'Albert Milhaud, de A. de Pouvourville, de Stephen Coubé. D'autres, se plaçant au point de vue commercial, ont parlé de la navigation du Rhin, dont l'activité, en ces dernières années, tenait du prodige ; d'autres, statistiques en main, ont passé en revue les colossales industries chimiques, métallurgiques, textiles, du pays rhénan, hauts fourneaux, forges, fonderies, aciéries, manu factures. Des savants spéculatifs ont préconisé des conclusions ethnographiques, linguistiques, sociales.

Il y a aussi ceux qui dissertent en prenant pour thème quelque axiome philosophique de Raynal ou de Rousseau, des décrets philanthropiques et déclamatoires de la Convention.

J'ai voulu, de mon côté, et plus modestement, apporter ma pierre à la reconstruction de la France intégrale, pacifiée et pacifique, en me plaçant exclusivement au point de vue historique. J'ai tenté de jeter un regard rapide et sommaire sur la tradition française dans les contrées rhénanes, en m'instruisant aux recherches approfondies et originales des historiens et des écrivains contemporains, des Fustel de Coulanges, des d'Arbois de Jubainville, des Albert Sorel, des Ernest Lavisse, des Camille Jullian, de beaucoup d'autres bons auteurs, et même de la pléiade trop nombreuse de ceux qui, dans le dernier tiers de siècle, n'ont pas su se mettre en garde contre les suggestions perfides de l'érudition allemande et en ont fait pénétrer étourdiment les déductions jusque dans les manuels destinés à nos fils, sur les bancs du lycée. Dans le problème angoissant qui va se poser, l'argument historique ne saurait être dédaigné. Notre devoir n'est-il pas de recueillir précieusement la tradition française, de s'en inspirer et de continuer avec sagesse et fermeté à l'acheminer graduellement vers les destinées que nos ancêtres lui ont préparées ?

Il y a quelques mois, lorsque parut le premier volume de cet ouvrage sur le Rhin, qui a pour sous-titre Gaulois et Germains, des personnes bienveillantes, mais timorées, me dirent : Tout ce que vous nous exposez là est bien vieux ; l'antiquité gauloise et gallo-romaine est bien éloignée de nous ; la tradition de la politique romaine sur le Rhin est perdue depuis de longs siècles ; comment espérer la rétablir ? Comment y revenir ?

Que signifie ce langage de renoncement, cette mentalité de vaincus et de résignés ? Est-ce que le peuple allemand, lui, ne se réclame pas, présentement, des anciens Germains ? Est-ce que des fêtes ne sont pas organisées et périodiquement célébrées en l'honneur d'Arminius et de Witikind ? Est-ce que les Allemands n'ont pas élevé, avec du bronze français, des statues colossales à ces coryphées de la barbarie germaine, inaugurées au cri de : Sus aux Français ? Est-ce qu'on ne peut pas appliquer encore aux Allemands d'aujourd'hui ce mot de Tacite : Arminius... canitur adhuc barbaras apud gentes ?

Et nous, nous renoncerions à nous réclames des Gaulois et des Gallo-Romains ? Est-ce que, d'ailleurs, les choses ont changé sur le Rhin ? Écoutez et méditez, vous, esprits pusillanimes contre lesquels je m'élève, ce passage des Commentaires :

Sollicité pas les Éduens et les Séquanes d'intervenir contre Arioviste, César vit le péril qu'il y avait pour la République à laisser les Germains s'habituer à passer le Rhin et à venir en grand nombre dans la Gaule. Ces peuples grossiers et barbares, une fois en possession de la Gaule entière, ne manqueraient pas, sans doute, à l'exemple des Cimbres et des Teutons de se jeter sur la Province romaine, et de là sur l'Italie. Ces paroles, prononcées il y a 2.000 ans, ne sont-elles pas d'hier ? ne sont-elles pas actuelles ? N'est-ce pas là de l'histoire contemporaine aussi bien que gauloise ? Les Cimbres et les Teutons sont revenus ; ils sont là !

