I AUGUSTE ET DRUSUS.On a vu que des chefs ambitieux chez les Arvernes, les Éduens, même les Bellovaques et les Helvètes, avaient rêvé, vers le temps où parut César, de rétablir le vieil empire des Gaules, en exploitant les souvenirs de l'unité et de la grandeur d'autrefois. Le dernier et le plus illustre d'entre eux, Vercingétorix, échoua dans cette entreprise de restauration nationale. Mais l'idée et la tradition n'en pouvaient périr. Loin de chercher à les étouffer, les Romains comprirent qu'ils devaient en faire le levier de leur domination. Jules César n'eut garde de chercher à détruire l'unité gauloise ; il la consolida au bénéfice de Rome, et les Gaulois, séduits par la culture romaine, ne cessèrent de reconnaître dans les légions le rempart de la Gaule contre l'invasion germanique. Ils acceptèrent, sans trop murmurer, l'hégémonie romaine, libérale, bienfaisante et civilisatrice, garantie d'une paix et d'une stabilité que l'indépendance politique ne leur eut sans doute pas donnée. Qui pourrait prétendre que si l'unité gauloise n'eut pas préexisté à la conquête romaine, César l'eut créée après ses victoires ? c'eut été la plus grave des fautes politiques. Mais il respecta la fédération nationale des Gaulois pour se les concilier. César la consacra en groupant sous son gouvernement, à la fois l'ancienne Province ou Narbonnaise depuis longtemps romanisée, et la Gaule chevelue (Gallia comata), nom donné aux trois Gaules qu'il avait conquises, la Celtique, la Belgique et l'Aquitaine. Il respecta les institutions et les usages des peuples gaulois ainsi que leurs divisions politiques. Les petits États, qu'il appelle des cités (civitates), que séparent souvent les uns des autres des accidents du sol, forêts, montagnes, rivières, ont chacun une capitale ; ils sont subdivisés en cantons (pagi) et ces cantons en bourgs ruraux (vici). Il y avait, en outre, les châteaux-forts (castella) ; de vastes enceintes (oppida) entourées de murs, de levés de terre et de fossés, où campaient les soldats et qui continuaient, comme autrefois, à servir de refuge à la population, en cas d'attaque : ces oppida dont la construction remonte souvent à l'époque de l'indépendance, sont les fameux camps de César si répandus en Gaule. Cette organisation politique est celle-là même de la période antérieure : rappelons-nous la civitas des Helvètes partagée en quatre dans devenus des pagi et 400 vici. De tous les oppida gaulois des pays rhénans, les plus imposants, par leur étendue et leurs ruines, sont à coup sûr, ceux de la forêt de Dabo, celui du Drachenfels entre Kaiserslautern et Neustadt, et surtout celui du mont Sainte-Odile, à quelques lieues de Schlestadt. Dans l'immense enceinte de ces camps retranchés dont l'exploration archéologique a été entreprise en ces derniers temps, on n'a découvert que des murs et des débris gaulois ; des savants allemands y ont vainement cherché quelque chose de germanique. Enfin, chez les Séquanes, les Médiomatrices et les Trévires, les exploitations rurales isolées (ædificia) devenant chaque jour plus prospères, se transformaient en ces villas gallo-romaines dont les vastes substructions, exhumées aujourd'hui, étonnent par le luxe et le confort qu'elles laissent soupçonner. Ce respect des traditions gauloises par les Romains, a été justement remarqué. Rome, dirons-nous après Fustel de Coulanges[1], n'a jamais pratiqué vis-à-vis des peuples qu'elle a. incorporés à son empire, et en particulier vis-à-vis des Gaulois, la politique persécutrice, si chère aux Allemands de nos jours, qu'on appelle la politique d'assimilation forcée. Tandis qu'on voit, dit Fustel de Coulanges, dans les sociétés modernes, les conquérants employer toute leur habileté à s'assimiler les vaincus, et les vaincus, de leur côté, repousser aussi longtemps qu'ils peuvent l'union avec les vainqueurs, c'était le contraire dans l'antiquité. Ceux qui supposent que Rome eut la pensée et la conception nette de faire entrer dans son sein les peuples soumis, lui attribuent une idée assez moderne et qu'elle n'eut pas. Ce furent bien plutôt les peuples soumis qui travaillèrent à entrer dans la cité romaine. Rome ne fit que se prêter au désir des peuples. Elle ne s'y prêta même que par degrés et lentement. L'effort, en tout cela, vint des peuples, et non pas de Rome. Ce ne fut pas Rome qui eut pour politique de fondre les Gaulois avec elle ; ce furent les Gaulois qui aspirèrent et qui tendirent de toutes leurs forces à s'unir à ceux qui les avaient conquis. La France, sous ce point de vue, n'a jamais suivi une autre politique que celle de Rome : toute son histoire le proclame. La politique contraire n'apporte aux conquérants qui la pratiquent, que déboires. Est-il besoin de rappeler à la mémoire les mécomptes de l'Espagne dans les Pays-Bas, de l'Autriche et de la Prusse en Pologne et dans les régions habitées par les Slaves du Sud ? Pour ce qui est de l'Alsace-Lorraine les journaux d'aujourd'hui (26 septembre 1915) nous apprennent qu'une ordonnance de l'empereur Guillaume II vient de remplacer les noms français de 250 communes par des noms allemands. Ce sera là un des derniers actes de germanisation par contrainte que, pour sa suprême honte, aura commis le gouvernement allemand. Sous le protectorat romain, la Gaule reine et déesse est personnifiée dans l'art comme la Patrie des populations qui couvrent tout le pays, depuis le Rhin jusqu'à l'Océan et aux Pyrénées. A Lyon (Lugdunum), capitale nouvelle de la Gaule, fut érigé l'autel gigantesque de Rome et d'Auguste (ara Romæ et Augusti) ; on y grava les noms de toutes les civitates de la Gaule. Cet autel, double symbole de l'unité gauloise et de la fidélité envers Rome et l'Empereur, fut desservi par un pontife national, choisi annuellement, à tour de rôle, dans chacune des cités. Nous connaissons, entre autres, un Belge, appelé Nervius, et un Séquane qui furent investis de cette haute dignité. Là, se rassemblait périodiquement le Conseil de toute la Gaule (concilium totius Galliæ). Sans doute, ces fêtes et ces jeux nationaux étaient présidés par des personnages qui, désormais, n'avaient guère que des titres honorifiques et protocolaires ; on y discutait des questions financières et administratives dont l'intérêt était plus apparent que réel, et d'où la politique, d'ailleurs, était soigneusement bannie par les Romains. Ce concilium, espèce de Conseil des Notables, n'était que l'ombre de ce qu'il avait été sous la direction des Druides, au temps de l'indépendance, quand il était comparable aux panégyries grecques. Néanmoins, la survivance de cette vieille institution nationale, toute illusoire qu'elle fût, consacrait, sous le patronage et la surveillance de Rome, l'unité politique et morale de la Gaule, depuis les Pyrénées et l'Océan jusqu'au Rhin et à la mer du Nord. Au début, à partir de l'an 12 avant J.-C. jusqu'à l'époque de Néron, ces assises nationales de Lyon donnèrent lieu, comme jadis les réunions amphictyoniques des Grecs, à la frappe de monnaies qui portent la légende Romæ et Augusti ; on y voit cet autel fameux de Rome et d'Auguste qui dominait le confluent de la Saône et du Rhône et qui était entouré des statues colossales des soixante cités de la Gaule. Mieux que toute autre province, la Gaule prend la culture romaine, s'y adapte et en bénéficie. Voyez cette Gaule, s'écrie Marc Antoine, au lendemain de la mort de César ; aujourd'hui elle a déjà la même culture que l'Italie. Mais la Gaule demande en retour, à Rome, de la protéger contre les Barbares d'outre-Rhin. Aussi, les Romains, en Gaule, n'auront jamais qu'une politique et un but, garder la frontière du Rhin ; dès que les empereurs se montreront inhabiles ou impuissants à réaliser cette lourde tâche et à protéger efficacement la Gaule, celle-ci se détachera de l'Empire et voudra reprendre la libre disposition de ses destinées, sans toutefois rien répudier de la culture romaine. Tel est, au fond, derrière les ambitions personnelles, le sens vrai de la plupart des révoltes de chefs d'armées dans la Gaule. La contrée qui continuera à subir les perpétuels assauts de la Barbarie, et que sa position géographique prédestinait à cette lutte éternelle, la Gaule Belgique, s'étendait alors depuis le lac de Constance jusqu'à l'embouchure du Rhin, et depuis cette embouchure jusqu'à celle de la Seine. Du côté de la Celtique qu'on commence à appeler Lyonnaise, le cours de la Marne, le plateau de Langres et, au delà des Séquanes, la chaîne du Jura, en étaient les bornes imprécises. La capitale romaine de la Belgique fut Reims (Durocortorum Remorum), et l'on a vu que ces Rèmes, bien que d'origine belge, étaient, à l'époque de l'indépendance, dans la clientèle des Carnutes de la Celtique. Pline englobe dans la Belgique les Helvètes, les Séquanes, les Lingons, tandis que ces peuples sont plus ordinairement rangés dans la Celtique[2]. Dans les Tables de Ptolémée, les Rauraques sont devenus une civitas, qui descend le long du Rhin jusqu'à Argentovaria (près Colmar). Ces incertitudes et ces changements attestent que les différences ethniques entre la Gaule Celtique et la Gaule Belgique, qu'ont voulu imaginer certains auteurs, n'existaient que théoriquement, dans le lointain, depuis longtemps oublié, des migrations. Les Gaulois de la Celtique et de la Belgique, dit Strabon, ont tous un type de physionomie uniforme, le vrai type gaulois ; ils ne se distinguent les uns des autres que parce qu'ils ne parlent pas tous leur langue absolument de même ; ils se servent de plusieurs dialectes ayant entre eux de légères différences, lesquelles se retrouvent aussi dans la forme de leurs gouvernements et dans leur manière de vivre. L'habitat, avec les variétés de son sol, de son climat, de ses cultures, entretenait ces particularités provinciales qui existent encore de nos jours. Quelques mois avant sa mort (44 avant J.-C.), César confia le gouvernement de la Gaule Belgique à son lieutenant Aulus Hirtius, qui avait eu la part la plus active à la conquête. Bien que les événements d'Italie aient empêché Hirtius de prendre possession de sa charge, des monnaies de bronze, imitées des deniers de César à l'éléphant, portent son nom ; on les rencontre surtout dans les pays des Trévires et des Médiomatrices où elles paraissent avoir été frappées. Puis, les Trévires ont imité ces monnaies, en substituant au nom d'Hirtius les noms gaulois de Coriarcos, Inecriturix, Athediac (le chef Atisios ?), inscrits en lettres latines mélangées de quelques caractères grecs. Ces monuments numismatiques sont les premiers témoins bien datés de la romanisation de la Gaule rhénane. Tout de suite après la mort de César, des chefs ou des magistrats gaulois des pays voisins du Rhin se font les auxiliaires empressés des propréteurs romains, sont heureux et fiers d'être encadrés dans l'administration romaine. A cette même région de la Gaule, appartiennent les monnaies si répandues, à l'effigie d'Auguste, qui portent le nom d'un semi-gaulois des pays rhénans : Germanus, Indutilli libertus. L'affranchi du gaulois Indutillus s'appelle Germanus, à l'époque où les Romains commencent à englober sous le nom de Germani les Barbares d'outre-Rhin, et, circonstance unique dans l'histoire de la monnaie antique, cet affranchi, un indigène de marque, est investi de l'honneur de signer la monnaie. Pour barrer la route aux Germains, il fallut songer à fortifier le Rhin. Les Romains s'y prirent de trois façons : ils construisirent des forteresses, ils établirent des garnisons permanentes, ils fondèrent dans la région frontière des colonies de vétérans. Le premier pays à préserver était le bassin de l'Aar, le chemin battu de tant d'invasions, parce qu'il conduit de la trouée de Belfort et de la haute Alsace aux sources du Rhin et du Danube. La cité des Helvètes, restaurée après l'aventure dont ils furent si cruellement châtiés, eut pour capitale Aventicum (Avenches) ; des villes nombreuses s'y développent, parmi lesquelles, dans la région rhénane, Turicum (Zurich), Vitudurum (Winterthur), Vindonissa (Windisch) et la colonia Rauraca (Augst), près Bâle. Des garnisons imposantes eurent leur stationnement fixe dans la contrée, qui fut sillonnée de grandes routes, les unes traversant les cols des Alpes, les autres-gagnant les vallées du Rhin et du Rhône. Errantes sur la rive droite du Rhin, les hordes suéviques étaient restées un danger permanent pour les terres de l'empire : il fallait les détruire. Pour en venir à bout, on dut organiser des expéditions de pénétration dans leurs forêts et établir dans des camps retranchés les garnisons chargées de les pourchasser. Agrippa, gouverneur des Gaules à partir de l'an 39 avant J.-C., inaugure la longue suite des campagnes des Romains sur la rive droite du Rhin. Dès l'an 38, Agrippa, appelé par les Ubiens, passe le fleuve à l'endroit où César l'avait franchi la première fois ; les Suèves s'évanouissent dans leurs forêts. Pour prévenir un retour offensif de leur part, Agrippa fait construire un oppidum sur la rive gauche, à l'endroit où les Ubiens avaient mis à l'abri leur autel national. Dans les années suivantes, la chasse aux Barbares recommence. En l'an 30 avant notre ère, ce sont encore les Suèves qui, cette fois, se répandent jusque dans le pays des Morins et auxquels Carrinas inflige une vigoureuse correction. En 29, les Germains favorisent, chez les Trévires, une tentative de prise d'armes que réprime Nonius Gallus. Il devient nécessaire de garnir de troupes permanentes tout le cours du Rhin, d'armer une flottille de guerre, de construire des redoutes partout où la traversée semble possible. Ainsi commença à se constituer sur le grand fleuve, en front sur le monde barbare, une zone militaire qui se hérisse de blockhaus, de camps retranchés et de forteresses bientôt reliées entre elles par un vallum et un rempart indiscontinu. Puis, sous la pression des Barbares, il fallut augmenter le nombre des légions qui gardaient la ligne frontière ; on dédoubla le commandement des forces militaires cantonnées depuis Augusta Rauracoram (Augst) jusqu'à l'île des Bataves et aux polders des Caninéfates et des Frisons. Dans les premières années qui suivent l'organisation de l'empire, en 27 avant J.-C., la paix règne sur le pays rhénan, bienfait qu'il n'avait pour ainsi dire jamais connu. Pour cette époque, les annalistes anciens ne rapportent guère qu'une opération de police dont fut chargé M. Vinicius : des Germains avaient détroussé et assassiné des marchands romains et gaulois qui s'étaient risqués sur la rive droite du Rhin ; ils avaient surpris la légion qui les protégeait et lui avaient enlevé son aigle. Mais dès l'an 19 avant J.-C., les brigandages germains reprennent leur cours. Agrippa rejette hors de la rive gauche les agressions des Suèves et des Sicambres et il les astreint à un tribut annuel ; en l'an 16, les Sicambres, secondés par les Usipètes et les Tenctères, refusent l'impôt et massacrent les vingt centurions que le légat M. Lollius avait commis pour le percevoir. Les Romains, dès le temps d'Auguste, commencent à trouver odieux ces Germains insaisissables et sans foi ni loi. On les chasse, on les réduit en captivité, on les tue, on croit qu'il n'en reste plus, il en revient sans cesse : Germania
