ILE BASSIN DU RHIN. — SA PLACE DANS L'HYDROGRAPHIE DE L'EUROPE. — SON RÔLE HISTORIQUE.La nature a fait du Rhin un beau fleuve ; c'est aussi le fleuve historique et romantique par excellence et l'une des grandes artères commerciales de l'Europe. Les poètes de tous les âges l'ont chanté, depuis les Gaulois qui lui ont donné son nom et l'avaient divinisé, jusqu'à Musset et Victor Hugo ; les naturalistes l'ont décrit avec complaisance et les annales des peuples de l'Europe sont remplies de son rôle. Les populations qui vivent sur ses bords l'aiment et lui sont attachées, comme le Breton à ses landes, l'Helvète ou le Pyrénéen à leurs montagnes. Mais la politique, la diplomatie, les invasions se sont concertées pour le profaner, mutiler son cours ou celui de ses affluents, contrarier la mission naturelle que la Providence lui a assignée. De là, des révoltes toujours renouvelées du sol et des eaux, de la raison humaine, des aspirations des peuples ; de là, des dissensions et des guerres qui se sont prolongées jusqu'à l'heure présente. Quiconque embrasse d'un coup d'œil général la carte physique du monde occidental, remarque que le Rhin et la chaîne-des Alpes, soudés l'un à l'autre, coupent l'Europe en deux : ils forment une barrière difficilement franchissable par les moyens naturels. L'homme, s'il veut passer, doit chercher des gués, toujours dangereux, construire des ponts ou des bateaux, s'engager dans les rudes sentes des montagnes ; attendre, ici, la glace, là, la saison chaude. Aussi, pour le géographe, le Rhin est-il le grand fossé qui sépare l'Europe centrale de l'Europe occidentale. Dans les déplacements et les migrations des races humaines, comme dans la marche stratégique des armées, la plupart des autres fleuves de l'Europe ont, le plus souvent, servi de chemins faciles et sans obstacles ; suivant les cas, on les remonte ou on les descend pour atteindre le but poursuivi. Le Rhin seul, de tous les fleuves de l'Europe, est toujours franchi, traversé, pris en écharpe ; c'est une barrière, un précipice, une. tranchée stratégique. Les vastes plaines où le Danube roule son flot bleu, furent toujours un chemin pour les peuples migrateurs ou les conquérants. Au nord des Carpathes et des monts de Bohême, les plates vallées de la Vistule, de l'Oder, de l'Elbe, ont servi de routes aux envahisseurs venant des pays riverains de la Baltique ou de la mer du Nord, qui voulaient gagner le Danube et, par là, descendre sur les contrées helléniques ou sur l'Italie. Mais ceux qui ont contourné ou coupé les cours d'eau germaniques, pour. se diriger vers l'ouest et pénétrer en Gaule, se sont toujours heurtés au Rhin : descendre ce fleuve conduit aux marécages frisons et néerlandais ; le remonter aboutit à la blanche muraille du Saint-Gothard. Inévitablement, il faut se confier à l'eau perfide et tumultueuse ou bien grimper dans les passes que surplombent les rochers chargés des neiges éternelles. Depuis les glaciers alpestres jusqu'à la mer lointaine, tour à tour, dans sa marche impérieuse, le Rhin coule, bouillonne, mugit, se gonfle ou s'étale jusqu'au point d'être guéable, se resserre comme une gorge et devient précipice au milieu des écueils ; puis, il rampe, glisse imperceptiblement, s'assoupit et s'endort ; enfin, après avoir parcouru plus de 1.300 kilomètres, il meurt, enveloppé avec la Meuse dans le linceul brumeux de l'Océan du Nord[1]. Certes, il est des fleuves d'un plus long et plus large parcours, et sous ce rapport, on ne saurait songer à comparer le Rhin aux gigantesques rubans liquides qui tranchent sur la carte de l'Afrique, de l'Inde ou de l'Amérique ; il est inférieur même au Danube qui a 2.780 kilomètres, à la Volga (3.200 km.), au Don (1.700 km.) et au Dniéper (2.000 km.), mais il est à peu près aussi long que l'Elbe et la Vistule ; le Rhône n'a que 812 kilomètres et la Loire, 980. Il en est aussi, parmi ces grandes artères fluviales de notre globe, qui sont plus imposantes que le Rhin pour la majestueuse procession de leurs flots, la force irrésistible de leur courant, la profondeur ou l'étal immense de leurs eaux, ou les caprices de leurs lents détours ; disons encore, par la luxuriante végétation de leurs rives, les donjons et les cathédrales qui se reflètent dans leur miroir. Mais quel fleuve est aussi divers que le Rhin, dispersé en branches multiples ou encaissé dans le creux, profond comme un abîme, d'un canal taillé dans la roche volcanique ; encadré de montagnes prochaines ou éloignées, neigeuses ou boisées ; arrosant, ici, des champs emblavés, des bois, des prairies humides, là, des coteaux ondulés où mûrit le raisin ; baignant le pied de ruines féodales ou de cités industrielles ? Il charrie allègrement des milliers de navires de commerce, en même temps que sa face est ridée par le léger sillage des bateaux de plaisance qui promènent, sans relâche, des légions de touristes émerveillés de la beauté et de la variété du panorama qu'il offre à leurs regards. Quel autre fleuve a enfanté plus de légendes ? Quel autre a transporté autant de soldats de la civilisation ou de la barbarie, autant de misère et de gloire humaine, autant d'émotions d'allégresse ou de désespérance ; a décidé du sort d'un aussi grand nombre de peuples amis ou rivaux ? Quel autre a un passé historique aussi lointain, aussi agité ? Quel autre a une plus grande activité industrielle ? Quel autre enfin préoccupe au même degré la génération des hommes d'aujourd'hui ? C'est le Rhin, ce n'est pas la Seine, qui dispose de l'avenir de la France, parce qu'il est entré dans son histoire depuis l'origine des âges. Le Rhin est un noble fleuve, s'écrie Victor Hugo, féodal, républicain, impérial, digne d'être à la fois français et allemand. Il y a toute l'histoire de l'Europe, considérée sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans Cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l'Allemagne. Ce sont les Gaulois, remarque Camille Jullian, qui ont inauguré sa vie historique[2]. Ils lui vouèrent un culte, comme l'Égyptien au Nil, l'Hindou au Gange, les Indiens du Brésil à l'Amazone. Pour nos ancêtres, le Rhin, dieu gaulois était le Roi des fleuves, le Père, car il enfanta des héros gaulois, et en lui donnant ce nom aujourd'hui, les poètes allemands ne sont que des plagiaires attardés. Comme le remarque Strabon[3], ce n'est pas le Rhin, mais l'Elbe qui coule au cœur de la Germanie. Pour le Germain, le Rhin a toujours été l'obstacle à franchir, le frein à la convoitise. A travers l'histoire, le Germain ne s'est jamais senti en pleine sécurité qu'en son repaire lointain, marécageux et boisé, au delà du Rhin. Le fleuve qu'il assaille sans cesse, le rejette toujours et repousse ses embrassements avec ses prières ; jamais le Germain ne l'a possédé complètement ; sa source et son embouchure n'ont jamais été, à la fois, souillées de l'empreinte de sa botte, et ce n'est que par la violence ou la perfidie que l'Allemand prussifié a réussi à lui étreindre les flancs. La Germania du Niederwald, après 1870, n'a pas osé s'asseoir sur la rive gauche du Rhin, pas plus que le temple de la Walhalla ne s'élève sur la rive droite du Danube. Son nom n'est pas germanique, il est celtique, Renos[4]. Il signifie en gaulois, le flot courant ; il lui a été donné par la race qui, à l'âge du brome, a couvert de ses établissements la plus grande partie de l'Europe centrale et occidentale, et dont le rameau principal a formé le peuple gaulois. Lorsqu'au début du ive siècle avant notre ère, des Gaulois allèrent s'installer dans l'Italie du Nord, transportant avec eux, comme la glèbe natale, les appellations de leur pays d'origine, ils appelèrent Bononia (Bologne) la nouvelle capitale qu'ils fondèrent à la place de la ville étrusque de Felsina et ils donnèrent le nom de Rênos à la rivière voisine[5]. Les Celtes acclimatèrent également le nom du Rhin, Rênos, en Irlande[6]. C'est ainsi que ces peuples émigrés restaient attachés à la vieille patrie celtique et qu'ils en perpétuaient l'image dans leur imagination et dans leur cœur. La Suisse et la France de l'Est sont en grande partie tributaires du Rhin. Son bassin, qu'on évalue à 252.000 kilomètres carrés, est circonscrit, en Suisse, par les Alpes rhétiques et algaviennes qui séparent ses multiples sources de celles de l'Inn, de l'Isar, du Lech et de l'Iller, rivières du Tyrol autrichien et de la Bavière, qui portent leur tribut au Danube. Quelques kilomètres seulement, occupés par les crêtes des Alpes de Constance, modestes et souvent franchies par les invasions, séparent les sources du Danube de celles du Rhin : c'est la trouée du Danube. Le Danube et le Rhin dont les deux rubans sont ainsi rattachés l'un à l'autre par le nœud des Alpes, ont, depuis le commencement des âges, formé la barrière de deux mondes, en lutte opiniâtre et éternelle l'un contre l'autre. Seuls, des accidents historiques ont paru momentanément rompre cette chaîne naturelle qui sépare la Romanie de la Barbarie. Tout aussi rapprochées, mais à l'ouest du Saint-Gothard, jaillissent les sources du Rhône. Si bien que les trois grands fleuves, fils de l'Alpe, ce formidable château d'eau de l'Europe, s'en vont répandre la fortune fécondante de leurs eaux dans des directions opposées, comme jadis les soldats de la Suisse prodiguaient leur sang aux nations voisines. Les Alpes bernoises et le Jura englobent l'Aar et le lac de Neufchâtel, dont ils font des dépendances du Rhin. Puis, entre le mont Terrible et le ballon d'Alsace ou, si l'on veut, entre Bâle et Belfort, la ligne de partage des bassins du Rhin et du Rhône n'est indiquée que par un faible relief du sol ou même des collines emblavées : c'est le seuil large et spacieux, célèbre dans l'histoire sous le nom de Trouée de Belfort ou de Porte de Bourgogne. Les monts Faucilles qui prolongent les Vosges en arc de cercle, séparent les sources de la Moselle de celles de la Saône ; puis, les collines de Woëvre, appelées aussi les côtes de Meuse, entre Metz et Verdun, forment l'arête à laquelle s'adossent les vallées de la Moselle et de la Meuse. Ainsi, presque tout le département des Vosges, Remiremont, Épinal, Mirecourt, aussi bien que Nancy et Toul dans le département de la Meurthe, déversent leurs eaux dans le Rhin, par la Moselle ou ses affluents. Comme les côtes de Meuse, les Ardennes orientales continuant le rideau ininterrompu des montagnes, s'allongent dans hi direction du nord, entre la Meuse et la Moselle ; enfin, au nord de Luxembourg et d'Arlon, c'est l'Eifel et les collines d'entre le Rhin et la Roër, qui rejettent cette dernière rivière dans la Meuse, jusqu'à ce que lés monts, qui meurent comme les eaux, permettent au Rhin, à la Meuse et à l'Escaut d'enlacer leurs multiples bras. N'est-il pas étrange que ce vaste pays de la rive gauche du Rhin, si uni par la nature, le climat, les productions, la direction de ses rivières, aussi bien que par le cirque des montagnes dont nous venons de tracer hi silhouette, pays que l'antiquité tout entière n'a jamais morcelé, soit depuis le moyen âge, mutilé, déchiqueté, partagé en petites souverainetés ennemies, au grand détriment de ses intérêts économiques et sociaux ? Sur sa rive allemande, le bassin du Rhin est encerclé par les montagnes boisées de la Forêt-Noire qui se rattachent aux Alpes de Constance et aux Alpes de Souabe. Celles-ci ne sont qu'un écran indiqué par le relief du sol, entre le Danube et le Neckar, l'affluent -wurtembergeois du Rhin. Les monts de Franconie, de Bohême, de Thuringe, de la liesse contournent les sources du Mein, la grande rivière qui sépare l'Allemagne du sud de l'Allemagne du nord. Les Vogelsgebirge, les Eggegebirge et les monts de Westphalie sont la ligne de faîte qui éloigne les bassins du Weser et de l'Ems, des derniers tributaires du Rhin inférieur, la Lahn, la Sieg, la Ruhr et la Lippe. A droite comme à gauche, la ceinture orographique du Rhin est tourmentée et n'a point la régularité de contours que présentent les bassins de la Seine ou de la Loire, du Rhône ou du Pô. On y trouve englobés de petits chaînons montagneux, tels que les Vosges et la Forêt-Noire, la Hardt, le Hunsrück, l'Odenwald et le Taunus, sommets forestiers, aux flancs parfois abrupts, qui semblent postés par la nature comme des sentinelles, pour veiller sur le cours du grand fleuve, en protéger et en charmer les abords. II LE RHIN EN SUISSE.A l'est du massif du Saint-Gothard, les nombreux torrents qui sillonnent en éventail le canton des Grisons, entre les Alpes de Rhétie et celles de Glaris, se réunissent pour former le Rhin supérieur ; déjà, il prend les allures d'un fleuve, au pied du château de Reichenau, en amont de Coire[7]. La plupart de ces émissaires des glaciers sont, en même temps, des chemins alpestres ; ils aboutissent à des cols qu'ont fréquentés, à toutes les époques de l'histoire, lés marchands avec leurs mulets, les chasseurs, les contrebandiers, les émigrants, les caravanes d'invasion, les armées. Le col du Saint-Gothard, entre la vallée de la Reuss et celle du Tessin, fut franchi par les Lombards, lorsque, quittant la Germanie, ils descendirent en Italie, en 568. Il fut enlevé aux Autrichiens par Lecourbe après sa victoire de Gœschenen, le 15 août 1799. Le col du Bernardin fait communiquer l'un des principaux affluents du Rhin avec la vallée du Mesocco qui descend au lac Majeur. Par le col de Splugen passe la fameuse via mala, aux gorges formidables, qui conduit de Coire au lac de Côme. On comprend, par là, l'ancienne importance de villes comme Coire (Chur), aujourd'hui déchues ou devenues seulement villes de touristes, mais qui furent jadis les caravansérails obligés des voyageurs, les tètes de ligne des expéditions au delà des Alpes, les gîtes d'étapes des soldats. Les curieux admirent encore à Coire sa cathédrale du vine siècle et son trésor carolingien. De Splugen on gagne aussi, dans l'Engadine, le cours de l'Inn qui, par Innspruck, conduit au Danube. Il y a enfin, pour aller de la vallée du Rhin dans celle de l'Inn, les passes de l'Albula, de Fluela, de Davos et d'autres encore. C'est à cause de ces chemins que les Autrichiens, au XVIIe siècle, tenaient tant à posséder cette haute vallée de l'Engadine, au rude mais salubre climat, qui leur donnait accès à la fois en Suisse par le Rhin supérieur et en Italie par la vallée de l'Adda et la Valteline. Entre Coire et le lac de Constance, les vallées montantes de plusieurs affluents du Rhin et du Danube sont adossées ou plutôt comme juxtaposées bout à bout, de manière à ménager de faciles communications entre les deux grands versants et, par eux, entre la Suisse et le Tyrol autrichien. Quand on a dépassé, à la descente, le mont des Trois-Sœurs dans la minuscule principauté de Lichtenstein, on rencontre les sources du Lech et de l'Iller qui arrosent le Vorarlberg ; puis, à mesure qu'on approche de Bregenz, à la tète du lac de Constance, le cours du Rhin devient à la fois plus large et moins torrentueux ; il est navigable aux batelets et peut être aisément franchi. Bregenz, la capitale du Vorarlberg autrichien, a toujours été un gîte d'étape important ; les Romains l'avaient fortifiée pour garder la route contre les invasions germaniques ; les Français s'en emparèrent en 179G. Le lac de Constance (Brigantinus) est, pour la Suisse, le pendant du lac de Genève. Les cantons de Saint-Gall et de Thurgovie, le long de sa rive méridionale, sont ouverts, par la vallée de la Thur, aux voies du commerce comme aux invasions. La vieille abbaye de Saint-Gall, fondée en 613, l'un des grands foyers littéraires de l'époque carolingienne, était une étape à proximité de cette route, gardée par les armées du Saint-Empire. En traversant le lac de Constance, le Rhin forme un coude prononcé, infléchissant brusquement son cours de l'est à l'ouest, direction qu'il conservera jusqu'à Bâle. Lés cantons si fertiles en vignobles et en arbres fruitiers, de Thurgovie et de Zurich, arrosés par la Thur et ses affluents, étalent assez d'espace en plaine pour avoir vu s'y déployer de grandes armées venues d'Allemagne ou de France. En 1799, Masséna s'y. couvrit de gloire en écrasant, aux portes de Zurich et à Constance, les armées de l'archiduc Charles d'Autriche, de Korsakow et de Souvarow. Au sortir du lac de Constance, le Rhin a déjà plus de cent mètres de large. C'est un superbe flot d'émeraude empanaché de vapeurs cristallines qui, en temps calme, roule à raison de 330 mètres cubes à la seconde. La fonte des neiges au printemps, des crues subites, des affluents torrentueux augmentent, doublent, quintuplent parfois son débit, rendent plus dangereux ses rapides, élargissent son lit ; il atteint 170 mètres à la cascade de Schaffouse, seuil gigantesque de 24 mètres, par-dessus lequel le