LE RHIN DANS L'HISTOIRE

L'ANTIQUITÉ : GAULOIS ET GERMAINS

 

CHAPITRE IV. — LES PEUPLES DES DEUX RIVES DU RHIN À L'ÉPOQUE DE JULES CÉSAR.

 

 

I

CÉSAR ET LES HELVÈTES.

 

Outre les deux grands partis politiques des Arvernes et des Éduens qui se disputaient l'hégémonie de la Gaule, il s'était formé, dans l'ombre, peu avant l'arrivée de Jules César, une troisième faction qui aurait voulu, par une conspiration et un coup de main, bénéficier de la rivalité des deux autres : c'était le parti des Helvètes, les Gaulois les plus rapprochés des Germains, avec les Séquanes et les Médiomatrices.

Les Helvètes dont l'affinité gauloise est indubitable, avaient séjourné longtemps en Germanie, sur les bords du Mein et du Neckar ; une de leurs tribus, celle des Tigurins, avait même pris part à la grande invasion des Cimbres. Un demi-siècle avant l'arrivée de César, ils étaient donc encore un peuple instable et dans la barbarie germanique. Aussi, en 59 avant notre ère, ne se trouvaient-ils point en situation d'aspirer à la suprématie sur les autres peuples gaulois. Seule, l'ambition inconsidérée d'un chef pouvait leur inspirer une prétention aussi exorbitante.

Orgétorix fut ce chef audacieux. Il était le plus illustre de sa tribu par sa naissance, ses richesses, sa clientèle, les soldats qu'il entretenait et dont le nombre atteignait 10.000. Comme les rois arvernes, il rêva l'empire de toute la Gaule[1]. Il entraîna dans son projet la noblesse et les guerriers de son pays, avec d'autant plus de facilité que non seulement les Helvètes avaient le caractère belliqueux, mais ils méditaient un exode en masse.

Le voisinage des odieux Germains les inquiétait sans cesse : les Helvètes, dit César[2], ont presque tous les jours des combats à soutenir contre les Germains, soit pour repousser leurs incursions, soit en portant eux-mêmes la guerre en Germanie. Cette lutte incessante sur le Rhin leur rendait la vie dure. En outre, la population des Helvètes s'étant considérablement accrue, ils se trouvaient à l'étroit dans leurs vallées montagneuses[3]. Encore pénétrés des mœurs germaines, ils n'avaient point eu le temps de s'attacher à la glèbe qu'ils cultivaient. Bien qu'ils eussent des bourgs, ils ne faisaient que s'acheminer vers la connaissance et la mise en pratique de la propriété foncière individuelle.

La migration était donc restée chez eux, comme chez les Boïens, les Volques Tectosages et d'autres Gaulois, une sorte d'impulsion atavique. Ils voulaient plus d'espace, un pays plus grand, sous un climat moins rigoureux. D'après leurs information, le sud-ouest de la Gaule, avec ses landes immenses, encore inhabitées, leur offrirait ce home confortable et paisible.

Orgétorix entreprit d'exploiter au bénéfice de son ambition cette humeur turbulente et voyageuse des Helvètes. Le départ fut décidé. Les préparatifs auxquels on procéda méthodiquement durèrent trois ans. Il fallut rassembler une immense quantité de bêtes de somme et de chariots, récolter des céréales pour s'assurer des vivres pendant la marche, engager des négociations avec les peuples voisins. Orgétorix mit dans la confidence de ses projets, le Séquane Castic et l'Éduen Dumnorix. Ensemble, ils se flattaient de l'espoir qu'au moyen de cette ligue des trois peuples les plus puissants et les plus braves, ils soumettraient la Gaule tout entière[4]. Le projet d'Orgétorix ayant été dévoilé, il échoua et l'astucieux Helvète mourut d'une façon mystérieuse.

Mais les Helvètes, mis en goût d'aventure, ne renoncèrent pas pour cela à leur exode. Une fois suffisamment préparés, ils décidèrent, pour n'avoir point de repentir, de se fermer toute possibilité de retour. Ils incendient leurs douze villes, et leurs bourgs au nombre de 400. Ils brûlent tout le blé qu'ils ne peuvent emporter, et chaque individu reçoit l'ordre de se pourvoir de vivres pour trois mois. Ils étaient 263.000. Ils persuadent à d'autres tribus de leur clientèle de se joindre à eux : ce sont les Rauraques, des environs de Bâle, qui étaient 23.000 ; les Tulinges, au nombre de 36.000 ; les Latobriges, 14.000 ; enfin, les Boïens qui étaient 32.000, établis dans le Norique au delà des sources du Rhin. Les émigrants formaient un total de 368.000 individus dont 92.000 guerriers. Ce dénombrement fut relevé par Jules César, après la défaite des Helvètes, sur des registres qu'on trouva dans leur camp abandonné. Sur ces registres, tenus en chiffres grecs (tabulæ litteris græcis confectæ), étaient inscrits nominativement (nominatim) tous ceux qui étaient sortis de leur pays, le nombre des hommes capables de porter les armes, et séparément, les noms des enfants, des vieillards et des femmes[5].

Ces détails nous laissent entrevoir le degré de civilisation auquel était alors parvenu le peuple gaulois des Helvètes. Leur expédition est organisée avec beaucoup d'ordre, malgré le nombre considérable des émigrants, l'immense quantité de chariots chargés de vivres et de bagages, les bêtes de somme, les troupeaux. Les ancêtres des Helvètes avaient fréquenté la route du Danube et par là ils étaient restés longtemps en rapport avec les pays grecs ; ils avaient fourni aux armées helléniques des contingents de mercenaires. Le long de la voie danubienne habitaient d'autres peuples gaulois qui avaient le génie du commerce et étaient assez avancés pour battre monnaie et imiter le numéraire grec ; c'est par ces relations que les Helvètes connurent les lettres grecques numérales ; ils avaient appris à compter en grec le butin, la solde, la rançon et les contributions de guerre qu'ils avaient extorquées aux Grecs. L'Helvétie, nous l'avons vu, était une des grandes routes commerciales par laquelle les Gaulois communiquaient avec la vallée du Danube et les contrées helléniques.

Bloqués entre leurs montagnes et le Rhin, les émigrants n'avaient devant eux que deux portes, celle du pays des Séquanes, entre le Jura et le Rhône ; mais elle passait par des gorges resserrées où un seul chariot de front ne pouvait même défiler que difficilement ; on risquait d'être attaqué par les montagnards sans pouvoir se défendre. L'autre route, plus commode, était celle du pays des Allobroges et de la province romaine ; elle traversait le Rhône sur un pont, à Genève. On se flatta d'obtenir le passage de gré ou de force des Allobroges, et au sortir de l'hiver, l'immense armée s'ébranla, le cinquième jour avant les calendes d'avril, l'an de Rome 696 (58 av. J.-C.).

César averti, accourut à marches forcées, fit rompre le pont de Genève et ordonna des levées de troupes. Les Helvètes lui députent des ambassadeurs pour demander la permission de traverser la Province romaine, s'engageant à n'y commettre aucun dégât. Mais César qui avait lieu de se défier, refuse le passage. Alors, les émigrants veulent passer quand même, les uns sur des barques jointes ensemble et sur des radeaux appropriés, les autres à gué, à l'endroit où le Rhône a le moins de profondeur, les uns le jour, les autres la nuit. Ils se heurtent aux retranchements que César a fait construire sur les bords du fleuve ; ils sont forcés de rebrousser chemin.

Dans cette situation, il ne restait aux Helvètes que le passage par la Séquanie. Grâce à Dumnorix, qui avait été l'allié d'Orgétorix, ils obtiennent des Séquanes, libre parcours : ils ne commettront ni violence, ni dégât et iront s'installer au loin, dans le pays des Santons, au nord de Toulouse. Seulement, il leur fallait aussi traverser le territoire des Éduens. Ceux-ci, en même temps que les Allobroges et les Ambarres, implorent le secours de César qui accourt de l'Italie avec de nouvelles légions.

Les Helvètes étaient arrivés sur la rive gauche de la Saône, dont le cours est si paisible que l'œil ne peut en distinguer la direction[6]. Ils la traversaient ; les trois quarts de leur monde étaient déjà sur la rive droite de la rivière, lorsque César fond sur eux, les taille en pièces, les force à se réfugier dans les forêts voisines. Rapidement, le général romain jette un pont sur la Saône que son armée franchit en un jour. Les Helvètes, voyant qu'il avait suffi à César d'une journée pour ce passage qu'ils avaient eu beaucoup de peine à effectuer en vingt jours, sont atterrés ; ils essayent de négocier. Ils envoient à César, l'un de leurs chefs, Divicon, qui promet que les Helvètes iront s'installer dans le pays qu'il plaira à César de leur assigner.

Les négociations ayant échoué et les intrigues de Dumnorix ayant été dévoilées à César par les Éduens eux-mêmes, il fallut de nouveau combattre. César réapprovisionne ses troupes à Bibracte, en dépit du mauvais vouloir de beaucoup d'Éduens, puis, avec ses lieutenants il fond sans tarder sur l'ennemi. La bataille fut acharnée. A la fin, la lutte était concentrée à l'endroit où les bagages des Helvètes avaient été mis en réserve. Près des bagages, on combattit encore bien avant dans la nuit, car les Helvètes s'étaient fait un rempart de leurs chariots, et lançaient d'en haut une grêle de traits sur les assaillants, tandis que d'autres, entre ces chariots et les roues, nous blessaient de leurs javelots et de leurs flèches.

Enfin, les Romains s'emparent du camp ennemi. Les Helvètes, encore au nombre de 130.000, se retirent vers le nord ; marchant jours et nuits ils parviennent, le quatrième jour, sur le territoire des Lingons. César les poursuit. Un certain nombre d'entre les ennemis essaye de s'enfuir du côté de l'est pour regagner le Rhin. Ils sont ramenés par les habitants des pays qu'ils veulent traverser. Vaincus, ils implorent leur pardon.

César enjoignit aux Helvètes, aux Tulinges, aux Latobriges de retourner dans le pays d'où ils étaient partis. Comme il ne leur restait plus de vivres et qu'ils ne devaient trouver chez eux aucun moyen de subsistance pour apaiser leur faim, il ordonna aux Allobroges de leur fournir du blé. Il força les Helvètes à reconstruire les villes et les bourgs qu'ils avaient incendiés. Ces choses furent exigées pour éviter que le pays d'où les Helvètes s'étaient éloignés restât désert, et que les Germains d'outre-Rhin, attirés par la fertilité du sol, ne quittassent leur propre pays pour venir s'installer à la place des Helvètes ; il ne voulait point que les Germains devinssent ainsi les voisins de la Province romaine et des Allobroges[7].

Les Gaulois délivrés du danger germanique, considérèrent la victoire de César sur les Helvètes, comme un succès pour eux-mêmes. Des délégués de presque toute la Gaule vinrent féliciter et remercier solennellement le vainqueur qui fut proclamé le sauveur de la Gaule entière[8]. Puis, les députés demandèrent à César l'autorisation de convoquer le concilium totius Galliæ, ce qui leur fut accordé.

 

II

LES BOÏENS ET LES TECTOSAGES.

 

A la suite de l'aventure des Helvètes à laquelle ils s'étaient si imprudemment mêlés, les Boïens désemparés, nous dit César, reçurent l'autorisation de s'installer sur une portion du territoire des Éduens qui leur fut bénévolement concédée par ces derniers. On leur donna des terres et ils partagèrent plus tard les droits et la liberté des Éduens eux-mêmes[9]. Ces Boïens n'étaient qu'un essaim détaché de la puissante nation celto-gauloise qui occupe une place si considérable parmi les peuples migrateurs, durant les siècles qui précèdent la conquête romaine. Leurs pérégrinations et leurs cantonnements multiples sont très incertains ; les savants ont fait à leur sujet vingt hypothèses. Voici ce qui est le plus probable.

Ils vinrent des steppes de la Sarmatie en remontant la vallée du Danube, comme leurs voisins les Volques, dont les aventures sont pareilles. Au début du IVe siècle, les uns et les autres font partie de l'empire d'Ambigat. Ils sont installés dans les pays du moyen Danube, en Bohême, en Bavière et dans la région comprise entre les Alpes, la forêt Hercynienne, le Mein et le haut Rhin. Par cette frontière ils prirent contact avec les Helvètes, après que ceux-ci eurent franchi le Rhin, pour occuper eux-mêmes le bassin de l'Aar. Il est naturel de supposer que c'est des sources du Danube et du Rhin qu'une partie des Boïens et des Volques vint en Gaule par le Frikthal qui, nous l'avons vu, conduit à la Trouée de Belfort et fut toujours un chemin d'invasion et de commerce.

Ceux d'entre les Boïens qui passèrent en Gaule n'y séjournèrent point : si l'on en croit la tradition recueillie par Tite-Live, Bellovèse les emmena en Italie, au nombre de 112 tribus ; entraînant avec eux une partie des Lingons, ils franchirent le col du Grand-Saint-Bernard et descendirent dans la vallée du Pô, où ils fondèrent Milan. C'est probablement vers le même temps qu'un autre rameau de Boïens s'en alla en. Aquitaine où il se fixa le long du golfe de Gascogne. On se demande enfin si un troisième essaim, se dirigeant vers le nord-ouest, ne finit point par échouer en Normandie, sous le nom de Baiocasses.

Ceux d'Italie, après avoir chassé les Ombriens et les Etrusques, devinrent la terreur des Romains ; ils furent les principaux auxiliaires d'Annibal. Refoulés vers le nord et Pest, dans de longues et sanglantes guerres, ils furent obligés de chercher leur domaine d'expansion dans la région danubienne, d'où ils étaient venus jadis. Leur valeur guerrière et les montagnes de la forêt Hercynienne les protégèrent contre l'invasion des Cimbres et des-Teutons, mais certaines de leurs tribus se laissèrent entraîner par l'avalanche des barbares, passèrent avec eux dans le Norique et s'emparèrent de Noreia, ce dont les Romains leur surent mauvais gré.