quos horrifia parturit fœtus dit Horace (Odes, IV, 4), la monstrueuse Germanie en enfante toujours. L'organisation de la zone frontière où opéraient les légions entraîna la création de deux provinces nouvelles : la Germanie supérieure, comprenant toute la frontière, depuis Augst jusqu'au coude de Mayence : cette dernière ville, l'éperon avancé de la Gaule, fut la résidence du gouverneur ; l'autre province fut la Germanie inférieure, depuis Bingium (Bingen) jusqu'à l'Océan ; la capitale en fut l'oppidum des Ubiens ou Ara Ubiorum, qui allait bientôt devenir la grande colonie romaine de Cologne. Ces deux provinces militaires furent placées, comme les autres, sous l'autorité suprême du gouverneur des tres Galliæ. Chacune d'elles eut à sa tête un légat de l'Empereur qui avait sous ses ordres huit légions (48.000 hommes), sans compter les corps auxiliaires de Gaulois et de Germains qui doublaient ces forces imposantes. Le cantonnement de ces nombreuses troupes, le mouvement et l'activité qu'il entraînait, les colonies de vétérans, le croisement incessant des marchands sur les routes qui venaient d'Italie, de Lyon, des autres contrées de la Gaule, la batellerie du Rhin : tout cela fit du pays rhénan la région gauloise où la romanisation s'accomplit la plus rapide et la plus profonde. Les deux provinces militaires furent comme le prolongement de la Province romaine et de l'Italie. Les Romains y créèrent de nombreuses stations qui, pour la plupart, devinrent des villes importantes ; d'aucunes remontaient déjà à l'époque antérieure, comme l'attestent leurs noms gaulois ; nous le ferons ressortir dans un chapitre spécial. Qu'il suffise de rappeler ici, dans la Germanie supérieure, les noms gaulois romanisés de Vindonissa (Windisch), Argentoratum (Strasbourg), Brocomagus (Brumath), Noviomagus (Spire), Borbitomagus (Worms), Mogontiacum (Mayence) ; et dans la Germanie inférieure, Baudobriga (Boppart), Antunnacum (Andernach), Rigomagus (Remagen), Durnomagus (Dormagen), Marcomagus (Marmagen), Noviomagus (Nimègue), Lugdunum Batavorum (Leyde) et cinquante autres noms gaulois qu'on rencontre pêle-mêle avec des noms purement romains. De ces appellations de Germanie supérieure et de Germanie inférieure données à ces confins militaires, des polémistes contemporains ont tiré, à la légère, des conclusions qui ne sauraient être introduites dans l'histoire. Ces provinces que les Romains rattachaient à la Gaule Belgique, étaient évidemment, en raison de leur voisinage, plus que d'autres, imprégnées d'éléments germaniques, le bas-fond de la société ; de même, la Gaule aquitanique avait un élément ibérique considérable ; mais l'élément germanique n'avait fait que s'adjoindre et se mêler à l'élément gaulois originaire ; si bien que ces deux provinces de semi-Galli eurent une population mixte foncièrement hostile aux Germains d'outre-Rhin ; c'est là ce que démontre toute leur histoire. Comme les noms de lieux, tous les noms d'hommes sont gallo-romains. Si quelque originalité les distingue des autres civitates de la Gaule de l'Est, c'est bien, non point leur germanisation, mais leur romanisation. La civilisation gallo-romaine y domine d'une manière absolue et sans partage. L'archéologie et la linguistique le prouvent : les divers éléments ethniques dont leur population est formée y sont si bien amalgamés et fusionnés que ces deux provinces sont plus romanisées que bien d'autres provinces de la Gaule. L'appellation de Germanies qui leur est donnée administrativement par les Romains, est donc loin d'avoir la portée ethnique qu'on a voulu lui attribuer[3]. Il ne faut pas oublier, au surplus, comme le fait remarquer Mommsen, qu'au moment où ces deux provinces furent créées, les armées romaines occupaient la rive droite du Rhin et caressaient l'espoir de conquérir la Germanie jusqu'à l'Elbe : tout le pays ainsi occupé à l'est du Rhin était alors compris dans les deux nouvelles provinces de Germanie[4]. De même, dit encore Mommsen, la province de Dacie fut à l'origine transdanubienne ; elle devint, par suite des événements, cisdanubienne, et elle garda son nom de Dacie, bien qu'il n'y eut en deçà du Danube que les Daces admis par les Romains dans l'Empire. Est-ce que, ajouterons-nous, la province romaine de Scythie, formée sous Dioclétien au sud des bouches du Danube, ne tire pas son nom de ce qu'elle avait pour mission militaire de barrer la route aux incursions des Scythes qu'on refoulait au nord du fleuve ? Dans les divisions administratives romaines du IVe siècle, on constate que Le Puy, Poitiers, etc., sont comprises dans les Aquitaines. Ira-t-on conclure de là que la population de ces villes était ibérique ? Le nom de Celtique donné à l'une des trois parties de la Gaule chevelue, n'implique nullement qu'il n'y avait pas de Celtes dans les deux autres. Cette appellation administrative de l'époque romaine n'a de commun que le nom, avec l'immense étendue de pays sur laquelle la race celtique s'est répandue dès l'aurore des temps historiques. Tout ce qu'on peut prétendre c'est que la race gauloise, dans la Celtique, était depuis plus longtemps sédentaire et attachée au sol, et qu'elle s'y trouvait peut-être moins mélangée de sang germanique que dans la Belgique et les provinces cisrhénanes. Il est donc bien démontré que les appellations administratives de Germanie supérieure et de Germanie inférieure n'ont pas de valeur ethnique. Que dis-je ? ces contrées n'ont-elles pas formé en grande partie, depuis 1815, ce qu'on a appelé Prusse rhénane et Bavière rhénane, bien qu'il n'y eut, en dehors du personnel administratif, pas plus de Prussiens et de Bavarois qu'il n'y eut d'Espagnols dans les Pays-Bas dits espagnols depuis le XVIe siècle. Après la mort d'Agrippa, en 12 avant J.-C., de nouvelles incursions des Germains rendirent nécessaire une grande expédition sur la rive droite du Rhin. Auguste mit à la tête de l'entreprise son beau-fils, Néron Claudius Drusus, que les historiens présentent comme un prince accompli. Son armée fut composée par moitié de légions romaines et d'auxiliaires gaulois. A ceux-ci l'on présenta l'expédition comme la revanche des Gaulois contre les invasions des Suèves. Rome se prétendait toujours la libératrice et le rempart de la Gaule contre la barbarie. Drusus, averti par les échecs successifs de César et d'Agrippa, n'eut garde de s'engager tout de suite dans les forêts tourbeuses d'outre-Rhin. Il voulut d'abord les tourner par mer, à l'aide de la flottille fluviale que les Romains avaient déjà organisée dans la partie inférieure du fleuve. Il partit de l'île des Bataves, longea la côte frisonne jusqu'à l'embouchure du Weser et installa des postes fortifiés dans le pays des Frisons. Ces précautions prises, il rentra en Gaule. L'année suivante, de cette base maritime les bateaux qui portaient son armée remontèrent la Lippe. On arriva ainsi chez les Sicambres et les Chérusques. L'expédition déblaya tout le pays jusqu'au cours du Weser, mais n'alla pas plus avant. Les légions s'en retournèrent sur le Rhin par le pays des Cattes, non sans avoir installé sur la Lippe des camps fortifiés. Drusus bâtit plus de cinquante castella le long du Rhin, en particulier sur le mont Taunus. Le vaste camp retranché dont on voit les ruines à Saalburg, non loin de Horbourg, parait représenter l'Arctaunon (arx Tauni) mentionné par Ptolémée et dont les premières fortifications remontaient à Drusus et à Germanicus. Drusus fit construire des ponts à Bonn et à Gelduba (Gellep) près de Wesel[5]. Une flottille fut chargée de protéger tous ces ouvrages et de relier les unes aux autres les garnisons qui y stationnaient. Dans les années suivantes, le général romain, de plus en plus hardi, retourna sur le Weser et poussa une pointe jusqu'à l'Elbe, au cœur de la Germanie. Mais voilà que soudain, en revenant de cette région où couve la fièvre paludéenne, Drusus rencontra, dans la nuit de la forêt, une sorcière germaine qui lui prédit qu'il ne pénétrerait pas plus loin en Germanie. Peu après, Drusus mourut d'une chute de cheval, non loin de Mayence d'après les uns, suivant d'autres aux environs d'Aliso sur la Lippe (Elsen, près de Paderborn), castellum qu'il venait de faire bâtir. Drusus avait trente ans (9 avant J.-C.). Vers le temps où se produisit ce douloureux accident, on avait vu des loups rôder autour du camp des Romains, des ombres chevaucher sur les retranchements, des étoiles errer dans l'espace[6]. Alors, à Mayence, au point central de la frontière rhénane, en face de la Germanie qu'il avait éventrée, on éleva, à la mémoire de ce prudent et glorieux guerrier, un somptueux cénotaphe où il fut, pendant des siècles, honoré comme un héros divin par les Romains et par les Gaulois. Le Sénat ordonna d'ériger en son honneur, sur la voie Appienne, un arc de triomphe orné de trophées germaniques ; on l'honora du titre de Germanicus, nom que ses descendants reçurent l'autorisation de se transmettre de génération en génération, comme un titre de noblesse. Enfin, des monnaies furent frappées à l'effigie du premier conquérant de la Germanie, avec l'inscription De Germanis. II LE CHERUSQUE ARMINIUS. - TIBÈRE ET GERMANICUS.Drusus était mort en pleine gloire ; son successeur se montra digne de lui : ce fut Tibère, son frère, qu'Auguste plaça en l'an 9 avant notre ère, à la tête des légions du Rhin, veuves de leur général. Dès l'année suivante, Tibère parcourt la rive droite du fleuve et obtient la soumission renouvelée des Sicambres, dont le chef s'appelait Mélon ; seulement, il consentit à laisser 40.000 Sicambres s'installer sur la rive gauche, le rêve éternel des Germains[7]. On cantonna les Barbares dans les clairières de la forêt des Ardennes et les marécages du nord, où ils se trouvèrent mieux encore que dans leur pays d'origine. C'est ainsi qu'auparavant déjà, on avait assigné des emplacements fixes aux Triboques, aux Némètes et aux Vangions, dans les forêts et les basses terres des Médiomatrices et des Trévires. En l'an 7 avant J.-C., il y eut une action combinée entre Tibère, commandant des armées du Rhin, et L. Domitius Ahenobarbus, légat en Illyrie. Ce dernier s'avança avec ses légions vers les sources du Danube et du Rhin, et Tibère dut remonter de Mayence jusqu'au lac de Constance. Cette expédition se termina par la permission accordée à des tribus d'Hermondures de s'installer à la lisière de la forêt Hercynienne, dans les vallées du haut Danube. Tout de suite, ces barbares qui venaient des plaines marécageuses du nord de la Germanie, enchantés de la place qui leur était concédée dans des terres saines et ensoleillées, devinrent les meilleurs auxiliaires des Romains pour leur commerce avec les pays du nord : on leur avait confié le croisement des routes qui, partant d'Aquilée, traversaient le Norique et gagnaient, l'une par la Rhétie, le lac de Constance et le Rhin, l'autre la vallée de l'Elbe en Bohème. Sur le cours du Danube, dit Tacite, les peuples les plus proches de nous sont les Hermondures, fidèles aux Romains, et pour cette fidélité, les seuls de tous les Germains qui aient le droit de commercer avec nous, non seulement sur la rive du fleuve, mais encore dans l'intérieur de la Germanie et dans la colonie si riche de la province de Rhétie. Ils entrent par tous les points et sans qu'on les surveille. Tandis que nous ne montrons aux autres nations que nos armes et nos retranchements, nous ouvrons nos maisons, à la ville et à la campagne, à ce peuple des Hermondures qui ne nous les envient pas. L'Elbe prend sa source chez les Hermondures. Tibère déploya sur le Rhin la plus intelligente activité ; il fit diriger par L. Domitius Ahenobarbus, en l'an 1 de notre ère, une expédition contre les Chérusques ; lui-même, en l'an 4, réprima, sur la rive droite du Rhin, des tentatives d'insurrection, domptant coup sur coup, les Caninéfates, les Attuariens, les Bructères, les Frisons ; en poursuivant ces derniers il atteignit l'embouchure du Weser. Les Frisons étaient, dit Tacite, une pauvre nation à
laquelle Drusus n'avait infligé qu'un faible tribut : Ils devaient fournir des cuirs de bœufs (coria boum) pour les besoins de l'armée. Mais on n'avait pas
déterminé la longueur et l'épaisseur de ces peaux. Un primipilaire, Olennius,
ayant été nommé gouverneur de la Frise, assigna les peaux d'aurochs pour
modèles de celles qu'on recevrait. Ce règlement, dur pour d'autres nations,
était plus difficile que partout ailleurs à appliquer chez les Frisons, parce
que leur bétail est très petit, tandis que les animaux qui peuplent les
forêts de la Germanie sont énormes. Pour contraindre les Frisons, on saisit
d'abord leurs bœufs, puis leurs terres, enfin leurs femmes et leurs enfants
qu'on réduisit en esclavage[8]. De là, la
révolte des pauvres Frisons contre lesquels Apronius fut d'abord envoyé et
