LE RHIN DANS L'HISTOIRE

L'ANTIQUITÉ : GAULOIS ET GERMAINS

 

CHAPITRE VIII. — LA GARDE DU RHIN, DU IIe AU IVe SIÈCLE.

 

 

I

D'HADRIEN À GALLIEN.

 

En 121 ou 122, l'empereur Hadrien, grand voyageur, visita deux fois la Gaule et les provinces rhénanes, gardiennes de l'Empire. Chaque fois, il y séjourna plusieurs mois, inspectant les places fortes, présidant aux manœuvres des soldats, se montrant ferme sur la discipline, généreux et populaire, tout en se faisant craindre et respecter dans les camps. Il eut à donner un roi à des tribus germaines qui avaient accepté le protectorat des Romains. A cette occasion, des médailles furent frappées sur lesquelles l'empereur prend le titre de Conservateur et restaurateur des Gaules. Elles représentent la Germanie personnifiée, debout, tête nue, cheveux dénoués, fièrement drapée, la lance à la main et s'appuyant sur son bouclier. Avant de passer en Bretagne, Hadrien créa dans le voisinage de Lugdunum Batavorum (Leyde) un grand entrepôt de commerce, le Forum Hadriani.

Son successeur, Antonin le Pieux (138-161), ne vint jamais en Gaule et ne se montra point aux Germains. Aussi, dès avant sa mort, ceux-ci recommençaient à s'agiter, aussi bien du côté du Danube que sur le Rhin. Marc-Aurèle subit la conséquence des tendances trop pacifiques de son prédécesseur ; la grande œuvre de son règne (161-180) fut la défense de la frontière du Danube.

En 166, des hordes de Suèves, de Quades et de Marcomans, franchirent ce fleuve ; par la fameuse route de l'ambre elles traversèrent les Alpes Juliennes et se présentèrent aux portes de l'Italie, sous les murs d'Aquilée, comme les Cimbres jadis. Marc-Aurèle sut rejeter les Barbares au delà du Danube. Puis, il courut sur le Rhin que les Cattes, les Chauques, les Hermondures, escaladant le limes, menaçaient sur divers points à la fois. D'autres Barbares avaient passé le fleuve au-dessous de Cologne et poussé leurs incursions jusqu'au fond de la Belgique : cela ne s'était point vu depuis plus d'un siècle et demi. Tels furent les prodromes de l'assaut général de la frontière rhénane, qui va se renouveler jusqu'à ce que l'Empire en périsse.

Par surcroît, une peste effroyable ravageait alors plusieurs provinces. Les hommes vinrent à manquer, même en Gaule, pour le recrutement des légions : il fallut, déjà dans une trop large mesure, faire appel à des mercenaires germains pour combler les vides et combattre d'autres Germains. Marc-Aurèle parvint à conjurer la crise ; mais dès cette époque, le monde romain laisse entrevoir les premiers symptômes du mal par lequel il succombera un jour.

L'énumération des hordes barbares contre lesquelles Marc-Aurèle et Commode furent obligés de combattre, est curieuse en ce que la plupart de ces peuples portent des noms nouveaux qui n'avaient jamais paru dans l'histoire et que nous ne reverrons plus dans la suite. Ce sont les Marcomans, les Victovales, les Iazyges, les Marisques, les Hermondures, les Quades, les Astinges, Les Suèves, les Sarmates, les Latringes, les Bures, les Sosibes, les Sicobotes, les Rhoxolans, les Bastarnes, les Alains, les Peucins, les Costoboces. Dans ce tas de sauvages, il y a autant d'Asiatiques et de Scythes que de Germains ; ils s'ébranlent ensemble. Le rêve de tous, c'est de traverser le Rhin ou le Danube, de se répandre en corbeaux avides, dans la Gaule et dans l'Italie, les pays fortunés des villes riches, des belles moissons et des gras pitturages. Ils convoitent sans scrupule ces champs encore inoccupés, que l'administration romaine réservait aux vétérans des légions — agri vacui et militum usai sepositi[1].

Derrière eux, sont d'autres bans d'affamés qui les poussent, qui sortent de la nuit septentrionale. Ceux-ci offrent leur soumission, vont au-devant de la servitude, promettent de payer tribut ; ceux-là se proposent pour servir dans l'armée romaine et combattre d'autres Barbares, leurs alliés d'hier ou de demain. Les Astinges sont admis par Marc-Aurèle sur la terre romaine, sous la condition de combattre toujours les ennemis de Rome. Les Quades s'engagent à soumettre l'élection de leurs rois à la ratification de l'empereur. D'autres Barbares, moins souples, plus arrogants, parce que plus nombreux, sont écrasés par les légions ou chassés au delà des fleuves ; ou bien, ils réussissent a fuir dans les bois pour revenir après l'orage. Ils violent leurs engagements, supplient, trahissent, assassinent avec une égale facilité, comme cet Ariogæse, chef des Quades, dont Marc-Aurèle, dans l'impossibilité de le saisir, dut mettre la tête à prix.

Des monnaies de Marc-Aurèle célèbrent ses victoires sur les Germains, par leur légende Germania subacta et leurs types qui représentent la Germanie en pleurs au pied d'un trophée ; ou un captif germain, les mains attachées derrière le dos ; ou bien' encore, une Victoire érigeant un trophée d'armes germaniques, au pied duquel sont enchaînés un Germain et une Germaine. Durant quatre cents ans, ces images et ces commémorations de victoires, sans cesse renouvelées, vont figurer sur les médailles romaines comme le banal symbole des assauts quotidiens et toujours repoussés des Barbares, sur le Danube et sur le Rhin : guerre d'usure, mais qui use, fatigue, épuise le vainqueur, tandis que la Barbarie s'infuse un sang nouveau, inépuisable. Sous le déplorable règne de Commode, la frontière fut, du moins, bien gardée par les généraux vigilants auxquels Marc-Aurèle l'avait confiée, tels que Septime Sévère, gouverneur de Lyon, Dide Julien à Mayence, Clodius Albinos à Cologne, Pescennius Niger et Pertinax en d'autres régions. Dide Julien, gouverneur de la Germanie supérieure, s'étant mis à la tête d'une armée de troupes auxiliaires, refoula les Chauques qui, des rives de l'Elbe s'étaient avancés jusque sur le Rhin ; il infligea aussi aux Cattes une sanglante défaite.

Mais la mort de Commode, en 193, ayant ouvert la succession à l'empire, chacun de ces chefs renommés eut des partisans. Le gouverneur de la Germanie inférieure, Albin, fut soutenu par les Gaulois qui voulurent ainsi avoir un empereur national. La bataille de Lyon, le 19 février 197, où Albin trouva la mort, donna l'empire au prétendant africain, Septime Sévère.

Le principat de Septime Sévère fut tranquille pour la Gaule : aucun ennemi ne se montra sur le Rhin ou derrière le limes. Mais en 213, Caracalla dut conduire une expédition contre les Cattes de la Hesse et les Alamans.

C'est la première fois que le nom des Alamans paraît dans l'histoire. Ils formaient — comme leur nom semble d'ailleurs l'indiquer, — une vaste agglomération de tribus germaines qui, pressées par les Goths et les Sarmates, s'étaient rapprochées pour se défendre ou pour fuir ; obligées de décamper, elles s'étaient mises en marche vers l'Occident. Il y avait des débris des Suèves d'Arioviste, des Hermondures, des Marcomans de Marbod, des Semnons, longtemps cantonnés sur l'Oder, des Quades, des Iazyges, des Taïfales et d'autres peuplades, associées d'instinct, au hasard de la rencontre, comme toujours, uniquement pour la maraude, le pillage, les incursions à main armée sur le territoire romain.

En 213, les Alamans escaladent le limes ; Caracalla les refoule dans le haut Danube, puis il va châtier les Cattes et d'autres bandes, à l'est de Mayence. Les Chauques et les Saxons du bassin inférieur de l'Elbe et du Weser, sollicitent l'amitié du peuple romain. Ce ne fut pas sans étonnement que leurs députés virent l'empereur les recevoir, affublé d'un costume de leur nation. Caracalla s'était donné la fantaisie d'adopter, pour la circonstance, une cotte de feuilles d'argent et il s'était fait teindre les cheveux et la barbe à la manière germaine[2]. Ce genre nouveau de séduction plut sans doute aux Barbares, mais on peut douter qu'à leurs yeux le prestige romain en fut rehaussé.

Caracalla revint triompher à Rome et fut le premier des empereurs qu'on salua du titre d'Alamannicus. Mais les Alamans dont la confédération se développe tous les jours, vont devenir de plus en plus inquiétants et insupportables par leurs déprédations, les perfidies et les ruses de leur incessant brigandage. Ils restent aux aguets sur la frontière ; ils épient les mouvements des troupes et se font renseigner par leurs espions sur leurs déplacements, prêts à profiter d'une alerte, d'un départ, de la négligence des gardes. En 234, tandis que l'empereur Sévère Alexandre est occupé en Orient, ils franchissent le Danube et pénètrent jusqu'en Illyrie. On les chasse ; mais une expédition vigoureuse, poussée jusque dans leur pays, était nécessaire. Sévère Alexandre se mit en campagne ; il venait d'arriver à Mayence le 18 mars 235, lorsqu'il périt victime d'une conjuration militaire.

Maximin, son successeur, proclamé empereur par les révoltés, prit le commandement de l'expédition. C'était une espèce de géant, rude et inculte, mais général énergique, populaire dans les camps, à cause de sa taille et de ses vices ; son biographe prétend qu'il avait huit pieds de haut et que son pouce était si gros qu'il y portait le bracelet de sa femme en guise d'anneau. Durant le désœuvrement des camps, les soldats s'amusaient à raconter qu'il buvait, dans une seule journée, une amphore de vin et mangeait 40 livres de viande. Les Gètes et les Alains qui servaient dans l'armée romaine l'idolâtraient. A leur tête, Maximin pourchassa lés Germains au delà du Rhin et pénétra sur leurs talons, avec le glaive et la hache, jusque dans les profondeurs de leurs forêts. C'était au début de l'automne de 235. Il opéra d'abord sur le Weser, incendiant les villages, les campements, les refuges, les sanctuaires sylvestres, enlevant les troupeaux, ramassant d'innombrables captifs. Pour la première fois depuis Tibère, les légions atteignirent l'Elbe et Maximin caressa, à son tour, un instant, le projet d'étendre jusqu'à ce fleuve le domaine de l'Empire. Mais les Germains furent encore une fois sauvés par leurs forêts et leurs marécages : nisi ad paludes et silvas conbugissent, dit Capitolin. L'orgueil romain, froissé, raconta que Maximin ne se retira que parce qu'il fut rappelé sur le Danube par d'autres invasions ; l'empereur fut, quand même, comparé à Hercule qui avait parcouru le monde pour le débarrasser des monstres qui le ravageaient. Le Sénat lui décerna le titre de Germanicus Maximus ; des médailles représentent Maximin au combat, perçant de sa lance et écrasant des Barbares sous le sabot de son cheval.

Les Germains se ressentirent longtemps du coup terrible que Maximin leur avait porté : il les avait frappés au cœur, terrorisés à tel point que, dans les années qui suivirent, le limes germanicus et le cours du Rhin purent jouir d'une paix relative. Malheureusement, l'anarchie militaire qui, après l'assassinat de Maximin et de son fils en 238, jeta tout l'empire dans le désordre, ne devait pas tarder à être mise à profit par les Barbares ; elle leur ouvrit, à la fois, les portes du Rhin et celles du Danube. Chacune des armées romaines voulut faire son empereur et eut la prétention de l'imposer aux autres : c'est la crise connue dans l'histoire sous le nom de période des Trente tyrans.

C'est au milieu de cette anarchie que les Francs font leur apparition dans l'histoire. Ils forment, comme les Alamans, un conglomérat de tribus germaniques, associées pour la guerre et le pillage. D'après une tradition recueillie par Grégoire de Tours, le noyau primitif des tribus franques serait passé de la Pannonie dans la Germanie. Ces premières bandes se seraient agglomérées, sans doute dès le premier siècle, par suite de la dislocation de l'empire de Marbod. Après avoir séjourné sur les bords de la Drave, pays dont la population sédentaire était celtique, les Francs franchirent le Danube, entre Aquincum et Carnuntum, remontèrent la vallée du Mans (le Marsch) et gagnèrent le bassin de l'Elbe par les passes des monts de Bohème. Ils suivirent donc, comme tant d'autres peuples migrateurs, une des voies commerciales les plus fréquentées de cette région de l'Allemagne centrale. Leur audace, leur férocité et leurs succès leur attirèrent des clients. Comme toujours en pareil cas, chez les peuples germains, l'avidité, l'espoir de piller et de faire du butin grossirent le conglomérat franc, comme dans une autre région, le conglomérat alaman.

Comment les tribus franques pénétrèrent-elles jusque dans la Hesse et la Westphalie ? Les Alamans occupant le haut Danube, le Neckar et le Mein, on peut croire que les Francs les évitèrent, en descendant les vallées de l'Elbe et de la Saale, d'où ils gagnèrent celles du Weser, de l'Ems, de la Lippe. Toujours est-il qu'au temps de Gordien le Pieux, on voit groupés, sous le nom de Francs, autour du noyau arrivé de Pannonie, les débris des peuples que les Romains avaient, dès l'origine, trouvés installés sur la rive droite du bas Rhin, les Marses, les Cattes, les Sicambres, les Bructères, les Tenctères et les Usipètes, les Chamaves, les Tubantes, les Chattuaires, les Ampsivariens et d'autres encore, des vallées inférieures de la Sieg, de la Ruhr et de la Lippe.

Ces vieilles peuplades, pourtant assagies par le glaive romain, se sentirent comme réveillées, rappelées à la vie d'aventures, par le nouvel afflux de barbares qui leur fournit des chefs audacieux et entreprenants. Les guerriers s'associent sous le commandement de ces terribles brigands, et ainsi, se forment ces troupes de ravageurs enrégimentés et d'écumeurs des côtes, grâce auxquelles, sur terre comme sur mer, le nom de Francs, qui fut désormais leur appellation collective, devint redouté.

Leurs coups de main heureux les encouragent, leur amènent d'incessants renforts. Ils se rendent maîtres du pays des Frisons, des Bataves, des Caninéfates. Ils dominaient ainsi depuis le Taunus jusqu'à l'Océan. Vopiscus, dans sa Vie d'Aurélien (ch. VII) raconte que ce prince n'était encore que tribun de la VIe légion, en 240, lorsqu'il battit, auprès de Mayence, et chassa du territoire gaulois, les Francs qui probablement avaient franchi le Mein, chez les Mattiaques.

A partir de ce moment, on signale chaque année leurs catervæ traversant quotidiennement le Rhin, quelque part, entre Mayence et les embouchures du fleuve. Certaines d'entre leurs tribus sont des pêcheurs et des marins ; elles ont une flotte, sillonnent la mer du Nord, ravagent les côtes de la Grande-Bretagne, aussi bien que celles de la Gaule, luttant d'audace, de férocité, avec les pirates Saxons, non seulement dans les estuaires de l'Escaut, de la Somme et de la Seine, mais jusque dans lès baies de l'Armorique et aux embouchures de la Loire.

Tandis que les Francs menacent le Rhin vers Mayence et Cologne, et les côtes de la Gaule Belgique, les Alamans renouvellent leurs tentatives sur le limes Rheticus : les uns et les autres sont repoussés. Mais d'autres flots de Barbares débordent la frontière sur le bas Danube. Les Sarmates et les Carpes ravagent la Mésie ; les Goths détruisent Istropolis. Gordien accourt, se multiplie, entreprend dans cette région des expéditions heureuses, aussi bien qu'en Orient contre les Parthes. La défense du Danube et des frontières d'Orient suffit aussi à occuper son successeur Philippe.

