LE RHIN DANS L'HISTOIRE

L'ANTIQUITÉ : GAULOIS ET GERMAINS

 

CHAPITRE VII. — LA GAULE RHÉNANE ROMANISÉE. - LA GERMANIE TRANSRHÉNANE (suite).

État social - Religion - Commerce et industrie - L'archéologie rhénane.

 

 

I

LA CULTURE MORALE DU GERMAIN. - BRIGANDAGE ET PERFIDIE.

 

Entre la Gaule jusqu'au Rhin et la Germanie transrhénane, la différence des mœurs et de la culture morale et matérielle est attestée à chaque page des historiens anciens. En Gaule, partout, le long de la rive gauche du Rhin comme dans le reste du pays, se développe et resplendit, sous l'égide romaine, la cité industrieuse et artistique, le bourg d'exploitation agricole, la villa du grand seigneur avec ses dépendances, ses hébergeages, ses granges et ses celliers, ses thermes somptueux, son laraire, nous dirions aujourd'hui son oratoire ou sa chapelle. En Germanie, au delà du Rhin et du limes, quel contraste ! Cet autre inonde est le terrain de parcours de la tribu forestière, le repaire de la horde instable, la triste contrée où les ravageurs complotent et fourbissent leurs armes : dans les régions occupées par les Germains, pas une ville entre le Danube et le Rhin, en dehors des refuges fortifiés par des levés de terre, derrière les marais, et les vieilles stations celtiques ceintes de murailles qui sont les gîtes d'étapes des marchands ; seulement des villages ou plutôt des groupes de huttes en terre ou en bois, où séjourne, en attendant la migration toujours espérée, la famille, c'est-à-dire la femme, les enfants et les vieillards ; les hommes valides sont à la maraude, à la chasse ou à la guerre, à la tuerie toujours, que clôt la ripaille sanglante[1]. D'un côté du Rhin, le progrès dans la civilisation, de l'autre, des peuples de proie, les monstrueuses nations germaniques, comme Cicéron les appelle (Germanorum immanissimæ gentes[2]). Florus répète, à son tour, que les Germains sont les plus monstrueuses de toutes les nations[3], et au VIIe siècle de notre ère, Isidore de Séville, se faisant l'écho de la tradition de l'antiquité tout entière, définit les Germains, des hommes au corps monstrueux, groupés en nations monstrueuses[4].

Le Gaulois a d'incurables défauts ; il est superstitieux, batailleur, léger, vantard, impressionnable et trop curieux ; il aime le vin à l'excès ; on le voit souvent, dit un auteur ancien, marcher en zigzags ; les Gaulois ne mettent point d'eau dans leur vin, ajoute un autre[5]. On connaît, à l'égard des Gaulois, les témoignages de César et de Strabon, qui signalent leur mobilité de caractère, leur amour du changement et de la nouveauté (novarum rerum cupidi), mais en même temps, leur facilité à accueillir les marchands et tous les étrangers, à se lier avec eux, à leur donner généreusement toute leur confiance.

Ammien Marcellin représente les Gaulois comme arrogants et querelleurs ; leurs femmes mêmes participent à cette turbulence : Il faut voir, dit-il, ces viragos, les veines du cou gonflées par la rage, balancer leurs robustes bras d'une blancheur de neige, et lancer, avec les pieds et les poings, des coups qui semblent partir de la détente d'une catapulte. Ammien n'avait fréquenté, sans cloute, que les dames de la halle ; il vante ensuite le courage et la propreté corporelle des Gaulois.

Le Gaulois a les vertus guerrières ; c'est un soldat vaillant qui a le mépris de la mort ; il part comme mercenaire, pour les lointains pays de Grèce et d'Orient, offrir son bras aux chefs d'armées. Mais il revient dans son pays d'origine, — sa patrie qu'il aime par-dessus tout, — rapportant dans son bissac les pièces d'or et d'argent, les philippes et les alexandres, qu'il a gagnées en versant son sang sur des champs de bataille où il a bravement et loyalement combattu, bien que la cause pour laquelle il s'était engagé lui fût indifférente. Les Suisses, descendants des Helvètes gaulois, ont continué traditionnellement ce rude métier de soldats mercenaires jusqu'à l'aurore des temps modernes.

Sous l'empire romain, la plèbe gauloise des villes et des campagnes, mélangée, surtout dans la Gaule Belgique, d'un fort élément germanique gallicisé (plebs urbana et plebs rustica), a fourni, durant des siècles, le gros des légions du Rhin chargées de contenir les Germains de la rive droite. Le Gaulois ou le Gallo-Germain trouve son compte à ce métier de soldat régulier, dans lequel il apprend la langue latine aussi bien qu'à l'école, et qui le conduit, au bout de ses vingt ans de service, à la situation honorable et tranquille de vétéran, de colon villageois ou d'artisan urbain au lucratif métier.

Qu'y a-t-il de commun, encore une fois, entre ce Gaulois ou ce Germain gallicisé et le farouche Germain d'outre-Rhin, le-rôdeur des bois ? Dès qu'on a quitté la zone voisine du Rhin ou du Danube où les Germains avaient quelque contact avec le monde civilisé, on s'enfonce dans le domaine insondable de la plus complète barbarie. Ici, l'homme est défiant comme la bête qu'il traque dans ses chasses quotidiennes ; il est grand, il est fort, musclé en hercule, noueux comme les chênes de ses forêts ; indolent, en temps de paix, comme l'eau croupissante de ses marécages ; violent et âpre comme les vents déchaînés qui soufflent dans sa chevelure fauve et bruissent dans les sapins ; sombre comme les brouillards pleins de Gnomes, d'Elfes et de Koboltes qui folâtrent aux alentours des marais et des bois ; mystérieux comme les sorcières qui inspirent tous ses actes ; brutal et impitoyable quand il est le plus fort ; bas et rampant aux pieds d'un maitre ; toujours fourbe et hypocrite ; la noblesse des sentiments, le caractère chevaleresque, la pitié sont inconnus à son cœur ; vérité et mensonge sont pour lui des mots vides de sens. La ruse qui trompe, la perfidie qui trahit, la cruauté qui terrorise, le culte de la force matérielle, la trahison et le mensonge, voilà ce qui le caractérise tout le long des siècles. Il ignore l'écriture, cet élément essentiel de la civilisation parce qu'elle est la parole à distance, le trait d'union qui associe dans une même pensée les âmes de ceux qui ne se voient pas. Le Germain, dans l'antiquité, n'a jamais fait aucun progrès. C'est une brute, superbe[6].

Les commentateurs n'ont pas manqué d'observer que le tableau que présente Tacite des mœurs et de l'état social des Germains est systématiquement flatté : Tacite avait pour but d'opposer la vertu de l'homme de la nature à la dépravation morale des Romains du temps de Domitien, et de faire la leçon à ces derniers. Au surplus, Tacite ne vise que les Germains qui étaient alors en contact direct avec les Romains, sur le Rhin et sur le Danube. Là, se trouvaient à peu près fixés, des peuples que les Romains avaient contraints à la vie sédentaire ; qu'ils avaient initiés à la culture du sol, au commerce, et, par l'exemple du voisinage, au bien-être de la rive gauche du Rhin. On se rappelle comment devinrent sédentaires les Helvètes et les Boïens, peuples gaulois que César força à rester chez eux. Les tribus germaines de la lisière occidentale et méridionale de la Germanie, possédaient ainsi comme une ébauche de l'organisation sociale sédentaire qui caractérise les Gaulois ou les Germains admis en Gaule. Elles ont des terres arables (agri), des maisons, des villages fixes (vici), la propriété foncière privée.

César dit des Ubiens qu'ils sont les plus civilisés des Germains parce qu'ils sont voisins du Rhin et en contact permanent avec les Gaulois. On pourra, un siècle plus tard, en dire autant des Mattiaques, fixés sur le cours inférieur du Mein et les pentes du Taunus. Tacite lui-même ne manque pas de noter la différence qui existe entre ceux des Germains qui étant, dit-il, les plus près de nos frontières, sont plus habitués au commerce avec les Romains et connaissent même quelques-unes de leurs monnaies, et les Germains de l'intérieur qui plus fidèles aux vieux usages, s'en tiennent au commerce d'échanges[7].

Sous l'inéluctable tyrannie de leur habitat, les tribus de l'intérieur ne se sont pas encore complètement dépouillées de l'organisation patriarcale et communautaire des peuples migrateurs de l'Asie ou de la Scythie : la famille ; le clan ou groupe de familles ; le père ou chef de famille, remplissant tous les rôles de juge, de prêtre, de conducteur. Mais quelque que soit le degré d'avancement social des tribus germaines, il y a des traits généraux qui appartiennent à toute-la race et la stigmatisent dans l'histoire. Les écrivains même les plus favorables, comme Tacite, en ont été frappés. Énumérons-en quelques-uns.

 

Le Germain est un brigand. Nous entendons par là l'état social dans lequel le vol, le pillage, le meurtre, les actes de violence et de rapines à main armée sont encouragés par les mœurs et les lois. Or, les actes de brigandage (latrocinia) sont, non seulement la vie courante des Germains, mais ils sont exaltés chez eux comme une institution sociale, un titre de gloire ; ils conduisent à la considération et aux honneurs. Le témoignage de César est formel : Aucune note d'infamie n'est attachée aux vols qui se commettent hors des limites de la tribu. Ils prétendent que c'est un moyen d'exercer la jeunesse et de la préserver de l'oisivetélatrocinia nullam habent infamiam quæ extra fines cujuscumque civitatis fiunt[8] —. De là, l'état permanent d'hostilité entre tribus voisines : elles sont sur un perpétuel qui-vive. C'est le plus fort qui domine et écrase : la force sanguinaire et brutale règne dans toute la Germanie.

Le brigandage et la guerre sont les seules sources de richesse et de bien-être : Chez les Germains, dit Tacite à son tour, la guerre et les rapines fournissent à la munificence. On ne leur persuadera pas facilement de préférer labourer la terre et attendre la moisson, plutôt que de provoquer les ennemis et de gagner des blessures. Ce leur semble paresse et inertie d'amasser par la sueur ce qu'on peut conquérir par le sang.

Tacite ajoute ailleurs : Le temps que les Germains n'emploient pas à la guerre, ils le passent beaucoup à la chasse, mais la plus grande partie dans l'oisiveté, à manger avec excès ou à dormir. Les plus vaillants et les plus belliqueux, inactifs, laissent le soin de la maison, des pénates et des champs, aux femmes, aux vieillards, aux plus faibles de la famille, et croupissent dans le désœuvrement.

Les Germains vivent du butin de guerre, de vol et de rapines, de chasse, du produit de leurs troupeaux et des fruits naturels de la forêt, très peu de la culture du sol. On pille les tribus voisines, on détrousse les marchands, et cela est approuvé par les lois ; cela est tenu à honneur et constitue des titres à la considération et au commandement des autres. Des vols adroits, des pillages bien conduits créent une clientèle, forment un chef de bande, bientôt même une véritable armée. Le plus réputé dans une tribu est celui qui connaît le mieux les traîtrises de la forêt et des terres mouvantes sous les hautes herbes.

Sous la conduite de ces brigands d'expérience, les guerriers de chaque tribu partent au pillage, pour un coup de main ou pour une véritable expédition au loin. Pour s'animer au combat, ils chantent leurs bardits qui exaltent, sur un rythme monotone, les exploits guerriers de leurs dieux ou de leurs rois légendaires. Ils poussent des cris rauques, en s'aidant de leurs boucliers de peau comme d'un porte-voix et ces cris retentissent au loin, lugubrement répercutés par les échos de la. forêt. Ils délibèrent tout armés. Ils combattent, le corps presque entièrement nu, avec la lance et la framée. Les femmes les excitent, raillent et invectivent les fuyards. Les sorcières jouent un rôle considérable dans tous les actes de la vie publique ; avant de combattre, elles interrogent le vol des oiseaux et le hennissement des chevaux. Les transfuges sont jetés dans la boue des marécages, avec une claie par-dessus.

La cruauté des Germains à l'égard des prisonniers qui tombent entre leurs mains, envers les otages qui leur ont été livrés, où les ennemis qu'ils veulent provoquer, est toujours un acte de sauvagerie raffinée, souvent prescrit par la religion. Par exemple, sous Auguste, les Chérusques, les Suèves et les Sicambres font brûler vifs vingt centurions romains, pour consacrer le serment qu'ils s'étaient mutuellement prêté, de faire aux Romains une guerre sans merci[9]. Les peuples sabelliques, au temps de la guerre Sociale, en Italie, se bornaient à se jurer alliance et fidélité sur le corps d'un petit porc qu'immolaient les féciaux.

 

Le Germain est déloyal, menteur et perfide. C'est là un des traits moraux sur lequel les auteurs anciens insistent avec le plus d'indignation. Il ne s'agit point d'actes individuels qui peuvent se rencontrer chez tous les peuples, mais que la morale publique réprouve ; il s'agit, au contraire, du tempérament national et de l'approbation donnée par les autorités sociales à tout mensonge calculé, à tout acte délibéré de trahison et de déloyauté commis envers l'étranger. C'est la mentalité que, de notre temps, les explorateurs des pays habités par les tribus sauvages dans les parties du globe les plus reculées, sont unanimes à signaler. Le sauvage est rusé, perfide et menteur ; il ne s'incline que devant la force. L'avance amicale qu'on lui fait est, pour lui, l'indice de la peur ; il prend la bienveillance pour un acte de faiblesse. La pitié, qu'on a justement définie une vertu de civilisé, il en ignore jusqu'à la notion. Le Germain en est là : aussi bien dans l'histoire que dans la poésie, par exemple les chants des Nibelungen, vous chercheriez en vain hi noblesse du cœur, la pitié, le sentiment généreux et chevaleresque qui est répandu dans nos Chansons de Geste : ce n'est partout que ruses, meurtres et vengeances, exaltation de la force brutale.