fleuve écume et bondit, pareil au cheval indompté que, dans les temps mythiques, Neptune fit jaillir du rocher, d'un coup de son trident. Donaueschingen, chef-lieu de l'ancienne principauté de Furstenberg, au confluent' des trois ruisseaux qui forment les sources du Danube, n'est qu'à quelques kilomètres du cours de la Wutach, affluent du Rhin, sur sa rive droite, entre Zurzach et Waldshut. Là, est un point stratégique important dans l'histoire : c'est l'ouverture de la Trouée du Danube qui conduit à Ulm en Bavière. Remarquez, vis-à-vis de l'embouchure de la Wutach, le confluent de l'Aar, sur la rive helvétique. L'Aar apporte au Rhin le tribut de tous les lacs, rivières et torrents du versant occidental des Alpes suisses jusqu'à la chaîne du Jura ; au moyen fige ce fertile pays s'appelait l'Aargove. A son embouchure, l'Aar (l'ancienne Arula ou Arura) est plus volumineux que le Rhin : il s'est grossi de la Limmat, le déversoir du lac de Zurich, et de la Reuss qui vient de Lucerne et du lac des Quatre-Cantons. Aarau est à proximité du point de rencontre de ces trois rivières : c'est là, à Vindonissa qui n'est plus aujourd'hui que le bourg de Windisch, que convergeaient les voies romaines des Alpes. Elles amenaient les légions sur le Rhin, par les cols de Splugen, du Septimer, du Julier. Celles des Alpes Pennines et de Genève convergeaient à Avenches (Aventicum), bâtie auprès du petit lac de Morat, non loin de l'endroit où les Suisses remportèrent, en 1476, une si éclatante victoire sur le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire. L'Aar passe à Thoune, Berne et Soleure. La Thièle lui apporte les eaux des lacs de Neufchâtel et de Bienne. Ainsi, au Confluent (Coblenz) voisin de Zurzach, l'Aar avec ses tributaires forme patte d'oie, drainant toutes les rivières des cantons de Zurich, d'Argovie, de Lucerne, de Berne, de Fribourg. Qu'on juge, par ce coup d'œil général, de l'importance de l'estuaire de l'Aar et du seuil bas et facilement accessible qui longe le Rhin comme un quai immense, reliant entre elles les villes du Frikthal (le Friccove du moyen âge), Waldshut, Lauffenbourg, Seckingen, Rhinfeld : ce sont là les fameuses villes forestières, par lesquelles on gagnait le lac de Constance et Bregenz ; par elles aussi, en franchissant le Rhin, on remontait la Wutach, pour atteindre les régions du haut Danube, la Souabe et toute l'Allemagne du sud. Les ponts jetés sur le Rhin dans chacune de ces villes furent souvent traversés, dès l'époque romaine, sinon déjà antérieurement. Ils servirent de passage à bien des invasions germaniques, tout comme aux armées autrichiennes et allemandes qui envahirent la Suisse, puis la Bourgogne par la trouée de Belfort. Ce fut en vain que Louis XIV chercha à s'approprier ce pays de la rive gauche du Rhin helvétique, dangereux voisinage pour l'Alsace et la Franche-Comté, ses récentes conquêtes. Le Frildhal fut possédé par la maison d'Autriche jusqu'au traité de Lunéville en 1801 ; alors, Bonaparte le fit donner à la Suisse. Mais la neutralité du Frikthal et des villes forestières fut violée en 1814 par les Autrichiens et ceux-ci, avec l'assentiment des Suisses, moins nobles que les Belges en 1914, pénétrèrent par là en Franche-Comté et mirent en échec Napoléon. Au pont de Bâle, le Rhin qui a déjà fourni une course de 440 kilomètres, a plus de 200 mètres de large et son flot sonore verse environ 1.000 mètres cubes à la seconde[8]. III DE BÂLE A LAUTERBOURG.Après avoir couru de l'est à l'ouest jusqu'à Bâle, le Rhin se heurte brusquement au barrage que forme devant lui le mont Terrible, le dernier éperon du Jura. Le fleuve, contraint de reprendre la direction du nord, s'engage dans le large couloir, ourlé sur ses deux bords par les reliefs parallèles de la Forêt-Noire et des Vosges, dont Pline, déjà, vante les sapins géants. A droite, le grand-duché de Bade ; à gauche, l'Alsace. De part et d'autre, une immense plaine d'alluvions dont la longueur, depuis Bâle jusqu'à Lauterbourg, est de 200 kilomètres. Sous le pont de Bâle, le Rhin est à 276 mètres au-dessus du niveau du repère d'Amsterdam ; il est à 100 mètres à Lauterbourg ; sa dénivellation graduelle d'un bout à l'autre de l'Alsace est donc de 176 mètres[9]. Au-dessous de Bâle, le Rhin baigne le pied de la vieille forteresse française d'Huningue, bâtie par Louis XIV, presque en face de l'embouchure de la Wiese badoise, pour protéger un passage facile et un pont en bois, si souvent supprimé, rétabli et franchi par nos armées ; il a été remplacé par le pont du chemin de fer que les Allemands ont construit après 1870. Saluons la première ville alsacienne, Huningue, où, en 1815, s'immortalisa Barbanègre en résistant avec ses 135 compagnons aux assauts impuissants de 32.000 Autrichiens. Plus bas, à Neuenbourg, un autre pont met en communication directe Mulhouse, la grande cité industrielle, avec Mülheim et Fribourg-en-Brisgau ; plus bas encore, au confluent du Möhlin, un autre pont en fer, entre Neuf-Brisach et Vieux-Brisach, au pied du Kaiserstuhl ; il remplace un ancien pont de bateaux qui vit bien des armées et des invasions. Le fleuve est presque guéable, en été, au moins dans les années de sécheresse. Il y a encore un pont nouveau à Rhinau. Enfin, par le fameux pont de Kehl, long de 245 mètres, Strasbourg est en rapport avec la rive droite. Kehl est au confluent du Rhin et de la Kimig qui vient d'Offenbourg et de la Forêt-Noire. Le Rhin conserve ainsi, de Bâle à Strasbourg, une allure précipitée qui y rend la navigation commerciale à peu près impraticable, une grande partie de l'année. Seuls, des bateaux très plats peuvent, quand ils sont chargés, remonter son cours dans des canaux latéraux artificiels. Il entraîne dans sa course folle, au lendemain des orages ou après l'hiver, des cailloux roulés, des arbres déracinés qui se cramponnent de-ci de-là, à chacun de ses détours. Les alluvions et le gravier s'étagent sur ses berges en gradins symétriques mais inconsistants ; aussi, ce n'est qu'à une certaine distance de son cours, sur la lisière du lœss fertile, que les Romains prudents avaient établi la route dont on remarque encore des vestiges, de Bâle à Neuf-Brisach par Horbourg (Argentovaria). Il a besoin de beaucoup d'espace en ses jours de colère, le terrible fleuve ! La traîne liquide, parsemée de bancs de sable micacé et de limon marneux, dépasse souvent 4 et atteint parfois 6 kilomètres de large. Dans cet enclos bordé de terrasses, appuyées aujourd'hui sur des digues artificielles, les ruisseaux, comme une blonde chevelure dénouée d'Alsacienne, vagabondent, modifiant leurs lits suivant les saisons. On a compté, en certains endroits, jusqu'à huit bras du Rhin, qui s'enchevêtrent, changent de place d'une année à l'autre, cessent d'exister et sont remplacés par d'autres. Ceux qui durent assez longtemps se couvrent d'une végétation palustre haute et touffue, de bruyères, de joncs plus grands que l'homme, où niche à son aise le gibier d'eau ; il y a des marécages, des fondrières, des prés et des bosquets, voire des champs en culture, où travaille tout un monde de petites gens aux mœurs originales, imposées par le genre de vie : maraîchers, vanniers, pêcheurs, chasseurs, meuniers, braconniers, bergers et maraudeurs. Un des métiers pratiqués par les miséreux qui demandent au Rhin leurs moyens d'existence, est celui d'orpailleur. Le Rhin est un fleuve aurifère, comme plusieurs de nos rivières qui descendent des Cévennes et du plateau central d'Auvergne. Son sable, formé de quartz pulvérisé, est mêlé de paillettes d'or, l'or du Rhin de la légende épique. Le lavage et la décantation se pratiquent au bord de l'eau courante, dans des coffres de planches et des écuelles en bois qu'on agite adroitement par un mouvement de tangage et de roulis, pour que le sable chargé d'or s'accumule dans le fond. On enlève les grains superficiels et les autres impuretés. Puis, l'orpailleur verse le sable le plus lourd, de couleur noirâtre, dans un vase en terre poreuse placé sur un feu de charbon. Il ajoute un peu de mercure au sable chauffé ; l'or, attiré par l'autre métal, forme avec lui de petites boules jaunâtres. On fait ensuite évaporer le mercure, et il reste dans la cuvette un peu d'or pur, que le pauvre orpailleur porte, pieds et jambes nues, chez les orfèvres de Strasbourg ou à la 'Monnaie de Carlsruhe : c'est une bien minime portion du Trésor des Nibelungen ; le métier est si peu lucratif qu'il est presque abandonné aujourd'hui. Le Rhin, avec ses îlots boisés, ses bras morts perdus dans les saules et les ajoncs, est la grande route des oiseaux migrateurs. Reliant les lacs de la Suisse à la mer du Nord, il est la ligne de passe de l'armée aérienne qui, chaque année, s'en va à la recherche d'un climat plus doux, dès que l'hiver approche. Les naturalistes et les chasseurs alsaciens énumèrent avec une fierté jalouse les deux cents espèces d'oiseaux de passage qu'on rencontre dans les îles du Rhin, depuis le cygne noir et l'orfraie scandinave, jusqu'à toutes les variétés des échassiers palmipèdes qui se promènent dans la boue et pêchent dans les mares stagnantes, durant les haltes de leurs longs voyages[10]. La cigogne est l'hôte préféré, presque sacré, comme l'ibis en Égypte ; messagère du printemps, elle accourt par milliers pour nicher sur le toit des maisons où l'Alsacien, un peu superstitieux, ne manque point de préparer la place de son nid. Au moyen âge, on annonçait à son de trompe l'arrivée du premier couple de cigognes dans nos villes. Maintenant encore, la croyance populaire lui attribue le don de porter bonheur à la maison où il fait son nid, et de la protéger contre la foudre. Pour la jeune fille qui voit l'oiseau aux longues jambes marcher vers elle, c'est un signe de ses fiançailles prochaines. Aux enfants strasbourgeois les mères de famille racontent que les cigognes leur apportent des petits frères, assis en croupe sur leur siège de plumes et les tenant par le cou à travers les airs[11]. La faune du Rhin est aussi abondante et particulière, quoique certaines espèces, comme le castor et le lynx, aient disparu au XIXe siècle, chassées par les travaux de canalisation et les établissements industriels qui, aujourd'hui, hélas ! dépoétisent tout dans la nature. A toutes les époques, les peintres alsaciens se sont complu à reproduire des paysages du Rhin, scènes de chasse au sanglier et au chevreuil, pèche à la truite, promenades en bateau, filatures et moulins, pelouses sablonneuses ombragées de bouquets d'oseraies, de troènes et de fusains. Au calme, la même nappe des eaux forme de longues squames argentées, des mares et des ruisselets en zigzag où abondent les poissons de toute espèce. A la fin des étés longs et secs, des baigneurs s'amusent, par places, en étudiant prudemment leur chemin, à traverser toutes les branches du fleuve, de la rive alsacienne à la rive badoise. Les glaces aussi, parfois, en hiver, permettent de tenter la périlleuse aventure. Diodore de Sicile dit qu'on répandait de la paille sur la glace des fleuves pour éviter les chutes. Sous l'empereur Domitien, un dégel imprévu avant débâcle les glaces du Rhin, les Germains ne purent le traverser[12], ce qui sauva les légions mises en péril. Au mois de février, le Rhin commence à monter ; il atteint son maximum au début de juin. Telle est la force capricieuse du courant qu'on cite, dans les derniers siècles, des bourgs entiers qui furent comme expatriés par lui ; ils sont passés d'une rive sur l'autre du fleuve par suite du déplacement de son lit. En 1570, le village de Neubourg, au confluent de la Lauter, en Basse-Alsace, qui avant l'hiver était sur la rive droite, s'est trouvé au printemps sur la rive gauche, le Rhin s'étant frayé un chemin de l'autre côté. La même aventure est arrivée à Brisach, d'où Vieux-Brisach sur un rocher, dans le duché de Bade, et Neuf-Brisach en Alsace ont été disjoints[13]. La riche abbaye de Flonau et la vieille ville de Rhinau furent englouties par le torrent, aux XIIIe et XIVe siècles[14]. Schcenau, Drusenheim, Schattmatten, qui étaient sur la berge du fleuve au XVIIe siècle, en sont éloignées aujourd'hui de deux ou trois kilomètres[15]. Ell, l'antique Helellus ou Helvetus, près de Benfeld, avait des fabriques de bijoux et d'armes dont les produits n'étaient pas moins appréciés des Anciens que les poteries de Saletio (Seltz). Les alluvions de l'Ill et du Rhin recouvrent aujourd'hui ces antiques ateliers[16]. Ne m'a-t-on pas cité un bourg d'Alsace qui fit construire, à grands frais, un pont en pierre sur le lit habituel d'un bras du Rhin, généralement à sec durant Pété. Une fois venue la saison des crues, on vit le Rhin, vraiment facétieux, se tracer un autre cours bien loin du pont préparé pour le recevoir ; dans la suite des temps, les mauvais plaisants voulaient faire passer le pont inutilisé pour un ancien arc de triomphe. Jadis bien plus qu'à présent, les îles du Rhin, heurtées par la violence des flots, rongées par le courant, étaient défendues, ici, par les racines chevelues des roseaux, des aulnes, des frênes et des ormes ; là, par des fourrés épineux, des souches de saules morts, si bien que ce rideau forestier empêchait qu'on pût voir d'une rive à l'autre. C'est à cette partie alsacienne du Rhin, aussi bien qu'à celle qui va de Constance à Bâle, ou encore à celle qui comprend depuis Bingen jusqu'à Bonn, que peut s'appliquer le témoignage des Anciens quand ils décrivent le Rhin comme un fleuve très profond et très large, souvent torrentueux : On sait, dit Strabon[17], quelle est la rapidité du Rhin, bien qu'il coule, dès sa sortie des montagnes, dans des plaines presque sans pente, et combien il est difficile, à cause de cette rapidité moine, d'y établir des ponts. C'est ce à quoi n'ont pas toujours pris garde les historiens quand ils parlent des invasions des peuples venus de la Germanie. Ils attribuent trop facilement aux chariots des migrateurs un itinéraire qu'ils n'ont pu suivre. Tout le long de l'Alsace, le Rhin n'était franchissable à gué que sur des points bien choisis, toujours dangereux, et seulement dans l'été des années de sécheresse. Aussi, comme le dit fièrement un annaliste alsacien du XVIIe siècle, le Rhin était bien le rempart de l'Alsace contre les insultes de ses voisins en temps de guerre 2[18]. S'il est, sur le sol de l'Europe, une barrière fluviale nettement marquée, une tranchée stratégique creusée par la nature, à coup sûr c'est celle-là. Ce fut seulement sous l'administration française, à partir du XVIIe siècle, que des travaux commencèrent à être entrepris pour endiguer la nappe liquide, protéger les villes contre ses inondations et ses ravages. Les intendants d'Alsace au XVIIIe siècle ont eu l'honneur d'entreprendre la grande lutte, continuée jusqu'à nos jours, contre le fleuve si menaçant pour les villages établis sur ses bords 3[19]. Aujourd'hui même, les grands travaux d'endiguement et de correction qu'on poursuit, depuis un siècle, en amont ou en aval de Strasbourg, ne réussissent pas toujours à maintenir les débordements des grandes crues. Dans l'immense plaine d'alluvions qui s'étend au-dessous de Strasbourg, et où les eaux s'étalent à leur aise, au confluent d'une foule de rivières, on a creusé, dans ces derniers temps, d'immenses bassins de navigation fluviale pour le commerce et l'industrie. Les grands bateaux qui s'arrêtaient à Mannheim remontent maintenant jusque-là, si bien que l'on peut dire sans hyperbole que la grande capitale alsacienne est devenue elle-même un port de mer. Depuis 1900, le mouvement de la batellerie dans le port de Strasbourg est considérable ; il a été de près de deux millions de tonnes en 1913. Strasbourg, à présent plus que jamais, se développe par le Rhin, vit du Rhin : l'en séparer serait pour le commerce alsacien un arrêt de mort. IV L'ALSACE À VOL D'OISEAU.Le touriste qui descend de Bâle à Strasbourg parcourt d'abord un pays agricole où, sauf à l'horizon lointain, aucun contraste ne retient son regard : ce sont les modestes et fertiles collines de l'ancien comté de Ferrette et du Sundgau, depuis Delémont et Porrentruy jusqu'à Thann et Giromagny. Ce dos de pays, si célèbre dans l'histoire sous le nom de trouée de Belfort ou de Porte de Bourgogne, forme une arête bombée presque droite, des Vosges au Jura, qui passe à Riervascemont, à l'est de Giromagny ; à Bréchaumont ; à Valdieu où se côtoient le canal du Rhône au Rhin et le chemin de fer de Belfort à Bâle ; à l'est de Chavonatte, de Lepuix, de Réchésy ; elle laisse loin dans le bassin du Rhône, Belfort et Delle. Les rivières, la Savoureuse de Giromagny, la Madeleine, le Saint-Nicolas, la Suarcine sont des affluents du Doubs qui les accueille aux environs de Montbéliard, pour les conduire