dont Tibère lui-même ne vint à bout que difficilement. Tibère revint établir ses quartiers d'hiver aux sources de la Lippe. Au printemps de l'an 5, il s'avança plus loin, soumit les Chauques et les Longobards ; comme au temps de Drusus, les légions atteignirent le territoire de parcours de la grande tribu des Suèves Semnons, sur les rives de l'Elbe. Après cette brillante expédition, Tibère s'en retourna sur la rive gauche du Rhin. Il s'était rendu populaire dans son armée et il avait gagné la confiance de tous en se montrant attentif à ménager la vie de ses soldats. Il parcourut, dit Velléius Paterculus, toutes les parties de la Germanie sans exposer à la moindre perte l'armée qu'il avait sous ses ordres, car ce fut toujours là le premier de ses soins, et cette contrée fut rendue presque tributaire. On crut, à Rome, que la Germanie allait se laisser conquérir avec autant de facilité que la Gaule. Devant les protestations de soumission et de fidélité des chefs germains, on ne se rendit pas compte que l'on avait affaire à des tribus chez lesquelles la duplicité et la perfidie sont, par instinct — comme chez les sauvages — et par une tradition atavique consacrée par les institutions, les principes de l'attitude à tenir vis-à-vis du maître ou des étrangers plus forts. Les Romains allaient bientôt, à leurs dépens, apprendre à connaître l'astuce, la fourberie, l'absence de tout scrupule du Barbare. Un contemporain, soldat des armées de Germanie, Velléius Paterculus, éclairé par les événements auxquels il prit part, donnera des Germains cette définition justifiée qui reste leur stigmate indélébile : Germani, natum mendacio genus, les Germains, race née pour le mensonge. Tibère parti, les peuplades germaines recommencèrent leurs incursions sur le Rhin. Cette fois, ce fut Varus qu'Auguste chargea d'aller rétablir en Germanie la paix romaine. C'était en l'an 9 de notre ère. P. Quintilius Varus occupait les fonctions de légat de la Germanie inférieure. Arminius, le roi des Chérusques, tribu remuante et belliqueuse, installée sur les deux rives de la vallée moyenne du Weser, au nord du Harz, fréquentait le camp romain, prodiguant à Varus les démonstrations d'amicale fidélité ; il était reçu à sa table et ne le quittait point. Arminius avait, d'ailleurs, toujours vécu dans les armées romaines ; il parlait la langue latine et il commandait une troupe germaine à la solde de l'Empire. Velléius Paterculus le connut servant l'Empire avec zèle, et gagnant par ses services le droit de cité romaine et le rang de chevalier. Il avait vingt-sept ans lorsqu'il perpétra sa trahison. Plusieurs chefs chérusques, mis au courant du complot, eussent voulu rester fidèles aux Romains, soutenant que l'alliance de Rome était avantageuse aux Germains. Le frère même d'Arminius combattait dans les rangs des Romains, qu'il n'abandonna jamais. Varus s'imagina qu'il viendrait à bout des Germains à force de condescendance et en leur rendant la justice dans son camp[9]. Sa confiance, dit Florus, ne fut même pas ébranlée par les révélations de Ségestès, le beau-père d'Arminius, qui pour perdre son gendre, avertit les Romains. Sa rancune contre Arminius venait de ce que ce dernier lui avait ravi sa fille promise à un autre : l'attitude patriotique de ces Barbares tenait à une querelle de ménage ! Arminius qui commandait lui-même l'arrière-garde de l'armée romaine, entraîna Varus dans le défilé tourbeux et boisé de Hœllerschucht (Teutoburgensis saltus), au fond des forêts de la Hesse qui s'allongent au nord de la Lippe, jusqu'à Osnabruck ; l'endroit exact était, croit-on, entre cette rivière et l'Ems, à proximité de Paderborn et de Detmold, au cœur du pays chérusque. Les arbres étaient si serrés, si prodigieusement hauts que les soldats étaient fatigués de les abattre pour se frayer un chemin, fatigués aussi de construire les levés de terre et les innombrables ponts par lesquels on cheminait en file indienne, dans la nuit, à travers les marécages. L'armée était dispersée en longues traînes et sans ordre. Par surcroît, un grand vent, des pluies torrentielles ; le sol glissant entre les racines et les troncs rendait la marche pénible ; on ne pouvait faire avancer les chariots des bagages et les chevaux[10]. Soudain, sortant des fourrés, les Germains massacrent les soldats romains sans que ceux-ci puissent se défendre. Trois légions succombèrent ; Varus désespéré et blessé se jeta sur son épée pour ne pas tomber vivant entre les mains des Barbares. Ce que perpétra, dans ce tragique attentat, la basse férocité des Germains d'Arminius les met hors de l'histoire de toute civilisation ; elle les classe parmi les peuplades sauvages. Écoutez plutôt : Rien de plus affreux, raconte Florus[11], que ce massacre de nos légions au milieu des marais et des bois ; rien de plus révoltant que les outrages des Barbares. Aux uns, ils crevaient. les yeux ; aux autres ils coupaient les mains. Ils allèrent jusqu'à coudre la bouche à l'un deux, après lui avoir coupé la langue, qu'un barbare tenait à la main, en disant : Vipère, cesse enfin de siffler. Le corps même du proconsul, que la piété des soldats avait confié à la terre fut exhumé... Les Barbares s'acharnèrent sur le cadavre de Varus ; ils le dépecèrent et lui tranchèrent la tête qu'Arminius fit porter au roi des Marcomans, Marbod. Celui-ci se borna à renvoyer à Auguste, à Rome, ce hideux trophée. Sur l'ordre d'Arminius, les tribuns et les centurions de l'armée romaine, ses anciens compagnons d'armes, furent égorgés sur les autels des dieux germains ; les têtes des soldats furent suspendues aux branches des arbres[12]. Les généraux romains avaient l'habitude de se mettre en campagne en s'entourant d'un grand confortable ; ils emportaient, parfois, jusqu'à leur vaisselle d'argent. On a trouvé en 1869, à Hildesheim, non loin du théâtre du désastre de Varus, un somptueux trésor d'argenterie romaine qui est aujourd'hui la gloire du musée de Berlin ; des archéologues ont avancé, mais saris preuve positive, que cette argenterie, qui comprend des chefs-d'œuvre de l'art antique, devait être la vaisselle plate de Varus. Le désastre de Varus remplit d'allégresse le monde barbare ; de deuil et de stupeur le monde romain. Auguste ne s'en consola jamais ; on le vit longtemps errer dans son palais en répétant comme un égaré : Varus, Varus, rends-moi mes légions ! On dit qu'averti par l'expérience il donna avant de mourir, en l'an 14, à Tibère son successeur, le conseil de ne pas agrandir l'empire davantage et de se contenter des possessions du Rhin. Désormais, en effet, les empereurs se borneront à faire des expéditions au delà du fleuve, mais sans arrière-pensée de conquête. Sauf la région du haut Rhin et des sources danubiennes, c'est-à-dire le duché de Bade et une partie du Wurtemberg, sur les limites de la forêt Hercynienne, pays en partie peuplé d'une race gauloise, les Romains n'annexeront à l'Empire sur la rive droite du Rhin, qu'une bande de territoire suffisante pour que la Gaule cessait de se trouver en contact direct avec la Germanie, et pour que la navigation du fleuve fut de toute sécurité pour les légions et les marchands. Qu'on se garde bien de s'imaginer qu'après la réussite du guet-apens d'Arminius, assez semblable à ceux dont nos armées d'Afrique ont parfois été victimes de la part de tribus indigènes, le chef des Chérusques ait trouvé tous les peuples germains disposés à l'aider à maintenir ce que les Allemands appellent du nom sonore d'indépendance germanique. Nullement ! Arminius ne groupa jamais sous ses ordres que quelques tribus d'entre l'Elbe et le Rhin, comme un chef de bandes, pour un coup de main. Il ne réussit même pas à rallier tous les guerriers de sa tribu, ce qui montre bien que son attentat fut d'un chef isolé, et jusqu'à quel point toute idée de fédération était étrangère à l'esprit des Germains. Dans sa tribu, guerre intestine contre ses propres parents ; au dehors, guerre avec Marbod, le grand chef des Marcomans qui avait fondé un empire en Bohême, au détriment des Celto-Gaulois de cette région ; guerre avec les Chauques et avec les Cattes, les voisins jaloux des Chérusques : tel fut le lot d'Arminius après l'égorgement des légions, en attendant la nouvelle expédition romaine qui devait l'abattre. L'effroi causé à Rome par le massacre des légions de Varus fut si grand que Tibère, envoyé, dès l'an 12, pour le venger, avec une nombreuse armée, crut devoir s'entourer sur le Rhin de précautions dictées par l'extrême prudence. Il consultait ses lieutenants sur tous les détails de la campagne. Sur le point de traverser le Rhin, raconte Suétone[13], il assujettit tous les convois à une règle déterminée ; il n'en laisse passer aucun sans avoir examiné, debout sur la rive du fleuve, le chargement des transports. Lorsqu'il fut au delà du Rhin, il se fit une habitude de ne jamais manger que sur le gazon, de passer souvent la nuit sans tente, de donner par écrit tous ses ordres pour le lendemain. Il recommande qu'on l'avertisse de tout, même la nuit. Il rétablit dans l'armée la plus rigoureuse discipline : il punit sévèrement le commandant d'une légion pour avoir envoyé quelques soldats chasser sur la rive droite du fleuve avec un affranchi pour guide. Il fut victorieux, mais peu s'en fallut qu'il ne fut assassiné par un Bructère qui s'était introduit dans son camp. Tibère revint triompher à Rome. Un splendide camée, — le plus beau que l'antiquité nous ait légué, — qui, volé en France au XVIe siècle, est conservé aujourd'hui au musée impérial de Vienne, — est consacré à éterniser le souvenir du triomphe de Tibère. Mais la victoire était incomplète. Quelques mois avant de mourir, Auguste nomma à la tête des armées de Germanie, Germanicus, fils de Drusus : c'est lui le véritable vengeur de Varus. La tâche était ardue. A l'avènement de Tibère, raconte Tacite[14], il y avait sur le Rhin deux armées, celle du haut Rhin commandée par Silius, celle du bas Rhin sous les ordres de Cæcina : tous deux subordonnés à Germanicus, légat de l'empereur. Celui-ci qui avait le titre de proconsul des Gaules, était occupé à la levée des impôts, lorsque la nouvelle lui parvint d'une sédition dans l'armée de Germanie inférieure. Castra Vetera (Xanten), en face de l'embouchure de la Lippe, était le principal foyer de la mutinerie dont les causes étaient la médiocrité de la solde, la durée du service, la sévérité de la discipline et la prétention de la part des soldats, d'élire le chef de l'Empire. Germanicus accourt. Il visite toutes les garnisons du Rhin pour les haranguer et les rappeler au devoir. On apprend que les Germains d'outre-Rhin sont sur le point de profiter du désordre pour franchir le fleuve. Ce sont alors les Gallo-Belges qui devront défendre le pays, et Germanicus en fait honte aux légions révoltées ; il leur dit : Les dieux permettront-ils que les Belges, malgré leurs offres, acquièrent l'honneur éclatant d'avoir relevé la gloire du nom romain, en domptant les peuples de Germanie ?[15] La révolte apaisée après des bagarres sanglantes et de tragiques incidents, Germanicus songe tout de suite aux Barbares qui s'agitent. Il fait jeter, à Castra Vetera, un pont sur le Rhin et il franchit le fleuve avec j12.000 légionnaires, 26 cohortes et 3 divisions de cavalerie[16]. A cette nouvelle, Arminius réussit à soulever la plus grande partie des Chérusques et les tribus voisines (conterminæ gentes). Il entraîne dans son parti son oncle Inguiomer et plusieurs autres chefs. Comme Tibère, Germanicus procède avec prudence ; il fait ouvrir un chemin dans la forêt Ctésias, il met ses troupes à l'abri dans les castella et derrière une ligne de remparts commencée par Tibère. Un jour, des espions viennent annoncer que les Germains s'apprêtent à célébrer une fête, la nuit prochaine, par un grand festin ; Germanicus décide de profiter de cette circonstance. Cæcina s'avance secrètement avec une avant-garde de troupes légères ; les légions suivent à une courte distance. La clarté de la lune favorise la marche. On tombe à l'improviste sur les Marses dont tous les postes sont enlevés ; les Barbares étaient couchés et plongés dans l'ivresse[17]. Pour se donner de l'air et éviter toute surprise, Germanicus fait mettre le feu à une étendue de cinquante milles ; on rencontre le sanctuaire de la déesse Tanfana qui est détruit, on tue tous les Barbares. Au retour de l'expédition, les Bructères, les Tubantes et les Usipètes complotent d'attaquer les Romains par derrière et de leur fermer le chemin de la retraite. Les habiles dispositions de Germanicus bouleversent leur plan ; dès le premier choc, les barbares décimés, s'enfuient au loin dans les bois. La campagne de l'année suivante débute par une brusque attaque du pays des Cattes, presque en bordure du Rhin. Les fortifications du mont Taunus sont augmentées, tandis qu'Apronius travaille aux digues, aux talus, aux chaussées de pénétration dans la forêt. Les Cattes sont massacrés, leurs cantons incendiés ; ce qui restait se disperse. Puis, voici que le beau-père d'Arminius, Ségestès, demeuré fidèle aux Romains avec un parti de Chérusques, envoie à Germanicus une députation pour le prier de se lifter d'intervenir contre son gendre : cette ambassade comptait parmi ses membres Segimond, fils de Ségestès, qui jadis avait été pontife de l'Autel des Ubiens, puis avait combattu les Romains sous Arminius. Germanicus repart aussitôt et dans un heureux coup de filet il réussit à faire prisonnière la femme même d'Arminius, la fille de Ségestès. Emmenée en Italie, elle fut internée à Ravenne où elle mit au monde un fils[18]. A cette nouvelle, le tempérament violent d'Arminius éclate en fureur ; le barbare se livre aux plus terribles imprécations : Jamais, dit-il à ses fidèles Chérusques, en parlant de son beau-père, jamais les enfants de la guerre ne pardonneront à ce lâche d'avoir fait voir, entre l'Elbe et le Rhin, les verges, les haches et la toge romaine ! Germanicus mit en œuvre toutes ses forces pour atteindre
les Barbares ; il concentra sa flotte, son infanterie, sa cavalerie sur les
bords de l'Ems ; tout le pays entre ce fleuve et la Lippe fut ravagé. Les
Chauques, ennemis des Chérusques, donnèrent leur concours à l'armée romaine. Cæcina, le chef de l'avant-garde, est envoyé pour sonder
les profondeurs de la forêt, pour établir des ponts et des chaussées sur les
terrains marécageux et mouvants ; puis, l'on s'enfonce dans ces bois
sinistres[19]. On retrouva les
traces des campements successifs de Varus, puis le champ du massacre. Au milieu, étaient des ossements blanchis, épars ou
entassés, suivant qu'on avait fui ou combattu ; des monceaux d'armes brisées,
des membres de chevaux, des têtes humaines attachées aux troncs des arbres.