Un acte de loyauté, chez les Germains, est un calcul ; s'il n'est pas profitable, il encourt !la raillerie et le mépris public. Les cas particuliers de respect du droit, de l'honneur, de la parole donnée que signalent les auteurs, sont inspirés par l'éducation reçue à l'étranger, à Rome, ou par les relations prolongées avec les civilisés. C'est avec étonnement que les Anciens les remarquent : on n'y est pas habitué, les Germains moins encore que leurs ennemis ; de là, la colère d'Arminius contre Marbod, ce roi des Marcomans qui persista à respecter les traités qu'il avait conclus avec les Romains. Il est vrai qu'une partie de ses sujets étaient des Celtes. Marbod finit, d'ailleurs, par être abandonné par les siens et obligé de demander un asile à Tibère qui lui assigna Ravenne pour résidence.

Par contraste avec les Germains, César remarque que les tribus gauloises des Volques Tectosages, émigrés avec les Boïens sur les confins de la Forêt hercynienne, ont conservé une grande réputation de droiture et de courage — summam hahent justitiæ et bellicæ laudis opinionem —, tout en s'étant pliés aux mœurs germaniques imposées par leur nouvel habitat.

Mais que l'on excepte, si l'on veut, les Marcomans et ceux des Hermondures qui commerçaient avec les Romains, le réquisitoire de toute l'antiquité contre les Germains est accablant : aucun autre peuple barbare n'a été pareillement flétri : le Germain est l'exemplaire achevé de la perfidie.

Tandis que César reproche aux Gaulois leur curiosité, la mobilité naturelle de leur caractère, il s'indigne à vingt reprises contre la duplicité des Germains et leur dissimulation mêlée d'obséquiosité[10]. C'est par fraude, par surprise, par mensonge que les Usipètes et les Tenctères attaquent les Romains[11]. Quotidiennement, les Germains pratiquent le dol et les embûches — per dolum atque insidias — ; en toute circonstance, ils sont conduits par le même esprit de perfidie et de dissimulation — eadem et perfidia et simulatione usi Germani[12] —. Le Germain, comme un véritable sauvage des forêts, est extrêmement défiant. Il ne croit pas à la bonne foi et à la sincérité d'autrui. Cette défiance éclate, nous l'avons vu, lors de l'entrevue de César et d'Arioviste, d'Arminius et de son frère.

Après Jules César, voici le témoignage de Velleius Paterculus qui prit part, sous Tibère, aux guerres de Germanie : Le caractère des Germains, dit-il, offre un terrible mélange de ruse et de férocité, c'est une race née pour le mensonge, et il faut l'avoir éprouvé pour le croireat illi, quod nisi expertus vix credat, in summa feritate versutissimi, NATUMQUE MENDACIO GENUS —. Varus fut perdu par sa confiance dans les démonstrations d'amitié et de fidélité des Germains, ces hommes, dit Paterculus, qui n'avaient d'humain que la figure et la parole — qui nihil præter vocem membraque haberent hominum —. Varus crut qu'ils pouvaient être conquis par la douceur et la justiceposse jure mulceri.

Strabon insiste à son tour sur la mauvaise foi et la fourberie des Germains, chez lesquels le mot trahison n'est pas compris : Ils sont, dit-il[13], sans respect pour la foi promise ; à l'égard de ces peuples on ne saurait prendre trop de précautions ; ceux à qui les Romains s'étaient fiés sont ceux précisément qui leur ont fait le plus de mal. Même après la foi jurée, la soumission offerte, les engagements les plus solennels, les Germains, ajoute Strabon, restent les ennemis des Romains, ennemis acharnés, qui ne cèdent un moment que pour s'armer de nouveau.

Les traits de fourberie et de ruse déloyale, de la part des Germains, remplissent les épisodes des guerres des Romains contre eux. Ils veulent sortir de chez eux et franchir le Rhin, ils sollicitent des terres, ils implorent leur pardon à genoux, au lendemain d'une révolte ; puis, dès que les généraux romains ont le dos tourné, ils jettent le masque et rompent leurs engagements sans scrupule. Un jour, — ceci est dans Tacite pourtant favorable aux Germains, — les Ubiens invitent leurs voisins, une tribu de Chauques, à un grand festin ; dès que le vin les a endormis, ils mettent le feu à la maison et les brûlent jusqu'au dernier[14].

Ammien Marcellin remarque que les populations de l'Empire ne comprenaient rien à cette duplicité des Barbares germains, tantôt humbles jusqu'à la bassesse, tantôt poussant l'insolence et les menaces aux dernières limites[15].

Suivant les circonstances, répète encore Ammien, les Barbares ont recours à la ruse, à la force, aux promesses, aux larmes ; un simulacre de supplication ne leur coûte rien ; de l'orgueil insolent ils passent aux plus méprisables démonstrations de soumission. Cependant, s'ils déploient une astuce et une fourberie incroyables, la crainte, chez eux, l'emporte encore sur la duplicité ; ils ont le culte de la force ; on les tient par la menace du châtiment[16].

Comment traiter avec des chefs barbares dont la parole n'a pas de valeur, dont la soumission n'est qu'une feinte, dont les supplications à genoux se transforment, le lendemain, s'il y a lieu, en trahison, en paroles d'arrogance, en révolte, en complot d'assassins ? Si la guerre dans les forêts de la Germanie déconcerte les règles de la stratégie romaine, la mentalité du Germain met en échec les principes de la morale humaine[17].

Les siècles et les révolutions, en bouleversant les peuples de l'Europe et en les éduquant, ne modifièrent pas le cerveau du Germain. Charlemagne, qui eut tant de peine à dompter les Saxons, a surtout à se mettre en garde contre leur duplicité et leurs mensonges. La perfidie du roi Witikind est dans la tradition d'Arioviste et d'Arminius. Nous n'en suivrons pas plus loin, pour l'instant, les constantes manifestations au moyen âge et dans les temps modernes. Luther a été l'apôtre du mensonge comme les Hohenzollern en sont le glaive souillé.

Parlant des ravages des Huns d'Attila, Ammien Marcellin leur reproche, à eux aussi, leur cruauté et leur manque de bonne foi : Inconstants et perfides dans les conventions, dit-il, les Huns tournent à la moindre lueur de changement avantageuxper indutias infidi, inconstantes, ad omnem auram incidentis spei novæ perquam mobiles...

Mais si les Barbares asiatiques comme Attila ont en commun avec les Germains, la duplicité, la perfidie, la cruauté, il est un trait particulier aux Germains et qui caractérise surtout ceux d'entre eux qui sont les plus élevés en culture, par suite de leur frottement avec les Gaulois et les Romains, c'est l'envie. Le Germain est envieux. Une fois qu'il a été mis en contact avec la civilisation et qu'il a pu en apprécier la supériorité et les bienfaits, le Germain, dans l'impuissance de s'en emparer, en devient jaloux, bassement, sournoisement, les lèvres crispées, l'œil convoiteux. Tous les Germains qui ont habité Rome, — tel Arminius, — s'en sont retournés dans leurs forêts, le cœur rongé par le vautour de l'envie et de la haine dissimulée. C'est Tacite lui-même qui le dit : le Germain fait tout par envie, propter invidiam. Ce qu'il ne peut prendre, il le détruit par envie, pour la joie infernale de détruire et de nuire, pour le plaisir de nuysance disait-on au moyen âge ; aujourd'hui encore (1915), cela se pratique à Louvain et à Reims, sous le nom de Schadenfreude.

 

II

HABITATIONS ET PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. - MŒURS PRIVÉES.

 

On a vu que la propriété foncière privée existait chez tous les peuples Gaulois avant l'arrivée de Jules César ; la conquête romaine ne fit que la consolider, par son inscription sur des registres officiels qui eurent surtout pour objet de régulariser le prélèvement de l'impôt sur le sol cultivé. Les exploitations rurales des Gaulois couvraient la région rhénane aussi bien que la Celtique ou la Narbonnaise. Tous les peuples de la Belgique et des deux Germanies, en dehors du réseau forestier de leur pays, quelque immense qu'il fût, ont des champs en culture (agri) ; ils sèment le blé et les autres céréales dont la récolte est à long terme. Pour nourrir ses légions, César réquisitionne du blé chez les Belges comme dans la Celtique. Désespérant de réduire Ambiorix qui, toujours, se réfugie clans les bois, César prend le parti d'exterminer, clans les États de ce chef, les hommes (cives), de détruire les habitations rurales (ædificia) d'enlever tous les troupeaux (pecora)[18].

L'ædificium où Ambiorix faillit être surpris, était situé au milieu des bois, comme le sont généralement les maisons des Gaulois qui, pour éviter la chaleur, cherchent le voisinage des forêts et des rivières[19]. La plebs rustica des cantons de la Gaule Belgique où la pierre fait défaut et où l'on construit, aujourd'hui, en briques ou en pisé, avait, dit Strabon, des maisons bâties en planches et en claies d'osier, garnies de terre battue et de mortier ; elles sont spacieuses, ajoute-t-il[20], et ont la forme de rotonde ; une épaisse toiture de chaume les recouvre ; la fabrication de la brique était inconnue des Gaulois. Nous avons vu que les mardelles, si nombreuses dans nos provinces de l'Est et la région rhénane, ne sont rien d'autre que les substructions ou les sous-sols des maisons des paysans gallo-romains ou des Germains admis à habiter la lisière des forêts de la Gaule. Quelques bas-reliefs de l'époque romaine nous ont conservé l'image de ces masures rustiques, qui sont encore à peu près semblables aujourd'hui.

L'habitation du paysan pauvre, voisine de l'étable des animaux domestiques, est la même dans tous les pays dont le climat est rigoureux ou pluvieux en hiver. Ici encore, c'est la tyrannie de l'habitat. Les mapales des paysans libyens des environs de Carthage, ressemblaient aux gourbis arabes d'à présent, et elles ont, sur les bas-reliefs et les mosaïques, un aspect à peu près pareil à celui de la maison du paysan gaulois. Les huttes des Germains, qu'elles fussent en terre, en bois ou sur pilotis, devaient s'en rapprocher également.

Quant aux maisons des riches Gaulois, les ædificia, au centre des domaines ruraux, il n'y en avait pas l'équivalent en Germanie, sauf à l'époque romaine, chez les tribus riveraines du fleuve, que les Romains protégeaient contre les déprédations de leurs voisines. Devenues des villæ à l'époque impériale, lorsque l'exploitation agricole prit, au point de vue fiscal, le nom de fundus, aucune province de la Gaule n'en eut de plus somptueuses que les pays rhénans et les vallées de la Meuse et de la Moselle. Les mosaïques qu'on y a découvertes, souvent décorées de magnifiques tableaux mythologiques ou de scènes de genre, les monnaies d'or, les trésors de vaisselle d'argent qu'on a, si souvent, exhumés de leurs ruines, donnent quelque idée du bien-être et de l'élégance aristocratiques dont s'entouraient les propriétaires de ces domaines ruraux, pourtant voisins d'une frontière singulièrement tourmentée. Nulle part peut-être, remarque Mommsen[21], on n'a retrouvé autant de villas si somptueuses que dans l'Est de la Gaule, sur les bords du Rhin et de ses affluents : c'étaient bien là les demeures de la riche noblesse gauloise.

Tacite raconte que lors de la révolte de Civilis, en 70, l'incendie qui dévorait dans la campagne de nombreuses villæ assez rapprochées les unes des autres, annonça au loin la marche et la direction d'une armée victorieuse[22]. C'était près de la rive gauche du Rhin, à peu de distance de Castra Vetera et de Cologne. Il y avait alors des villæ jusque dans l'île des Bataves ; Civilis en possédait, et lorsqu'en 71, Cerialis alla rétablir l'ordre chez les Bataves, il prit soin, par raison politique, d'épargner les villæ du fameux chef de l'insurrection[23].

Les antiquaires rhénans ont retrouvé les substructions d'au moins quarante villa d'exploitation agricole dans la seule forêt qui couvre le pays du confluent de la Moselle et du Rhin, entre Coblence et Boppart[24] ; on a pensé même que c'étaient les ruines du vicus Ambitarvius, où naquit Caligula[25]. Toutes ces installations n'eussent pu exister saris la propriété foncière privée et héréditaire, que les habitants des provinces rhénanes connurent tout aussitôt et aussi bien que ceux des autres régions de la Gaule. Là comme ailleurs, les Romains, dès le temps d'Auguste, établirent un cens régulier sur les champs possédés par chaque individu.

Tout autre était le régime terrien de la Germanie. Dans leur développement social, la plupart des populations transrhénanes sont demeurées, à l'époque romaine, sous le régime communautaire ; la nature forestière et l'instabilité de leur habitat ne leur permirent pas de s'élever à la propriété foncière privée. Il n'y a d'exception à cette règle que pour les tribus auxquelles les. Romains imposèrent, le long de la rive droite du Rhin, l'état sédentaire. Suivant l'observation de J. Wilbois, la propriété n'est, au début, qu'un long usage de la terre[26]. Elle s'est constituée, dans toutes les sociétés en voie de progrès, comme corollaire des modifications que l'individu a fait subir au sol par son travail : les efforts de l'individu, ses sueurs, son activité industrieuse, récidivée plusieurs années durant sur un même sol, lui donnent un droit sur cette terre qu'il a améliorée. La propriété est donc solidaire du travail, et ce dernier l'engendre naturellement.