Au milieu des révolutions qui ruinent le monde romain, tandis que les Barbares s'apprêtent inconsciemment, sous la poussée de leur instinct, à donner aux frontières un formidable assaut, les historiens constatent, à l'intérieur, une tendance à la dislocation de l'empire dont l'unité et la cohésion ne pouvaient se maintenir qu'en raison de la sécurité et de la prospérité qui en résultaient pour tous. De tout temps, l'Orient avait eu une vague aspiration à se séparer de l'Occident. Un empereur était-il d'origine occidentale ? cela suffisait pour qu'il déplût à l'Orient et réciproquement. On le vit bien pour Vitellius et Vespasien, pour Albin et Septime Sévère. Cette tendance ne fit que s'accentuer, à la faveur des ruées des Barbares et des guerres civiles. Dès que les légions de Syrie font un empereur, celles d'Illyrie ou du Rhin en proclament un autre. La Gaule ne va pas tarder à greffer sur ces désordres ses vieilles aspirations nationales. Vainement, les empereurs d'un jour remportent-ils des succès réels qui justifient le titre de Germanicus Maximus ou d'autres analogues, dont ils se parent pompeusement. Les expéditions sont toujours à recommencer ; à peine l'ordre est-il rétabli sur le Danube, qu'il faut courir sur le Rhin ; après les Alamans, ce sont les Francs, les Carpes, les Goths, les Sarmates, contre lesquels guerroyent infatigablement les Gordiens, les Philippes, Trajan Dèce, Trébonien Galle, Valérien, Gallien. Une fois, les Goths, sous Trajan Dèce, en 250, conduits par leur roi Kniva, réussirent à infliger un grave échec aux légions et à s'emparer de Philippopolis en Thrace, par la trahison de L. Priscus, gouverneur de Macédoine. Trajan Dèce, qui venait d'acculer les hordes barbares aux marais de la Dobrudja, périt avec son fils, dans une embuscade, auprès d'Abricium. Trébonien Galle, proclamé empereur à sa place, fut contraint de conclure avec les Goths une paix humiliante. Il était grand temps qu'Émilien, élevé à son tour sur le pavois par les légions du Danube, en mai 253, remportât sur les Barbares une victoire qui rétablit le prestige romain.

Sous les règnes encore plus troublés de Valérien et de Gallien, les irruptions des Barbares se renouvellent incessantes. Le limes germanique est rompu sur plusieurs points à la fois. Il cesse d'être bien entretenu et de constituer une barrière efficace. Tour à tour, les Goths, les Boranes, les Urugondes, les Carpes, les Marcomans ravagent la Thrace, la Macédoine et la Grèce. D'autres Goths, remontant le Danube, s'installent dans la Dacie conquise jadis par Trajan. Les Alamans qui, toujours plus nombreux, couvrent désormais toute la Souabe et la Franconie, traversent le Rhin, inondent l'Alsace, passent en Bourgogne par la Trouée de Belfort, et se répandent en Gaule jusqu'en Auvergne.

D'autres bandes d'Alamans sont signalées dans le même temps en Italie. C'est la fameuse invasion de Chrocus, dont Grégoire de Tours a encore conservé le souvenir. Quelle que soit la réalité de l'existence d'un chef du nom de Chrocus, toujours est-il qu'à cette époque la Gaule fut ravagée par une immense cohue d'Alamans, qui pillèrent toute la vallée du Rhône jusqu'à Arles, tout le pays de la Loire jusqu'en Auvergne où ils détruisirent le fameux sanctuaire national du Mercure Arverne. Les Francs, vers 253, s'ébranlent à leur tour, et dans leurs bandes, figurent des bataillons de ravageurs que nous connaissons de longue date : Saliens, Chamaves, Cattes, Bructères, Sicambres, Marses, Usipètes, Tenctères, Tubantes, Ampsivariens, Attuariens depuis des siècles, ils attendaient en corbeaux avides, le long du Rhin et de la grande muraille, le signal de la curée. Ils couvrirent la Gaule jusqu'aux Pyrénées, passant comme un ouragan. Et tout cela n'était que le prélude de la complète dévastation que notre pays allait subir une vingtaine d'années plus tard.

 

II

POSTUME. - L'EMPIRE GAULOIS.

 

En 257, Gallien était sur le Rhin lorsqu'il fut appelé en Pannonie, sur le Danube, par la révolte d'Ingenuus ; lui absent, les légions de la Germanie inférieure proclamèrent empereur leur général, Marcus Cassianus Latinius Postumus. Ce n'était, en apparence, qu'une insurrection de plus à ajouter aux révolutions quotidiennes de cette malheureuse époque. Mais le plus grave, au : point de vue de l'intégrité de l'empire, c'est que Postume, à l'encontre des autres généraux élevés sur le pavois, ne songea nullement à se porter avec ses soldats sur l'Italie, pour s'y faire reconnaître par le Sénat ; Gallien, d'autre part, demeuré maître de Rome, ne manifesta point l'intention d'expulser Postume de la Gaule. La révolution de 258 fonda ainsi un empire gaulois, de la même façon que d'autres révoltes militaires, en Orient, furent, à diverses époques, la manifestation plus ou moins consciente du sentiment séparatiste qui devait aboutir à la création de l'empire grec.

Nous le savons déjà : pas plus que les invasions des Germains ou les infiltrations lentes de l'élément germanique dans la société gauloise, la romanisation de la Gaule, dans le premier siècle de l'Empire, ne porta atteinte à son unité politique et à l'originalité de son type social. Sous la domination de Rome comme au temps de l'indépendance, les populations de la Gaule ne cessent point de former un groupe ethnique étroitement uni, cohérent, concordant, les cœurs battant à l'unisson. Ses variétés provinciales n'étaient, sans doute, guère plus sensibles que celles de la France d'aujourd'hui. Les provinces rhénanes ne sauraient être séparées du reste de la Gaule.

La Gaule gallo-romaine, jusqu'au Rhin, n'a qu'une âme, qui vibre et s'épanouit au dehors par la communauté de langue et de religion, par le sentiment de la solidarité nationale, par des relations permanentes de toute nature et sans barrière aucune, qui permettent aux individus de passer d'une cité dans une autre, sans se dépayser, sans qu'ils soient traités d'étrangers ; ajoutons encore, par le consentement universel des étrangers qui, en présence d'un homme de cette région de l'Europe, qu'il soit des bords du Rhin, de l'Océan, de la Méditerranée, ou des montagnes d'Auvergne, disent : c'est un Gaulois. Les Aquitains exceptés, dit Strabon[3], tous les peuples gaulois ont un type de physionomie uniforme, le vrai type gaulois ; ils ne se distinguent les uns des autres que parce qu'ils ne parlent pas leur langue de la même façon, mais se servent de plusieurs dialectes ayant entre eux de légères différences, lesquelles se retrouvent aussi dans la forme de leurs gouvernements et dans leur manière de vivre.

Ainsi, des nuances heureuses, qui n'ont jamais affaibli ce solide faisceau des peuples gaulois, soulignent la région de l'Est, plus imprégnée de germanisme, la région du Midi où l'élément ligure a persisté, celle du Sud-Ouest où l'Aquitaine a gardé une forte empreinte ibérique, enfin notre Armorique, où le vieil élément celtique s'est à peu près conservé pur de tout mélange. L'indestructible ciment de la culture romaine a achevé de consolider l'édifice gaulois, bâti avec des matériaux que la nature elle-même avait, pour ainsi dire, amenés à pied-d'œuvre. Les ambitions individuelles, les dépravations momentanées, les erreurs de direction, les à-coups des révolutions, en affaiblissant occasionnellement le bloc gaulois, ne sauraient prévaloir contre ce principe qui domine l'époque romaine aussi bien que la période antérieure, puisque toujours cette unité, imposée par la configuration du sol, l'habitat, la langue populaire et les mœurs, s'est reconstituée dès que s'est évanouie la cause fortuite qui avait, un instant, paru la compromettre.

Mais si la Gaule garde son caractère national, elle n'en adopte pas moins franchement la culture romaine ; elle se l'approprie en tout, jusqu'aux moelles, à tel point que, lorsqu'au Ier siècle, des Gaulois ambitieux caressèrent l'idée de restaurer l'ancienne indépendance politique, ce fut en quelque sorte, sous la livrée romaine. Il n'y a jamais rien eu en eux de germanique. On l'a constaté : les Romains n'eurent point de peine à garder la Gaule sous leur hégémonie ; et tant que leur protectorat parut une sauvegarde efficace contre la barbarie germanique, les Gaulois ne cherchèrent pas à s'en affranchir.

Toute autre fut leur attitude le jour où Rome se montra inhabile à remplir la mission protectrice qu'elle s'était donnée. Les légions du Rhin, presque exclusivement composées de Gaulois, portèrent à l'empire leurs généraux, surtout parce qu'elles crurent reconnaître en eux des chefs capables de défendre le Rhin contre la ruée germanique. Ce sentiment fit l'élévation de Postume. Il était Gaulois et, croit-on, originaire d'Arras. La monarchie autonome de Postume fut réparatrice pour la Gaule. Elle flatta l'amour-propre des Gaulois, en même temps qu'elle réveillait leurs vieux souvenirs nationaux jamais oubliés. La Gaule était si bien romanisée que son autonomie ne revêtit, en quoi que ce fut, un caractère anti-romain. Tout demeure romain dans l'empire de Postume. La langue est le latin ; les dieux sont ceux de Rome ; on ne voit point, même, que le Mercure gaulois devienne prépondérant. C'est, au contraire, l'Hercule classique gallo-romain qui a débarrassé le monde des monstres qui le terrorisaient, que Postume prend pour patron, comme l'avaient fait Domitien et Maximin, triomphateurs des Germains.

Toute l'administration de l'empire gaulois reste romaine. Postume donne à son fils le titre romain de César ; il prend lui-même ceux d'Auguste, de Père de la Patrie, la toge et les faisceaux consulaires. Général habile, partout présent, populaire chez les soldats, Postume garda le pouvoir une dizaine d'années (257-267 ?), refoulant sans trêve et vigoureusement les Barbares qui avaient franchi le Rhin. Il passa sur la rive droite plusieurs fois, reprit les Champs décumates et restaura une partie des fortifications du limes germanicus ; seule, la portion située au nord du Mein fut définitivement perdue.

Mais l'activité de Postume ne se borne pas à lutter contre les Barbares. Il rétablit, dans le fonctionnement administratif, l'ordre qu'avaient troublé les guerres civiles. Il fait exécuter de nombreux travaux d'utilité publique et d'embellissement dans les villes rhénanes ; il favorise le développement du commerce.

C'est contre la Germanie que se dresse le nouvel empire ; la lutte contre les Germains est son unique raison d'être. Aussi, suivant les nécessités de la défense, Postume réside dans l'une ou l'autre des villes de la frontière gauloise, à Mayence, à Cologne, à Trèves. Trèves surtout, bien placée comme point de concentration et Faxe de tous les mouvements des troupes du front de la défense du Rhin, prend, à partir de cette époque, l'aspect et le rôle de capitale des Gaules. C'est sous Postume que fut créé l'atelier monétaire de cette ville, qui devait être si actif jusqu'à la chute de l'Empire. Les monnaies d'or de Postume sont d'un style tout à fait remarquable ; gravées par des artistes de grand talent, elles attesteraient que les arts étaient très développés en Gaule, à cette époque pourtant singulièrement troublée, si ces graveurs avaient été purement nationaux. Mais ils étaient sûrement des professionnels formés dans l'atelier impérial de Lyon ; ils en avaient toutes les traditions techniques et artistiques qui étaient communes à tous les ateliers de l'empire romain pour la frappe de la monnaie d'or.

Sur ses monnaies, Postume a les traits de l'Hercule romain, et il est parfois coiffé de la peau de lion, comme le dieu classique de la force physique. La légende Herculi comiti Augusti, A Hercule, compagnon d'Auguste, qui n'avait plus été usitée depuis Commode, fait sa réapparition. Les travaux de l'Hercule gréco-romain forment toute mue galerie de types monétaires qui sont une allusion détournée, mais bien comprise de tous, aux victoires du fondateur de l'empire des Gaules. C'est lui que visent des légendes comme Hecurli invicto ou Herculi pacifero. L'Hercule Deusoniensis (de Deutz ?), l'Hercule Magusanus, sont allusifs à des sanctuaires de la région rhénane, érigés dans des localités qui, sans doute, furent le théâtre d'exploits particuliers de l'empereur. Postume invoque également, sur ses monnaies, Mercure, le dieu préféré des Gaulois ; d'autres types célèbrent ses victoires germaniques. Il en est qui se rapportent à la réorganisation de la flottille romaine qui sillonnait le Rhin au-dessous de Bonn et de Cologne, gardait la Frise, les îles des Bataves et la côte de la mer du Nord jusqu'aux embouchures de la Meuse et de l'Escaut. Ces monnaies, à la légende Neptuno reduci, ont pour revers Neptune debout, posant le pied sur une proue de navire ; d'une main, le dieu de la mer tient un dauphin et il s'appuie de l'autre sur son trident.

Un médaillon de Postume glorifie le Rhin comme étant la barrière contre la Barbarie, le Salut des provinces. On y lit, en effet, la légende SALVS PROVINCIARVM, autour de l'image symbolique du Rhin accoudé sur une urne d'où s'échappent des flots ; le Fleuve pose la main droite sur un navire et il s'appuie de l'autre sur un gouvernail. Postume veillait, en effet, sur le Rhin, au salut de la Gaule, et les forteresses restaurées sur les rives du fleuve ou sur la ligne du limes, en ramenant la sécurité, proclamaient que l'empereur gaulois était vraiment, comme le disent d'autres médailles, le restaurateur des Gaules, RESTITVTOR GALLIARVM. Cette légende accompagne un revers monétaire qui représente Postume debout, avec un chef Germain prosterné à ses pieds ; l'empereur tend la main à la Gaule agenouillée et il l'aide à se relever ; celle-ci reconnaissante lui présente un rameau d'olivier.

La Gaule était redevenue heureuse et prospère. L'allégresse publique est rappelée par les monnaies qui portent : FORTVNA REDVX, HILARITAS, LAETITIA, SAECVLI FELICITAS. Sur certaines de ces pièces, figure un arc de triomphe orné de trophées, d'armes germaines et de captifs enchaînés. Ce monument a dû être élevé en l'honneur de Postume, à Trèves ou dans quelque autre ville de la Gaule rhénane.

Après les faits que nous venons d'exposer, on demeure stupéfait que les savants Allemands aient, dans ces dernières années, présenté le gallo-romain Postume comme le fondateur d'un premier essai d'Empire germanique ! Et cette théorie vraiment étrange a trouvé place en Allemagne dans tous les manuels destinés à l'enseignement. N'est-ce pas le cas de se rappeler l'adage fameux : Quos vult perdere Jupiter dementat !

A l'exemple des empereurs de Rome, Postume, à ce que nous apprennent d'autres monnaies, fit des largesses et des distributions gratuites aux peuples gaulois et même des remises d'impôts à certaines villes. On crut l'empereur invincible : Augusto invicto, disent certaines monnaies ; on fit des vœux pour la durée éternelle de l'Empire gaulois : Æternitas Augusti. Telle était la sécurité de la frontière, que Postume installa même un atelier monétaire à Cologne.

Puis, un jour, de la fin de 267, une mutinerie ayant éclaté dans la garnison de Mayence, Postume la réprima, mais refusa de laisser piller la ville par les défenseurs de l'ordre : pour se venger, ses soldats l'assassinèrent. Ce meurtre rouvrit pour la Gaule Père des révolutions et des désastres.

Lælien, proclamé empereur à Mayence par les révoltés, remporta quelques succès sur les Germains, mais ayant, à son tour, voulu rétablir la discipline parmi ses troupes, il périt aussi par le glaive des rebelles, peu de mois après Postume. Alors, les légions du Rhin élevèrent à la dignité impériale Marius qui régna quelques semaines à Mayence, tandis que Victorin était proclamé par les légions de Cologne. L'anarchie était à son comble.