De même que nous avons vu les Gallo-Romains, pendant cinq siècles, veiller en armes sur le Rhin, pour empêchez les dévastations germaines en Gaule, le présent volume montrera la France, qui remplaça la civilisation gallo-romaine et la continua, luttant sans relâche aussi, contre la barbarie germanique toujours envahissante. Aujourd'hui comme hier, c'est le indure combat, que le théâtre en soit reporté en Alsace, dans les Ardennes, sur la Meuse ou jusqu'à la Somme. Et dans ces dernières années, au XXe siècle comme du temps d'Arioviste, nous avoirs assisté, indifférents ou complaisants, à l'infiltration des Germains chez nous, par le commerce, les entreprises industrielles, la banque, la fausse naturalisation, les bureaux, le professorat, la domesticité, l'érudition, l'intrigue, la flatterie basse, signes avant-coureurs de l'invasion armée, en masse, terrifiante, dévastatrice, comme celle des Cimbres et des Teutons.

Serait-il donc vrai, comme on l'a dit, que l'Histoire, sous ses aspects variés, n'est, ainsi que les phénomènes de la nature, qu'un perpétuel recommencement ? Les changements politiques des peuples ne mordent pas plus sur la roue des siècles, que le serpent sur la lime.

Après l'effondrement de l'Empire romain, dès que les populations nouvelles sont devenues sédentaires dans les pays de culture gallo-romaine qu'elles ont envahis, la lutte recommence, aussi âpre qu'auparavant ; les acteurs ont changé ; le théâtre, la scène, les mobiles de l'action demeurent : c'est toujours le Romanisme, la Gaule latine, contre le Germanisme barbare. C'est l'Austrasie franque, c'est-à-dire la France rhénane romanisée qui, désormais, barre le chemin aux Barbares et les refoule loin au delà du Rhin, parfois jusque sur l'Elbe. Avec Charlemagne, ce sont les guerres saxonnes qui durent trente-trois ans : Witikind incarne l'âme germaine, comme jadis Arminius ; et le Franc Charlemagne représente le Romanisme chrétien comme jadis Constantin le Grand.

Sous les successeurs de Charlemagne, l'Austrasie franque, sous le nom de Lotharingie, est toujours séparée de la Germanie, à la fois par le Rhin et moralement par ses traditions et sa civilisation. Le Franc, cet ancien Germain, transformé par l'habitat et la culture gallo-romaine, reste l'ennemi du Germain d'outre-Rhin, c'est-à-dire, à cette époque, du Saxon et de l'Allemand. Si, de temps à autre, la Lotharingie carolingienne subit la suzeraineté du roi de Germanie auquel échouera bientôt la couronne impériale, elle cherche sans trêve ni relâche à s'en affranchir. Elle se considère toujours Comme franque et non point comme germaine. Elle se prétend, ainsi que jadis l'Austrasie mérovingienne, la portion la plus noble du regnum Francorum. La Germanie ne peut lui apporter qu'un afflux de barbarie : elle la répudie, voulant rester soudée, suivant sa tradition, aux contrées qui sont, comme elle-même, de civilisation latine. C'est chez les Lotharingiens, dans la France de l'Est, que naît et se développe l'Épopée romane de Charlemagne. Nous verrons cette France rhénane et meusienne se rattacher avec une admirable obstination aux descendants français de Charlemagne et leur rester fidèle jusqu'à l'extinction de la race carolingienne, avec les malheureux fils du duc Charles de Lorraine.

Le Saint-Empire romain germanique peut bien se développer par le jeu du système féodal, et son immensité faire illusion sur la carte géographique : l'hommage féodal ne transforme point en Allemands les habitants de Besançon, de Nancy, de Metz, de Verdun, de Cambrai ou d'Arras.

Les souverains laïques ou ecclésiastiques des pays rhénans, meusiens ou flamands, indépendants de fait, sous la suzeraineté nominale de l'Empereur germanique, entretiennent des rapports constants avec les rois de France ; ils ne cessent de faire appel à leur intervention dans leurs querelles de voisinage ou contre l'Empereur ; le roi de France paie secrètement pension à la plupart d'entre eux.