Dans les bois du voisinage on vit les autels barbares sur lesquels avaient
été immolés les tribuns et les centurions... On
se montrait l'endroit où Varus s'acheva de ses propres mains, l'estrade d'où
Arminius harangua ; les gibets, les fosses pour les prisonniers ; tous les
outrages dont Arminius, dans son orgueil, avait accablé les enseignes et les
aigles romaines. Six ans s'étaient écoulés. On rassembla les ossements et on leur donna la sépulture ; Germanicus déposa sur eux la première touffe de gazon. Puis il prit ses dispositions pour poursuivre les Barbares et essayer de les atteindre dans leurs repaires. Mais après une escarmouche incertaine, l'ennemi se dérobant toujours, Germanicus ramena ses légions vers l'Ems et les rembarqua sur les vaisseaux qui les avaient amenées ; la cavalerie regagna le Rhin. Cæcina, à l'arrière-garde, prit un autre chemin par les Ponts-longs (pontes longos) on appelait ainsi, dit Tacite, une chaussée étroite entre de vastes marais, anciennement construite par Domitius ; des deux côtés, était une fange épaisse, visqueuse ou mouvante par les sources qui l'entrecoupaient ; tout autour s'élevaient des bois en pente douce. C'est dans cette position périlleuse qu'Arminius revint attaquer. Le combat fut terrible et dura deux jours ; les légions en sortirent victorieuses. Mais pendant ce temps, le bruit s'était répandu, dans les garnisons du Rhin, que l'arrière-garde de l'armée avait été détruite et que les Barbares s'avançaient à grandes journées. La panique s'empara des troupes et des habitants de l'oppidum des Ubiens ; on voulut détruire le pont du Rhin. Agrippine, la femme de Germanicus, qui avait déjà montré tant de courage lors de la sédition des légions, s'opposa à cette lâcheté. Cette femme magnanime, dit Tacite[20], fit alors les fonctions de général ; elle distribuait des vêtements, des secours et des médicaments à tous les soldats pauvres ou blessés. Elle se tint à la tête du pont, complimentant à leur passage et remerciant les légions... Où était Germanicus ? Il ramenait sur ses vaisseaux le gros de son armée. Le flux et le reflux risquant, à cause du vent, de faire échouer les navires sur une mer remplie de bas-fonds, on débarqua deux légions que Vitellius fut chargé de rapatrier par terre. Tout alla assez bien au début. Mais bientôt, le vent du nord, se joignant aux grandes marées de l'équinoxe, refoula les vagues sur nos bataillons : les eaux couvraient la terre. Déjà, l'on ne distinguait plus la mer, le rivage, les campagnes, les fonds solides et mouvants, les gués ou les précipices. Culbutés par les flots, submergés dans les abîmes, les Romains étaient encore embarrassés par les heurts continuels des chevaux, des bagages, des corps morts flottant de tous côtés. Les compagnies se confondent ; les soldats sont dans l'eau, tantôt jusqu'à la poitrine, tantôt jusqu'au visage ; quelquefois la terre leur manque, ils disparaissent... Enfin, on atteint une hauteur où l'armée passe la nuit dans l'angoisse, sans feu et sans provisions. La terre reparut avec le jour. Germanicus dut reprendre sur sa flotte les deux légions qu'il avait débarquées. Le bruit avait couru que toute l'armée avait péri ; on ne la crut sauvée qu'en la revoyant[21]. Les légions étaient rentrées, somme toute, victorieuses, mais la Germanie n'était pas domptée. Après trois campagnes successives, Germanicus se rendit compte que pour pénétrer au cœur de la Germanie, il fallait prendre la voie de mer. Par mer, il trouverait une route facile pour son armée, inconnue à l'ennemi. Il ouvrirait la campagne plus tôt ; il embarquerait ses convois avec ses légions ; et, en remontant par les fleuves, sa cavalerie arriverait toute fraîche au cœur de la Germanie 2[22]. Mille vaisseaux sont construits, pontés et non pontés, les uns plats et longs, les autres courts et larges. Le point de concentration fut l'île des Bataves, qui offrait des facilités pour l'abord des vaisseaux, pour l'embarquement des troupes et pour transporter la guerre où l'on voudrait. Drusus, on s'en souvient, avait eu recours à la même tactique. En attendant que la flotte Usa prote, Germanicus envoya Silius ravager le pays des Caftes qui assiégeaient un castellum romain construit sur la Lippe et avaient détruit le monument élevé à Varus. Les barbares, comme toujours, s'enfuirent dans les forêts et les marécages. La flotte partit de l'île des Bataves et pénétra en Germanie par l'embouchure de l'Ems. Il fallut tout de suite châtier les Angrivariens qui trahissaient. Enfin, l'armée romaine vint camper sur la rive gauche du Weser. Arminius se présenta sur l'autre rive et demanda qu'il lui fùt permis d'avoir un colloque avec son frère qui avait pris le nom de Flavius. Celui-ci, demeuré fidèle aux Romains, avait perdu un œil en combattant pour eux. L'entrevue ayant été accordée, Flavius s'avance ; Arminius le salue, renvoie sa suite et demande qu'on éloigne les archers qui bordent la rive romaine. Dès que les soldats se sont éloignés, Arminius apostrophe son frère et lui demande d'où lui vient la cicatrice qui le défigure. Flavius répond en donnant le nom et le lieu du combat. Et quelle a été ta récompense ? — Ç'a été, dit Flavius, une augmentation de solde, un collier, une couronne et d'autres dons militaires. Arminius se met à rire de ce vil salaire de l'esclavage. Puis Flavius veut séduire Arminius ; mais celui-ci reproche à son frère sa conduite. Il en vient à le traiter de déserteur et de traître. Bientôt, ce fut de part et d'autre une bordée d'injures et de défis ; pleins de fureur, les deux frères se fussent égorgés si le fleuve ne les eût séparés. Pour terroriser l'ennemi, Arminius fit porter sur des piques, en face du camp des Romains, les têtes de ceux qu'il avait immolés[23]. L'action débuta par un échec des auxiliaires bataves sous les ordres de Cariovald, que les Chérusques attirèrent dans un guet-apens, mais ce contre-temps fut vite réparé. Germanicus franchit le Weser, établit son camp, passe la nuit à visiter les tentes des soldats, sous un déguisement, pour s'assurer de l'esprit de l'armée et des bonnes dispositions de chacun. Le lendemain, le choc eut lieu dans la plaine d'Idistavisus, entre le Weser et des collines boisées : c'était auprès du défilé montagneux qu'on appelle aujourd'hui les Portes de Westphalie. Au cours de la bataille, Arminius, comme un vrai sauvage, s'était barbouillé le visage de son propre sang pour n'être pas reconnu et pour effrayer les Romains[24]. Ses soldats grimpaient aux arbres et se cachaient comme des singes derrière les grosses branches. Les archers romains s'amusèrent longtemps à les déloger à coups de flèches ou à abattre les arbres. Le massacre des Barbares fut horrible, sans être bien meurtrier pour les Romains. Il y eut une seconde bataille dans la forêt. Arminius et Inguiomer, couverts de blessures et vaincus, s'enfuirent précipitamment avec ce qui restait de leurs bandes. Sur le champ du combat Germanicus célébra la bravoure de ses soldats, puis il éleva un trophée d'armes germaines avec cette inscription : L'armée de Tibère César, victorieuse des nations entre l'Elbe et le Rhin, a consacré ce monument à Mars, à Jupiter et à Auguste. Mais cette fois encore, au retour, il fallut lutter contre l'âpre nature de la basse Germanie et les éléments déchainés. Ce fut un désastre dont ne surent pas profiter les Barbares. La flotte fut dispersée par la tempête ; un grand nombre de soldats périrent et la trirème que montait Germanicus, désemparée, errant à l'aventure, alla échouer chez les Chauques. A son retour de ces lointains pays, chacun faisait des récits merveilleux de tourbillons violents, d'oiseaux inconnus, de monstres marins aux formes bizarres, moitié homme, moitié animal, qu'il avait vus, ou que, dans sa frayeur, il avait cru voir[25]. Rappelé par Tibère avant d'avoir achevé son œuvre de conquête et de pacification, Germanicus rentra à Home en l'an 17, pour y jouir des honneurs du triomphe. Ce fut l'un des plus beaux auxquels les Romains eussent jamais applaudi. Les actes officiels portèrent que Germanicus triompha des Chérusques, des Cattes, des Angrivariens et des autres nations qui habitent entre le Rhin et l'Elbe[26]. A ces quelques tribus s'étaient toujours bornés les adhérents à la cause d'Arminius. Parmi les princes esclaves qui suivirent enchaînés le char du triomphateur, on remarquait, dit Strabon, Segimond, fils de Ségestès, chef des Chérusques, et sa sœur, épouse d'Arminius, nommée Thusnelda, avec son fils Thumelicus, âgé de trois ans ; — Sesithac, fils de Segimer, chef des Chérusques ; — son épouse Rhamis, fille de Véromer, chef des Cattes ; — et Dendorix, le Sicambre, fils de Bœtorix, qui était le frère de Mélon ; Segestes, beau-père d'Arminius, qui dès le commencement de la guerre, avait été d'un avis différent de celui de son gendre et, ayant saisi une occasion favorable, s'était réfugié chez les Romains. On conduisit aussi dans cette pompe, Lybis, grand-prêtre des Cattes, et plusieurs autres personnages importants. Sur le grand Camée de la Sainte-Chapelle, conservé à la Bibliothèque nationale, qui fut gravé en l'honneur de Germanicus, on reconnaît la plupart des personnages énumérés par Strabon : la femme d'Arminius, Thusnelda, tenant sur ses genoux son enfant Thumelicus ; Segimond ; Sesithac, les mains liées derrière le dos, et sa femme Rhamis ; Dendorix, le Sicambre, aux cheveux et à la barbe en désordre, et quelques autres, assis au milieu des armes qui jonchent le sol. L'artiste qui a exécuté ce somptueux monument parait avoir pris à tâche de rappeler les traits des principaux chefs des Chérusques, des Sicambres et des Cattes qui avaient répondu à l'appel d'Arminius et qui, tombés aux mains du vainqueur, figurèrent dans son triomphe. A partir de cette époque, Thusnelda est devenue, dans l'art antique, le prototype de la femme germaine. Quant à Arminius, impuissant désormais, comme Arioviste, à réunir une armée, son prestige d'un jour était ruiné pour jamais, même chez les Barbares. La confédération des Marcomans bénéficia de la déconfiture de celle des Chérusques ; une partie même de cette tribu alla, avec les Semnons et les Longobards, grossir l'empire éphémère de Marbod. C'est ainsi qu'Arminius fut obligé de lutter avec quelques fidèles contre son oncle Inguiomer. Il mourut en l'an 19, en chef barbare malheureux, assassiné par quelqu'un des siens[27]. Toutefois, son souvenir fut gardé longtemps chez les plus farouches des peuples barbares : Arminius..... canitur adhuc barbaras apud gentes, dit Tacite. On en peut dire autant encore aujourd'hui : en 1911, l'Allemagne tout entière a célébré par de grandes fêtes officielles le millénaire d'Arminius, héros national, fondateur de la Patrie allemande. Pourquoi pas Arioviste ? En France aussi, le chef chérusque fut exalté par quelques-uns : les sots de France, suivant l'expression de Chateaubriand, ont esquissé, à la remorque des Allemands, des parallèles à la Plutarque entre Arminius et Vercingétorix. Les quelques pages qui précèdent, résumé fidèle de tout ce que l'antiquité nous a transmis sur le chef barbare, font bonne justice de cette forfanterie allemande et de cette niaiserie de quelques Français germanisants, dont les yeux sont, hélas ! un peu tardivement dessillés. Le mot qui, dans Tacite revient sans cesse pour caractériser Arminius, c'est celui de perfidia. Il ne réussit, un jour, que parce qu'il fut lâchement, sournoisement perfide et traître. Parlant des expéditions des Romains au delà du Rhin, Strabon nous représente les Barbares Germains, retranchés au fond de leurs marais, de leurs forêts de chênes et de leurs solitudes impénétrables, combattant en s'aidant de leur connaissance des lieux contre un ennemi qui les ignore, le trompant sur les distances, lui fermant les passages et interceptant ses convois de vivres et ses autres approvisionnements. Arminius poussa plus loin la ruse, puisque son succès fut dû à un guet-apens, à un attentat froidement prémédité, à une trahison longtemps dissimulée sous les dehors de l'amitié et de la servilité empressée. Qu'y a-t-il donc de commun entre ce madré sauvage, dont les affidés boivent l'hydromel dans le crâne de leurs ennemis assassinés, et Vercingétorix, héritier des rois fastueux des Arvernes, qui rêve noblement l'unité et l'indépendance de la Gaule tout entière ? La comparaison tentée entre les deux chefs, l'un des Gaulois, l'autre de quelques tribus germaines, manque vraiment de base historique et d'équilibre. Comparaison ? allons donc ! Vercingétorix fait la guerre au grand jour, en chef d'État ; il s'appuie sur une tradition nationale, il est l'élu de tous les peuples gaulois. Chaque nation s'engage à lui fournir un contingent de troupes. Il a une armée bien organisée et qu'il fait manœuvrer ; il exécute des mouvements stratégiques, et il oblige César à de savants calculs. En tacticien habile, Vercingétorix sait sacrifier les intérêts particuliers à l'intérêt général, quand il fait brûler vingt villes des Bituriges pour affamer l'armée romaine. Après sa défaite, Vercingétorix se rend à son vainqueur dans des conditions de noblesse chevaleresque qui ont ému les Romains eux-mêmes, puisque la littérature et l'art s'en sont emparés, les ont embellies et dramatisées. Arminius, roi d'une tribu de la forêt germaine, dans une région marécageuse et paludéenne, n'est qu'un barbare frotté, par son séjour à Rome et dans les camps, d'un vernis de culture qui ne fait qu'accroître sa haine du civilisé et exalter ses instincts naturels de rancune sournoise et de perfidie. Si l'on voulait chercher dans l'histoire ancienne quelque chef auquel on put comparer Arminius, ce n'est ni Vercingétorix, ni Persée, ni Jugurtha, ni Sertorius, il faut descendre aux chefs de bandes qui se cachent, comme lui, dans la montagne ou la forêt, pour tenter quelque mauvais coup, détrousser par surprise ou trahison. Dans l'histoire moderne ce n'est, certes, ni à Abd-el-Kader ni au négus Théodoros qu'on pourrait l'égaler : je ne vois qu'un nom à mettre en balance avec le sien, c'est celui de Behanzin, roi du Dahomey. Eh bien ! ce qui, en vérité, déconcerte l'esprit de quiconque a le sentiment de l'honneur et de la bonne foi, c'est que les Allemands contemporains aient fait de la trahison d'Arminius la pierre angulaire de la Patrie allemande. Arminius, sous le nom d'Hermann, est entré en héros national dans les légendes d'outre-Rhin ; n'a-t-on pas cherché à l'identifier avec le Siegfried des Nibelungen ! Dans la Walhalla ou Temple de l'Honneur édifié près de Ratisbonne, éblouissant de marbre blanc dans un site admirable qui domine le Danube, c'est par le nom d'Arminius que débute la galerie des héros du pangermanisme, et au fronton nord de ce monstrueux pandemonium, est