Victorin pouvait passer pour le légitime successeur de Postume qui l'avait associé à l'empire dès l'an 265. Avec les légions qui le reconnurent, il fit comme ses rivaux : il combattit les Germains et repoussa les Francs, tandis que Marius, l'empereur de Mayence, refoulait d'autres Barbares sur le Mein. Un médaillon de Victorin atteste que, par sa vaillance, il fut comme Postume, honoré du titre de Restaurateur des Gaules. D'autres pièces qui portent les noms des légions qui lui étaient demeurées fidèles, fournissent la preuve que son armée était considérable.

Victorin fut assassiné, avec son fils, à Cologne en 268. Mais il laissait sa mère, femme d'énergie et très populaire dans l'armée du Rhin : c'est Victorina, la Mère des camps. Elle a dû jouer un rôle considérable au milieu des tragédies sanglantes que nous ne faisons qu'entrevoir. Pour essayer de mettre un frein aux insurrections militaires, Victorine conçut le projet d'établir en Gaule un gouvernement civil. Elle fit donner l'empire à un membre de l'aristocratie sénatoriale romaine, Tétricus, gouverneur d'Aquitaine, qui fut proclamé à Bordeaux, en mars 268. A la même date, Claude le Gothique était porté sur le pavois par les légions d'Illyrie.

Tétricus, empereur des Gaules, associa son fils à son pouvoir. Il fit frapper de très nombreuses monnaies de bronze, généralement d'un style barbare, mais en même temps de belles pièces d'or, dans la tradition de celles de Postume. D'après les légendes de ces monnaies, Tétricus était un empereur pacifique. Mais la Gaule, à cette époque, avait avant tout, besoin d'un guerrier capable de continuer l'œuvre de Postume sur la frontière. Aussi Tétricus fut-il peu populaire parmi les légions du Rhin ; faible de caractère, il semblait découragé ; son attitude faisait contraste avec ce qu'on racontait de l'activité et des succès de Claude le Gothique, sur le Danube.

L'empereur qui succéda à Claude, à Rome, en avril 270, Aurélien, montra encore plus d'activité et d'ardeur guerrière. Après avoir pacifié l'Orient et les pays danubiens, il passa en Gaule, en 273, dans le but de rétablir l'unité de l'Empire. Avertis par l'expérience, les Gallo-Romains que le découragement de Tétricus avait gagnés, comprirent que le salut de la Gaule, s'il pouvait être tenté, était dans Aurélien.

Les deux armées, celle d'Aurélien et celle de Tétricus, prirent contact dans les environs de Chalons. Les légions du Rhin, fort nombreuses, eussent voulu combattre, pour sauver l'Empire gaulois qui était leur œuvre. Mais leur chef, Tétricus, préféra entrer en négociations avec Aurélien. Il lui écrivit, prétendent les annalistes, une épître où il citait, en se l'appliquant, ce vers de Virgile.

Eripe me his, invicte, malis.

Arrache-moi à ces maux, toi, qui n'as jamais été vaincu.

Aurélien aurait eu mauvaise grâce à ne pas accueillir favorablement la requête d'un ennemi aussi débonnaire. Tétricus, le dernier empereur des Gaules, se retira à Rome où son rang sénatorial lui fut rendu, avec une pension et des distinctions d'un nouveau genre, qui lui donnèrent l'attitude d'un empereur honoraire. Quant à Aurélien, il confia le commandement des légions du Rhin au plus actif de ses lieutenants, Probus. L'Empire gaulois avait duré seulement 16 ans.

On cite une belle page de Trébellius Pollion sur ces empereurs des Gaules dont l'histoire est si mal connue et qui traversèrent tant de drames sanglants : Les empereurs que la Gaule s'est donnés, dit-il, ont été les vrais soutiens de la puissance romaine. C'est un décret de la Providence qui les a suscités, au temps où Gallien croupissait dans sa monstrueuse luxure. Ils ont empêché les Germains de s'installer sur notre sol. Et que serait-il arrivé s'ils avaient occupé notre territoire, alors que les Goths et les Perses franchissaient aussi nos frontières ? Rome elle-même et son nom sacré eussent disparu !

Encore une fois, dirons-nous aux savants d'outre-Rhin, qu'est-ce que cet Empire gaulois, créé pour résister aux ruées des Germains sur le Rhin, peut bien avoir de germanique ?

 

III

CLAUDE LE GOTHIQUE. - AURÉLIEN ET PROBUS.

 

Pendant que l'empire des Gaules, suivant le cours de ses destinées, se défendait péniblement contre les assauts quotidiens des Germains, le reste de l'empire romain subissait des attaques analogues, tout le long du Danube et sur l'Euphrate, se débattait contre les révolutions militaires, était décimé par la peste. A la suite de l'assassinat de Gallien, à Milan, en mars 268, Claude le Gothique, le premier des empereurs illyriens, régna deux ans : il mourut de la peste à Sirmium (Mitrovitza), dans la Pannonie inférieure. Il avait eu à combattre les Germains, les Goths et les Parthes, mais le surnom de Gothique que lui donne l'histoire rappelle qu'il eut principalement affaire aux Goths et qu'il en débarrassa momentanément la frontière danubienne. Ces Barbares, auxquels s'étaient joints des Hérules, des Grutunges, des Ostrogoths, des Peucins, des Sigypèdes, avaient franchi le Danube et envahi la Thrace, au nombre de 320.000, disent les chroniques. Repoussés par les légions au delà des bouches du fleuve, ils voulurent pénétrer dans l'Empire par mer. Ils s'embarquèrent dans six mille barques, sur le Pont-Euxin, passèrent par le Bosphore et les Dardanelles et vinrent accoster en Macédoine, à Thessalonique (Salonique) et aux environs. Claude écrasa ces hordes, dans les défilés des Balkans, tua 50.000 Barbares ; le reste fut réduit en esclavage, enrôlé dans l'armée ou le colonat : on leur fit défricher des terres incultes. L'Empire était encore une fois sauvé. Des médailles furent frappées qui portent les légendes Victoria gothica et Victoria germanica ; d'autres, avec Dacia felix, représentent la province de Dacie délivrée, tenant en main l'étendard sacré des Barbares : il est formé d'une grande tête de dragon fichée au-dessus d'une hampe.

On ne sait pas exactement la part que prirent les légions du Rhin et du haut Danube à l'élévation de princes éphémères comme Aureolus, Domitius Domitianus, Macrien et quelques autres, dont les noms figurent chez les biographes de l'Histoire auguste ou sur les monnaies. A l'époque des Tétricus, qui est celle à laquelle ces tyrans d'un jour paraissent appartenir, l'un d'eux, Aurélien, réussit à s'imposer par son talent et son énergie. Il s'était distingué déjà avant de recevoir la pourpre. Tandis qu'il n'était encore que tribun de la VIe légion gauloise, il battit, auprès de Mayence, les Francs et les Sarmates. Il en tua 700 et fit vendre 300 prisonniers : le succès était modeste. Pourtant, les légions se montrèrent si fières de leur victoire qu'elles chantaient :

Mille Francos, mille Sarmatas semel occidimus,

Mille, mille, mille, mille, mille Persas quærimus.

Nous avons tué, en une fois, mille Francs et mille Sarmates ; quant aux Perses, qu'ils viennent par milliers et par milliers, nous les recevrons !

 

On a vu, plus haut, comment la Gaule se rattacha à Aurélien, Le limes transrhénan venait d'être, encore une fois, escaladé et détruit, à l'exception de quelques castella de la région de Mayence. Les côtes de la Gaule étaient ruinées par les pirateries des Saxons et des Francs qui, partant de la côte frisonne, sur des esquifs légers, pareils à ceux qui amèneront plus tard les Wikings normands, s'aventuraient jusque dans l'estuaire de l'Escaut, et même jusqu'à l'embouchure de la Seine.

Un malheur plus terrible encore, peut-être, s'était abattu sur la Gaule : c'est l'insurrection des paysans, connue dans l'histoire sous le nom de révolte des Bagaudes. Poussés par la plus affreuse misère, les malheureux avaient tout dévasté, pillant les campagnes et les faubourgs des villes. Trèves et Lyon s'insurgèrent. Dans son œuvre de réparation, Aurélien fut secondé par ses lieutenants : Probus, qu'il avait mis à la tête des légions rhénanes, et Saturninus auquel il confia le gouvernement général de la Gaule, lorsqu'il fut lui-même obligé de repartir pour l'Italie. Ce gouvernement général, ainsi réorganisé, fut une satisfaction donnée aux sentiments particularistes de ceux qui regrettaient l'Empire gaulois.

Les succès d'Aurélien lui valurent, à Rome, les honneurs du triomphe. C'était au début de l'an 274 ; les fêtes furent éclatantes et l'expression sincère de la joie universelle : on crut la tranquillité et la sécurité enfin rétablies. Dans le cortège triomphal on vit défiler les chars éblouissants d'or, d'argent et de pierreries, d'Odenath et de Zénobie, roi et reine de Palmyre, puis, le char du roi des Goths, attelé de quatre cerfs. Aurélien y monta pour aller au Capitole. Parmi les prisonniers des nations vaincues figuraient, outre les Orientaux, des Goths, des Alains, des Roxolans, des Sarmates, des Francs, des Suèves, des Vandales, des Germains, tous, les mains liées derrière le dos. Des écriteaux, portés devant chaque groupe, indiquaient leur nationalité. En tête des captifs, marchait le bon Tétricus, en Gaulois, avec sa chlamyde écarlate, sa tunique verdâtre, ses hautes braies ; il était accompagné de son fils et de la reine de Palmyre, parée de tous ses atours asiatiques. Les réjouissances durèrent plusieurs jours.

Pour célébrer le retour de la Gaule à l'Empire et le rétablissement de l'unité, Aurélien consacra, au forum, une statue d'or représentant le Génie du Peuple romain. Des monnaies nombreuses furent frappées en l'honneur de la Fidélité de l'armée, de la Concorde des légions, de la Valeur guerrière de l'Empereur.

Mais la joie fut de courte durée : dès l'an 277, Aurélien fut rappelé sur le Rhin. Il vainquit coup sur coup les Francs, les Alamans, les Lygiens, les Burgondes, les Vandales. Il reprit aux Francs jusqu'à 77 villes. Les Mamans avaient assiégé Augusta Vindelicorum (Augsbourg) et pénétré jusqu'à Vindonissa. Les Marcomans avaient ravagé jusqu'aux environs de Milan et battu les Romains à Plaisance. Aurélien les écrasa et de ce peuple, qui avait été si puissant au temps d'Auguste avec Marbod, le nom n'est plus jamais prononcé dans l'histoire : per longa sœcula siluere immobiles, dit Ammien Marcellin. Leurs dernières bandes se fondirent dans d'autres tribus qui les absorbèrent.

Aurélien fut assassiné par ses soldats en Thrace, en janvier 275. C'est au mois de septembre de la même année, sous le vieil empereur Tacite, que se place la plus terrible des incursions de Barbares que la Gaule dit jamais subie. Les Alamans emportèrent d'assaut le limes et se répandirent dans les Champs décumates, puis dans toute la Gaule. D'autres Barbares les suivirent et la Gaule, dit Vopiscus, fut un moment au pouvoir des Germains. Ils s'emparèrent de 60 villes, firent un immense butin et courant çà et là, ils se répandirent partout, sans rencontrer aucune résistance.

Depuis les Cimbres et les Teutons, les habitants de la Gaule n'avaient pas vécu des jours aussi pleins de ravages, d'incendies et de ruines. Ces immenses cohues de Barbares, hérissées des piques des guerriers, étaient comparables aux forêts de pins de la Germanie qui, soudain, se seraient ébranlées et mises en marche. Les Barbares détruisirent tout, les édifices publics et les maisons privées ; les campagnes furent systématiquement ravagées par le fer et le feu. La Gaule devint, dans ses villages comme dans ses villes, un immense champ de décombres, dont nous donne une idée la barbarie des Allemands, aujourd'hui, en Belgique et dans nos départements du Nord.

Non seulement les témoignages historiques, mais toutes nos collections archéologiques attestent la catastrophe de l'an 275, par les misérables et nombreux débris qu'on y a rassemblés et qui datent de cette époque. Tout n'est que fragments, mutilations, traces d'incendie. Des milliers d'enfouissements monétaires montrent que tout le monde eut hâte de cacher son pécule et ses richesses. Les Barbares dévastèrent tout, depuis le Rhin jusqu'à notre Bretagne et aux Pyrénées. La région rhénane reçut, comme toujours, les premières atteintes du fléau, et ses musées, comme ceux du reste de la Gaule, en font foi.

Jamais la Gaule ne se releva et les conséquences de cette complète dévastation se firent sentir jusqu'à la fin des temps antiques. Plus de commerce ni d'industrie ; plus de ces grandes corporations de marchands ni de cette navigation fluviale si développée sur la Seine, la Saône ou le Rhin ; plus de cette fabrication d'élégantes poteries comme celles dont les ateliers de Tabernœ sur le Rhin, de Lezoux et de Bannassac nous ont transmis les plus beaux modèles. Plus de riches villas dans toutes les parties de la Gaule, aussi bien que dans la région rhénane et mosellane ; plus de temples, d'édifices, de portiques de grand appareil architectural, de sculptures de marbre, d'amphithéâtres, de thermes aussi vastes et magnifiques que ceux de l'Italie. Ce sera désormais une Gaule pareille à un champ de blé après Forage, mesquine, sans rayonnement au dehors, s'abritant pauvrement dans les coins de ses décombres, se repeuplant, parmi les ronces de ses ruines, avec les afflux de la Germanie barbare.

Les soldats placèrent, mais trop tard, à la tête de l'Empire, un prince énergique et brave comme l'avaient été Postume et Aurélien. Le Pannonien Probus, proclamé malgré lui par les légions d'Orient, en avril 276, se montra à la hauteur de la tâche qui lui fut imposée et son règne de cinq années fut, autant qu'il pouvait l'être, réparateur pour la Gaule puisqu'il lui rendit la vie et l'espérance. Dès le début de mai 277, Probus arrivait avec une forte armée, auprès de Ratisbonne, à la jonction du limes germanique et du limes rhétique. Après avoir remis ces fortifications en état de défense, il passa sur le Rhin.

Coup sur coup, ses lieutenants battent les Francs, au-dessous de Cologne et dans la Frise. Lui-même châtie les Mamans, vers les sources du Danube ; il les chasse des Champs décumates, il reconquiert toute la ligne du limes dont il relève les murailles et les donjons : la frontière antique et traditionnelle est rétablie. Il fallut purger la Gaule des Francs qui y étaient demeurés. En de multiples combats, Probus en tua, dit-on, quatre cent mille ; puis il les poursuivit en Germanie. Neuf rois vinrent se jeter à ses pieds et lui livrèrent des otages : c'étaient des Francs, des Burgondes, des Vandales.

Probus, raconte Vopiscus, fit autant de butin en Germanie que les Germains en avaient fait dans l'Empire. Il leur fit livrer du blé, des bestiaux, des troupeaux (frumentum, vaccas, oves), et il ramena des milliers d'esclaves qu'il installa en Gaule, pour travailler au relèvement des remparts et cultiver les champs ; en une fois, il enrôla dans ses armées jusqu'à 16.000 auxiliaires francs, qu'on installa plus tard dans la Toxandrie, l'ancien pays des Nerviens et chez les Trévires.

Dans la région danubienne, Probus, qui se multiplie, donne la chasse aux Goths, aux Lygiens, aux Sarmates. Des Francs qui avaient demandé à s'installer dans l'Empire, sont envoyés sur les bords de la mer Noire, dans la Bulgarie actuelle, où on leur concéda des terres, sous la condition qu'ils fourniraient des soldats. Cent mille Bastarnes, des Gépides, des Juthunges, sont aussi autorisés à s'installer dans l'Empire ; on leur donne des champs à cultiver, des forêts à défricher : c'est la pénétration pacifique de l'Empire par les Barbares. Trébellius Pollion dit que les provinces de l'Empire se peuplèrent d'esclaves et de cultivateurs germains, si bien qu'il n'y avait point de région où on n'en rencontrât en quantité[4].

