La province romaine d'Afrique, constituée après la prise de Carthage en 146 avant J.-C., comprenait tout le territoire que la ville conquise possédait encore au début de la troisième guerre punique. Ce pays fut séparé des royaumes numides par un fossé que lit creuser Scipion Émilien, et qui décrivait une courbe plus ou moins régulière, depuis la Tusca (Oued el-Kébir) en face de l'île de Tabarca, jusqu'à Thenæ (Henschir Tina) à douze kilomètres au sud de Sfax[1]. Rome sentit bientôt la nécessité de créer, sur la côte d'Afrique, une colonie qui fut le centre de ses possessions et de son commerce, et aucun site n'était plus merveilleusement apte à ce rôle que l'emplacement de Carthage. Aussi, vingt-deux ans seulement après la destruction de la ville punique, en l'an de Rome 632 (122 av. J.-C.), le sénat vota, sur la proposition de Rubrius et malgré de vives résistances, une loi qui ordonnait l'établissement d'une colonie latine à Carthage. Caius Gracchus et Fulvius Flaccus furent chargés de l'y installer suivant le cérémonial habituel ; leur mission dura soixante-dix jours. La nouvelle ville reçut le nom de colonia Junonia et fut placée sous l'égide de Junon Cælestis, la Vierge céleste, nom nouveau de l'Astarté punique. L'ombre même et le nom seul de Carthage effrayaient encore les Romains, si bien que le bruit se répandit que de sinistres présages avaient accompagné l'installation de la colonie : Caius Gracchus, raconte Plutarque, était occupé au rétablissement de Carthage qu'il avait nommée Junonia, lorsque les dieux lui envoyèrent plusieurs signes funestes pour le détourner de cette entreprise. La pique de la première enseigne fut brisée par l'effort d'un vent impétueux, et par la résistance même que fit celui qui la portait pour la retenir. Cet ouragan dispersa les entrailles des victimes qu'on avait déjà posées sur l'autel, et les transporta hors des palissades qui formaient l'enceinte de la nouvelle ville. Des chacals vinrent arracher ces palissades et les emportèrent fort loin. Malgré ces présages, Caius ordonna et régla, en soixante-dix jours, tout ce qui concernait l'établissement de cette colonie ; après quoi il s'embarqua pour revenir à Rome[2]. Un demi-siècle plus tard environ, Marius, proscrit par Sylla, débarquait en Afrique et venait errer sur les cendres attiédies de Carthage. On raconte qu'il était assis au milieu des ruines, méditant sur son malheureux sort lorsqu'un licteur l'aborda et lui dit : Le préteur Sextilius te défend, Marius, de séjourner en Afrique. Si tu n'obéis pas à ses ordres, il mettra à exécution contre toi le décret du sénat qui te condamne comme ennemi du peuple romain. — Va dire au préteur, répondit l'illustre fugitif, que tu as vu Marius assis sur les ruines de Carthage[3]. A cette époque, on comptait déjà dans la nouvelle colonie, six mille citoyens, sans les indigènes et les esclaves. Il est permis de croire que l'élément punique y tenait une place importante, et c'est lui, sans aucun doute, que veut désigner Athénée[4], quand il rapporte qu'en 87 avant J.-C., les Carthaginois furent au nombre des peuples qui envoyèrent des ambassadeurs à Mithridate pour l'assurer de leur concours, alors que le grand roi de Pont méditait la ruine du nom romain. Aussi, des esprits timorés s'inquiétèrent à Rome de ce développement rapide de la nouvelle Carthage, et une loi, votée sur la proposition de M. Minucius Rufus, abrogea celle de 632 ; la colonia Junonia fut abolie au moins en principe, car, en réalité, il n'était pas facile de déposséder six mille citoyens romains[5]. Les droits acquis et la force des choses s'imposèrent et étouffèrent la voix du législateur. Carthage vécut et reprit même, dans l'usage habituel, son vieux nom qui faisait frissonner les Romains ; les Africains y affluèrent comme dans leur capitale nationale ; on continua à y parler punique ; on recommença, à côté du Capitole qui couronnait Byrsa démantelée, à élever des stèles votives à Tanit et à Baal Ammon, et même à offrir des sacrifices d'enfants. Jules César, à la poursuite des derniers partisans de Pompée, campait dans les environs de Carthage, lorsqu'une nuit il vit en songe son armée en larmes. Frappé de cette vision, à son réveil, il écrivit sur ses tablettes : Coloniser Carthage, et une fois rentré à Rome, il expédia à la colonia Junonia les citoyens pauvres qui lui demandaient des terres. Auguste y envoya aussi des colons ; et dès lors, tous les rouages administratifs y fonctionnèrent régulièrement[6]. Les proconsuls de la province d'Afrique résidaient à Utique ; l'un deux, C. Sentius Saturninus, en 14-13 avant J.-C., transféra le siège de ses pouvoirs à Carthage qui s'appela désormais colonia Julia Carthago[7]. Quelques inscriptions lui donnent ce nom ainsi que les monnaies de bronze qui furent frappées avec les effigies d'Auguste et de Tibère, d'abord au nom de suffètes, puis au nom de duumvirs municipaux[8]. Le palais proconsulaire, dont on ignore d'ailleurs l'emplacement, fut bâti sur une hauteur, peut-être à Byrsa, avec les ruines du temple d'Eschmoun. Le proconsul, choisi à Rome parmi les sénateurs de rang consulaire, avait tous les pouvoirs de chef suprême de l'armée. Mais bientôt on craignit de rendre trop puissant le gouverneur de Carthage : en l'an 37, sous Caligula, le commandement des troupes lui fut enlevé, pour être confié à un légat (legatus Augusti proprætore) nommé directement par l'empereur[9]. Les contemporains, Pomponius Mela, Strabon[10], citent déjà Carthage comme l'une des villes les plus grandes et les plus riches de l'empire. Hérodien[11] dit que Carthage est la première ville après Rome, et telle est la force de la tradition que les citoyens romains eux-mêmes, qui habitent Carthage, s'enorgueillissent du passé punique de leur ville et aiment à en rappeler la puissance, la richesse et les légendes. C'est que déjà Virgile avait fait tressaillir tous les cœurs au récit des malheurs de l'infortunée Didon. Les nouveaux colons, en reconstruisant pour eux-mêmes la ville détruite, n'avaient pu manquer de s'appliquer les vers où le poète représente les compagnons de Didon, comme un essaim d'abeilles, bâtissant la première Carthage : Instant
ardentes Tyrii : pars ducere muros, Molirique
arcem : et manibus subvolvere saxa ; Pars
optare locum tecto, et concludere sulco. Jura
magistratusque legunt, sanctumque senatum. Hic
portus alii effodiunt ; hic alta theatris Fundamenta
locant alii, immanisque columnas Rupibus excidunt, scenis decora
alta futuris (Aen., I,
423 et s.). Puis c'est Didon elle-même qui consacre à Junon-Tanit un temple magnifique à l'endroit même où, en creusant le sol, on avait découvert une tête de cheval. Sur les parois du sanctuaire des peintures merveilleuses retracent l'histoire de Troie et des héroïques combats qui ensanglantèrent sa chute. Tandis qu'Énée contemple ces émouvants tableaux, voici que Didon radieuse, le carquois sur l'épaule, s'avance vers le temple escortée de jeunes filles, comme Diane sur les hauteurs du Cynthe conduisant un chœur de nymphes. Elle s'assied sur un trône élevé pour dicter des lois à son peuple et prédire la grandeur future de Carthage. Puis, elle conduit Énée dans son palais, où elle cherche à le retenir par les artifices de l'Amour. Voilà les poétiques légendes qui circulent sur toutes les lèvres des Romains de la nouvelle colonie. Ils s'imaginent retrouver, çà et là parmi les décombres et les cendres, des traces de ces contes qui charment leur exil volontaire. Ils honorent Didon d'un culte public, ils se montrent et transforment en sanctuaire une maison, d'où ils croient qu'elle avait vu fuir les vaisseaux de l'infidèle Énée : Vidit et æquatis classem procedere velis (Aen., IV, 586). Au milieu de Carthage,
dit, à son tour, Silius Italicus, dans des vers ampoulés, était un temple consacré aux mânes de Didon, sa
fondatrice, et où le Tyrien, suivant l'antique usage, lui rendait un
tremblant hommage. Des ifs et des pins, de leur ombrage lugubre, le
dérobaient aux regards et le rendaient impénétrable aux rayons du soleil.
