LE RHIN DANS L'HISTOIRE

L'ANTIQUITÉ : GAULOIS ET GERMAINS

 

PRÉFACE.

 

 

Il y a, dans l'histoire de la civilisation, des questions sans cesse agitées et qui semblent fatales, éternelles. Elles ont tourmenté toutes les générations, fait couler leur sang à flots, exercé la sagacité de leurs hommes politiques, provoqué des discussions ardentes et sans fin. Et toujours, les solutions qu'on leur a données n'ont été que provisoires ; les mêmes problèmes se sont présentés aussi obsédants et inquiétants, sans doute diversifiés dans leurs éléments et sous des aspects multiples, niais au fond, toujours pareils dans leur évolution séculaire.

De ce nombre est la QUESTION D'ORIENT qui remplit tant de pages de l'histoire ancienne, médiévale et moderne et qui est soulevée aujourd'hui encore, sans que la torche incendiaire que porte Bellone en éclaire mieux qu'auparavant les obscurités sinistres : Constantinople, les nations balkaniques, tous les peuples du bassin oriental de la Méditerranée ! Que va-t-il en advenir ? Quel sort leur est réservé ? Ont-ils droit à la vie ? disent leurs oppresseurs. Que d'arrangements occasionnels, bâtards, tyranniques ou maladroits les conquérants ou les diplomates n'ont-ils pas imaginés ou imposés, parfois de guerre lasse, pour essayer de donner à ces populations une patrie libre, un nom, une place sur l'échiquier des nations : c'est Alexandre et ses successeurs ; c'est la conquête romaine ; puis Constantin et Théodose, Venise et les Croisades, les Turcs accourus de la steppe asiatique ; enfin, les guerres modernes et ce qu'on appelle l'intervention européenne.

La guerre présente apportera-t-elle une sanction définitive à ce conflit toujours renaissant ? N'est-il pas chimérique d'espérer que notre vingtième Siècle, bien qu'éprouvé par une crise dévorante et cent fois plus terrible que toutes celles qui l'ont précédée, aura la gloire de mettre un terme à cette Question d'Orient, et d'apporter enfin la sécurité bienfaisante à ces peuples qui en ont soif, tout en s'entr'égorgeant ?

Dans l'Occident de l'Europe, la grande affaire, celle qui a décidé du sort des nations de cette partie du monde, c'est la Question rhénane.

Elle naît, elle aussi, à l'aurore de l'histoire. Le grand Fleuve que la nature a creusé pour être, avec la chaîne des Alpes, la limite de l'Europe centrale, fut incessamment franchi par des groupes humains en quête d'un établissement fixe, d'une patrie. Phénomène étrange : ces envahisseurs, quelle qu'en fut l'origine ethnique, une fois fixés sur la rive gauche du Fleuve, se sont opposés sans relâche et avec la dernière énergie, à de nouvelles invasions ; toujours, à travers les siècles de l'histoire, ils se servent de la tranchée du Rhin pour se protéger contre de nouveaux groupes d'envahisseurs ; ils font du cours du Rhin leur frontière ; ils sont les ennemis irréductibles de tout peuple attardé derrière eux en Germanie. Chaque fois que leur résistance a été brisée et que le passage du grand Fleuve a été forcé par de nouveaux Barbares, le inonde occidental a été bouleversé, la civilisation ruinée, la vie des peuples mise en danger.

C'est pour protéger la Gaule contre les envahisseurs d'outre-Rhin, que les Gaulois appellent Jules César à leur secours, après qu'Arioviste a traversé le Fleuve avec ses hordes germaines. Et ainsi, la garde du Rhin fut la cause déterminante de l'occupation de la Gaule par les Romains.

La Gaule se romanise ; le Rhin devient la limite de la grande civilisation classique ; sur sa rive droite, c'est la Barbarie forestière, inorganique, instable, inapte au progrès.