Le principe de la Monarchie française était que rien de ce qui en avait fait partie à l'origine ou avait été, comme on disait, du domaine de la Couronne, ne pouvait être aliéné d'une manière absolue. Lorsque, par droit d'héritage féodal, partage successoral ou constitution (l'apanage, une province est distraite du domaine royal, elle ne cesse point pour cela de faire partie intégrante de la Monarchie, et quelque jour à venir elle fera retour au domaine inaliénable de la Couronne. Or, les juristes et les conseillers de nos rois soutiennent, sans admettre la discussion, que le fondateur de la Monarchie française, le Franc Clovis, régna sur toute la Gaule, et que toutes les terres qui avaient fait partie du regnum Francorum de Clovis doivent, en droit, faire retour à la Couronne. La France rhénane, l'ancienne Austrasie mérovingienne, était au premier chef une terre franque ; elle avait été une portion essentielle de la Monarchie de Clovis, puis, l'un des royaumes secondaires englobés dans le vaste regnum Francorum.

De droit, elle ne pouvait donc être rattachée à l'Allemagne. Telle est la thèse que soutiennent unanimement les légistes et qu'adoptent les rois de France dans leur politique extérieure. En vertu de ce principe, et malgré tous les événements qui traversent la réalisation de leurs ambitions, jamais les rois de France n'ont renoncé aux pays qui formèrent l'ancienne Lotharingie et qui s'étendent, sur la rive gauche (lu Rhin, depuis l'Océan du Nord et les bouches de l'Escaut, jusqu'à la Suisse. Cette revendication de la France de l'Est est proclamée par les juristes, légitime suivant le droit féodal ; elle reste en permanence dans les dossiers de la Chancellerie royale ; elle est imprescriptible, et cela, depuis les partages de l'Empire carolingien jusqu'à la chute de la Monarchie française, au déclin du XVIIIe siècle. Elle se manifeste tantôt par les armes, tantôt suivant les principes du système féodal.

Deux langues ou leurs dialectes, le roman ou français et l'allemand (hollandais et flamand), sont parlées dans ces pays, dont les habitants sont appelés Lotharingii bilingues. Même dans les cantons où les dialectes allemands sont la langue courante, le roman ou français est la langue noble, celle des cours, du clergé, des chevaliers, de la bonne société, de la littérature, de la légende épique. Les deux langues sont parlées, l'une et l'autre, par les Francs ; elles coexistent, par exemple, dans la principauté de Liège, dans le Luxembourg, l'Électorat de Trèves, le duché de Lorraine, sans que les souverains de ces pays en fassent une distinction au point de vue administratif, religieux, politique, ethnique ou autre. Les rois de France ont dans leurs alliés et leur clientèle, indifféremment des souverains des pays de langue allemande ou de langue française, les ducs de Gueldre, de Clèves, de Juliers, de Brabant, les comtes de Flandre et de Hainaut, l'archevêque-électeur de Cologne, les ducs de Luxembourg, de Lorraine, de Deux-Ponts ; l'Électeur Palatin, les archevêques-électeurs de Trèves et de Mayence, les évêques de Metz et de Verdun. On n'attache aucune importance à ce dualisme linguistique. C'est nous qui, rétrospectivement, prêtons sous ce rapport, notre préjugé linguistique aux populations médiévales, sans réfléchir qu'actuellement encore, dans la plupart de nos provinces, il y a toujours deux langues coexistantes, le français qui est le beau langage, et une langue locale, telle que le breton, le basque, le provençal et tous nos patois.

Si toutes les sympathies et les tendances d'esprit des contrées mosellanes et meusiennes étaient du côté de la France, il n'en est pas moins vrai que les petits souverains de ce pays qui détestait la domination germanique, eussent préféré l'indépendance politique à la réunion à la France. Il en fut ainsi, d'ailleurs, dans toute la France féodale. L'essai tenté par Charles le Téméraire, prince français, d'un Grand-Duché bourguignon, qui eût englobé tout le pays rhénan et les Flandres, fut, au fond, dans l'esprit des populations, une tentative de restauration du royaume lotharingien, c'est-à-dire une nouvelle phase de la lutte de la France de l'Est contre la suzeraineté du Saint-Empire germanique. Mais, pas plus que l'ancien royaume de Lorraine, le Grand-Duché n'avait chance de durée parce qu'il n'avait pas de frontière, ni physique ni morale, ni linguistique ni ethnique du côté de l'Occident et qu'il pénétrait violemment comme un coin entre le royaume de France et l'Empire.