dans le Rhône. L'ancien comté de Ferrette (Pfirt), détaché du comté de Montbéliard en 1125, comprenait Thann, Altkirch, Delle, Belfort, Massevaux et quelques villages de la Suisse. Le château féodal, détruit durant la guerre de Trente Ans, est aujourd'hui une ruine superbement empanachée de lierre. Il avait été construit, en partie, au mile siècle, par Frédéric II, comte de Ferrette, vassal de l'église de Bâle, qui, s'étant endetté, commit de nombreuses exactions et osa dépouiller son suzerain, Henri, évêque de Bâle, de quelqu'une de ses terres. Il se vit condamner pour ce fait par l'empereur à la peine du harnescar, qui consistait à porter un chien sur ses épaules, l'espace de deux lieues. C'est dans cet accoutrement que le comte de Ferrette fit, en 1232, son entrée à Bâle, suivi de tous ses vassaux, et accompagné des rires de tous les bourgeois. Il s'avança ainsi jusqu'aux portes de la cathédrale, et là, il dut se jeter par trois fois aux pieds de l'évêque pour lui demander pardon. Quand il arrivait qu'un vilain fût condamné à la même peine, c'était un soc de charrue dont on chargeait ses épaules ; les clercs portaient seulement le plus gros livre du lutrin. A la suite du traité de Westphalie qui réunit l'Alsace à la France, en 1648, Louis XIV donna le comté de Ferrette à Mazarin pour le récompenser de l'habileté avec laquelle le cardinal avait conduit les négociations. A peine le voyageur a-t-il atteint Mulhouse qu'il se sent captivé par l'aspect original du panorama qui se déroule devant lui ; la vallée, coupée longitudinalement par le grand fleuve, a dix ou douze lieues de large. A l'ouest, les croupes ou ballons de la chaîne des Vosges ; à droite, le Feldberg qui domine le sombre profil de la Forêt-Noire. On descend le cours de l'Ili, qui serpente dans la plaine, parallèlement au Rhin, jusqu'au delà de Strasbourg. Au bas de Mulhouse, la rivière forme l'île Napoléon, où l'on remarque un obélisque avec l'inscription suivante : Terme méridional d'une base de 19.045 mètres, mesurée sous le règne de Napoléon Ier, empereur des Français, pour servir à la carte de l'Helvétie et à la détermination de la grandeur et de la figure de la terre. Août MDCCCIV[20]. Nous suivons la forêt de la Hart qui a 14.000 hectares et s'allonge efflanquée entre l'Ill et le Rhin, sur une longueur de 32 kilomètres et une largeur qui varie de 2 à 12. Ses chétifs baliveaux servent surtout à la confection des perches pour les houblonnières ou des échalas pour la vigne. Sur sa lisière orientale on signale des restes de la grande voie romaine qui reliait Milan à Mayence. A proximité de cette route, à Kembs, Rixheim, Habsheim, Dietwiller, on a fouillé de nombreux tumulus que les habitants du pays désignent sous le nom de Gallobiehl, tertres gaulois[21]. A l'horizon, c'est une ligne majestueuse de cimes arrondies, couronnées de sapins on d'une calotte de gazon. Les plus hauts sommets, blanchis de neige presque la moitié de l'année, se succèdent, séparés les uns des autres par des cols où s'insinuent des sentiers forestiers, où grimpent des routes en lacets. Voici le ballon d'Alsace (1.245 mètres), au-dessus de Thann ; plus près de nous, le Grand Ballon ou ballon de Guebwiller, le géant des Vosges : il a 1.426 mètres et sa croupe à double bosse domine fièrement toute la plaine du Sundgan. Le piton d'Hartmannswiller, qui forme comme son avancée au sud, entre Soultz et SaintAmarin, ne peut manquer de devenir le centre d'un émouvant pèlerinage, comme un calvaire : reconquis par nos chasseurs alpins dès le 26 mars 1915, les combats opiniâtres et héroïques s'y renouvellent encore aujourd'hui, un an plus tard. Du flanc du ballon de Guebwiller jaillit la Lauch, dont les cascatelles chantent sous un rideau de chênes, de hêtres et de sapins séculaires, jusqu'au bas des ruines de la fameuse abbaye de Murbach. Cette sombre et rocheuse forêt de Guebwiller est pleine de légendes gauloises que, naguère, contaient encore, à la veillée, les anciens des villages. Au temps où le dieu gaulois Vosegus régnait sur la chaine des Vosges, comme la déesse Arduina sur les Ardennes, les Druides avaient installé dans les profondeurs mystérieuses des bois, leur culte sylvestre qui comportait des holocaustes sur les plus hauts sommets : l'herbe qu'on y cueille et les feux qu'on y allume encore aujourd'hui, en été, la nuit de la Saint-Jean, comme sur les monts d'Auvergne ou du Limousin, en sont la lointaine réminiscence[22]. Des sépultures gauloises ont été découvertes sur le parcours de la route de Thann à Remiremont par le col de Bussang, et aux abords du col de Bramont que domine le grand Ventron. A vol d'oiseau, il y a 40 kilomètres depuis le Ballon d'Alsace jusqu'au Honeck, point central de la chaîne vosgienne, dont l'altitude est de 1.366 mètres. Il est, lui aussi, pour les bûcherons et les schlitteurs, le rendez-vous de fêtes où l'on retrouve des traditions druidiques. Quel écolier en vacances n'en a fait l'ascension par le fameux col de la Schlucht où passe la route de Munster à Gérardmer ? C'est le pays des Oberlé ! De là, descendent, dans quatre directions, la Meurthe, la Moselotte, la Thur qui va rejoindre l'Ill à Colmar, après une immense promenade autour du ballon de Guebwiller ; enfin, la Fecht qui, grossie de la Weiss, va tout droit à Colmar à travers de hauts pâturages forestiers, des fromageries appréciées au loin, des scieries, des vignobles que les Alsaciens mettent en concurrence avec ceux du Johannisberg. Mais voici que, soudain, l'angoisse nous étreint le cœur, à Metzeral et au sommet du Linge, où trop de sang français a rougi ces riants coteaux de la Fecht et de la Weiss reconquis sur les Barbares. Nos canons sont là encore, dominant la plaine de Colmar ! En 1867, auprès de cette dernière ville, à Eguisheim, Faudel a découvert un crâne humain quia servi, avec d'autres débris, à étudier la race paléontologique du bassin rhénan. Tout le long de la vallée de l'Ill, on a fouillé des tombes antiques dont la richesse atteste le luxe et le bien-être des habitants, à l'époque gallo-romaine. Les archéologues retrouvent aussi, dans la vallée alsacienne, des traces trop éloquentes et trop nombreuses des épouvantables ravages causés dans le pays par les reîtres allemands à la solde des Suédois et des Impériaux, aux XVIe et XVIIe siècles. D'anciens villages incendiés, dont il n'est resté ni une maison ni un habitant, sont maintenant des champs en culture ou des coins de forêts, avec des caves remplies de squelettes. Les atrocités furent telles qu'un historien érudit de l'Alsace a pu dire — mais c'était avant la guerre actuelle— que dans ce pays, de plus récents champs de bataille n'ont pas fait reculer dans l'ombre ceux d'il y a deux siècles et demi[23]. Le souvenir en est resté vivace et s'est transmis de génération en génération comme un épouvantement. On conte aussi des traits du patriotisme français des populations alsaciennes, lors de l'invasion de 1814. Par exemple, jusqu'à la création récente de la route de la Schlucht, le touriste faisait halte, avant d'atteindre le sommet de la montagne, sous un sapin géant qu'on appelait le Livre du charbonnier, parce qu'il portait une 'série de larges encoches entaillées à coups de hache. Ces marques avaient été faites, en 1814, par un charbonnier qui comptait ainsi, à mesure qu'il les avait tués, les soldats de l'armée autrichienne qui envahit l'Alsace à cette époque : or, il y avait 76 encoches. De son côté, la femme du charbonnier avait empoisonné, dans un repas, avec de l'aconit, 22 Croates, pour venger l'assassinat de sa mère et de ses trois filles, perpétré par ces barbares infâmes auxquels les armées allemandes de 1914 réservaient des émules et des imitateurs[24]. Les villages échelonnés sur les pentes des Hautes-Chaumes, autour des sources de la Weiss, Orbey, la Poutroye, la Baroche, le Bonhomme, Freland, Aubure, ont conservé leurs noms romans, peut-être à cause de la difficulté de leur accès. Les cols du Bonhomme, de Sainte-Marie-aux-Mines, d'Urbeis donnent passage aux routes de Colmar et de Schlestadt à Saint-Dié ; la hauteur des cimes est désormais au-dessous de 1.000 mètres. La petite rivière d'Eckenbach, qui se jette dans l'Ill auprès de Schlestadt, a marqué longtemps la limite des comtés du Sundgau et du Nordgau. Au delà d'autres croupes boisées, la Liepvrette descend du col du Bonhomme, la Bruche naît au Climont, près du col de Saales, passe au pied du château féodal de Guirbaden et se jette dans l'Ill en amont de Strasbourg ; enfin, voici le massif imposant du Donon (1.016 mètres) et le col de Schirmeck : noms glorieux ! sol sacré, témoin de l'héroïsme de tant de fils de France dès les premières semaines de la guerre actuelle ! Tous ces pittoresques sentiers de bûcherons, de contrebandiers, de schlitteurs, voisinent aujourd'hui avec des routes tortueuses qui n'en finissent plus, des tramways électriques ou des chemins de fer trop rapides, aussi rebelles à toute rêverie sentimentale que les usines et les hautes cheminées de la plaine. Au flanc de ces montagnes boisées sont soudées, le long du versant alsacien, des collines rocheuses, parsemées de hêtres, de châtaigniers, de noyers, de cerisiers. Souvent aussi, les crêtes sont couronnées de ruines antiques ou féodales comme les Trois-Épis, auprès de Turkheim, Ribeaupierre au-dessus de Ribeauvillé, le siège de la confrérie fameuse des musiciens ambulants d'Alsace ; le Hoh-Königsbourg près de Schlestadt, grandiose château médiéval récemment restauré ; Sainte-Odile, au-dessus des jolis bourgs de Barr et d'Obernai, où l'on visite, outre le couvent de la patronne de l'Alsace, l'enceinte d'un immense oppidum gaulois et les ruines du château d'Adalric (Etichon), le plus fameux des ducs mérovingiens d'Alsace. De là-haut, par-dessus la forêt, on domine la plaine immense, toute l'Alsace, depuis Bide jusqu'à Wissembourg. Citons encore Sigolslieim, près du vieux château de Golbéry qui surplombe la Weiss : c'est là qu'on s'accorde à placer le Champ du Mensonge où Louis le Débonnaire, trahi par son armée, fut si indignement traité par ses fils ; enfin, près de Colmar, Eguisheim, la patrie du pape Léon IX, célèbre surtout par ses tours médiévales appelées les Trois Sorcières. Partout, le murmure de sources sémillantes et de clairs ruisseaux dans les rocailles, jusqu'à la plaine unie, trop jalonnée de tanneries, de brasseries, de filatures de coton, de tissages, de fabriques de produits chimiques. L'industrie dispute triomphalement le sol alsacien aux céréales, aux houblonnières, aux champs de tabac, de choux et d'oignons, aux prairies et aux vergers, de chaque côté des lacets de l'Ill, aussi capricieuse dans sa course que le Rhin lui-même, dont elle est séparée par le canal rectiligne du Rhône au Rhin. Ainsi, le massif des Vosges, avec ses précipices et ses murailles de rochers, du côté alsacien, est une barrière parallèle au grand fleuve. Seulement, le Rhin est indiscontinu, tandis que les hautes Vosges ne sont qu'un écran de 80 kilomètres tendu du sud au nord, depuis le Ballon d'Alsace jusqu'au Donon. Tous ces cols des Vosges alsaciennes, aujourd'hui jalonnées de modestes croix de bois qui marquent, hélas ! les endroits où nos héros sont tombés, étaient jadis d'un accès trop difficile pour avoir pu jamais servir de chemin aux invasions. Si des armées les ont parfois escaladés, les peuples en marche ont tourné les hautes Vosges, mais ne les ont pas abordées de front. Non seulement l'espace libre et la configuration du sot les invitaient à en faire le tour, mais remarquons bien que les sources et les rivières des deux côtés des Vosges, celles du versant occidental comme celles du versant alsacien, sont toutes des affluents du Rhin et appartiennent à son bassin. Ouverte au sud par la Trouée de Belfort, qui est aussi large que l'Alsace elle-même, la vallée du Rhin n'est qu'un vaste couloir qui, à travers les siècles, n'a cessé d'être l'un des chemins battus des peuples migrateurs et des conquérants. A l'extrémité septentrionale des Vosges, le pays arrosé par la Moselle et ses affluents est le pendant de la Trouée de Belfort au sud. Du sommet du Donon on descend, par les bois, dans les vallées de la Zorn et de la Mossig, en traversant la forêt du Hengst et de Daim qui a plus de 12.000 hectares : pittoresque contrée, remplie de ruines des époques préhistorique, gauloise, gallo-romaine, médiévale ; la population n'en a point changé. Plus loin, le col de Saverne, passage inévitable et fameux dans les annales de tous les siècles, gardé par des rochers à pic, n'est qu'à 380 mètres d'altitude. Lit, se côtoient ou se superposent la Zorn, le canal de la Marne au Rhin et la grande route de Strasbourg à Paris. Saverne était, avant le chemin de fer, renommée pour ses grandes auberges à rouliers. Les Rohan y avaient jadis un château qui était, comme dit Edmond About, le reposoir de ces Rohan, fastueux et débauchés. De Saverne à Strasbourg et à Lauterbourg, la plaine est ondulée, parcourue par des rivières que séparent les unes des autres, les petites Vosges, ici boisées, là couvertes de céréales, de vignobles et de houblonnières : c'est la Moder grossie de la Zorn à Rohrwiller, la Sauer, la Lauter, qui s'en vont, en traînant paresseusement leurs affluents, rejoindre le Rhin où leurs confluents forment d'excellents quais d'abordage. Telles sont, avec la Moselle et les deux Sarres, les principales rivières du grand pays gaulois des Médiomatrices dont la capitale était Metz. Comme nous l'indiquions tout à l'heure, les alluvions ont souvent modifié ou déplacé leurs embouchures. La forêt Sainte de Haguenau et celle de Brumath, pleines de vestiges gaulois et gallo-romains, les bois qui couvrent les montagnes modestes de Phalsbourg, de Bitche et du Hardt palatin, traversés par ces tranquilles rivières, ne sont que les débris de l'immense zone forestière où les Gallo-Romains installèrent les tribus germaniques, comme les Triboques, auxquelles ils firent l'aumône d'une place dans les landes désertiques et marécageuses de la rive du Rhin. C'est à Strasbourg que fut prononcé, en 842, le serment fameux dont la partie française est le document le plus ancien de notre langue ; Strasbourg- est aussi la patrie de la Marseillaise ; celle de Kléber et de Kellermann, le vainqueur des Prussiens à Valmy en 1792. Le 13 août 1870, les Allemands mirent le siège devant Strasbourg, puis la bombardèrent ; la cathédrale fut endommagée gravement ; le théâtre et la plupart des monuments furent détruits ; la riche bibliothèque de la ville, systématiquement repérée par l'artillerie des barbares, fut réduite en cendres : depuis Attila, Strasbourg n'avait pas subi de pareil désastre. A 20 kilomètres à l'ouest de Strasbourg, dans le canton de Wasselonne, est l'emplacement plutôt, que la ruine de la villa de Marley, qu'ont habitée plusieurs rois mérovingiens. Tout près de là, Kircheim, l'ancienne Tronia, dont le traître Hagen est le seigneur dans le poème des Nibelungen. C'est Hagen, le vassal et le conseiller de Gunther, qui jette dans le Rhin le fameux trésor dont la conquête provoque tant de sanglantes convoitises et de romanesques aventures. Seltz, en face de Rastatt, au confluent de la Salzbach alsacienne et de la Murg badoise, est l'antique Saletio ; Altstadt, l'antique Concordia, est entre Seltz et Wissembourg. Le 4 août 1870, le général Abel Douay fut tué auprès de cette dernière ville, dans la première bataille de la guerre qui livra, pour un demi-siècle, l'Alsace-Lorraine aux Allemands ; Wœrth sur la Sauer, Morsbronn, Niederbronn, Reichshofen, noms à la fois héroïques et lugubres, sont au sud-ouest de Wissembourg, au pied des collines boisées de la grande forêt de Waldeck. Plus au nord, le cours de la Queich rappelle, en revanche, des pages triomphantes de notre histoire. Landau, sur cette rivière, fortifiée par Vauban, était la limite de l'ancienne Alsace. Elle nous fut enlevée dès les traités de 1815. A partir de cette date, non moins fatale que celle de 1870, la Lauter qui vient des environs de Deux-Ponts et de Pirmasens, a formé, de Wissembourg à Lauterbourg, la limite toute artificielle du département du Bas-Rhin jusqu'en 1871. Jetez un coup d'œil sur cette frontière d'Alsace, telle que la force et la fourberie nous l'avaient, une première fois, imposée, dans la période comprise entre 1815 et 1870, et vous demeurerez stupéfait de l'arbitraire qui avait présidé au choix de ces limites territoriales. Collines et vallées, cours des rivières, champs et prairies, confins des villages, tout avait été morcelé, sans raisons autres que la volonté de déchirer la France, sans autre mobile que la basse envie du Teuton à l'égard de notre pays. Les frontières mêmes de notre ancienne' province d'Alsace