Dans la basse vallée du Danube, les Boïens se trouvèrent en conflit avec un rameau, celtique comme eux, les Gètes ou Daces, dont l'empire englobait alors la Roumanie actuelle et les rives occidentales de la mer Noire. Le roi des Gètes, Bœrebistas, les écrasa et le pays qu'il les força d'abandonner, devenu vide d'habitants, s'appela longtemps, dit Pline, deserta Boiorum. Les Boïens se concentrèrent dès lors en Bohême ; mais ils ne devaient pas tarder à y être molestés et subjugués par la puissante tribu germanique des Marcomans ; ceux d'entre eux qui refusèrent de se plier sous le joug de Marbod, remontèrent le Danube et s'installèrent auprès de leurs frères de race, en Bavière et vers les sources du Rhin et du Mein, c'est-à-dire à la lisière de la forêt Hercynienne, dans le voisinage des Vindelici, des Rœti et des Helvètes. Boiodurum, dont le nom signifie forteresse des Boii, était un oppidum des Boïens, au confluent de l'Inn (Œnus) et du Danube. C'est aujourd'hui la ville bavaroise d'Innstadt, près de Passau.

Les Bavarois et les Bohémiens doivent leurs noms à cette puissante nation celtique des Boïens, dont ils sont issus en grande partie. La forme donnée au nom des Boïens par les écrivains grecs, est Βοΐοι ; Ptolémée dit même Βοιοί Γαλλοί ; les Latins disent Boii. De ce nom paraissent dérivés celui de Boioarii ou Baioarii qui désigne les Bavarois, et aussi celui de Boiocasses ou Baiocasses, les habitants du pays de Bayeux. Quant au nom de la Bohême, Βοΐοαιμον, Boienium ou Boihenium, on y retrouve aisément les deux éléments, — le second germanique, — qui donnent à ce nom le sens de demeure ou habitat des Boii (Boio-heim)[10].

On voit par ce qui précède pour quels motifs impérieux les Boïens, cantonnés vers les sources du Rhin et du Danube, sollicitèrent des Helvètes la permission de les suivre dans leur migration en Gaule : ils étaient pourchassés par les Germains. Les Helvètes ayant été vaincus et renvoyés dans leur pays, les Éduens obtinrent de César que les Boïens fussent autorisés à s'installer sur une portion inhabitée (ager publicus) de leur propre territoire. Ils les confinèrent dans un coin forestier du Bourbonnais, à charge pour eux de défricher la forêt, de payer tribut et de garder cette frontière contre les tentatives des Arvernes. Les Éduens s'incorporèrent ainsi les Boïens comme les Médiomatrices s'adjoignirent les Triboques : c'était pour ces peuples une façon de grossir le nombre de leurs clients, de leurs tributaires et de leurs auxiliaires de guerre et de labour.

Les Volques furent, comme les Boïens, une puissante nation celto-gauloise fixée, au ve siècle, dans la région moyenne du Danube qu'elle avait remonté plus anciennement. Partagés aussi en plusieurs groupes de tribus, les uns pénétrèrent en Gaule par la Suisse et la Trouée de Belfort, d'autres allèrent s'installer aux pieds des Pyrénées ; un de leurs rameaux, les Tectosages, s'établit entre les Ligures et les Ibères, sur les côtes de la Méditerranée et le long de la Garonne. Parmi ces derniers, les Tolosates laissèrent leur nom à la ville de Toulouse. D'autres Volques enfin choisirent comme habitat la basse vallée du Rhône, où ils sont désignés par les Romains sous le nom de Volques Arécomices : tous, clients des Arvernes, firent bon accueil à Annibal.

Les Volques et les Boïens du Danube essaimèrent en Grèce, en Thrace et passèrent en Asie-mineure où ils fondèrent le royaume galate composé des trois grandes tribus qui conservèrent leurs noms : les Tolisto-Boïens, les Tectosages et les Trocmes.

Une autre fraction des Tectosages demeura à côté des Boïens, sur la lisière de la forêt Hercynienne, aux sources du Danube, ainsi que César nous en informe. Ces Tectosages sont encore mentionnés dans ces mêmes cantons sous le nom de Tolosates, à la fin des temps antiques, par Isidore de Séville. Enfin, la nation moderne des Valaques a aussi pour ancêtres des tribus volques descendues dans les plaines de la Dacie.

De tous les peuples celto-gaulois, les Boïens et les Volques sont ceux qui, par la vallée du Danube, eurent le contact le plus immédiat avec les pays helléniques. Ces rapports furent à la fois commerciaux et guerriers. Les historiens qui ont raconté les invasions dévastatrices des Gaulois en Grèce, en Macédoine et en Thrace et leur attentat sur Delphes, en 279 avant J.-C., n'ont pas insisté suffisamment sur le rôle commercial de ces peuples échelonnés le long du Danube, véritable trait d'union entre la Gaule et l'Orient hellénique, et en même temps, héritiers des anciens Celtes qui créèrent les stations du commerce de l'ambre jusqu'à la Baltique.

Ainsi que nous l'avons fait ressortir plus haut, les routes stratégiques furent toujours les voies du commerce, et s'il est un chemin qui, à toutes les époques de l'histoire, fut suivi par les invasions et les armées, c'est bien celui qui, par la Trouée de Belfort et le bassin de l'Aar, conduit au lac de Constance, passant à Winterthur (Vitodurum), pour atteindre Bregenz (Brigantia), puis le Danube. C'est aussi par cette voie que passaient incessamment 'ces troupes de mercenaires gaulois qui allaient vendre leur sang aux grandes monarchies de l'Orient grec ou asiatique. Par la vallée de la Morava (le Margus), puis celles du Vardar (l'Axius) ou de la Strouma (le Strymon), ils aboutissaient au golfe de Salonique ou d'Orfano, sur la mer Égée. De ces expéditions aventureuses, les soldats gaulois rapportaient, par le même chemin ; l'or qu'ils avaient gagné ou pillé. Ce fut surtout, à partir du IIIe siècle avant notre ère, des statères d'or de Philippe et d'Alexandre, des tétradrachmes d'argent d'Alexandre, de Thasos, de Maronée, d'Audoléon, roi de Piconie. Les Gaulois des bords du Danube et des sources du Rhin, les Boïens, les Volques, les Helvètes imitèrent ces monnaies. Ils frappèrent des pièces d'or et d'argent, de travail rude et de style barbare, parmi lesquelles il en est qui portent les noms de plusieurs de leurs rois. Ce monnayage, si grossier qu'il soit, est à signaler et nous y reviendrons plus loin, parce que tout monnayage régulier et systématisé est l'indice d'un État en possession des rouages d'une civilisation compliquée. Les peuples gaulois ont des ateliers monétaires ; les tribus germaniques n'atteignirent jamais à ce degré de développement social.

 

III

LES RAURAQUES ET LES SÉQUANES.

 

Les voisins des Helvètes, sur la rive gauche du Rhin, étaient les Rauraques, qu'ils entraînèrent dans leur migration avortée. Leur pays comprenait à peu près le canton de Bâle actuel et toute l'Alsace du nord, c'est-à-dire le Sundgau jusqu'à Colmar ou Argentovaria, aujourd'hui Horbourg (à deux kilomètres de Colmar). Gomme, au moment de la migration, ils étaient seulement 23.000, il Faut en conclure, ou bien qu'une portion seulement d'entre eux prit part à l'exode ou que leur pays était très peu peuplé. La forêt de la Hart qui longe le Rhin, depuis Mulhouse jusqu'à Colmar, les Vosges, les bois des collines du Jura, du comté de Ferrette et des environs de Bâle, étaient beaucoup plus étendus que de nos jours et descendaient plus bas dans la plaine.

Les Rauraques bien que s'étant alliés aux Helvètes n'étaient point une tribu d'Helvètes ; ils étaient des Séquanes. César les englobe dans la grande nation des Séquanes ; voilà pourquoi c'est sans les nommer qu'il énumère les peuples dont le Rhin baigne les territoires : les Attuates (pays de Coire), les Helvètes, les Séquanes, les Médiomatrices, les Triboques, les Trévires. Argentovaria (Colmar) est donnée par Ptolémée comme une station de la cité des Rauraques ; elle se trouvait aux confins du pays des Médiomatrices. C'est donc par leur tribu des Rauraques que les Séquanes touchaient au Rhin.

Mais bientôt, et dès le début de la domination romaine, les Rauraques devaient prendre plus d'importance, à cause des légions qui tinrent garnison chez eux, en raison aussi des routes commerciales et militaires qui vinrent se croiser dans leur pays et dont les Romains améliorèrent et développèrent sans cesse le réseau. Le territoire des Rauraques fut toujours un carrefour de routes. Dès avant de fonder la colonie romaine de Lyon, L. Munatius Plancus vint installer chez les Rauraques une colonie qui prit, sous Auguste, le nom de colonia Augusta Rauracorum (Augst) ; ses ruines attestent son importance. Bâle lui fut substituée plus tard. Le pays des Rauraques, élevé au rang de civitas, fut indépendant des Séquanes de la Franche-Comté. Quoi qu'il en soit, au moment de l'arrivée de Jules César, des populations gauloises sédentaires, les Helvètes, les Rauraques et les Séquanes occupaient d'une manière indiscontinue toute la Suisse rhénane et toute la Haute-Alsace.

Les Séquanes, voisins des Helvètes, du côté de l'ouest, installés en Gaule plusieurs siècles avant eux, plus cultivés et plus puissants, avaient pour capitale Vesontio (Besançon). Leurs confins étaient, à grands traits, le Rhin jusqu'à Colmar, les Vosges, le versant occidental du Jura, la Saône qui les séparait des Éduens, enfin les dernières pentes des Faucilles et du plateau de Langres. Ils avaient fort à faire pour défendre leur frontière du Rhin contre les Germains avec lesquels, — César nous le dit, — ils étaient continuellement en guerre. Pourtant, le cas échéant, ils trouvaient leur compte à prendre des Germains à leur service, comme soldats mercenaires, bergers, serviteurs à gages. C'est ce qu'ils firent avec les Suèves d'Arioviste qui les aidèrent à battre leurs voisins, les Éduens. Mais ils eurent lieu, bientôt, de se repentir d'avoir ainsi attiré chez eux les Barbares d'outre-Rhin.

C'est par l'intermédiaire des Séquanes aussi bien que par celui des Rauraques et des Helvètes, que se faisait tout le commerce de la Gaule avec la vallée du Danube, la Macédoine et la Grèce. D'autres voies commerciales, venant de la vallée du Rhin et de la Moselle passaient par le pays des Séquanes pour gagner les cols des Alpes, chez leurs voisins du sud, les Allobroges. Si l'industrie moderne a creusé le canal du Rhône au Rhin, nous ne devons pas oublier que les Romains avaient projeté de réunir la Saône à la Moselle. Du Rhin par la trouée de Belfort ou Porte de Bourgogne, on gagnait facilement la vallée du Doubs et celle de la Saône, c'est-à-dire Lyon, la capitale romaine de la Gaule.

D'un autre côté, les marchands passaient du bassin de la Seine dans celui du Rhône, en traversant par colportage le pays des Lingons. Un droit de péage sur les bateaux de la Saône fut, au témoignage de Strabon, l'objet de vives contestations entre les deux peuples riverains, les Eduens (cité d'Autun) et les Séquanes (cité de Besançon). C'est du pays des Séquanes, nous dit le même géographe, que provenait le meilleur porc salé qu'on mangeait à Rome, de son temps.

 

IV

ARIOVISTE.

 

Pour lutter plus efficacement contre leurs rivaux et reprendre l'hégémonie sur toute la Gaule, les Arvernes et les Séquanes commirent l'imprudence d'attirer chez eux les Germains d'outre-Rhin. Après une lutte de plusieurs années pour la prééminence, raconte César[11], les Arvernes unis aux Séquanes, attirèrent les Germains en leur offrant des avantages. Tout d'abord, 15.000 Germains passèrent le Rhin ; la fertilité du sol, la civilisation, les richesses des Gaulois ayant charmé ces hommes grossiers et barbares (feri ac barbari), il s'en présenta un plus grand nombre, si bien qu'il y en eut bientôt jusqu'à 120.000. On les avait encouragés par l'appât du gain et du salaire (mercede).

Les Gaulois laissèrent ainsi les populations germaniques s'infiltrer chez eux et s'installer sur leur sol trop hospitalier. Nous assisterons au même phénomène tout le temps que durera l'Empire romain ; incessamment, nous verrons des colonies de Germains s'établir en Gaule jusque dans nos provinces de l'Ouest et en Normandie, avec la tolérance des populations ou l'autorisation des empereurs.

Bientôt, les Germains d'Arioviste deviennent de plus en plus arrogants et exigeants. On dit pu encore, sans doute, leur donner des forêts à défricher ; mais à présent, ce sont des champs en culture (agri) qu'ils réclament, eux qui auparavant, en Germanie, n'avaient mené qu'une vie de pauvres hères ou de maraudeurs ; depuis quatorze ans, disait Arioviste, les Germains qu'il commandait n'avaient jamais couché sous un toit.