Voici venir le danger, désormais : les Germains comme au temps d'Arioviste, seront trop nombreux en Gaule : leurs arrivages trop précipités ne permettront plus l'assimilation complète, en dépit même de leur bon vouloir. Quoique devenus colons, les Barbares étaient restés singulièrement turbulents. Comme le remarque Fustel de Coulanges, il fallait des soldats et une police nombreuse pour les garder, les surveiller, les empêcher de déménager sans cesse. C'est ainsi que nous voyons Probus, dès le début de 280, obligé de réprimer des soulèvements des Gépides, des Juthunges et des Vandales.

Les Francs installés sur le Pont-Euxin, s'avisent de voler des bateaux et de se faire marins, comme leurs compagnons l'étaient sur la mer du Nord. Ils s'embarquent et font la piraterie, pillant les côtes d'Asie-Mineure, de la Grèce, même de l'Afrique et de la Sicile. Ils franchissent le détroit de Gibraltar, font le tour de l'Espagne, de la Gaule, entrent dans la mer du Nord, retrouvent les embouchures du Rhin et rejoignent le reste de leur nation dans le pays des Frisons et en Westphalie. Le gouverneur de la Germanie inférieure, Bonosus, est impuissant à empêcher leurs déprédations. Ces hardis écumeurs de mer brûlent la flotte romaine qui gardait le delta du Rhin et de la Meuse.

Il s'ensuit une crise nouvelle pour les provinces rhénanes. Une garnison porte à l'empire Bonosus ; une autre, Proculus. Probus accourt à Cologne pour rétablir l'ordre. Bonose, pour éviter d'être mis à mort, se pendit, à ce que nous raconte la Vita Firmini. On sait bien peu de choses, d'ailleurs, sur ces révoltes de la Gaule rhénane, aussi bien celles du temps de Probus que celles de l'époque du Gallien et de Tétricus. Il est possible que ces insurrections de Proculus à Cologne, de Bonose dans la même région, se rattachent encore aux fameuses Jacqueries ou révoltes des Bagaudes qui avaient ravagé la Gaule dans la période précédente.

Le Rhin pacifié, Probus s'appliqua à tirer le meilleur parti de cette régénération de la Gaule et des autres provinces qu'il avait repeuplées de Barbares. Il importait de les romaniser ; il leur apprit à planter la vigne en Bourgogne et dans le Bordelais ; il les rendit sédentaires par les avantages du colonnat agricole.

Aussi, de même que des légendes s'étaient formées sur les prouesses guerrières de Probus, on racontait des miracles sur ses bienfaits. On disait qu'un jour où l'armée souffrait de la disette, il tomba une pluie de grains de blé en telle abondance, qu'il y en avait des monceaux devant les tentes des soldats[5].

L'empereur fit aussi, en hâte, restaurer les remparts des villes gauloises. Presque toutes les villes de la Gaule, même celles qui, auparavant, étaient villes ouvertes, furent, à partir de cette époque, entourées d'une ceinture de murailles[6]. Les archéologues font, à cet égard, une constatation tristement éloquente : partout les nouvelles enceintes, quand elles en remplacent d'anciennes, sont singulièrement réduites par rapport aux précédentes. Les villes avaient tellement souffert, et la population était si diminuée que Paris, par exemple, dut se restreindre à la Cité et s'y renfermer. Des villes qui avant l'invasion avaient jusqu'à 6.000 mètres de pourtour, n'en eurent plus que 2.000. L'enceinte d'Autun fut vingt fois moins grande que celle du temps d'Auguste. Que dire des villes rhénanes, plus exposées que d'autres aux invasions ? Dans des proportions analogues, presque toutes nos villes se rebâtissent avec leurs débris. Les ruines en bel appareil des anciens temples servent simplement d'assises à des temples nouveaux, de dimensions réduites, en murs de blocage et peu épais, pauvres et économiquement construits.

Mais si nous pouvons ainsi, de nos jours, vérifier sur place les misères antérieures à l'arrivée de Probus, on constate aussi, partout, l'effet du relèvement et de l'action bienfaisante de ce grand empereur. De là, la joie universelle qui éclate dans les types monétaires et les légendes. Les médailles exaltent le rôle de ce prince que les historiens contemporains comparent à Trajan et aux plus sages des Antonins : Bono imperatori Caio Probo, dit une légende monétaire.

On pouvait donc espérer, malgré tout, pour la Gaule et les provinces rhénanes, un relèvement général et une nouvelle prospérité. Malheureusement cette perspective fut de courte durée. Les tendances pacifiques de Probus ne furent pas du goût de l'armée, non plus que les égards qu'il affichait pour le Sénat. Il voulut l'ordre et la discipline : ce fut là, comme pour tant d'autres, la cause de sa perte. Les soldats avaient des exigences impossibles à satisfaire. Probus le sentait mieux que quiconque : c'est pour cela qu'il fut assassiné à Sirmium, en octobre en 282. Après l'avoir tué, ses soldats le pleurèrent ; ils lui élevèrent un tombeau sur lequel ils écrivirent cette épitaphe : Ici repose l'empereur Probus, un véritable homme de bien, qui vainquit toutes les nations barbares et tous les tyrans.

 

IV

DIOCLÉTIEN. - MAXIMIEN HERCULE. - CONSTANCE CHLORE.

 

La nouvelle période de l'histoire de la Gaule romaine, dans laquelle on entre avec le règne de Dioclétien, n'est, au point de vue de la garde du Rhin, que la répétition, avec des épisodes nouveaux, des efforts des Germains pour s'installer en Gaule. Les empereurs entreprendront les mêmes campagnes pour refouler les invasions, les contenir ou les diriger, soit en luttant contre les Barbares, les armes à la main, soit en incorporant des Germains dans les armées de l'Empire, soit en installant en Gaule ou dans d'autres provinces, dans les terrains vagues, sur l'ager publicus ou à la lisière des forêts, comme colons agricoles, des tribus entières de Germains. Et toujours, une fois emménagés sur notre sol, les Germains deviennent de bons laboureurs et d'excellents soldats. Ils se fixent, prennent des mœurs sédentaires, s'adaptent avec empressement, quoiqu'au dernier rang social, à la culture gallo-romaine ; ils deviennent les ennemis les plus acharnés et les plus opiniâtres des autres Germains qui voudraient faire comme eux et passer le Rhin pour s'installer dans le paradis de la Gaule.

Sans doute, ce n'est pas seulement la Gaule qui fut menacée par les invasions germaniques, c'était tout l'Empire ; mais dans cette résistance à la barbarie, la Gaule fut toujours la province la plus attaquée et aussi le plus solide rempart de la civilisation. Elle était d'ailleurs, après Rome et Carthage, le foyer le plus actif et le plus brillant de la culture latine. Nîmes, Narbonne, Bordeaux, Lyon, Trèves et même Mayence et Cologne furent des centres littéraires et artistiques autant que commerciaux. Leurs écoles ont produit de nombreux écrivains. Trèves, depuis Postume, était devenue la résidence la plus ordinaire des empereurs. C'est dans la même région que s'installera plus tard Charlemagne, pour lutter contre la barbarie germanique, qui sera alors représentée par les Saxons.

Dioclétien qui prit la pourpre en 284, régna vingt ans : Rome, remarque Duruy, n'avait pas vu un règne aussi long depuis le siècle des Antonins. A peine son autorité fut-elle reconnue par tous, qu'il comprit la nécessité de s'adjoindre un collaborateur pour la défense des frontières, plus que jamais en danger : ce fut Maximien Hercule. Les deux empereurs se partagèrent cette tâche si lourde et si difficile. Dioclétien se rendit en Pannonie et en Mésie où il repoussa des incursions des Alamans, succès pour lesquels il reçut du Sénat le titre de Germanicus Maximus.

Maximien Hercule eut la mission de garder le Rhin et de rétablir l'ordre et la paix dans la Gaule, où une nouvelle insurrection des Bagaudes, causée par la misère, venait d'éclater. Cette fois, la Jacquerie se choisit des chefs, Ælianus et Amandus, qui se firent proclamer empereurs des Gaules par leurs partisans. Des villes nombreuses, — Autun notamment, — furent saccagées. En même temps, les pirateries franques et saxonnes dévastèrent les bouches du Rhin et les côtes de la Manche. Arrivé en Gaule en novembre 285, Maximien anéantit les bandes armées des Bagaudes, dans une grande bataille, au confluent de la Marne et de la Seine, à Saint-Maur-les-Fossés. Puis, Maximien partit pour la frontière et s'installa à Mayence. De là, il lança ses légions, an nord, à la chasse des Hérules et des Chavions, au sud, à la poursuite des Burgondes et des Alamans. Les Barbares rentrèrent dans leurs forêts.

L'ordre était à peine rétabli qu'on vit surgir, en Gaule, un nouvel Auguste, dans la personne d'un officier originaire de la cité des Ménapiens, Carausius, qui s'était distingué dans la répression des. Bagaudes et gardait le littoral des bouches du Rhin et de l'Escaut. Après avoir réprimé les pirateries des Francs et des Saxons, il s'entendit avec eux, les prit à sa solde sur la flotte romaine et partit en Bretagne où il se fit proclamer empereur. Il revint ensuite en Gaule s'emparer de Gesoriacum (Boulogne-sur-Mer). Maximien, pressé par d'autres Barbares sur le Rhin, crut prudent de reconnaître l'autorité de Carausius qui se maintint, en Bretagne, durant sept ans (286-293).

Il est vraisemblable que, dans ce pays, Carausius eut un rôle bienfaisant et réparateur. On a des monnaies de bronze à son effigie, qui portent, au revers, la légende : Expectate, veni, Toi qu'on attendait, viens !, mots empruntés à un vers de Virgile relatif à Hector. On s'explique, par là, que Dioclétien et Maximien Hercule aient reconnu le pouvoir de Carausius sur la Bretagne et les côtes de la Gaule, et qu'ils aient même fait alliance avec lui.

Le 1er janvier 287, Maximien Hercule s'établit définitivement à Trèves, la ville la plus brillante de la Gaule. Il prend solennellement possession de son titre de consul pour la première fois, puis il court sur le Rhin repousser toujours les Barbares. Il franchit le fleuve à Mayence, bat les Francs cantonnés en Westphalie et force leur roi, Esatech, à demander la paix et à accepter le protectorat romain. En même temps, Maximien Hercule rétablit dans ses Etats le roi franc Genobald, qui avait imploré le secours des légions. Comme autrefois, les empereurs essayent de diviser les Barbares entre eux, de protéger les uns contre les attaques des autres, de faire valoir, au delà du Rhin, les avantages du protectorat romain.

Un curieux médaillon en plomb, du Cabinet des Médailles, trouvé à Lyon, dans la Saône, en 1862, se rapporte à ce passage du Rhin par Maximien Hercule et à ses victoires sur les Francs. La scène est partagée en deux registres :

1er Registre : Dioclétien et Maximien Hercule sont assis côte à côte, sur des chaises curules, la tête nimbée, vêtus de leur toge de pourpre, et entourés de soldats et de suppliants, hommes, femmes et enfants, qu'ils accueillent avec bienveillance. Au-dessus, la légende monétaire : SÆCVLI FELICITAS.

2e Registre : Maximien, revenant victorieux de la Germanie, repasse le Rhin sur un pont établi sur le fleuve, entre deux forteresses, dont on voit les murailles et les tours élevées. Il est précédé de deux Victoires et d'un enfant. L'une des Victoires porte une palme ; l'autre couronne l'empereur. Sous le pont, on lit : FL. RENVS (fluvius Renus). La ville que quitte l'empereur est Castel, indiquée par la légende CASTEL(lum), qu'on lit au-dessus de la porte. La ville dans laquelle il va pénétrer est Mayence, désignée par l'inscription MONGONTIACVM.

Par conséquent, l'empereur revient de Germanie ; il rentre après sa victoire. Il dut y avoir, à cette occasion, à Mayence, de grandes fêtes dont ce médaillon a pour but de perpétuer le souvenir. Mais la sécurité était-elle, pour cela, rendue aux pays rhénans ? L'épisode de janvier 288, où Maximien Hercule faillit être surpris, à Trèves même, sa capitale, par un parti de Barbares, au milieu des fêtes de son deuxième consulat, nous montre, d'une manière saisissante, que la tranquillité dont jouissait la Gaule était singulièrement précaire, même sous des empereurs aussi guerriers, aussi redoutés et aussi vigilants que Maximien Hercule.

En cette même année, Dioclétien remporta quelques succès sur les Barbares qui avaient ravagé la Rhétie, la Vindélicie et la région des sources du Rhin et du Danube ; il battit les Sarmates sur ce dernier fleuve ; en 291, ce sont les Goths qu'il refoule dans le bas Danube, tandis que Maximien Hercule contient les Francs sur le Rhin ; plusieurs de leurs tribus obtiennent de s'installer dans les clairières de la forêt des Ardennes et de la forêt Charbonnière.

Malgré leurs succès, les deux empereurs se sentent débordés. Il leur faut être partout à la fois. De là, la nécessité de l'établissement de la tétrarchie, le remaniement et le rajeunissement de l'administration impériale dont les roulages étaient ébranlés par tant de secousses, usés et désuets. Le 1er mars 293, Dioclétien et Maximien Augustes, élevèrent au rang de Césars, Constance Chlore el Galère Maximien. Dans cette nouvelle organisation de l'Empire, la Préfecture des Gaules forma deux diocèses : le Diœcesis Galliarum et le Diœcesis Viennensis.

Dans le diocèse des Gaules, il y eut huit provinces :

1. Belgica prima, chef-lieu civitas Trevirorum (Trèves).

2. Belgica secunda, chef-lieu Durocortorum Remorum (Reims).

3. Germania prima, chef-lieu Moguntiacum (Mayence).

4. Germania secunda, chef-lieu Colonia Agrippinensis (Cologne).

5. Maxima Sequanorum, chef-lieu Vesontio (Besançon).

6. Lugdunensis prima, chef-lieu Lugdunum (Lyon).

7. Lugdunensis secunda, chef-lieu Rotomagus (Rouen).

8. Alpes Graiæ et Pœninæ, avec deux chefs-lieux : civitas Vallensium Octodurum (Martigny) et civitas Ceutronum Darantasia (Moutiers-en-Tarentaise).

D'origine impériale par sa mère qui était une nièce de Claude le Gothique, esprit cultivé et soldat courageux, Constance Chlore s'était distingué, dès 274, sous Aurélien, en infligeant une défaite aux Alamans, auprès de Vindonissa : c'est lui qui fut chargé de la garde du Rhin et du gouvernement de la Gaule.

A peine investi de la dignité de César, Constance Chlore court à Boulogne ; il y surprend et oblige à se rendre les troupes de Carausius : c'était au printemps de 293. Vers le 1er mai, il dirige une expédition vers les bouches de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin, chez les Morins, les Ménapiens, les Bataves et les Frisons. Il pourchasse les Francs dans les marais, entre le Vahal, le Rhin et le lac Flevo (Zuiderzée). Les nombreux prisonniers qu'il fait sont employés à la construction de nouvelles forteresses et au défrichement du sol inculte. Plus que Probus et tous ses prédécesseurs, dans le but de repeupler la Gaule et de se procurer des soldats, Constance Chlore pratique à l'égard des Francs la politique d'assimilation et d'introduction dans l'empire.