Les projets sur le Rhin que les contemporains de Philippe le Bel prêtent à ce prince, les tentatives de Charles VII et de Louis XI après l'expulsion des Anglais, la candidature de François Ier à l'Empire, la conquête des Trois-Évêchés sous Henri II, celle de l'Alsace à la fin de la guerre de Trente ans, la Ligue des princes du Rhin constituée par Mazarin en 1658, les pensions régulièrement payées aux Electeurs ecclésiastiques et aux antres princes de la même région : tous ces événements ne sont que les principaux épisodes de l'action directe, permanente, inlassable des rois de France en Rhénanie.

Qu'on ne dise point que ces revendications par les rois de France du pays rhénan et des Flandres apparaissent comme des actes sporadiques et sans suite, isolés les uns des autres. Elles sont, bien au contraire, les manifestations d'une politique admirable par sa persistance et suivie avec opiniâtreté, de règne en règne, par nos rois, comme un mot d'ordre confié par chacun d'eux, en mourant, à son successeur. Les guerres féodales, les Croisades, la guerre de Cent ans ne furent que des obstacles momentanés à la réalisation de ces visées sur le Rhin et l'Escaut. Le droit féodal, une fois établi, ne lâche rien, n'abandonne aucune des prétentions qu'il estime justifiées. Le temps ne compte pas pour lui ; le Roi se réserve de choisir le moment opportun pour agir.

A partir de la création de la Ligue du Rhin, par Mazarin, en 1658, les petites principautés du pays rhénan sont plus que jamais dans la clientèle de la France. Jusqu'à la Révolution, elles se reconnaissent deux ennemis, l'Empire germanique et la Prusse, contre lesquels la France les protège. Sous le commandement de leurs princes, elles fournissent au roi de France des régiments qui servent loyalement dans nos armées. Leurs souverains sont admis à la cour de Versailles, comblés de faveurs et d'honneurs ; des alliances matrimoniales, recherchées par eux, les font entrer dans la parenté du Roi.

Le terrain était donc bien préparé par la Monarchie pour l'annexion prochaine ; dans l'ancienne France, on ne brusquait rien révolutionnairement ; on laissait patiemment mûrir le fruit avant de le cueillir, et il se détachait de lui-même : on le vit bien pour l'Alsace et pour la Lorraine.

Lorsqu'en 1792, les Français se présentèrent sur le Rhin, ils furent accueillis avec transport, en dépit des violences sanguinaires de la Révolution ; quelques années plus tard, sous la pression des événements et de nos victoires, toutes les populations rhénanes, comme celles de la Belgique, demandèrent et votèrent leur incorporation à la France. Elles nous restèrent fidèles sans contrainte. Napoléon n'eut pas de meilleurs soldats que ceux que lui fournirent l'Alsace et la Lorraine, les départements rhénans et la Belgique. Le maréchal Ney était de Sarrelouis. On verra par quelle perfidie, contrairement aux engagements pris par les Puissances et au mépris des protestations des populations, ces pays furent arrachés à la France par les traités de 1815. Ces traités, en mutilant notre frontière, ouvrirent de nouveau la porte aux invasions germaniques. Ils donnèrent à la Prusse tout le pays de la rive gauche du Rhin qui a pris, depuis cette époque seulement, le nom de Prusse rhénane ; ils rendirent possible l'hégémonie de la Prusse sur l'Allemagne tout entière.

Voilà la source du mal dont souffre l'Europe avec nous, voilà l'origine des guerres de 1870 et de 1914. Ce sont les traités de 1815, contre lesquels la France a toujours protesté, qu'il importe de réviser, si l'on veut que l'Europe occidentale bénéficie enfin d'une paix durable, peut-être définitive.

Le dénouement du drame sanglant est proche. Mais il ne saurait suffire d'imposer, par l'héroïsme de nos soldats, un terme aux convoitises allemandes et d'écraser sur le champ de bataille le Prussien haineux. Il importe, par-dessus tout, de mettre un ennemi sans foi ni loi dans l'impossibilité de nuire désormais. Qu'on ne m'attribue pas la ridicule présomption de vouloir donner des conseils aux hommes d'État et aux diplomates auxquels sera confiée la redoutable mission de liquider la guerre cui nom de la France ! Mais je remarque que plusieurs de ceux qui, dans la presse, se préoccupent de ce grand problème de l'après guerre, paraissent enclins à oublier que nous ne serons pas seuls à discuter le remaniement de la carte géographique de l'Europe centrale, et que d'autres que nous, amis et alliés, rivaux, neutres, ennemis aussi, les victorieux et les vaincus, cuiront sans doute à prendre part aux négociations longues et complexes qui s'engageront.