Les Gaulois, débordés par leurs protégés, inquiets du nombre des Suèves, n'étant plus maîtres chez eux, se sentent menacés d'être dépossédés de leurs terres et de leurs biens ; il leur faut aviser aux moyens de se débarrasser de ces hôtes incommodes. Mais les Germains refusent de partir. Les Éduens, les Séquanes et les Arvernes, après les avoir attirés ou laissés venir, se trouvent acculés à la nécessité de les chasser à main armée. On leur livre bataille ; les Éduens et leurs alliés sont battus dans deux combats. Alors Arioviste, chaque jour plus insolent, s'installe en maître chez les Séquanes, sans doute dans la Haute-Alsace ; il occupe toutes leurs villes ; parlant des pays où il séjourne, il les appelle sa Gaule (sua Gallia), sa propriété par droit de conquête[12].

Il fallut recourir aux Romains. Arioviste, roi des Germains, dit l'Éduen Divitiac envoyé auprès de Jules César, s'est établi chez les Séquanes ; il s'est emparé du tiers de leur territoire qui est le meilleur de toute la Gaule, et il leur ordonne à présent d'en abandonner un autre tiers à 24.000 Harudes... Il arrivera dans peu d'années que tous les Gaulois seront chassés de leur pays, et que tous les Germains auront passé le Rhin, car le sol de la Germanie ne saurait entrer en comparaison avec celui de la Gaule, non plus que la manière de vivre des deux nations... La tyrannie d'Arioviste ne peut être plus longtemps supportée. Si César et le peuple romain ne viennent pas à leur secours, tous les Gaulois n'ont plus qu'une chose à faire à l'exemple des Helvètes, ils émigreront de leur pays, chercheront d'autres terres et d'autres demeures éloignées des Germains et tenteront la fortune, quel que soit le sort qui les attende... César, avec le nom du peuple romain, peut empêcher qu'un plus grand nombre de Germains ne passent le Rhin ; qu'il défende la Gaule entière contre les violences d'Arioviste ![13]

César qui ne demandait pas mieux que d'intervenir écouta avec une bienveillance empressée les supplications de Divitiac. Il jugea qu'il y avait danger pour la République à laisser les Germains s'habituer à passer le Rhin et à venir en grand nombre dans la Gaule. Ces peuples grossiers et barbares, une fois en possession de la Gaule entière ne manqueraient pas, sans doute, à l'exemple des Cimbres et des Teutons, de se jeter sur la Province romaine et de là sur l'Italie[14].

César raconte avec une insistance calculée que ce fut à la requête des députés de tous les peuples de la Gaule, réunis en assemblée générale (concilium totius Galliæ), qu'il marcha contre les Suèves. Les tribus germaines s'étaient ébranlées derrière Arioviste, comme auparavant avec les Cimbres et les Teutons, comme elles s'ébranleront cinq siècles plus tard derrière Attila, comme elles s'ébranlent aujourd'hui derrière un Hohenzollern : l'histoire est un perpétuel recommencement. Dans l'armée d'Arioviste, il y avait les Suèves, les Harudes, les Marcomans, les Triboques, les Vangions, les Némètes, les Séduses. Toute la ligne du Rhin était menacée. Au moment d'entrer en campagne, César reçut une députation des Trévires qui venait l'informer que cent cantons ou groupes de clans des Suèves (pagos centum Suevorum), campés sur la rive droite du fleuve, tentaient de le traverser, sous la direction de Nasua et de Cimber. César risquait d'être débordé ; il s'empressa d'occuper la place forte de Vesontio (Besançon), puis il invita Arioviste à une entrevue. Si César a quelque chose à me dire, qu'il vienne me trouver, répond le Barbare ; je ne suis pas son inférieur et c'est à celui qui a besoin d'un autre à se déranger.

Arioviste était, comme tant d'autres chefs indigènes, anciens et modernes, un barbare frotté de civilisation. Il s'intitulait roi des Germains, comme Attila, roi des Huns. Il avait habité Rome ; les Romains lui avaient reconnu le titre de roi, et César, alors consul, l'avait fait placer par le Sénat au nombre des amis et des alliés du peuple romain (rex atque amicus a Senatu appellatus). La langue parlée par les Suèves était une langue germanique, mais César nous dit qu'Arioviste avait appris le gaulois durant son séjour prolongé en Gaule. Les formes extérieures. de civilisé qu'il avait contractées dans sa fréquentation des Romains et des Gaulois ne parviennent pas toujours à maîtriser son tempérament de Germain : de temps à autre il a des échappées de colère, des caprices de violence et de cruauté. Son nom seul, quand il est prononcé, épouvante les Gaulois parce qu'il évoque les actes de férocité qu'il a commis à leur égard. Grisé, mis hors de lui par ses succès inespérés, il croit que désormais rien ne peut plus lui résister, et son insolence n'a plus de-bornes.

Les honneurs qu'il a reçus du Sénat et dont il est extrêmement fier, loin d'amener son cœur aux Romains, n'ont fait que le gonfler d'orgueil. Il veut traiter d'égal à égal avec Jules César. Quand ce dernier, à diverses reprises, lui fait proposer une entrevue, il se défie, en barbare ; il croit qu'on veut le faire tomber dans un guet-apens. Afin de le rassurer il faut choisir pour l'entrevue un tertre au centre d'une vaste plaine nue ; chacun des deux chefs ne devra être accompagné que de dix hommes.

César demande au chef barbare comme condition de paix, de ne plus molester les Éduens et leurs alliés, de rendre les otages, et s'il ne peut renvoyer chez eux aucune partie des Germains, qu'au moins il ne permette pas à d'autres de passer le Rhin. Arioviste répond en faisant valoir cette considération qu'il n'a passé le Rhin qu'à la prière et à la sollicitation des Gaulois eux-mêmes ; que les contrées qu'il occupe en Gaule lui ont été concédées par les Gaulois, de leur plein gré. Si César consent à s'éloigner, il se mettra lui-même à la disposition et à la solde des Romains ; il combattra pour eux partout où César voudra porter la guerre. Les Cimbres et les Teutons avaient, autrefois, fait une offre de services analogue à Marius.

Telle était déjà la déloyauté des Germains que le colloque de César et d'Arioviste fut rompu brusquement par une attaque des cavaliers barbares. Le lendemain, le chef des Suèves, comme si rien ne s'était passé, fit redemander à César une nouvelle entrevue que le général romain refusa. De la part d'Arioviste c'était un moyen de gagner du temps, parce que les sorcières qui accompagnaient son armée et qu'il avait consultées, avaient déclaré qu'il ne fallait pas engager la bataille avant la nouvelle lune.

Le combat fut acharné. Les Germains presque nus, poussant d'horribles cris, se précipitèrent en désordre ; ce fut une ruée en rangs serrés : il y eut un corps à corps terrible ; les Barbares déchiraient les chairs de leurs adversaires avec leurs dents. Leurs cavaliers agiles sautaient de leurs montures, de temps à autre, pour combattre à pied, puis couraient rejoindre leurs chevaux afin de se porter sur un autre point[15]. Refoulés par les légions, les Barbares se réfugièrent dans leur camp protégé par une enceinte d'équipages et de chariots. Placées sur ces bagages, les femmes tendaient les bras aux soldats qui combattaient, en les conjurant de ne point les laisser tomber en esclavage aux mains des Romains 2[16].

Sur le point d'être fait prisonnier, Arioviste s'enfuit avec ses cavaliers et réussit à regagner la rive du Rhin. Quelques Germains, raconte César, confiants dans leur force musculaire essayèrent de passer le fleuve à la nage, d'autres se sauvèrent sur des barques ; de ce nombre fut Arioviste qui, trouvant une nacelle attachée au rivage, s'échappa ainsi. Tous les autres furent taillés en pièces par notre cavalerie qui s'était mise à leur poursuite.

C'est auprès de Cernay, dans la lande aride appelée Ochsenfeld, le champ des Bœufs, qu'on s'accorde à placer le lieu de la bataille. C'était, dans tous les cas, à 50.000 pas du Rhin, dans la trouée de Belfort, vers le débouché des vallées de la Doller et de la Thur. L'ancienne voie romaine de Besançon à Brisach traverse cette plaine. Les habitants de la rive gauche du Rhin, voyant les Suèves épouvantés, les poursuivirent et en tuèrent un grand nombre[17]. C'est vraisemblablement à Brisach, à la limite du pays des Séquanes, qu'Arioviste repassa le Rhin[18].

Le souvenir de ce grand drame historique s'est longtemps conservé dans la tradition populaire du pays : les plaintes du vent qui souffle parfois avec violence dans la bruyère passaient naguère encore, prétend-on, pour être les gémissements des hordes d'Arioviste qui blanchirent la plaine de leurs ossements[19].

La victoire de César eut un retentissement immense en Gaule et en Germanie. Elle contribua, plus que tout autre événement, à faciliter l'établissement de la domination romaine. Les Gaulois qui n'avaient cessé, séculairement, d'être molestés ou envahis par les Germains et se rappelaient les terribles ravages des Cimbres et des Teutons, cinquante ans auparavant, considérèrent Jules César comme un libérateur. La Gaule avait été sur le point de redevenir la proie des Germains. César lui évita cette calamité, mais la rançon fut la conquête de la Gaule par les Romains.

Quelques années plus tard, après avoir abattu la puissance de Vercingétorix, Jules César fit frapper des monnaies dont les types rappellent ses victoires. Parmi ces pièces, il est un denier sur lequel on lit CAESAR ; le type représente un éléphant, c'est-à-dire l'emblème parlant du nom de Cæsar, qui écrase sous l'un de ses pieds un serpent. Ce reptile héraldique qui dresse la tête, la gueule béante, est l'image de l'étendard sacré des bandes d'Arioviste. C'était une espèce de dragon en baudruche avec des imbrications articulées. On le portait dans les combats au bout d'une perche et parfois le vent qui s'engouffrait dans sa gueule y faisait entendre un sifflement que les Germains croyaient susceptible de faire peur aux légions.

 

V

LES MÉDIOMATRICES. - LES TRIBOQUES. - LES NÉMÈTES. - LES VANGIONS.

 

Depuis Colmar (Argentovaria), toute l'Alsace du bassin inférieur de l'Ill et, au delà de Strasbourg, tout le bas pays, au moins jusqu'au confluent de la Queich, à Landau et Germersheim, faisait partie du vaste territoire des Médiomatrices. Le nom de ce peuple paraît signifier ceux dont le pays est partagé par le cours de la Matra, aujourd'hui la Moder, qui passe à Haguenau et se jette dans le Rhin, à 5 lieues au-dessous de Strasbourg.

Si nous sommes certains que la limite du territoire des Médiomatrices s'étendait, au sud, le long du Rhin, jusqu'au pays des Séquanes, c'est-à-dire jusqu'à Colmar[20], nous n'avons aucune donnée historique qui permette de fixer au nord, sur le fleuve, la frontière médiomatrice primitive ; elle a dû s'étendre jusqu'en face de l'embouchure du Neckar et même au delà, avant que les Némètes et les Vangions prissent possession du pays de Spire et de Worms.

Les Médiomatrices sont classés parmi les peuples gallo-belges ; ils franchirent le Rhin avec les Leuques et les Hèmes, environ trois siècles avant notre ère. Ils s'étendirent jusqu'au delà des Vosges ; se dirigeant vers l'ouest ils dépassèrent le col de Saverne, occupèrent tout le bassin supérieur et moyen de la Moselle et une portion de celui de la Meuse. Leur capitale fut Divodurum (Metz), à la jonction des vallées de la Moselle et de la Seille. Cette place centrale de leur pays devint, à l'époque romaine, et sans doute déjà auparavant, le nœud de routes nombreuses qui fuyaient dans toutes les directions : du côté d'Argentoratum (Strasbourg) ; de Tullum (Toul) et d'Andemantunum (Langres) ; de Durocortorum (Reims) ; du côté de Trèves, Mayence et Cologne.

Le territoire des Médiomatrices comprenait, outre Divodurum, des centres de marchés, de grands relais d'étapes ou des bourgs fortifiés sur les hauteurs, comme Ibliodurum, près de Rezonville, et Brocomagus, au nom bien gaulois, aujourd'hui Brumath, sur la Zorn, au-dessous de Saverne. L'oppidum de Viridunum (Verdun) sur la Meuse, faisait aussi partie du pays des Médiomatrices. Leurs voisins étaient les Trévires (Trèves), les Rèmes (Reims) et les Leuques (Toul).

C'est sans doute aux Médiomatrices plutôt qu'aux Trévires qu'appartenait le vieil oppidum gaulois dont on a, il y a peu d'années, étudié les ruines sur le plateau montagneux qui domine le bourg de Deidesheim. Les fouilles qu'y a entreprises la Société historique de Spire n'ont exhumé que des débris gaulois, et l'on a justement fait remarquer la similitude des murs et des autres débris découverts à Deidesheim et, un peu plus loin, à Durkheim, avec ceux du mont Sainte-Odile, de la forêt de Dabo, du mont Beuvray près d'Autun, et des autres oppida qui couvraient le sol de la Gaule.

Sur la majeure partie de ses frontières, le pays des Médiomatrices était entouré de vastes forêts qui se rattachaient à l'Ardenne et aux Vosges. Aujourd'hui encore, des bois s'étendent de la Rosselle à la Nied, affluents de la Sarre. Ils se prolongent au loin vers l'ouest. Les forêts actuelles de Moyeuvre, de Caldenhoven et de Warndt ne sont plus que de faibles vestiges de celles qui, à l'époque ancienne, enserraient le pays presque de trois côtés[21].

Les Vosges, les Basses-Vosges, la Hardt palatine dont les crêtes et les pentes étaient boisées, déversaient dans l'immense plaine ondulée et agricole du pays des Médiomatrices, les rivières qui vont, les unes directement dans le Rhin, les autres dans la Moselle. Depuis Argentovaria jusqu'à Spire et Worms, sur la rive gauche du Rhin, s'échelonnent de nombreux cours d'eau dont le confluent était singulièrement favorable aux invasions en masse aussi bien qu'aux débarquements individuels. C'est la portion du grand fleuve où les Anciens se faisaient un jeu de la navigation. C'est aussi le pays des asperges sauvages, des oignons, des choux et autres plantes maraîchères qui nourrissent aussi bien l'homme que les animaux rongeurs et ruminants.