Au lieu de les faire massacrer ou de les obliger à rejoindre les fugitifs en Germanie, où ils eussent continué, par leurs assauts renouvelés et leur turbulence, à inquiéter les frontières de l'Empire, il considéra que le vœu de tous les Germains avait toujours été de franchir le Rhin et de s'établir en Gaule, et qu'une fois fixés en Gaule, ils avaient contribué à empêcher d'autres Germains de faire comme eux. Constance Chlore fit donc de ses prisonniers, des colons qu'il établit en Gaule, soit sur l'ager publicus, soit qu'ils fussent pris à gages, comme colons ou comme esclaves, par les propriétaires gallo-romains. Le Chamave et le Frison labourent pour moi, dit, en 296, un panégyriste de Constance Chlore, et grâce à tes victoires, César invincible, les parties inhabitées des territoires d'Amiens, de Beauvais, de Troyes, de Langres, reverdissent par le travail du laboureur barbare[7].

Le même panégyriste de Constance Chlore nous représente les portiques des cités encombrés de prisonniers barbares, d'esclaves, qu'on installe en Gaule pour cultiver la terre : Les hommes s'agitent, partagés entre la surprise de la défaite et leur naturelle fierté ; les vieilles mères témoignent aux fils, les jeunes femmes aux maris, le mépris que méritent les lâches ; mais les jeunes garçons et les jeunes filles, réunis dans les mêmes chaînes, parlent familièrement à demi-voix sur un ton différent. Prince, vous les avez partagés entre les habitants de vos provinces, ils vont servir ces maîtres, et ils attendent qu'on les conduise aux solitudes qu'ils doivent cultiver[8].

Tandis que Constance Chlore combattait en Bretagne contre Carausius et Allectus, Maximien Hercule vint le remplacer sur le Rhin ; il releva quelques castella du limes, purgea de Barbares les environs du lac de Constance, répara les murs de Vintodurum (Winterthur). Cela n'empêcha point une grande invasion d'Alamans, dans les dernières années du Me siècle, probablement en 298. Franchissant le Rhin, les Barbares pénètrent dans les plaines du bassin de l'Aar et, par la trouée de Belfort, s'avancent jusqu'auprès de Langres, en une marche si rapide qu'ils faillirent enlever Constance Chlore lui-même. Celui-ci, résume Duruy, n'eut que le temps, tout blessé qu'il était, de se faire hisser avec des cordes sur le haut du rempart. Des troupes étaient dans le voisinage ; elles accoururent et chassèrent ces maraudeurs dont Eutrope fait une immense armée. Il parle de 60.000 morts et d'un nombre énorme de prisonniers. Eusèbe réduit les morts à 6.000 ; c'est encore beaucoup. Les captifs furent livrés, à titre de colons ou de lètes, aux propriétaires lingons et trévires[9].

Quelques semaines plus tard, Constance Chlore poursuivant les Barbares jusqu'en Suisse, en fit un véritable carnage, à Vindonissa. Néanmoins, les Alamans demeurèrent pour toujours en possession des Champs décumates et de tout le pays qui environne le lac de Constance. L'empereur crut habile et sage d'entrer en composition avec eux. Il traita avec leurs chefs, Eroch, Gondomar, Vadomar et d'autres.

Après l'abdication de Dioclétien et de Maximien Hercule, le ter mai 305, Constance Chlore reçut la dignité d'Auguste et son fils Constantin, celle de César. Le père et le fils eurent tout de suite à diriger une expédition contre les Pictes, en Grande-Bretagne : Constance Chlore y mourut à Eboracum (York), le 25 juillet 306.

 

V

CONSTANTIN ET SES FILS.

 

Les expéditions contre les Francs recommencèrent sous Constantin le Grand. Dès la fin de l'été de 306, leurs chefs, Ascaric et Mérogaise, avaient violé la frontière. Constantin passe le Rhin, extermine des bandes de Bructères, fait prisonniers les rois Ascaric et Mérogaise, qui sont livrés aux bêtes féroces dans l'amphithéâtre de Trèves. Comme sanction à cette heureuse campagne, Constantin jette les fondations d'un pont en pierre sur le Rhin à Cologne et il augmente la flottille chargée d'empêcher les pillards de traverser le fleuve.

Deux ans après, une nouvelle expédition contre les Barbares était devenue nécessaire. Constantin l'entreprit, de concert avec Maximien Hercule qui vint le rejoindre à Trèves. Au retour, ce dernier alla s'installer à Arles, où il ne tarda pas à fomenter des troubles et à conspirer contre son gendre ; en 310, Maximien Hercule n'échappa que par le suicide à la légitime vengeance de Constantin qui fit condamner la mémoire de son turbulent beau-père. Ces événements amenèrent Constantin à répudier le culte d'Hercule, qu'il tenait de Maximien, pour adopter celui d'Apollon-Soleil qui était celui de ses ancêtres directs. Cette répudiation eut lieu solennellement, à Trèves, au mois de juillet 310.

Constantin rentrait alors d'une nouvelle expédition qu'il avait dû entreprendre, au delà du Rhin, contre une coalition de Bructères, de Chamaves, de Chérusques, de Tubantes et d'Alamans. De grandes fêtes eurent lieu pour célébrer ses victoires. L'empereur se rendit en pompe solennelle au temple d'Apollon, le dieu tutélaire de sa famille : Apollo tuus, lui dit l'orateur qui prononça le panégyrique officiel. A dater de ce jour, Apollon-Soleil devint le patron de Constantin et son compagnon mystique : Apollini comiti, lit-on sur les monnaies qui substituent les types apollinaires aux types herculéens. Pour flatter l'empereur, on dresse partout des autels où l'effigie de Constantin est accompagnée de celle du Soleil, son ancêtre : tous les deux dirigent et éclairent le monde, de concert : Rector totius orbis, disent encore les légendes monétaires.

Constantin affectionnait sa ville de Trèves, d'où il surveillait, comme d'un poste central, les odieux Germains d'outre-Rhin. Il en restaura les murailles ; il y construisit un cirque, des basiliques, un forum, un prétoire. On y voit encore l'immense édifice de briques qui fut son palais et qui est devenu une caserne. Ces embellissements furent consacrés par la frappe, dans l'atelier de Trèves, d'un magnifique médaillon d'or qui représente une vue perspective de cette belle capitale de la Gaule romaine. On y voit la porte principale de la ville, probablement la Porta nigra dont il reste encore des ruines grandioses ; sur l'image monétaire, elle est flanquée de grosses tours crénelées au-dessus desquelles plane l'image tutélaire de Constantin ; de chaque côté de la haie, des captifs germains enchaînés, et sur le devant, un pont sous lequel roulent les flots de la Moselle.

En 313, nouvelle expédition contre les Francs ; à cette occasion furent émises les premières pièces d'or à la légende FRANCIA, qui représentent la nation des Francs, sous les traits d'une femme en deuil, assise au pied d'un trophée d'armes barbares. Après les Francs, Constantin, remontant le Rhin, infligea une nouvelle défaite aux Alamans. On institua dans tout l'empire, pour célébrer ces succès, les Jeux Franciques et les Jeux Alamaniques. Continuant la politique de Probus et de Constance Chlore, Constantin installa en Gaule, pour y défricher les forêts, des tribus entières de Germains. L'orateur Eumène, dans son panégyrique de Constantin, s'exprime à ce sujet en ces termes dithyrambiques qui rappellent ceux du panégyrique de Constance Chlore : Vois ce Chamave ; il laboure pour moi. De pillard, il s'est fait travailleur. Il amène ses moutons à nos marchés, et grâce à ses récoltes, nous voyons baisser le prix du blé. Puis, l'appelle-t-on au recrutement, il accourt. Il se plie à tous les services. A-t-il mérité une punition, ses épaules reçoivent les coups. Sous le nom de soldat, c'est un vrai serviteur et heureux de l'être[10].

De 317 à 320, Constantin est, tour à tour, dans le Haut-Rhin et sur le Danube ; il s'installe ensuite à Aquilée, pour surveiller les routes des invasions et procéder à des réformes générales intérieures dont la principale est celle des monnaies. Il envoie pendant ce temps, son fils aîné, Crispus, veiller à la garde du Rhin. A la suite de succès remportés par ce jeune prince dans l'automne de 320, on frappe des sous d'or à la légende ALAMANNIA DEVICTA, qui représentent l'Alamanie vaincue, douloureusement affaissée au pied d'un trophée.

Constantin lui-même combat les Sarmates, sur le Danube, et tue leur roi Rausimond. Des troupeaux de Vandales, de Goths et de Sarmates prisonniers sont répartis comme colons dans diverses provinces : Nous sommes prêts, répètent les Barbares, si c'est la volonté de l'empereur, à vivre dans les limites de l'Empire et à occuper un district aussi éloigné qu'on voudra ; désormais tranquilles, nous serons voués au culte de la paix, comme d'une divinité bienfaisante, et nous accepterons les charges et même le nom de tributaires 2[11].

Tous ces succès de Constantin et de ses trois fils donnèrent prétexte, suivant l'usage, à la frappe des médailles qui exaltent le courage du prince et portent la légende : Debellatori gentium barbararum. A cette époque, les victoires germaniques, gothiques, sarmatiques se renouvellent chaque année, comme les incursions qu'elles répriment, mais dont elles ne tarissent pas la source.

L'historien en est vraiment rebuté. C'est trop de vertu guerrière dépensée en vain, trop de gloire, trop de lauriers pour la conquête d'une paix insaisissable. A quoi bon cette fastidieuse nomenclature de victoires sans résultat ?

Constantin séjourna à Trèves, pour la dernière fois, dans l'hiver de 328-329 ; il partit de là pour la Dacie, puis pour Constantinople, la nouvelle capitale de l'Empire qu'il venait de fonder, afin d'être mieux à portée de protéger contre les Barbares le bas Danube et tout l'Orient. En 332, son fils, le futur Constantin II, franchit le Danube, écrase les Goths et force leur roi Ariaric, à fournir à l'Empire 40.000 soldats. Deux ans après, plus de 300.000 Sarmates sont répartis dans diverses provinces de l'Empire. Par ces mesures jusqu'à la mort de Constantin, en 337, la frontière du Rhin jouit d'une relative tranquillité.

Les années 341 et suivantes, sous le règne de l'empereur 'Constant, furent troublées par de nouvelles incursions des Francs. Après en avoir en raison, et conduit une expédition en Bretagne, Constant vint s'installer à Trèves où il prolongea son séjour jusqu'en 346.

En janvier 350, il était à une partie de chasse, aux environs d'Autun, lorsqu'il apprit que le chef de ses gardes, le Franc Magnence, venait avec la complicité de l'intendant des finances Marcellin, de soulever l'armée. Constant, obligé de prendre la fuite, se suicida. Alors, d'autres empereurs surgissent sur divers points de l'empire ; et aussitôt, les Barbares sortent avec plus de hardiesse de la mystérieuse Germanie. Francs, Saxons, Alamans franchissant le Rhin, s'emparent de quarante villes les plus voisines du fleuve. Trèves elle-même tombe aux mains des Germains et son atelier monétaire dut être momentanément transféré à Amiens. Accouru de l'Orient, Constance II parvint enfin à renverser Magnence et Décence ; puis, au printemps de 354, il entreprit une nouvelle guerre contre les Alamans dont les rois, Gondomar et Vadomar, semaient la terreur dans la Gaule de l'est.

L'empereur partit d'Arles et établit à Chalons le camp de concentration de son armée. Mais le ravitaillement des troupes fut rendu difficile par une crue exceptionnelle des fleuves et des rivières ; il y eut des murmures, même des explosions de colère chez les soldats. Enfin, avec l'arrivage des convois, l'effervescence se calma. Par Langres, on atteignit le Rhin, auprès de Bâle encore couverte de neige. Les Alamans se montrèrent en masses, de l'autre côté du fleuve et empêchèrent les Romains d'établir un pont de bateaux. Un guide, heureusement, indiqua un gué dont on devait se servir la nuit prochaine ; c'était sur un point éloigné qu'il importait de cacher à l'ennemi. Mais plusieurs Alamans qui servaient dans l'armée romaine, Latinus, comte des domestiques, Agilon, grand écuyer, et Scudilon, chef des scutaires, avertirent leurs compatriotes. Ce fut alors que les Barbares, loin de profiter de l'indication des traîtres, furent pris de peur et se décidèrent à implorer la clémence impériale. Constance accepta la soumission des Alamans qui s'engagèrent à fournir des auxiliaires à l'armée romaine. Le traité, dit Ammien[12], fut conclu suivant les rites nationaux des deux nations. L'empereur partit pour Milan.

Mais que valait cette paix, avec des Barbares décidés à la violer, à la première occasion ? Quelques mois après, en effet, il fallut, à Constance ; entreprendre une autre expédition contre les Alamans, sur le haut Danube, en Vindélicie, aux environs de Linz. Ammien racontant que Constance vint alors établir son quartier général en Rhétie, fait une description détaillée des sources du Rhin qui a, dit-il, des cataractes comme le Nil, avant de déboucher dans le lac de Constance sur le bord duquel les Romains, jadis, avaient tracé une route.

En 355, Cologne fut le théâtre de l'échauffourée qui fit du Franc Silvain un empereur, pour quelques jours. Ce Barbare était dévoué à Constance, mais l'une de ses lettres, maquillée, et des menées perfides le firent traiter en suspect. Irrité, Silvain fit appel aux Francs de son armée et s'affublant, dit Ammien, de lambeaux de pourpre arrachés aux étendards et aux enseignes (dracones), il se proclama empereur. Un des conseillers de Constance, Urciscin, fut envoyé à Cologne auprès de Silvain pour le tuer.

Urciscin feignit de prendre le parti du nouvel Auguste ; peu après, il le fit assassiner par ses affidés qui, forçant la porte du palais, atteignirent Silvain au moment où il allait chercher un refuge dans la basilique chrétienne de Cologne : Silvain avait régné 28 jours.

Investi du gouvernement de la Gaule, Urciscin, se montra incapable de la protéger contre les Barbares francs, alamans et saxons. Cologne fut prise d'assaut et saccagée. Alors Constance, aux abois, dut faire appel à son cousin Julien, qu'il détestait et redoutait. Il lui conféra la dignité de César, avec la mission de défendre la Gaule.

 

VI

JULIEN L'APOSTAT.

 

Le 1er décembre 355, Julien quitta Milan, avec une escorte de 350 soldats. Après une traversée des Alpes, favorisée par une température presque printanière, il arriva à Vienne un mois après, le 1er janvier 356. Tout de suite, il reçut la dignité consulaire, au milieu des acclamations de la foule ; il rassembla une armée ; enfin, le 24 juin, il entrait à Autun, juste à temps pour empêcher que la ville ne tombât aux mains des Barbares.

Julien fut fêté comme un libérateur. D'Autun, il partit pour Reims où il tint un conseil de guerre qui décida de marcher sans retard sur le Rhin, pour délivrer Cologne. En route, il fallut combattre partout, car partout se trouvaient embusquées des compagnies de ravageurs au travail. Des bandes, mieux disciplinées et plus compactes, encerclaient Strasbourg, Brumath, Zabern, Seltz, Spire, Worms, Mayence. Julien les battit à Brumath ; il reprit Coblence, puis Cologne ; il ravitailla Trèves, revint à Strasbourg, et enfin remonta toute la vallée d'Alsace pour aller opérer sa jonction avec Constance, qui, de son côté, faisait la chasse aux Barbares, dans les montagnes de la Rhétie.

La tranquillité rétablie sur la frontière, Julien vint passer l'hiver à Sens. Il y était dans toute la joie de la victoire, lorsque soudain, il fut attaqué, à Sens même, vers la fin de décembre 356, par une irruption des Barbares. Il subit un siège de 30 jours ; les Germains s'éloignèrent sans avoir réussi leur coup de main : voilà quelle était, alors, jusqu'au cœur de la Gaule, l'insécurité, même des places fortes les plus importantes.