Les légions romaines veillent sur le Rhin pendant cinq siècles. Le Rhin est la frontière fortifiée de la Gaule ; au delà, les empereurs n'entreprennent que des expéditions passagères pour prévenir et maintenir en respect des tribus menaçantes. On discipline et on encadre clans l'Empire les Barbares qui ont réussi à s'y introduire ou qui le demandent, et, chose inouïe, ceux-ci, une fois établis à demeure sur la rive gauche, deviennent les meilleurs auxiliaires des Gaulois et des Romains pour la garde de la frontière. Ils s'assimilent rapidement et grossissent les rangs des Gallo-Romains. Mais, quand au Ve siècle, les Barbares ont, par grandes masses ethniques, brusquement passé le Rhin et submergé la Gaule, les destinées du monde sont changées : la Gaule, l'Italie, l'Espagne, l'Afrique même sont bouleversées. Les Francs, puis Charlemagne, en faisant des pays du bassin de la Meuse et de la rive gauche du Rhin, le foyer et le centre de leur puissance, apportent à la Question rhénane une solution nouvelle, mais transitoire, car si elle réunit les deux rives du grand Fleuve sous la même domination politique, elle ne réussit point à donner aux peuples fixés de part et d'autre, cette cohésion sociale, cette conformité d'aspirations, de mœurs et d'intérêts qui composent le ciment des nations et sont la base de toutes les patries.

Les deux rives du Fleuve demeurent opposées, étrangères l'une à l'autre par l'état social et le niveau moral, si bien que dans le démembrement de l'Empire carolingien, il se forme, sur la rive gauche, un essai de nationalité distincte, la Lotharingie, héritière de l'ancienne Austrasie franque et de la Gaule Belgique de César. En vain, au moyen âge, la féodalité saxonne et allemande, si farouche et si rude, s'impose en dominatrice aux populations de la rive gauche du Rhin en vain, sous les plis de l'ample manteau du Christianisme, ces populations sont englobées dans ce singulier amalgame politique qu'on appelle le Saint-Empire romain germanique : elles demeurent elles-mêmes, avec leur génie propre, leurs traditions carolingiennes, leur tempérament, leur état social supérieur, leur sympathie traditionnelle et indéracinable pour leurs voisins d'Occident, moins atteints par le germanisme et dont aucune barrière matérielle ou morale ne les séparait. A travers tout le moyen âge, la Question rhénane, sous des formes multiples, — on le verra dans ce livre, — reste soulevée et provoque des guerres incessantes, comme à l'époque romaine, la garde du Rhin. Jamais la monarchie française ne renonça à ses revendications sur la France de l'Est, c'est-à-dire l'Austrasie, la Lotharingie.

A force de luttes, d'insuccès, d' infiltrations allemandes sans cesse plus denses, les populations de cette région, désemparées, désormais sans patrie, tiraillées dans tous les sens, opprimées et exploitées par les seigneurs féodaux que les Empereurs leur envoient et qui se jettent sur elles « en corbeaux avides », ne recevant du Saint-Empire aucune protection efficace, n'espérant guère de secours de la France qui combat elle-même pour refaire son propre territoire en lambeaux, ces populations rhénanes, dis-je, se divisent suivant la nature de leur pays et se morcellent en petites principautés et seigneuries indépendantes. La rive gauche du Rhin devient une macédoine où l'on parle des langues diverses. Parmi ceux qui pensent ou qui agissent, — le clergé, les juristes, les hommes d'épée, les bourgeois, — les uns croient que le salut est dans le respect de ce Saint-Empire qui incarne, en théorie, le principe de l'Union chrétienne des peuples ; les autres se tournent du côté de la monarchie française qui grandit et prospère et leur rappelle le mieux les traditions des Francs et de l'Empire de Charlemagne ; d'autres, enfin, caressent l'idée de l'indépendance locale, du particularisme de canton et de l'autonomie absolue. Tous les petits Etats rêvent de leur indépendance ; de là, l'éparpillement féodal, et comme conséquence fatale, les guerres privées qui ensanglantent cette belle et si fertile contrée jusqu'à l'aurore des temps modernes. C'est aussi de ce particularisme provincial que naîtront de petits États demeurés indépendants jusqu'à l'époque contemporaine, la Belgique, la Hollande, la Suisse, le Luxembourg.