De même que leurs voisins, les Leuques et les Rèmes, à l'époque de César, les Médiomatrices étaient depuis longtemps sédentaires. Mais pour les raisons que nous venons d'indiquer, aucun autre des peuples de la Gaule ne fut, plus qu'eux, exposé aux infiltrations et aux invasions des Germains d'outre-Rhin. Chaque jour, ceux-ci traversaient le fleuve par unités, par familles, par roulottes, par clans, sollicitant humblement la faveur de s'installer sur des terres sans maîtres et à la lisière des forêts, offrant leurs services pour défricher, garder les troupeaux, chasser les fauves. D'autres fois, c'étaient de terribles bandes de brigands accourus pour une razzia et s'en retournant, le coup fait, avec leur butin.

Au nombre des tribus germaniques qui figuraient dans l'armée d'Arioviste, Jules César cite les Triboques, les Némètes et les Vangions. Après que le chef barbare eut repassé le Rhin, les débris des hordes qui ne réussirent pas à le suivre, descendirent le long de la rive gauche du fleuve sur le territoire des Médiomatrices et s'empêtrèrent dans le dédale des alluvions marécageuses et forestières qui entouraient, bien plus qu'aujourd'hui, les estuaires de l'Ill, de la Moder, de la Sauer, de la Lauter, de la Queich ; des bandes paraissent avoir réussi même à descendre plus bas dans la direction de Mayence.

Ce fut alors que les Triboques, dépaysés et errants, obtinrent des Médiomatrices et de Jules César la permission de se fixer sur la rive gauche du Rhin, dans la plaine inculte, paludéenne et boisée, à peu près vide d'habitants, où ils étaient parvenus. Les Médiomatrices leur donnèrent asile, de la même façon que les Éduens avaient accueilli les Boïens, après la déconfiture des Helvètes. On citerait aisément des épisodes analogues dans l'histoire des colonies de l'Afrique ou de l'Amérique contemporaines.

Ces Triboques des bords du Rhin ne pouvaient être qu'une petite et pauvre tribu de miséreux, des fuyards, bien aises qu'on leur fit une place dans les marécages de la Moder ou les clairières de la forêt Sainte de Haguenau. Ils n'ont pu, quoi qu'on en ait dit, fonder Strasbourg, puisque le nom primitif de cette ville est purement gaulois ou gallo-romain, Argentoratum. Nous verrons que le nom, peut-être germain, de Strasbourg, ne paraît pas avant l'époque mérovingienne.

Ce sont bien des terres incultes ou marécageuses qu'on accordait aux Germains lorsqu'on les installait en Gaule. La preuve en est que plus tard, les vétérans de l'armée romaine, devenus colons après 30 ou 40 ans de service, se plaignent qu'à eux-mêmes on assigne pour terres à cultiver (agri), des marais impraticables ou des roches incultes (fuligines paludum vel inculta montium)[22]. On ne pouvait pas traiter des Germains vaincus et errants, mieux que les vétérans des légions. César qui cite les Triboques, les Vangions, les Némètes au nombre des tribus entraînées par Arioviste, ne mentionne que les Triboques parmi les peuples rhénans installés entre les Médiomatrices et les Trévires. On leur attachait peu d'importance. Strabon passe sous silence les Vangions et les Némètes : Aux Helvètes, dit-il, succèdent le long du Rhin, les Séquanes, les Médiomatrices et, compris dans le territoire de ces derniers, les Triboques, peuple germain, enlevé naguère à ses foyers et transporté là, de la rive opposée du fleuve.

Ptolémée, au milieu du second siècle de notre ère, place par erreur Argentoratum (Strasbourg) chez les Vangions, en même temps que Borbetomagus (Worms). Ces noms, on le voit, sont nettement gaulois, de même que celui de Noviomagus (Spire), où s'installèrent les Némètes. Le même géographe donne deux villes ou bourgs, aux Triboques, Brocomagus (Brumath) et Helvetus ou Hellenus, petite station sur l'Ill, aujourd'hui Ehl, près de Benfeld. Ces noms ne sont pas non plus germaniques, mais bien gaulois, c'est-à-dire médiomatrices. On voit donc que ces localités préexistaient à l'arrivée des Triboques, et que les Médiomatrices les y ont accueillis sans qu'ils aient cru devoir eux-mêmes déménager ; de là, la phrase de Strabon qui, vers l'an 100 de notre ère, écrit que les Triboques sont un peuple germain compris dans le territoire des Médiomatrices.

De cette installation des Triboques ou Triboches (Triboci, Tribocci, Tribochi) sur la rive gauche du Rhin, chez les Médiomatrices, de nombreux historiens ont tiré des conclusions singulières. Les uns racontent, sans sourciller, que les Triboques, ayant franchi le Rhin, un beau jour, ont refoulé par les armes vers les montagnes au delà du col de Saverne les Médiomatrices gaulois. D'autres font de cette tribu germanique la souche des Alsaciens actuels. Il n'y a pas un mot dans les textes anciens qui autorise de semblables amplifications.

C'est faire trop d'honneur aux Triboques. Ces bandes qu'Arioviste entraîne au pillage, n'ont point fait tant de bruit dans l'histoire ; leur nom ne paraît même déjà plus dans la Notitia Provinciarum, alors que les Némètes (Spire) et les Vangions (Worms), leurs voisins, s'y rencontrent toujours. Les Médiomatrices les installèrent à Brumath et aux environs, comme semblent l'attester des inscriptions[23].

D'un passage d'Ammien Marcellin on est en droit d'inférer que les Triboques occupaient aussi, au IVe siècle, les terres basses de l'embouchure de la Lauter, à Wissembourg et Lauterbourg, où les Romains établirent des ouvrages fortifiés[24]. Mais aucun texte ne permet de donner une grande extension à leur établissement : il paraît avoir été moins considérable que celui des Némètes et des Vangions. Les Médiomatrices leur ont abandonné des terres d'alluvion marécageuses et forestières où leurs voisins, les castors, plus industrieux que ces Barbares, savaient se bâtir des maisons. Ces peuplades, anciennes clientes des Suèves, étaient d'une importance si médiocre que les géographes anciens négligent jusqu'à leurs noms. Surtout, elles n'expulsèrent jamais les habitants Médiomatrices qui les accueillirent. Elles ont voisiné, cohabité ; elles se sont mélangées à eux, humblement ; dans la suite des temps l'élément germanique, de plus en plus nombreux, a fini par submerger les Gaulois autochtones, mais ces derniers n'ont jamais été chassés en masse ; ils sont demeurés à la base de la population sédentaire. Des découvertes archéologiques récentes permettent de confirmer ces inductions historiques.

Dès avant la domination romaine, les Médiomatrices qui comptaient parmi les peuples de la Gaule Belgique les plus avancés en civilisation, avaient des villes, des forteresses, des bourgs, des fermes rurales (ædificia) pour l'exploitation agricole de leurs champs. Leur gouvernement était pourvu de rouages .administratifs réguliers et assez compliqués pour comporter la frappe des monnaies. Rien de tout cela chez les Triboques, les Némètes et les Vangions.

On a retrouvé dans les forêts du pays des Médiomatrices, les restes de pauvres maisons rurales de l'époque gauloise et gallo-romaine, et tout porte à croire que ce sont, en grande partie, les demeures des Germains immigrés dans le pays. Ces vestiges d'habitations sont connus sous le nom de mardelles ; les Lorrains les désignent parfois aussi sous l'appellation populaire de Mares au diable ou Mares aux païens. On en a exploré plus de cinq mille en Lorraine, sur les collines, dans les plaines, sur l'emplacement d'anciennes forêts, dans des clairières ou à la lisière des bois. D'ailleurs, il en a été signalé de semblables dans d'autres parties de la France, et elles sont très fréquentes en Allemagne. N'est-il pas curieux de constater, en ce qui concerne le pays des Médiomatrices, que ces mardelles n'ont été établies que dans les régions les plus éloignées de Metz, la capitale, et en général, en dehors des grandes voies de communication de l'époque romaine ? C'étaient des maisons forestières et d'exploitation rurale. Les archéologues considèrent qu'elles devaient être des huttes à demi souterraines couvertes de branchages et d'argile. Elles correspondent assez bien à la description que fait César des habitations (casæ) populaires des Gaulois, que représentent des bas-reliefs gallo-romains. Des huttes analogues étaient habitées par les Germains ; d'après Tacite, elles étaient en partie souterraines, pour servir d'abri contre la rigueur du froid en hiver et les chaleurs en été.

Le plan des mardelles est le plus souvent rond, quelquefois carré ; la portion souterraine, dont la profondeur varie de 2 à 5 mètres, pouvait servir de cave ou de magasin, comme aujourd'hui dans les cabanes de bûcherons ; d'autres parties ont une aire de terre battue comme nos granges actuelles de Lorraine ou de Champagne. Un plancher formait sans doute le sol destiné à l'habitation. Les murs étaient en pisé soutenu par des poutres et des charpentes. Il en est enfin qui ont dû servir d'étables pour les bestiaux et les troupeaux.

Chez les Médiomatrices, les mardelles se rencontrent tantôt isolées au milieu des champs ou des bois, tantôt groupées, parfois en si grand nombre qu'elles paraissent avoir constitué des villages de pauvres gens. On ne saurait, par conséquent, les confondre avec les ruines des ædificia gaulois ou des villas gallo-romaines, souvent somptueuses, comprenant l'habitation du maître et des esclaves, les thermes et dépendances agricoles, dont les ruines sont disséminées dans les riches vallées du pays messin et rhénan comme dans toute la Gaule. On ne rencontre, remarque Albert Grenier, aucune mardelle dans les fertiles vallées de la Moselle et de la Seille, parce que précisément les villas gallo-romaines y abondent.

Au contraire, les confins des forêts étaient occupés par les Germains qui vivaient de la cueillette dans les bois, de leur chasse, de la récolte des champs qu'ils avaient défrichés, protégeant les Médiomatrices, leurs bestiaux et leurs sillons emblavés contre les fauves, maraudant bien aussi quelque peu dans leurs jardins. Aujourd'hui, dans les forêts des Vosges, on rencontre, à chaque carrefour, des cabanes faites d'énormes troncs de sapins, d'écorces et parfois aussi de murs en pisé, qui doivent ressembler aux huttes ou baraques des anciens Médiomatrices ou de leurs clients, ces Triboques loqueteux auxquels ils avaient bénévolement donné asile.

 

VI

LES TRÉVIRES.

 

Les Médiomatrices avaient pour voisins, au nord, les Trévires qui franchirent le Rhin assez longtemps après les Médiomatrices, les Rèmes et les Leuques. A l'époque de Jules César, ils sont, comme tous les grands peuples de la Gaule, complètement sédentaires et façonnés à la vie et aux mœurs des Gaulois. Leur capitale, Trèves, est sur la Moselle, comme Metz, à 20 lieues seulement en aval de cette dernière. Les Médiomatrices et les Trévires paraissent avoir toujours vécu en bonne intelligence ; l'histoire ancienne ne mentionne aucune querelle entre ces deux peuples mosellans. Leurs territoires se faisaient suite sur les deux versants du bassin inférieur de la rivière et le long de la rive gauche du Rhin jusqu'à Remagen. Au-dessus du coude de Mayence, les Médiomatrices et les Trévires avaient concédé une place aux Némètes (Spire) et aux Vangions (Worms) qui ne s'installèrent sur la rive gauche qu'après les bouleversements occasionnés par l'invasion et la défaite d'Arioviste. La forêt des Ardennes et les montagnes de l'Eifel bordaient le pays des Trévires au nord, depuis le Rhin jusqu'à la Meuse qui les séparait du territoire des Rèmes (Reims).

Les Trévires avaient dans leur clientèle des tribus germaniques, les Segni, les Pæmani, les Cacrosi, les Condrusi, les Aduatiques et les Éburons, échelonnés dans les vallées boisées de la Meuse et de ses affluents du Luxembourg et des pays de Namur, de Liège et de Tongres.

Souvent mentionnés par Jules César, les Trévires paraissent se souvenir, mieux que les Rèmes et d'autres grands peuples de la Gaule Belgique, de leur passé germanique dont ils sont plus rapprochés par leur migration plus récente et par leur position sur le Rhin qui les rendait les voisins immédiats des Germains. Mais leur état social ne différait pas de celui des Médiomatrices, des Leuques ou des autres peuples de l'est de la Gaule. Ils ont les mêmes institutions ; ils prennent part aux assemblées du concilium totius Galliæ ; les chefs de leur nation, Indutiomar et Cingétorix, ont des noms purement gaulois, de même que les villes, bourgs et lieux-dits de leur pays. Constamment ils calquent leur attitude politique sur celles des autres peuples gaulois dont ils sont les alliés.

César traite les Trévires de Gaulois : Les Trévires, dit-il, sont de tous les Gaulois ceux qui possèdent la plus forte cavalerie ; ils ont aussi de nombreuses troupes de pied et ils habitent les bords du Rhin. Ils sont, ajoute-t-il ailleurs, constamment en guerre avec les Germains, à cause de leur voisinage de la Germanie. Sans doute, ils se rapprochent encore de ces derniers par la rudesse de leurs mœurs[25], mais ils sont devenus sédentaires et leur nouvel habitat les transforme graduelle ment.