Sur le Rhin, les bandes de pillards se reformèrent vite. Dès 357, une véritable armée d'Alamans, organisée. et à demi, disciplinée, occupait l'Alsace, les Vosges et tout le pays rhénan jus- qu'à Mayence. Une grande expédition pour les expulser était devenue indispensable. Julien la concerta avec un vieux général expérimenté, Sévère, qui avait longtemps commandé sur le Rhin., et avec Barbation, maître de la milice, qui devait amener une armée de la Rhétie jusqu'à Bâle, par la vallée de l'Aar. Les lenteurs et le mauvais vouloir de Barbation entraînèrent d'abord des mécomptes. Toutefois, les lètes indépendants furent capturés dans les défilés des Vosges et les Alamans furent pourchassés jusque dans les îles du Rhin où ils avaient trouvé un refuge momentané.

Au mois d'août enfin, Julien, non sans avoir, au préalable, assuré sa retraite en fortifiant Saverne, remporta la fameuse victoire de Strasbourg dont il nous a fait, ainsi qu'Ammien Marcellin, un récit détaillé et complaisant. Abandonné par Barbation, Julien n'avait que treize mille hommes. Sept rois alamans campaient avec 35.000 guerriers dans la plaine de Strasbourg, obéissant à un chef suprême, Chnodomar, auquel son audace et ses ravages en Gaule avaient fait un renom terrible. Et des masses germaines continuaient, chaque jour, à affluer comme des corbeaux avides, pour recommencer les pillages dont elles conservaient l'alléchant souvenir. Chnodomar, géant coiffé d'un casque rouge, à la tète de ses bandes, brandissait sa lance, faisant caracoler son cheval fougueux. Il avait pour lieutenant son neveu Agénaric, fils de Médéric, qui, élevé chez les Gallo-Romains, y avait pris le nom de Sérapion. Moins éclatant, Julien était seulement accompagné d'un soldat qui portait un fanion de pourpre. La mêlée fut acharnée ; à la fin, comme toujours, la discipline l'emporta sur le nombre, la méthode calculée sur l'impétuosité folle et la rage désordonnée.

Comme lors de la défaite d'Arioviste par Jules César, les Barbares prirent la fuite vers le Rhin et lancèrent leurs chevaux à la nage. Les Romains criblaient de traits les fugitifs qui pouvaient d'autant moins riposter qu'ils avaient peine à lutter contre le courant. La lutte dégénéra en un combat de naumachie et Ammien Marcellin dit qu'on assistait sans danger au carnage. Ceux-là seulement, parmi les Barbares, qui surent se servir de leurs boucliers de peaux en guise de barques, purent gagner la rive droite du fleuve. Les Romains ne perdirent que 243 soldats et 4 officiers, dont le franc Bainobaude et le chef des cataphractaires ; on compta, sur la rive du fleuve, 6.000 cadavres alamans ; le flot du Rhin en entraîna bien davantage. Le chef des Barbares, Chnodomar, avait aussi essayé de gagner le fleuve, mais son cheval glissa dans la boue et le culbuta. Il voulut se cacher dans le bois voisin ; mais il y fut découvert et conduit à Julien sous bonne garde. On lui fit grâce de la vie ; relégué à Rome, il devait y mourir après six ans de captivité[13].

Victorieux, Julien passa le Rhin à Mayence, pour porter la guerre en Germanie. Les Alamans s'enfuirent dans leurs forêts, au delà du Mein. Julien voulut semer la terreur chez les Barbares, en détruisant leurs récoltes, en capturant ce qu'il put atteindre de leurs troupeaux. Ce fut en vain. Quand l'armée, raconte Paul Allard, eut atteint, vers les pentes du mont Taunus, ces vastes contrées forestières dont les Romains, depuis César, ont toujours parlé avec horreur, une timidité nouvelle remplaça le premier entrain. Les soldats n'avaient plus, devant eux, des plaines ouvertes à ravager : ils entraient dans les ténèbres, ils prononçaient en tremblant ce nom vague de forêt Hercynienne, qui s'appliquait indifféremment à toutes les régions boisées de l'est de la Gaule et de l'ouest de la Germanie ; ajoutant foi aux paroles d'un transfuge, ils se persuadaient que les noires futaies qui s'étendaient maintenant à perte vue devant eux, étaient pleines d'embûches, et que, de souterrains ignorés, surgiraient sur leurs pas des multitudes de Barbares.

On hésita longtemps avant de s'engager ainsi dans l'inconnu : puis, le courage militaire reprenant le dessus, on se remit bravement en marche ; mais vite, les convois d'hommes, de chevaux, de bagages furent arrêtés par des monceaux d'arbres abattus : les routes étaient barrées avec des chênes, des frênes, d'énormes troncs de sapins. La marche devint difficile : les soldats furent souvent obligés de reculer, afin de chercher en arrière d'autre chemins. Ce fut un dur voyage : l'automne finissait, dans ces âpres régions ; le vent devenait glacial, les collines et les vallées étaient couvertes de neige : l'armée se traînait péniblement, souffrait beaucoup. Elle parvint heureusement, sans rencontrer d'autres ennemis que la forêt et la saison, à un fort bâti par Trajan, au confluent de la Nidda et du Mein, et qui, sans cesse attaqué depuis trois siècles, avait été grossièrement réparé. Julien s'y retrancha, et s'occupa de ravitailler son armée. Les Alamans, le voyant ainsi établi sur leur territoire, furent pris de peur : ils envoyèrent des ambassadeurs implorer la paix. Julien leur accorda une trêve de dix mois, espace de temps jugé par lui nécessaire pour achever de réparer les murailles du fort, et pour le mettre complètement en état de défense. Bientôt, vinrent à lui les trois rois Alamans, qui n'avaient point pris part à la bataille de Strasbourg, mais y avaient envoyé leurs contingents : ils prêtèrent un serment solennel, selon la mode de leur pays, jurant de ne plus attaquer les Romains, de respecter leur forteresse jusqu'à la fin de la trêve, et de leur apporter eux-mêmes des vivres, s'ils en avaient besoin. De nombreux prisonniers romains furent rendus. La campagne de Germanie était terminée, avec profit et avec gloire[14].

Mais la guerre avec les Germains était sans fin. Des Alamans, il fallait passer aux Francs qui, depuis de longues années, ravageaient la Belgique, été comme hiver, sur terre comme par mer, foulant avec une égale jouissance, dit Libanius, la neige et les fleurs. L'armée de Julien les rencontra le long de la route de Cologne à Paris, entre Juliers et Reims, en divers endroits, surtout le long de la Meuse et de la Sambre. On fit des prisonniers qui furent enrôlés dans l'armée romaine. Julien put enfin gagner Lutèce ; il y passa l'hiver à méditer, tout en philosophant, un plan de campagne pour le printemps suivant, car il ne se faisait aucune illusion sur la solidité des brillantes victoires qu'il avait remportées. Il projeta une expédition qui rétablirait la flotte romaine sur le Rhin, avec son escadre, ses stations, ses approvisionnements, les castella qui lui servaient de points d'appui, depuis Argentoratum jusqu'à l'île des Bataves. Il restait deux cents bateaux de l'ancienne classis germanica, si active et si gaie ; Julien en fit construire quatre cents autres. Mais comment leur assurer le libre parcours sur le fleuve, même avec le concours de la classis britannica qui avait sa base navale à Boulogne ? Les Barbares tenaient les deux rives du Rhin, depuis Mayence jusqu'à la mer. Le préfet du prétoire, Florentius, eut voulu négocier avec les Francs qui occupaient la Belgique et proposa d'acheter leur amitié, mais Julien désapprouva cet humiliant procédé et résolut de combattre.

Dès le mois de mai 358, Julien, prompt comme la foudre — tanquam fulminis turbo —, fond sur les Saliens qui s'étaient installés dans la Toxandrie, sur la basse Meuse, abrités derrière la forêt Charbonnière ; sa présence à Tongres déconcerte les Saliens qui font leur soumission, offrant de servir dans l'armée romaine ; mais on leur laissa les vastes territoires marécageux de l'ancien pays des Morins et des Ménapiens. 11 fallut ensuite attaquer les Chamaves qui tenaient les bouches du Rhin. Ce fut un Barbare, le Franc Charietton, que Julien chargea de l'opération. C'était, lui aussi, un géant, un aventurier, dont l'âme, dit un contemporain, avait quelque chose d'une bête féroce. Il avait longtemps exercé le métier de ravageur. Il s'avisa, un jour, de vendre ses services aux Romains ; on lui fixa Trèves pour résidence, avec sa bande d'irréguliers. Chaque nuit, Charietton qui connaissait bien la forêt et ses traîtrises, sortait, surprenait des partis de Germains ivres ou endormis ; il rapportait leurs têtes qu'il montrait aux habitants de Trèves, et ces coups de main lui étaient bien payés. De ce brigand à sa solde, Julien fit un capitaine et, par lui, le pays rhénan fut purgé des Chamaves qui s'enfuirent, terrorisés, sur la rive droite du fleuve. Pour contenir les Francs de la Toxandrie, Julien fit restaurer trois forteresses sur les bords de la Meuse, puis il franchit le Rhin sur un pont de bateaux.

Les Alamans surpris offrirent encore une fois leur soumission. L'un après l'autre, leurs rois, Suomar et Hortaire, vinrent se prosterner aux pieds de Julien, non sans user de perfidie. Il fallut prendre contre eux les plus grandes précautions. Enfin, la liberté fut rendue au Rhin ; la flotte en sillonna, comme jadis, le ruban argenté ; le commerce et l'industrie en profitèrent autant que les légions ; les villes du Rhin refleurirent comme l'herbe d'automne et revirent l'ombre de leur prospérité d'autrefois.

Et cependant, il fallut, dès l'année suivante (359), que Julien revint sur le Rhin. Il visita et restaura les fortifications de Bingen, Andernach, Bonn, Neuss, Kellen (Tricesima), Quadriburgium (Calcar), Castra Herculis (Malburg) ; il passa le Rhin pour chasser des tribus turbulentes, parcourut, en remontant le Mein, jusqu'aux confins du pays des Burgondes. Les chefs alamans, Macrien et Haribaude, firent leur soumission ; Vadomar offrit la sienne pour la seconde fois, amenant, pour se faire pardonner, d'autres chefs comme Urius, Ursicin et Vetralp. Mais il fallait une sanction à tant de perfidies accumulées : les territoires des Alamans furent dévastés, les moissons et les maisons brûlées tout le long du Rhin jusqu'en face de Bâle. Julien, résumant les résultats de ses campagnes de 358 et 359, s'exprime en ces termes : J'ai traversé trois fois le Rhin et j'ai ramené d'au delà de ce fleuve vingt mille prisonniers romains repris sur les Barbares. Deux batailles et un siège m'ont mis en possession de mille hommes capables de servir et à la fleur de l'âge. J'ai envoyé à Constance, quatre cohortes d'excellents fantassins, trois autres plus ordinaires, et deux superbes escadrons de cavaliers. Je suis maître, en ce moment, grâce aux dieux, de toutes les villes, et j'en pris alors plus de quarante[15].

Rentré dans sa chère Lutèce, Julien se mit en révolte contre Constance et se fit proclamer Auguste par ses soldats, au printemps de 360. La guerre civile allait éclater, mais pour justifier son élévation, il importait à Julien de montrer les services rendus par lui, à la Gaule et à l'empire, par le rétablissement de la paix sur le Rhin. C'est pourquoi il eût hâte, quelques mois après avoir usurpé le titre d'Auguste, de courir sur la tribu franque des Attuaires, établie sur la Lippe et dont les guerriers se livraient à des incursions en territoire gaulois. Il franchit le Rhin près de Vetera Castra, à Tricesima (Kellen), écrasa les Barbares, descendit le fleuve jusqu'au pays des Frisons, en restaurant tous les postes frontière et rétablissant les garnisons ; puis, il remonta la rive droite dont il fit une inspection générale jusqu'à Bâle. Après une campagne de trois mois il alla s'installer à Vienne, en passant par Besançon. Il ne devait plus revenir sur le Rhin, quoique Constance ait cherché à soulever contre lui, en Rhétie, le Franc Vadomar. Julien fut appelé sur le Danube et en Orient où le brillant César des Gaules devait finir en Auguste maussade et en philosophe paradoxal.

 

VII

VALENTINIEN Ier. - LE POÈTE AUSONE.

 

Après des troubles qui durèrent plusieurs mois, le tribun Valentinien et son frère Valens ayant été élevés à l'empire, en 364, le premier de ces princes vint en Gaule pour refouler encore une fois les maraudeurs Alamans. Il était à Amiens, en 367, lorsqu'il résolut de conférer à son fils Gratien, un enfant de huit ans, la dignité d'Auguste. Valentinien appela de Bordeaux le poète Ausone pour faire l'éducation du jeune prince, au palais de Trèves. Ausone fut le poète favori de la cour ; il nous charme par ses poésies aimables, redondantes et prétentieuses. Tout de même, il dépasse quelque peu la mesure de la flatterie envers la famille impériale lorsqu'il compare les trois empereurs, Valentinien, Valens et Gratien, aux trois personnes de la Sainte Trinité. En ce temps de révoltes militaires et d'hérésies, on ne pouvait être à la fois plus courtisan et plus orthodoxe, et cependant Ausone était païen.

Au printemps de 368, Valentinien entreprend sa première campagne contre les Alamans. Il franchit le Rhin, chasse les Barbares des bords du Neckar et construit, non loin du confluent de cette rivière, un fortin appelé Alta ripa. L'empereur n'avait fait qu'une promenade militaire, pour sonder le terrain ; il revint à Trèves préparer une expédition plus considérable qu'il dirigea contre les Barbares, dès le mois d'août de la même année. Il emmena avec lui son fils Gratien et son précepteur Ausone ; le comte Sébastien venait d'arriver avec les légions d'Italie et d'Illyrie.

Le Rhin franchi, l'armée s'avança prudemment, en formant le carré, les deux empereurs au centre, les généraux Jovin et Sévère sur les ailes. Des guides sûrs précédaient les légions, dans de vastes solitudes boisées et marécageuses. Pendant plusieurs jours, on ne rencontra aucun ennemi, mais des champs en culture et des maisons abandonnées ; l'armée brûla tout, se réservant seulement des vivres pour la retraite. Enfin, on atteignit un endroit appelé Solicinium. , raconte Ammien Marcellin, Valentinien s'arrêta court, comme devant une barrière, averti par ses éclaireurs que l'ennemi était en vue, à quelque distance. Les Barbares s'étaient postés sur des pics escarpés et inaccessibles, excepté du côté du nord où la montagne était en pente douce. Les Romains plantent leurs enseignes et crient : Aux armes ! Mais sur l'ordre de l'empereur, les troupes restent immobiles, attendant que l'étendard levé leur donnât le signal. Les Alamans poussaient des cris horribles. Le comte Sébastien opéra un mouvement tournant, pour gagner le versant nord de la montagne. Gratien, trop jeune pour les fatigues et les dangers de la bataille, fut placé à l'arrière-garde. Valentinien, tête nue, passe l'inspection des centuries et des manipules. Puis, il renvoie son escorte, ne gardant avec lui que quelques hommes dévoués, habiles et courageux ; il court avec eux reconnaître les abords de la montagne, pour découvrir quelque sentier qui aurait échappé aux éclaireurs. Il s'égara dans un marécage et faillit périr dans une embuscade, au détour d'un rocher. A tout risque, il poussa son cheval sur une pente raide et glissante et réussit à regagner le cantonnement. Mais son écuyer, qui portait son casque doré enrichi de pierreries, disparut sans qu'on put jamais le retrouver.