n'avaient pas été respectées. V DE LAUTERBOURG AU COUDE DE MAYENCE.En pénétrant dans le Palatinat rhénan nous commençons de parcourir un pays d'aspect moins heurté que l'Alsace, mais d'une remarquable fertilité agricole ; la vigne grimpe au flanc des coteaux et la plaine mamelonnée est couverte de houblonnières, de champs emblavés, de plantes maraichères. Le sous-sol, depuis le Rhin, jusqu'aux frontières du Luxembourg et de la Hollande, est riche en mines de sel gemme, de fer, d'argent, de houille, de plomb, d'antimoine ; l'activité industrielle et commerciale s'est développée, dans cette contrée, durant le dernier quart de siècle, avec une intensité qui tient du prodige. Jusqu'ici, les villes importantes du Rhin, depuis Bâle nous aurions pu le remarquer, chemin faisant, — ont été obligées de s'installer à une assez grande distance du cours du fleuve, pour éviter les surprises de ses capricieuses dévastations et les alluvions mouvantes de ses multiples bras. Désormais, le fleuve change d'aspect. Il coule en un large flot ramassé dans un lit régulier, stable et profond, navigable, aux berges solides ; les villes peuvent sans crainte s'asseoir sur ses rives et y établir des quais et des docks. Le bassin du fleuve et de ses affluents s'est développé immensément. Dans le lointain, plus de ces hautes montagnes couvertes de forêts de sapins ou, dans la saison froide, de cimes neigeuses. Tandis qu'à gauche les croupes alignées des ballons des Hautes-Vosges s'arrêtent aux sources des deux Sarres et de la Vezouse, tributaires de la Moselle et de la Meurthe, à droite, les derniers contreforts de la Forêt-Noire ne dépassent pas le cours de la Murg, à Rastatt. De là, le changement d'aspect de l'horizon rhénan. C'est désormais, sur la rive gauche, tout autour du Hardt palatin, la continuation ininterrompue de nos paysages lorrains, avec leur bordure de cimes boisées, ondulés de sillons sévères, peignés par la herse, et dans les prairies, le long des rivières, se déroulent sans fin des rubans de peupliers, de saules et de bouleaux. Dans les bourgs devenus populeux, s'alignent les anciennes maisons des paysans lorrains ; avec leur large pignon, elles respirent l'aisance et symbolisent la tradition, au milieu des vergers parsemés de vieux arbres à fruits, mais elles semblent comme mal à l'aise et gênées par le voisinage des cités ouvrières, des manufactures, des fabriques chimiques empestées, des hauts fourneaux enveloppés de nuages de fumée. Cette population rurale, laborieuse, endurante, reste silencieusement attachée à ses habitudes ancestrales, irréductiblement dédaigneuse pour ses oppresseurs et pour l'Allemand immigré. Voici la Lauter qui sourd du mont Grienfenstein, auprès de Deux-Ponts, dans le Hardt ; elle traverse Dahn et arrose la banlieue de Wissembourg ; de là jusqu'à Lauterbourg elle sépare l'Alsace du Palatinat bavarois. Les limites politiques de ce dernier pays courent arbitrairement, 'par monts et par vaux, englobant, le long de la frontière imposée à la Lorraine, Deux-Ponts et Pirmasens, laissant Sarrebruck et Creusnach à la Prusse rhénane. Une ligne en dents de scie qui va de Creusnach à Worms, sépare le Palatinat bavarois de ce qui, en 1.815, fut donné au grand-duc de Hesse. Kaiserslautern, où Frédéric Barberousse se fit construire un château, est aujourd'hui une grande ville industrielle. Elle occupe à peu près le centre de cette province bavaroise où il n'y a, en fait de Bavarois que des immigrés et l'administration. Le long du Rhin, Germersheim, Spire, Ludwigshafen, Frankenthal en font aussi partie. Sur la rive droite du fleuve, Mannheim et Heidelberg qui lui appartenaient avant la Révolution, en ont été détachées en 181.5, pour arrondir le lot du grand duc de Bade. Et c'est ainsi qu'à travers tout le moyen âge et jusqu'à nos jours, le pays rhénan fut impitoyablement le jouet des compétitions faméliques de ces familles féodales allemandes qui, sans vergogne, comme s'il se fut agi d'un bien patrimonial, s'y installèrent, le morcelèrent, le dépecèrent, le rançonnèrent, trafiquant du sol et des habitants comme d'une marchandise de foire. C'est fromage de hollande, répétait le cardinal Albéroni, ministre de Philippe V. Les populations attachées au sol, si l'on recherche leurs origines historiques, sont gauloises, gallo-romaines, franques, germaniques. De cet amalgame séculaire s'est formé, sous l'action naturelle de l'habitat, le tempérament particulier de cette France de l'Est, appelée dans l'histoire Austrasie, puis Lorraine. Les noms nouveaux de Palatinat bavarois, Hesse rhénane, Prusse rhénane et autres, sont des appellations artificielles, inventées par la politique au service de dynasties d'oppresseurs venus d'Allemagne. Aujourd'hui, ces populations qui furent, durant tant de siècles, le rempart de l'Occident contre la barbarie germanique, se trouvent comme chassées de chez elles, submergées par les immigrés d'outre-Rhin, que les richesses naturelles du pays et ses industries ont attirés : Prussiens, Bavarois, Hanovriens, hessois, Saxons, Poméraniens, déracinés des bords de l'Elbe, de l'Oder, du Danube, qui ne se mélangent guère aux gens du terroir, mais s'imposent partout et parlent en maîtres, comme, au temps de César, les Germains d'Arioviste chez les Séquanes et les Éduens. Mais l'arrogance de ces Allemands d'outre-Rhin ne se donne guère le champ libre que dans les villes et les centres industriels et cosmopolites. Les vieilles familles agricoles, dans les campagnes, les accueillent mal ; elles demeurent lorraines quand elles n'émigrent pas, accablées sous l'insulte : ce sont toujours les Francs de l'Est. Étrange et lamentable histoire que celle du pays rhénan, auquel on a enlevé jusqu'à son nom historique et traditionnel. Il a constitué, à travers les figes, la marche frontière de la civilisation ; sa mission a été de combattre toujours pour elle, ou vaincu, à se courber sous le joug de la barbarie : passage obligé de la guerre, sans cesse foulé par les armées, qu'elles vinssent de l'Est ou de l'Ouest, champ de bataille de toutes les nations de l'Europe. Nulle contrée, dans les temps antiques, n'a été plus foncièrement romanisée que la rive gauche du Rhin ; l'onomastique l'atteste comme les ruines architecturales et les vitrines des musées rhénans. La population y fut gallo-romaine ; les Germains qui vinrent s'y mêler furent absorbés par cette civilisation supérieure qu'ils enviaient et dans laquelle ils étaient si avides de s'introduire. Les légions qui y tinrent garnison étaient presque exclusivement recrutées en Gaule ; nous verrons comment les vétérans gaulois se fixèrent dans le pays rhénan, y fondèrent des villes, des bourgs, des exploitations rurales ; toute cette population prêtait main forte aux soldats pour défendre la tranchée du Rhin contre la ruée incessante des Germains : sus aux Barbares de Germanie ! tel fut le cri de guerre tout le long du Rhin, durant les cinq siècles de l'Empire romain. Plus tard, vint la domination franque. Dans les siècles mérovingiens, les pays de la rive gauche du Rhin furent la France de l'Est. Le royaume d'Austrasie se fusionna dans l'empire de Charlemagne, mais il en resta le centre et le fleuron le plus noble ; il devint plus tard la Lotharingie ou la Lorraine. Le hasard des successions et des partages carolingiens, les règles de la vassalité féodale le rattachèrent nominalement au Saint-Empire germanique, de même que les deux tiers de la France, par le hasard d'un mariage, passèrent aux Anglais, ce qui amena la guerre de Cent ans ; mais, de môme que l'Aquitaine ne saurait être confondue avec l'Angleterre, la Lorraine ou l'Austrasie ne fut jamais confondue avec la Germanie. L'ancien royaume franc d'Austrasie, morcelé arbitrairement, durant le moyen âge, en duchés de Haute et Basse-Lorraine, en souverainetés ecclésiastiques ou laïques, subit la domination -avide et tyrannique de princes allemands étrangers à son sol et à sa race, d'évêques féodaux, — le tourment des papes, — qui n'avaient ni attache ni racines dans le pays dont ils dévoraient les revenus, que souvent ils irritèrent par leur rapacité, ou qu'ils scandalisèrent par leurs débordements. Les historiens renoncent à faire l'énumération de toutes ces principautés et de leurs éphémères transformations à travers le moyen âge, jusqu'à l'émiettement inextricable qui existait à la veille de la Révolution. Villes libres, villes impériales, Électorats ecclésiastiques et laïques, duchés, margraviats, comtés, évêchés, baronnies, abbayes, toute la bigarrure du système féodal, avec privilèges particuliers, droit de monnaie, juridiction complète ou restreinte, et tous, s'ingéniant pour échapper à la suzeraineté impériale. Au milieu de ce fouillis de souverainetés allemandes, les malheureuses populations, exploitées, rançonnées à merci, exposées à toutes les guerres, à toutes les invasions, passent dans toutes les mains, changent de maîtres, de nationalité et de noms, presque sans le savoir ; elles sont sans patrie, ou plutôt elles n'en ont toujours qu'une et c'est celle-là seulement qu'on leur dénie : elles sont restées franques, austrasiennes, lorraines, avec cette originalité particulière qu'elles tiennent du croisement des races, de leur histoire, de leurs traditions locales, des malheurs supportés en commun, du climat et des habitudes de vie, de leur solidarité morale. Tout de même, sous l'influence du voisinage de la monarchie française, les Électorats ecclésiastiques de Trèves, de Mayence et de Cologne donnent aux populations, au milieu d'abus et de coutumes surannées, un état social bien plus favorable que celui qui leur est fait dans les principautés laïques. Ici, c'est le système féodal : à la base, le servage, au XVIIIe tout comme au XIe siècle ; au sommet, un égoïsme, une arrogance et des appétits que rien ne tempère, une méconnaissance radicale des transformations que nécessiteraient les progrès sociaux. On partage, on taille des domaines, on distribue des titres princiers pour des cadets et des bâtards ; le prince souverain invente des redevances, des droits à percevoir, qui sont modifiés, bouleversés, augmentés à chaque génération, quand ce n'est pas tous les ans, par le caprice de cet étranger, duc, comte, burgrave ou margrave. Rien d'odieux ou de misérable, par exemple, comme l'histoire de ces familles de Hesse, de Bade, de Birkenfeld, de Wittelsbach, de Nassau et autres, avec leurs branches multiples apanagées, leurs apostasies confessionnelles, leurs mœurs d'ivrognes et de pillards, leurs inextricables alliances, revendications et trafics de principautés héritées. Lorsque François tel eut la fantaisie de briguer contre Charles-Quint la couronne impériale, il ne fut écarté que parce qu'il ne put y mettre le prix ; les Électeurs étaient à vendre. Et cependant, un agent de François Ier l'avait prévenu : Tout ira bien, lui écrivait-il, si nous pouvons rassasier le margrave de Brandebourg ; lui et son frère, l'Électeur de Mayence, tombent chaque jour dans de plus grandes avarices. — Je veux, répondait le roi, qu'on soulle de toutes choses le marquis Joachim[25]. Mais sans aller chercher des exemples dans la maison de Brandebourg, ni remonter jusqu'au moyen fige ou à la Renaissance, on voit, dans les derniers siècles, les princes rhénans attirer par leurs capricieuses ambitions les plus épouvantables malheurs sur le pays qui leur était échu comme domaine. N'est-ce pas l'un des Électeurs palatins, Frédéric V, qui est, devant l'histoire, l'un des promoteurs responsables de la guerre de Trente ans, au cours de laquelle le Palatinat et l'Alsace furent si effroyablement ravagés par Spinola et par Tilly, chefs des Impériaux et des Bavarois ? Ses successeurs, par leur duplicité et leurs trahisons, en provoquant la colère de Louvois, furent cause de l'incendie du Palatinat par Turenne. Beaucoup de ces soudards servent dans les armées françaises, d'autres dans les armées impériales ou passent sans vergogne d'un camp dans l'autre. Leur bravoure réelle est toujours au plus offrant, à la merci d'une surenchère. L'héritage de rapacité et de fourberie dont ces princes badois, hessois, bavarois, Palatins du Rhin, ducs de Deux-Ponts, de Birkenfeld, Nenbourg, Simmern ou autres, dont Louis XIV et Louis XVI payent les dettes, que Napoléon fit rois ou qu'il détrôna et chassa, ne peut s'expliquer que par l'état de gène pécuniaire dans lequel ils se trouvaient enlisés. Plusieurs moururent fous ; la folie est héréditaire dans la maison de Bavière ; l'un d'eux, plus sage que la plupart de ses ancêtres, s'est fait une spécialité comme oculiste. Sur les terres de toutes ces principautés, le Rhin, sans doute, est devenu admirablement navigable, mais défense d'y naviguer sans vingt permis très onéreux ; impossible à un bateau d'y faire une demi-lieue sans être arrêté par des chaînes ou par des gardes-douaniers, au pied des donjons de l'une et l'autre rive. Répondant au vœu du commerce et des populations rhénanes, les généraux de la Révolution française nettoyèrent le pays ; puis Napoléon, devenu protecteur de la Confédération du Rhin, supprima d'un trait de plume ces barrières et dégagea le fleuve de ses entraves féodales. D'ailleurs, dès le jour où sous Louis XIV, l'Alsace avait été constituée en province de la monarchie française, on avait pu apprécier la différence du régime français avec la situation antérieure ou avec le régime des pays voisins. Du jour au lendemain, l'Alsace transformée, libérée, devint un pays d'une merveilleuse prospérité économique ; le Palatinat, bien qu'ayant des terres plus riches, et mieux placé pour la navigation fluviale, demeura la proie de ses innombrables souverains, personnages d'opéra-comique, dont on chercherait vainement l'utilité sociale et que Napoléon qualifie si justement : Un tas de princes allemands aussi faibles qu'ignorants, et dont aucun n'a laissé de souvenir parmi les hommes. Après la chute de Napoléon, cette féodalité, devenue soudain aussi arrogante qu'elle avait été servile, prit sa revanche. Des villes comme Deux-Ponts, Pirmasens, Annwiller, Landau, Germersheim ont été annexées à la Bavière, dite rhénane, pour récompenser le roi de ce pays de sa trahison envers Napoléon à qui il devait sa couronne. La Queich qui se jette dans le Rhin à Germersheim est effectivement l'ancienne frontière d'Alsace[26]. Et cette Bavière rhénane, séparée du royaume de Bavière par le Rhin et le duché de Bade, n'est-elle pas, politiquement parlant, une absurdité combinée par des diplomates à gages, au mépris de l'intérêt des populations, et uniquement pour satisfaire l'appétit de ces Guillaumes, de ces Frédérics, de ces Ernests, qui ont perpétué jusqu'à nos jours leurs traditions médiévales de mensonge, d'arrogance et d'obséquiosité. A eux surtout, s'applique ce mot de Henri Heine : L'Allemagne est un pays de valets. Aussi, les populations rhénanes avaient-elles accueilli comme une délivrance la domination française. Pas une révolte, pas une plainte ne s'éleva contre nous ; les arrangements de 1815 les mutilèrent malgré elles et contre leurs vœux. Lorsqu'il parcourt aujourd'hui, écrivait Victor Hugo en juillet 1841[27], les provinces rhénanes sur lesquelles rayonnait, il n'y a pas trente ans, cette puissante homogénéité qui a pénétré si profondément, en moins d'un siècle et demi, l'antique landgraviat d'Alsace, le voyageur rencontre, de temps à autre, un poteau blanc et bleu, il est en Bavière ; puis, voici un poteau blanc et rouge, il est dans la Hesse ; puis ; voilà un poteau blanc et noir, il est en Prusse. Pourquoi ? Y a-t-il une raison à cela ? A-t-on passé une rivière, une muraille, une montagne ? A-t-on touché une frontière ? Quelque chose s'est-il modifié dans le pays qu'on a traversé ? Non. Rien n'a changé que la couleur des poteaux. Le fait est qu'on n'est ni en Prusse, ni dans la Hesse, ni en Bavière : on est sur la rive gauche du Rhin, c'est-à-dire en France, comme sur la rive droite on est en Allemagne. C'est entre Rastatt et Mayence que les invasions et les conquérants ont le plus souvent franchi le Rhin, en utilisant les embouchures des rivières, ou bien, beaucoup plus bas, dans la région que commande Cologne. De cette partie du fleuve les Anciens disaient qu'elle était aisée à traverser et que tout batelier s'en faisait un jeu : ludus est navigare, dit Symmaque[28]. Sur la frontière du pays des Médiomatrices et des Trévires, dès le temps des expéditions de Tibère et de Germanicus, les Romains avaient établi un pont pour le passage des légions[29], en même temps que leur flotte sillonnait le fleuve, et s'appliquait à favoriser les relations des marchands de Gaule et d'Italie avec les barbares d'outre-Rhin. Séparant le bassin du Glan de celui du Rhin, la