Comme le disent les sociologues de l'école de Le Play : Le travail est le grand organisateur social[27]. Or, c'est un fait attesté par les Anciens, que le Gaulois est cultivateur par goût et particulièrement laborieux, tandis que le Germain, au contraire, méprise le travail ; il est foncièrement paresseux, dès qu'il ne chasse plus ou qu'il ne fait pas la guerre ; il a horreur, surtout, du travail des champs : agriculturæ non student, dit César : Toute leur vie se passe à la chasse et dans les exercices militaires  Ils ne s'adonnent pas à l'agriculture et ne vivent guère que de lait, de fromage et de chair[28]. A l'opposé des Gaulois, ils consomment très peu de blé, mais ils se délectent de beurre, nous dit Pline : butyrum, barbararum gentium lautissimus cibus[29]. Pour manger, ils s'asseoient sur un siège, au lieu de s'étendre à la façon des Romains[30]. Le vin est banni chez les Germains[31] ; leurs boissons fermentées sont la bière, l'hydromel et la cervoise. Chez les Germains, dit Tacite, il n'y a pas de honte à boire tout le jour et toute la nuit. Les rixes qui y sont fréquentes, comme il arrive entre ivrognes, s'y terminent rarement par de simples injures, mais presque toujours par des meurtres ou des coups[32].

Dans un semblable état social, le raffinement du luxe est impossible ; aussi, l'enfant de l'esclave ne se distingue pas de l'enfant du maître ; ils sont élevés ensemble, vivent ensemble, et, dit Tacite, ils couchent sur la même terre nue.

En perpétuelle maraude buissonnière, en quête de pillage, en mal de déplacement, l'installation de la tribu dans une région quelconque de la Germanie est toujours précaire. Tacite a bien remarqué que les Germains n'ont pas la propriété individuelle du sol : Ils changent chaque année de champs, dit-il[33]. César avait déjà noté : Nul n'a de champs limités ni de terrain qui soit sa propriété. Mais les magistrats et les chefs assignent, tous les ans, aux peuplades et aux familles vivant en société commune, des terres en tels lieux et quantité qu'ils jugent à propos, et l'année suivante ils les obligent de passer ailleurs[34]. Ceux-là même qui cultivent la terre et pratiquent l'agriculture ne connaissent pas l'appropriation privée du sol ; ils n'ont que la propriété collective et communautaire de la tribu, comme les nomades africains. Après avoir dit que les Suèves cultivent et ensemencent leurs champs, César ajoute : Nul d'entre eux ne possède de terre séparément et en propre et ne peut demeurer ni s'établir plus d'un an dans le même lieu[35].

L'habitation du Germain ne pouvait avoir ainsi qu'un caractère passager et transitoire. Sauf les ædificia de quelques chefs mis à part[36], si la masure du Germain n'est plus la tente du nomade, elle n'est pas encore, comme en Gaule, la maison solidement bâtie du sédentaire enraciné au sol dont il a hérité de ses pères, qui est voisine de la tombe ancestrale, où se trouvent concentrés tous ses souvenirs, tout son cœur, et qu'il a lui-même embellie ou agrandie. Les Germains, dit Tacite, n'habitent point des demeures contiguës : ils vivent séparés et dispersés, selon qu'une fontaine, un champ, un bois leur a plu. Leurs villages ne sont pas comme les nôtres, formés de maisons qui se joignent et se tiennent ; chacun entoure la sienne d'un espace libre, soit comme préservatif en cas d'incendie, soit ignorance dans l'art de bâtir[37].

La plupart du temps, les Germains se terrent dans de simples abris ou dans des huttes faites de clayonnages, de fascines revêtues de boue et de roseaux ; d'aucuns vivent dans de véritables tanières qu'ils disputent aux fauves comme l'homme préhistorique. Les Germains, dit Tacite, s'installent dans des cavernes pour y passer l'hiver et y déposer leur grain et leurs provisions[38].

Parfois, ce sont des constructions en bois, sur pilotis, au bord des marais ; on n'accédait à ces habitations lacustres que par une passerelle, enlevée chaque nuit pour éviter les surprises ou les attaques des bêtes qui rôdent. Mais toujours, ce sont de misérables baraques d'où est bannie toute idée de luxe ou de confortable, qui n'attachent point l'homme à la terre, qu'on bâtit vite comme un gîte contre les intempéries et qu'on quitte sans regret : nul souvenir ancestral n'y est attaché.

Les pagi germains sont comme les anciens clans des tribus de la steppe, des groupes de familles qui se déplacent ; ceux des Gaulois sont depuis longtemps déjà, des cantons territoriaux ; au moyen âge seulement, le pagus germain deviendra le gau ou gowe, terme qui, alors, est une expression géographique.

Les camps ou espèces d'oppida que les Germains installent dans les clairières de leurs forêts, ne sont que des refuges, défendus par des fourrés épineux ou des levés de terre ; leurs bourgs sont des agglomérations dé huttes, d'étables, de magasins pour récoltes de céréales : aujourd'hui, on voit dans des coins perdus de l'Allemagne du nord, des villages de paysans miséreux qui ne sont guère autre chose.

En Gaule, on cultivait toutes les espèces de céréales, surtout le blé. Le sol de ln Germanie n'est que par places propre à la culture du blé : c'est la terre de l'orge, du houblon, du chanvre, des asperges et des plantes grasses. Les forêts de chênes, de hêtres et de châtaigniers ont fait que l'élève des porcs a toujours été particulièrement développé dans ce pays. Aujourd'hui encore, certaines régions de l'Allemagne sont d'immenses porcheries où les gardiens infects, vivent et habitent dans des huttes autour desquelles se vautrent les porcs dans une promiscuité presque familière avec l'homme, au milieu de la puanteur des marécages[39]. Les Germains sont nudi et sordidi. Ils se sont accoutumés, sous un climat très froid, dit César, à n'avoir d'autre vêtement que des peaux dont l'exigüité laisse une grande partie de leur corps à découvert[40]. Les hordes d'Arioviste étaient demeurées, quand César parut, quatorze ans sans avoir jamais couché sous un toit[41].

Tandis que bien avant la conquête romaine, les Gaulois ont de grandes et belles capitales pour chacune de leurs cités, les Germains ne possèdent aucune ville avant le moyen âge. Les Ubiens eux-mêmes, les plus civilisés d'entre eux, n'ont une sorte d'agglomération urbaine, qu'après qu'ils se sont installés en partie sur la rive gauche : c'est le fameux autel des Ubiens (Ara Ubiorum), auprès duquel les Romains bâtirent un pont et fondèrent leur grande colonie de Cologne. Les peuples de la Germanie, remarque Tacite, n'ont point de villes. Encore au IVe siècle, les Germains, au témoignage d'Ammien Marcellin, considèrent les villes comme autant de tombeaux entourés de filets, circumdata retibus busta. Habiter une ville, c'est s'emmurer, se priver d'air et de liberté, comme dans un caveau sépulcral.

 

III

INSTITUTIONS POLITIQUES ET ORGANISATION SOCIALE.

 

De nombreux auteurs modernes, en tous pays, ont étudié les institutions des peuples germaniques, en ont fait ressortir l'originalité, ont mis en relief les particularités que la société médiévale leur a empruntées. Notre intention ne saurait être d'y revenir, à notre tour, de donner notre opinion sur des points obscurs ou controversés, et d'analyser ces savants travaux qui ont pour base essentielle quelques pages de Jules César, la Germanie de Tacite, des traits épars dans Ammien Marcellin, les lois des Barbares de l'époque mérovingienne et carolingienne, les traditions recueillies dans les Sagas scandinaves, les légendes et les poèmes germaniques du moyen âge, comme le Nibelungslied. Il y a bien quelque danger à formuler des principes de droit d'après des sources aussi disparates et aussi éloignées les unes des autres dans le temps et dans l'espace. Cependant, ces travaux ont démontré, avec une rigoureuse certitude, qu'entre les institutions publiques et familiales des Gaulois des temps antérieurs à la domination romaine et celles des Germains de Tacite et d'Ammien, il existait un lien originaire ; un fonds général commun, une similitude déjà notée par des Anciens tels que Strabon et Dion Cassius. Ce fonds commun n'était, somme toute, que l'héritage propre à tous les peuples de la grande famille indo-européenne : au point de vue social, c'est le même phénomène qu'au point de vue linguistique. On a trop attaché d'importance, nous l'avons constaté, aux variétés ethniques, eu égard à la fusion des races qui s'est produite de bonne heure en Germanie comme en Gaule. Ce n'est point sous ce rapport qu'on peut noter des différences fondamentales et précises entre Gaulois et Germains. Mais il en est tout autrement sous le point de vue social. Ce qui distingue foncièrement les Germains des Gaulois, c'est qu'ils ne sont pas au même échelon de la vie civilisée, au même degré de l'évolution des mœurs et des institutions, parce que l'habitat des Germains était un obstacle à leur développement, tandis que l'habitat des Gaulois, au contraire, était essentiellement évolutionniste. L'habitat isolateur, forestier et marécageux des Germains ne leur permettait pas de s'améliorer ; il était, par essence même, réfractaire à tout progrès social, moral et politique aussi bien que matériel et économique. Il en fut autrement pour tous les peuples, sans exception, même les Germains, qui vinrent se fixer en Gaule : nous en avons fait valoir les raisons.

Avec la domination romaine, le contraste entre les deux rives du Rhin ne fait que s'accentuer davantage, car la Germanie demeure stationnaire dans sa fange et ses bois, tandis que la Gaule, éperdument engagée, sous l'impulsion venue de Rome, dans la voie du progrès sans fin, du développement économique et du bien-être, devient, dans la région rhénane autant que dans la vallée du Rhône, le prolongement envié de l'Italie ; c'est la banlieue de Rome étendue par-dessus les Alpes et la vallée du Rhône, jusqu'à l'Océan du nord.

Aussi, de plus en plus, le Germain apparaît-il aux yeux des Gallo-Romains comme l'éternel Barbare, violent et cruel, marchand d'esclaves ou esclave lui-même. C'est un homme qu'on croit d'une autre race, que l'on distingue à sa rudesse, à sa haute stature, à son accoutrement de chasseur sauvage, à son mépris de toute culture, à ses cheveux blond filasse dont les vrilles graisseuses recouvrent son cou, à sa barbe rousse embroussaillée, à ses yeux bleus et ses joues roses.

Comme antérieurement, les Germains n'ont point de villes, mais seulement des refuges entourés d'épines et d'un talweg, au fond de leurs bois, derrière quelque marais. Ils n'ont aucun édifice, même pour leurs dieux ; leurs temples ne sont que des autels à ciel ouvert, entourés d'une enceinte sacrée qui fait songer au temenos des plus vieux sanctuaires de la Grèce. Point de routes entretenues, à travers le pays. L'organisation sociale continue, sans progresser, à être plus rapprochée de celle des tribus de la steppe asiatique que de celle des peuples sédentaires, tels que les Gaulois ou les Italiotes. Elle repose sur la famille patriarcale et non sur les pouvoirs publics. Une réunion de familles forme un clan ; le groupement des clans compose la tribu ou le canton (pagus) ; plusieurs tribus constituent ce que nous appelons une nation, un peuple ou une grande tribu : c'est là l'unité politique, ce que César appelle civitas.

L'autorité patriarcale du père est absolue sur tous les siens et va jusqu'au droit de vie et de mort, comme chez les Gaulois des temps primitifs[42]. Les Germains ont la monogamie ; le mari achète sa femme. La solidarité des membres d'une même famille est poussée jusqu'à la vendetta. L'organisation familiale des Germains, on l'a souvent remarqué, présente des similitudes frappantes avec celle des Grecs telle qu'elle ressort des poèmes homériques.

Il n'y a point de caste sacerdotale chez les Germains ; mais il y a des classes sociales : des nobles, dont la richesse réside dans le nombre des esclaves, le luxe des vêtements, des armes, des bijoux et d'autres objets mobiliers, l'abondance des troupeaux, des chars et des chevaux. Il y a des hommes libres, des affranchis, des esclaves. Les hommes libres se distinguent à leurs cheveux noués au sommet de la tête. L'esclave porte un anneau de fer au doigt. Pour le vendre, on lui lie les mens derrière le dos ; de là, les trophées avec esclaves dans cette misérable attitude, qu'on voit si souvent sur les monnaies romaines.

L'esclave peut acheter sa liberté ; on monte, d'ailleurs, assez aisément d'une classe dans l'autre, mais on déchoit par la perte de ses biens ou en engageant sa liberté et en entrant au service d'un maître.

Certains peuples germains ont des rois ; parfois, deux ou trois frères règnent à la fois. D'autres, ont des chefs auxquels les Romains donnent simplement le rang de princes (principes). Rois et princes sont élus et choisis parmi les membres des familles nobles. Quand ils ne sont pas en expédition guerrière, les hommes vont à la chasse, pendant que les femmes et les vieillards labourent et ensemencent quelques champs et font la cueillette des fruits. Les familles des hommes libres se groupent autour de celles de l'aristocratie et forment la clientèle des nobles.