reproduite en sculpture et glorifiée la trahison du chef chérusque. Mieux que cela ! Au Teutoburgerwald, en Westphalie, le 16 août 1875, on inaugura la statue d'Arminius, fondue avec le bronze de canons français, naturellement colossale, sur un piédestal que les critiques ont comparé à un calorifère géant. La cérémonie fut présidée par l'empereur Guillaume, assisté de Bismarck, en présence de 40.000 Allemands, accourus de tous les confins du Deutschthum pour acclamer Hermann le Sauveur. N'est-ce point le cas de répéter le mot de Tacite : Arminius... canitur adhuc barbaras apud gentes ! D'ailleurs, ce monument n'est que le symbole de tout ce que littérateurs et poètes, comme Frédéric Schlegel, Klopstock, Henri Heine, ont écrit sur Arminius, l'incarnation du parfait Germain que l'Allemand moderne prussifié s'efforce de continuer. Hermann et Thusnelda, thème éternel de rêveries sentimentales ou guerrières, soit ! Mais loin d'ici l'historien et le moraliste ! Si l'on voulait instruire le procès de l'érudition allemande contemporaine, tant admirée pourtant, il n'y aurait qu'à reproduire les amplifications puériles, les boursouflures déclamatoires que les savants eux-mêmes, à côté des faiseurs de faux bardits, ont consacrées à Arminius et qui sont, disons-le, comiquement étrangères aux principes les plus élémentaires de la critique historique[28]. Mais qu'est-il besoin de s'attarder à cette besogne ? il suffit de constater que les Allemands ont consacré comme leur héros national, un barbare félon. Tacite raconte qu'un chef des Cattes, Adgandestrius, s'engagea à faire périr Arminius, si seulement on voulait lui procurer du poison. Tibère fit répondre à cet autre Germain, que ce n'était point dans l'ombre du mystère et par la perfidie que les Romains se vengeaient de leurs ennemis, mais à visage découvert et par les armes. Tacite observe, — et cela suffit à gonfler d'orgueil toutes les poitrines allemandes, — qu'Arminius fut sans nul doute le libérateur de la Germanie, liberator haud dubie Germaniæ. C'est vrai : par ce barbare chérusque, les portes ténébreuses de la Germanie furent à jamais fermées à la civilisation. Désormais, la race germanique ne renouvellera son sang que par les afflux de la barbarie orientale, incessamment répétés jusqu'à la fin du moyen âge, pareils aux flots de sa mer âpre et grise. Les hordes asiatiques, le déchet, les enfants perdus des races slaves et tartares, voilà ce que, à travers l'histoire, la barbarie germaine s'assimilera. De là vient que les fondements essentiels de notre mentalité gallo-romaine sont demeurés étrangers à la mentalité germaine. En échappant à la culture gréco-latine qu'au delà du Rhin on qualifie si dédaigneusement de welche et qui a formé l'Europe occidentale et méridionale, l'Allemagne s'est enlisée dans ses marécages, assauvagie dans ses forêts ; à la place du Romain au clair génie, elle a, plus tard, accueilli l'odieux Prussien et, avec lui, enfanté le teutonisme, espèce de culture de laboratoire, lourde et revêche, sans noblesse et sans esprit, méthodique sans mesure, dont la souplesse d'automate s'incline si bas sous la verge qui châtie ; ou bien qui, se redressant, abuse de la force sans scrupule, avec une raideur brutale et un incommensurable orgueil, dès que la force tombe dans ses mains ; culture que l'histoire résume dans le nom de tudesque et que personnifie la figure de Bismarck. III DE CLAUDE À VESPASIEN. – CIVILIS.A la suite des campagnes de Germanicus, la Germanie corrigée, sinon domptée, demeura en repos ; mais elle avait besoin d'être étroitement surveillée et sa frontière bien gardée. On fortifia l'île des Bataves et quelques points de la côte frisonne ; pour garder le pont de Wesel, auprès de l'embouchure de la Lippe, la garnison des Xanten (Castra Vetera) fut augmentée ; les ponts de Cologne, de Bonn, de Mayence furent protégés par de nouvelles redoutes. Par toutes ces mesures, la piraterie put être réprimée et la sécurité de la navigation assurée au commerce. En même temps, quelques tribus de la rive droite acceptèrent l'alliance romaine en échange de la tranquillité qu'on leur garantit. Les Romains se trouvaient ainsi en situation d'intervenir promptement contre toute tentative de soulèvement des deux côtés du Rhin. La révolte qui, en l'an 21, eut pour chefs le Trévire Julius Florus et l'Éduen Julius Sacrovir, fut facilement localisée et vainement les insurgés, exploitant les mécontentements provoqués par la surcharge des impôts, essayèrent de raviver les vieux souvenirs de l'indépendance gauloise. Ce fut même un autre Trévire, Julius Indus, qui rétablit l'ordre au nom des Romains. Les annalistes, après avoir consigné, en l'an 28, un mouvement chez les Frisons, vite réprimé, racontent complaisamment les folies de Caligula qui afficha l'ambition de reprendre pour son compte, sur la rive droite du Rhin, le rêve de conquête caressé par ses prédécesseurs. Il vint franchir le fleuve à Mayence, et déploya aux regards des Barbares terrorisés, le défilé théâtral d'une armée de plus de 200.000 guerriers. Puis, il fit mine de marcher, par la forêt, vers l'intérieur du pays ; cette démonstration lui suffit pour triompher à Rome, où il exhiba, dit-on, quelques hommes déguisés en Germains ; après quoi, il déclara la Germanie captive. Suétone[29] prétend que Caligula, revenu sur le Rhin après sa courte campagne de Bretagne, et ne sachant à qui s'en prendre pour avoir l'air de faire une expédition, ordonna à quelques Germains de sa garde de passer le Rhin et de se cacher sur l'autre rive ; après quoi, il se fit annoncer après dîner, avec grand fracas, que l'ennemi approchait. Gela fait, il s'élança avec ses amis et une partie de la cavalerie prétorienne, dans la forêt voisine ; des arbres furent coupés et disposés en manière de trophées ; Caius, revenant aux flambeaux, gourmanda la poltronnerie de ceux qui ne l'avaient point suivi. Puis, ce sont d'autres farces de comédie que Suétone prête à Caligula ; il va jusqu'à raconter que pour terminer la guerre Casius mit son armée en ligne sur le rivage de l'Océan, disposa les balistes et les machines de guerre, sans que personne devinât ce qu'il allait faire ; et tout à coup, il commanda aux soldats de ramasser des coquillages et d'en remplir leurs casques et leurs poches : c'étaient, disait-il, les dépouilles de l'Océan ; on les devait au Capitole et au palais des Césars. Ces calomnies et ces invraisemblables puérilités sont complétées par quelque dédaigneux sarcasme sur la construction, pourtant si utile, du phare de Boulogne. La démonstration de Caligula sur le Rhin fut-elle donc aussi ridicule que les annalistes veulent bien le dire ? il est permis d'en douter ; elle servit du moins à maintenir les Barbares dans une crainte salutaire. Sous Claude, né à Lyon, l'ami et le protecteur des Gaulois, que les patriciens romains appelaient, non sans quelque ironie dédaigneuse, un vrai Gaulois, la Gaule, aussi prospère que l'Italie, confiante dans la sécurité de sa frontière rhénane, est devenue gallo-romaine, c'est-à-dire romaine à la gauloise. Les légions du Rhin installent en Frise de nouvelles garnisons. Quelque cinquante ans auparavant, Drusus avait donné un roi aux Suèves ; ce roi s'appelait de son nom romain Vannius. Comme tous les rois Germains, Vannius eut à lutter à la fois contre les Barbares, ses voisins, et contre ses parents. Devenu vieux, les princes Vangion et Sidon, ses neveux, conspirèrent contre lui, avec la complicité de Vibillius, roi des Hermondures. Claude surveillait ces querelles intestines, mais se gardait bien de les faire cesser. D'autre part, les Lygiens qui savaient que Vannius était riche, car il avait amoncelé les fruits de ses rapines, méditèrent un coup de main pour le piller. Vannius n'avait pour se défendre que son infanterie suève, et des cavaliers qu'il avait recrutés chez les Sarmates Iazyges. Il fut vaincu, chassé par ses neveux et obligé de demander un asile aux Romains qui lui assignèrent, ainsi qu'à ses compagnons, des terres en Pannonie[30]. Voilà un épisode comme l'histoire des tribus germaines en offre des centaines d'exemples, pendant toute la durée de l'Empire romain. C'est la guerre et le pillage entre voisins, tous les jours, souvent pour une misère. Les Cattes et les Hermon, dures se livrent des combats acharnés pour la possession d'un ruisseau qui sépare leurs domaines respectifs et dont les eaux sont salées. Pour extraire le sel, on allumait un grand bûcher qu'on arrosait avec l'eau de la rivière : c'est de la lutte du feu et de l'eau, dit Tacite, que se forme le sel. Les Cattes furent vaincus et anéantis : point autant qu'on le crut, toutefois, car on les retrouve plus tard en guerre avec les Chérusques. Leurs tribus s'agitant de nouveau et causant quelque alarme à Mayence, le lieutenant Pomponius détacha contre eux les cohortes des Vangions et des Némètes, avec la cavalerie auxiliaire[31]. Les Cattes furent surpris au retour d'une razzia : ils venaient de consommer leur butin dans une orgie et étaient tous à peu près ivres-morts. On les extermina, et par la même occasion on délivra des soldats romains qui étaient demeurés prisonniers depuis la défaite de Varus, c'est-à-dire depuis quarante années[32]. C'est vers ce moment, en l'an 51, qu'Agrippine obtint l'établissement d'une colonie de vétérans dans l'oppidum des Ubiens où elle était née et qui, depuis lors, a porté son nom : Colonia Agrippina, aujourd'hui Cologne. Claude donna un roi aux Chérusques, les anciens sujets d'Arminius, devenus désormais les vassaux fidèles des Romains. Les Chérusques, dit Tacite, vinrent nous demander un roi. Leurs guerres civiles avaient détruit leur noblesse et il ne restait plus, du sang royal, qu'Italicus, alors vivant à Rome. Italicus avait pour père Flavius, frère d'Arminius ; sa mère était fille de Cattumer, chef des Cattes ; et lui-même était recommandable par sa bonne mine et par son habileté dans tous les genres d'exercices militaires, n'ayant pas plus négligé ceux de son pays que les nôtres. Claude, sans hésiter, lui donne des secours d'argent, une garde pour sa personne, et l'exhorte à aller se ressaisir des honneurs dont ses pères avaient été investis : il serait le premier souverain qui, né à Rome, n'étant point en otage, mais citoyen de Rome, eut été régner sur des étrangers. Italicus fut d'abord reçu avec transport par les Germains, d'autant plus que n'ayant pris aucune part à toutes leurs discordes, il leur montrait à tous une égale affection, employant tantôt la modération et l'affabilité, vertus qu'on ne hait nulle part ; tantôt et le plus souvent, se livrant à tous les excès de la table et du vin, vices chéris des Barbares. Il était exalté, adoré... Déjà sa popularité commençait à gagner les tribus voisines, lorsqu'un parti de mécontents se dressa contre lui : c'étaient les anciens partisans d'Arminius : On détruisait, disaient-ils, l'antique liberté de la Germanie, pour établir sur ses ruines la puissance romaine. Ils traitent Italicus d'espion ; ils répudient le fils même d'Arminius, élevé sur le sol ennemi, corrompu par la servitude, par la mollesse, par le faste, par tous les vices des étrangers. Les partisans d'Italicus restaient toutefois les plus nombreux, rappelant qu'on ne pouvait faire un crime à son père de n'avoir pas voulu rompre des engagements solennellement contractés envers les Romains. La liberté, disaient-ils, n'était qu'un vain prétexte allégué par les factieux, la honte de leur famille, le fléau de leur nation, qui n'avaient d'espoir qu'en éternisant les troubles. La guerre civile éclata ; Italicus fut d'abord vainqueur ; puis il fut chassé, enfin rétabli avec le secours de la tribu voisine des Longobards. Cet épisode met bien en relief un état politique et une mentalité comparables à ceux des tribus indigènes de l'Algérie ou du Maroc, au début de la conquête française. Les Chauques, voisins des Frisons, vers l'embouchure du Weser, se révoltèrent, à leur tour, à l'instigation de Gannascus, le Caninéfate, qui avait servi dans les rangs des auxiliaires de l'armée romaine. Ce barbare, dit Tacite, longtemps auxiliaire parmi nous, depuis transfuge, exerçait ses pirateries avec de petits bâtiments, et infestait surtout les côtes de la Gaule dont il n'ignorait ni les richesses ni le caractère peu belliqueux des habitants. Corbulon dirigea contre lui une expédition maritime. Il fit venir des trirèmes par le Rhin, d'autres bâtiments plus légers, par les lagunes et par les canaux ; et après avoir coulé bas les vaisseaux ennemis et repoussé Gannascus, il s'occupa de ramener les légions à l'ancienne discipline. La sévérité de Corbulon, ajoute Tacite, fit impression sur les Barbares eux-mêmes. Les Frisons, toujours nos ennemis déclarés ou secrets, depuis leur révolte où ils avaient infligé une défaite à Apronius, vinrent donner des otages et se renfermer dans le territoire que leur assigna Corbulon. On organisa leur gouvernement et l'on construisit une forteresse pour prévenir de nouvelles tentatives. Quant à Gannascus, trahi par les Chauques, il eut, dit Tacite, la fin qui convient à un transfuge et à un traître. A la suite de ces événements, les garnisons furent ramenées par prudence sur la rive gauche du Rhin. Pour ne pas rester inactif, Corbulon fit creuser par ses troupes un canal entre les bouches du Rhin et de la Meuse ; en même temps, Curtius Rufus ouvrit, chez les Mattiaques l'exploitation des mines du Taunus. Le commerce prit sur le Rhin un merveilleux essor, en même temps que l'agriculture dans les campagnes rhénanes. Des Barbares dont la turbulence était séculaire, comme les Sicambres, furent admis sur la rive gauche, dans le voisinage des Ménapiens et l'histoire ancienne désormais, ne mentionne plus leur nom[33]. Au delà du Rhin même, les Germains devenus agriculteurs, ne faisaient plus parler d'eux que par leurs querelles intestines, si bien que Claude, en l'an 43, put sans danger, emmener les légions des deux Germanies, faire la conquête de la Grande-Bretagne. Sous le règne de Néron, la Germanie étant tranquille, grâce à la vigilance des généraux qui gouvernaient les deux provinces de Germanie, l'un d'eux, Paulinus Pompéius, pour ne pas laisser les soldats dans l'inaction toujours funeste, fit achever, vers l'embouchure du Rhin, la digue commencée 63 ans auparavant par Drusus ; l'autre, Lucius Vetus, voulut joindre la Saône et la Moselle par un canal qui eut fait communiquer le Rhône avec le Rhin, la Méditerranée avec l'Océan du nord. Quel dommage que, par l'opposition du lieutenant de la Belgique, Ælius Gracilis, ce génial projet n'ait pas été exécuté[34]. D'ailleurs, les soldats trouvèrent leur occupation dans
les actions militaires qu'ils ne tardèrent pas à être forcés d'entreprendre.