Au moment de l'arrivée de Jules César, les Trévires sont si bien inféodés à la Gaule et à la patrie gauloise qu'ils envoient, comme les Éduens et les Séquanes, des députés au général romain pour le supplier de les protéger contre les bandes germaines qui sont campées sur la rive droite du fleuve et s'apprêtent à le franchir[26].

La langue des Trévires est gauloise ; ils ont des monnaies comme les Médiomatrices et les autres peuples de la Gaule Belgique, et ce numéraire est purement gaulois de système, d'aspect, de types, de légendes. Saint Jérôme qui vécut à Ancyre de Galatie et à Trèves, dit que les Galates d'Asie-mineure et les habitants de Trèves de son temps parlent la même langue[27].

Comme les autres peuples de la Gaule, les Trévires ne se font aucun scrupule d'appeler les Germains sur la rive gauche du Rhin, lorsqu'il s'agit de combattre les Romains. D'ailleurs, César lui-même engage des cavaliers germains dans ses armées lorsqu'il lutte contre Vercingétorix. Mais lorsque des tribus germaniques veulent franchir le Rhin, les Trévires sont à l'avant-garde de la défense du fleuve et les Barbares n'ont pas d'adversaires plus redoutables et plus résolus. Il en sera ainsi pendant toute la durée de l'empire romain ; le Trévire Julius Tutor était, avant sa révolte, préposé à la garde du Rhin (tutor ripæ Rheni) contre les Germains. Trèves deviendra même, pendant des siècles, à partir de Postume, la capitale de la Gaule. De telle sorte qu'en dehors de l'assertion de Tacite, suivant laquelle les Trévires se vantaient de leur origine germanique, on ne trouve rien de germain chez eux : tout y est gaulois. Ils étaient germains d'origine, comme les Rèmes (Reims) ou les Bellovaques (Beauvais), et comme tous leurs voisins ; Germains parce qu'ils sont venus en Gaule de la rive germanique du Rhin. Ce nom rappelait simplement le souvenir de leur immigration plus récente. De même, les Oretani de l'Espagne sont aussi appelés Germains : qui et Germani cognominantur, dit Pline.

Les Trévires jouèrent un rôle considérable dans la lutte de la Gaule Belgique contre Jules César. I1 y avait chez eux, comme chez les Éduens, les Arvernes, les Séquanes et la plupart des autres peuples de la Gaule, deux partis qui se disputaient le pouvoir : la faction populaire et démocratique et la faction des nobles et des principaux de l'État. Le parti aristocratique, favorable aux Romains, sollicite le concours de César pour s'assurer le gouvernement du pays ; l'autre parti fait appel aux Germains. Indutiomar, le chef de la faction populaire, déclare la guerre aux Romains, appelle les Trévires aux armes, fait venir de Germanie des auxiliaires que César qualifie de ramassis de vagabonds, de bannis, de gens sans aveu, de voleurs et de pillards, qui préfèrent le brigandage au travail[28]. Cingétorix, dont le nom est si rapproché de celui du grand chef arverne, est le neveu ou le gendre d'Indutiomar, ce qui ne l'empêche pas d'être contre lui, à la tête du parti aristocratique. Il offre sa soumission à César et provoque l'intervention des légions. Ainsi, les deux factions politiques chez les Trévires ont des chefs issus de la même famille noble ; ils ont la même attitude que chez les autres peuples gaulois. De la même façon, ils s'excluent, se combattent, s'exilent, s'entre-tuent. N'en était-il pas ainsi chez les Grecs où, dans toutes les villes, il y eut tant de victimes politiques, tant de condamnés à l'exil ou à la ciguë pour délit d'opinion, suivant que l'on était pour ou contre les Perses, pour ou contre Philippe, pour ou contre les Romains ?

Au printemps de l'an 54 avant J.-C., César s'apprêtant à faire sa seconde expédition en Bretagne, se rend chez les Trévires parce qu'il a remarqué qu'ils ne viennent plus aux assemblées générales de la Gaule (ad concilia) et qu'on dit qu'ils engagent les Germains transrhénans à passer le fleuve.

A travers les péripéties de la guerre qui aboutit à l'entière soumission du pays des Trévires, on voit Indutiomar mettre habilement à profit la forêt des Ardennes. Il y fait cacher tous ceux que leur âge rend inaptes à porter les armes[29]. Battu par Labienus, il s'y réfugie lui-même avec ses partisans, imitant les autres peuples de la Gaule Belgique et les Germains transrhénans. Indutiomar ne cesse de solliciter le concours de ceux-ci, parce qu'il sait qu'ils ont un vif ressentiment de la défaite d'Arioviste ; mais longtemps, les Germains n'osent intervenir ouvertement et passer le fleuve, dans la crainte du châtiment. Les Belges du nord sont plus hardis ; en 53 avant J.-C., à l'instigation d'Ambiorix, le chef des Éburons, ils prennent les armes et se croient intangibles au fond de leurs forêts.

Après qu'Indutiomar eut été tué et les peuples du nord vaincus, César convoque une assemblée générale des peuples de la Gaule, à Samarobrive (Amiens) : les Trévires, avec les Sénons et les Carnutes, refusent de s'y rendre. C'était une déclaration de guerre. Les Trévires appelèrent de nouveau les Germains : cette fois, les Suèves franchirent le fleuve. La répression de l'insurrection amena César à traverser le Rhin pour la seconde fois. Les Trévires définitivement vaincus se tinrent désormais tranquilles : avec les Lingons et les Rèmes ils n'osèrent prendre part à la révolte générale de la Gaule et répondre fermement à l'appel de Vercingétorix, en l'an 52 avant J.-C. Leur défection sauva les Romains.

 

VII

LES UBIENS ET LES PEUPLES DE LA GAULE BELGIQUE.

 

De tous les peuples germains, dit César, le moins barbare est celui des Ubiens. On le trouve d'abord sur la rive droite du Rhin, vis-à-vis de l'endroit où devaient s'élever Bonn et Cologne. Suivant l'habitude des Germains, les Ubiens s'étaient infiltrés lentement, par familles et par petits groupes, sur le sol de la Gaule, si bien qu'ils possédaient déjà sur la rive gauche un établissement important. Ils y avaient érigé, en plein air, à l'abri d'un coup de main sacrilège des Suèves, leur sanctuaire national, que les Romains appellent ara Ubiorum, l'autel des Ubiens. La campagne environnante, au témoignage de Pline, était renommée pour sa fertilité.

Les Ubiens, dit César[30], sont un peuple qui fut considérable et florissant autant qu'un peuple germain peut l'être. II est plus civilisé que les autres nations de même race, parce qu'il touche au Rhin ; qu'il reçoit la visite d'un grand nombre de marchands, et qu'il a pris, par l'effet du voisinage, quelque chose des mœurs gauloises. Les Suèves lui firent souvent la guerre, sans pouvoir, à cause de sa population et de sa consistance, l'expulser du territoire qui lui appartenait ; mais ils le rendirent tributaire, l'abaissèrent et l'affaiblirent.

Outre les Suèves qui vagabondaient sur la rive droite du Rhin et la terrorisaient, les Ubiens avaient pour voisins les Sicambres, cantonnés sur la Sieg, et au nord des Sicambres, sur la Ruhr et la Lippe, les Tenctères et les Usipètes qui cherchaient, eux aussi, à franchir le fleuve et demandaient des terres. Sur la rive gauche, dans le pays d'Aix-la-Chapelle, de Maëstricht et de Crefeld, les Ubiens touchaient aux Éburons. La plus grande partie de ceux-ci étaient, dit César, entre la Meuse et le Rhin : c'était le plus considérable des peuples que les Trévires eussent rendus tributaires. Sur la Meuse, les Aduatiques, rejetons belliqueux des Cimbres, s'étaient substitués aux Tongriens ou mêlés à eux.

Les Aduatiques étaient les descendants des Cimbres et des Teutons qui avaient placé en deçà du Rhin, au moment où ils envahirent notre province et l'Italie, les bagages qu'ils ne pouvaient conduire et porter avec eux, en laissant aussi, pour les garder, six mille de leurs combattants[31]. Ceux-ci s'établirent à demeure dans ces lieux, si bien que l'incorporation des Aduatiques dans l'ensemble des peuples gallo-belges est un nouvel exemple de la bigarrure ethnique qui caractérise les groupements de Barbares, à toutes les époques de l'histoire.

Leurs voisins étaient les Nerviens, vers les sources de l'Escaut et de la Sambre, les plus farouches de tous les Belges, dit César. Ils ne permettent pas aux marchands étrangers de pénétrer chez eux ; tout luxe leur est inconnu ; ils s'interdisent même l'usage du vin. Pour protéger leur pays, surtout contre la cavalerie, eux qui n'en avaient point, ils avaient l'habitude d'étêter et de couper de jeunes arbres et d'entrelacer les branches qui poussaient abondamment en largeur, en y mêlant des ronces et des épines. Ces espèces de haies, semblables à des murs (au moyen âge, plexicium, plessis), formaient un retranchement au travers duquel il était non seulement impossible de passer, mais même de voir[32].

C'est aux Nerviens et à leur industrie qu'on attribue le vase en terre cuite du Cabinet des Médailles, trouvé dans leur pays, qu'on appelle le vase des sept dieux, à cause des bustes des divinités des Jours de la semaine qui en décorent la panse. L'art rudimentaire de ces figures est gaulois, nullement germanique, car il se rattache d'une manière caractéristique aux monnaies gauloises de la même région. A l'époque romaine, les villes principales des Nerviens étaient Cambrai et Bavai ; cette dernière localité, sur la route de Cologne à Boulogne, est célèbre par les antiquités romaines qu'on y a découvertes.

Les Nerviens touchaient au sud-ouest aux Veromanduens (Saint-Quentin), aux Ambiens (Amiens) et aux Atrébates (Arras). Chez les Morins du Pas-de-Calais se trouvait le port de Gesoriacum (Boulogne-sur-Mer). Des peuplades secondaires et généralement dans la clientèle des autres, étaient réparties dans ces mêmes régions tourbeuses et boisées, très fertiles par endroits[33], de la Flandre, du Hainaut, de la Campine. La culture du blé y était pratiquée, en même temps que l'élevage des bestiaux, des porcs, des oies, et surtout celui des moutons dont il fallait constamment protéger les immenses troupeaux contre les loups et les ours de la forêt Charbonnière. Aussi, les chiens belges étaient-ils réputés pour leur force et leur courage[34].

Plus au nord, au delà de la Dyle, les Ménapiens (Tournai) occupaient les bouches de l'Escaut et de la Meuse, jusqu'aux Caninéfates et à l'ile des Bataves. Ils possédaient même les deux rives du Rhin et avaient, de chaque côté du fleuve, des champs cultivés, des fermes et des bourgs (agros, ædificia, vicos). Comme les Ubiens, ils se plaignent d'être, sans répit, en butte aux attaques et aux incursions des Germains. A toutes les époques de l'histoire, les Belges et les Germains de la rive gauche du Rhin seront en collision permanente avec les Germains d'outre-Rhin[35]. Ainsi, toujours et partout, depuis les confins des Helvètes jusqu'à ceux des Frisons, les rapines et le brigandage sont la vie des Germains de la rive droite du Rhin,. Ils opèrent même contre ceux des peuples gallo-belges dont ils se rapprochent le plus par les conditions de l'existence et les origines.

Deux causes principales contribuèrent à conserver longtemps aux populations de la Gaule Belgique le caractère guerrier et farouche qui les distingue des autres Gaulois : c'était d'abord leur habitat qui les isolait en. grande partie, derrière l'épais rideau de la forêt des Ardennes, dans des terres pleines de marécages ; c'étaient, en second lieu, les incursions germaniques qui les obligeaient de vivre sur le pied de guerre continu. Ce sol glaiseux et forestier du nord de la Gaule, ne le perdons point de vue si nous voulons nous bien rendre compte des opérations de guerre de Jules César lorsqu'il entreprit la conquête de cette région.

Chez tous les peuples de la Gaule, après la défaite d'Arioviste, le mécontentement, résume Duruy[36], succéda à l'enthousiasme, lorsqu'ils virent que les Romains paraissaient s'installer à demeure dans leur pays. Les Belges, les premiers, se sentant menacés, se réunirent et votèrent la levée en masse. Averti par les Rèmes et les Éduens, César accourt, traverse l'Aisne sur un pont, à Berry-au-Bac, soumet aisément les Suessions, les Bellovaques, les Ambiens. Mais, aux frontières des Nerviens, des Éburons et môme des Atrébates, il se heurte aux obstacles naturels de la région. Les Belges se cachent dans les bois, se glissent dans la nuit forestière, à travers le labyrinthe des marécages et des tourbières. Jamais les Nerviens n'auraient été vaincus si leurs guerriers, sortant des ténèbres, n'avaient commis l'imprudence d'accepter la bataille que César leur offrit. Ayant mis en sûreté, bien loin derrière d'infranchissables barrières, familles, troupeaux, vivres et richesses, ils se crurent capables de se mesurer avec les légions. Ce fut au confluent de la Sambre et de la Meuse, près de Namur. De 60.000 qu'ils étaient, il en resta 500 ; sur leurs 600 sénateurs, 3 seulement échappèrent au massacre qu'en rirent les Romains.

La Gaule paraissait conquise et tranquille, en dépit d'une certaine effervescence, lorsque dans l'hiver de l'an 57-56 avant J.-C., les Usipètes et les Tenctères traversèrent le Rhin, non loin de son embouchure. La cause de cet exode était que les Suèves, depuis plusieurs années, leur faisaient une guerre acharnée, qui les empêchait de cultiver leurs champs[37].