Voilà quelques traits caractéristiques du Germain transrhénan, tel que les Romains l'ont toujours connu, depuis Jules César jusqu'à la fin des temps antiques. Quel contraste avec l'habitant de la rive gauche du Rhin, devenu Gallo-Romain, assimilé aux Romains eux-mêmes, encadré dans la société gallo-romaine !

Le chef de l'État romain, l'Empereur, s'était réservé le commandement direct des armées du Rhin et le gouvernement de la Gaule chevelue. En son nom, pendant son absence, des légats (legati Augusti) étaient placés directement par lui, à la tête de ces armées, toujours sur le pied de guerre.

S'il n'y avait point de villes, mais seulement des præsidia militaires sur la rive droite du Rhin, la rive gauloise, au contraire, en est jalonnée, et chaque jour ces villes, reliées par de belles routes, s'agrandissent et prospèrent. Augst, Mayence, Coblence, Cologne, Trèves et bien d'autres, s'embellissent de magnifiques constructions, forum, basiliques, curie ou palais des assemblées sénatoriales, temples, théâtres, amphithéâtres pour 30 ou 40.000 spectateurs comme celui de Trèves, thermes somptueux et vraiment colossaux, fontaines, statues sur les places publiques, portes, tours et remparts bastionnés ; boutiques de commerçants, marchés animés, paysans et soldats plein les rues ; et dans les campagnes, routes pavées et admirablement entretenues, canaux, aqueducs et ponts, si solidement construits qu'ils ont défié les injures des siècles et subsistent encore là où la violence et la méchanceté des Germains ne les ont pas endommagés.

Dans toutes les villes, les ouvriers de divers métiers sont constitués en corporations ou collèges, potiers, chaudronniers, corroyeurs, tanneurs, teinturiers, boulangers, orfèvres, charpentiers, joueurs de flûte, médecins, bateliers. Ce sont les collegia opificum. Partout aussi, des confréries religieuses, sur le modèle des collèges romains. Le long des rues s'alignent les boutiques (tabernæ) avec enseignes, dans lesquelles sont étalagées les marchandises, comme à Pompéi.

Dans les campagnes, outre les villæ et les exploitations rurales dont nous avons parlé, il y avait de nombreux établissements industriels, tels que les poteries de Saletio (Seltz), de Tabernæ (Rheinzabern) et de Westerndorf ; les fabriques de bijoux et d'armes d'Hellelus (Ell) ; des fabriques d'armes, d'ustensiles de cuisine et d'instruments aratoires, des verreries, des salines, des mines de métaux. Tel est l'aspect général que présentaient les pays rhénans, dans la paix romaine, en regard du néant germanique : outre les témoignages littéraires et épigraphiques, les vitrines de nos musées en font foi.

On sait qu'au début de la domination romaine, parmi les cités de la Gaule, les unes étaient sujettes ou tributaires : ce sont celles qu'il avait fallu conquérir par le fer et le sang, assiéger et garder par la force ; elles furent durement traitées, surtout au point de vue de l'impôt : c'est le cas de la plupart des cités de la Gaule Belgique. Les autres sont cités libres ou exonérées ; la cité des Trévires et celle des Nerviens étaient dans ce cas ; elles jouissaient, à ce titre, d'un certain allègement des charges fiscales. Enfin, il y avait les cités fédérées, c'est-à-dire traitées par Rome comme amies et alliées, parce qu'elles n'avaient jamais combattu les Romains : c'était la situation des Rèmes, des Lingons, des Éduens, des Helvètes[43].

Quelle que fût leur attitude au moment de la conquête et leur origine ethnique. tous les Gaulois rendent à l'empereur, sans arrière-pensée, les hommages qui lui sont dus, d'abord collectivement, à Lyon, la capitale, au sanctuaire national du Confluent, où son nom est associé à celui de Rome. En outre, des statues et des bustes d'empereurs sont érigés, à foison, dans toutes les villes et même les bourgs de la Gaule, surtout peut-être dans les provinces rhénanes, à cause de la présence des légions et de la proximité de la frontière. Partout, des inscriptions votives en son honneur, des temples desservis par un flamen Augusti, des fêtes et des jeux publics organisés en son nom. Des villes, de simples bourgades choisissent l'empereur régnant comme patron ; les colonies prennent son nom et s'enorgueillissent de l'avoir pour fondateur. Le nombre des colonies qui s'appellent Julia, Augusta, Claudia, Flavia, Trajana, est considérable dans les pays rhénans, depuis les Alpes rhétiques jusqu'à la mer. Les colonies étaient, on le sait, l'image de Rome, une Rome en miniature pour l'organisme officiel et administratif, ce qui contribuait encore à favoriser le développement de la culture romaine.

Les métropoles de toutes les cités avaient à leur tête un Sénat local, comme au temps de l'indépendance gauloise. César cite le sénat des Rèmes, celui des Bellovaques, celui des Nerviens qui se composait de 600 membres : c'étaient sans doute les représentants des familles nobles (gentes)[44]. Les Trévires, à l'époque de Tacite, avaient 113 sénateurs[45]. Au-dessous des sénateurs recrutés parmi les chefs de famille de l'ancienne noblesse, venait, comme à Rome, la classe des chevaliers, composée surtout des riches marchands et industriels ; les prêtres qui remplaçaient les Druides ; les magistrats, qui ne firent guère que changer leurs titres gaulois contre des titres romains équivalents, plus prestigieux et plus appréciés[46]. Dans le culte municipal, le gutuater gaulois prend le titre romain de flamen. Dans l'administration et les tribunaux de justice, les vergobrets s'appellent désormais décurions, duumvirs, parfois quatuorvirs, mais ils continuent, comme ci-devant, à seconder le sénat aristocratique dans l'administration de la cité.

Le régime de la cité (civitas) gauloise fut respecté par les Romains. Les anciennes capitales continuèrent à être le centre de la vie extérieure des habitants de chaque région. Si, par là, on voit se maintenir beaucoup des anciennes habitudes gauloises, ce fut aussi par cette vie inchangée et cette organisation municipale, toute de tradition, que Rome, qui avait mis la main sur elle, put propager si rapidement la culture romaine.

Chaque cité rayonnant autour d'elle comme autrefois, nommait des magistrats extra muros, pour ainsi dire, et exerçait son action sur tout l'ancien peuple gaulois dont elle continuait. à être la capitale ; elle en était, autant qu'autrefois, par son commerce, ses foires périodiques, son industrie et son luxe, le centre d'attraction. Sénateurs, décurions, duumvirs ; édiles chargés de la voirie, des marchés, de l'entretien des monuments publics ; questeurs ou trésoriers, capitaine des vigiles, tout ce personnel des magistrats urbains était entouré d'une considération et d'un cérémonial qui imitait celui de Rome, jusque dans les costumes, et, aux grandes fêtes, on voyait, non seulement à Trèves, Mayence ou Cologne, mais dans les moindres vici, les autorités dans des toges bordées de pourpre, précédées de licteurs avec faisceaux, d'appariteurs pompeux, toutes choses dont les vrais Romains souriaient bien un peu ; mais les bons Gaulois en étaient si heureux !

Et puis, de temps en temps comme chez les Grecs, les villes, par l'intermédiaire de leurs magistrats, s'envoyaient des délégués pour assister à des fêtes locales, à des concours de gymnastique et d'autres jeux publics. Leurs représentants se rencontraient, chaque année, à l'Autel du Confluent. On parlait de la Gaule, de toute la Gaule et de sa prospérité romaine, de la fraternité nationale[47] et même, parfois et malgré tout, lorsque le protectorat romain paraissait une trop lourde charge, des antiques souvenirs et de l'indépendance d'autrefois : on le vit bien lors de l'anarchie qui suivit la mort de Néron, quand la Gaule parut abandonnée à elle-même et n'être plus protégée contre les Germains par l'épée de Home.

Non seulement, comme nous l'avons vu, dès le début de l'organisation romaine, de nombreux Gaulois de l'Est comme de la Province, sont faits citoyens romains, prennent en conséquence des noms romains et se font incorporer nominalement parmi les gentes et les tribus de Rome, mais les plus riches ou les plus influents des Gaulois entrent au Sénat de Rome ; dès l'époque de Claude et même antérieurement, tous les grades de l'armée leur sont accessibles et ils occupent toutes les charges administratives. On en cite qui deviennent préteurs, légats, consuls, en attendant qu'on place sur leurs épaules la pourpre impériale. Il suffisait qu'un Gaulois s'enrôlât dans une légion pour devenir citoyen romain à son congé, puisque des citoyens seuls étaient admis à servir dans les légions.

Quant aux esclaves germains affranchis, ils étaient extrêmement nombreux dans la société gallo-romaine, surtout dans les provinces de l'Est ; ils pullulaient[48]. Mais la plupart amélioraient vite leur situation : on passait sans peine, dit Camille Jullian[49], d'une classe à l'autre. Tout esclave pouvait aspirer à la liberté, tout affranchi à la puissance, tout chevalier au Sénat. Le maître le plus redouté des Gaulois sous Auguste, fut l'affranchi Licinus, intendant fiscal qui se rendit célèbre par ses exactions. C'était un ancien prisonnier de guerre, probablement un Germain qui, entré d'abord dans la domesticité de Jules César, parvint à se faire investir de la plus haute charge financière. Il finit par être châtié, sous Auguste, comme concussionnaire. Les mœurs ouvertes et accueillantes des Gaulois firent que les diverses classes sociales se pénétraient assez facilement et sans préjugé de caste. Tacite nous montre les Ubiens se mêlant par des mariages (connubium) avec les colons romains[50].

Les esclaves gaulois ou germains auxquels les empereurs concédaient la liberté devenaient, par ce fait, citoyens romains. Or, par caprice ou pour récompenser quelque service banal, les empereurs, surtout à partir de Claude, octroyèrent le droit de citoyen à une énorme multitude de Gaulois : nous avons aujourd'hui l'équivalent, avec les décorations civiles. Les usurpateurs de la pourpre impériale trouvèrent, dans cette concession, un moyen de grossir le nombre de leurs partisans. Ils gouvernèrent par le prestige romain jusqu'au moment où, en ayant abusé, le charme fut rompu.

Par suite de ces changements incessants, le dénombrement des habitants et de leur condition légale, en vue de l'établissement du cadastre, auquel on avait procédé une première fois sous Auguste, dut être souvent remanié et mis au courant, afin d'apporter l'équité nécessaire dans la perception du cens et des autres impôts. Des légats, des intendants spéciaux, des commissions, des bureaux qui en gardaient les rôles, en étaient chargés. Au fond, dans l'administration des provinces, l'État romain ne portait guère son attention rigoureuse que sur l'armée et le prélèvement des impôts.

Parmi ces impôts, il en est un qui se trouvait, par sa nature, étroitement lié à la garde du Rhin et du limes germanique, c'étaient les douanes. Outre l'armée qui gardait la frontière, il y avait une sorte de gendarmerie, échelonnée sur les grandes routes dont il importait de maintenir la liberté de circulation. Il fallait protéger les voyageurs et les commerçants contre les attaques à main armée des brigands isolés qui se cachaient dans les forêts. Des postes de police de ce genre avaient leur dépôt de ralliement à Nyons (Suisse), pour les routes des Alpes occidentales et du Jura, et sur d'autres points du territoire des Helvètes ; on en signale aussi chez les Vangions, aux environs de Worms[51]. Cette police protégeait les bureaux des douanes qui étaient nombreux. Des inscriptions en signalent notamment à Cologne, Coblence, Altrip sur le Rhin, dans le pays des Vangions, enfin à Zurich[52]. Aucune barrière n'entravait les relations commerciales des deux provinces de Germanie avec leurs voisines. Le cordon général des douanes les enveloppait comme il enveloppait le reste de l'empire.

 

IV

LES RELIGIONS ET LES CULTES.

 

Les anciens Celtes, parmi lesquels nous comprenons les Ligures, implantèrent dans l'Europe centrale et occidentale, c'est-à-dire dans tous les pays dont ils formèrent la population sédentaire, le culte des hauts lieux, des sources, des arbres, du tonnerre, des astres, de la terre féconde et nourricière, en un mot, des Génies qui personnifient les forces de la nature[53]. C'est là, peut-être, un fonds religieux commun à toute la race indo-européenne et qui caractérise une période déterminée de son évolution. Ce fonds a pu, dans certaines branches de cette famille humaine, persister bien plus longtemps que chez d'autres. Ici, des populations isolées par la nature de leur habitat, l'ont gardé stationnaire ; là, sous l'influence d'éléments étrangers, il a pris un développement original, se laissant pénétrer et absorber par d'autres cultes plus avancés, moins exclusivement empruntés aux phénomènes de la vie extérieure. Ces éléments fondamentaux de toutes les religions indo-européennes se retrouvent, on le conçoit, à la base originaire des religions gauloise et germanique, comme aussi des religions grecque et italiote. Il en fut de même, nous l'avons vu, pour la langue et les traits essentiels de l'état social.

Seulement, cette religion naturaliste s'est rapidement transformée chez les Gaulois, sous l'action des Druides, instruits, philosophes, qui connaissaient l'alphabet grec, tandis qu'elle a dégénéré en cultes forestiers et en pratiques de sorcellerie, au fond des bois de la Germanie, et c'est là encore une différence essentielle entre ces deux mondes, si opposés de toutes les manières.