C'était là disait-on, qu'autrefois cette reine, en proie à de cuisantes
douleurs, avait renoncé à la vie. Là s'offraient à la vue des statues dont la
tristesse semblait avoir pénétré le marbre ; l'antique Bélus, et la longue
suite de ses descendants ; plus loin, Agénor, la gloire de sa nation, et,
Phénix, dont le nom immortel fut conservé par son pays. Enfin, on y voyait
Didon elle-même, assise, et réunie pour jamais à son cher Sichée. Une épée
troyenne était à ses pieds. Sur le pourtour du temple, s'élevaient cent
autels consacrés aux dieux du ciel et du formidable Érèbe. C'était en ce lieu
que la prêtresse, les cheveux épars, et couverte d'une tunique infernale
invoquait les puissances de l'Achéron et la déesse d'Henna. La terre mugit ;
d'horribles sifflements se font entendre dans les ténèbres ; des flammes
jaillissent sur les autels ; les mânes, attirées par les chants magiques,
voltigent dans les airs ; et sur le visage de Didon, la sueur coule à travers
le marbre. Le culte de ces légendes, le rôle de capitale de l'Afrique que remplissait nécessairement Carthage, son esprit d'indépendance ne firent qu'aviver les défiances héréditaires des Romains. Rome fut, jusqu'à la fin, la rivale jalouse de Carthage et elle s'opposa, jusqu'au temps de l'invasion des Vandales en Afrique, à ce que ses murailles fussent relevées. La dernière année du règne de Néron, tandis que Galba se faisait proclamer empereur en Espagne, l'Afrique s'insurgeait à l'instigation du légat de Numidie, L. Clodius Macer (en mai 68). Mais ce dernier n'eut qu'un pouvoir éphémère et mourut assassiné[12]. L'une des monnaies qu'il fit frapper a pour type la tète personnifiée de Carthage[13]. Au moment des troubles qui accompagnèrent l'avènement de Vitellius, le gouverneur de la province d'Afrique, Pison, fut proclamé empereur à Carthage. Ou dit que ce fut malgré lui, et que le peuple le réclama à grands cris sur le forum, pour le porter sur le pavois. Le pauvre homme se tenait renfermé dans le palais proconsulaire, sourd à toutes les sollicitations : mais ce pusillanime désintéressement ne lui servit de rien : il paya de sa vie cette velléité impériale que les colons et les soldats de Carthage, trop empressés, avaient eue pour lui. Un peu plus tard, deux événements d'une autre nature vinrent remettre en émoi la florissante colonie : c'est l'incendie du quartier du forum sous Antonin le Pieux[14], et la construction. ou plutôt, vraisemblablement, la reconstruction, sous Hadrien, en l'an 125, de l'aqueduc gigantesque dont nous admirons aujourd'hui les ruines, depuis le nymphæum du mons Zeugitanus jusqu'aux citernes du quartier des Mapalia[15]. Commode ayant octroyé à la colonie certains privilèges, elle prit, par reconnaissance, le nom temporaire de colonia Alexandria Commoda Togata[16] ; pour des motifs analogues elle s'appela sous Caracalla, colonia Aurelia Antoniniana Carthago[17]. Septime Sévère, avant Caracalla, avait réparé le grand aqueduc du Zaghouan, conféré le droit italique à la colonie et l'avait dotée d'un atelier monétaire qui fonctionna jusqu'à l'arrivée des Arabes, frappant des monnaies à légendes latines, au nom et à l'effigie des empereurs. Malgré tout, en dépit du nombre de ses habitants, de sa prospérité commerciale, de son activité industrielle et littéraire, Carthage, comprimée par Rome, ne joua, au point de vue politique, qu'un rôle secondaire. Il en fut autrement au point de vue religieux : Rome ne put l'empêcher d'être, autant, sinon plus qu'elle-même, l'un des principaux foyers du christianisme naissant, et de concentrer tous les regards par le nombre de ses fidèles, l'activité et la science de ses évêques, la hardiesse et l'éloquence de ses apologistes, les persécutions dont elle fut le théâtre, ses conciles et les hérésies sans nombre qu'elle vit naître, se propager ou s'éteindre. Carthage a joué un rôle supérieur à celui de Rome dans l'évolution philosophique et religieuse qui caractérise la période comprise entre le w et le vo siècle de notre ère : elle fut la plus agitée des capitales intellectuelles du monde romain[18]. On ne saurait dire exactement à quelle époque des communautés chrétiennes commencèrent à s'organiser en Afrique ; mais il est certain que les chrétiens étaient déjà fort nombreux dans cette province au no siècle, et que Carthage fut leur centre. En aucune autre province de l'empire romain le christianisme ne fit d'aussi rapides et universels progrès ; mais si partout, depuis Tripoli jusqu'à Tanger, on trouve les vestiges des innombrables églises que les Vandales et les Arabes ont détruites, nulle part les ruines chrétiennes ne sont plus abondantes qu'à Carthage même. Le Musée de Saint-Louis est, pour les deux tiers, rempli de souvenirs du christianisme, si bien qu'on a pu dire que le sol de Carthage n'était qu'un immense reliquaire. Partout, en effet, on y a recueilli plus de débris chrétiens que de restes du paganisme[19]. Dès la fin du IIe siècle, il y avait un évêque à Carthage[20]. Le premier fut Agrippinus, et le second Optatus. Sous Septime Sévère, le proconsul Vigellius Saturninus qui fit construire l'Odéon (180-183 ap. J.-C.), ayant ordonné de contraindre les chrétiens à apostasier, on lui amena à Carthage douze récalcitrants de la ville de Scilla. Ils s'appelaient Spérat, Narzal, Cittin, Veturius, Felix, Acyllin, Letantius, et cinq femmes, Januaria, Generosa, Vestina, Donata et Secunda. Tous eurent la tète tranchée[21]. Mais leur héroïsme ne fit qu'enflammer l'ardeur des chrétiens de Carthage qui, aussitôt qu'ils le purent, construisirent une église en leur honneur. Un fragment d'inscription, trouvé près du village de Douar-Chott, sur lequel on lit : SCIL..., et le nom du monticule voisin, encore appelé Koudiat-Tsalli, paraissent au P. Delattre désigner l'emplacement de la basilique des martyrs scillitains. A Carthage comme partout, les persécutions furent une
semence de chrétiens ; elles suscitèrent aussi de courageux apologistes, au
premier rang desquels figure Tertullien. Certaines pages de son livre l'Apologétique
sont dans toutes les mémoires, parce qu'elles sont sublimes autant que
véhémentes : La vraie doctrine, dit-il, ne demande ni grâce ni pitié, elle ne veut qu'une chose,
c'est qu'on ne la condamne pas avant de la connaître. Les lois humaines
seraient-elles donc affaiblies si vous l'écoutiez ? Et encore : Vous avez beau nous montrer, comme chose infamante, les
pieux auxquels vous nous attachez, les sarments sur lesquels vous nous brûlez
: ce sont là nos robes de fêtes, nos chars de triomphe, les éclatants
témoignages de notre victoire. Rappelons aussi ce passage célèbre : Malgré ces tourments et ces persécutions, nous a-t-on
jamais vus chercher à nous venger, nous que l'on poursuit avec tant
d'acharnement, nous que l'on n'épargne pas même dans la mort ? Pourtant, il
nous suffirait d'une seule nuit et de quelques torches, s'il nous était
permis de repousser le mal par le mal, pour tirer, des maux dont on nous
accable, une terrible vengeance... Nous ne
sommes que d'hier et nous remplissons tout ce qui est à vous, vos villes, vos
places fortes, vos colonies, vos bourgs, vos assemblées, vos camps, vos
tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons
que vos temples ! Le livre se termine par cette apostrophe : Courage, magistrats ! puisque le peuple vous trouve
meilleurs quand vous lui immolez des chrétiens, condamnez-nous,
tourmentez-nous, déchirez-nous, écrasez-nous. Notre sang est une semence
féconde ; nous multiplions quand vous nous moissonnez. Ailleurs,
Tertullien s'indigne avec non moins d'éloquence contre les païens qui ne
respectent pas même les tombeaux des chrétiens, violent le champ des morts et
en brisent les épitaphes, aux cris mille fois répétés de : Areæ non sint ! Qu'ils
n'aient pas de cimetières. Le fougueux prêtre de Carthage n'adresse pas seulement ses invectives aux païens ; il n'épargne pas les hérétiques, jusqu'au jour où il devient hérétique lui-même et chef d'une secte de rigoristes exagérés qu'on appela les Tertullianistes. Les écrits des apologistes n'arrêtèrent pas le bras des persécuteurs. En 202 ou 203, eut lieu, à Carthage, un drame émouvant que nous voudrions pouvoir raconter en détail : c'est le martyre des saintes Perpétue et Félicité[22]. On arrêta en même temps Revocatus et Félicité, esclaves d'un même maitre, Saturnin, Secundulus et Vivia Perpétua, jeune femme de vingt-deux ans, qui appartenait à une famille riche et puissante ; elle avait un enfant à la mamelle ; Félicité était enceinte. Perpétue a écrit de sa main l'histoire de son martyre. Comme mon père, raconte-t-elle,
continuait à vouloir me faire tomber, par affection pour moi, je lui dis : Mon
père, voyez-vous ce vase, par terre ? — Oui, dit-il. — Peut-on lui donner un autre nom que le sien ? —
Non,
répondit-il. — Eh bien, je ne puis pas non
plus, moi, me dire autre chose que ce que je suis, chrétienne. Peu de jours après, on nous mit en prison ; j'en fus
effrayée, car je n'avais jamais vu de telles ténèbres. Oh ! que ce jour me
dural quelle chaleur ! on étouffait, à cause de la foule ; des soldats nous
poussaient avec brutalité, et puis, je me consumais d'inquiétude à cause de
mon enfant. Alors, les diacres, Tertius et Pompone, qui nous assistaient,
obtinrent, à prix d'argent, que nous pussions passer en un local plus commode
de la prison. Nous sortîmes du cachot ; chacun pensait à soi : je donnai à
téter à mon enfant qui mourait de faim... Perpétue raconte ensuite une vision qu'elle eut, et dans laquelle il lui sembla qu'elle écrasait un dragon sous ses pieds ; puis, une visite que lui fit son père à la prison : Mon père vint de la ville, consumé de tristesse ; il monta vers moi (la prison se trouvait annexée au palais proconsulaire) pour me faire tomber dans l'apostasie ; il me dit : Ma fille, ayez pitié de mes cheveux blancs ! ayez pitié de votre père, si du moins je suis digne que vous m'appeliez votre père ! Moi qui, de ces mains que voilà vous ai élevée jusqu'à la fleur de l'âge, vous qui étiez mon enfant préféré, ne me rendez pas l'opprobre des hommes ! Ainsi me parlait mon père dans sa tendresse, me baisant les mains, se jetant à mes pieds.... Et moi, je pleurais sur les cheveux blancs de mon père ; je gémissais de ce que, seul de toute ma famille, il ne se réjouissait pas de mon martyre. La scène de l'interrogatoire devant les juges n'est pas
moins poignante d'émotion : Quand mon tour vint, mon
père se présenta tout à coup avec mon enfant ; il me fit descendre lei
degrés, et me dit d'une voix suppliante : Ayez pitié de votre enfant !