Charles le Téméraire, le Grand duc d'Occident, cherche vainement à reconstituer l'ancien royaume de Lotharingie, en groupant sous son sceptre tous les petits États de la Bourgogne, de la Meuse, de l'Escaut et de la rive gauche du Rhin qui supportent avec impatience la suzeraineté impériale, bien que purement nominale.

Richelieu, Louis XIV, la Révolution et Napoléon apportèrent d'autres solutions à la Question rhénane, toujours agitée, jamais complètement résolue. Il ne tint qu'aux diplomates de 1815 d'en finir, en adoptant et consacrant la sanction réclamée par tous nos rois, donnée par la Révolution, dépassée peut-être par Napoléon, devenu un nouveau Charlemagne. Mais en 1815, au mépris de toutes les promesses et des engagements les plus solennels formulés par les chefs des nations, la Prusse, âprement avide, fut installée à la place de la France, sur la rive gauche du Rhin. On foula aux pieds les vœux des populations qui avaient sollicité d'être françaises et ne demandaient qu'à rester partie intégrante de la France.

De ce crime politique, inspiré par la basse envie et la rancune, aussi mauvaise conseillère que la faim, est sortie la terrible crise dont la guerre de 1870 ne fut qu'un douloureux épisode, prélude de l'inéluctable et effroyable drame qui se déroule sous nos yeux et auquel les destinées de l'humanité sont attachées. Voilà l'œuvre 'de la Prusse barbare, qui s'est imposée à l'Allemagne tout entière, dès qu'on l'eut installée, en 1815, sur la rive gauche du Rhin, en France. La Prusse, toujours inassouvie, a mis le pied sur la gorge à l'Alsace, à la Lorraine, à Mayence, à Cologne, à let Belgique même ; elle tient sous sa menace la Hollande, la Suisse, les pays scandinaves. N'avons-nous pas raison d'appeler l'éternelle question rhénane la grande question d'Occident ?

Dans l'antiquité, la Germanie s'est glorifiée d'avoir, avec Arminius, le chef d'une tribu chérusque, barré la route aux légions romaines, c'est-à-dire à la civilisation ; elle est restée le domaine inviolé de la Barbarie, et les Allemands prussifiés d'aujourd'hui s'en prévalent encore ; une fiction littéraire, inspirée par un orgueil dénient, leur fait exalter Hermann le Libérateur comme son héros national. Ils mettent leur fierté à être demeurés des Barbares. Et en effet, comme dans l'antiquité, le Teutonisme au moyen âge ne cesse point de se poser en rival du Romanisme. Luther en fut l'apôtre, de même que les Hohenzollern en sont aujourd'hui le glaive déshonoré.

Ce qui caractérise le Barbare, — surtout peut-être le Barbare savant, — c'est le culte de la Force. Quand il n'a pas la force dans ses mains rapaces ou ensanglantées, il la respecte chez les autres avec un sentiment de convoitise haineuse : il est obséquieux, rampant, vil, méprisable. S'il la possède, il est arrogant, tyrannique, brutal, odieux toujours. Le droit, le respect du droit, voilà pour lui des mots vides de sens. A qui n'a plus la puissance des armes, a écrit l'historien Mommsen, l'histoire ne reconnaît pas le droit de commander. — La force prime le droitPar le fer et par le sangLes petites nations doivent disparaître : tels sont les axiomes de l'homme au masque de dogue, qui a le mieux personnifié le Teutonisme dans les temps modernes, Bismarck. Ils sont vieux comme le inonde, c'est vrai : ils étaient déjà mis en pratique par l'Ours des Cavernes qui terrorisait l'homme primitif ; sans nul doute plus petit et plus faible que lui.