Les mythes scandinaves avaient aussi la même origine indo-européenne ; la parenté de racines, dans certains noms divins du panthéon de toutes ces religions dérivées, semble bien l'établir. Mais c'est seulement à l'époque du haut moyen âge, semble-t-il, que les mythes scandinaves, à la suite de leur évolution propre et isolée dans la vie maritime des mers glacées, firent invasion en Germanie, sous la forme de chants guerriers et y importèrent la religion odinique ou wotanique.

On ne sait presque rien de la religion et des mythes des Germains de l'antiquité. César se borne à dire qu'ils ont des pratiques religieuses tout à fait différentes de celles des Gaulois ; qu'ils n'ont point de collège sacerdotal comme les Druides ; qu'ils adorent le Soleil, Vulcain, c'est-à-dire le feu de la terre, et la Lune. Tacite place dans leur panthéon des divinités qu'il assimile superficiellement à Mercure, à Mars, à Hercule ; il ajoute, — ce qui montre le vague de ses informations, — que les Suèves ont un culte particulier pour la déesse Isis dont le simulacre avait la forme d'une galère, et pour Hertha ou Nertha, la terre nourricière de l'homme. Les Naharvales adorent deux jeunes dieux, les Algues, que Tacite compare à Castor et Pollux. Il cite également une déesse Tanfana, espèce de Diane, au fond d'un bois, chez les Marses, et le dieu Tuiston, père du dieu Mann, l'ancêtre de toute la race germanique.

On ne représente point ces dieux sous une forme humaine et on n'enferme pas leurs symboles dans un temple. C'est dans les carrefours des forêts qu'on les honore d'un culte mystérieux et sanglant, et les plus vieux troncs d'arbres, entourés de bois sacrés, participent aux hommages qu'on leur rend : lucos ac nemora consecrant. Comme dans toutes les sociétés aux mœurs patriarcales, les prêtres sont les chefs de familles, de clans ou de tribus. Les devins et les sorcières sont entourés de vénération. Des sorcières accompagnent les Cimbres et les Teutons, Arioviste et Attila ; Velléda fanatise les Bructères soulevés à l'appel du Batave Civilis.

En dehors de ces quelques données, il faut descendre au témoignage des chroniqueurs chrétiens, Paul Diacre, Jordanès, Grégoire de Tours, aux hagiographes ou aux légendes scandinaves conservées dans les chants de l'Edda, pour retrouver les éléments d'une mythologie germanique. Mais, remarquons-le tout de suite, cette mythologie mérovingienne ou médiévale qu'a-t-elle à voir avec l'antiquité ? Les savants allemands ont étrangement abusé de cette transposition d'une dizaine de siècles en arrière lorsque, dans le but d'exalter l'antiquité mythique de la race germanique, ils ont prétendu la rattacher à la mythologie des poèmes islandais et scandinaves. Ils sont toute une légion d'érudits qui ont mis à la torture non seulement les mots, mais les syllabes, non seulement les syllabes mais les lettres des quelques vocables transmis par les auteurs romains ou les textes épigraphiques, dans le but de germaniser les origines du panthéon gaulois. Cette besogne subtile et tendancieuse n'a aucun fondement sérieux.

Dans la mythologie germanique et scandinave du moyen âge, Vodan ou Vothan ou Odin, le créateur de l'univers, Thor ou Donar, Zio ou Thiu, Fro, Paltar ou Baldur, Freyr ou Friga, les Thursen ou géants, les Normes, les Walkyries ou messagères célestes, et les esprits des forêts, des eaux, des vents, de l'air, Gnomes, Elfes, Koboltes, bienfaisants ou féroces, peuplent des contes barbares, guerriers et farouches ; mais ce n'est qu'au moyen âge que la tradition littéraire de l'Allemagne s'en empare. Faut-il ajouter foi aux rapprochements philologiques qui essayent de rattacher à ce cycle mythique du Nord, les quelques données antiques que nous possédons sur la religion et les cultes des Germains de César ou de Tacite ? Ces parentés de racines verbales fussent-elles scientifiquement établies, qu'étant donnée l'origine commune indo-européenne des cultes naturalistes indiquée plus haut, elles n'auraient peut-être point encore la portée ethnique qu'on prétend.

Mais qu'on envisage les religions germaniques et leurs cultes dans les témoignages des auteurs anciens ou dans les barbares conceptions du haut moyen âge, on n'y trouve rien de comparable au culte national organisé et centralisé par le collège des Druides. Ici encore, la scission entre la Gaule et la Germanie est absolue.

La religion druidique est la base fondamentale du patriotisme et de la nationalité gauloise. Les Druides ont une culture développée ; ils ont des dogmes religieux et enseignent l'immortalité de l'âme. Ils sont juges suprêmes, distincts des autorités familiales ; ils jouissent, dans la société gauloise, d'une influence morale et politique prépondérante. Sous la présidence d'un chef unique, ils s'assemblent, chaque année, dans un lieu mystérieux et consacré des forêts du pays des Carnutes, parce que cet endroit passe pour être le point central de toute la Gaule, comme l'omphalos delphique était aussi un centre de réunions sacerdotales pour la religion apollinaire des Grecs. Le gui sacré, recueilli sur le rouvre avec une faucille d'or, est une survivance de l'origine forestière du culte. druidique et du caractère naturaliste de la religion primitive. Ceux-là même qui ont proposé de rattacher les origines de la religion gauloise, aussi bien que la religion germanique, aux mythes scandinaves et ont voulu soutenir, par exemple, que le dieu gaulois au marteau, Taranis (Dispater), n'est autre que le dieu Thor, et que Teutatès est Tuiston, ne sauraient pousser leurs rapprochements au delà de ces conjectures philologiques. Et puis ces rapprochements, encore une fois, ont-ils la portée qu'on leur attribue, puis qu'il y a un fonds naturaliste commun à. toutes ces religions ?

Les Romains eux-mêmes ont fait bien d'autres assimilations de ce genre, basées sur l'analogie des attributs, entre les dieux de leur panthéon et les divinités nationales des peuples qu'ils ont conquis : il n'y a pourtant pas lieu de conclure à l'identité d'origine de tous ces dieux, assimilés soit en raison de leurs attributs, soit parfois même à cause d'une certaine similitude d'appellations.

A côté des grands dieux, comme Teutatès, Taranis ou Dis-pater, Belenus, Esus, communs à toute la nation[54], ce qui caractérise la religion du peuple Gaulois, c'est le culte d'une infinie quantité de divinités locales, auxquelles on sacrifie et l'on adresse des vœux et des prières. Chaque cité, chaque bourg, chaque ferme rurale a son sanctuaire, installé comme les laraires romains, dans une chambre silencieuse de l'habitation, ou bien auprès d'une source, au pied d'un vieux chêne, sous l'abri d'un rocher. Nous connaissons par les inscriptions votives les noms d'une grande quantité de ces dieux et déesses, répandus dans la Gaule entière. Or, cette dissémination des cultes locaux, on la constate identique en Belgique et dans la Celtique, dans les pays rhénans comme chez les Éduens, les Arvernes ou les Tolosates.

Les pays rhénans ont les dieux gaulois ou gallo-romains. Jusqu'à la ligne du Rhin, rien de germanique au point de vue des mythes, de la religion et du culte. Ici encore, si les Germains sont venus s'installer sur la rive gauche du fleuve, ils n'y ont rien apporté de leur religion, gardant seulement par habitude de grossières pratiques superstitieuses ; ils ont déserté leurs dieux et leurs autels, les abandonnant au fond de leurs forêts ; de ce côté-ci du Rhin, ils se sont prosternés avec amour au pied des dieux et des autels gaulois et gallo-romains. C'est en vain que dans les noms divins, dans les symboles religieux, sur les stèles votives, pourtant si abondantes, dans les statuettes, bas-reliefs ou autres monuments d'ordre religieux, qui s'alignent sous les vitrines des musées des villes rhénanes, on chercherait une allusion à quelque divinité de ce qu'on appelle le panthéon germanique. Les tentatives des savants dirigées dans .ce sens ont radicalement échoué. D'ailleurs, les Germains n'ayant aucune notion d'art, ignorant même l'écriture, eussent été incapables de faire l'image sculpturale de quelque divinité zoomorphique ou autre.

Les Druides enseignaient que les Gaulois descendaient de Taranis ou Dis Pater, dieu infernal dans lequel les Romains ont reconnu une variété de leur Pluton ou de leur Jupiter Sérapis[55]. C'est le dieu au maillet des archéologues. De nombreuses statuettes le représentent debout, avec une longue barbe et de longs cheveux, tenant un vase (olla) de la main droite et s'appuyant, de la main gauche levée, sur un maillet dont le manche, très long, repose sur le sol. Le dieu est vêtu de la caracalle gauloise, espèce de redingote, qui descend jusqu'au dessus du genou ; les manches étroites vont jusqu'au poignet. Une ceinture l'assujettit autour des reins. Les jambes du dieu sont enveloppées des braies gauloises ; ses pieds sont chaussés de brodequins. Or, ce costume du dieu gaulois est celui-là même que Strabon décrit comme étant le costume national des hommes dans la Gaule Belgique : Les Belges, dit-il[56], portent le sagum et de longs cheveux ils se servent de braies serrées autour des jambes. Au lieu de tuniques, ils ont des vêtements fendus, garnis de manches, qui descendent jusqu'au milieu du corps.

De nombreuses statuettes de Dis Pater ont été découvertes dans diverses régions de la Gaule, en particulier dans les pays rhénans, à Oberseebach (Bas-Rhin), à Mayence, à Bonn, ainsi qu'à Metz et dans les campagnes des Médiomatrices. On en a même signalé jusque sur la rive droite du Rhin occupée par des colons ou des soldats gaulois, dans le grand-duché de Bade, le Wurtemberg, la Suisse et dans la région celtique de la Transylvanie[57]. Il n'y en a point dans la Germanie du Nord, au delà du Rhin.

Teutatès, le dieu gaulois que les Romains ont assimilé à leur Mercure, a laissé des traces nombreuses de son culte, non seulement dans toutes les provinces de la Celtique, mais dans la Belgique et les deux Germanies, ainsi que sur les bords du 'Danube où domina la race celtique. Ces statuettes, bas-reliefs, stèles, autels, temples, dédicaces sans nombre, se retrouvent les mêmes dans toutes ces régions. Mercure est le dieu national chez les Gaulois, comme Apollon chez les Grecs, Jupiter chez les Romains ; le centre de son culte était chez les Arvernes où il eut, sur le Puy de Dôme, une statue colossale. Or, les dédicaces au Mercurio Arverno sont nombreuses sur les bords du Rhin, jusqu'en Hollande. A Gripswald, près de Bonn, on a découvert une petite chapelle demi-circulaire qui renfermait des inscriptions votives au Mercure Arverne et aux matrones de son cortège mythique.

Les dédicaces à Mercure, dans le pays rhénan, surabondent. Tantôt, le dieu gaulois ne porte aucun qualificatif ; tantôt, c'est un Mercure local, comme Mercure Biausius, sur une stèle du musée de Mayence, Mercure Cissonius, Mercure Visucius, Mercurius Alaunus, sur des stèles des musées de Spire et de Mannheim. Il y a, à Bittburg (Prusse rhénane), une dédicace au dieu Mercure, serviteur de Caletos (Deo Mercurio vasso Caleti). Le nom de Caletos est bien gaulois. Rien, en tout ceci, qui rappelle l'espèce de Mercure auquel les Germains, suivant Tacite, sacrifient des victimes humaines.

Le culte des Déesses-mères, si répandu en Gaule et si caractéristique de la région gauloise, a laissé des monuments aussi nombreux dans las deux provinces de Germanie que dans le reste de notre pays. Ces Matræ ou Matres, déesses des sources et des fontaines, forment généralement une triade ; quelquefois, il y en a cinq. Les plus célèbres étaient les Matres Nemausicæ de la fameuse fontaine de Nîmes ; il nous est parvenu une inscription gauloise en leur honneur ; mais en général, c'est surtout dans les campagnes que le culte des Matræ était répandu, à l'époque romaine ; elles correspondent aux nymphes gréco-romaines[58]. Le plus ordinairement, les bas-reliefs qui les représentent sont accompagnés d'inscriptions votives qui donnent le vocable local sous lequel elles étaient invoquées. Sous leur forme adjective latinisée, ces vocables, peut-être au nombre d'une soixantaine pour la région rhénane, nous fournissent des noms de lieux qui sont empruntés à la langue gauloise ; en voici des exemples : Matres Vacallineæ, sur une stèle du musée de Cologne, vocable dont il faut sûrement rapprocher le nom du Vahal (Vacalas) ; Matronæ Rumanehabæ, sur un autel trouvé à Rumenheim, près de Juliers.

Des stèles des musées de Bonn, de Cologne, de Trèves, de Nimègue nous font connaître, de même, les Matres ou Matronæ : Andustehiæ ; Ambiomarcæ ou Abiamarcæ ; Afliæ ; Arvagastæ ; Alblahenehæ ; Alateiviæ ; Aufaniæ, ce dernier nom, à la fois sur des stèles des musées de Cologne, de Nimègue et de Lyon ; Axsinginehæ ; Cuchinehæ ; Gabiæ ; Gesatenæ ; Hamavehæ ; Malvisæ ; Mediotavtehæ ; Gesahonæ ; Tetrahenæ ; et Octagennæ, au musée de Bonn ; Nersihenæ ou Nershenæ (stèle de Juliers) ; Vallamnehiæ ; Matres Treveræ, à Trèves ; Matres Mopates, près de Nimègue, etc. Nous avons constaté, plus haut, que la déesse Néhallénie se rattache à ce groupe par son nom et sans doute aussi par la nature de son culte.