Le procurateur Hilarien[23] me dit de son côté : Épargnez les cheveux blancs de
votre père ! Épargnez l'enfance de votre fils ! Sacrifiez pour la prospérité
des empereurs ! ... Êtes-vous
chrétienne ? — Je lui répondis : Je
suis chrétienne ! Hilarien commanda de chasser mon père ; on le frappa d'un
coup de bâton. Je ressentis le coup reçu par mon père comme si j'eusse été
frappée moi-même, tant je compatissais à son infortunée vieillesse ! Hilarien
prononça la sentence et nous condamna tous aux bêtes. Et nous descendîmes
joyeux dans la prison. Comme mon enfant était accoutumé à recevoir de moi le
sein et à demeurer avec moi dans la prison, j'envoyai aussitôt le diacre
Pompone pour le demander à mon père ; mon père ne voulut pas le donner. Mais
il plut à Dieu que l'enfant ne demandât plus à téter, et que je ne lusse pas
incommodée de mon lait ; de sorte que je restai sans inquiétude et sans
souffrance. ...Quand le jour du spectacle approcha, mon père vint me trouver. Il était accablé de tristesse ; il s'arrachait les cheveux, puis se jetant à terre, la face tournée vers le sol, il se mit à maudire ses années, et à se plaindre en des termes qui eussent ému la créature la plus insensible. Et moi, je gémissais sur le malheur de sa vieillesse. La narration de la sainte s'interrompt en exprimant le vœu qu'un autre raconte la suite des événements. Et, en effet, il se trouva qu'un chrétien, témoin oculaire, mit par écrit les derniers moments des martyrs : Secundulus, dit-il, mourut dans la prison. Félicité était enceinte de huit
mois et, voyant le jour du spectacle si proche, elle était fort affligée,
craignant que son martyre ne fût différé parce que la loi ne permettait pas
d'exécuter les femmes enceintes... Ses
compagnons de captivité, affligés comme elle, se mirent ensemble à gémir et à
prier : cela se passait trois jours avant le spectacle. Aussitôt après leur
prière, les douleurs prirent Félicité, et comme elle se plaignait, un des
guichetiers lui dit : Tu te plains maintenant ! Eh, que feras-tu donc
quand tu seras exposée à ces bêtes que tu as méprisées, lorsque tu refusas de
sacrifier ? — Elle répondit : C'est
moi qui souffre maintenant ; mais là il y en aura un autre en moi qui souffrira
pour moi, parce que je souffrirai pour lui. Elle accoucha d'une petite
fille qu'une sœur éleva comme son enfant... La veille des jeux, on leur donna, suivant la coutume, le dernier repas, que l'on appelait le repas libre, et qui se faisait en public. Ils parlaient au peuple avec leur fermeté ordinaire, le menaçant du jugement de Dieu, attestant les délices qui se trouvaient dans leurs souffrances, et raillant la maligne curiosité de ceux qui accouraient auprès d'eux... Enfin, parut le jour de leur
victoire. Ils sortirent de la prison pour l'amphithéâtre, comme pour le ciel
: leurs visages étaient rayonnants ; ils étaient émus, non de crainte mais de
joie. Perpétue suivait, calme dans ses traits et dans sa démarche, comme
l'épouse chérie du Christ ; elle tenait les yeux baissés pour en dérober
l'éclat. Félicité se réjouissait de s'être assez bien relevée de sa couche pour
combattre les bêtes, et se purifier ainsi, comme par un second baptême, dans
son propre sang. Lorsqu'ils furent arrivés à la porte de l'amphithéâtre, on
voulut forcer les hommes à revêtir le costume de prêtres de Saturne, et les
femmes celui de prêtresses de Cérès. Ils s'y refusèrent avec une fermeté
invincible... ; le tribun consentit enfin à
ce qu'ils entrassent avec les vêtements qu'ils portaient..... Arrivés devant Hilarion, ils lui dirent par un geste de la
main et de la tête : Tu nous juges, mais Dieu te jugera ! Le peuple en
fut irrité et demanda qu'ils fussent fouettés en passant devant les veneurs.
Les martyrs se réjouirent de participer en cela à la passion du Seigneur...
Saturnin et Revocatus, après avoir été attaqués par
un léopard, furent encore maltraités par un ours. Satur ne craignait rien
tant que l'ours et souhaitait qu'un léopard le tuât d'un seul coup de dent.
Il fut d'abord exposé à un sanglier, mais le veneur qui avait lâché la bête,
en reçut un coup dont il mourut après les fêtes. Satur fut seulement traîné.
Puis, on ouvrit la cage d'un ours, mais la bête s'obstina à n'en pas sortir.