Après avoir longtemps résisté aux Suèves, les Usipètes et les Tenctères, chassés de leur territoire, errèrent trois ans à travers divers cantons de la Germanie. Enfin, ils arrivèrent près du Rhin, dans la contrée habitée par les Ménapiens qui possédaient, des deux côtés du fleuve, des champs, des maisons et des bourgs. Effrayés à l'approche d'une telle multitude, les Ménapiens abandonnèrent leurs maisons situées au delà du fleuve ; les forts (præsidia) qu'ils avaient établis sur la rive opposée empêchèrent heureusement les Germains de passer. Ceux-ci essayèrent de tous les moyens ; voyant qu'ils ne pouvaient franchir le Rhin de vive force, parce qu'ils n'avaient point de bateaux, ni le traverser à la dérobée, à cause des postes établis par les Ménapiens, ils firent semblant de retourner dans leur pays, et rebroussèrent chemin après trois jours de marche. Mais ils revinrent de nouveau ; faisant, en une seule nuit, la même route à cheval, ils tombèrent sur les Ménapiens qui, sur le rapport de leurs éclaireurs, les croyaient partis et étaient rentrés dans leurs bourgs au delà du Rhin. Les Germains les tuèrent, s'emparèrent de leurs bateaux, et avant que ceux des Ménapiens qui occupaient, tranquilles dans leurs foyers, l'autre rive du fleuve, eussent été informés de cette attaque, ils passèrent le Rhin et, s'établissant dans leurs habitations, ils se nourrirent le reste de l'hiver avec les provisions[38].

Apprenant l'invasion des Usipètes et des Tenctères, César passe les Alpes en toute hâte et se dirige sur le pays rhénan. Les Ubiens qui l'avaient appelé, l'engagent à franchir le Rhin, promettant une grande quantité de bateaux pour transporter les troupes. César préféra construire un pont en bois pour le passage de son armée. En dix jours ses ingénieurs et ses charpentiers achevèrent cet ouvrage difficile, que les Commentaires décrivent dans les plus grands détails.

Quand les Suèves et les Sicambres, cantonnés sur la rive droite, virent que César réussissait à franchir le fleuve, ils abandonnèrent la plaine ouverte pour se retirer dans la profondeur des bois. César n'osa s'engager à leur poursuite dans la silva Bacensis qui séparait les champs des Suèves et des Chérusques. Il repassa le Rhin, au bout de dix-huit jours, ayant dû se contenter d'une démonstration que son amour propre déclare efficace. Il détruisit le pont qu'il avait fait construire, et alla s'embarquer à Gesoriacum pour la Bretagne.

Peu de mois s'écoulent, qu'il est forcé de revenir. Avant que la Gaule tout entière se soulève à la voix de Vercingétorix, la Belgique est en feu, révoltée contre la domination romaine. Le Trévire Indutiomar et l'Eburon Ambiorix sont à la tête du mouvement qui gagne jusqu'aux Carnutes (Chartres). Des Germains franchissent le Rhin et prêtent leur appui aux insurgés. Mais ceux-ci, comme toujours, ne savent point agir de concert. C'est à tour de rôle, pour ainsi dire, qu'ils prennent les armes ; dans chacun de ces peuples il y a un parti romain, des transfuges et des traîtres qui avertissent César ou ses lieutenants. Les uns après les autres, Nerviens, Aduatiques, Éburons, Ménapiens transportent au loin, par des lacets forestiers connus d'eux seuls, leurs familles et tout ce qu'ils ont de plus précieux. En vain César fait essarter les bois, de manière à frayer un chemin à son armée et à éviter les surprises ; l'ennemi recule toujours plus loin. Il y eut des moments critiques, des légions surprises et massacrées, des perfidies, des embûches. Une fois, César — c'était pendant son expédition contre les Nerviens voulut envoyer à son lieutenant C. Cicéron un message pour l'avertir de son arrivée prochaine et l'inciter à tenir jusqu'au bout contre les assauts répétés des Gaulois. Il écrivit cette lettre en caractères grecs (græcis litteris), pour éviter que l'ennemi, si elle était interceptée, vint à pénétrer ses desseins, et il recommanda au messager, dans le cas où il ne pourrait entrer dans le camp, d'attacher sa missive à une javeline, et de la lancer par-dessus le rempart[39].

Des mœurs guerrières des Germains, ces Gallo-Belges du nord ont gardé la fourberie et la duplicité. Le chef Éburon, Ambiorix, a recours à des ruses de coureur des bois, comme Arioviste et Arminius. En l'an 54 avant J.-C., c'est par trahison qu'il fait attaquer Sabinus et massacrer ses troupes. Le, drame se passa sur la chaussée verte de Tongres, auprès de Koninxheim, à la traversée du Jeker. Faut-il rappeler la perfidie des Aduatiques qui, assiégés par César, simulent une reddition et jettent leurs armes, puis se ruent sur les Romains avec d'autres armes qu'ils avaient dissimulées ? Ce trait et bien d'autres du même genre, resteront dans la tradition germanique jusqu'à la guerre actuelle.

Après qu'Indutiomar eut été tué, le vieux roi des Éburons, Cativole, désespéré, s'empoisonna. Les Éburons, les Nerviens, les Ménapiens se dispersèrent ; ce qui restait des Aduatiques fut vendu à l'encan : il n'est plus parlé désormais de ce peuple dans l'histoire. Ambiorix se réfugia chez les Ménapiens qui, protégés par des marais continus et des bois, dit César, étaient les seuls de toute la Gaule qui ne lui eussent pas envoyé des députés pour traiter de la paix.

Ce l'ut alors que le général romain invita tous les pillards des contrées voisines à saccager le pays des Éburons, promettant l'impunité à tous les actes de brigandage. Les Germains ne se le firent pas dire deux fois. Le bruit parvint au delà du Rhin, chez les Germains, que le pays des Éburons était livré au pillage et que l'on conviait tous les peuples à cette proie. Aussitôt, 2.000 cavaliers se réunissent chez les Sicambres... ils passent le fleuve sur des barques et des radeaux, à 30.000 pas au-dessous de l'endroit où César avait établi un pont et laissé une garde. Ils envahissent d'abord les frontières des Éburons, ramassent une foule de fuyards dispersés et s'emparent d'une grande quantité de bestiaux, dont les Barbares sont très avides. L'appât du butin les entraîne plus avant. Il n'est ni marais ni bois capables d'arrêter ces hommes nés au sein de la guerre et du brigandage[40]...

Il importait aussi de punir ceux des Germains qui avaient traversé le Rhin pour prêter main forte aux insurgés. César-passa le fleuve une seconde fois, résolu à interdire aux Germains toute relation avec la Gaule et à leur infliger un châtiment exemplaire. Cette expédition, bien que favorisée comme la première, par les Ubiens, n'eut pas plus de succès. Les Suèves se réfugièrent dans leurs inaccessibles forêts ; les légions repassèrent le Rhin sans avoir pu combattre : c'était en l'an 53 avant J.-C. César voulut venger cet échec sur Ambiorix. L'indomptable et insaisissable chef des Éburons, traqué comme une bête fauve, abandonné des siens, surpris au fond des bois, dans l'une de ses fermes (ædificium), s'échappa encore une fois ; il trouva un refuge au delà du Rhin.

César crut que la Gaule était domptée par la terreur : il n'avait fait que surexciter le sentiment de la solidarité nationale. Le soulèvement général des Gaulois, de l'an 52, parti du pays des Carnutes, le foyer de l'influence des Druides, gagna tout de suite l'Auvergne. Après la chute d'Alésia, César eut encore à faire une campagne dans le nord-est de la Gaule pour réduire les Bellovaques et Ambiorix : celui-ci, sorti de sa retraite de Germanie, avait appelé aux armes les Ambiens, les Atrébates et d'autres peuples qui n'avaient pas su répondre à temps à l'appel de Vercingétorix. Ambiorix fut refoulé encore une fois au delà du Rhin ; il disparut pour toujours. A l'époque moderne, les Tongriens lui élevèrent une statue.

 

VIII

LES GERMAINS SUR LA RIVE DROITE DU RHIN AU TEMPS DE CÉSAR.

 

On ne peut songer à faire le dénombrement ni surtout à établir la position respective des tribus cantonnées en Germanie au moment de la conquête de la Gaule par Jules César. Ces peuplades sont sans cesse en mouvement : elles se déplacent, et ce caractère général d'instabilité est, — nous l'avons vu — une différence essentielle entre elles et les peuples de la Gaule. Les Bataves et les Caninéfates étaient originairement des tribus de Cattes que des querelles intestines avaient forcés d'émigrer : ils s'étaient réfugiés dans les marécages et les terres mouvantes exposées aux raz de marée, des bouches de la Meuse et du Rhin[41]. Les Frisons, tribus de pêcheurs, se rattachent peut-être plutôt aux Scandinaves qu'aux Germains ; ils demeurent stables dans leurs terres basses, construisant des buttes artificielles appelées aujourd'hui terpen, pour s'y loger avec leurs animaux domestiques, au-dessus du niveau habituel de la marée et des inondations. Ces monticules les préservaient contre les caprices de la mer du Nord, tandis que leur pauvreté était une garantie contre les invasions de leurs avides et turbulents voisins ; aussi, ont-ils conservé mieux que d'autres leur originalité native.

Au sud des Frisons, sont cantonnés, vers la fin du Ier siècle de l'ère chrétienne, les Chamaves, les Ampsivariens, les Chau, ceux-ci se développant jusqu'aux bouches de l'Elbe sur les bords de la Lippe, les Bructères et les Sicambres ; à Cologne, garnissant les deux rives du Rhin, les Ubiens, sédentaires et plus civilisés, en butte aux attaques des autres Germains. Les Chérusques sont dans les forêts marécageuses ou montagneuses de la Westphalie, de la Hesse et du Hanovre, autour du bassin supérieur du Weser, jusqu'aux montagnes du Harz. Les Tenctères et les Usipètes, peuples frères, sont en face de Bonn et de Coblence ; les Cattes et les Mattiaques, sur les pentes du Taunus et jusqu'au confluent du Plein, devaient être des premiers à rester sédentaires, sous le protectorat des Romains qui leur barrèrent la route du Rhin. Puis, en remontant le fleuve jusqu'à l'embouchure du Neckar, on rencontre avant César, les \rangions, les Némètes, les Triboques, errant à la remorque des Suèves. Ceux-ci, agglomération bigarrée de tribus pillardes, venues de l'intérieur de la Germanie, inondent les hautes vallées du Rhin et du Danube, inquiétant sans cesse les Helvètes et les Séquanes, descendant sur la rive droite jusque dans le voisinage des Ubiens. Au sud de la forêt Hercynienne, c'est-à-dire dans la Souabe et la Bavière, s'étalent de hautes plaines et de belles vallées propices à la culture, qu'étaient venus occuper des peuples d'origine gauloise, les Boïens et les Volques Tectosages. Ils avaient pour voisins les tribus des Hermondures, disséminées dans le bassin supérieur du Mein et du Neckar.

A l'orient de ce rideau de peuples instables qui vont bientôt se heurter aux Romains, se meuvent, plus mobiles encore, les Longobards, les Teutons, les Semnons, les Marcomans : ces derniers, groupés sous la main du plus grand des Barbares, Marbod ou Marobod, s'apprêtent à constituer un vaste empire de sédentaires dans la Bohême, dominant les Celtes autochtones. Les Gépides, les Gotons, les Vénèdes, les Burgondes sont encore, à cette époque, sur les bords de la Vistule, voisins des Goths de Scandinavie, des Sarmates et des autres semi-nomades de la Scythie.

Plusieurs de ces tribus étaient déjà en Germanie depuis une période de temps assez longue, tandis que d'autres venaient seulement d'émerger de la steppe scythique. Leur état social est intermédiaire entre celui des purs pasteurs et celui des agriculteurs attachés à la glèbe de leurs pères. Ils n'habitent plus sous la tente, mais dans des huttes qui font songer aux gourbis des Arabes. Dans le nord de la Germanie, ils construisent leurs cabanes sur pilotis, dans les marais aux émanations insalubres, pour échapper aux surprises nocturnes.

Le Germain de César, vêtu de peaux de bêtes, armé de l'arc, de la framée et du glaive, toujours sur le qui-vive, passe une bonne partie de son temps à défendre ses troupeaux de porcs, de moutons, de bœufs et de chevaux contre les attaques des fauves ou les vols des tribus de son voisinage. La chasse, la guerre et la récolte des châtaignes, des glands, des faînes, des noix et autres fruits naturels, l'occupent bien plus que les quelques poignées d'orge qu'il a confiées à la terre, à proximité de son village improvisé. Il rôde en paresseux, sous bois, dans des pistes et des sentiers qui le conduisent de clairière en clairière, parfois à travers un dédale de marécages.

Comme les peuplades sauvages de l'Amérique ou de l'extrême Asie, les tribus germaines sont, les unes vis-à-vis des autres, dans un perpétuel état d'hostilité, incapables de se grouper autrement que pour une entreprise de pillage, au bout de laquelle les guerriers s'entretuent dans l'orgie, pour le partage du butin.

Souvent, une tribu émigre parce qu'elle fuit devant une autre plus forte qui la chasse et la poursuit[42]. L'histoire d'Arioviste nous a montré que, vers le temps de la conquête de la Gaule par les Romains, les tribus les plus redoutées en Germanie étaient celles des Suèves[43] ou Souabes, dont le nom paraît signifier les hommes errants, die Schwebende[44]. Ils s'étaient appropriés de vastes terrains de parcours qu'ils étaient loin d'occuper en entier, mais où ils interdisaient à toute autre peuplade de mettre le pied.