Enfin l'étendard donne le signal du combat. Deux jeunes guerriers d'élite devancent leurs bataillons, invitant leurs camarades à les suivre. Les voilà aux escarpements de la montagne, brandissant leurs lances et s'efforçant, en dépit de l'ennemi, d'escalader l'obstacle. Le gros de l'armée arrive et, à travers les buissons et les rochers, parvient à se rendre maître des hauteurs. Alors, les fers se croisent et la lutte s'engage entre la tactique et la férocité brutale. Bientôt, les Barbares se troublent en voyant le front de bataille des Romains les enfermer de ses deux ailes. Ils luttent sans ordre, mais avec rage. Ils sont vaincus ; des niasses de cadavres jonchent le sol. Un petit nombre réussit à s'enfuir dans la forêt. Du côté des Romains, Valérien, le comte des domestiques, resta parmi les morts[16]. Après cette victoire si chèrement achetée, l'armée repassa le Rhin et les empereurs revinrent triompher à Trèves. Ce fut peu après qu'Ausone, auquel les émotions n'avaient pas manqué, ainsi qu'à son jeune élève, composa son poème célèbre sur la Moselle. Qui ne connaît les vers ampoulés, niais touchants, dans lesquels le poète exprime sa joie de revoir, après deux mois d'absence, la riante et sinueuse vallée de la Moselle.

Il remonte la rivière, depuis son embouchure voisine de plaines où la Gaule, dit-il, subit des désastres qui font oublier ceux de Cannes et où gisent, abandonnées, les tombes de bataillons que personne n'a pleurés :

Æquavit Latias ubi quondam Gallia Cannas

Infletæque jacent inopes super arva catervæ.

Après avoir dépassé, le long de l'Ardenne, des champs concédés à des Sarmates, il décrit les coteaux des environs de Trèves et de Neumagen, couverts de riches villas et de vignobles plantureux, qui lui rappellent Bordeaux, sa chère patrie.

Le poète chante aussi sa Bissula, jeune Suève captive, qu'il avait reçue pour sa part de butin, à la suite de l'expédition contre les Alamans. Il l'appelle avec une effusion comique :

Delicitum, blanditiæ, ludus, amor, voluptas.

Ainsi, en ce temps-là, on vivait encore heureux, quand on n'était pas inquiété par quelque incursion des Germains ; l'empereur répondait, comme autrefois, par des largesses et une profusion de cadeaux et de pièces d'or, aux compliments et aux vœux qu'on lui adressait, au jour de l'an ou à l'occasion de certaines fêtes. Ausone raconte qu'un pauvre grammairien de Trèves, Ursulus, avait été oublié, aux calendes de janvier, dans les gratifications distribuées par Valentinien. Ursulus confia sa déconvenue à Ausone ; celui-ci intervint auprès de l'empereur et obtint les étrennes réclamées. Ausone envoie ainsi, de la part de l'empereur au grammairien, six pièces d'or (solidi), avec un compliment en mauvais vers.

Qu'on juge, par ce témoignage d'un contemporain, de la vitalité de la Gaule, des prodigieuses ressources de ce pays, de l'énergie de sa population qui, toujours, se relève après les orages qui l'abattent, comme l'herbe repousse après avoir été fauchée ! Sans doute, il y a loin de cette prospérité du ive siècle à l'opulence large et sans soucis d'autrefois. Le pays avait été appauvri, la population décimée, incapable désormais de résister aux assauts, sans cesse renouvelés, des odieux Barbares. Néanmoins, l'espoir renaissait après chaque victoire ; les bandits chassés, on rebâtissait les maisons et les remparts ; on recommençait à ensemencer cette terre si féconde qui, depuis l'époque celtique, gardait les cendres vénérées de tant de générations d'ancêtres.

Les majestueuses ruines de Trèves sont, à nos yeux, les témoins imposants de la grandeur et de la forcé de la capitale de la Gaule romaine du Ive siècle. La Porte Noire est là, flanquée de ses deux indestructibles tours, qui ont encore trois étages, de plus de 30 mètres de haut et de 12 mètres de diamètre. Les autres monuments ruinés de Trèves sont non moins étonnants par leur immensité ; la plupart sont de l'époque constantinienne.

L'activité, la floraison commerciale et artistique de Trèves, à cette époque, en dépit des invasions, a eu son reflet jusque dans les somptueux monuments funéraires que ses riches marchands se firent construire, dans le goût surchargé du temps. Le plus célèbre est le fameux mausolée d'Igel, à sept kilomètres à l'ouest de Trèves, à la lisière de la forêt des Ardennes. Il était destiné, d'après les idées romaines, à la fois, à servir de tombeau et à célébrer les mérites du personnage en l'honneur de qui il fut érigé, vers le temps de Julien ou de Valentinien. Il est en grès rougeâtre, de forme carrée d'environ 4 mètres de côté ; la partie supérieure ornée de corniches et de frontons sur ses quatre faces, est terminée en pyramide ; il a 20 mètres d'élévation. Il était couronné par un aigle aux ailes éployées. Les sculptures dont il est orné à profusion, superposées en registres, représentent des scènes mythologiques ou de la vie réelle, des portraits de personnages, des manœuvres de bateaux chargés de tonneaux, des bergers poussant leur troupeau de moutons, des charrettes chargées de céréales. Des bas-reliefs de Vienne, d'Autun, de Sens, de Langres, fournissent des scènes analogues. Une inscription du mausolée d'Igel nous apprend que ce monument fut élevé par les soins de L. Secundinius Aventinus et Secundinius Securus, en l'honneur de leurs parents, les Secundinii, qui occupèrent des charges importantes dans l'administration publique de la ville de Trèves.

Trèves restait riche, animée et prospère, malgré les malheurs publics, parce qu'elle était le siège de la cour et du gouvernement, le quartier général de toutes les armées qu'on lançait quotidiennement sur le Rhin. Voici venir le siècle où elle sera vingt fois saccagée et brûlée.

Mayence était encore plus exposée que Trèves aux surprises des pillards rusés et perfides. Un jour de l'an 368, le chef alaman Rando, à la tête d'une bande, parvint jusqu'aux murailles, en rampant ; trompant la vigilance des gardes, sa bande fit irruption dans la ville, pendant une grande cérémonie chrétienne. Il put impunément, en une heure, emmener de nombreux prisonniers et un immense butin, de l'autre côté du Rhin, avant que la garnison eut eu le temps de s'armer[17]. Et cependant, la ville restait confiante et gaie ; sa banlieue était toujours émaillée de villas seigneuriales, élégantes et fleuries, comme celle qu'habitait ce haut fonctionnaire, Remigius, retiré dans ses terres. Remigius se plaint, lui, non point des Barbares, mais des tracasseries du préfet Maximinus, dont l'inimitié le poursuit jusque dans sa retraite[18].

En 369, l'empereur Valentinien dont le cerveau, au dire d'Ammien Marcellin[19], mûrissait des plans aussi vastes qu'utiles, restaura les fortifications du Rhin, depuis la frontière de Rhétie jusqu'à l'Océan germanique ; il exhaussa les murailles des camps et des castella qui bordaient le fleuve du côté de la Gaule ; il y adjoignit, partout où le terrain s'y prêtait, une suite de tours reliées les unes aux autres par un rempart. Il jeta même, de loin en loin, sur la rive droite, des ouvrages avancés qui dominaient le territoire des Barbares. L'un de ces fortins, sur le Neckar, lui paraissant exposé à être un jour emporté par les eaux, il fit détourner le cours de la rivière par ses ingénieurs, ce qui nécessita d'énormes travaux. Valentinien voulut aussi construire un fort plus avancé dans l'intérieur du pays des Alamans, mais ceux-ci surprirent les soldats qui avaient dépouillé leurs armes pour travailler ; ils les massacrèrent jusqu'au dernier. Vers le même temps, en Gaule, des bandits firent tomber le grand-écuyer Constancien, parent de l'empereur, dans un guet-apens où il fut assassiné.

Le brigandage était universel ; la Gaule Belgique et le bas Rhin étaient, à cette époque, terrorisés surtout par les Saxons. Le cosmographe Ptolémée qui écrivait au milieu du IIe siècle de notre ère, est le premier auteur qui mentionne les Saxons. C'était alors une agglomération de tribus germaniques cantonnées au nord de l'Elbe, dans les terres basses et marécageuses du Mecklembourg et des environs de Lubeck. Ils habitaient aussi des îlots, dans les parages du Holstein ; leurs voisins étaient les Angles, les Suardons et les Chauques- Bientôt, au IIIe siècle, on voit s'agréger à leur confédération les Chauques, les Manses, les Angrivariens, les Chérusques, dispersés dans les forêts, apeurés et dépourvus de prestige aux yeux des Barbares, depuis la déconfiture d'Arminius.

De l'embouchure de l'Elbe, les Saxons, qui ont une flotte, échappent à la tyrannie de la forêt et des marécages, et ils exercent de fructueuses pirateries sur les côtes de la mer du Nord, en particulier sur celles de la Gaule, aux embouchures de la Meuse et de l'Escaut, de la Seine, de la Loire et même au delà. C'est à l'aide de ces écumeurs de mer que Carausius, en 287, s'était fait proclamer empereur dans l'île de Bretagne.

Devenus puissants par le succès de leurs pirateries, de nouvelles tribus grossirent leur nombre, même au cœur de la Germanie ; ils dominèrent bientôt depuis l'Eider qui borne le Holstein, jusqu'au cours de la Sieg et aux montagnes de la Hesse. Ils chassent les Longobards du bassin de la Saale et s'allient aux Francs, leurs émules en pirateries.

En 370, des bandes de guerriers saxons passant sur la rive gauche du Rhin, firent irruption en Gaule. Ammien Marcellin nous dit qu'ils furent exterminés jusqu'au dernier[20]. D'autres bandes surgirent. Un jour, sous Valentinien Ier, un parti de Saxons déguisés en officiers du fisc, se fait annoncer par la voix du crieur public, dans la demeure somptueuse d'un citoyen de distinction. Les bandits se jettent, l'épée à la main, sur le propriétaire, avant que des gens aient eu le temps de s'armer ; tout est pillé dans la villa. Pourtant, l'empereur put envoyer une force armée pour arrêter et punir les brigands[21].

L'année suivante, d'autres Saxons sortent de leurs forêts, s'embarquent sur l'Océan et viennent massacrer de paisibles habitants de la rive du Rhin, sans que le comte Nannianus, qui commandait là, put les en empêcher. Il fallut une véritable expédition pour en venir à bout ; Nannianus et Sévère l'entreprirent, firent tomber les Saxons dans une embuscade et les massacrèrent. Puis, ce fut Macrien, le roi des Alamans, dont il fallut réprimer les incursions, humilier l'arrogance. Valentinien arma contre lui les Burgondes qui avaient avec leurs voisins des discussions de frontières et leur disputaient la possession de sources salées. En fin de compte, en 371, Valentinien tenta de s'emparer de la personne du farouche barbare. Il se fit renseigner par des transfuges, puis il jeta un pont sur le Rhin, par lequel son lieutenant Sévère passa dans le pays des Mattiaques, non loin de Wiesbade : Il y avait là, dit Ammien, de ces marchands qui trafiquent de butin et d'esclaves avec les armées. Sévère les fit tous tuer, pour éviter que sa marche fût ébruitée par eux. On campa en plein air, pour une nuit, sans bagages ni couvertures, excepté l'empereur qui s'étendit sur des tapis. Malheureusement, les soldats ne purent s'empêcher de piller et de brûler. L'alarme fut donnée par les clameurs et le crépitement des flammes. Macrien, sur le point d'être pris, s'élança sur un cheval et disparut dans la montagne. Valentinien dut se contenter de ravager la contrée ; il rentra à Trèves, la rage dans le cœur, frémissant comme un lion à qui vient d'échapper le cerf et le chevreuil dont il croyait faire sa proie.

Il donna, tout de même, pour roi aux Bucinobantes, tribu alamanique voisine de Mayence, Fraomar à la place de Macrien. Fraomar n'ayant pu se maintenir, fut envoyé en Bretagne avec le grade de tribun. Un autre chef alaman, Hortaire, qui entretenait secrètement une correspondance avec Macrien, fut condamné à être brûlé vif.

Quant à Macrien, qui avait trouvé un refuge chez les Burgondes, son audace redoubla. Valentinien ne pouvant s'en rendre maître eut l'idée de se le concilier. En 374, il lui envoya une missive flatteuse, pour un rendez-vous auprès de Mayence. Le roi barbare accepta l'invitation, mais, dit Ammien, d'un ton d'arrogance incroyable, en arbitre, en dispensateur de la paix. Au jour marqué, il vint se poster superbement sur l'autre rive du fleuve, entouré de soldats qui faisaient un fracas effroyable de leurs boucliers. L'empereur, avec une escorte considérable montée sur des barques, s'approcha tranquillement du bord, les enseignes militaires déployées. Lorsque les Barbares eurent cessé leur tumulte et pris une attitude plus calme, les pourparlers s'ouvrirent. Ils se terminèrent par le serment réciproque d'observer la paix. Ce roi, qui jusque-là, avait été si turbulent et si hostile, sortit de cette entrevue notre allié, et jusqu'à la fin de sa vie, nous donna les plus nobles témoignages d'attachement et de loyauté. Macrien devait périr dans la suite, sur le territoire des Francs qu'il ravageait avec fureur, dans une embuscade que lui tendit leur belliqueux roi Mallobaude[22].

S'il n'eût péri de la sorte, en guerroyant contre d'autres Barbares, Macrien eût, comme tous les autres chefs de bandes germaines, — qui pourrait en douter ? — trahi la confiance des Romains. Il eût fallu recommencer à le pourchasser dans les forêts et les marécages. A ce jeu terrible et odieux, les légions s'épuisent, les empereurs les plus fermes s'énervent, la Gaule et la civilisation gallo-romaine dépérissent dans l'insécurité et se dénaturent par un afflux excessif et trop rapide d'éléments étrangers.

Aussi, à quoi bon enregistrer les campagnes quotidiennes sur le Rhin, fastidieuses par leur monotone répétition, les noms haïssables, indignes de l'histoire, de ces bandes de brigands qui viennent piller, qui s'enfuient insaisissables sur leurs chevaux, en abandonnant, à la première alerte, le fruit de leurs rapines ; ou qui, une fois capturées, sont d'une écœurante platitude pour mentir, demander grâce, prêter le serment de fidélité, puis trahir : Germani, natum mendacio genus ! Germani, immanissimæ gentes !

 

VIII

GRATIEN. - L'EXODE DES VISIGOTHS.

 

Après avoir raconté les ravages des Goths et des Taïfales immondes, sur le Danube, Ammien Marcellin s'écrie : Et comme si les Furies avaient pris soin elles-mêmes d'attiser une conflagration générale, voilà que, au début de l'an 378, les Alamans Lentiens, voisins de la Rhétie, se mettent à violer nos frontières, au mépris des traités.

Cette irruption fut provoquée par un Alaman qui servait dans les gardes de Gratien et qui, traîtreusement, informa ses compatriotes du projet formé par l'empereur de partir pour l'Orient avec toutes ses forces, appelé par Valens que débordaient d'autres Barbares. Tout de suite, les Alamans Lentiens avaient résolu de profiter de l'occasion, croyant dégarnie la frontière d'Occident. Se formant par bandes de ravageurs, sans tarder, dès le mois de février, ils traversent le Rhin sur la glace. Heureusement, deux corps de troupes, les Pétulants et les Celtes, qui se trouvaient de garde, les repoussent et leur font subir des pertes sensibles.