Ainsi Satur étant resté sain et sauf, fut rappelé pour la seconde fois. Les
jeunes femmes furent dépouillées de leurs vêtements et mises dans des filets pour
être exposées à une vache furieuse. Mais le peuple en eut horreur, voyant
l'une si délicate et l'autre encore malade de sa couche, le sein gonflé de
lait. On les retira donc et on les couvrit d'habits flottants. Exposée la
première, Perpétue fut projetée en l'air et retomba sur les reins. Elle se
mit sur son séant, et voyant sa robe déchirée sur le côté , elle la rejoignit
pour cacher ses jambes, plus occupée de la pudeur que de la douleur. On la
reprit, et elle renoua ses cheveux qui s'étaient détachés, car il ne
convenait point qu'un martyr souffrit les cheveux épars, de peur de paraître
affligé dans sa gloire. Elle se leva, et voyant Félicité toute froissée par
terre, elle lui donna la main et l'aida à se dresser. Elles se tenaient
debout toutes les deux ; mais le peuple, dont la dureté avait été vaincue, ne
voulut pas qu'on les exposât de nouveau, et on les reconduisit à la porte
Sana Vivaria. Perpétue y fut reçue par un catéchumène nommé Rustique, qui lui
était attaché. Alors, elle s'éveilla comme d'un profond sommeil, tant elle
avait été ravie en esprit et en extase, et commença à regarder autour d'elle,
en disant, au grand étonnement de tout le monde : Quand donc nous
exposera-t-on à cette vache ? On lui dit ce qui s'était passé ; elle ne
le crut que lorsqu'elle vit, sur son corps et sur son vêtement, les marques
de ce qu'elle avait souffert, et qu'elle reconnut le catéchumène. Puis, elle
fit appeler son frère et lui dit, ainsi qu'à Rustique : Demeurez fermes
dans la foi ; aimez-vous les uns les autres, et ne soyez pas scandalisés de
nos souffrances. Satur, à une autre porte, suivait le soldat Pudens et
lui disait : Me voici enfin comme je vous l'avais prédit ; aucune bête ne
m'a encore touché. Croyez donc de tout votre cœur ; je vais retourner là et je
finirai par une seule morsure d'un léopard. Aussitôt, en effet, pour la
fin du spectacle, il fut présenté à un léopard qui, d'un seul coup de dent,
le couvrit de sang. Le peuple s'écria : Le voilà bien lavé, le voilà sauvé
! faisant une allusion ironique au baptême. Mais lui, se tournant vers
Pudens : Adieu, lui dit-il, souvenez-vous de ma foi ! que ceci,
loin de vous troubler, vous fortifie ! Puis, il lui demanda l'anneau
qu'il avait au doigt, le mit sur sa blessure et le lui rendit comme un gage
de son amitié et un souvenir de son sang. On l'égorgea au lieu où l'on avait
coutume d'achever ceux que les bêtes avaient laissé en vie : on nommait ce
local spoliarium. Le peuple demanda alors qu'on n'y conduisit pas les chrétiens, mais qu'on les ramenât au milieu de l'amphithéâtre ; il voulait les voir frapper, et s'associer ainsi, par les regards, à l'homicide. Les martyrs se levèrent, y allèrent d'eux-mêmes, après s'être donné le baiser, afin de consommer le martyre par un acte solennel de paix. Ils reçurent le dernier coup, immobiles et en silence. Quant à Perpétue, elle tomba entre les mains d'un gladiateur inexpérimenté qui la piqua sur les os et la fit crier ; elle fut obligée de conduire elle-même la main tremblante de son bourreau. Ce drame si poignant dont le récit, d'une simplicité si naturelle, nous remue l'âme encore après seize siècles, se passait dans l'amphithéâtre qui se trouve derrière La Malga et Douar-Chott. Au milieu des ruines, imposantes encore, de ce vaste édifice arrosé du sang des martyrs, le cardinal Lavigerie a fait ériger une croix avec une inscription qui rappelle les événements que nous venons de raconter. Faut-il, avec l'éminent prélat, croire que le tombeau de Perpétue et Félicité a été retrouvé dans le cimetière chrétien découvert, auprès de l'emplacement d'une ancienne porte de Carthage que les Arabes appellent encore Bab er-Rih' la porte du vent ? La basilique érigée au centre de ce cimetière était décorée d'une mosaïque qui représente une femme tenant la palme du martyre et foulant aux pieds un serpent : serait-ce, comme le croit le cardinal Lavigerie, une allusion à la vision de sainte Perpétue[24] ? Au moment où Tertullien disparaissait de la scène, un évêque illustre, saint Cyprien, montait sur le siège de Carthage : c'était en l'an 248. Les événements politiques des dernières années avaient, en captivant l'attention, donné quelque répit aux chrétiens. C'avait été d'abord la révolte de l'Afrique carthaginoise contre Maximien, en 235. Le proconsul Gordien, qui avait quatre-vingts ans, fut proclamé empereur à Thysdrus (El-Djem) et il parut à Carthage revêtu de la pourpre, ayant à ses côtés son fils associé à son pouvoir. Capellien, qui commandait l'armée de Numidie, reçut l'ordre de marcher contre les deux Gordiens qu'il battit, malgré le courage que déployèrent les Carthaginois pour défendre leur empereur. Le jeune Gordien fut tué et son vieux père se suicida de désespoir : il avait eu l'ombre du pouvoir pendant vingt-deux jours. Cinq ans plus tard, sous Gordien III, un nouveau proconsul d'Afrique, Sabinien voulut à son tour ceindre son front de la couronne impériale. Le procurateur de la Maurétanie vint, au nom de Gordien, l'assiéger dans Carthage : les habitants le livrèrent et obtinrent leur pardon au prix de cette infamie[25]. L'ordre matériel rétabli, la persécution contre les chrétiens redoubla de violence. En 250, un édit de Trajan Dèce en donna le signal ; elle fut particulièrement sanglante à Carthage : On vit, sans doute, des défections nombreuses, inspirées par la peur des supplices ; il y eut aussi des chrétiens qui se firent délivrer, à prix d'argent, des libelli attestant faussement qu'ils avaient pris part à un sacrifice païen. Mais ce furent là des exceptions, et la plupart des chrétiens se montrèrent d'une constance héroïque. L'évêque Cyprien, renommé pour sa science, sa fortune, son origine et ses vertus, était le point de mire des fureurs des païens fanatiques. Quand ils étaient réunis dans l'amphithéâtre, on les entendait s'écrier : Cyprien aux lions ! Cyprien aux lions ! L'évêque ne crut pas de son devoir d'aller au devant du martyre : il quitta Carthage et du fond d'une retraite ignorée, il ne cessa par ses lettres d'exhorter les chrétiens à la résignation et au courage. Vers la fin de l'année, les rigueurs diminuèrent et les prisons de Carthage s'ouvrirent pour ceux dont la vie avait été épargnée. Cyprien rentra dans la ville. Mais alors des querelles intestines vinrent désoler l'Église d'Afrique : on se divisa sur la conduite à tenir vis-à-vis des renégats, les lapsi, qui demandaient à rentrer dans le giron de l'Église. Devait-on user d'indulgence ou de sévérité à leur égard ? Fallait-il leur administrer de nouveau le baptême ? Quelle confiance pouvait-on accorder à leurs nouvelles protestations de fidélité ? Ces questions, infimes en apparence, engendrèrent des haines et des querelles sans fin. Un homme riche et puissant de Carthage, Félicissimus, qui avait été jeté en prison pendant la persécution et s'enorgueillissait de son rôle de confesseur de la foi, se lit le promoteur d'un schisme avec cinq prêtres qui avaient ambitionné l'épiscopat et vu avec dépit l'élection de Cyprien. Le plus intelligent et le plus adroit de ces prêtres s'appelait Novatien : il est célèbre dans l'histoire de l'Église. Un concile que Cyprien rassembla à Carthage en 251, et qui se composait de soixante-dix évêques, excommunia les schismatiques et décida que les lapsi ne seraient réintégrés dans l'Église qu'au bout de trois ans de pénitence. Mais les schismatiques ne se tinrent pas pour battus ; en vain Cyprien réunit coup sur coup de nouveaux conciles, rédige sur toutes les questions des traités éloquents, donne, à l'occasion d'une peste qui sévit à Carthage en 252 , l'exemple du plus beau dévouement : les chrétiens étaient partagés en deux camps ennemis, lorsqu'une nouvelle persécution éclata sous Valérien, en 257. Au mois d'août, Cyprien fut arrêté et conduit devant le proconsul Paternus. Telle était la réputation de vertu de l'évêque qu'on n'osa le mettre en prison ; on se contenta, cette fois, de l'exiler à Curubis, et dès l'année suivante, Cyprien obtenait de l'empereur l'autorisation de rentrer dans sa ville épiscopale. Mais peu après, sous le proconsul Galerius Maximus, la persécution ayant redoublé de violence, Cyprien fut arrêté et condamné à avoir la tête tranchée[26]. Dès que les chrétiens eurent entendu la sentence, ils se dirent les uns aux autres : Allons, et qu'on nous fasse tous mourir avec lui. Il s'éleva donc, parmi eux, un certain tumulte et ils se précipitèrent en foule pour suivre l'évêque