chitine vosgienne, sous le nom de Hardt palatine, court sous bois et parée de vignobles, entre Wissembourg et Bitche, entre Landau et Pirmasens, entre Neustadt et Kaiserslautern, entre Alzey et Creusnach, jusqu'au mont Tonnerre qui a 690 mètres d'altitude. On a retrouvé dans cette région des ruines gauloises, notamment à Deidesheim, entre Kaiserslautern et Mannheim : sur un contrefort du Drachenfels, il y a les restes d'un oppidum gaulois des Médiomatrices ou des Trévires, pareil à ceux du mont Sainte-Odile, de la forêt de Dabo, et du mont Beuvray, près d'Autun. Sur la rive droite du Rhin, la plaine est coupée seulement par les failles des rivières. Une foule de petits cours d'eau se succèdent à droite et à gauche du fleuve auquel ils apportent leur contingent limoneux, après avoir fertilisé, les uns, les grasses Plaines du Palatinat et de la Lorraine, les autres le grand-duché de Bade. C'est, entre autres, sur la rive droite, la Pfinz qui se jette dans le Rhin en face de Germersheim ; le Neckar, l'ancien Nicer des Romains, la grande et célèbre rivière hercynienne qui parcourt le pays de Souabe, le Wurtemberg actuel, dont elle ramasse, chemin faisant, presque toutes les eaux. Le Neckar repose sa tête à côté de celle du Danube, sur le versant oriental de la Forêt-Noire ; il passe à Tubingue, à Stuttgart, enfin près de Heidelberg où ses bords abrupts sont visités et admirés par tous les voyageurs. Heidelberg avait une Université célèbre, fondée par le comte palatin Charles IV, de la famille des Wittelsbach, en 1386. La ville est dominée par les restes imposants du château, l'ancienne résidence des Électeurs palatins, qui fut détruit en partie par les Français en '1689. Restauré en ruine pittoresque pour touristes, on y visite, entre autres curiosités qui flattent l'orgueil allemand, un tonneau colossal qui jauge 140.000 litres ; mais le tonneau lui-même a été radoubé eu 1751. Après s'être détourné de l'Odenwald, le Neckar, victorieux de la barrière de rochers, tombe dans le Rhin à Mannheim, éloignée de Heidelberg de 19 kilomètres. Alors, le grand fleuve atteint une largeur de 400 mètres. Sur sa gauche, au nord de la Queich, il arrose, au confluent du Speierbach, une vieille ville impériale, Spire, dont la cathédrale immense renferme les tombeaux de huit empereurs. C'est à Spire que saint Bernard, en 1146, prêcha la croisade devant Conrad III. L'empereur se croisa et partit le 28 mai à la tête de 70.000 cavaliers et une immense infanterie. Cette armée formidable s'en alla périr de maladies et de privations en Asie-mineure ; Conrad ne rentra dans ses États qu'en 1149. En aval de Spire, bien déchue de son ancienne splendeur, s'alignent aujourd'hui, comme des régiments, les cheminées des cités industrielles qui font la chaîne sur les deux rives du fleuve. Les centres principaux sont Mannheim sur la rive droite, et Ludwigshafen sur la rive gauche. Les navires de haute mer remontent jusque-là où ils accostent dans de vastes bassins. Le trafic fluvial de Mannheim s'éleva, en 1913, à plus de dix millions de tonnes. Les Allemands ont fait de Ludwigshafen un centre gigantesque de fabrication de produits chimiques et d'explosifs, qui, avant le début de la guerre de 1914, était en mesure, dit-on, de produire, en un an, la charge de plus de vingt millions de coups de canon. Après Mannheim et Ludwigshafen, le Rhin entre dans la Hesse : Hesse-Darmstadt sur sa droite, Hesse rhénane sur sa gauche, avec Worms qui fut la capitale des Vangions, puis celle des Burgondes ; elle est le centre de l'épopée des Nibelungen. Worms est la ville des plaids, des diètes et de tant de querelles et de conciles oiseux, à l'époque carolingienne et durant toute l'ère féodale. La diète qui s'y rassembla en 1122 rétablit enfin, par un accord solennel entre l'empereur Henri V et les délégués du pape Calixte II, la concorde qui mit un terme à la fameuse querelle des Investitures. Turenne prit Worms en 1644 et Custine en 1792. Une cinquantaine de kilomètres environ séparent Mannheim de Mayence. Le Rhin qui serpente tranquille et majestueux, dans une contrée admirablement fertile, a reçu, depuis Spire jusqu'à Cologne, un sobriquet historiquement justifié. A cause des anciens Électorats ecclésiastiques, et en raison du grand nombre des cathédrales et des monastères qui sont encore la parure des deux bords du fleuve, les lourds luthériens du Brandebourg qui s'emparèrent du pays, l'ont dénommé, avec une intention scandalisée, Pfaffenstrasse, la rue des Prêtres. Soit ! Nous ne voulons point, ici, relever les abus des trop fameux Électorats, ni instruire le procès des astucieux forbans accourus de Königsberg ou de Berlin, pour rançonner le pays à leur place. Le monstrueux régime auquel nous faisions allusion tout à l'heure, qui fut celui des pays rhénans au moyen âge et jusqu'à la Révolution, a été justement flétri par les historiens et il a reçu son châtiment. Il resterait tout de même à voir si, dans le Palatinat bavarois, dans les principautés prussiennes de Juliers et de Clèves et les autres souverainetés laïques, la plupart protestantes, qui pullulaient dans ces mêmes pays, les populations étaient moins rançonnées, plus heureuses et se trouvaient mieux traitées que dans les Électorats ecclésiastiques. Mayence la Dorée (das goldene Mainz), la ville de Drusus et de saint Boniface, avec sa cathédrale à double abside et quatre clochers, a toujours été l'un des principaux passages du Rhin, à cause du confluent du Mein, l'ancien Mœnus, la grande artère de Franconie. Le niveau des eaux est à 84 mètres d'altitude ; le fleuve a près d'un kilomètre de large. Le Mein va chercher ses sources aux confins de la Saxe et de la Bohême, dans le lointain massif du Fichtel, montagne qui est à peu près le point central de l'Allemagne. Il se promène en zigzag, comme amusé et retenu par les vergers, les bosquets de châtaigniers et d'amandiers, les fleurs des prés, formant des gués autant que l'on en désire, en Bavière et même dans la Hesse où pourtant ses bords se relèvent en terrasses accidentées et sinueuses. Bayreuth, Bamberg, Wurzbourg, Aschaffenbourg, Hanau, Francfort se mirent dans l'émeraude de ses eaux. Après s'être enflé de la Nidda qui vient des montagnes du Wetterau, le Mein contourne la forteresse de Castel, bâtie chez les Mattiaques par Drusus, en 14 avant J.-C., comme tête de pont, en face de Mogontiacum. Il lui faut pratiquer une trouée violente pour se frayer un chemin jusqu'au Rhin. Mayence et sa voisine, Francfort-sur-le-Mein, furent les centres principaux de la vie religieuse et politique de l'Allemagne au moyen âge. Les Carolingiens y séjournèrent souvent. C'est à Mayence que, l'an 1188, l'empereur Frédéric Ier Barberousse se croisa pour la délivrance de la Terre Sainte. Il partit l'année suivante, pour aller mourir en se noyant dans le Cydnus où avait, jadis, failli périr Alexandre : de là, tant de poétiques légendes qui forment une bonne part de la littérature épique de l'Allemagne médiévale. Mayence, assiégée par les Impériaux en 1689, fut défendue au nom du roi de France par le maréchal d'Uxelles qui y battit monnaie. En octobre 1792, elle fut prise par Custine, puis, non secourue, elle se rendit aux Prussiens le 22 juillet 1793. Enfin, Mayence demanda et vota librement son annexion à la France ; elle fut, de 1797 à 1814, le chef-lieu de notre département du Mont-Tonnerre. Aussi cette ville a-t-elle conservé dans le caractère de ses habitants de vieille souche, comme dans sa physionomie, quelque chose de la triple empreinte que les Romains, les archevêques-Électeurs et les Français ont imprimée sur son front glorieux. Son riche musée d'antiquités atteste, non point la germanisation des pays rhénans, mais bien au contraire leur romanisation. Si vous voulez visiter des musées de souvenirs germaniques, allez à Brunswick ou à Nuremberg ; vous n'en trouverez guère dans les villes rhénanes, tandis qu'y abondent les vestiges gaulois et gallo-romains. Ouvrez la carte : Mayence s'enfonce comme la proue gauloise au cœur de la Germanie. Mayence est une ville illustre.
Mayence, au IXe siècle, était assez forte pour châtier son archevêque Hatton
; Mayence, au XIIe siècle, était assez puissante pour défendre contre
l'empereur et l'empire, son archevêque Adalbert. Mayence, en 1225, a été le
centre de la hanse rhénane et le nœud des cent villes. Elle a été la
métropole des Minnesinger, c'est-à-dire de la poésie gothique. Elle a été le
berceau de l'imprimerie, c'est-à-dire de la pensée moderne. Elle garde et montre
encore la maison qu'ont habitée, de 1443 à 1450, Gutenberg, Jean Fust et
Pierre Schœffer, et qu'on appelle par une magnifique et juste assimilation : Dreikönigshof,
la maison des Trois-Rois. Pendant huit cents ans, Mayence a été la
capitale du premier des Électorats germaniques : pendant vingt ans, Mayence a
été un des fronts de la France. Le congrès de Vienne, en 1815, l'a donnée
comme une bourgade à un État de cinquième ordre, à la Hesse[30]. L'itinéraire du Mein, son circuit et ses infinis détours, ses affluents, le peu de profondeur de ses eaux paresseuses : tout contribue à expliquer que, malgré ses 250 kilomètres, il n'ait jamais été dans l'histoire, sauf dans la portion inférieure de son parcours, ni une limite, ni une véritable frontière ; il fut, comme l'on dit, sinon un chemin où l'on marche, du moins une ligne directrice à côté de laquelle on chemine, et qu'ont suivie les convois migrateurs en toute sécurité, pour atteindre au fleuve rêvé et chanté, le Rhin. Au XIXe siècle, la diplomatie a voulu ; un instant, faire du Mein, la limite entre l'Allemagne du Nord et l'Allemagne du Sud. Au nord de Mayence, des îlots où des princes carolingiens venaient s'installer en villégiature et dans l'un desquels mourut Louis le Débonnaire. A Ingelheim, à treize kilomètres de Mayence, on visite les restes d'un palais de Charlemagne qui continua à être souvent habité par les Empereurs, durant le haut moyen âge. C'est là que furent célébrées les noces d'Henri III le Noir avec Agnès, fille de Guillaume V d'Aquitaine, en 1043. Hermann le Contract rapporte qu'on y vit accourir, à cette occasion, une véritable nuée d'histrions, de jongleurs et de ménestrels, qui caressaient l'espoir d'être bien accueillis, d'avoir part au festin et de remporter d'abondants témoignages de la libéralité de l'Empereur. Ils furent déçus et congédiés honteusement, le ventre et les mains vides, dit le chroniqueur. Sur la rive droite du fleuve, le touriste visite Biebrich avec son château des ducs de Nassau, à cinq kilomètres de la station thermale de Wiesbade, les Aquæ Mattiacæ des Romains. La chaîne volcanique du Taunus qui domine ces villes et court de l'est à l'ouest, a 350 mètres d'altitude ; elle arrête la poussée des eaux et force le Rhin à un brusque détour. Elle est parsemée de ruines romaines, entre autres, le camp retranché de Saalburg, dont les premières fortifications furent élevées par Drusus, en l'an 11 avant J.-C. A partir de là, c'est le Rhin romantique. Les guides énumèrent une suite, enchanteresse pour les yeux et l'imagination, de vieux châteaux, de tours romaines, de donjons gothiques, d'îlots verdoyants, de récifs, de burgs, sur lesquels la légende a greffé les souvenirs d'Arminius, de Charlemagne, de Roland, de Frédéric Barberousse, de Gœthe et de Bettina, et aussi des Français empoisonneurs (!) du Palatinat[31]. Cette épithète est vraiment un joyau littéraire trouvé par les ravageurs du Palatinat et de l'Alsace, durant tout le cours des XVIe et XVIIe siècles, les incendiaires des bibliothèques de Strasbourg (1870) et de Louvain (1914), les bombardeurs de Soissons, d'Ypres, de Nancy et de la cathédrale de Reims. VI DE BINGEN À COBLENCE.Le Rhin, à Bingen, accueille sur sa gauche la Nahe, l'ancienne Nava, qui sépare le mont Tonnerre du Dos-de-Chien (Hunsruck) et roule, entre de hautes collines de vignes et de bois, des galets d'onyx propres à la gravure des pierres fines. Ausone la qualifie de rapide, celerem Navam ; Tacite parle d'un pont qui la traversait, à Bingium. Au ive siècle, Bingium fut saccagée par les Germains et détruite ; en 359, l'empereur Julien releva ses ruines. Elle eut, au moyen âge, comme la plupart des villes rhénanes, une grande floraison artistique et industrielle. Ce sont deux artistes fondeurs, de Bingen, maîtres Nicolas et Jean de Bingen (de Bingio) qui fondirent les portes de brome de la cathédrale de Trèves, au début du XIIe siècle. La vallée de la Nahe est le Nahagove du moyen âge. La rivière commence sa course dans la petite principauté de Birkenfeld, vieux débris féodal, protégé par le roi de Prusse qui, en 1815, le fit donner à un cousin pauvre, le grand-duc d'Oldenbourg. La Nahe se grossit du Glan qui vient de Hombourg, grossi lui-même de la rivière de Kaiserslautern, gîte d'étape important sur la. route de Metz à Mayence ; puis, elle passe à Creusnach avant de finir à Bingen, pour marquer la frontière de la Prusse rhénane et du grand-duché de liesse. Cette vaste province de Prusse rhénane, à cheval sur la Moselle et sur le Rhin, voilà encore une création toute artificielle des diplomates de 1815. C'est un outrage aux traditions du pays et à son histoire ; on a imposé aux habitants ce nom de Prussiens qui ne fut jamais le leur ; on leur a infligé une domination plus étrangère que celle de la France, à coup sûr, puisque les Prussiens, ethniquement, ne sont même pas de sang germanique. Pour constituer cette province, il a fallu faire table rase de toute l'organisation française dont ce pays s'était, durant vingt années, déclaré heureux de jouir ; rétablir les anciens droits féodaux du roi de Prusse sur les duchés de Juliers et de Clèves, bien que ce roi y eût, auparavant, solennellement renoncé. A ce morceau, et sans le moindre souci des affinités et des vœux des populations, on ajouta les Électorats de Trèves et de Cologne ; la ville libre d'Aix-la-Chapelle ; des quartiers du Limbourg, de la Lorraine française, du Palatinat ; sur la rive droite du Rhin, on entailla aussi des principautés, des seigneuries, des villes. Cet amalgame hétéroclite fut donné, sans plus de façon, au roi de Prusse, pour l'indemniser d'Iéna et le dédommager de la Saxe qu'il voulait prendre. Les Hohemollern eurent ainsi, sur les deux rives du Rhin, et séparée de la Prusse, par la Saxe, la Hesse, le Hanovre et la Westphalie, l'une des plus riches contrées de l'Europe, avec cinq ou six millions de sujets. De pareils partages rappellent ceux de l'époque mérovingienne. Voilà comment ce pays fut baptisé prussien sans son assentiment. Les diplomates ne virent point qu'installer ainsi les Prussiens sur la rive gauche du Rhin, depuis Trèves et la vallée de la Sarre jusqu'à Clèves et Wiesel, c'était rendre inévitable la guerre de 1870 et celle d'aujourd'hui. Et cependant, dans l'histoire, à travers tous les siècles de l'antiquité, du moyen âge et des temps modernes, jusqu'à ces monstrueux traités de 1815, quoi de commun entre ces pays rhénans et la Prusse, comme origine, comme destinée, comme histoire, comme civilisation ? N'ont-il pas été, ces pays, les. ennemis héréditaires des Prussiens ? La capitale de Charlemagne, Aix-la-Chapelle, englobée dans cette province dont Cologne est le chef-lieu, n'a été choisie comme résidence par le grand empereur franc que parce qu'elle le rapprochait du Rhin, au delà duquel il pourchassait la barbarie saxonne et teutonne. C'est pour être aussi plus à portée des turbulents et odieux barbares d'outre-Rhin que les empereurs romains s'étaient installés à Trèves, substituée à Rome elle-même comme capitale de l'Empire. Trèves, Mayence et Cologne, les trois grandes métropoles catholiques des pays rhénans, courbent leur tète humiliée sous le joug du Brandebourgeois luthérien. Quelles raisons autres que le hasard d'un héritage féodal, la perfidie ou l'abus de la force, pourrait-on faire valoir pour expliquer cette mainmise du roi de Prusse sur la rive gauche du Rhin ? En 1840, le malaise général que ressentaient la Lorraine et les pays rhénans, du dépècement dont ils venaient d'être les victimes, ayant ramené la question du Rhin sur le tapis des discussions politiques, le poète Becker composa sa haineuse chanson, si populaire en Prusse : Ils ne l'auront pas
le libre Rhin allemand, quoiqu'ils le demandent dans leurs cris, comme des