Les pauvres Frisons, à l'instigation de leurs rois, Verritus et Malorix,
essayèrent de quitter leurs terres basses et incultes pour s'installer sur
les bords du Rhin, dans un pays moins inhospitalier. Ils émigrèrent, leurs
guerriers à travers la forêt et les marécages, le reste de la population en
bateaux, sur les lacs de l'estuaire du Rhin ; ils choisirent pour
établissement des terrains vagues, que nous tenions, dit Tacite, en réserve
pour les vétérans de nos armées. Les Frisons avaient
déjà construit des maisons et ensemencé les champs ; ils cultivaient cette
terre comme si c'eût été une possession de leurs aïeux. Les Romains ne
l'entendaient point ainsi. Le gouverneur de la Germanie inférieure, Vibius
Avitus, qui avait succédé à Paulinus les invita, comme jadis César, les
Helvètes, à retourner chez eux ; en cas de refus, il les menaça du
ressentiment des Romains. à moins que l'empereur consentit à leur céder les
terres qu'ils avaient indiscrètement usurpées. En conséquence, Verritus et
Malorix décidèrent de s'adresser à Néron et se mirent en route pour Rome. Arrivés dans la capitale, raconte Tacite[35], tandis que Néron, occupé à d'autres affaires, leur faisait attendre son audience, des officiers chargés de distraire les deux rois barbares et de les promener par la ville, les menèrent au théâtre de Pompée, pour leur faire admirer l'immense foule qu'il contenait. Là, tandis que, par désœuvrement, — car la pièce qu'on jouait et à laquelle ils ne comprenaient rien, n'avait pour eux aucun intérêt, — ils contemplaient l'assemblée, s'informant, à la vue de la variété des costumes, de la distinction de chaque ordre, de la place réservée aux membres de l'ordre équestre, ou aux sénateurs, ils remarquent dans les rangs des sénateurs, quelques habillements étrangers. Ils demandent ce que c'est. On leur dit que ce sont des députés de quelques nations lointaines, et qu'on accorde cet honneur à ceux de ces peuples qui se sont distingués par leur bravoure et par leur fidélité pour les Romains. Eh bien, s'écrient-ils, il n'y en a point de plus brave ni de plus fidèle que les Germains ; ils se lèvent et vont s'asseoir parmi les sénateurs : ce qui fut applaudi par tous les spectateurs comme la saillie d'une franchise antique et l'effet d'une louable émulation. Néron leur accorda audience et décerna aux deux rois le titre de citoyen romain ; mais il refusa la concession des terres et il exigea que les Frisons reprissent le chemin de leurs grèves désolées. On eut de la peine à les y contraindre, et il fallut envoyer un corps de cavalerie pour les expulser. Mais les terres redevenues désertes ne pouvaient manquer de tenter d'autres barbares miséreux. Les Ampsivariens, à leur tour, les trouvèrent à leur convenance et s'empressèrent de les occuper. Ils étaient plus nombreux et plus redoutables que les Frisons, et puis, ils avaient une bonne raison pour émigrer. Leurs voisins et ennemis, les Chauques, venaient de les expulser de leur propre pays. Forcés de fuir, n'ayant plus de retraite, ils demandaient pour toute grâce, dit Tacite, un asile tranquille. Leur chef, Boiocale, était un guerrier célèbre parmi ces barbares, et connu aussi de nous par sa fidélité pour Rome. Boiocale représenta au gouverneur Avitus qu'au moment de la révolte des Chérusques, Arminius lui avait donné des fers ; que depuis, il avait servi sous Tibère et sous Germanicus, et qu'il venait couronner un attachement de cinquante années, en mettant sa nation sous notre puissance. Ces champs que désiraient les Ampsivariens avaient appartenu jadis aux Chamaves, puis aux Tubantes, et enfin aux Usipètes. Ils étaient devenus déserts. La terre, dit le Barbare, n'est-elle pas pour l'homme comme le ciel pour les dieux ? Les places vacantes appartiennent à tout le monde. Puis, regardant le Soleil, il l'invoque et lui demande s'il consentira désormais à éclairer un sol inhabité ; si les dieux ne déverseraient pas plutôt tous les flots de l'Océan sur les accapareurs de la terre. Avitus fut offensé de ce discours qu'il jugea audacieux. Ces mêmes dieux, répondit-il, ont laissé les Romains maîtres de donner ou d'ôter. Les Ampsivariens doivent partir ; quant à Boïocale, leur roi, il aura seul des terres en récompense de sa fidélité. Mais le fier barbare repousse ce présent comme la récompense d'une trahison ; il ajoute tristement : Si la terre nous manque pour vivre, elle ne peut nous manquer pour mourir ! Les Ampsivariens désespérés coururent aux armes. Les
Bructères et les Tenctères semblèrent vouloir faire cause commune avec eux ;
mais la peur les retint. Les Ampsivariens demeurés seuls, se réfugièrent sur
le territoire des Usipètes et des Tubantes qui les chassèrent ; ils allèrent,
ensuite, comme un troupeau errant, chez les Cattes, puis chez les Chérusques
: Ne pouvant s'établir nulle part, manquant de tout,
poursuivis partout, ce qu'ils avaient de guerriers finit par périr
entièrement dans ces longues courses à travers tant de terres ennemies ; le
reste fut une proie qu'on se partagea[36]. Ainsi finit le peuple
des Ampsivariens ; sa mort fut celle de beaucoup d'autres nations barbares de
Germanie. Mais la Gaule était efficacement préservée. La prospérité des contrées cisrhénanes et de la Gaule entière, une fois la sécurité de la frontière assurée, ne porta nulle atteinte à l'esprit particulariste et national des Gaulois. Ils n'abdiquèrent jamais leurs traditions propres, tout en admettant sincèrement leur incorporation dans l'Empire, protecteur et gardien de la frontière du Rhin. Tout le long des siècles de l'Empire, leur sentiment national revêt une double forme : tantôt, les Gallo-Romains aspirent, comme jadis, à l'autonomie politique ; tantôt ils veulent seulement donner au monde romain un empereur de leur choix : nous verrons les légions du Rhin, recrutées chez eux en grande partie, élever sur le pavois ceux des généraux qui leur inspirent le plus de confiance pour la garde de la frontière. Cette double forme du patriotisme gaulois se manifesta, en particulier, à l'occasion des troubles qui accompagnèrent et suivirent la mort de Néron. Un noble aquitain, de race royale, Julius Vindex, était alors gouverneur de la Gaule Lyonnaise : c'est en faisant appel aux souvenirs de l'indépendance qu'il soulève les Séquanes, les Éduens, les Arvernes. ll écrit à Galba qui, lui-même, avait gouverné l'Aquitaine et la Germanie supérieure et avait laissé dans les Gaules le meilleur souvenir : Viens, il en est temps ; viens donner un chef à ce puissant corps des Gaules. Nous avons déjà armé plus de 100.000 hommes. Le gouverneur de la Germanie inférieure, Fonteius Capito, s'associa au soulèvement. En vain, le légat de la Germanie supérieure, Verginius Rufus, demeuré fidèle au Sénat romain, tue 20.000 Gaulois auprès de Besançon, et refuse l'empire pour lui-même. En vain, Lyon, Reims, Langres et Trèves montrent de la tiédeur ou font diversion ; en immense majorité, les peuples de la Gaule et les légions du Rhin proclament Galba, le 6 avril 68. Des monnaies à l'effigie de ce vieillard sont aussitôt frappées, qui portent, au revers, les unes, le buste de la Gaule unifiée, les autres, les bustes des tres Galliæ, entourés d'armes et d'épis, symboles de l'armée des Gaules et de la fertilité en céréales du sol gaulois. Quelques mois après, c'est Vitellius qui doit l'empire à la Gaule et aux légions du Rhin. Proclamé à Cologne où il remplissait la charge de légat, son élection est accueillie avec enthousiasme à Mayence, à Trèves, à Langres. Les Gaulois, les auxiliaires bataves eux-mêmes, lui font cortège et s'enrôlent dans l'armée de ses lieutenants Valens et Cæcina qui envahissent l'Italie et battent Othon, à Bédriac, le 14 avril 69. A la vérité, les mercenaires germains enrôlés par Vitellius, commirent de grands dégâts sur leur passage à travers la Gaule, notamment à Metz et à Langres ; mais l'élévation du chef des légions du Rhin était un succès pour l'amour-propre national des Gallo-Romains, et par là s'explique l'insistance de Tacite à nous dire que Vitellius, se souvenant de l'origine de sa fortune, préférait le titre de Germanicus à ceux de César ou d'Auguste. L'impopularité de Vespasien en Gaule lui vint surtout de ce qu'il fut porté à l'Empire par l'armée d'Orient, en juillet 69. Les Gaulois qui regrettaient l'indépendance nationale, crurent trouver, dans les troubles provoqués par ces changements, l'occasion de secouer le joug romain ; les Germains, de leur côté, voulurent profiter de ces révolutions pour traverser le Rhin et se ruer du nouveau à la curée de la Gaule. Ils y furent provoqués par le batave Claudius Civilis. Les Bataves étaient d'origine germanique. En venant s'établir dans le delta du Rhin et de la Meuse, depuis Anvers jusqu'à Utrecht et Leyde, ils se mélangèrent à la population d'origine celtique qui dominait dans ce pays ; du moins, dit Mommsen[37], l'élément celtique domine dans les noms de lieux. Les Bataves s'étaient jusqu'ici toujours montrés les fidèles sujets de Rome. Ils n'avaient pris aucune part à la conspiration d'Arminius, ni à la révolte qui suivit, bien qu'il y eut un corps d'auxiliaires bataves dans l'armée romaine. Ils fournissaient à l'armée impériale 1.000 cavaliers qui tenaient garnison à Langres, et 9.000 fantassins. Les Bataves procuraient aussi d'excellents marins à la flotte romaine. En raison de ces services, ils étaient exonérés d'impôts. Civilis, qui comptait des rois parmi ses ancêtres, regrettait l'antique prestige de sa famille, et il fut insensible aux avances des Romains qui l'admirent dans les rangs de l'armée, comme Arminius et Gannascus. Civilis commanda longtemps une cohorte dans l'armée de la Germanie inférieure. Mais on le surveillait et il était suspect. Néron fit mettre à mort son frère sous l'accusation d'infidélité. Claudius Civilis, impliqué lui-même dans le meurtre du légat Fonteius Capito, n'avait dû la vie qu'à la clémence de Galba. Plus tard, les soldats voulaient le tuer ; Vitellius le sauva, mais Civilis garda contre ses compagnons d'armes une irréductible rancune : il jura de ne point couper sa chevelure avant qu'il n'eut assouvi sa vengeance. Il épiait le moment favorable. Un jour, on apprend que les légions d'Orient et de Pannonie viennent de porter Vespasien à l'empire. Civilis croit son heure venue. Borgne, il se comparait à Annibal et à Sertorius. Bataves, Caninéfates, Frisons se soulèvent à sa voix, tandis que, dans les rangs mêmes de l'armée romaine, il obtient la défection des auxiliaires bataves et bretons. Deux victoires remportées coup sur coup le rendent maître de tous les postes du bas Rhin et de la flottille romaine que lui livrent les rameurs bataves. Pour amener à lui les Germains de la rive droite, Civilis envoie à la prophétesse Velléda, qui vaticinait dans un repaire, au fond des forêts des Bructères, vers les sources de la Lippe, des sénateurs romains enchaînés, et le vaisseau amiral de la flotte du Rhin[38]. La sorcière n'eut qu'un geste à faire et l'on vit franchir le Rhin, comme une meute affamée, comme des corbeaux avides, tous les pillards de la Germanie. L'invasion se trouva facilitée par une sécheresse extraordinaire qui avait asséché les terres et rendu le fleuve guéable en plusieurs endroits. C'est ainsi que l'armée de Civilis se grossit, soudain, de Cattes, de Mattiaques, de Tongriens, de Bructères, de Tenctères, de Chauques, de Triboques, de transfuges romains. Le corps discipliné des huit cohortes bataves qui avait déterminé la victoire de Bédriac en formait le noyau le plus solide. Alors, Velléda en personne, qui n'avait jamais quitté la forêt et dont nul n'avait jamais aperçu les traits, accourt au camp de Civilis. Elle fanatise les insurgés, prédit la victoire des Barbares et l'écrasement des légions. Celles-ci furent battues, en effet, auprès de Bonn ; leurs débris trouvèrent avec peine un refuge momentané derrière les retranchements de Vetera Castra, qui fut investi par les hordes Bataves. Parmi les prisonniers romains, les uns furent envoyés en Germanie, comme cadeaux aux chefs des tribus ; d'autres, attachés aux arbres de la forêt des Ardennes, servirent de cible au jeune fils dé Civilis qui s'exerçait au tir de l'arc. Enivré par le succès, le chef Batave conçut l'espoir de