jusqu'au lieu de l'exécution, rager Sexti, où l'on éleva plus tard une basilique. En arrivant au lieu du supplice, Cyprien enleva son manteau, se mit à genoux et pria ; puis, il ôta sa dalmatique qu'il donna aux diacres, ne gardant sur lui qu'une tunique de lin, et il ordonna aux siens de compter au bourreau 25 pièces d'or. Les fidèles se mirent à jeter des linges autour du martyr, afin de recueillir son sang, tandis que deux d'entre eux, sur ses ordres, Julien, prêtre, et Julien, sous-diacre, lui attachaient les mains. Le bourreau lui trancha la tête. Les chrétiens transportèrent solennellement son corps, avec des torches et des cierges, daus la propriété du procurateur Macrobius Candidianus, .située dans la rue des Mappales, auprès des Piscines, c'est-à-dire auprès des grandes citernes du village de La Malga, dont la voie de Mappales rappelle le nom[27]. C'est donc à proximité de ces citernes, peut-être au Koudiat Soussou, qu'il faut chercher le lieu de la sépulture de saint Cyprien et les restes de la basilique qui y fut construite en son honneur. C'était le 14 septembre 258 ; l'année suivante vit le martyre de Lucius, Montanus, Julianus, Victoricus et Flavianus ; puis Carthage, comme tout le reste de l'empire, bénéficia de l'édit de tolérance que publia Gallien en 260, à la prière de l'impératrice Salonine. Dans ce temps-là d'ailleurs, l'empereur avait autre chose à faire qu'à tourmenter les chrétiens. Les Parthes étaient victorieux en Asie, et dans chaque province surgissait, à tout instant, un nouveau César proclamé par les légions indisciplinées. Vers 264 ou 265, un certain Celsus qui, après avoir servi dans l'armée comme tribun, vivait retiré dans une maison de campagne auprès de Carthage, se vit tout à coup porté sur le pavois. On le conduisit en triomphe dans le temple de Junon Cælestis et on lui jeta sur les épaules le fameux peplum de la déesse, en guise de manteau de pourpre. Mais cet antique Palladium avait sans doute perdu sa vertu, car au bout de sept jours, Celsus fut tué par Licinia Galliena, cousine de Gallien ; son corps, traîné à la voirie, fut la proie des chiens, jusqu'à ce qu'enfin les restes en fussent exposés, sur un gibet, aux insultes des passants. Probus visita Carthage. De nouveaux thermes furent construits dans la ville par Maximien. Un curateur de Carthage, C. Valerius Gallianus Honoratianus, lit graver en l'honneur de Dioclétien une belle dédicace, conservée aujourd'hui au Musée de Saint-Louis : elle fut trouvée au sud-ouest du village de La Malga[28]. Ce sont là des indices de la prospérité toujours croissante de Carthage à cette époque. Quand une nouvelle persécution vint à sévir contre les chrétiens, l'évêque de Carthage, Mensurius, obtint, par son ascendant moral et sa prudence, une modération relative de la part du proconsul. Sous le gouvernement de Constance Chlore, Maxence s'étant fait proclamer empereur en Afrique, une grande effervescence agita Carthage. La garnison étant hostile à l'usurpateur, poussa le vicaire d'Afrique L. Domitius Alexander, qui résidait dans la ville, à prendre la pourpre à son tour (en 308). Alexandre fut proclamé empereur et reconnu par quelques villes. Mais en 311, Maxence envoya contre lui son préfet du prétoire Rufius Volusianus. Alexandre, fait prisonnier, fut étranglé et Carthage fut si cruellement châtiée qu'elle en conserva longtemps du ressentiment. Deux ans après , quand Constantin eut battu Maxence au pont Milvius, il lui suffit, pour se concilier les Carthaginois, de leur envoyer la tète de son ennemi vaincu[29] Après la mort de l'évêque Mensurius, en 311, le diacre Cécilien fut porté au trône épiscopal et sacré par Félix, évêque d'Apthugni, mais une partie du clergé de Carthage refusa de reconnaître cette élection ; parmi les opposants, figuraient Donat, Majorin et une femme riche nommée Lucilla. Ce fut l'origine du schisme des Donatistes. En vain Constantin fit prendre, par le proconsul Anulinus et le vicaire d'Afrique Celsus, des mesures de rigueur contre les hérétiques ; en vain ceux-ci furent-ils condamnés par maints conciles, à Rome aussi bien qu'à Carthage. Deux siècles durant, l'Afrique fut agitée par cette lutte, tantôt sourde, tantôt ouverte, mais toujours opiniâtre et violente, entre orthodoxes et donatistes. C'est qu'il y avait, au fond, autre chose qu'une dispute de théologiens : il faut voir dans le Donatisme du IVe et du Ve siècle, la manifestation des tendances séparatistes de l'Afrique, un nouvel aspect de la rivalité entre Rome et Carthage. Telle était la force du donatisme, que le gonelle, réuni par ses adhérents après la mort de Cécilien en 328, comptait 270 évêques africains. On sait qu'il ne fallut rien moins que l'éloquence de saint Augustin pour mettre un terme au grand schisme africain. L'évêque d'Hippone visita souvent Carthage où, encore palan, il avait achevé ses études littéraires. Les écoles de Carthage, alors justement célèbres, attiraient l'élite de la jeunesse africaine. Augustin y professa même un instant, jusqu'au jour où il s'embarqua pour l'Italie. Après sa conversion, il revint en Afrique et aborda à Carthage dans les derniers mois de 388. Consulté par tous les évêques, son avis faisait autorité : il fut l'âme des conciles sans nombre qui se réunirent à Hippone ou à Carthage. Pendant ce temps, le paganisme faisait de vains efforts pour se survivre à lui-même et bénéficier des lamentables divisions des chrétiens. Non loin de l'amphithéâtre de Carthage, on a recueilli une inscription au nom de Q. Aurelius Symmachus qui fut proconsul d'Afrique entre 373 et 375 ; or, ce Symmaque est le fils du personnage du même nom qui s'illustra comme l'un des derniers défenseurs du paganisme à Rome où il mit particulièrement en honneur le culte de la Victoire. Circonstance curieuse, à côté de l'inscription qui mentionne le proconsul africain, le P. Delattre a déterré une statue colossale de Victoire qui est au Musée de Saint-Louis : le fils aurait-il essayé à Carthage, comme le père à Rome, de restaurer le culte d'une déesse que l'empire avait alors, effectivement, un pressant besoin d'invoquer[30] ? Quoi qu'il en soit, les efforts du fils comme ceux du père furent vains : les dieux étaient partis sans espoir de retour, et c'est vers ce moment que Junon Cælestis elle-même, la déesse tutélaire de Carthage, regagna l'Olympe : Théodose fit fermer son temple en 39i. Un peu plus tard, l'évêque Aurelius en prit possession au nom du Christ triomphant. Cependant, les païens étaient encore assez nombreux à Carthage pour crier au scandale, et ils osèrent pénétrer dans l'enceinte de la nouvelle basilique pour y renouveler, en l'honneur de Tanit, leurs sacrifices et leurs cérémonies. Cette manifestation causa la ruine du temple : sur un ordre de l'empereur Constance, en 421, il fut rasé de fond en comble[31]. On en a cherché en vain les ruines sur la colline dite de Junon, à l'est de Byrsa. Les ex-voto à Tanit et à Baal Ammon qu'on a recueillis par milliers, entre Byrsa et le dar Ahmed Zarouk, porteraient à placer plutôt dans ces parages le sanctuaire de la grande déesse punique. Au Ve siècle, la querelle des Donatistes met Carthage en effervescence : chaque année, chaque jour, les discussions s'enveniment dans les conciles que domine la grande voix d'Augustin ; le désordre descend dans la rue, et les rescrits impériaux sont impuissants à rétablir le calme. En 411, Honorius convoqua à Carthage un concile demeuré célèbre. Les évèques donatistes s'y rendirent en aussi grand nombre qu'ils purent et avec ostentation pour en imposer à la foule. On les vit, au nombre de 270, traverser lentement et en procession les rues les plus populeuses de la ville ; les évêques orthodoxes, au contraire, arrivèrent de tous les points, isolément et sans bruit : ils se trouvèrent 286. Le tribun et notaire impérial, Flavius Marcellinus, publia une ordonnance qui fixait le lieu de la conférence dans les thermes Gargiliens, et limitait à sept le nombre des orateurs de chaque parti, pour éviter tout tumulte. Augustin était le premier des orateurs catholiques ; la discussion, commencée au lever de l'aurore, ne se termina qu'à la lueur des flambeaux, et c'était le 8 juin, au cœur de l'été. L'évêque d'Hippone confondit les Donatistes ; les actes du concile, qui furent exposés et lus dans toutes les églises, ne comptaient pas moins de 587 articles : il nous en reste 281. Deux ans après ce mémorable colloque des thermes Gargiliens, les schismatiques qui refusèrent de s'incliner devant la sentence prononcée contre eux, étaient encore assez nombreux à Carthage pour y fomenter une insurrection politique. Ils