corbeaux avides... Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand, jusqu'à ce que les ossements du dernier homme soient ensevelis dans ses vagues ! Toute cette histoire se chargera de démontrer de quel côté du Rhin ont toujours été les corbeaux avides. Mais, dès le premier jour, Alfred de Musset répondit à la chanson de Becker : S'il est à vous, votre Rhin allemand, Lavez-y donc votre livrée ; Mais parlez-en moins fièrement. Combien, au jour de la curée, Étiez-vous de corbeaux contre l'Aigle expirant ? Du moins, la moderne statue de la Germania, œuvre du sculpteur Schilling, a-t-elle eu la pudeur de rester sur l'autre rive du fleuve. Laissons-la trôner à sa place historique, entourée de ses bas-reliefs triomphaux qui, s'ils célèbrent insolemment nos défaites de 1870, resteront, du moins, pour nous, un dur mais profitable avertissement. C'est à nous d'entonner contre la barbarie le Wacht ana Rhein ! Du haut des degrés qui montent jusqu'au pied de la statue colossale et d'art vulgaire, on jouit d'un grandiose panorama sur le Rhin, les bateaux qui sillonnent son flot verdâtre, ses ruines romantiques, ses villes et ses bourgs, ses collines couvertes de forêts, de vignobles, de champs emblavés et aussi, à présent, de cheminées d'usines. Derrière le monument national s'étend la belle forêt du Niederwald. Sur les pentes rapides de la montagne, bien exposées au midi, sont étagés sur des cascades d'épaulements en pierre sèche, les célèbres vignobles de Rhingau, dont les crus les plus renommés sont ceux du Johannisberg. Que de gais et pimpants couplets le vin du Rhin a inspirés ! les joutes bachiques ne manquent pas en Allemagne, mais il est rare qu'il ne s'y mêle point quelque menace ou :quelque inquiétude d'oiseau de proie : Trinquez, trinquez ! dit une chanson d'Herwegh[32], le Rhin, quand ce ne serait que pour son vin, doit rester allemand ! En 1624, le Sénat de Brême acheta pour la cave municipale dénommée Caveau de la Rose, douze fûts de vin du Rhin, des crus de Johannisberg et de Hochheim. On leur donna les noms des douze apôtres : ils sont encore conservés avec un soin superstitieux. Le Sénat offre, de temps en temps, du vin de la Rose (Rosenwein) aux personnages de haute distinction qu'il veut honorer, mais à chaque fois, il prend soin de faire remplacer par du vin un peu moins vieux celui que l'on extrait des tonneaux, pour qu'ils ne désemplissent jamais. On en offrait à Gœthe le jour de sa fête. Les bourgeois de Brême, en cas de maladie grave, peuvent être autorisés par le Sénat à en acheter une bouteille. Désormais, le Rhin coule profondément encaissé entre deux lignes tortueuses de rochers d'ardoise grise, taillés à pic, dont la cime est le piédestal d'une ruine. Chaque jour voit passer des bateaux à vapeur, le pont garni de touristes qui contemplent, émerveillés, ces tours découronnées, ces donjons édentés, ces clochers que l'imagination amalgamée avec l'histoire a peuplés de fantômes, de géants et de lutins, de spectres et de gnomes, de paladins et de chevaliers, de rois et d'empereurs, d'archevêques et d'abbés, de comtes et de burgraves. Plus qu'en aucun autre endroit, le Rhin est devenu, suivant l'expression de Cicéron, une tranchée colossale dont les gouffres protègent la civilisation contre les irruptions des monstrueuses notions germaniques[33]. Au pied du Johannisberg, à Rudesheirn, dont Charlemagne lui-même, si l'on en croyait les guides, aurait planté les vignes, une tour carrée est tout ce qui reste d'un pont romain ; plus bas, le burg d'Ehrenfels, construit par l'archevêque Siegfried, au XIIIe siècle, pour être une guérite de douaniers. De l'autre côté, après le burg de Klopp qui domine Bingen, se dresse, au beau milieu du fleuve, un donjon restauré à l'allemande, la Maüsethurm (tour des rats) qui, elle aussi, fut jadis un poste de péage. La légende dit que l'archevêque Hatton y fut dévoré par les rats, à cause de ses exactions et de ses crimes[34]. Tout à côté, le Bingerloch, gouffre tournoyant où sont venues sombrer bien des barques qui cherchaient à échapper aux douaniers de la Tour des rats. Le Rhin, qui a repris sa course dans la direction du nord, se rétrécit et se creuse ; il n'a plus que 450 mètres de large et il se précipite en fureur dans ce lit de rochers volcaniques trop étroit pour son flot. Il forme dès lors des rapides, des remous pittoresques, plus dangereux autrefois qu'aujourd'hui, entre deux lignes de tortueux remparts usés par la vague. Avant les travaux modernes qui ont rendu le fleuve navigable, le mugissement rauque des flots était répercuté au loin par les échos. Dans les contes populaires, c'étaient les aboiements des guivres ou les gémissements des bateliers engloutis dans le torrent. L'imagination des poètes du moyen âge a localisé sur ces bords les légendes de Charlemagne, de Roland, de Tristan et Yseult, de Parsifal, de Lohengrin, de l'enchanteur Merlin, des chevaliers partis pour la croisade avec Frédéric Barberousse. Les Minnesinger et les Meistersinger, comme nos trouvères et nos troubadours, colportaient ces chants, de ville en ville, de foire en foire, de château en château. Rhinstein et Falkenburg, sur leurs pitons si hauts, recèlent dans leurs murs de cachots des idylles comme celle de Gontran et de Liba. C'est au pied de ces ruines que fut contée à Victor Hugo la légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, par un chevrier, ancien soldat de Napoléon, devenu presque sorcier. Sur l'une et l'autre rive, continue à se dévider le chapelet des repaires du brigandage féodal, pour la plupart réparés et truqués par les Allemands, habiles à exploiter le touriste : Sooneck et Hohneck, naguère restaurés aux frais de quelque Hohemollern ; Furstenberg ; Lorch, à 16 kilomètres de Bingen, sur la rive droite, où finit la vallée de la Wipper, peuplée de fées sauterelles. Sur la gauche, le burg de Stahleck domine Bacharah, entouré d'écueils en entonnoirs qu'évitent les bateliers. La vieille ville est étagée sur le flanc de la montagne que couronne une tour des Templiers. Sur un rocher qui émerge au milieu du fleuve, la Pfalz, aux nombreux et élégants clochetons tout modernes ; plus loin, à droite, Caub où s'installa Gustave-Adolphe et où Blücher traversa le Rhin, dans la nuit du l er janvier 1814 ; Gutenfels ; Oberwesel dont les vieilles murailles gardent encore incrustés les boulets des canons de Turenne ; Schonburg ; le rocher de Lorelei, célèbre par le poème de Heine, dans un tournant dangereux, l'endroit le plus étroit, mais le plus profond du Rhin (23 mètres) ; il est agrémenté d'un écho à cent voix qui répercute jusqu'au clapotis des vagues. Victor Hugo y rencontra un vieux hussard de Napoléon, qui faisait travailler l'écho en jouant du cor et en tirant des coups de fusil, moyennant pourboire. Le bourg de Saint-Goar, où l'on fait au printemps une pêche abondante de saumon, est blotti au pied de Rhinfels dont Napoléon, en 1806, fit sauter les rochers dangereux pour la navigation. Là, votre guide ne manquera pas de vous faire observer, d'un air malicieux, que vous êtes entre le Chat et la Souris. Ce sont les noms de deux burgs (die Katze et die Mause) aux fantastiques légendes. Plus loin, deux autres repaires de pillards blasonnés, le Liebenstein et le Sternfels, dénommés les Frères ennemis (les Deux frères de Heine) ; les villes de Boppart et de Rhense ; Kamp, Filsen, Braubach. Auprès de Rhense, on visite un singulier et rude souvenir médiéval, la Chaise royale (Königstuhl), gigantesque estrade de pierre supportée par des arceaux et à laquelle on accède par quatorze marches. Vis-à-vis du Stolzenfels, château restauré, entouré de bois, débouche, dans un cirque de montagnes, la Lahn, auprès d'Oberlahnstein qui vit, en 1400, la déposition de l'empereur Venceslas, surnommé par les historiens l'Ivrogne et le Fainéant ; il cumulait, disent les chroniques, les vices de Sardanapale et de Néron. La Lahn vient d'Ems et de Nassau, l'ancien pays des Tenctères et des Usipètes. Quelques kilomètres encore et nous atteignons Coblence, au large confluent de notre Moselle. Le Rhin a 435 mètres de large ; il n'est plus qu'à 58 mètres au-dessus du niveau de la mer. L'Allemand qui porte dans son âme la rancune et la vengeance imprescriptibles, répète à satiété que la plupart des burgs du Rhin ne sont plus que des ruines, par suite des dévastations des Français, sous Louis XIII et Louis XIV[35]. Historiquement cela n'est exact qu'en partie ; mais cette insistance à raconter sans cesse, avec tant d'âpreté haineuse, les dures représailles françaises, dénote une mentalité toute spéciale, en vérité, de la part de ces descendants des barbares Germains, des reîtres de tout poil, et des soudards allemands de toutes les armées, depuis le XVIe jusqu'au XVIIIe siècle, qui n'ont jamais eu qu'une ambition : franchir le Rhin et se ruer en pillards sur le pays rhénan, la Lorraine et l'Alsace, pour tout y détruire par le fer et le feu. Ouvrez seulement le Siècle de Louis XIV de Voltaire. En 1744, par exemple, les Autrichiens poussent jusqu'à la frontière de Lorraine, pendent ou mutilent odieusement les habitants[36]. La guerre de Sept ans, racontent tous les historiens, dépassa en atrocités allemandes tout ce qu'on avait vu jusque-là. Le comte de Saint-Germain écrit, en 1757 : Le pays, à trente lieues à la ronde, est saccagé et ruiné comme si le feu y avait passé. Nous sommes environnés de pendus, rapporte un autre témoin, et l'on n'en massacre pas moins les femmes et les enfants[37]. On pourrait invoquer cent autres témoignages. Ce ne sont pas les Français mais les burgraves, que la tradition populaire des pays rhénans a gratifiés du surnom de Landschaden fléaux du pays. Le charme romantique qui enveloppe les ruines, aujourd'hui, était peut-être moins goûté des bourgeois des villes, des laboureurs de la plaine et des bateliers du fleuve, quand les hommes de garde des bandits fortifiés les rançonnaient sans pitié. Je doute que la population laborieuse des bords du Rhin, taillable et corvéable à merci, suivant la formule féodale, ait jamais été bien sensible aux strophes héroïques et aux élégies d'amour que chantaient les Minnesinger, pour charmer les passe-temps des burgraves rançonneurs. Ces formidables barons du Rhin,
produits robustes d'une nature âpre et farouche, nichés dans les basaltes et
les bruyères, crénelés dans leur trou et servis à genoux par leurs officiers,
comme l'empereur ; hommes de proie tenant tout ensemble de l'aigle et du
hibou, puissants seulement autour d'eux, mais tout puissants autour d'eux,
maîtrisaient le ravin et la vallée, levaient des soldats, battaient les
routes, imposaient des péages, rançonnaient les marchands, qu'ils vinssent de
Saint-Gall ou de Dusseldort, barraient le Rhin avec leur chaîne et envoyaient
fièrement des cartels aux villes voisines, quand elles se hasardaient à leur
faire affront. C'est ainsi que le burgrave d'Ockenfels provoqua la grosse
commune de Lim, et le chevalier Hausner du Hegau, la ville impériale de
Kaufbeuern. Quelquefois, dans ces étranges duels, les villes avaient peur et
demandaient secours à l'empereur ; alors, le burgrave éclatait de rire, et à
la prochaine fête patronale, il allait insolemment au tournoi de la ville,
monté sur l'âne de son meunier. Pendant les effroyables guerres d'Adolphe de
Nassau et de Didier d'Isembourg, plusieurs de ces chevaliers qui avaient
leurs forteresses dans le Taunus, poussèrent l'audace jusqu'à aller piller un
des faubourgs de Mayence, sous les yeux mêmes des deux prétendants qui se
disputaient la ville. C'était leur façon d'être neutres. Le burgrave n'était
ni pour Isembourg ni pour Nassau ; il était pour le burgrave. Ce n'est que sous
Maximilien, quand le grand capitaine du Saint-Empire, Georges de Frundsberg,
eut détruit le dernier des burgs, Hohenkræken, qu'expira cette redoutable
espèce de gentilshommes sauvages, qui commence au Xe siècle par les
burgraves-héros, et qui finit au XVIe, par les burgraves-brigands. (VICTOR HUGO, le Rhin.) VII LA MOSELLE. — LE RHIN DE COBLENCE À COLOGNE.A la pointe méridionale de notre département des Vosges, les sapinières du col de Bussang, entre les ballons d'Alsace et de Servance, donnent naissance, près des ruines du château de Moselle, à la rivière de ce nom. La Mosella ou petite Meuse (Mosa) est la grande artère vivifiante de la Lorraine. Elle tend la main, par-dessus le Drumont, à la Thur de Saint-Amarin et de Thann, et dans les Hautes-Vosges, son cours rapide, inégal, est aussi tourmenté que celui de l'Ill alsacienne. Dès qu'elle a reçu, au pied des forts de Remiremont, la Moselotte chargée des eaux qui déferlent du Ventron et du Honeck, elle coule en un faisceau dénoué et mal agencé de ruisselets qui déjà font mouvoir des filatures et d'autres grandes usines. Avant qu'elle arrive à Épinal, elle est devenue, par l'apport de la Vologne et de la Niche, une large et belle rivière aux eaux claires et limpides. L'éventail de son bassin se déploie spacieux et gai, débordant Saint-Dié à droite, Mirecourt à gauche. A Saint-Dié et à Raon-l'Étape passe son principal affluent, la Meurthe, qui a ramassé les ruisseaux torrentueux des Hautes-Chaumes, du Bonhomme, du Climont, de Schirmeck ; à Mirecourt, c'est le Madon, qui n'est séparé de la Meuse que par un dos de pays. C'est ainsi qu'en dehors de Neufchâteau qui est sur la Meuse, presque tout le département des Vosges, ses hautes forêts, son agriculture, ses industries si fécondes sont desservis par la Moselle et ses tributaires et regardent le Rhin. Il en est de même de nos deux départements, trop longtemps mutilés, de la Meurthe et de la Moselle. Baccarat, Lunéville, Saint-Nicolas, Nancy appartiennent au bassin du. lapin, étant baignées par la Meurthe qui rejoint la Moselle à Frouard, au bas de Nancy. La Meurthe accourt imposante, grossie, d'une part, du Sanon don la tête avoisine celle de la Sarre ; d'autre part, de la Mortagne, la rivière de Rambervillers, et de la Vezouse, aux sources forestières, qui a dix affluents dans le canton manufacturier de Cirey-les-Forges. Frouard et Pompey, au confluent de la Moselle et de la Meurthe, forment l'un de nos plus vastes centres industriels, avec leurs mines de fer qui fournissent annuellement trois milliards de tonnes de minerai, leurs hauts fourneaux, leurs aciéries et autres ateliers métallurgiques. Au-dessous de Pont-à-Mousson, à Arnaville et Novéant, la Moselle est brusquement barrée, au confluent du Rupt de Mad, par la frontière provisoire qui nous a été imposée en 1871. Voici Metz prussifiée, mais où nous attend, impatiente, Colette Baudoche. Au pied de la forteresse, la Moselle accueille la Seille, aussi coupée par cette frontière, de même que, plus loin, les cours d'eau qui arrosent Briey, laissé à la France, et Thionville, ancienne résidence mérovingienne (Theudonis villa) que les Allemands appellent Diedenhofen. Le grand bassin industriel de Thionville, Briey, Longwy, d'une prodigieuse richesse sidérurgique, au nord-est des côtes de Woëvre, forme un tout complet, bizarrement mutilé à notre détriment, en 1871. La petite chaîne escarpée qui sépare le bassin de la Moselle de celui de la Meuse, porte sur son flanc oriental le nom de Woëvre et. sur son flanc occidental celui de Côtes de Meuse. Celles-ci descendent sur la Meuse à Saint-Mihiel et Verdun ; la Woëvre, coupée par la vallée de l'Orne qui se jette dans la Moselle au bas de Metz, domine au loin Pont-à-Mousson, Metz et Briey. Quel drame épouvantable vient de se dérouler sur ces collines boisées, lorsqu'en Juin 1915, je trace ces lignes ! Le bois d'Ailly est à 3 kilomètres de Saint-Mihiel ; la crête des Éparges est un éperon de 1.400 mètres, d'une altitude de 346, qui domine la vaste plaine de Woëvre. Les flancs en sont abrupts, de nombreuses sources dont celles de l'Orne, en descendent sous bois. Les Allemands, bien instruits de ces positions stratégiques qui dominent toutes les routes et les chemins de fer de la contrée, s'y sont fortement retranchés dès le mois de septembre 1914, pour menacer Verdun. Quelles paroles pourront jamais dire au prix de quels actes d'héroïsme et de quels sacrifices sublimes, nos régiments sont allés à l'assaut des tranchées ennemies, reprenant pied à pied, dans d'infernales batailles, ces collines boisées qui furent autrefois de si brillants et si passionnants rendez-vous de chasse ! Après la Meurthe, le grand affluent de la Moselle, sur sa rive droite, est la Sarre qui a, comme elle, des allures fluviales. Elle prend sa source à côté de la Vezouse, au pied du Donon. Ses mines de fer donnent aux Allemands deux milliards de tonnes de minerai chaque année[38]. Les multiples industries que ce bassin minier a développées, ont enrichi les Allemands, mais enlaidi ses villes, autrefois jolis bourgs ruraux et sylvestres : Sarrebourg, Fénétrange défiguré en Finstingen, Sarre-Union et Sarralbe avec leurs aciéries, Sarreguemines avec ses fabriques de belle céramique, Sarrebruck avec ses mines de houille, Sarrelouis, bâtie par Louis XIV, patrie du maréchal Ney, et dont les vieilles familles sont demeurées si françaises, en dépit de cent années de séparation. Non