Il est permis de prévoir que ces représentants des divers pays s'inspireront de leurs intérêts nationaux, de leurs avantages et de la liquidation des frais de la guerre, bien plutôt que de conceptions philosophiques et de dogmes boursouflés, bons pour faire des dupes. Il sera sage, prudent et équitable de régler notre conduite sur celle des autres. Tiges, par exemple, si nous sommes victorieux comme nous devons l'être, de l'extension de puissance maritime et coloniale qui va être le bénéfice de notre alliée, l'Angleterre ; de l'énorme accroissement de la puissance de l'Italie clams l'Adriatique et dans le bassin oriental de la Méditerranée ; du développement gigantesque de la Russie, sous le rapport économique et commercial, lorsqu'elle sera maîtresse de Constantinople et qu'à travers l'Arménie et la Perse, elle donnera la main à l'Angleterre dans le golfe Persique.

Et nous, si nous adoptions pour règle de conduite je ne sais quel Décalogue jacobin, prôné par des doctrinaires de cabinet qu'hypnotisent nos convulsions politiques d'autre fois, nous resterions cristallisés à tout jamais derrière une frontière indéfendable, qui nous a été frauduleusement imposée en 1815 ! Nous nous contenterions généreusement de bénéficier du prestige moral de la victoire. Le monde louerait, avec un sourire mal contenu, nos vertus guerrières et notre fidélité à nos principes. La Belgique en serait pour ses villes incendiées, son territoire ravagé, sa population civile affamée ou déportée en Pologne. Est-ce admissible ?

Quant à nos dettes, avec quoi les payerions-nous ? Quelle indiscrète question, n'est-ce pas, posée par les Américains ? Nous aurions, pour nous tirer d'affaire, la gloire, sonore comme l'écho de Lorelei, vide comme nos poches. Et l'Allemagne, satisfaite, après avoir fait égorger quelques millions d'hommes, d'être épargnée par nous, garderait, avec sa rancune et sa soif de vengeance, son Rhin allemand, l'artère essentielle de son commerce et de son expansion économique ; elle continuerait à exploiter notre minerai de fer de Briey et de la Sarre et le bassin houiller d'Aix-la-Chapelle, et à guetter l'occasion de reprendre, me fût-ce qu'économiquement, au moins la Belgique. Et ainsi, de gaîté de cœur, la France se suiciderait, tandis que ses alliés se développeraient et que l'ennemi lui-même, resté le Bloc allemand, se relèverait, redevenu vite menaçant à notre porte. Voilà quel serait l'aboutissement de la politique du statu quo ante bellum !

Défions-nous de nous-mêmes ; prenons sarcle aux théories sentimentales, aux idéologues que berce une chimère, peut-être généreuse, mais que le sens pratique de nos rivaux et même de nos alliés, rendrait dangereuse pour nous-mêmes.

Esprits chimériques sont les théoriciens de la paix universelle et de la suppression des frontières ! Esprits chimériques sont les doctrinaires incorrigibles de la politique de désintéressement à la La Fayette, qui nous a déjà fait tant de mal ; qui s'imaginent que l'Allemagne assagie, humiliée et corrigée, se tiendra désormais tranquille, oubliera sa défaite et nous tendra, sans arrière-pensée, une main amie. Deux ans avant la guerre actuelle, sur son caprice arrogant, nous avons eu la naïveté de lui donner une partie de notre Congo. Est-ce que cette concession a calmé ses appétits ? Est-ce que vingt siècles d'histoire ne proclament pas son esprit de rapine, de rancune et de convoitise ?

Esprits chimériques sont ceux qui croient à l'efficacité des sentences d'un Tribunal international pour juger à l'avenir des différends entre les peuples. Jadis, le Prussien jetait à coups de pied, dans l'escalier de son palais, l'huissier impérial venu pour lui notifier qu'il était mis par la Diète au ban de l'Empire. Et aujourd'hui, qu'a fait son sanguinaire héritier, du droit des gens et des décisions de la Conférence de La Haye ? Quelle sanction internationale l'empêchera, demain, de rire des sentences du Tribunal, s'il se sent le plus fort ou soutenu par d'autres ?