se groupèrent autour du comte Héraclien qui, proclamé empereur, se crut même assez fort pour tenter d'envahir l'Italie ; il partit avec sa flotte, laissant à Carthage son gendre Sabinus. Le tribun Marcellinus, que les Donatistes accusaient d'avoir favorisé les catholiques, fut décapité ainsi que son frère. La répression ne se fit pas longtemps attendre : Héraclien battu se refugia à Carthage où il fut arrêté et mis à mort dans le temple de Mémoire ; les Donatistes furent sévèrement châtiés et tout rentra dans l'ordre à Carthage (en 413)[32]. Ce n'était pas pour longtemps : le soleil ardent de l'Afrique, il faut le croire, échauffait le cerveau des théologiens. Le donatisme était à peine étouffé que le pélagianisme provoqua de nouvelles luttes non moins ardentes. Saint Augustin fut le champion victorieux de l'orthodoxie contre le pélagianisme, comme il l'avait été contre le donatisme. On retrouve les traces de ces querelles théologiques jusque sur les plus modestes des épitaphes funéraires recueillies à Carthage. En effet, quand on classe, dans l'ordre chronologique, ces tituli si nombreux au Musée de Saint-Louis, on remarque que les plus anciens portent, à la suite du nom du défunt, simplement la formule IN PACE VIXIT : c'est le temps où il n'est point encore question des hérésies. On se contente d'affirmer, paru ne allusion transparente et discrète, la foi chrétienne à u défunt : les païens disent, au contraire, PIVS VIXIT. Mais bientôt, schismatiques, hérétiques, apostats, lapsi et relapsi, firent éprouver aux orthodoxes le besoin de se distinguer par une nouvelle formule ; ceux-ci introduisirent, dans la mention qu'ils avaient jusque-là adoptée, le mot Mais : on trouve, FIDELIS IN PACE[33]. Ainsi, jusque dans la mort on discutait, on se lançait de part et d'autre les foudres de l'anathème. Mais voici, soudain, qu'au mois de mai 429, les Vandales, appelés par le comte Boniface, gouverneur de l'Afrique, quittent l'Espagne et envahissent la Maurétanie[34]. Les hérétiques de toute nature qui pullulaient sur le sol africain, manichéens, donatistes, tertullianistes, montanistes, ariens, pélagiens, virent dans les barbares le bras vengeur de leurs querelles ; ils les accueillirent comme les champions de leurs rancunes théologiques, — les plus féroces de toutes, — et dès lors rien ne put résister à Genséric. Saint Augustin mourut de douleur en voyant les Vandales porter le fer et la flamme autour d'Hippone assiégée. En 439, Genséric arriva devant Carthage, dont les murs, renversés depuis cinq siècles, venaient d'être relevés en toute hâte, sur l'ordre de l'empereur Théodose II[35]. En dépit des luttes intestines et des querelles d'écoles que nous avons signalées, Carthage était restée la capitale de l'Afrique et le disputait avec Rome, Constantinople et Alexandrie, pour le nombre de ses habitants, la beauté de ses édifices, l'importance de son commerce[36]. Le prêtre Salvien qui écrivait au commencement du Ve siècle, en fait le tableau suivant : Carthage, la première et presque la mère de toutes les villes d'Afrique, toujours la rivale de Rome, autrefois par ses armes et son courage, depuis, par sa grandeur et sa magnificence ; Carthage, la plus cruelle ennemie de Rome et qui est, pour ainsi dire, la Rome de l'Afrique. Là se trouvent des établissements pour toutes les fonctions publiques, des écoles pour les arts libéraux, des académies pour les philosophes, enfin, des gymnases de toute espèce pour l'éducation physique et intellectuelle ; là se trouvent aussi les forces militaires et les chefs qui dirigent les armées ; là s'honore de résider le proconsul, qui, tous les jours, rend la justice et dirige l'administration, proconsul quant au nom seulement, mais consul quant à la puissance ; là résident enfin des administrateurs de toute catégorie, dont les emplois diffèrent autant que les noms, qui surveillent en quelque sorte toutes les places et tous les carrefours, qui tiennent dans leur main presque toutes les parties de la ville et tous les membres de la population. Carthage, alors, comptait peut-être plus d'un demi-million d'habitants. On y admirait son forum, et, à proximité, les imposants portiques sous lesquels se tenaient les changeurs et où se traitaient les affaires commerciales : c'était la Bourse (vicus argentarius) ; une des grandes curiosités de la ville était un squelette de baleine gigantesque (bellua marina), qui était exposé en public[37]. Dans ses fouilles du flanc sud-ouest de la colline de Byrsa, le P. Delattre a trouvé quelques ossements d'un grand cétacé ; serait-ce les restes du monstre marin dont parle saint Augustin ? Au point de vue chrétien, Carthage était, comme Rome, partagée en sept régions, et chaque région avait son clergé spécial. Les documents contemporains mentionnent vingt-deux basiliques : celles de Sainte-Perpétue, celle de Tertullien où se réunissaient les Tertullianistes au temps de saint Augustin ; celle de Faustin ; celle de Saint-Agilée : la basilica Major ou Majorum, peut-être celle qu'a découverte et fouillée le P. Delattre au lieu dit Damous Karita ; la basilica Novarurn, la basilica Tricillarum, la basilique des Martyrs scillitains qui était peut-être près de Douar-Chott ; la basilique de Celerina ; celle de Gratien ; les basiliques Théodosienne, Honorienne, Théoprepienne ; celle de Saint-Pierre, dans la troisième région ; celle de Saint-Paul, dans la sixième ; celle de Saint-Julien ; la basilique qui fut élevée sur l'emplacement (l'ager Sexti) du martyre de saint Cyprien ; celle qui fut élevée dans la maison du procurateur Macrobe, où saint Cyprien fut enseveli[38]. On a peine à s'expliquer comment une si grande et si riche capitale se laissa surprendre, sans la moindre résistance, par Genséric. C'était le 19 octobre 439. Le roi des Vandales traita la ville conquise avec la dernière rigueur ; il se fit livrer les vases sacrés des églises et contraignit les particuliers à porter dans son palais leurs bijoux, leur argenterie, leurs armes, leurs vêtements de luxe. Tous les édifices publics furent saccagés ou détruits ; les barbares ariens ne respectèrent même pas les cimetières des catholiques : ils en jetèrent au vent les ossements, et en brisèrent les épitaphes avec la sape et le marteau, comme l'avaient fait les païens au temps des plus ardentes persécutions[39]. De Carthage dont il fit sa capitale, Genséric traitait d'égal à égal avec l'empereur de Rome ou celui de Constantinople. En 455, Valentinien étant mort assassiné et Petronius Maximus s'étant emparé de la pourpre, l'impératrice Eudoxie appela Genséric à son secours. Celui-ci ne se fit pas prier et sa flotte alla débarquer à Ostie. Rome fut prise et pillée. Genséric revint à Carthage tramant en captivité un grand nombre do citoyens romains et gorgé de richesses incalculables. Les prisonniers furent soumis à d'indignes traitements qui amenèrent la peste dans leur rangs : l'évêque, Deogratias, convertit deux églises en hôpitaux et se multiplia pour secourir les malheureux. Longtemps les Vandales continuèrent leur vie de déprédation et de piraterie dans tout le bassin occidental de la Méditerranée. Les empereurs Majorien et Léon firent en vain tous leurs efforts pour y mettre un terme. Carthage était devenue un repaire de brigands, comme Alger le sera plus tard au temps de Barberousse. Une fois pourtant, en 470, la flotte de l'empire d'Orient, sous les ordres de Basiliscus, avait pris terre au promontoire de Mercure et était venue menacer Carthage elle-même. Mais Genséric fut assez habile pour mettre le feu aux vaisseaux qui allaient l'attaquer, et les forces navales de l'empire d'Orient furent anéanties dans un immense brasier qu'on pouvait contempler des hauteurs de Byrsa. Genséric mourut en 477. Sous le règne de son fils Hunéric, Carthage fut le théâtre de scènes tragiques qui révèlent les mœurs brutales des barbares. Hunéric, ayant voulu changer l'ordre de succession au trône, fit mourir, outre les membres de sa famille, le chancelier du royaume, Heldic et sa femme. Après l'exécution, les restes des deux époux furent traînés, durant un jour entier, sur toutes les places et les rues de Carthage. Un proche parent de ces infortunés, qui avait réussi à se cacher dans une église, fut saisi et jeté dans une fosse immonde, d'où on ne le retira que pour lui faire endurer de lentes tortures. L'évêque arien, Jocundus, ayant voulu faire entendre des paroles de clémence et de pitié, Hunéric fit aussitôt arrêter Jocundus qui fut brûlé vif sur une des places de la ville. Le tyran avait la prétention de s'occuper des querelles théologiques ; en 484, il présida un concile