loin, à Vaudrevange, les Romains exploitaient déjà des mines de cuivre. Citons encore Consarrebrück (Kons) qui est à 7 kilomètres en amont de Trèves, et où le maréchal de Créqui subit un échec sanglant en 1675. Les frontières de 1815 et de 1871 ont capricieusement rapproché ou disjoint tous ces villages de la Sarre, identiques dans leur population et jusque dans leurs noms. Une barrière tracée par la brutalité tudesque, a parqué du côté de l'aigle noir de Prusse ou sous la griffe du lion luxembourgeois, une partie de ces Lorrains, au caractère sérieux, à l'esprit positif et pratique ; unis par le sang et les intérêts comme par leurs annales historiques les plus lointaines. Les immigrés d'au delà du Rhin, non contents de les submerger, pour ainsi dire, et de leur imposer leur langue, ont cherché à débaptiser leurs noms de lieux. Mais la force ne saurait empêcher toujours ni un fleuve de couler ni les revendications de l'histoire de produire leur effet, tôt ou tard. Trèves, la Rome du Nord, à vingt lieues de Metz, nous montre toujours les majestueuses ruines de ses palais impériaux, de ses thermes, de son amphithéâtre où des chrétiens furent livrés aux bêtes féroces. Voilà ces remparts bâtis pour protéger contre les agressions des Germains, la capitale de la Gaule romaine ; voilà cette Porte Noire, encore flanquée de ses tours colossales baignées, jadis, par les flots de la grande rivière lorraine. Aux calendes de janvier de l'an 288, l'empereur Maximien Hercule présidait, à Trèves, une grande fête officielle, celle de la prise de possession de son second consulat. Selon l'usage traditionnel, l'empereur se disposait à adresser du haut de la tribune une harangue aux magistrats, aux officiers, aux soldats et au peuple, lorsque soudain la panique se répand dans la foule. On entend des cris d'effroi qui viennent du dehors : Voici les Barbares ! les Germains sont aux portes ! L'empereur jette sa toge consulaire et son sceptre ; en hâte il revêt sa cuirasse et court à l'ennemi. Des Germains s'étaient, en effet, glissés centre les postes des légionnaires et pillaient les faubourgs de la ville. On les tua ; ce qui restait prit la fuite. Puis, la cérémonie, interrompue quelques heures, s'acheva tant bien que ma]. Telle était la vie des populations gallo-romaines des bords du Rhin, en ces temps lointains où, comme aujourd'hui, le Barbare germain violait la frontière. A Trèves, le touriste visite avec curiosité les restes de ces palais romains dont les fils des Barbares ont fait des casernes ou des brasseries. C'est là qu'Ausone a chanté sa chère Moselle, de silencieuse allure, prodigieusement poissonneuse, au dire du poète de la cour de Valentinien, bordée de prairies, de houblonnières, de beaux vergers, de saules et de peupliers. Son horizon prochain est formé de la silhouette de coteaux arrondis, couronnés de bois, au flanc desquels murissent les épis et le raisin : Et virides Baccho colles et
amœna fluenta Subterlabentis tacito rumore Mosellæ. A présent, ô Rhin, dit-il encore dans des vers d'un lyrisme ampoulé, déroule ta robe d'azur et les verts replis de ton voile, mesure une place à ce nouveau fleuve qui veut t'enrichir de ses ondes fraternelles. Dans des bourgs de la vallée mosellane, comme Igel et Neumagen, et même jusqu'à Arlon, dans le Luxembourg, le voyageur est étonné de trouver encore respectés les somptueux monuments funéraires que les propriétaires de villas et les riches marchands de la contrée s'étaient fait construire. Ces monuments du iv° siècle, surchargés de sculptures, attestent, comme l'exubérance poétique d'Ausone, la quiétude et l'insouciance des Gallo-Romains qui conservaient intrépidement leur foi dans la séculaire bravoure des légions pour les protéger contre les Germains. Fortunat, comme Ausone, a célébré la Moselle poissonneuse, sa verdoyante vallée, ses coteaux plantés de vignes. Dans son lit azuré, la Moselle roule doucement son flot immense. Elle caresse le gazon printanier qui parfume ses rives et baigne, en l'effleurant de son onde, la chevelure des prés. Gurgite cæruleo pelagus
Mosella relaxat, El movet ingentes molliter
amnis aquas. Lambit odoriferas vernanti gramine ripas Et lavat herbarum leniter unda comas. Puis, après avoir signalé le confluent de la Seille et de la Moselle : c'est là, dit le poète, que fut bâtie Metz, au milieu de verdoyantes prairies et de guérets en culture : Hoc Mellis fundala loto
speciosa, coruscans, Piseibus obsessum gaudet
utrumque talus. Deliciosus ager ridet vernantibus arvis Hinc sata culta vides, cernis et inde rosas. Le poète, qui sur l'invitation de Childebert, roi d'Austrasie, vient de faire une promenade en bateau sur la Moselle, depuis Metz jusqu'à Coblence, chante en des vers redondants les beautés de la rivière, les richesses de ses bords. Il salue en passant les ruines Trèves. Son cœur de Franc devenu gallo-romain se gonfle d'amertume et de colère quand il contemple ces palais dévastés et abandonnés, encore rougis par les flammes, ces murailles croulantes, éventrées par la sape et le marteau des Germains. Chaque pierre lui semble laisser échapper un cri de vengeance contre les Barbares. La ville pourtant s'est un peu repeuplée et la munificence de ses évêques va tenter de la relever. La navigation sur la Moselle, entre Trèves et Metz, était si facile et si douce, au dire de Grégoire de Tours, qu'un batelier, qui s'était, un soir, endormi dans sa barque amarrée au pont de Metz, fut tout étonné de se réveiller le lendemain matin devant la porte de Trèves[39]. Au pays des Trévires, soit dans la vallée de la Moselle ou celle de la Sarre, soit sur les collines de l'Eifel, les ruines gallo-romaines surabondent ; leurs débris remplissent les salles de nos musées ; les restes, parfois encore si imposants des constructions, nous émerveillent. Cela tient à ce qu'à partir du IIIe siècle surtout, Trèves fut le lieu de séjour préféré des empereurs, le point d'où ils surveillaient la ligne du Rhin pour s'opposer aux invasions germaniques. Toute la contrée était couverte des somptueuses villas que les gens de la cour des empereurs, ou les officiers de leurs armées, s'étaient fait bâtir autour de la capitale impériale. Aujourd'hui, comme au IVe et au VIe siècles, les vignobles, les champs et les villages, le vallon et la colline sont, tout le long de la sinueuse rivière qui coule entre les Vosges et les Ardennes, habités et cultivés par des populations de même souche, de mêmes mœurs, qui se ressemblent. Qu'elles parlent français ou allemand, elles sont demeurées lorraines. De Nancy à Metz, de Metz à Trèves, de Trèves à Aix-la-Chapelle et à Cologne, c'est la plaine, la petite montagne, la colline rayée de haies, ayant à sa base, des prés où paissent les bœufs, de grands bois où les porcs vont à la glandée, des paysans en blouse, laboureurs et vignerons, des farineuses en court jupon, des artisans, des bûcherons et des bergers, des marchands ruraux, tout pareils aux personnages des stèles gallo-romaines de nos musées. Laissons les usines et les villes industrielles avec leur apport cosmopolite, banal et changeant : c'est le pendant des grandes invasions d'autrefois. Il convient seulement de se mettre en garde contre l'erreur trop répandue dans les livres d'histoire, qui consiste à croire qu'une invasion chasse la population indigène du pays conquis. Presque toujours, l'envahisseur subjugue la population vaincue, l'asservit, l'administre, l'accable d'impôts, la persécute. Il se superpose à elle et la domine, mais il ne la chasse point hors des frontières. Les expulsions ou les exodes en masses sont bien rares dans l'histoire des peuples attachés au sol de leurs ancêtres. En dépit des exemples que l'on en peut citer, l'historien doit poser comme règle générale que la population autochtone et sédentaire d'un pays demeure et se perpétue, en dépit de toutes les invasions. Il en fut ainsi de la race celtique, partout où elle s'établit : ceci ressortira des faits exposés dans ce livre. C'est en vertu de ce principe qu'aujourd'hui encore, dans les campagnes du pays mosellan, autour de Metz, de Trèves, de Coblence, vous reconnaîtrez aisément, on vous montrera du doigt, l'immigré, l'intrus, le Teuton, qui pullule, arrogant ou obséquieux. Oui ! sur toute l'étendue de ce bassin de la. Moselle, incliné vers le Rhin, auquel on donne 28.400 kilomètres carrés, un observateur non prévenu se demandera toujours pourquoi cette vaste région, si semblable à elle-même en toutes ses parties, dans les stratifications de son sol comme dans son aspect physique, ses cultures, ses industries, son histoire, les noms de ses bourgs, n'est pas réunie sous le même régime politique, comme elle le fut toujours dans les temps antiques, au lieu d'être répartie, sans qu'elle l'eût jamais demandé, entre la France, le Luxembourg et ce qu'on appelle la Prusse rhénane ; quelle fatalité contrarie les dispositions de la nature ; quelles combinaisons dynastiques, quels héritages féodaux, quels lotissements d'hommes de proie — toujours le partage du butin, — depuis le moyen âge, l'ont disloquée au grand dam de sa vitalité, de son génie et des intérêts de la population née de sa terre. Le cours inférieur de la Moselle est séparé de celui de la Nahe par les chaînes boisées du Sonnerwald, du Hochwald et du Hunsrück où l'on rencontre des sommets, comme l'Idarkopf et l'Erbeskopf, qui dépassent 800 mètres d'altitude : ce sont les points culminants de la Prusse rhénane. A gauche de la Moselle, des pittoresques montagnes boisées des Ardennes Luxembourgeoises continuées par le massif de l'Eifel, dévale toute une rangée de petites rivières, presque équidistantes les unes des autres : la Sure (Sauer), venant de l'abbaye mérovingienne d'Echternach, grossie de la Prüm qui, elle-même, donna son nom au célèbre monastère où l'empereur Lothaire, petit-fils de Charlemagne, finit ses jours, sous l'habit de bénédictin. La Sure reçoit aussi l'Alzette, l'Alisontia d'Ausone, qui accourt du Luxembourg à travers la Grunwald, le plus beau débris forestier des Ardennes ; la Bill (le Gelbis d'Ausone), le Lieser, la Salm (Salmona), la Drohe (le Drahonus) et d'autres : la Moselle les accueille dans ses sinueux replis, depuis Trèves jusqu'à Coblence qu'elle atteint après avoir parcouru 500 kilomètres. Nul cours d'eau, à partir du moment où il est devenu navigable, n'est plus uniforme que celui-là par la douce inclinaison de ses eaux tortueuses, l'aspect de ses rives, le vert tapis des prés qu'elle arrose, les ondulations des collines de son horizon, le climat, les mœurs, les industries des habitants, dans toute l'étendue de son bassin. Coblence, le grand confluent, à 15 lieues de Mayence, marque la fin de la percée rupestre du Rhin ; elle est l'un des points stratégiques où le Rhin a, le plus souvent, été franchi par les invasions ou les armées conquérantes. Drusus, dès l'an 9 avant J.-C., y établit une forteresse et une garnison. Son rôle fut important sous les Francs mérovingiens et carolingiens et Louis le Débonnaire y fit bâtir l'église de Saint-Castor. Coblence fut possédée ensuite par l'archevêque-électeur de Trèves qui la garda jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. A l'époque de la Révolution, les émigrés français en firent leur quartier général ; puis en 1798, elle devint le chef-lieu de notre département de Rhin-et-Moselle ; l'année suivante, les Français s'emparèrent d'Ehrenbreistein, sa citadelle, sur la rive droite du fleuve. A la pointe que forme le confluent des eaux, les révolutions ont respecté la Fontaine de Saint-Castor avec une borne pyramidale que le dernier préfet français du département fit ériger, en 1812, en mémoire du passage de l'armée française partant pour la campagne de Russie ; le monument porte l'inscription suivante : An 1812, mémorable par la campagne contre les Russes. Sous le préfectorat de Jules Doisan. Mais à la suite des revers de Napoléon, Coblence fut occupée par un corps d'armée russe que commandait un Français émigré, le général de Saint-Priest. Celui-ci laissa l'inscription du préfet Doisan, mais il fit graver au-dessous les mots suivants : Vu et approuvé par nous, commandant russe de la ville de Coblence, le 1er janvier 1814. Saint-Priest devait être tué quelques semaines plus tard, à Reims, dans les rangs ennemis. La France n'a jamais pardonné à ceux de ses enfants qui, quelque légitimes que fussent leurs ressentiments, égarés par les traditions d'un autre âge, portèrent les armes contre elle. Enlevée à la France par les traités de 1815, Coblence ne fut donnée à la Prusse qu'en 1822. En aval de Coblence, le Rhin coule presque en plaine, avec un frissonnement discret qui caresse ses berges. La petite ville d'Engers marque, suivant certains archéologues, le point où Jules César franchit le fleuve pour la seconde fois. Plus loin, Sayn et Neuwied, sur la rive droite, auprès du double confluent de la Nette, qui vient de Magon, et de la Wied dont la source est dans le canton d'Altenkirchen qui fut le théâtre d'une victoire de Kléber sur les Autrichiens, le 4 juin 1796, mais on fut tué Marceau, le 19 septembre de la même année. Au bord de la Nette est Andernach (Antunnacum), au nom gaulois, dont le vieux donjon et hi belle église sont encadrés de bois et de vignobles. La Tour Blanche, à 6 kilomètres d'Andernach, est l'endroit où Floche, vainqueur des Autrichiens, mourut le 17 avril 1797. On a respecté l'obélisque tronqué, en granit bleuâtre, qui porte l'inscription suivante : L'armée de Sambre-et-Meuse à son général en chef, HOCHE. Hoche, remarque Victor Hugo, était, comme Marceau, un de ces jeunes grands hommes ébauchés, par lesquels la Providence, qui voulait que la Révolution vainquit et que la France dominât, préludait à Bonaparte ; essais à moitié réussis, épreuves incomplètes que le destin brisa sitôt qu'il eut, une fois, tiré de l'ombre le profil. achevé et sévère de l'Homme définitif. Et après avoir longtemps contemplé la tombe du général français et promené ses regards sur la plaine lointaine et le Rhin qui serpente à ses pieds, le poète, sortant de sa rêverie, s'écrie : Il me semblait entendre sortir de cet amas de pierres une voix qui disait : Il faut que la France reprenne le Rhin ! Passé Andernach, la vallée du Rhin s'élargit ; les croupes des monts de Westphalie à l'est et de l'Eifel à l'ouest, s'éloignent et s'abaissent. Les forêts de l'Eifel qui abritèrent, en l'an 21 de notre ère, la révolte du Trévire Julius Sacrovir, cachent les sources de l'Ahr qui débouche dans le Rhin, en face de Lim, bouillonnant à travers les roches basaltiques d'Unkei que Napoléon fit déblayer. Devant Remagen (Rigomagus), au confluent du Vinxtbach, commençait, sur la rive droite, la grande muraille appelée le limes germanicus, que les Romains construisirent pour protéger la frontière contre les Germains, la civilisation contre la barbarie. Ce rempart immense allait depuis Unkei, à l'embouchure du Vinxtbach, jusqu'auprès de Ratisbonne, sur le Danube. C'est aussi Rigomagus, au confluent de l'Ahr, qui marquait la limite des deux provinces romaines de Germanie, dont les capitales furent Mayence et Cologne ; au moyen âge, ce fut la limite des Électorats de Cologne et de Trèves. Comme sites pittoresques et lieux de souvenirs romantiques dans cette région du Rhin, nous citerons Rolandseck, le prétendu château du neveu de Charlemagne ; Drachenfels, le siège de la légende de Siegfried, dans le poème des Nibelungen ; Königswinter, sur la rive droite, au pied des Sept-Monts (Siebengebiree), hautes montagnes dont les ramifications orientales se prolongent jusqu'au bassin houiller de la Westphalie. Le Rhin coule désormais en plaine, quelque temps avant d'atteindre Bonn, belle ville universitaire, fondée par les Romains pour veiller sur une région exposée, plus que d'autres, aux incursions des Germains. Bonn fut jusqu'à la Révolution la résidence de l'archevêque-électeur de Cologne. Un peu en aval de Bonn, le Rhin reçoit la Sieg qui descend des monts boisés du Westerwald en Westphalie ; puis, il serpente lentement jusqu'à Cologne et Deutz, assises sur l'une et l'autre de ses rives. Tous les cours d'eau de cette région de la Prusse rhénane sont, chaque jour, plus enlaidis par le prodigieux développement qu'y prennent l'exploitation des mines de houille, de fer, de lignite, de plomb argentifère, de sel gemme ainsi que les industries métallurgiques, chimiques et autres, qui sont les succédanés de ces productions naturelles. VIII DE COLOGNE AU ZUIDERZÉE.Cologne, fondée par Agrippine, fille de Germanicus et femme de l'empereur Claude, Cologne la sainte, avec ses vieilles et curieuses églises, sa cathédrale laide colossalement, ses tombeaux des Rois Mages, ses reliques de saint Géréon, le