Tous ces noms barbares de sanctuaires locaux ne sauraient s'expliquer par les langues germaniques. Ils paraissent bien celtiques. Mais si énigmatiques qu'ils soient encore au point de vue philologique, il est hors de doute que le culte des déesses Mères est d'origine purement gauloise ; c'est la population celtique qui l'a intronisé dans le pays rhénan. Là, comme dans tout l'Est de la Gaule, les déesses Mères sont souvent associées à Rosmerta, la parèdre de Mercure.

Jupiter, Mars et Apollon, dont les cultes sont si répandus dans toute la Gaule romaine, ont laissé sur le Rhin des vestiges aussi nombreux qu'en Aquitaine ou le long du Rhône. Ces dieux ont, comme les déesses Mères, des sanctuaires locaux avec des vocables particuliers : c'est Mars Camulos, à Clèves ; Mars Caturix ; Mars Loucetius ou Leucetius : ce dernier vocable s'est rencontré à Wiesbade, à Mayence, à. Angers ; Apollon Toutiorix : ; Apollon Granus, à Aix-la-Chapelle, et d'autres ; la forme gauloise de la plupart de ces épithètes toponymiques des pays rhénans est caractéristique.

Le dieu gaulois des eaux thermales, Borvo et sa parèdre Damona, furent assimilés, à l'époque romaine, à Apollon guérisseur et à Diane protectrice de la santé. Borvo, dont le nom a formé celui de plusieurs stations thermales de la Gaule, comme Bourbonne-les-Bains et Bourbon-Lancy, était aussi honoré d'un culte à Aix-la-Chapelle et à Wiesbade, comme l'attestent des inscriptions[59].

Le Rhin fut divinisé par les Gaulois qui baignaient dans son flot leurs nouveau-nés pour les purifier[60] ; de là vient, sans doute, que le chef des Gaulois Insubres, Viridomar, a pu dire qu'il descendait du Rhin[61].

Epona, la déesse gauloise des chevaux, des cochers et des écuries, est représentée ordinairement en écuyère, assise sur un cheval. On en connaît de nombreuses images, statuettes de bronze, terres cuites et bas-reliefs. La distribution géographique des trouvailles de ces monuments d'Epona permet d'affirmer que le culte de cette déesse gauloise était aussi répandu dans la région rhénane que dans les autres provinces de l'est et du centre de la Gaule. On en a trouvé dans les bassins de la Moselle et de la Meuse, en Alsace, dans le Palatinat rhénan, en Prusse rhénane, par exemple à Zabern sur le Rhin, près Germersheim, à Spire, à Worms, à Mayence, à Waldfischbach (au sud de Kaiserslautern), à Trèves, à Boppart, à Heddernheim dans le duché de Nassau.

Les vestiges du culte d'Epona se rencontrent aussi hors de la Gaule, dans les pays où la race celtique a formé le fonds de la population sédentaire. On a découvert des statuettes d'Epona Bregenz, à la pointe du lac de Constance ; dans le Tyrol, le grand duché de Bade, le Wurtemberg, dans la vallée du Danube et jusqu'en Hongrie et en Transylvanie. Le nom de cette déesse est même entré dans l'onomastique locale, puisqu'il a formé des noms de lieux comme Appoigny (Yonne) et Eppenich, près d'Aix-la-Chapelle[62].

Parmi les divinités topiques qui étaient spéciales à la région rhénane, à côté du dieu de la chaîne des Vosges, Vosegus, et de la déesse de la forêt des Ardennes, Arduina, nous citerons la dea Mogontia et le dieu Mogontus, à Mayence ; la dea Ardbinna à Bonn ; la dea Calva ; Hercules Magusanus, à Bois-le-Duc, Hercules Deusoniensis, à Deutz ; la déesse Néhallénie, aux bouches de l'Escaut. Partout, ce sont des divinités analogues à celles du reste de la Gaule ; rien, absolument rien, du panthéon germanique auquel préside Odin ou Wotan.

Il est probable que des divinités à figures de monstres, comme le dieu Cernunnos qui est une sorte de Pluton cornu, le dieu à trois tètes, les anguipèdes que nous montrent les bas-reliefs ou d'autres monuments, sont des divinités très anciennes, demeurées populaires et qui appartiennent au vieux fonds d'origine celtique ; elles ne sont pas entrées dans le panthéon gallo-romain, mais elles ont continué à être honorées d'un culte rustique dans nos campagnes[63].

On a proposé de rapprocher, par exemple, le serpent à tète de bélier, sur l'autel dés douze dieux de Mavilly, de la légende du dieu scandinave Thor, qui combat les serpents. Les représentations si curieuses du vase d'argent de Gundestrup qui n'est, d'ailleurs, pas antérieur au Ve siècle de notre ère, ont servi aussi de thèmes à des aperçus sur les origines de la symbolique gauloise. Mais, quoi qu'il doive résulter, un jour, de ces rapprochements encore bien risqués aujourd'hui, cela ne saurait infirmer en quoi que ce soit ce que nous avons voulu démontrer ici, la propagation largement prépondérante, pour ne pas dire exclusive, des mythes et des cultes gaulois et gallo-romain dans la région rhénane jusqu'à l'avènement du christianisme.

Ainsi, partout dans les pays rhénans, trônent et sont honorés d'un culte les divinités gallo-romaines, comme dans tout le reste de la Gaule, et ces divinités ne franchissent guère le Rhin, ne pénètrent point en Germanie. La réciproque est non moins vraie : aucune divinité des Germains ne s'est installée avant les grandes invasions du vu siècle, sur la rive gauche du Rhin, autrement que dans les superstitions populaires et privées qui n'ont jamais eu un caractère officiel. Que le fol orgueil allemand cherche, si bon lui semble, à rattacher la religion des anciens Germains aux légendes scandinaves, aux chants de l'Edda. Qu'il reconnaisse dans ces poèmes de basse époque, le vieux dieu allemand, le dieu de la force aveugle et brutale, le sauvage et sanguinaire dieu Thor, qui préside, le marteau en main, à d'éternels combats, à d'éternelles orgies. Qu'il se place sous l'égide de ces Géants, toujours en délire de meurtre, souillés de tous les crimes, qui ne connaissent ni la noblesse, ni la pitié, ni le sourire, qui n'ont rien de divin, ni d'humain, mais seulement les instincts de la brute : laissons nos ennemis, dignes adorateurs de ces dieux dont ils se réclament impérialement, chanter Odin, Thor, Wothan, exalter l'Odinisme de la forêt Hercynienne. Tout cela, c'est de la littérature de guerre pour sauvages, de l'archéologie pour opéras, ce n'est pas de l'histoire. Ces dieux germains ne sont pas ceux de notre race ; ils n'ont rien à voir avec la Romanie, avec les divinités dont le culte s'est répandu sur la rive gauche du Rhin, à l'époque gauloise et à l'époque romaine.

 

V

LE COMMERCE ET LES ROUTES. - LE SYSTÈME DES ÉCHANGES CHEZ LES GERMAINS.

 

L'un des grands bienfaits de la conquête romaine fut, dès l'origine, de doter la Gaule, à la place des vieilles routes gauloises, sans ponts de pierre et sans chaussée régulièrement entretenue, d'un réseau de voies admirablement pavées, dont le passage sur les rivières fut assuré, en toute saison, par des ponts d'une incomparable solidité, dont les étapes furent marquées par des bornes de pierre, et les relais, par des gîtes hospitaliers. Rien de cela en Germanie, au delà du Rhin et au delà du limes.

Loin de là ! les grandes voies du commerce qui reliaient le Danube à la. mer du Nord, n'étaient que de larges pistes naturelles, où l'on traversait les rivières à gué, où l'on se garantissait par des moyens de fortune contre la boue et les inondations ; on n'y voyageait pas en toute saison, et les ornières trop foulées devenaient impraticables ; il fallait marcher à côté des chemins. Quand les armées romaines, avec subsistances et bagages de toutes sortes, font une expédition en Germanie, elles sont souvent obligées de se frayer une percée en abattant les arbres avec la hache et en construisant des chaussées en bois et des levés de terre à travers les forêts et les marécages : c'est ainsi que Germanicus fit ouvrir la forêt Cæsia[64].

Nous l'avons fait observer plus haut, les grandes invasions, avec leurs milliers de chariots à la file, ne pouvaient passer que dans les chemins naturels, à la lisière des montagnes boisées du massif de Bohême, du Jura franconien, de la forêt Hercynienne, le long du Mein et de quelques autres rivières. Quel contraste avec la Gaule romaine, et, en particulier, avec les provinces de la rive gauche du Rhin !

Sous l'Empire romain, les sentiers hardis qui escaladaient les cols des Alpes, furent rapidement transformés en routes romaines, qui font encore aujourd'hui notre admiration par leur solidité et par l'intelligence qui a présidé à leur construction. Par elles, on put traverser les Alpes, même en hiver, comme sur les routes de Napoléon. Les plus suivies de ces voies romaines par les marchands et par les armées étaient

Celle qui partait de Milan, longeait le lac de Côme (Larius lacus), franchissait les Alpes rhétiques par le col du Splügen, gagnait Coire, Bregenz, Winterthur, Vindonissa ;

Celle qui, venant de Turin et d'Aoste, franchissait le Grand-Saint-Bernard, au sanctuaire de Jupiter Pennin, et gagnait Octodurum (Martigny) dans le Valais, Avenches (Aventicum), Soleure (Salodurum), Vindonissa ;

Celle qui venait de Lyon par Genève, Aventicum, Salodurum, Vindonissa ;

Celle du Jura, allant de Vesontio (Besançon) à Augst et Vindonissa.

Ces grandes routes d'Italie, par les Alpes ou la vallée du Rhône, et plusieurs autres moins importantes, aboutissaient ainsi à Vindonissa et à Augst, sur le Rhin. De cette dernière ville, elles descendaient le grand fleuve sur ses deux rives. Celle de la rive droite, créée sous Vespasien et sous Trajan, remontait le Rhin jusqu'aux sources du Danube ; là, elle rejoignait celle qui, par la vallée du Neckar, traversait les champs Décumates pour gagner Offenbourg et Argentoratum (Strasbourg). La grande route de la rive gauche suivait la lisière orientale de la forêt de la Hart alsacienne ; on en connaît les stations jusqu'à Mayence et au delà ; les abords en étaient jalonnés de tombeaux ou tumuli, dont un bon nombre, en Alsace, ont été fouillés par Max. de Ring. La plupart des villes qu'elle desservait étaient des entrepôts de commerce et des centres d'industrie, en même temps que des gîtes d'étapes pour les voyageurs et des postes de ravitaillement pour les troupes.

Lyon, la capitale des Gaules, était reliée à Metz, Trèves, Cologne par une magnifique voie qui passait par Langres et Toul. Quant à Metz, elle était un carrefour étoilé de routes qui la mettaient en communication directe, soit avec Reims, Autun et l'intérieur de la Gaule, soit avec Strasbourg, Mayence, Trèves, Coblence et Cologne. Pourtant, au double point de vue stratégique et commercial, Metz était moins importante que Trèves (Augusta Treverorum) colonisée, vraisemblablement, sous le règne de Claude, comme Cologne. Les Romains firent de Trèves leur centre de ralliement, leur camp de concentration en arrière, de toute sécurité pour les légions qui avaient à préparer une opération sur le Rhin. Aussi, un admirable réseau de routes la reliait, non seulement par Metz, au reste de la Gaule, Reims, Autun, Lyon, mais aussi avec les points les plus importants de la ligne du Rhin ; avec Boulogne, le grand port d'où l'on passait en Bretagne ; enfin, avec Amiens (Samarobrive), Rouen, Paris.

La révolte de Civilis, sous Vespasien, à laquelle prirent part les Trévires, parait avoir entravé le développement de Trèves qui resta, près de trois siècles, éclipsée par ses voisines Metz et Mayence. Mais elle se releva au IVe siècle et devint très florissante à partir de Postume qui en fit la capitale de l'empire des Gaules.

Dans la Germanie inférieure, le ruban de la route longitudinale du Rhin se poursuivait, depuis Mayence jusqu'au bas pays des Bataves, par Bingen, Coblence, Cologne, Vetera, Nimègue, Lugdunum Batavorum (Leyde). A Cologne, une route directe se greffait sur elle, pour aller à Boulogne par Juliers, Maëstricht, Bavai, Cambrai, longeant la forêt Charbonnière ; une autre se détachait à Bavai, pour descendre la vallée de l'Oise et gagner Paris par le pays des Viromanduens et des Silvanectes.

Outre ce vaste réseau routier de l'Est, les Romains créèrent la navigation fluviale du Rhin, et telle est la raison majeure qui les obligea à se rendre maîtres des deux rives du fleuve. La liberté et la sécurité de la navigation du Rhin étaient nécessaires au commerce ; elles permettaient, en outre, de relier entre eux les postes fortifiés et de les ravitailler, dans le cas où les routes terrestres eussent été interceptées. Drusus et Corbulon firent creuser des canaux dans l'estuaire du Rhin et de la Meuse.