à Carthage, dans lequel il fit condamner les catholiques par les ariens, et dès lors sévit contre les premiers une persécution sanglante. Gunthamund, Thrasamund, Hildéric se montrèrent plus tolérants ; l'un d'eux, Thrasamund, fit même construire des thermes et une basilique[40]. Mais les derniers rois vandales eurent de la peine à défendre leur royaume contre les incursions des Maures. En 531, le chef de l'armée vandale, Gelimer, ayant remporté un grand succès sur ces derniers, profita de sa popularité parmi les soldats pour déposer Hildéric et se faire couronner à sa place. Cette usurpation amena l'empereur Justinien à porter la guerre en Afrique, pour essayer de reconquérir cette belle province, depuis si longtemps livrée au brigandage. L'occasion était propice, car un traité venait d'être signé avec les Perses et l'Orient était en paix. Ce fut en 533 que l'armée, rassemblée à Constantinople, reçut l'ordre de s'embarquer, sous les ordres de Bélisaire. Elle se composait de 10.000 fantassins, 5.000 cavaliers, et comptait 500 grands vaisseaux de transport, et 92 petits bâtiments. La flotte byzantine débarqua sur la côte d'Afrique, après trois mois de navigation, au promontoire de Caput vada (Ras Kaboudia) qui est éloigné de Carthage de cinq jours de marche, par terre[41]. Immédiatement, l'armée se mit en marche, traversant Sullectum, Leptis parva, Hadrumète ; arrivée à Grasse qui n'était éloignée que de 350 stades de Carthage, elle s'arrêta auprès d'un palais de Gelimer, dont les fertiles jardins contribuèrent à son ravitaillement. Ce fut alors seulement que Gelimer, qui se trouvait à Hermione, apprit l'approche de l'armée de Bélisaire. Il écrivit à son frère Ammatas, demeuré dans Carthage, de marcher en hâte à l'ennemi et de l'attendre dans les défilés de Decimum, à 70 stades de la ville. Lui-même devait l'y rejoindre avec une autre armée. Mais Ammatas fut vaincu et tué à Decimum, avant que Gelimer fut arrivé, et celui-ci, battu à son tour, dut se refugier dans sa capitale. Quand Bélisaire parut sous les murs de la ville, il fut bien surpris de voir que nul ennemi ne se présentait pour lui résister ; mais, craignant une surprise, il préféra remettre au lendemain son entrée dans la place. Il attendait d'ailleurs la flotte grecque qui devait attaquer la ville par mer, en même temps qu'il donnerait l'assaut. La flotte parut en effet et les habitants, qui appelaient de tous leurs vœux l'armée grecque, levèrent les chaînes qui fermaient l'entrée du Mandracium, tandis que les Vandales cherchaient un refuge dans les églises. Les prisons de Carthage, appelées Αγκών, qui étaient annexées au palais du roi, l'ancienne résidence des proconsuls, regorgeaient alors de citoyens et de marchands grecs que Gelimer, suspectant leur fidélité, avait condamnés au dernier supplice. Le geôlier qui les gardait, pris de peur en voyant la flotte et l'armée de Bélisaire, pénétra dans le cachot auprès des prisonniers qui attendaient l'heure suprême et, élevant la voix : Que me donnerez-vous, leur dit-il, si je vous délivre ? Tous s'empressent de lui faire les promesses les plus magnifiques, mais lui : Gardez votre argent, leur dit-il, je ne vous demande qu'une chose : jurez-moi de m'accorder aide et protection auprès du général de Justinien. Ils jurèrent ; alors le geôlier leur raconta les événements de la veille et, débouchant un soupirail, il leur fit voir les galères impériales ancrées devant le Mandracium, puis il ouvrit les portes de la prison[42]. La flotte, s'imaginant que le port était fermé et gardé, alla stationner dans le lac de Tunis, à l'exception d'un navire commandé par Calonyme qui, plus hardi que les autres, se dirigea vers le port, où il jeta l'ancre sans encombre. Les matelots débarquèrent, pillèrent les magasins et passèrent la nuit dans l'orgie. Le lendemain, Bélisaire entra dans Carthage abandonnée par les Vandales. Il monta au palais du roi et s'assit sur le trône de Gelimer, dans la salle de Justice qu'on appelait atrium sauciolum, et sur-le-champ il fit indemniser les marchands du port qu'avaient molestés les matelots de Calonyme. A l'heure du repas, Bélisaire se rendit dans la salle Delphique, ainsi appelée, nous dit Procope, parce qu'un grand trépied, pareil à celui de Delphes, servait à y poser les coupes[43]. Les mets qu'on avait préparés pour Gelimer furent servis au général byzantin, et ce furent, ô dérision amère, les serviteurs du roi des Vandales qui apportèrent les viandes et versèrent le vin dans les coupes. Bélisaire fut magnanime dans son triomphe : il promit la vie sauve aux Vandales réfugiés dans les églises. Dès que toutes choses furent régularisées, il s'occupa de réparer les fortifications de la ville, ébréchées en maints endroits : au bout de quelques semaines, Carthage fut en état de soutenir un siège de longue durée[44]. Ces précautions n'étaient pas inutiles, car Gelimer tenait et terrorisait la campagne : il avait coupé l'aqueduc du Zaghouan et toutes les routes, et il entretenait des intelligences dans Carthage même. Bélisaire déjoua ses projets, se mit à sa poursuite et finit par le bloquer au mont Pappui non loin d'Hippone[45]. A bout de ressources, le roi des Vandales se décida à implorer la clémence du vainqueur. Il se mit en route pour Carthage avec une suite nombreuse. On dit, qu'il pleura de dépit quand il vit les murs restaurés de son ancienne capitale. Bélisaire vint à sa rencontre jusqu'au faubourg appelé Aclas[46] ; il le traita avec honneurs et se disposa à l'envoyer à Constantinople auprès de Justinien, en attendant que lui même pût aller jouir de son triomphe. Mais auparavant, il dut organiser l'Afrique en province de l'empire byzantin. Tout le pays occupé par les Vandales forma la Préfecture d'Afrique, et Carthage reçut le nom de Colonia Justiniana Carthago. Solomon, qui succéda à Bélisaire comme gouverneur, prit à tâche de rendre à cette capitale le lustre dont elle avait joui jadis. Deux nouvelles basiliques furent construites : l'une, consacrée à la Vierge, fut bâtie à côté du palais du gouverneur ; l'autre fut dédiée à saint Prime. On vit aussi s'élever, sur le bord de la mer, un monastère fortifié qui protégeait le Mandracium[47] ; il y eut enfin le Diaconium ou grand Séminaire, et le couvent de Biqua, bâti à côté de la basilique de Celerina[48]. Il n'y avait alors qu'un seul point noir à l'horizon de l'Afrique byzantine : c'étaient les incessantes incursions des Maures. Elles occasionnèrent des guerres longues et sanglantes, et plusieurs généraux byzantins s'y illustrèrent. L'un deux, Jean Troglita réussit à pacifier toute l'Afrique en 550. Cent ans plus tard, voici que soudain un nouvel et terrible orage accourt de l'Orient : c'est l'invasion musulmane. En 647, les Arabes s'emparent de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine ; en 670, le khalife Moawiah fonde Kairouan ; en 6A7, Hassan ben en-Noman, le Gassanide, gouverneur de l'Égypte, escalade, presque sans coup férir, les murs de Carthage. Mais la garnison, laissée dans la ville par les Arabes, ne sut point, à son tour, se défendre contre le patrice Jean qui reprit Carthage et en répara bien vite les fortifications. Hassan revint furieux, chassa de nouveau les Byzantins et prononça la ruine définitive de la grande cité africaine. Tout, dit Beulé[49], fut renversé, rasé. Les habitants s'étaient enfuis sur les vaisseaux ou avaient été massacrés. Carthage était destinée à ces catastrophes deux fois capitale de l'Afrique, elle fut deux fois effacée du monde. Qui peut dire qu'elle ne se relèvera pas un jour et qu'un peuple civilisé, qui comprendra tous les avantages de sa situation, n'imitera pas l'exemple des Romains ? Il y a trente ans que Beulé formulait ce vœu, réalisé déjà
aujourd'hui en partie par la France. L'Afrique carthaginoise est devenue
française : c'est nous, à présent, qui sommes les Romains. Mais n'oublions
pas que les premiers jalons de cette conquête furent posés, dès le mue
siècle, par le roi Louis IX qui, le 17 juillet 1270, débarqua auprès des
anciens ports de Carthage, afin de réprimer la piraterie arabe et de
conquérir l'Afrique septentrionale à la civilisation. Le roi de France ne
trouva, sur l'emplacement dévasté de Carthage, qu'une petite bourgade dont il
s'empara sans effort : les habitants avaient fui à Tunis, sous la protection
de l'émir Abou Abd-Allah Mohammed, de la dynastie des Beni-Haffs. Edrisi
rapporte toutefois que les chefs de la tribu des Beni-Ziad avaient entouré
d'un mur la colline appelée El-Moallaka, c'est-à-dire La Malga, ou plutôt
Byrsa. On sait quel fut l'épilogue lamentable de l'expédition de saint Louis.