chef de la légion thébaine, sa légende de sainte Ursule et des ome mille vierges égorgées par Attila, son école d'art médiévale, est aujourd'hui la ville la plus importante du Rhin par son commerce, son industrie, sa navigation, son rôle militaire et stratégique. Elle fut bâtie par les Romains à l'endroit où s'élevait antérieurement l'Autel national des Ubiens (ara Ubiorum). Ce peuple, plus civilisé que les autres Germains demeurés sur la rive droite, avait toutefois conservé des terres sur cette rive, de même qu'aujourd'hui Cologne y possède Deutz que l'on considère comme son faubourg transrhénan. Les Ubiens appelèrent Jules César pour les protéger contre les incursions des autres Germains. César accourut, traversa le Rhin sur un pont de bois construit en dix jours, intimida les Suèves, puis revint et détruisit le passage fixe qu'il venait d'établir. Le conquérant romain devait encore franchir le Rhin un peu plus tard, mais il n'osa jamais poursuivre les Germains jusque dans leurs impénétrables forêts. Au temps de l'invasion d'Attila, Cologne était la capitale des Francs Ripuaires. Clovis, roi des Francs Saliens en fit la conquête et c'est à Cologne qu'il posa sur sa tête la couronne de roi de tous les Francs. Strasbourg, Spire, Worms, Mayence, Bonn, Cologne sont demeurées, à travers les siècles du moyen âge, comme elles l'avaient été dans l'antiquité, les chaînons qui marquaient les frontières de la civilisation et de la culture latine et romane. Villes autonomes, associées, postées en sentinelles sur le grand fleuve dont la Providence leur a confié la garde, l'Empereur germanique, leur suzerain nominal, n'existe pour elles que parce qu'il se dit le successeur traditionnel des empereurs romains, fondateurs de ces nobles et fières cités : il leur semble le porte-glaive de la civilisation romaine et chrétienne contre la barbarie qui, toujours, vient de l'est et de la Germanie du nord. Cologne est demeurée jusqu'à nos jours la plus fréquentée des routes de France en Allemagne. La cathédrale, qui surprend par sa masse, commencée au XIIIe siècle, géométriquement achevée seulement en 1880, parait couvrir de son ombre protectrice le prodigieux mouvement de vie moderne, de passage de trains et de bateaux, qui se déroule autour de son parvis et jusqu'à l'horizon lointain. Au-dessous de Cologne, longeant les plaines verdoyantes qui furent le pays des Aduatiques et des Éburons, le Rhin, large de 500 mètres, avec une altitude de 33, serpente à pleins bords entre deux rives d'alluvions fertiles et n'a plus qu'un intérêt commercial et industriel. Jusqu'à la mer, il est comme la Meuse dont il se rapproche, sillonné de radeaux, de chalands et de lourds navires qui le descendent et le remontent avec une facilité presque égale. Il remet en mémoire l'aphorisme de Pascal, éternellement vrai : Les rivières sont des routes mobiles qui portent l'homme et ses vaisseaux. L'activité qui règne dans cette partie du Rhin lui donne le premier rang parmi les grandes artères vitales de l'Europe. Ses affluents de droite et de gauche, souillés par les déjections des usines, embrasés par les feux des forges, des fonderies, des mines, des fabriques, ont, la nuit, un aspect volcanique et infernal. Düsseldorf et Duisbourg, l'antique Asciburgium, sur la rive droite — cette dernière prétendait avoir été fondée par Ulysse, au confluent de la Ruhr sont de grands ports industriels qui desservent, avec le district houiller du Unnenberg, les usines Krupp à Essen et celles de Dortmund : tout cela, enfumé, embrasé, colossal, monstrueux. Duisbourg-Ruhrort, au confluent de la Ruhr, est un des plus importants ports du monde ; le tonnage de son trafic, toujours plus grand, dépasse celui de Hambourg et même celui de Londres. Tandis qu'en 1903 il atteignait 19 millions de tonnes, il s'est élevé à 34 millions de tonnes en 1912, avec 200.000 bateaux à vapeur et chalands. Un observateur français, M. Victor Cambon, a écrit de cette gigantesque cité industrielle de Ruhrort-Duisbourg : Quand on se trouve en présence de cet entassement de villes éparses qui se sont réunies comme des taches d'huile et ne forment plus qu'une agglomération unique de près d'un million de travailleurs, quand on voit ce réseau extravagant de canaux, de ponts tournants, de voies ferrées, quand on regarde ces faisceaux de cheminées qui semblent bombarder le ciel, ce brasier immense et fumant comme un cratère qui est l'aciérie du Phénix ; plus loin, à l'est, au delà du Rhin, les forges de Rheinhausen, à Krupp ; au nord, celles de Deutscher-Kaiser, à Thyssen ; au sud, celles de Mutheim, encore à Thyssen ; puis, les hauts fourneaux de la Reineiche-Stohlwerke ; les forges de Vulcan ; ces chevalements de mines de tous côtés, à perte de vue, ces puits, ces élévateurs de grains, de houille, de minerais ; ces grues en perpétuelle activité ; eus groupes de remorqueurs aux sifflets stridents et ces innombrables chalands, on se retire plus stupéfait que documenté. Sur la rive gauche du Rhin, vers les sources de la Roer, Aix-la-Chapelle. la capitale déchue de Charlemagne, plus voisine de Linge que de Cologne ; Crefeld, près de l'antique Gelduba (Gellep), ne sont plus, elles-mêmes, que les centres empestés et fumeux de charbonnages immenses. A Wesel, débouche la Lippe westphalienne, qui vient de la forêt de Teutoburg où périrent Varus et ses légions. Puis, le Rhin passe auprès de l'ancienne place romaine, alors si importante, de Castra Vetera, aujourd'hui Xanten, qui prétendait avoir été bâtie par les Troyens fugitifs. Le poème des Nibelungen en fait la patrie du noble héros franc Siegfried. Emmerich, à l'est de Clèves, est la dernière ville allemande : deux kilomètres plus loin, le flot argenté entre en Hollande, à l'endroit où s'élevait jadis le fort de Schenek ; à proximité, se trouve le hameau de Tolhuis, où Condé, en 1672, sous le regard de Louis XIV, força le passage du Rhin, exploit immortalisé par les vers de Boileau. En ce temps-là, les Pays-Bas luttaient pour leur indépendance contre Louis XIV trop ambitieux. Auparavant, ils avaient formé, par le hasard d'un héritage féodal, à partir de Charles-Quint, les Pays-Bas espagnols, puis les Pays-Bas autrichiens. Entre Emmerich et Clèves, le fleuve a 1.000 mètres de large avec une altitude de 12. Alors, il se bifurque en deux bras qui ouvrent l'éventail de son delta, le Vieux-Rhin qui se dirige sur Arnhem et Rotterdam, et le Vahal (Vacalus), plus large, qui passe à Nimègue, rejoint la Meuse entre Gorkum et Bois-le-Duc, va avec elle à Dordrecht, à Rotterdam, et se perd enfin dans le labyrinthe insulaire qu'on appelle les bouches de la Meuse et de l'Escaut. Nimègue est l'antique Noviomagus où Charlemagne se fit bâtir un palais dont il reste des ruines ; elle devint la capitale de la Gueldre. Les Français la. prirent en 1672 et un traité de paix entre la France, la Hollande, l'Espagne et le Saint-Empire, y fut signé en 1678. En 1795, Pichegru traversa le Vahal sur la glace avec sa cavalerie, pour aller prendre la flotte hollandaise. Parmi les autres bras, le Lek qui va d'Arnhem à Rotterdam, en passant non loin d'Utrecht ; et l'Yssel (fossæ Drusianæ) qui se jette dans le Zuiderzée à Kampen, ont été canalisés dès l'époque romaine. C'est ainsi qu'avant d'être absorbés par l'Océan, le Rhin, la Meuse et l'Escaut perdent jusqu'à leurs noms, dans un dédale de canaux naturels et artificiels, allongeant leurs tentacules glauques dans les polders, les marécages, les tourbières qui, lorsqu'on parvient à les assécher et à les entourer de digues, sont d'une étonnante fertilité. Trop souvent, la mer les inonde, noyant avec les terres, les récoltes et les habitants, changeant, bouleversant le lit des canaux. Les terribles catastrophes des siècles derniers paraissent aujourd'hui conjurées par les gigantesques travaux des ingénieurs. Dans l'antiquité, les habitants de cette région qui va de la Frise à la Flandre, où le sol ne se distingue plus des eaux, sous la végétation tourbeuse ou paludéenne, étaient protégés par les difficultés même que les envahisseurs éprouvaient à les aborder. Aussi, ces Ménapiens, et ces Bataves, ces hommes du bout du monde, ultimi hominum, comme Pline les appelle[40], sont-ils, de tous les barbares, ceux que les flots successifs des invasions ont le moins dérangés à travers les siècles. Ombrageux et renfermés, ils passaient pour féroces et pour vivre presque exclusivement, dit César, de poissons et d'œufs d'oiseaux[41]. Ils occupaient les îles et presqu'îles qui environnent encore la Frise et la Gueldre, d'autres aussi, qui ont disparu dans la boue ou ont été englouties par les flots : telles, les terres qui fermaient le fameux lac Fleyo, devenu le golfe du Zuiderzee, qui a 5.000 kilomètres carrés d'étendue, et les îles aux contours flottants qui s'alignent à l'est, à perte de vue jusqu'à l'Ems. Les Ménapiens, dit Strabon[42], habitent aux bouches même et des deux côtés du Rhin, parmi des marais et des bois, ou, pour mieux dire, vu le peu d'élévation des arbres, parmi des halliers touffus et épineux. Plus tard, les Francs dominèrent dans ces régions dont ils firent la base de leurs pirateries sur les côtes de la Gaule. Sur la rive droite du Rhin, dans des basses terres pareilles à celles de la Hollande, étaient cantonnés, dès les temps romains, des tribus franques, Bructères, Tubantes, Chamaves, enfin les Frisons, ceux-ci dans les cantons de Leuwarden, de Groningue et autour des estuaires de l'Ems et du Weser. En ligne droite, du sud au nord, depuis les marais de Peel au sud de Nimègue jusqu'à Leuwarden, en Frise, villes qui sont sous la même longitude, la distance est à peu près la même que celle de Paris au Havre. Les marécages, îlots et canaux ont toujours constitué dans ce large espace une barrière infranchissable pour les grandes invasions continentales. En revanche, une armée qui, maîtresse du Rhin, veut pénétrer par mer en Germanie, peut aisément s'embarquer et se laisser porter par les flots tranquilles jusqu'à l'embouchure du Weser ou de l'Elbe pour y accoster. Tel fut le plan de Germanicus qui, dans sa dernière campagne contre Arminius, prit pour base de ses opérations l'île des Bataves. De là aussi, les flottes romaines gagnaient aisément les côtes de la Grande-Bretagne. Dans le sens inverse, c'est par ces multiples bras du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut que les pirates francs, saxons, puis normands et danois, remontaient jusque dans l'intérieur des terres, s'engageaient dans les fleuves, parvenaient, sur le Rhin, bien au-dessus de Cologne. Les burgs du Rhin furent bâtis pour combattre les pirates, les empêcher de débarquer et dé dévaster la contrée. Mais sur la terre ferme, au nord de la voie historique et sanglante de Sambre-et-Meuse, il n'existe aucune route naturelle que puisse suivre un peuple entier en marche de l'est à l'ouest, de Germanie en Gaule, avec les chariots et tout l'attirail que comportait un tel décampement. Seules, les flottilles d'écumeurs de mer ont pu, sur leurs légers esquifs, s'introduire dans cet immense delta où vit encore un monde à part, débris des plus vieilles races de l'Europe. Le dieu Rhin ne règne plus sur les joncs et la brousse de ces plaines tourbeuses et fouettées par les rafales du nord, où ses eaux se sont perdues. II cède la place au dieu de la mer, à Neptune et à son cortège de nymphes perfides qui se cachent dans les roseaux et chantent dans les algues. Le 15 janvier 1647, on découvrit à Dombourg, dans l'île de Walcheren, l'une de celles qui forment la province de Zélande, aux bouches de l'Escaut, plusieurs statues et autels votifs consacrés à Nehallénie, la protectrice des terres basses de cette région. La nymphe accompagnée de son chien, est assise tenant des fruits dans son giron. A côté d'elle, une grande corbeille aussi remplie des fruits de la terre. Nehallénie, la compagne de Neptune, était invoquée par les hommes qui disputaient aux flots de l'Océan le sol de ces îles incertaines, pour le rendre fécond. Cette bienfaisante déité, remarque Ernest Desjardins[43], symbolise par d'ingénieux emblèmes la conquête de la culture productive sur la mer ; elle semble avoir établi l'accord pacifique de la vaillance industrieuse de l'homme et des fureurs de la mer radoucie et soumise. |
[1] Les Anciens évaluaient le cours du Rhin à 4.000 et même 6.000 stades (soit de 720 à 1.080 kilomètres environ). STRABON, IV, 3, 3 ; MARCIEN D'HÉRAGLÉE, II, 29. Cf. CAMILLE JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 11, note 3.
[2] C. JULLIAN, Le Rhin Gaulois, p. 16.
[3] STRABON, I, 2, 1.
[4] Celtique ou, d'après certains auteurs, ligure, c'est-à-dire protoceltique. C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 115 ; Cf. H. D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, les Premiers habitants de l'Europe, t. II, pp. 272 et 326 ; le même, Recherches sur les origines de la propriété foncière en France, pp. 395-396. Le nom du Danube (die Donau) est également celtique. II n'y a point à s'arrêter à l'opinion ancienne qui rapprochait le nom du Rhin du grec ρέειν, couler, ou de l'allemand rinnen.
[5] HOLDER, Altceltischer Spruchschatz, t. II, col. 1130, 1174 ; C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 115.
[6] M. D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, les Premiers habitants de l'Europe, t. II, pp. 272 et 326 ; le même, Recherches sur les origines de la propriété foncière, p. 392. Un affluent de la Loire, à Roanne, porte aussi le nom de Rhenus.
[7] Les Anciens désignaient le mont Adulas, chez les Lépontes, comme étant la source du Rhin. STRABON, IV, 3, 2 ; Bell. Gall., IV, 10. La région de Coire (Chur) est l'ancien pays des Atuates (et non Nantuates).
[8] CÉSAR dit du Rhin compris entre Constance et Bâle : Flumine Rheno latissimo atque altissimo (Bell. Gall., I, 2, 3) ; citatus fertur (IV, 10, 3) ; voyez aussi, IV, 17, 2 ; STRABON, IV, 3, 3 ; EUSTATHE, Comment. in Dionys. Perieg., 294, p. 267 (édit. Didot) ; cf. C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 56.
[9] CHARLES GRAD, l'Alsace, p. 164 ; cf. Revue d'Alsace, 1877, p. 247 (chiffres un peu différents).
[10] CH. GRAD, l'Alsace, p. 153.
[11] CH. GRAD, l'Alsace, p. 512.
[12] SUÉTONE, Domitien, 6.
[13] RODOLPHE REUSS, l'Alsace au XIIe siècle, t. I, p. 11.
[14] RODOLPHE REUSS, l'Alsace au XIIe siècle, t. I, p. 11-12.
[15] CH. GRAD, l'Alsace, pp. 163 et 166.
[16] MAX. DE RING, Tombes celtiques de l'Alsace, p. 14.
[17] STRABON, IV, 3, 3.
[18] Manuscrit de LA GRANGE, cité par ROD. REUSS, l'Alsace au XVIIe siècle, p. 11.
[19] RODOLPHE REUSS, l'Alsace au XVIIe siècle, p. 12.
[20] CH. GRAD, l'Alsace, p. 191.
[21] MAX. DE RING, Tombes celtiques de l'Alsace, p. 17.
[22] CH. GRAD, l'Alsace, pp. 306 et 372 ; MAX. DELOCHE, la Procession dite de la Lunade et les feux de la Saint-Jean à Tulle (in-4°, 1890).
[23] RODOLPHE REUSS, l'Alsace au XVIIe siècle, t. I, pp. 109-110.
[24] CH. GRAD, l'Alsace, p. 64.
[25] GUIZOT, Histoire de France, t. III, p. 31 ; ALBERT SOREL, l'Europe et la Révolution, t. I, p. 167.
[26] ROD. REUSS, l'Alsace au XVIIe siècle, p. 16.
[27] V. HUGO, le Rhin, t. II, p. 343.
[28] SYMMAQUE, Laud. in Valentin., II, 4, p. 324, éd. Seek. Cf. CAM. JULLIAN, Histoire de la Gaule, t. I, p. 56.
[29] STRABON, IV, 3, 4.
[30] V. HUGO, le Rhin, t. II, p. 340-341.
[31] Von den Franzosen, den Pfal : Vergiftern, zerstört, disent les Guides allemands !
[32] Cité par ARTHUR CHUQUET, dans la Revue hebdomadaire, 10 juillet 1915, p. 157.
[33] CICÉRON, In Pisonem, 33, 81 : Non Rheni fossam gargitibus illis redundantem Germanorum immanissimis gentibus objicio.
[34] Sur toutes ces légendes du Rhin, voyez en particulier le recueil publié en français en 1830, à Heidelberg, sous ce titre : Traditions populaires du Rhin, de la Forêt-Noire, de la vallée du Nècre, de la Moselle et du Taunus, publiées par M. le conseiller aulique SCHREIBER et autres. Seconde édition, avec 32 estampes. Chez J. Engelmann, MDCCCXXX, in-12.
[35] Freilich liegen die Burgen meist in Trümmern, Dank den Verwüstungen des dreissigjährigen Krieges und den Mordbrennereien Ludwig XIV. (Guide.)
[36] VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV, ch. XI.
[37] Cité par ALBERT SOREL, l'Europe el la Révolution, t. I, p. 85.
[38] Voyez à ce sujet les belles études intitulées l'Allemagne et le fer que publie présentement M. FERNAND ENGERAND dans le Correspondant, 25 mars 1915 et suivants. Ces études sont destinées à être réunies en volume.
[39] GREG. TUR., Mirac. S. Martini, I, IV, 29.
[40] Ultimi hominum (PLINE, Hist. nat., XIX, 8) ; Extremi hominum (VIRGILE, Énéide, VIII, vers 727).
[41] CÉSAR, Bell. Gall., IV, 10.
[42] STRABON, IV, 3, 4.
[43] ERNEST DESJARDINS, Géogr. hist. de la Gaule romaine, t. I, p. 396.