Se rendre maîtres de campagnes désertes, libres de parcourir, sans être inquiétés par quiconque, des solitudes immenses, c'était. là la marque de leur puissance et de la crainte qu'ils inspiraient[45]. Chez les Germains, dit César la plus grande gloire pour un État, c'est d'être entouré de vastes espaces et de pays ravagés par ses armes. Ils regardent comme le propre de la valeur, de forcer leurs voisins à abandonner leur territoire, et de faire que personne n'ose s'établir auprès d'eux. D'ailleurs, ils se croient ainsi plus en sûreté, n'ayant pas à craindre une invasion subite[46].

Suivant la saison, l'abondance ou la disette de tels ou tels produits naturels, les Suèves se transportent dans un canton ou une vallée, montés sur leurs petits chevaux, faisant paître leurs troupeaux de gros et petit bétail, chassant le gibier et les bêtes féroces, se livrant à des danses religieuses et à des exercices guerriers.

La lisière de leurs forêts et leurs plaines découvertes étaient clairsemées de quelques villages composés de cabanes faites de branches d'arbres, où vivait la partie stable de la population, celle qui cultivait les champs, ensemençait et récoltait. Les hommes valides partaient à la maraude ou à la guerre, en nombre plus ou moins considérable, sous la conduite d'un chef, qui, s'il était heureux, entraînait parfois une armée entière. Écoutez Jules César qui définit cet état social : La nation des Suèves, dit-il, est la plus puissante et la plus belliqueuse de toute la Germanie. On dit qu'elle occupe 100 cantons (pagi) et que, de chacun de ces cantons, elle fait sortir tous les ans 1.000 combattants qui vont guerroyer à l'extérieur. Ceux qui restent dans le pays, le cultivent pour eux-mêmes et pour les absents. L'année suivante, ils prennent les armes à leur tour, et les autres restent chez eux. C'est ainsi que, sans jamais cesser de cultiver leurs champs, ils s'exercent continuellement à la pratique de la guerre.

Il n'y a point chez eux de propriétés séparées, possédées par un seul, et il ne leur est pas permis de demeurer, pour cultiver, plus d'un an dans le même lieu. Ils consomment peu de blé, vivent principalement du lait et de la viande de leurs troupeaux ; ils chassent beaucoup. Ce genre de vie, cette nourriture, l'exercice continuel et la liberté, — car leur enfance n'étant soumise ni à la contrainte ni à la discipline, ils s'habituent ne faire que ce qu'ils veulent, — développent leurs forces et leur donnent une taille extraordinaire. Ils ont aussi pris l'habitude, sous un climat très froid, de ne porter pour tout vêtement que des peaux qui laissent, faute d'être assez grandes, une partie de leur corps à découvert, et ils se baignent dans les fleuves[47].

César ajoute, en ce qui touche les rapports des Suèves avec le dehors, qu'ils laissent volontiers pénétrer les marchands étrangers chez eux, pour leur vendre le butin qu'ils ont fait à la guerre, mais qu'ils ne leur achètent rien, parce qu'ils n'ont besoin de rien. Les marchands gaulois qui pénétraient en Germanie et avaient un contact suivi avec les Barbares, purent renseigner César sur Arioviste et les Suèves, sur leur nombre, leurs forces, leur façon de combattre[48].

Nous avons vu comment les Usipètes et les Tenctères, harcelés par les Suèves, furent contraints de passer le Rhin chez les Ménapiens qui leur firent mauvais accueil. Au moment où il allait porter la guerre .au delà du Rhin, César reçut une députation d'autres Barbares qui avaient été chassés, eux aussi, par les Suèves. Ils demandent humblement des terres en Gaule. Ils disent qu'ils ont franchi le Rhin, chassés par les Suèves, et non de leur plein gré ; ils supplient qu'on leur assigne des terres ou qu'on leur laisse la possession de celles qu'ils ont conquises par les armes[49].

César répond aux ambassadeurs qu'ils ne peuvent prétendre à son amitié s'ils restent dans la Gaule (sur le territoire des Éburons, Condruses, etc.) ; qu'il n'est pas juste que ceux qui n'ont pas su défendre leur territoire occupent celui d'autrui ; qu'il n'y a point, dans la Gaule, de terrain vacant que l'on puisse .donner sans injustice, surtout à une aussi grande multitude. Il leur est loisible, s'ils le veulent, de se fixer chez les Ubiens... Il obtiendra des Ubiens cette permission pour eux[50].

Mais les Ubiens étaient eux-mêmes molestés par les Suèves. Dans cette occasion, il paraît bien que César, inaugurant une politique qui sera toujours celle des Romains en Germanie et qui avait si bien réussi en Gaule, n'ait eu pour but que d'exciter les tribus germaines les unes contre les autres. Leurs guerriers se prêtent d'ailleurs à ce jeu sans scrupule, se vendent au plus offrant, passent du camp des Gaulois dans celui de César et réciproquement, pourvu que le pillage soit au bout de leurs services. Durant la guerre contre Vercingétorix, César envoie des députés au delà du Rhin, en Germanie, vers les peuples qu'il avait combattus les années précédentes, et leur demande des cavaliers et de ces fantassins armés à la légère, accoutumés à se mêler avec la cavalerie dans les combats[51]. En d'autres circonstances, c'est pour le compte des Gaulois que les Germains font la guerre[52]. Le Germain, toujours, est au service de quiconque veut l'employer, pourvu qu'il quitte sa forêt ou ses landes brumeuses et stériles.

La médiocrité de leur sol et la fécondité de leur race, voilà la double raison économique de la puissance d'expansion au dehors de la race germanique, forcée d'émigrer, de piller pour vivre, parfois de faire le vide pour s'installer à la place de ceux qu'elle tue ou qu'elle dépouille sans scrupule. C'est pour piller, ad prædam, qu'elle se fait conquérante, non point, comme d'autres, pour civiliser et commercer.

 

IX

LES MONNAIES DES GAULOIS DE L'EST.

 

Comme la Grèce avant les Guerres médiques, la Gaule était, au moment de la conquête romaine, une fédération de peuples (civitates) socialement organisés et depuis longtemps en possession de tous les rouages d'une administration ordonnée. La frappe et l'usage de la monnaie étaient le complément, presque le signe caractéristique, de cette organisation administrative, le trait d'union qui rattachait les unes aux autres les relations extérieures des individus ou des peuples. La monnaie est, en effet, le régulateur du commerce, le balancier des affaires petites ou grandes ; dans les sociétés civilisées elle circule dans les rangs des populations comme le sang dans les veines d'un corps vivant.

Les Gaulois ont d'abondantes séries monétaires dès le IVe siècle avant J.-C. ; au contraire, sur la rive droite du Rhin, aucun peuple germain n'a battu monnaie ; il n'y a point d'atelier monétaire en Germanie, de même qu'il n'y a pas de villes avant Charlemagne. Au point de vue économique comme à tous les autres, c'est un pays inorganisé.

L'extrême multiplicité des monnaies des peuples gaulois et leur variété de types et de symboles attestent l'activité et l'intensité de la circulation commerciale de ces peuples entre eux et dans l'intérieur de chaque cité. Mais il y a plus. La solidarité de ce monnayage dans toutes ses parties, le rapport général qui domine et rapproche les productions de tous les ateliers, depuis les cités de l'Aquitaine jusqu'à celles de la Belgique rhénane, et depuis les Helvètes et même les Celtes de la vallée du Danube jusqu'aux Armoricains, constituent un argument solide à invoquer en faveur de l'unité économique de la Gaule. Impossible à un œil tant soit peu exercé de ne pas distinguer une monnaie gauloise d'une monnaie grecque, romaine, italiote ou de toute autre origine ; on ne saurait s'y tromper, à quelque cité gauloise qu'on doive, en dernière analyse, classer cette monnaie. Une telle parenté d'aspect, de style, de système, de procédés de fabrication, si longtemps prolongée, ne saurait s'expliquer que par la solidarité économique et même politique des peuples gaulois.

Sur les plus perfectionnés de ces indispensables véhicules des affaires quotidiennes, on lit les noms et on reconnaît même les effigies d'un certain nombre des chefs auxquels César eut affaire, tels que Vercingétorix, le Cadurque Lucterius, l'Éduen Dumnorix, le Picton Duratius, et pour nous confiner dans notre région de l'Est, l'Atrébate Commius, l'Helvète Orgétorix, les Suessions Divitiac et Galba et divers autres. Quelque incertitude qui plane encore sur l'attribution et l'identification historique de plusieurs de ces noms, ce sont bien des chefs gaulois. Le Germain Arioviste était autrement puissant qu'eux, et cependant il n'y a point de monnaie d'Arioviste, pas plus qu'il n'y en aura plus tard d'Arminius et d'Attila.

Un bon nombre des types des monnaies gauloises nous révèlent avec l'évidence la plus absolue, surtout au sud des Cévennes, les relations commerciales des peuples de la Gaule avec les colonies grecques de la côte méditerranéenne, Marseille, Rhoda, Emporiæ (Ampurias). D'un autre côté, les monnaies de la Celtique et de la Belgique ont, en majorité, des types qui trahissent les rapports de ces régions avec la Grèce du nord par la vallée du Danube, et plus tard, leur étroit contact avec les Romains de la Province, par la Saône et le Rhône.

Dès le IVe siècle avant notre ère, les Arvernes, princes des Gaules, frappent de beaux statères d'or, imités de ceux de Philippe de Macédoine, père d'Alexandre. Plus encore peut-être que le va-et-vient du transit par l'Helvétie et la vallée du Danube, ce sont les expéditions guerrières des Gaulois dans les contrées helléniques qui transportent jusqu'au plateau central de l'Auvergne et dans les Cévennes ou chez les Santons et les Tolosates, ces monnaies grecques aux types si beaux, au métal si pur. Les mercenaires gaulois rapportaient dans leurs foyers et répandaient sur le marché de chaque cité le pécule gagné à la solde de Philippe ou de tout autre prince. Les randonnées fructueuses de compagnons organisés en coureurs d'aventures ou pour une invasion sur Delphes ou d'autres provinces grecques, ramenaient aussi en Gaule des sacs de pièces d'or et d'argent.

Une tradition conservée par Justin prétend que les Tolosates, rentrés dans leur pays après leur tentative sur Delphes et leurs ravages en Thrace, rapportèrent 110.000 livres pesant d'argent et 5 millions de livres d'or. Une peste ayant ravagé leur pays, un oracle leur conseilla de jeter dans un lac voisin de Toulouse tout ce trésor mal acquis. Ce n'est qu'à ce prix qu'ils furent délivrés du fléau par les dieux.

Les Gaulois qui savaient exploiter leurs mines d'or et d'argent, et laver leurs sables aurifères, s'essayèrent à imiter ce monnayage des Grecs. Ils le copièrent servilement ; ils transcrivirent jusqu'aux légendes grecques, si bien que sur leurs pièces on lit le nom de Philippe ; moins fréquemment, ceux d'Alexandre, de Lysimaque, d'Audoléon ; puis, ces noms sont déformés ; ils deviennent méconnaissables, avec des lettres omises ou bouleversées, en même temps que les types s'altèrent et se transforment dans le goût gaulois. Ce sont ces pièces-là, sans aucun doute, que les rois Luern et Bituit jetaient du haut de leur char dans les rangs de la foule qui se pressait sur leur passage pour les acclamer. En ceci, ils eurent des imitateurs, même encore à l'époque de César. Voilà pourquoi, par exemple, sur le vaste plateau qui domine le village de Pommiers, auprès de Soissons, et où l'on remarque les vestiges d'un oppidum gaulois, les pièces de bronze à la légende CRICIRV sont ramassées en grand nombre par les bergers ou les paysans qui labourent leurs sillons. Il est impossible de ne pas admettre que cette menue monnaie n'ait été jetée à la volée, comme une semence, par ce chef inconnu Cricirus (?), à l'occasion de quelque triomphe solennel ou de réjouissances publiques.

Chez les Arvernes et leurs voisins, l'imitation des statères macédoniens s'éloigne graduellement du prototype ; le métal s'avilit ; à chaque émission nouvelle, pour ainsi dire, la monnaie gauloise est moins belle et moins bonne : on dirait qu'on suit les étapes de la décadence de l'empire arverne qui ne se relève fièrement, dans un dernier sursaut, qu'avec les magnifiques statères d'or de Vercingétorix.

Partout, en Gaule, le champ des pièces se surcharge d'enjolivements et de petits emblèmes empruntés au panthéon gaulois. Quant aux types, — Apollon à cheveux bouclés, cheval au galop, cavalier, char attelé de deux coursiers, sanglier hirsute, aigle éployé, taureau, monstre ailé imité de Pégase, quadrupède androcéphale, têtes fantastiques, figures aux membres désarticulés, disproportionnées, indescriptibles, bêtes innommables, réelles ou imaginaires, qui se débattent au milieu des chaînes, des entrelacs, des rosaces, — l'art monétaire n'a rien composé de plus étrange, de plus mystérieux, de plus incohérent au point de vue artistique. On est dérouté par cette ingéniosité et cette fécondité dans le laid[53]. De toute une figure, par exemple, il ne reste que tant il s'est démesurément agrandi ; il a envahi tout le champ de la pièce et si l'on peut affirmer avec certitude que c'est bien un œil, c'est parce qu'un grand nombre de pièces, alignées suivant les émissions successives ; permet de suivre le grandissement de cet œil au milieu de la joue et la dégénérescence graduelle du type jusqu'à la décrépitude caricaturale. C'est d'ailleurs ainsi, également, qu'au moyen âge le temple du denier carolingien est allé, de déformation en déformation, jusqu'au type bizarre et indéfinissable du denier tournois de saint Louis.