soulever la Gaule tout entière. Les Gallo-Romains, très perplexes, se trouvaient ballottés entre deux sentiments contraires. Par fierté, ils désiraient reconquérir leur indépendance nationale, mais ils l'eussent voulue sans les Germains, et Civilis traînait à sa remorque une invasion de Barbares. Après bien des hésitations, Vespasien n'étant point connu dans les Gaules, le parti de l'indépendance l'emporta et les plus influents des Gaulois prêtèrent l'oreille aux suggestions de Civilis : Galli sustulerunt animos, dit Tacite. Bientôt, à la nouvelle de l'incendie du Capitole, les Druides, ces irréductibles défenseurs de la nationalité gauloise, annoncent que les dieux abandonnaient Rome : Les derniers jours de Rome sont venus, répétaient-ils, ceux de l'empire gaulois commencent. A présent, c'est aux nations transalpines de régner. A Cologne, les chefs des corps auxiliaires, Julius Sabinus, originaire du pays des Lingons, les Trévires Julius Tutor et Julius Classicus se joignant à Civilis, appellent tous les Gaulois à la révolte, croient à la résurrection de la Gaule, font prêter serment par leurs soldats à l'empire des Gaules. La plus grande partie de la Belgique est en armes et acquise à la cause de la liberté et de l'indépendance. Seulement, l'intervention des Germains effrayait les esprits réfléchis et, d'autre part, Civilis et ses bandes germaines sentaient bien que, malgré tout, ils avaient pour ennemis ces Gaulois dont il s'agissait, non point de conquérir les sympathies, mais bien plutôt de dévaster le pays et de piller les richesses. Comme gage de leur intervention, les chefs gaulois demandent à Civilis et à ses Bataves de prêter serment à l'empire des Gaules. Civilis et les Bataves refusent : ils aimèrent mieux, dit Tacite, se fier aux Germains. Ils annoncèrent même qu'ils allaient entrer en lutte avec les Gaulois ; ils disaient tout haut que la Gaule n'était bonne qu'à leur servir de proie[39]. Dès lors, la cause de l'indépendance gauloise, prise entre deux feux, était vaincue d'avance. Ce qui lui manqua par-dessus tout ce fut un véritable chef, un chef gaulois. Les députés de tous les peuples de la Gaule se réunirent à Reims, la capitale des Rèmes, pour délibérer en commun sur ce qu'il fallait préférer, de l'indépendance ou de la paix. Tandis que le Trévire Julius Valentinus prêche la révolte, le Rème Julius Auspex conseille la soumission. Ce dernier montre les Germains, depuis deux siècles, les bras tendus vers la Gaule, poussés contre elle par tous les genres de convoitise et n'attendant que l'insurrection des Gaulois contre Rome, pour inonder la Gaule et la mettre à rançon2[40]. Après avoir calculé les avantages de la paix et de la suprématie romaine et les risques que ferait courir l'indépendance, l'assemblée des délégués déclara solennellement, au nom de la Gaule entière, qu'elle demeurait attachée à Rome. Elle enjoignit aux Trévires qui restaient seuls soulevés, de déposer les armes et de rentrer dans l'obéissance. Puis, beaucoup de Gaulois s'armèrent spontanément pour la défense de l'Empire. Civilis, vaincu une première fois, se refit une nouvelle armée en Germanie ; en fait de Gaulois, il n'avait plus avec lui que les Trévires de Classicus et de Tutor et les Lingons de Sabinus. En 70, Vespasien envoya pour rétablir l'ordre, son parent, Petilius Cerialis. Les paroles que ce chef habile prononça pour ramener les Trévires et les Lingons dans le devoir sont à retenir : Quand nos généraux sont venus en Gaule, dit-il, ce ne fut point par esprit de cupidité, mais à la prière de vos ancêtres ; leurs dissensions meurtrières les épuisaient, et les Germains qu'ils avaient appelés, posaient déjà sur leur tête, à tous, amis ou ennemis, le joug de la servitude. Rappelez-vous nos succès sur les Cimbres et les Teutons, nos exploits glorieux contre les Germains. Si nous avons occupé les rives du Rhin, ce n'est point pour protéger l'Italie, mais pour empêcher un nouvel Arioviste de vous opprimer. Croyez-vous que Civilis, ses Bataves et les Germains d'aujourd'hui auront pour vous plus d'égards ? Les mêmes motifs d'invasion subsisteront toujours pour les Germains, la débauche, la cupidité, le besoin d'émigrer. Toujours on les verra quitter leurs solitudes et leurs marais (paludibus et solutidinibus) pour asservir vos campagnes si fertiles et vos personnes. Ne vous laissez pas éblouir par ces beaux noms de liberté et d'affranchissement... Nous ne vous demandons, pour prix de nos victoires, que les moyens de maintenir la paix pour vous ; or, pour avoir la paix, il faut des soldats ; pour des soldats il faut une solde ; pour constituer cette solde, un tribut. Le reste est commun entre nous. Vous-mêmes, le plus souvent, vous commandez nos légions ; vous-mêmes, vous gouvernez ces provinces ou d'autres. Nul privilège, nulle exclusion... Si l'empire romain venait à disparaître, que verrait-on sur la terre, si ce n'est la guerre universelle. Il a fallu huit cents ans d'une fortune et d'une discipline constantes, pour élever ce colosse qui ne pourrait être détruit sans entraîner la ruine de ses destructeurs. Et quel peuple serait, plus que vous, en péril ? vous, qui êtes le plus à portée de l'ennemi, vous qui possédez l'or et les richesses que convoite l'envahisseur ? Les révoltés furent définitivement écrasés auprès de Trèves, par Cerialis. Dans cette grande bataille, dit Dion Cassius, le nombre des morts fut tel que le cours de la rivière, — sans doute la Moselle, — fut obstrué par l'accumulation des cadavres. Velléda, que les Germains avaient honorée d'un véritable culte, fut emmenée prisonnière à Rome. Elle passa dans la légende. Chateaubriand, comme les poètes allemands, s'empara de la prestigieuse prophétesse des Bructères. Elle ne pouvait manquer de prendre place parmi les figures sculpturales de la Walhalla de Ratisbonne, puisqu'elle a voulu contribuer à repousser la civilisation hors de la Germanie. Ainsi glorifiée, Velléda est devenue, en quelque sorte, la prêtresse des Elfes, des Gnomes, des Fées et de tous les Waldleuten velus, hideux et bestiaux dont les futaies de la Germanie étaient pleines. C'est à l'occasion des événements que nous venons de résumer que Tacite prononce ce mot célèbre : Les Bataves se battent pour la gloire, les autres Germains pour le butin, les Gaulois seuls pour la liberté. (Gallos pro libertate, Germanos ad predam) : il en est aujourd'hui toujours de même ; l'histoire se recommence éternellement, sous des aspects variés. Par cette victoire, les Germains furent refoulés au delà du Rhin et le monde occidental revit pour un temps assez long la paix romaine. IV DOMITIEN ET TRAJAN.En 81, au début du règne de Domitien, les Romains n'avaient pied, sur la rive droite du Rhin, que sur des territoires peu étendus, en bordure du réseau forestier. Toutefois, ils étaient solidement installés en face de Mayence, au confluent du Mein, point qui eut, de tout temps, une grande importance stratégique. Là, ainsi que sur les pentes du Taunus, les Mattiaques, fraction, devenue sédentaire, de la nation des Cattes, avaient élu domicile ; les Romains les tenaient en respect, occupant chez eux les Aquæ Mattiacæ, aujourd'hui Wiesbade, protégé par le castellum bâti par Drusus, agrandi par Germanicus. Plus au nord, le long du Rhin, les Usipètes, les Bructères, les Chérusques avaient aussi accepté le protectorat romain ; enfin, les bouches du Rhin étaient sous l'œil des légions par les forteresses de la Lippe, de l'île des Bataves et des côtes frisonnes, point d'appui de la flottille chaque jour plus nombreuse, la classis Germanica, qui sillonnait ces parages et donnait la main à la classis Britannica de Boulogne. C'est la Gaule surtout qui bénéficiait de l'organisation militaire du Rhin. C'est elle qui fournissait la majeure partie des légionnaires et qui ravitaillait les garnisons ; les vétérans gaulois, enfin, s'installaient après leur congé, dans les colonies rhénanes. De l'Italie comme de Lyon, de Besançon, d'Augst ou de Windisch, de Langres, de Metz, de Reims, de Boulogne, de Trèves, d'incessants convois de marchandises s'acheminaient sur les routes, pour gagner les entrepôts et les comptoirs des rives du fleuve ; les légions avaient mission de protéger et de faire respecter les négociants. La batellerie marchande était considérable et il y avait des corporations de nautæ dans les ports du Rhin aussi bien que dans ceux du Rhône, de la Saône ou de la Seine. Par les garnisons, les vétérans, les marchands, les artisans et l'ancien fonds gaulois, les Gallo-Romains formèrent et demeurèrent toujours l'élément essentiel de la population des grandes places d'armes du Rhin, Augst, Strasbourg, Spire, Worms, Mayence, Coblence, Andernach, Bonn, Cologne, Neuss, Xanten, Nimègue, Leyde. Les voies pacifiques du commerce propagèrent l'influence gallo-romaine jusqu'aux contrées scandinaves. De grandes quantités de monnaies romaines de l'époque républicaine et impériale ont été trouvées dans la presqu'île du .Jutland et même en Suède. On y a recueilli aussi des vases de bronze et de verre, des armes, des bijoux, des ustensiles, des œuvres artistiques et industrielles de toute nature, qui sont de fabrication romaine ou gallo-romaine, identiques à celles des trouvailles des bords du Rhin. Ces découvertes qui se multiplient chaque jour, attestent que les ancêtres des Scandinaves étaient en communication constante, par l'intermédiaire des marchands, avec les centres les plus actifs de la civilisation romaine et gallo-romaine des bords du Rhin. La plus importante des tribus germaniques, vers la fin du Ier siècle, était celle des Cattes, naguère encore alliée des Chérusques et qui groupait autour d'elle leurs anciens clients ; belliqueuse, chaque jour plus turbulente, elle se croyait en sécurité dans les montagnes boisées de la liesse, si funestes aux Romains. Une expédition contre les Cattes était devenue nécessaire. En 83, Domitien l'entreprit et la poussa vigoureusement ; il revint triompher à Rome et recevoir du Sénat le titre de Germanicus. Les monnaies qu'il fit frapper à cette occasion représentent la Germanie en pleurs assise sur un monceau d'armes barbares. Mais les Cattes n'étaient point abattus ; ils avaient fui seulement. Les Romains partis, les bandes germaines sortirent de leurs forêts et recommencèrent leurs déprédations. Domitien fut obligé d'envoyer ses lieutenants, puis d'entreprendre lui-même, dans les années suivantes, de nouvelles campagnes qui sont rappelées par les types monétaires et par les auteurs. Frontin nous informe que les légions s'emparèrent d'une partie du territoire des Cattes et que, pour empêcher de nouvelles incursions des Barbares, elles tracèrent à travers leurs champs et leurs forêts essartées, au nord-est de l'embouchure du Mein, un retranchement ou vallum, appuyé sur une muraille fortifiée d'une longueur de 120.000 pas (176 kilomètres). Ce fut la continuation du limes ou mur-frontière de l'empire romain, commencé antérieurement dès le temps de Tibère : on devait bientôt le prolonger jusqu'au Danube. Chez les Barbares, au delà de l'Elbe et jusque sur l'Oder, la réputation des Romains et leurs conquêtes prenaient, on le devine, des proportions fabuleuses dans les récits des vaincus, transmis de bouche en bouche, de tribu à tribu. Cette lointaine et triste région était habitée notamment par les Semnons, dont la crédulité était proverbiale et qui se trouvaient, au temps de Domitien, sous l'influence absolue de la prophétesse Ganna, une héritière de Velléda. C'était elle, dit Dion Cassius, qui depuis Velléda, rendait des oracles dans le pays des Celtes. Un beau jour, Ganna et le roi des Semnons Masyos eurent la fantaisie de se rendre au camp romain pour demander à voir l'empereur. Domitien les accueillit avec honneur et bienveillance[41]. L'empereur dut aller aussi, à plusieurs reprises, sur le Danube guerroyer contre les Daces et les Sarmates. Il venait de vaincre ces derniers, lorsqu'il apprit à Rome que le gouverneur de la Germanie supérieure, Lucius Antonins, avait levé l'étendard de la guerre civile, en prenant à sa solde une troupe de Barbares. La fonte subite des glaces provoqua sur le Rhin une débâcle qui empêcha les Germains de franchir le fleuve. Les troupes demeurées fidèles