Mais au mois de juin, ils reviennent à la charge, au nombre de 40.000. Gratien, ajournant son projet d'expédition en Orient, fait revenir les cohortes qui s'étaient déjà ébranlées, appelle ses réserves et confie son armée à deux généraux habiles, Nannianus et le roi des Francs, Mellobaude, renommé pour son impétueuse bravoure, et ennemi des Alamans. On délibérait sur le plan de campagne, lorsque tout à coup, auprès d'Argentaria (Argentovaria, Colmar), une clameur formidable annonce la présence des Barbares. La charge sonne et l'on en vient aux mains. Ce fut d'abord une grêle de traits ; les Barbares étaient si nombreux que les Romains sont contraints de s'abriter dans une forêt voisine et d'attendre l'arrivée en ligne de la garde impériale. La présence de ce beau corps, la splendide régularité de ses armes et de sa tenue, intimident les Alamans qui tournent le dos, faisant face seulement de temps à autre, pour résister jusqu'au bout. Ils furent si maltraités que, du nombre formidable que nous avons accusé plus haut, il ne s'en échappa, dit-on, que cinq mille, dont l'épaisseur des forêts protégea la fuite. Leur roi, Priarius, périt avec l'élite de ses guerriers[23]. Plein d'ardeur, Gratien franchit le Rhin à la poursuite des Barbares que ne réussirent pas à protéger les montagnes boisées de la Forêt noire. Ils se rendirent et implorèrent, comme toujours, la clémence de l'empereur. Gratien fut trop généreux. Il est vrai qu'il avait hâte de s'en retourner à Milan et de surveiller l'Orient, où Valens venait de périr dans des circonstances tragiques. Ce qui s'était passé sur le Danube mérite d'être rapporté comme exemple de la façon dont les Barbares traversaient l'un ou l'autre des deux grands fleuves de la frontière romaine et étaient admis dans l'Empire : c'est l'aventure des Visigoths qui devaient, plus tard, venir peupler le midi de la Gaule.

Forcés de fuir sous la poussée des Huns qui arrivaient en Scythie, en 378, les Visigoths crurent pouvoir demander des terres sur le territoire de l'Empire. Déjà à demi civilisés, la plupart d'entre eux étaient chrétiens ; leurs rois s'appelaient Fridigehrn et Alavive ; ils étaient sous l'autorité spirituelle de leur apôtre, le vénérable évêque Ulfilas, qui les avait convertis et s'efforçait de leur inculquer les rudiments de la civilisation romaine. Il avait traduit la Bible à leur intention, en omettant toutefois les livres où sont racontées les guerres des Juifs, pour ne pas surexciter les instincts déjà trop sanguinaires des Visigoths. Le bon évêque leur avait ainsi appris à lire et à écrire, car c'était la première fois qu'une langue germanique était fixée par écriture.

Sous son inspiration, Fridighern et Alavive conduisirent les Visigoths jusque sur la rive du fleuve. Tout le peuple se mit en marche avec docilité et dans l'ordre le plus convenable. En tête, marchaient les guerriers ; venaient ensuite les femmes, les enfants, les vieillards, les troupeaux, puis les chariots portant les bagages. Ulfilas, raconte Amédée Thierry d'après les chroniques contemporaines, en tête de son clergé, blond et fourré, veillait sur l'église ambulante, qui se composait d'une grande tente fixée sur un plancher à roues, et renfermant, avec le tabernacle, les ornements et les livres liturgiques.

On arriva en face des postes romains qui gardaient la rive de la Mésie. Alors, tous, par un mouvement spontané, se précipitèrent à genoux, poussant des cris suppliants et les bras tendus vers l'autre bord. Les chefs qui les précédaient ayant fait signe qu'ils voulaient parler au commandant romain, on leur envoya une barque, dans laquelle montèrent Ulfilas et plusieurs notables Goths. Conduits devant le commandant, ceux-ci exposèrent leur demande : Chassés de leur patrie par une race hideuse et cruelle, à laquelle, disaient-ils, rien ne pourrait résister, ils arrivaient avec ce qu'ils avaient de plus cher, priant humblement les Romains de leur accorder un territoire, et promettant d'y vivre tranquilles, en servant fidèlement l'empereur.

Mais l'affaire n'était pas de la compétence du commandant ; il conseilla aux députés de s'adresser directement à l'empereur Valens qui était alors à Antioche. Il poussa la complaisance jusqu'à mettre à la disposition d'Ulfilas et de ses compagnons les chevaux et les voitures de la poste publique, pour les conduire jusqu'à la cour. Ils partirent sans délai pour ce lointain voyage.

Valens, plus occupé de querelles théologiques que d'administration publique, hésita quelque temps sur la réponse à donner à la supplication des Visigoths. Puis, considérant qu'ils offraient d'être d'excellents colons sur des terres incultes, et de fournir des contingents de bons soldats, il décida qu'on les admettrait dans l'empire, mais à la condition qu'ils se fissent ariens. L'évêque Ulfilas résista, supplia ; on le fatigua d'arguments subtils et obscurs. Enfin, le vieil évêque visigoth, après avoir courbé sous ces dures nécessités sa tête blanchie par l'âge et cicatrisée par le martyre, alla porter aux siens leur salut, qui lui coûtait si cher, puisque c'était la capitulation de sa foi catholique.

Pendant ce temps, Alavive et Fridighern avaient peine à maintenir l'ordre dans leurs bandes, campées le long du fleuve et chez lesquelles, déjà, la famine, conséquence d'une longue attente, commençait à se faire sentir. La misère s'annonçait. Tantôt ceux qui veillaient à l'orient, croyant voir arriver les Huns, à la moindre alerte, s'enfuyaient en répandant l'épouvante dans le camp ; tantôt, ceux qui stationnaient sur la rive du fleuve, semaient dans la foule une illusion non moins funeste que la peur, en croyant apercevoir la barque qui ramenait les ambassadeurs. Les malheureux passaient ainsi, vingt fois par jour, de l'espoir trompé aux plus mortelles terreurs. Enfin, le désespoir les prit. Quoique le Danube, grossi par les pluies, roulât alors une masse d'eau effroyable, beaucoup entreprirent de le traverser de force. Les uns se jettent à la nage et sont entraînés par le fil de l'eau, d'autres montent dans des troncs d'arbres creusés ou sur des radeaux qu'ils dirigent avec de longues perches ; mais lorsque, par des efforts inouïs, ils sont parvenus à dominer le courant, les balistes romaines dirigent sur eux une grêle de projectiles, et le fleuve emporte pêle-mêle des débris de barques et des cadavres[24].

Le retour d'Ulfilas et de ses compagnons apporta un terme à cette horrible situation. Les officiers romains mirent la flottille officielle à la disposition des émigrants. Mais elle se composait seulement de quelques barques qui firent la navette, d'une rive à l'autre ; suivant l'ordre formel de l'empereur, on commença par passer d'abord les femmes et les enfants ; les hommes et les guerriers ne devaient venir qu'en dernier lieu, après que femmes et enfants auraient été transportés dans les villes voisines, à titre d'otages aux mains des Romains. L'opération à peu près terminée, vint le tour des hommes. Un bon nombre, impatients d'attendre, se risquaient dans le fleuve sur des troncs d'arbres, sur des planches mal agencées, courant à une mort presque certaine ; d'autres réussissaient à passer à la nage. Des officiers romains étaient chargés de compter le nombre des passagers. Tout à coup, ils s'arrêtèrent de compter, effrayés du nombre de ceux qui arrivaient sans cesse : Hélas, dit Ammien Marcellin, avec une réminiscence classique comme celles dont il est coutumier, vous auriez compté plus aisément les sables que vomit la mer, quand le vent la soulève sur les rivages de la Libye[25].

Les hommes en état de porter les armes étaient, dit-on, plus de deux cent mille. Sous l'empire de sentiments divers, les Romains abusèrent de la situation. Ils méprisaient les Barbares et ils en avaient peur. Parmi les femmes et les jeunes gens emmenés dans les villes, un grand nombre furent réduits en esclavage ; les vivres qui devaient être distribués aux immigrants, étaient avariés ou insuffisants comme quantité. Ce fut, en quelques jours, la plus effroyable misère. Les guerriers Goths, outrés d'un pareil traitement et du manque de bonne foi dont on usait à leur égard, refusèrent de déposer leurs armes. Ils se laissèrent néanmoins baptiser suivant la formule de l'arianisme, mais à la grande déception de l'évêque Ulfilas, cette abjuration ne contribua en rien à faire cesser les mauvais traitements.

Exaspérés, les Goths firent entendre des menaces ; ils laissèrent passer le Danube par d'autres barbares qui les suivaient. Il fallut enfin envoyer une armée pour les contenir ; on essaya de leur faire repasser le fleuve ; ils refusèrent. Une échauffourée sanglante eut lieu ; l'armée et la police romaines eurent le dessous. Enfin, Valens dut intervenir avec de nouvelles troupes. Une grande bataille se livra auprès d'Andrinople, le 9 août 378. L'armée romaine fut battue ; les Barbares réussirent même à mettre le feu au camp romain. Valens qui combattit courageusement fut blessé, puis brûlé vif. C'est ainsi que les Visigoths devinrent maîtres (le la Thrace et de la Macédoine qu'ils ravagèrent. Ils devaient plus tard, conduits par leur roi Alaric, passer par la Grèce et l'Italie, pour venir s'installer dans le sud de la Gaule.

Que de fois, au cours des siècles, depuis Arioviste, le Rhin a dû être aussi le théâtre de scènes analogues ! Au temps de ce lamentable exode des Visigoths, les Barbares de la Germanie du nord s'épuisaient, de leur côté, dans des luttes intestines qui n'étaient pas pour déplaire aux Romains. Dès l'an 370, les Burgondes, fixés sur les bords fangeux de l'Elbe et de la Saale, avaient voulu déménager : ils s'ébranlèrent en masse, se dirigeant vers l'ouest, le long du Mein ; remontant la rive droite du Rhin, ils atteignirent le confluent du Neckar, mais ils se heurtèrent aux Alamans. De là, des combats acharnés et sans merci.

En 379, ce sont les Lombards, à leur tour, qui se mettent en marche, sous la conduite de leurs chefs Iborée et Aion ; ils entrent en conflit avec les Vandales. Alors aussi, loin, du côté des steppes scythiques, on annonce l'arrivée des Huns qui, en 371, avaient écrasé les Alains et en 373, les Ostrogoths, puis s'étaient agrégé les débris de ces hordes qui les gênaient. Mais l'orage était encore lointain pour la Gaule, lorsque l'usurpateur Magnus Maximus fit assassiner Gratien, à Lyon, le 25 août 383.

Maxime fixa sa résidence à Trèves. Il y était seulement depuis quelques semaines, lorsqu'il vit venir vers lui son frère Marcellin et un chef franc au service de l'Empire, le comte Bauto : ils étaient conduits par saint Ambroise, évêque de Milan. Dans l'intérêt de l'Empire, les ambassadeurs venaient, de la part de Valentinien II et de Théodose, proposer à l'usurpateur un arrangement et un partage. Les négociations aboutirent en apparence, sous la peur des Barbares Juthunges qui avaient envahi la Rhétie. Mais la guerre civile éclata en 388 ; Maxime fut vaincu et tué, à Aquilée ; Théodose envoya en Gaule le Franc Arbogast, avec la mission de mettre à mort Victor, fils de Maxime. Tandis que ce drame s'accomplissait au palais impérial de Trèves, les Francs, Genohald, Marcomir et Sunnon, assiégeaient Cologne ; Arbogast, en 389, réussit à les éloigner et les obligea à livrer des otages.

Trois ans plus tard, Arbogast qui, en Gaule, menait toutes choses en maître et en Barbare, fit étrangler, à Vienne, Valentinien II, et dédaignant la pourpre pour lui-même, il la fit jeter sur les épaules de l'ancien grammairien Eugène. Puis, à la tête de l'armée, il passa le Rhin pour aller punir de leurs incursions les Bructères et les Chamaves. L'année suivante, il emmena avec lui Eugène, dans une nouvelle opération de police, le long du Rhin, à la suite de laquelle les Francs et les Alamans s'engagèrent, une fois de plus, à respecter la frontière. Les tribus franques dominaient sur le Rhin inférieur. Quant aux Mamans, ils restèrent toujours maîtres de la rive droite, depuis le confluent du Neckar jusqu'au delà des sources du Danube.

On distinguait, parmi leurs tribus, les Alamans Lentienses, installés autour du lac de Constance, et qui laissèrent leur nom à la ville de Linz ; les Bucinobantes qui, à l'époque de Gratien, avaient menacé Mayence, les Juthunges qui, sous Julien, avaient envahi la Rhétie ; les Brisigavi, dont le nom est resté dans celui de Brisgau. Théodose, vainqueur d'Eugène à Aquilée, en 394, lui fit trancher la tête et demeura seul maître de l'Empire, chargeant ses lieutenants de la garde du Rhin. Les révolutions intestines de l'Empire, comme au temps des Trente tyrans, ne contribuaient pas à rendre la tache facile, en même temps qu'elles encourageaient, cela va de soi, l'audace des Germains.

Toutes les expéditions que, chaque année, on dirige contre eux, sont impuissantes à les empêcher de recommencer leurs incursions, dès que les empereurs ou les généraux ont le dos tourné. D'ailleurs, il n'y a plus d'armées ; le recrutement des légions devient de plus en plus difficile. On arme les Barbares contre d'autres Barbares. Les Barbares romanisés ou plutôt, à présent, introduits dans l'Empire, repoussent les autres Barbares. Mais alors, ils parlent haut et avec insolence, comme Arioviste au temps de César. Ils disposent de l'armée, ils disposent des places ; ils sont tout dans l'Empire. Ils font et défont les empereurs à leur gré. Le juste dosage de germanisme qui avait, pour ainsi parler, filtré sur la Gaule jusque-là, est dépassé ; le germanisme débordant introduit la barbarie qui submerge l'Empire.

Aussi, les historiens n'ont-ils pas quelque peu calomnié les empereurs et les Gallo-Romains de cette malheureuse époque en les représentant comme des incapables, des efféminés, des décadents ? Ils ont été souvent des héros sublimes, mais il a fallu succomber sous le nombre croissant et sous la répétition des assauts des odieux Germains. On les chasse comme les bêtes fauves dont ils partagent l'habitat ; on les bat, on les tue : plus encore qu'au temps d'Horace, la monstrueuse Germanie en enfante toujours.

 

 

 



[1] TACITE, Annales, XIII, 51.

[2] MOMMSEN, Histoire romaine, t. IX, p. 205.

[3] STRABON, IV, 1, 1 ; cf. IV, 2, 1.

[4] TREBELL. POLLION, Claude le Gothique, 9 ; cf. FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 375.

[5] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. IV, p. 608.

[6] C. JULLIAN, Revue des Études anciennes, janvier-mars, 1902, p. 41.

[7] Cité par FUSTEL DE COULANGES, Recherches sur quelques problèmes d'histoire, p. 49 ; D'ARBOIS, Recherches sur les origines de la propriété foncière, p. 106.

[8] FUSTEL DE COULANGES, Recherches sur quelques problèmes d'histoire, p. 49.

[9] DURUY, Histoire des Romains (éd. illustrée), t. VI, p. 550.

[10] EUMÈNE, Panégyr., V, 9 ; cité par FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, pp. 466-467.

[11] AMMIEN MARCELLIN, XIX, 11, 6.

[12] AMMIEN MARCELLIN, XIV, 10.

[13] PAUL ALLARD, Julien l'Apostat, t. I, p. 426.

[14] PAUL ALLARD, Julien l'Apostat, t. I, p. 432.

[15] Épître au Sénat et au peuple d'Athènes, 10. Cité dans PAUL ALLARD, Julien l'Apostat, t. I, p. 468.

[16] AMMIEN MARCELLIN, XXVII, 10.

[17] AMMIEN MARCELLIN, XXVII, 10.

[18] AMMIEN MARCELLIN, XXX, 2, 10, 11.

[19] AMMIEN MARCELLIN, XXVIII, 2.

[20] AMMIEN MARCELLIN, XXXVIII, 5.

[21] AMMIEN MARCELLIN, XXVIII, 2.

[22] AMMIEN MARCELLIN, XXX, 3.

[23] AMMIEN MARCELLIN, XXXI, 10.

[24] AMÉDÉE THIERRY, Histoire d'Attila, t. I, pp. 30-31 (2e édit.).

[25] Cf. AM. THIERRY, Histoire d'Attila, t. I, p. 31.