Par ces routes et les voies fluviales, l'armée romaine était approvisionnée ; les renforts, les vivres, les bagages étaient concentrés en des magasins et des arsenaux sûrs et d'accès facile ; suivant les nécessités du moment, on pouvait les transporter sur un point ou sur un autre.

Le commerce privé en bénéficiait non moins que l'armée, car c'est là une des supériorités de l'organisation impériale romaine : jamais elle ne fit rien qui fût exclusivement militaire et stérile. Le commerce, l'exploitation des mines d'argent du Taunus et du Siebengebirge, l'industrie, l'agriculture profitent de l'armée, de la présence des soldats, des routes qu'ils construisent, des travaux qu'on leur impose. Une garnison, pour une population, est une aide puissante et non point seulement une source de bénéfices pour des fournisseurs avides. Il n'y a point de désœuvrés : le temps de paix est utilisé, dans l'armée, au profit des arts de la paix : Augst, Trèves, Mayence, Cologne furent de grands centres commerciaux et industriels, surtout parce qu'ils étaient, en même temps, les principaux quartiers généraux des légions. Un centre agricole est créé, ense et aratro, une ville industrieuse naît toujours à côté d'un camp, au pied d'une forteresse.

Partout, quelle puissante et féconde activité ! quelle admirable mise en valeur des richesses de la nature et des forces sociales, attestée par cette immensité de ruines et de débris, qui nous étonnent aujourd'hui encore, après dix-huit siècles de dégradations, de pillages et d'incendies ! Le nom romain reste partout inscrit ! Le Rhin était sillonné de bateaux, tarit ceux de la flotte qui desservait les forteresses que Ceux des négociants. Parmi les trafiquants, il en est qui pénétraient sur les côtes de la mer du Nord ; d'autres, avaient des relations suivies avec la Bretagne ; d'autres enfin, s'enfonçaient dans la Germanie, par les rivières ou en caravanes. On signale, le long du Rhin, des marchands de bois travaillé (dendrophori), pour la construction des maisons et des bateaux ; plus tard, les Burgondes, quand ils viendront des bords de l'Elbe habiter la rive droite du Rhin, vers les embouchures du Mein et du Neckar, s'adonneront spécialement à ce commerce et à ce travail de charpente. Il y avait, en divers ports du Rhin, des chantiers de construction aussi bien que des corporations de nautes, des armateurs et des patrons de radeaux.

Protégés par les légions, des marchands gaulois pénétraient en toute sécurité sur la rive droite du Rhin, chez les tribus qui avaient accepté de gré ou de force le protectorat romain. Ce n'était pas toujours sans danger qu'ils se risquaient à s'avancer plus loin, en dépit de la tradition des routes celtiques de l'ambre et des avantages que les tribus barbares trouvaient à faire bon accueil aux trafiquants.

Un prince Gothon, appelé Catualdus, qui avait été obligé de fuir devant l'extension de la puissance de Marbod, finit par reprendre à celui-ci sa résidence royale et le fort qui la défendait, dans le pays des Marcomans. Cette place était, dit Tacite[65], depuis longtemps le dépôt du butin des Suèves. On y trouva des vivandiers (lixæ) et des marchands de nos provinces qu'avait attirés le commerce, qui s'y étaient installés par l'espoir du gain, et qu'enfin, l'oubli de la patrie avait fixés, loin de leurs foyers, dans ces terres ennemies. On se figure, par cet épisode, ce qu'étaient les stations des routes du commerce, à travers la Germanie jusqu'à la mer Baltique.

Bien que le sort des armes leur eût inspiré la crainte et la haine du Romain, les Barbares n'ignoraient point qu'ils avaient intérêt à faire bon accueil aux hardis voyageurs qui leur apportaient des étoffes aux riches couleurs et les produits industriels de l'Italie et de la Gaule ; ils leur livraient, en échange, les pelleteries, les esclaves, l'ambre, les produits naturels de la Germanie. Du côté des sources du Danube et de la Bavière, les Romains, dit Tacite, commerçaient surtout avec les Hermondures qui affluaient au grand marché d'Augusta Vindelicorum (Augsbourg), en Rhétie. Ignorant l'usage de la monnaie, les Germains continuaient à traiter comme de simples lingots métalliques les pièces romaines qu'ils recevaient et dont ils ne manquaient pas de vérifier avec soin le poids et l'aloi.

Entre eux comme avec l'étranger, — et rappelant en cela les Grecs d'Homère, — ils pratiquaient le système rudimentaire du troc pur et simple d'une marchandise contre une autre, des richesses naturelles de leur contrée contre les produits industriels des civilisations plus avancées. Chez les Germains, on paye tout en gros et en petit bétail, même les amendes ; on paye aussi avec des esclaves[66]. De semblables échanges sont constants dans l'Iliade, entre Grecs et Phéniciens. C'est ainsi également que les armes, bracelets, colliers, vases et trépieds, ustensiles de cuisine ou autres, fabriqués par l'industrie métallurgique si développée des Scandinaves et des Étrusques, avaient pénétré chez les Celtes, en particulier chez les Gaulois, quatre ou cinq siècles avant notre ère.

De même, chez les premiers habitants de l'Italie qui, au début de leur histoire, menaient encore la vie pastorale et agricole, tout s'estimait et se payait en têtes de bétail. Nous savons, par Festus, qu'un bœuf était l'équivalent de dix moutons. Le gros et le petit bétail étant ainsi, à l'origine de la civilisation romaine, la principale richesse et formant l'étalon du paiement des marchandises, il est venu de là que le mot pecus, bétail, a formé le mot pecunia, qui finit par s'appliquer exclusivement à la monnaie métallique, quand cette dernière fut seule employée dans les transactions commerciales.

En Germanie, et aussi chez les Bretons, où la vie pastorale et l'élevage des troupeaux a persisté jusqu'à l'aurore du moyen âge, le bétail a servi, jusqu'à ce moment, de principal étalon de la valeur des choses. A l'époque mérovingienne et carolingienne encore, les lois des Barbares fixent les marchés, les compositions et les amendes en têtes de bétail aussi bien qu'en métal monnayé. De là est venu que le mot germanique qui signifie troupeau, Vieh, a formé l'anglo-saxon fee, ou feoh ; et ce mot a le sens de rétribution, salaire, parce qu'originairement une rétribution, un salaire se payait en têtes de bétail. On rapproche de même le mot allemand Schatz, trésor, du vieux mot gothique skatts, qui signifie à la fois troupeau et salaire.

A la fin du Ier siècle de notre ère, les tribus germaines les plus rapprochées du Rhin commençaient pourtant à se rendre compte du rôle de la monnaie métallique comme facile instrument et véhicule rapide du commerce. Tacite le dit formellement : Voilà que déjà nous leur avons appris à recevoir la monnaiejam et pecuniam accipere docuimus[67] — ; l'historien romain revient sur ce progrès dans un autre passage : Les peuples germains les plus près de nos frontières, dit-il, mettent quelque prix à l'or et à l'argent, comme moyen de commerce ; ils connaissent et distinguent quelques-unes de nos monnaies : ceux de l'intérieur, plus simples et plus fidèles aux vieux usages, s'en tiennent au commerce d'échanges. Parmi les monnaies, ils préfèrent les anciens deniers et les plus connus, les dentelés (serrati) et ceux qui ont pour type un bige (char à deux chevaux, bigati). Ils recherchent aussi l'argent plus que l'or, non par goût, mais parce que les monnaies d'argent leur sont plus commodes pour acheter des marchandises communes et de bas prix[68].

L'explication numismatique de ce passage est aisée à donner. C'est en deniers d'argent romains que les Romains payaient les Germains qui, pareils aux demi-sauvages d'à présent, savaient fort bien apprécier l'excellence de l'aloi des pièces. On ne les eut pas trompés aisément. Les plus anciens de ces deniers romains de la République, qui remontent à l'an 269 avant notre ère, ont pour types de revers, soit les Dioscures, Castor et Pollux à cheval, soit Diane ou la Victoire dans un bige, d'où leur nom populaire de bigati. Parmi ces pièces, il en est dont les bords sont taillés eu dents de scie : ce sont les serrati. Ces pièces, d'excellent aloi, pèsent 4 gr. 55. On en a trouvé de grandes quantités dans l'Allemagne du Nord et en Hollande. Le denier de l'Empire, à partir de Néron, est beaucoup moins lourd ; il ne pèse que 3 gr. 41 et son aloi est inférieur.

Quand les Romains du temps de Tacite, qui venaient d'apprendre aux Germains à compter la monnaie à la pièce, eurent la prétention de s'acquitter avec des deniers impériaux de 3 gr. 41, les barbares protestèrent et déclarèrent, — c'est Tacite qui nous le dit, — qu'ils ne voulaient point des pièces neuves, mais qu'ils entendaient être payés en vieux deniers républicains, désignant par là, les bigati et les serrati, qui étaient plus lourds, de meilleur aloi et auxquels ils étaient habitués depuis longtemps. N'assistons-nous pas encore, aujourd'hui, à un phénomène analogue ? Les indigènes de l'Afrique orientale veulent être payés en thalers de l'impératrice d'Autriche, Marie-Thérèse, auxquels ils sont habitués depuis des siècles ; ils les préfèrent à toute autre monnaie actuelle, si bien que les trafiquants en font fabriquer incessamment, pour leur commerce dans cette région africaine.

A l'époque de Tacite, le monnayage gaulois venait de mourir. Il était remplacé par la monnaie romaine ; dès le temps de Marc-Antoine, les Romains installèrent à Lyon un atelier qui, rapidement, fut extrêmement actif et suffit aux besoins commerciaux de toute la Gaule. Le monnayage des cités gauloises, après s'être prolongé quelque temps, dans certaines villes, comme Nîmes, Vienne et peut-être Trêves ou Metz, en se romanisant, finit par disparaître tout à fait, après Néron. Ce monnayage, indépendamment de celui de la colonie phocéenne de Marseille, avait duré quatre siècles.

 

VI

LES ARTS. - ARCHÉOLOGIE RHÉNANE.

 

De grands musées archéologiques bien ordonnés, classés méthodiquement et à grands frais, sont visités par les touristes, dans toutes les villes des bords du Rhin. Les plus célèbres sont ceux de Bâle, de Strasbourg, de Mayence, de Bonn, de Cologne. Il y a aussi de belles collections archéologiques à Colmar, Spire, -Worms, Metz, Trèves, Aix-la-Chapelle, sans parler des petites villes et des riches musées belges et hollandais, ou de ceux de la rive droite du Rhin. Ces collections publiques d'antiquités anté-médiévales, recueillies principalement dans les villes où ces musées sont constitués, ou dans leur région, proclament-elles la germanisation du pays ?

Non certes ! c'est bien, au contraire et d'une façon absolue, la romanisation de la rive gauche du Rhin qui est exposée dans toutes leurs vitrines. Parcourez ces musées : ici encore, vous constaterez en toute évidence que la civilisation s'arrêtait au limes romanus. Les objets gallo-romains ou romains qu'on a trouvés au delà de cette frontière, n'ont été transportés en Germanie que comme objets étrangers, par le commerce ou par les Romains eux-mêmes, au cours de leurs expéditions, comme le trésor de Hildesheim. Pas un, qui soit de fabrication germanique.

Nous avons vu déjà que les statuettes des divinités, en bronze ou en terre cuite, ne sont répandues que dans les pays occupés par les Romains et qu'elles représentent exclusivement des dieux romains ou gallo-romains. Il en est de même des stèles ou bas-reliefs votifs ou funéraires, qu'ils soient ou non accompagnés d'inscriptions. Il n'y a point de sculpture germanique, point d'inscription germanique.

Le Germain ignorait l'écriture aussi bien que l'industrie qui suppose une installation fixe d'ateliers de fabrication ; toute notion d'art lui était plus étrangère qu'aux Mexicains ou aux Péruviens d'avant la conquête du Nouveau Monde, qui, eux, avaient des villes, une écriture, un art développé.

Au contraire, la production artistique et industrielle des Gallo-Romains fut comme surabondante ; elle dénote une prodigieuse activité. Nos musées en sont pleins et sous ce rapport encore, les provinces rhénanes tiennent l'un des premiers rangs. A la vérité, l'art gaulois est un art d'imitation, subordonné, sans originalité, sans élévation. Les Gaulois furent des artisans habiles et ingénieux, mais non de véritables artistes ; les belles œuvres d'art qu'on a trouvées en Gaule y ont été apportées de l'Italie ou de l'Orient, mais elles n'ont pas été fabriquées par des indigènes. Dans le somptueux trésor d'argenterie trouvé à Berthouville, près Bernay, par exemple, on distingue nettement les vases qui sont de provenance gréco-romaine et ceux qui sont de la chaudronnerie gallo-romaine. Les statuettes d'argent, de bronze, de terre cuite, les poteries gallo-romaines, les vases de bronze, la bijouterie, sont de lourdes copies d'œuvres romaines, ou d'une pauvreté d'invention qui surprend ; l'habileté technique est indéniable, mais elle est mise au service d'un goût vulgaire. L'art gaulois est sans charme. Eh bien ! tous ces caractères s'observent au même degré, tant dans les musées rhénans que dans les collections du reste de la Gaule.

Il est aisé de le constater : l'art industriel des Gallo-Romains, qui fait un abus de la stylisation des images, de la décoration en figures géométriques, en spirales, en enroulements, comme on le constate déjà dans les types des monnaies de l'époque de l'indépendance, est le même sur les bords du Rhin que sur ceux du Rhône, de la Seine, de la Garonne.