Esprits chimériques sont ceux qui croient qu'on désagrégera le Bloc allemand par un traité diplomatique et qu'un accord international bien signé et paraphé sera suffisant pour garantir la neutralité des petits pays.

Esprits chimériques sont ces érudits dont l'horizon est borné à leur spécialité et qui voudraient, par exemple, que les limites des États soient celles des langues, dans un pays dont la population a toujours été bilingue, et alors que jamais, dans aucun traité de paix ou de délimitation de frontière, l'argument linguistique n'a pu être respecté, parce qu'il vient constamment à l'encontre d'autres considérations jugées plus essentielles, telles que la sécurité matérielle d'une contrée, les intérêts économiques ou les aspirations des peuples.

Esprits chimériques ceux dont le cerveau est hypnotisé, sans nuances ni distinctions, ni réserve, par le fameux Principe des Nationalités, qui a été défini le droit qu'ont les peuples de disposer eux-mêmes de leur sort. Ce principe moderne et démocratique, de justice et d'équité, de respect de l'humanité et de liberté, est très beau en théorie : qui pourrait le nier ? On doit donc l'appliquer quand cela est possible, et à la condition qu'il n'entraîne pas des bouleversements et des malheurs hors de proportion avec ses avantages et qu'il n'entre pas en conflit avec d'autres principes et un état de fait non moins respectables que lui-même. Il n'a pas porté bonheur à Emile 011ivier qu'il avait séduit :

La volonté des populations, a-t-il écrit, est le principe dominateur, souverain, unique, absolu, duquel doit sortir le droit des gens moderne tout entier, par une suite de déductions logiques, comme d'une source inépuisable. C'est le principe de la liberté substitué dans les relations internationales à la fatalité géographique et historique.

Cette profession de foi si convaincue serait digne, en vérité, de former un supplément au dixième chapitre de la Genèse intitulé : De la dispersion des peuples. Elle ne laisse guère pressentir que l'homme d'État naïf qui la formule est aux prises avec un adversaire comme Bismarck qui s'en amuse. Elle suppose que l'humanité est toute neuve ou que tout le inonde est d'accord pour la refaire en bloc, en assignant à chaque peuple sa place et son lot. Mais comme l'humanité est déjà vieille d'un certain nombre de millénaires, il y a des droits acquis, des positions prises, des traités, des préjugés, des ambitions, d'inextricables enchevêtrements de races et de peuples dont on est bien obligé, en pratique, de tenir compte. Nous ne sommes plus au lendemain du déluge ; sur quelle base, aujourd'hui, veut-on déterminer les nationalités ? Sur la différence des langues, disent les uns. Cela est peut-être possible dans certaines régions de l'Europe, comme en Pologne, en pays tchèque, dans la presqu'île balkanique. Mais entre l'Allemagne et la France, que ferez-vous des pays bilingues, tels que la Belgique, le Luxembourg, la Lorraine, l'Alsace, la Suisse ? Ne serait-il pas inique et monstrueux, aujourd'hui, de les démembrer ? de vouloir annexer :à la 'France une partie de la Belgique et de la Suisse, sous prétexte qu'on y parle français ? D'autres disent : Nous prenons pour base des nationalités le consentement des peuples. Ainsi, les Alsaciens-Lorrains annexés par la force en 1871, chez lesquels un dialecte allemand prédomine, ont voulu et veulent être français.

Mais, pour le Palatinat bavarois et la Prusse rhénane où la population actuelle est façonnée à l'allemande et voudrait peut-être pour l'instant, en majorité, demeurer rattachée à l'Empire allemand, pouvons-nous de même respecter, d'une manière absolue, sa volonté et lui appliquer sans restriction le principe des nationalités ? Évidemment non Agir ainsi serait laisser les Prussiens sur la rive gauche du Rhin, à notre porte. Des raisons de sécurité et de garantie de la paix, d'autres considérations impérieuses, d'ordre économique, nous imposent de faire fléchir ici, au moins dans quelque mesure, le principe des nationalités.