réprimèrent sans peine l'insurrection. Domitien qui n'avait pas encore quitté Rome aperçut, le jour du combat, un aigle qui vint envelopper sa statue en poussant des cris de joie ; peu après, le bruit se répandit qu'Antonius avait été tué[42]. A la fin du règne, les tribus germaines englobées dans l'Empire ou qui reconnaissent le protectorat romain sont : les Cattes, vers le confluent du Mein et dans l'Odenwald, les Usipètes sur la Nidda, au nord-est de Mayence, derrière le mont Taunus ; les Tubantes, dans la même région ; les Nicerences vers le confluent du Neckar ; les Novarii et les Casuarii, sur les confins de la forêt Hercynienne. La plupart sont des nouveaux venus qui remplacent ceux qui stationnaient dans les mêmes parages au temps de Drusus et de Germanicus. L'impossibilité pour eux de franchir le Rhin leur imposait, sur la rive droite, une stabilité forcée ; le protectorat romain leur garantissait la sécurité contre les attaques des autres Germains. Au sud du Neckar, le long de la forêt Hercynienne, c'est-à-dire dans le Grand Duché de Bade et une portion de la Souabe, les puissants Marcomans étaient venus de la Bohême, réduire en servitude les populations d'origine celtique qui occupaient ce pays. Les Romains chassèrent les Marcomans et les remplacèrent par des colons Gaulois et des vétérans des armées auxquels on distribua des champs, moyennant une redevance annuelle : Ces colons retrouvèrent là, sans nul doute, les restes des vieilles populations celtiques d'autrefois, Volques et Tectosages. Cette région dénommée le désert helvétique, depuis que les Helvètes avaient franchi le Rhin pour s'installer en Suisse, fut appelée, à partir de cette époque, les Champs décumates (decumates agri) ; elle faisait partie du domaine de l'État romain. Au cœur du pays, à Rothweil, on éleva les aræ Flaviæ, qui rappelaient l'autel de Rome et d'Auguste à Lyon ; le procurateur impérial fixa sa résidence à Sumelocenna, aujourd'hui Rottenburg, à l'ouest de Tubingue. Le limes germanicus continué, engloba toute cette région. Trajan, achevant l'œuvre commencée par Domitien, fut le véritable organisateur de la frontière romaine du côté de la Germanie, à la fois sur le Rhin et sur le Danube. Il était, comme officier, depuis une dizaine d'années déjà, sur les bords du Rhin, lorsque Nerva l'ayant distingué le nomma légat de Germanie supérieure. Il sut réprimer avec prudence et fermeté les velléités de révolte des Barbares ; en raison de ses services militaires et administratifs, Nerva l'adopta comme son successeur à l'empire et l'associa à son principat dès l'an 97. A la suite d'événements sur le Rhin, au courant desquels les historiens ne nous mettent point, Nerva et Trajan prirent ensemble le titre de Germanicus. Trajan passa ensuite de la Germanie supérieure au commandement de la Germanie inférieure. Il se trouvait à Cologne en janvier 98, lorsque Nerva mourut. Demeuré seul empereur, son action n'en fut que plus active sur le Rhin. Le séjour prolongé qu'il avait fait sur la frontière l'amena à cette conviction que si Rome n'avait point d'avantage à faire la conquête de la Germanie marécageuse et forestière, il importait toutefois de ne pas laisser plus longtemps la Gaule exposée aux incessantes déprédations des Germains ; il fallait l'isoler du contact direct avec les Barbares et rendre le Rhin infranchissable pour ces derniers. Pénétré de cette idée, Trajan ne fit aucune conquête nouvelle en Germanie. Il se borna à asseoir solidement la domination romaine dans la zone militaire, et à compléter la construction du limes germanicus commencé par ses prédécesseurs. La grande muraille partait de Hönningen, en face de Rigomagus (Remagen) sur le Rhin, au confluent du Vinxbach. C'était le point qui marquait, en même temps, la limite des deux provinces de Germanie. Le limes était composé d'un large fossé ou vallum, bordé du côté romain par un levé de terre appuyé contre une haute et épaisse muraille. Au-dessus de la muraille, courait un chemin de ronde ; de distance en distance, des redans crénelés formaient saillie à l'extérieur. Plus espacés, des postes de garde (præsidia), des tours d'observation, des castella ou casernes fortifiées ; des places d'armes ou de vastes camps pour des légions entières, toutes les vingt lieues, au moins. D'Hönningen, le limes germanicus se dirigeait au sud-est, à peu de distance du Rhin, atteignait le mont Taunus à Langenschwalbach, chez les Mattiaques. Contournant la montagne, le rempart remontait à l'est jusque vers les sources du Wetter, presque parallèlement au Mein, flanqué d'une suite de præsidia, dont le plus important était à Saalburg. Sur la Nidda, Heddernheim, et sur le Mein, Iii5chst, Francfort, Kesselstadt furent aussi fortifiées et eurent des garnisons qui furent l'embryon de ces villes. Aux sources du Wetter, le rempart faisant un coude brusque, englobait la vallée de la Nidda, passait à Markijbel, pour aller rejoindre le cours du Mein à Grosskrotzenburg, près de Hanau, à quelques kilomètres à l'est de Francfort. A cet endroit, la fortification était interrompue. Le Mein, aux bords escarpés, servait de frontière depuis Grosskrotzenburg jusqu'à Altstadt. Là, près de Miltenberg, la fortification reprend, s'appuyant sur la rivière ; elle court en droite ligne vers le sud, jusqu'à Lorch, sur la Rens, à l'est de Stuttgart. En ce point, appelé ad Lunam, qui domine le Neckar (Nicer) dont le cours est entièrement englobé dans l'empire, une forteresse énorme terminait le limes germanicus, dont le parcours total depuis Hönningen était de 372 kilomètres. A la forteresse de Lorch (ad Lunam), le limes germanicus était relié au limes rhæticus qui, formant un coude avec lui, le prolongeait dans la direction de l'est jusqu'au Danube ; la muraille finissait à Abusina, aujourd'hui Kehlheim, au confluent de l'Alcimona (l'Altmühl) et du Danube, à proximité de Ratisbonne. Telle fut la limite définitivement arrêtée de l'empire romain, le seuil de la civilisation, la barrière imposée à la barbarie. A l'intérieur du limes, Trajan fortifia divers points dont sa longue expérience du pays et des Germains lui avait fait remarquer la faiblesse ; vers le confluent du Mein, il fit bâtir une forteresse appelée Munimentum Trajani que devait utiliser encore l'empereur Julien ; le cours inférieur du Neckar, occupé par des Suèves tributaires, fut aussi fortifié, et c'est peut-être à Trajan que les villes de Bade et de Heidelberg doivent leur création. Il y eut une Colonia Trajana auprès de Castra Vetera (Xanten), en face de l'embouchure de la Lippe ; enfin, quelques postes avancés, hardiment créés par Drusus ou Germanicus, furent consolidés et entretenus chez lés Germains tributaires de la rive droite, comme Amisia (Ems) et Aliso (Elsen), près de Paderborn, à proximité du théâtre du désastre de Varus. Les routes militaires qui reliaient entre eux les postes fortifiés étaient, en même temps, des voies commerciales très actives et à l'abri des coups de main et de la piraterie. On sait que ce système de défense par un vallum et une muraille crénelée, flanquée de tours et de castella, ne fut pas seulement appliqué à la défense du Rhin. Les Romains construisirent, à diverses époques, un rempart analogue en Dacie, le long du Danube ; il y eut aussi un limes en Bretagne, en Arabie et en Égypte. Les Grecs avaient appliqué le même principe à la défense de l'Attique, par la construction des Longs Murs qui reliaient Athènes au Pirée. Au fond de la Mongolie, la grande Muraille de Chine fut construite pour mettre une barrière à la marche envahissante des populations nomades de la Haute Asie. A cause d'elle, les hordes des Huns, des Turcs, des Mongols furent obligées de s'acheminer du côté de l'Occident, sur l'Europe. Les mêmes causes qui, à partir de Trajan, ont développé immensément la prospérité des villes gallo-romaines du Rhin, ont aussi engendré la richesse des populations agricoles dans les campagnes. Le travail de la terre reprend sans que les moissons, désormais, risquent d'être brûlées ou pillées par les ruées des Barbares. La population des bourgs s'accroît de colons ou de propriétaires gallo-romains et d'esclaves germains. Partout s'élèvent des monuments romains, des villas agricoles, des centres de fabrication industrielle, poteries, verreries, briqueteries, armes, bijoux, ustensiles de ménage dont on a recueilli et étudié les débris à notre époque. Non seulement on retrouve ces vestiges sur place, mais les musées des pays rhénans en sont remplis : Metz et Trèves, Strasbourg et Mayence, Bonn et Cologne et vingt autres. Les groupes de populations germaines autorisés à s'installer dans l'empire, auxquels on donne des terres à défricher dans les pays sur lesquels veillent les légions, se romanisent comme les Gaulois se sont romanisés avant eux. Mais au delà du limes, la Germanie reste inorganique, sans ville, sans monnaie, sans industrie, sans culture : la barbarie immuable ! Est-ce là ce que l'empereur Guillaume II, en octobre 1900, a voulu souligner en inaugurant, à Saalburg, dans un castellum du limes, une statue à l'empereur Antonin le Pieux et un petit musée d'antiquités romaines ? Il est permis d'en douter. Ils sont allés également contre le but qu'ils poursuivaient, ces autres invocateurs du vieux Dieu germanique, qui ont bâti avec tant d'ostentation ce temple de la Walhalla, voisin de Ratisbonne, dont nous parlions plus haut. Quiconque est allé visiter ce pastiche du Parthénon, destiné à éterniser la mémoire de la défaite de Napoléon à Leipzig, en 1813, — défaite due à une trahison allemande, — demeure stupéfait de ce défi à l'art et à l'histoire, au Romanisme et à la raison humaine. Mais, en érigeant ce monument au point même où finissait le limes romain, ne dirait-on pas que le Teutonisme a, inconsciemment, posé la borne de la Barbarie là où les Romains l'avaient plantée ? Quel singulier hasard, également, qu'à l'autre bout du limes, la Germania du Niederwald se dresse aussi, comme pour marquer la frontière vingt fois séculaire du monde civilisé ! |
[1] Histoire des Institutions politiques de l'ancienne France (éd. de 1892), t. I, p. 86.
[2] PLINE, Hist. nat., IV, 33 (18), 1 ; cf. ERN. DESJARDINS, Géographie, t. II, p. 498.
[3] Les Tongriens, par exemple, sont bien un peuple d'origine germanique et font partie de la province romaine de Germanie inférieure, et cependant ils n'ont jamais cessé d'être placés dans la Gaule et parmi les peuples gaulois. Voyez encore à ce sujet, FRODOARD, Histoire de l'Eglise de Reims, 1 (à propos de saint Gervais). Le même chroniqueur du Xe siècle, parlant de la conversion des Francs par saint Remi, place aussi Cologne dans la Gaule (FRODOARD, op. cit., I, 13) ; voyez de même RAOUL GLABER. C'est la continuation de la tradition antique en plein moyen âge.
[4] MOMMSEN, Histoire romaine, t. IX, Supplément, p. 119 (trad. Cagnat et Toutain).
[5] FLORUS, Histoire romaine, IV, 12.
[6] DION CASSIUS, LV, 1.
[7] SUÉTONE, Tibère, 9.
[8] TACITE, Annales, IV, 72.
[9] FLORUS, Histoire romaine, IV, 12 ; cf. TACITE, Annales, I, 55.
[10] DION CASSIUS, LVI, 20.
[11] FLORUS, Histoire romaine, IV, 12.
[12] TACITE, Annales, I, 61.
[13] SUÉTONE, Tibère, 18.
[14] TACITE, Annales, I, 31.
[15] TACITE, Annales, I, 43.
[16] TACITE, Annales, I, 49-50.
[17] TACITE, Annales, I, 50.
[18] TACITE, Annales, I, 57 et suivants.
[19] TACITE, Annales, I, 61.
[20] TACITE, Annales, I, 69.
[21] TACITE, Annales, I, 60.
[22] TACITE, Annales, II, 5.
[23] FRONTIN, Stratagèmes, II, 9, 4.
[24] TACITE, Annales, II, 17.
[25] TACITE, Annales, II, 24.
[26] TACITE, Annales, II, 41.
[27] TACITE, Annales, II, 88.
[28] Voyez-en le résumé et la bibliographie, à l'article Arminius de la Real-Encyclopædie de PAULY-WISSOVA (nouvelle édition, 1895).
[29] SUÉTONE, Caligula, 45.
[30] TACITE, Annales, XII, 29, 30.
[31] TACITE, Annales, XII, 28.
[32] TACITE, Annales, XII, 27.
[33] STRABON, IV, 3, 4.
[34] TACITE, Annales, XIII, 54.
[35] TACITE, Annales, XIII, 51.
[36] TACITE, Annales, XIII, 54 et suivants.
[37] MOMMSEN, Histoire romaine, t. IV, p. 152 (trad. Cagnat et Toutain).
[38] MOMMSEN, Histoire romaine, t. IX, p. 183.
[39] TACITE, Histoires, IV, 61 ; 76.
[40] TACITE, Histoires, IV, 69.
[41] DION CASSIUS, LXVII, 5.
[42] SUÉTONE, Domitien, 6.