Qu'adviendrait-il de la civilisation si de pareilles maximes venaient à triompher, si le Vieux Dieu germanique de la Force brutale étendait son lourd marteau sur le inonde ? Que serait pour l'humanité cette expansion de la barbarie teutonne, armée de tous les moyens d'oppression que la science moderne mettrait à sa disposition ? La Barbarie savante serait la pire des barbaries. Les progrès continus de la Science supposent, pour que la vie des sociétés et des individus soit supportable, un accroissement corrélatif et aussi continu de la liberté morale des individus, le respect intangible du droit des peuples et des groupes sociaux. Autrement, la Science mise au service de la Force ne peut conduire qu'à l'écrasement des faibles par le fer et par le sang ; les petites nations doivent disparaître. Les traités qui les protègent ne sont plus que chiffons de papier.

Et l'on verrait alors régner sur le inonde l'insupportable uniformité de cette culture teutonne ou votanique, culture de laboratoire, toute de discipline et d'érudition, monstrueuse, comme le dit Maurice Barrès, par la prédominance constante de la raison .sur le cœur, par la dureté du frottement social, par l'absence de nuance et de mesure dans les relations d'homme à homme, par l'implacabilité et l'absolutisme dans toutes les circonstances où la culture française apporte du tact et de la gentillesse.....

Aujourd'hui, comme à travers tous les siècles de l'histoire, nous assistons à cette lutte de deux éléments contraires, de deux principes de civilisation qui n'ont jamais pu s'accorder, le Romanisme et le Germanisme ou, plus exactement, parce que plus près de nous, le Teutonisme. L'un, formé de culture gréco-latine dont les peuples occidentaux sont imprégnés jusqu'à la moelle, l'autre, engendré par la forêt germaine et sur lequel la culture gréco-latine est toujours demeurée un vernis superficiel, un luxe de lettrés et d'érudits pédants. La limite géographique de ces deux types de civilisation, c'est le Rhin, aujourd'hui comme dans l'antiquité. L'histoire est en cela d'accord avec la nature ; le Teutonisme doit être, maintenant comme jadis, refoulé chez lui, au delà du Rhin. Ce n'est qu'à cette condition que l'Europe occidentale pourra jouir d'une paix durable. C'est pour épargner à l'humanité la monstrueuse domination du Germanisme et du Teutonisme que les Gaulois, les Gallo-Romains, les Francs et les Français ont combattu à travers les âges, préservant ainsi de la barbarie, non seulement leur propre patrie d'entre le Rhin et l'Atlantique, mais l'Italie, l'Espagne, la Grande-Bretagne. La France est à l'avant-garde du Romanisme, c'est-à-dire de la civilisation gréco-latine. C'est avec le plus pur de son sang, hélas ! qu'elle signera la paix, mais elle aura offert ses enfants en holocauste pour la tranquillité de l'Europe, pour l'honneur de l'Humanité, pour les progrès de la Civilisation dans la liberté des peuples et des individus. C'est elle qui, enfin, résoudra la grande question d'Occident, en étendant sa frontière ou sa main protectrice et généreuse jusqu'au Rhin. C'est à elle que la Providence, — Strabon l'a dit déjà, — a confié la garde du grand Fleuve : renoncer à cette mission divine, ce serait, de la part des Français d'aujourd'hui méconnaître la tradition vingt fois séculaire de notre glorieuse Patrie ; ce serait renier les efforts incessants faits par les générations d'où la nôtre est issue ; ce serait, — qu'on le remarque bien, — exposer nos enfants à rentrer dans l'arène sanglante ; ce serait déchoir et trahir les intérêts de la Civilisation.

J'ai écrit ce résumé d'histoire pour le démontrer.

E. BABELON

3 janvier 1916.