Mais toutes les monnaies gauloises ne méritent pas cette réprobation. Si l'on n'a point encore la clef des petits symboles religieux qui accompagnent les types, ce n'est pas une raison pour les négliger. Comme légendes, les pièces de bon style et de travail soigné portent des noms de peuples, de vergobrets et de chefs militaires, en lettres grecques ou en lettres latines, parfois en caractères mélangés et empruntés taux deux alphabets. Entre les Cévennes et les Pyrénées, les légendes monétaires sont souvent en caractères ibériques, comme en Espagne.

Les cités gauloises frappent ainsi des pièces d'or, d'électrum, d'argent, de cuivre, de potin, et ce monnayage extrêmement abondant, dure plus de trois siècles. Dans l'ensemble, les dégénérescences des types que nous signalions tout à l'heure, sont de plus en plus accentuées à mesure qu'on s'éloigne du pays des Arvernes, des Éduens, des Carnutes, des Bituriges, région centrale qui fut bien le foyer de l'art gaulois comme de la puissance et de la civilisation gauloises.

Après la création de la Province romaine, les Gaulois du sud-est, subissant l'influence économique et politique de Rome, se mirent à imiter le denier de la République. Les légendes gravées autour de ces types copiés sur la monnaie romaine, qui affluait jusque dans la région rhénane, nous donnent des noms gaulois en caractères latins. Les Gaulois ont fait comme les Insurgés de la Guerre sociale en Italie, qui, eux aussi, ont imité les deniers romains, en substituant à la légende latine, les noms de leurs chefs en caractères osques. Les Celtibériens se sont inspirés, de la même façon, des deniers romains, en y faisant graver des légendes ibériques. Par la comparaison de ces divers monnayages, inspirés des mêmes prototypes romains et du môme esprit national, on constate que les Gaulois étaient plus avancés dans leur art, leur industrie, leur développement économique que les Italiotes et les Celtibères. De tous ces peuples occidentaux, vaincus et soumis par Rome dans les deux derniers siècles de la République, nations organisées et parvenues à une civilisation moyenne, originale, les Gaulois sont ceux chez qui se manifeste le plus haut degré de culture matérielle, du moins dans la Narbonnaise, la Celtique, la vallée du Rhône et une partie de la Belgique.

Les monnaies de la Gaule Belgique sont fabriquées suivant la même conception et dans les mêmes données de types, de légendes, de système et d'aspect général que celles de la Celtique. Tandis que les pièces d'or ou d'argent qui portent des noms de chefs sont de bon style, les pièces banales d'or et d'argent et surtout le bas potin, présentent des types de la plus extravagante barbarie ; les dégénérescences y sont poussées jusqu'à l'extrême limite de la défiguration. On dirait que les mœurs de cette âpre région du nord-est de la Gaule, qui impressionnèrent César par leur rudesse, ont leur reflet jusque dans cette fabrication monétaire.

Sous ce rapport, on ne peut manquer, par exemple, d'être frappé du contraste que présentent les monnaies des Séquanes et des Médiomatrices, peuples qui voisinaient dans la haute Alsace. Les Séquanes imitent les statères de Lysimaque, s'inspirent du denier romain. Telles de leurs pièces sont d'une fabrique soignée, habile, parfois d'un art distingué, avec des noms de chefs comme Togirix, Sequanoiotuos, Q. Sam., Q. Doci. Ces deux derniers personnages portent le prénom romain Quintus : on le voit, les Séquanes s'adaptent à la culture et aux usages romains dès le temps de César, sinon déjà antérieurement.

Comme eux, les Médiomatrices ont des monnaies d'or, d'argent, de potin. Mais les Médiomatrices et avec eux les Leuques (Toul) et les Trévires, sont venus s'installer en Gaule plusieurs siècles après les Séquanes. Serait-ce là le secret de la barbarie de leurs produits monétaires ? N'est-il pas curieux de constater que le numéraire de ces peuples est d'un style grossier, rudimentaire ; le dessin des types est inexpérimenté, malhabile ; ce ne sont encore que des essais de barbares qui entrent dans la civilisation et s'exercent à en manipuler et à en imiter les productions courantes. Les larges statères d'or des Médiomatrices ont, sur l'une de leurs faces, une tête de Janus qui paraît une contrefaçon enfantine du type romain. Au revers, à côté d'un cheval caricatural entouré de fleurons, de rouelles ou d'annelets, on lit la légende grecque énigmatique ΘΙΟΛΕ (?). D'autres pièces d'or et de bronze, moins rudes et moins anciennes, portent en latin le nom môme des Médiomatrices, MEDIOMA (tricorum). C'est aussi à cette civitas ou à ses voisines, qu'on classe les pièces qui ont les légendes ARC AMBACTV, ΚΑΛΕΔΟΥ ou ΚΑΛΕΤΕΔΟΥ, et celles dont le revers est une Victoire assise, imitée du denier de M. Porcins Caton qui fut monétaire à Rome en l'an 90 avant J.-C.

Sur les plus soignées des monnaies des Trévires, on lit des noms de chefs politiques ou municipaux : VOCARAN, LVCOTIOS, POTTINA, APΔA, ce dernier nom avec un Δ (delta) grec au milieu de lettres latines. Ces pièces de bonne fabrique, voisines de la conquête de Jules César, ont des types imités, pour la plupart, des deniers de la République romaine. D'ailleurs, le monnayage des Trévires, nous le verrons, se prolongea jusqu'au temps d'Auguste, sous une forme romanisée.

Poursuivant notre rapide enquête le long de la rive gauche du Rhin, au nord des Ardennes, à l'époque de la conquête de César, les Éburons et les Aduatiques, eux aussi, ont des séries régulières de monnaies. Si les types de leurs statères d'or pâle et leurs bronzes sont de plus en plus barbares — c'est dans cette région qu'on trouve les monnaies à l'œil, — néanmoins ils présentent des particularités locales et des noms de chefs, par exemple, les bronzes avec AVAVCIA et les pièces d'argent à la tête de cheval accompagnée de la légende ANNA ROVECI. Quelque difficulté que nous éprouvions à interpréter ces noms, il n'en est pas moins certain qu'ils avaient un sens pour les autorités locales qui les ont fait graver ; que ces pièces sont le produit d'un monnayage officiel, affirmant à la fois une autorité souveraine qui ordonné et contrôle les émissions, et un art qui s'efforce d'imiter, d'interpréter les types plus beaux, plus parfaits qui venaient de la Grèce ou de Rome.

On a trouvé à Thérouane, dans le pays des Morins, des bronzes au type du cavalier armé d'un trident, qui ont, en lettres latines, les noms propres RVBIOS et VIROS. Ces pièces se rapprochent du beau monnayage des Atrébates. D'autres monnaies, attribuées aux Morins et aux Nerviens, sont des statères d'or, qui n'ont d'un côté qu'une protubérance arrondie, avec un profil en epsilon grec, dernier vestige d'une tête humaine ; de l'autre, un cheval désarticulé, entouré d'emblèmes bizarres qu'on ne saurait ni définir ni expliquer, astres, serpents, globules, rouelles, ornements géométriques, zigzags et enroulements.

Ces symboles forment, dans ces séries, comme dans toutes les autres, l'originalité de la numismatique gauloise. A eux seuls ils suffiraient pour démontrer que les Gaulois n'étaient pas des barbares. En dépit de la bizarrerie de ces emblèmes, et des difficultés que nous éprouvons pour les interpréter et leur assigner une place dans l'arsenal des emblèmes du panthéon gaulois, si mal connu, ils attestent une singulière fécondité d'imagination ; ils sont les témoins du développement de la culture gauloise sur les bords du Rhin.

Les Helvètes, les Boïens et les Tolosates de la forêt Marcienne, les Taurisques, les Scordisques, les Vindéliciens et tous les peuples de race celtique qui formaient la population sédentaire de la Suisse, du Wurtemberg, du Tyrol, de la Bavière et de tout le bassin du Danube jusqu'à Singidunum (Belgrade), Durostorum (Silistrie), Noviodunum (Isaaktcha), aux noms bien celtiques comme tant d'autres des mêmes contrées : toutes ces régions, au mouvement commercial si développé, eurent des monnaies, tout aussi bien que les peuples gaulois cisrhénans.

Aux Helvètes et aux Boïens, reviennent les singulières monnaies d'or globuleuses, en forme de petites coupes, qu'on désigne sous le nom de Regenbogenschusselchen, petites coupes à l'arc-en-ciel, appellation qui leur vient de ce que la face concave porte, comme type, un croissant, ou si l'on veut, une espèce d'arc-en-ciel avec un rayonnement partant du centre. Il s'en trouve qui ont, sur la face convexe, une étoile ou la triskèle, et sur le côté concave, à la place du croissant, un cheval au galop ou des annelets. Ces pièces d'or, d'électrum et de cuivre sont bien le monnayage le plus rudimentaire qu'aucun peuple ait jamais créé. On en recueille souvent des échantillons dans tous les pays qui forment les hautes vallées du Rhin et du Danube et le long de ce dernier fleuve jusqu'en Bohême. Le fameux oppidum de Stradonic, en Bohême, où l'on a découvert tant de débris archéologiques pareils à ceux de Bibracte, chez les Éduens, a livré des monnaies à l'arc-en-ciel, ainsi que des quantités de pièces gauloises des Arvernes, des Santons, des Lingons, des Éduens, des Leuques, des Séquanes, des Helvètes. On n'en peut douter : cet oppidum fut longtemps une importante station de la route commerciale du Danube qui était entièrement, nous l'avons vu, aux mains des peuples celtiques.

Dans toutes ces régions occupées par la race celtique et quotidiennement fréquentées par les marchands gaulois ou par les soldats, il est intéressant de signaler les trouvailles de monnaies de notre Gaule apportées par le négoce. Il est non moins remarquable que les Gaulois du Danube aient battu monnaie eux-mêmes : ils étaient, — ceci le prouve, — bien au-dessus de la barbarie germanique. Leurs monnaies d'argent ont des types inspirés des pièces grecques les plus courantes dans la Macédoine et la Thrace. Les noms de chefs qu'on y relève sont nettement de forme gauloise, par exemple, Ainorix, Biatec, Bussumar, Cobrovomarus, Evoiurix, Nonnos, Jantumarus. Il s'y trouve aussi, en abondance, des imitations des tétradrachmes de Maronée et de Thasos.

Ainsi, tandis que les peuples germains ne font que recevoir comme des lingots, au poids, les monnaies étrangères qui pénètrent chez eux, gauloises, romaines ou grecques, au contraire les peuples gaulois ont des ateliers officiels, même hors de la Gaule et dans tous les pays où ils ont émigré et dominé politiquement[54].

 

 

 



[1] Totius Galliæ imperio potiri. CÉSAR, Bell. Gall., I, 2.

[2] CÉSAR, Bell. Gall., I, 1 ; I, 4.

[3] CÉSAR, I, 2 ; DION CASSIUS, XXXVIII, 31.

[4] CÉSAR, Bell. Gall., I, 3.

[5] CÉSAR, Bell. Gall., I, 29.

[6] CÉSAR, Bell. Gall., I, 12.

[7] CÉSAR, Bell. Gall., I, 28.

[8] CÉSAR, Bell. Gall., I, 29.

[9] CÉSAR, Bell. Gall., I, 28.

[10] HOLDER, Altcelt. Sprachschat : au mot Boii.

[11] CÉSAR, Bell. Gall., I, 31 ; VI, 12.

[12] CÉSAR, Bell. Gall., I, 34.

[13] CÉSAR, Bell. Gall., I, 31.

[14] CÉSAR, Bell. Gall., I, 33.

[15] DION CASSIUS, 45 à 50.

[16] CÉSAR, Bell. Gall., I, 55.

[17] CÉSAR, Bell. Gall., I, 54.

[18] NAPOLÉON III, Histoire de César, t. II, p. 75.

[19] CHARLES GRAD, l'Alsace, p. 324.

[20] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, p. 27.

[21] ALB. GRENIER, Habitations gauloises, p. 18.

[22] TACITE, Annales, I, 17.

[23] A. HOLDER, Alt-celtischer Sprachschatz, t. II, col. 1942-1943.

[24] AMMIEN MARCELLIN, XVI, 12, 58 (anno 357).

[25] CÉSAR, V, 3 ; VIII, 25.

[26] CÉSAR, I, 37.

[27] Cf. MOMMSEN, Histoire romaine, t. IX, trad. Cagnat et Toutain, p. 128.

[28] CÉSAR, Bell. Gall., III, 17 ; V, 55.

[29] CÉSAR, Bell. Gall., V, 3.

[30] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 3.

[31] CÉSAR, Bell. Gall., II, 29.

[32] CÉSAR, Bell. Gall., II, 17.

[33] CÉSAR, Bell. Gall., II, 4.

[34] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, p. 288.

[35] AMMIEN MARCELLIN, XV, 11.

[36] Histoire des Romains, t. III, p. 153.

[37] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 8.

[38] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 4.

[39] CÉSAR, Bell. Gall., V, 18.

[40] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 33.

[41] TACITE, Hist., IV, 12 et 15.

[42] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 7 ; IV, 1 ; STRABON, IV, 3 ; TACITE, XIII, 53 et 29.

[43] STRABON, IV, 3, 4.

[44] JULES ZELLER, Histoire d'Allemagne, t. I, p. 81.

[45] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 3.

[46] CÉSAR, Bell. Gall., VI, 23.

[47] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 1.

[48] CÉSAR, Bell. Gall., I, 39.

[49] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 7.

[50] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 8.

[51] CÉSAR, Bell. Gall., VII, 65.

[52] CÉSAR, Bell. Gall., I, 31 ; V, 27 ; VI, 2.

[53] C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. II, p. 317 et suivantes.

[54] Sur les monnaies gauloises : J.-A. BLANCHET, Traité des monnaies gauloises (in-8°, 1905).