En outre, il persiste avec les mêmes caractères durant tout l'empire, et jusque dans les productions de l'époque franque, avec ses fibules zoomorphiques, son émaillerie ornée de verroteries et de cabochons en corail, ses animaux réels, cheval, bœuf, cerf, sanglier, oiseaux, ses monstres héraldiques et stylisés, ses entrelacs, ses rosaces, ses dessins géométriques de la plus exubérante fantaisie : tout cela, disons-nous, se rencontre, à la Fois, à l'époque gauloise et à l'époque mérovingienne, sur les bords du Rhin comme au mont Beuvray, à Bordeaux, au cœur de l'Auvergne ou en Armorique, à côté des imitations des modèles classiques[69]. Il y a une tradition d'art et d'ateliers ininterrompue, depuis l'époque de l'indépendance gauloise jusqu'à l'époque romane, et elle s'étend à toutes les provinces de la Gaule de l'est, sans que les invasions germaniques l'aient modifiée ou aient exercé sur elle la moindre influence. L'art rhénan, si florissant à l'époque carolingienne et médiévale, — nous le constaterons plus tard, — se rattache donc, en droite ligne et sans solution de continuité, à l'art gaulois, tout en subissant alors l'influence byzantine.

A l'époque impériale romaine, c'est naturellement l'influence gréco-romaine qui se fait sentir de diverses manières : tantôt, intervention d'artistes venus de l'Italie, qui exécutent des statues, des bas-reliefs, des mosaïques pareils à ceux des grands centres méditerranéens ; tantôt, copies trop souvent incorrectes et sans esprit, de motifs gréco-romains, par des artistes locaux. Ces dernières œuvres, les seules que nous ayons à envisager ici, se distinguent sans exception par les caractères suivants : sécheresse, raideur, absence de proportions, de vie, de sentiment, réalisme impuissant dans le rendu des traits du visage, surcharge de mauvais goût dans les ornements. Ces traits sont les mêmes sur les stèles de Metz, de Trèves, de Mayence, de Saverne que sur celles de Reims, de Langres, de Sens ou d'Autun. Impossible de signaler une particularité qui différencierait la région rhénane du reste de la Gaule.

Tandis que les ruines des édifices et des remparts, toujours debout malgré les injures des siècles et des Barbares, donnent au visiteur une idée de la splendeur et de l'activité des villes gallo-romaines, les musées renferment surtout des débris qui se rapportent à la vie extérieure ou privée des individus et des familles. Ce sont, par exemple, des restes du mobilier gallo-romain, tables, sièges et lits de toutes formes, ornés de décorations sculpturales en métal, fabriquées par surmoulage, figures de sphinx, de griffons, de lions, d'aigles, d'autres animaux ; décoration en enroulements et entrelacs ; trépieds, réchauds, ustensiles de cuisine en bronze ; coupes en terre cuites et en verre, parfois d'une élégance délicieuse et d'une extrême sveltesse, seaux, outres pour l'huile et le vin, candélabres et lampadaires ; tout cela orné de figures humaines, de têtes ou de pieds d'animaux, de ciselures, de palmettes et d'enroulements élégants, d'anses et de manches qui toujours, à l'imitation des œuvrés gréco-romaines, fournissent le prétexte de jolis motifs décoratifs et qui portent souvent, en estampille, la marque du fabricant. Et par la surabondance des trouvailles, on constate que les pays rhénans possédaient des fabriques aussi nombreuses que l'Italie ou la vallée du Rhône. Il y avait des modeleurs, des potiers, des fondeurs, des tourneurs, des ciseleurs, des ferblantiers, des verriers, des argentiers, des doreurs dans toutes les villes, qui copiaient, par estampage ou autrement, les beaux modèles que le commerce de grand luxe apportait d'Italie, de Rome, de Naples, de Pompéi, ou même d'Orient, surtout d'Alexandrie.

Car, le mouvement des affaires et des armées faisait affluer sur les bords du Rhin, incessamment, les produits de l'industrie des provinces même les plus éloignées. Les admirables vases d'argent du trésor de Hildesheim, — dits l'argenterie de Varus, — ont probablement été fabriqués à Alexandrie d'Égypte ou tout au moins dans un centre de production artistique comme Naples et Pompéi. De nombreuses statuettes égyptiennes, syriennes, égyptisantes, ont été trouvées dans les vallées du Rhin, de la Moselle,

de la Meuse, aussi bien que dans la vallée du Rhône ou à Dax et à Bordeaux. Ces figures d'Isis, de Sérapis, d'Horus affirment les relations de la Gaule rhénane avec l'Orient. On y a recueilli aussi des monuments du culte de Mithra, comme dans les autres provinces de la Gaule.

L'art industriel de la Gaule rhénane sort pourtant de l'imitation et de la banalité dans les produits si abondants de sa céramique et de sa verrerie. Il y avait à Rheinzabern (Tabernæ, près Saletio) des ateliers de céramique où l'on fabriquait des poteries rouges vernissées, avec sujets moulés en relief, que le commerce répandait dans toute la Gaule de l'est. Cette décoration n'est pas sans élégance, bien que les vases soient de forme lourde et trapue. En revanche, des vases de verre, trouvés à Strasbourg, à Cologne et sur d'autres points de la frontière, sont si gracieux de sveltesse, dénotent une telle adresse de fabrication qu'ils ont atteint la célébrité et conquis une place dans l'histoire générale de l'art.

Le luxe des lampes destinées à éclairer les appartements paraît avoir été particulièrement développé dans les pays rhénans, si l'on s'en rapporte aux collections des musées de cette région. Il y en a en terre cuite et de toutes formes, en surabondance. D'aucunes sont ornées de figures divines, portées sur des piédestaux, en fûts de colonnes, en tronc d'arbre. Tels de ces lampadaires sont imités aujourd'hui dans l'industrie moderne. Les ruines de Pompéi n'en ont pas fourni de plus beaux que plusieurs de ceux qu'on voit au musée de Mayence, mais ceux-ci sont peut-être de fabrique pompéienne.

Les objets de toilette féminine, trouvés en si grande abondance dans les tombeaux de la région du Rhin, pixides d'ivoire, miroirs métalliques, broches, épingles-dont la tête est artistement décorée d'une figurine, peignes en ivoire ou en buis, broches ornées d'incrustations d'argent ou de pierres fines : tous ces objets, importés d'Italie ou fabriqués sur place, sont les témoins du luxe de la parure féminine à Trèves, à Mayence, à Cologne. Il faut en dire autant des ceinturons, des bracelets, des bagues, des pendants d'oreilles ou de cou, des chaînettes en or, enrichies d'émeraudes, de saphirs, de grenats, d'améthystes, de corail, quelquefois d'ambre ; des pendentifs et des fibules, souvent ornés de camées qui représentent des têtes de Méduse, des portraits, des sujets mythologiques, d'un travail fort médiocre, à l'exception de ceux qui venaient d'Italie, comme l'admirable camée d'Auguste trouvé dans une tombe de Tirlemont.

Le seul recueil descriptif des bagues romaines ou gallo-romaines recueillies dans les fouilles archéologiques du pays rhénan, monte à un chiffre de plusieurs milliers[70]. Elles sont en or, en argent ou en bronze, le chaton souvent orné d'une gemme gravée qui servait de cachet. Il en est de très élégantes, dont le jonc a la forme d'un serpent enroulé, la monture du chaton munie d'oreillettes ajourées ou émaillées. La gemme enchâssée au chaton représente un sujet mythologique, un portrait, un animal, un monogramme, une inscription amoureuse, un souhait de bonheur. Voyons en tout cela la manifestation du goût et la recherche de l'élégance, témoins avérés du bien-être et du luxe privé dans le pays rhénan, mais les plus belles œuvres ne sont pas de fabrication gallo-romaine.

Nous ne dirons rien des vitrines où sont rangés des instruments analogues à ceux qu'on voit partout, couteaux, ciseaux, limes, compas, poinçons, instruments de chirurgie, stylets pour écrire, strigiles pour les bains, vases de bronze et de terre cuite dont la panse est décorée de scènes en relief, objets culinaires ou de tous métiers. Dans les musées rhénans surabondent les armes, ce qui se conçoit aisément : casques, cuirasses, arcs, torques, jambières, fers de lances, javelots, balles de frondes, ceinturons, glaives, débris des aigles et des enseignes, harnachement des chevaux, équipement des cavaliers, débris des chars et des machines de guerre, décorations des soldats. Tout cela nous inspire la même remarque ; dans cet immense arsenal des guerres d'autrefois, on ne trouve rien qui soit de fabrication germanique. Encore une fois, comme les sauvages des continents nouveaux, et à l'encontre des Gaulois et des Scandinaves, les Germains n'ont rien fabriqué, ils n'avaient ni art ni industrie dignes de ce nom.

 

 

 



[1] TACITE, Germania, I, 15.

[2] CICÉRON, In Pisonem, XXXII, 81.

[3] Ceterum Germanos immanissimos gentium. FLORUS, III, 10, 2.

[4] Germaniæ gentes dictæ, quod sint immania corpora, immanesque nationes. ISID. HISP., 9. Orig., 2, 97.

[5] AMMIEN MARCELLIN, XV, 12.

[6] Voici le portrait qu'Isidore de Séville, au VIIe siècle, fait des Germains : Mores ex ipso cœli rigore truxerunt, ferocis animi et semper indomiti, raptu venatuque viventes. Horum plurirnæ gentes variæ arrnis, discolores habitu, linguis dissona et origine vocabulorum incerta, ut Tolosates, Angrivarii, Quadi, Tungrii, Marcomanni, Bructerii, Chamavi, Vangiones, Tubantes quorum immanitas barbariæ etiam in ipsis vocabulis horrorem quemdarn significat. (ISID. HISPAL., 9. Orig., 2, 97).

[7] TACITE, Germania, 5.

[8] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 23.

[9] FLORUS, Hist. rom., IV, 12.

[10] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 5 ; IV, 9 à 13.

[11] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 12 et 13.

[12] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 13.

[13] STRABON, VII, 1, 4.

[14] TACITE, Hist., IV, 79.

[15] AMMIEN MARCELLIN, XXVII, 10, 5.

[16] AMMIEN MARCELLIN, XVII, 1.

[17] Appréciation de FUSTEL DE COULANGES, Histoire des Institutions, t. II, p. 328.

[18] CÉSAR, Bell. Gall., VIII, 24.

[19] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 30.

[20] STRABON, IV, 4, 3.

[21] MOMMSEN, Hist. rom., trad. Cagnat et Toutain, t. IX, p. 135.

[22] TACITE, Hist., IV, 34.

[23] Agros villasque Civilis intactos sinebat. TACITE, Hist., V, 23.

[24] BODEWIG, dans la Westdeut. Zeitschrift, 1900, p. 1 et suivantes ; A. GRENIER, Habitations gauloises et villas dans la cité des Médiomatrices, p. 113.

[25] SUÉTONE, Caligula, 8.

[26] WILBOIS, Devoir et durée, p. 78.

[27] WILBOIS, Devoir et durée, p. 70.

[28] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 1 ; VI, 21, 22.

[29] PLINE, Hist. nat., XXXVIII, 133.

[30] TACITE, Germ., 22.

[31] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 2.

[32] TACITE, Germ., 22.

[33] TACITE, Germania, I, 26.

[34] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 22.

[35] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 1.

[36] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 19 ; VI, 21.

[37] TACITE, Germania, I, 16.

[38] TACITE, Germania, I, 16.

[39] La statistique de 1914 compte en Allemagne vingt-deux millions de porcs.

[40] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 1 ; TACITE, Germania, 17.

[41] CÉSAR, Bell. Gall., I, 36.

[42] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 19.

[43] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. IV, p. 249 et suivantes.

[44] CÉSAR, Bell. Gall., II, 28.

[45] TACITE, Hist., V, 19.

[46] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 15.

[47] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. IV, p. 271.

[48] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. IV, p. 264.

[49] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, p. 275.

[50] TACITE, Hist., IV, 65.

[51] Voyez les sources dans JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. IV, p. 290.

[52] JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. IV, p. 306.

[53] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 135

[54] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, p. 118.

[55] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 18 ; C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, p. 119.

[56] STRABON, IV, 4, 3 ; cf. Bull. de la Soc. des Antiq. de France, 1888, p. 119 ; Revue archéol., 1890, I, p. 159.

[57] S. REINACH, Cat. du Musée de Saint-Germain-en-Laye, t. II, p. 158 et 180 et suivantes.

[58] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, pp. 130, 151, 371.

[59] Real-Encyclop., art. Borvo.

[60] ARISTOTE, Polit., VII, 15 (17), 2, p. 1336 a.

[61] PROPERCE, V, 10, 41. Sur le Rhin, dieu gaulois, voyez C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 450, n° 4 ; t. II, p. 132 et le Rhin gaulois, p. 14.

[62] La liste des trouvailles des statuettes et monuments d'Epona a été dressée par S. REINACH, Revue archéologique, 1895.

[63] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, p. 142.

[64] TACITE, Annales, I, 50.

[65] TACITE, Annales, II, 62.

[66] TACITE, Germ., I, 21 et 24.

[67] TACITE, Germ., 15.

[68] TACITE, Germ., 5.

[69] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, p. 328.

[70] FR. HENKEL, Die römischen Fingerringe der Rheinlande, 2 vol. in-4°, Berlin, 1913.