L'expérience de l'histoire est là. Paris est trop près de la frontière pour que nous nous exposions, à chaque alerte, à être obligés de transférer notre gouvernement à Bordeaux. Ne soyons pas les esclaves d'un principe qui n'est pas admis par tous, qui n'est pas celui de nos adversaires et qui n'a pas été celui de l'Histoire jusqu'ici : nous héritons d'une situation que les siècles et les événements nous ont faite, et ils nous ont donné, historiquement, des droits de revendication sur ce pays rhénan qui fut la demeure héréditaire des Gaulois, des Gallo-Romains, des Francs et des Allemands de France mais non point des Prussiens. De quelque façon que le problème allemand doive être résolu, que l'Empire allemand subsiste tel que l'a mil Bismarck par la ruse et la force, ou qu'il se désagrège en États redevenus politiquement autonomes ce serait une grande faute, remarque le commandant Espérandieu, que de tolérer des terres d'allégeance allemande sur la rive gauche du Rhin. Le Bloc allemand se dresserait toujours contre nous, soit sous la menace d'un péril, soit sous l'impulsion d'une main vigoureuse et vengeresse ou dans la perspective d'avantages économiques ou autres.

La France doit donc s'assurer, de quelque manière que ce soit, l'hégémonie sur toute la rive gauche du Rhin. Les uns varient d'annexion pure et simple : c'est le procédé brutal des Prussiens en Alsace-Lorraine, en 1871. Il a produit de monstrueux résultats ; la France répugnerait à recourir à un régime de coercition contre les personnes, quoique la façon dont les Allemands nous ont fait la guerre ne nous oblige, certes, à aucun ménagement à leur égard. Il vaut mieux recourir à un régime plus conforme à notre tradition et à nos principes de liberté, d'équité et de générosité.

Des polémistes ont récemment proposé de faire de cette Prusse rhénane un pays neutre, politiquement détaché de l'Allemagne. Mais qui ne voit que ce pays, dont toutes les chancelleries auraient solennellement garanti la neutralité, continuerait, en fait, à subir l'action absorbante de l'Empire allemand, et qu'il en formerait toujours l'avant-garde militaire et économique ? Comme la Bavière, par exemple, à laquelle nous n'avons jamais fait aucun mal, dont nous avons même créé l'indépendance nationale, ce pays nouveau, au premier signal de Berlin, se lèverait contre nous. Nous ferions par là si bien l'affaire du Bloc allemand qu'on nous dit que, dès à présent, le gouvernement de Berlin serait tout disposé à prendre l'initiative d'une semblable proposition. Cette neutralité apparente de la Prusse rhénane — digne pendant du déjà fameux royaume-fantôme de Pologne, — serait bien vite un foyer ardent de germanisme qui mettrait de nouveau le feu à l'Europe avant peu d'années.

Entre l'annexion brutale et la neutralité allemande, nous proposons, dans cet ouvrage, comme conclusion appuyée sur l'enchaînement de l'Histoire, une solution intermédiaire : c'est le système du protectorat qui se rattache à la politique suivie dans le pays rhénan par l'ancienne Monarchie française. Ce régime nous donnerait l'occupation militaire du pays, tout en respectant les libertés des habitants.

Nous préconisons, en outre, l'alliance défensive de tous les pays qui se trouvent sur la rive gauche du Rhin, la Suisse, la France, la Rhénanie, la hollande, le Luxembourg, la Belgique. Toutes les forces de ces pays, dans l'antiquité comme dans les âges modernes, eurent toujours à lutter contre les invasions germaniques et allemandes. Puisque, maintenant, les Allemands sont constitués en Bloc, il faut pour leur résister efficacement un faisceau d'alliances militaires et économiques qui comprenne tous les États libres et indépendants (le la rive gauche du Rhin.

Un inonde nouveau, une humanité régénérée dans le sang doit sortir de cette guerre atroce et presque universelle. Elle a déjà enfanté, entre divers peuples, des alliances indestructibles, des solidarités économiques qui resteront actives et fécondes dans l'Europe enfin prémunie contre le torrent tudesque. Dans cette lutte éternelle du Romanisme contre le Germanisme, la France est prédestinée par la nature et sa tradition vingt fois séculaire, à veiller sur le Rhin, comme la Garde d'honneur de la culture latine et de la liberté des peuples. En face de la Germania du Niederwald, elle doit monter la garde, pacifiquement, l'arme au bras, pareille à Minerve, la déesse antique de la Sagesse, qui reste toujours cuirassée, le casque en tête, appuyée sur sa limée.

E. BABELON.

1er janvier 1917.