L'armée, qui avait établi son camp au pied du chastel
de Carthage, au cœur de l'été, fut décimée par la peste. Quand le roi
se sentit atteint par le fléau, il donna ses instructions pour la conduite du
royaume à son fils Philippe le Hardi, puis il demanda les sacremens de sainte Esglise... Après,
se fist le saint Roy coucher en un lit couvert de cendre, et mist ses mains
sur sa poitrine, et en regardant vers le ciel rendi à nostre Créateur son
esperit, en celle heure meismes que le filz Dieu morut en la croiz (le 25 août 1210). Quelques cadavres, avec
des débris d'armures, des monnaies et un sceau de Raymond de Montauban sontà
peu près les seuls vestiges qu'on ait retrouvés de cette téméraire
entreprise, sur le sol même de Carthage. Elle ne fut pourtant pas vaine et
stérile, puisque la chapelle construite en 1841[50],
en rappelant cette page héroïque de notre histoire, devint le signal qui
conviait la France moderne à une nouvelle croisade. Sans relâche, avec une persistance et une ténacité qui tiennent de la rage, les ruines de Carthage ont été, jusqu'à nos jours, exploitées comme carrière de pierres à bâtir par les habitants de Tunis et des villages d'alentour. Au moyen âge, les vaisseaux des républiques italiennes vinrent y chercher des colonnes, des chapiteaux, des sculptures ; une tradition veut que l'église de Saint-Laurent, à Gênes, et la cathédrale de Pise aient été construites avec des marbres arrachés aux ruines de Carthage. Ce fut pis encore, quand André Doria, amiral de Charles-Quint, se fut emparé de La Goulette en 1535[51]. Pour construire des forteresses et des maisons neuves, on démolit pierre à pierre jusqu'à la racine des murs, si bien que, vers la fin du XVIe siècle, le Tasse ému, s'écrie tristement : Giace l'alla Carlhago ; appena i
segni Dell' alte sue ruine, il lido serba. Ci-gît l'altière Carthage ; à peine des traces de ses grandes ruines se remarquent encore sur le rivage. Malgré ce vandalisme tant de fois séculaire, les voyageurs modernes : Shaw (1735), le P. Caroni (1803), Chateaubriand (1807), Humbert (1828), Falbe (1833), N. Davis (1861), étaient encore émerveillés de l'importance des ruines ; il a fallu la main sacrilège de notre siècle, qui, pourtant, dit-on, est le siècle de l'archéologie, pour achever l'œuvre de Genséric et de Hassan le Gassanide. Aujourd'hui, une troisième Carthage, la Carthage française, s'élève, nouveau phœnix, sur l'emplacement occupé par ses deux aînées. Quelles seront ses destinées ? -Ses commencements ont été longtemps des plus humbles : la petite chapelle construite par l'architecte Germain sur un terrain de quelques arpents concédé à la France par le bey Ahmet. Mais voilà qu'un demi-siècle plus tard, par nos armes et le zèle patriotique d'un illustre prélat, Carthage est déjà redevenue une capitale religieuse. Au sommet de Byrsa s'élève une cathédrale toute moderne. C'est, disent MM. Cagnat et Saladin, une construction grandiose, curieux mélange d'église et de mosquée, œuvre singulière peut-être, mais à coup sûr, d'un grand mérite. L'abbé Pougnet, architecte de la belle église de Saint-Vincent-de-Paul à Marseille, en est l'auteur. On ne peut nier que, de loin, la masse de l'édifice soit très belle et que l'architecte ait su, d'une façon fort adroite, donner du caractère à son œuvre... C'est la cathédrale de Carthage, le sanctuaire central du christianisme restauré et reprenant possession d'une terre d'où il avait été chassé depuis si longtemps ; c'est le temple que saint Louis rêvait peut-être d'édifier à la gloire du Très-Haut et que le patriotisme d'un grand évêque, successeur de saint Cyprien et de saint Augustin, est parvenu à bâtir. La première pierre en a été posée en mai 1881 ; et en 1890, six ans plus tard, son fondateur, le cardinal Lavigerie, archevêque de Carthage et primat d'Afrique, l'a consacré solennellement, entouré de douze évêques, de vingt prélats et d'un grand nombre de prêtres[52]. C'est là qu'il repose maintenant, sous la garde de ses Missionnaires d'Afrique. Puissent ses cendres n'être jamais jetées au vent par les révolutions comme l'ont été celles des fondateurs de la première Carthage chrétienne ! Puisse l'œuvre qu'il a fondée prospérer toujours, sous l'égide de la France ! |
[1] Ch. Tissot, Géogr. comparée de l'ancienne province d'Afrique, t. II, pp. 1 et suiv. ; R. Cagnat, L'armée romaine d'Afrique, Introd., p. VIII.
[2] Appien, VIII, 136 ; Orose, V, 12 ; Eutrope, IV, 9 ; Plutarque, C. Gracchus, XI ; Solin, XXVII. Cf. Tissot, Géogr. comp., t. I, pp. 374 et 634 ; Labarre, Die römische Kolonie Karlago, programme de Postdam, 1882 ; Beaudouin, dans la Nouvelle Revue historique du droit, t. XVII, 1893, pp. 613-626.
[3] Plutarque, Marius, XLIII ; Velleius Paterculus, II, 19.
[4] Athénée, Deipnosoph., V, 50 ; Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 636.
[5] Strabon, XVII, III, 15 ; Plutarque, Cæsar, 57 ; Dion Cassius, XLIII, 50. Cf. Corp. inscr. lat., t. VIII, p. 133.
[6] Appien, VIII, 136 ; Dion Cassius, LXXX, 1 ; Ch. Tissot., Géogr. comp., t. I, pp. 637 à 641.
[7] Ch. Tissot, Fastes de la province romaine d'Afrique, p. 40.
[8] L. Muller, Numismatique de l'ancienne Afrique, t. II, pp. 149-151 ; Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 636.
[9] R. Cagnat, L'armée romaine d'Afrique, p. 115.
[10] Strabon, XVII, III, 15 ; Pomp. Mela, I, 7, 16.
[11] Hérodien, VII, 6, 1.
[12] R. Cagnat, L'armée romaine d'Afrique, p. 30.
[13] L. Muller, Numismatique de l'ancienne Afrique, t. II, p. 170.
[14] Capitolin, Vit. Anton., ch. IX.
[15] E. de Sainte-Marie, Mission à Carthage, p. 194.
[16] Corpus insc. lat., t. VIII, n° 1220.
[17] Ulpien, Digeste, XV, VIII, XI ; cf. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 642.
[18] P. Monceaux, Les Africains. Étude sur la littérature latine de l'Afrique, p. 487.
[19] Voyez notamment les nombreuses lampes chrétiennes du Musée de Saint-Louis et les tituli christiani publiés dans le Corpus inscript. latin., t. VIII, Suppl., n° 13393 et suiv.
[20] Voyez, sur les origines de l'Église d'Afrique, l'ouvrage de Mgr Toulotte, Géogr. de l'Afrique chrétienne Proconsulaire (Paris, 1892, in-8°). Cf. Gsell, dans la Revue africaine, 1894, pp. 193 à 196.
[21] Voyez Dom Ruinart, Acta sincera martyrum, pp. 86 et suiv.
[22] Voyez le texte dans Dom Ruinart, Acta sincera primorum martyrum, pp. 92 et suiv.
[23] Sur ce personnage qui remplissait par intérim les fonctions de proconsul, voyez Ch. Tissot, Fastes de la province romaine d'Afrique, p. 136.
[24] Lavigerie, De l'utilité d'une mission archéologique permanente à Carthage, p. 52 ; Tissot, Géogr. comp., t. II, p. 805.
[25] R. Cagnat, L'armée romaine d'Afrique, p. 52.
[26] Dom Ruinart, Acta sincera
martyrum, p. 205.
[27] Ch. Tissot, Géogr. comp., t.
I, p. 660.
[28] S. Reinach et E. Babelon, Recherches archéol. en Tunisie, p. 13 ; Corpus inscript. latin., t. VIII, Supplément, n° 12522.
[29] R. Cagnat, L'armée romaine d'Afrique, pp. 63-65 ; A.-Clément Pallu de Lessert, Vicaires et comtes d'Afrique, pp. 36-40.
[30] Ch. Tissot, Fastes de la province romaine d'Afrique, p. 258 ; Héron de Villefosse, dans les Comptes rendus de l'Acad. des inscript. et belles-lettres, mars-avril 1893, p. 101 ; H. Saladin, dans le Bulletin archéologique du Comité, 1890, p. 449 ; Delattre, Carthage, notes archéologiques, 1894, pp. 19-20 ; le même, dans les Mémoires de la Société archéologique de Constantine, 1894, p. 113.
[31] Anonyme, à la suite des œuvres de Prosper d'Aquitaine, De promissis et prædict., III, 38, 5. (La dernière et la plus complète des éditions de la Chronique de Prosper d'Aquitaine a été donnée par M. Mommsen, dans les Monumenta Germaniæ historica. Auctores antiquissimi, Chronica minora, p. 486 et suiv.). Cf. Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, pp. 653-654.
[32] Clément Pallu de Lessert, Vicaires et comtes d'Afrique, pp. 131-139.
[33] Voyez à ce sujet, Delattre, dans les Comptes rendu du Congrès scientifique des Catholiques tenu à Paris en 1891, pp. 26-27.
[34] Sur Bonifacius qui livra l'Afrique aux Vandales, voyez Clément Pallu de Lessert, Vicaires et comtes d'Afrique, pp. 144 à 164.
[35] Victor de Vita, De persec. Vandalica, in Afric. prov., I, 12, de l'édition Petschenig ; Prosper d'Aquitaine, Chron., p. 213 ; cf. Beulé, Fouilles à Carthage, p. 15 ; Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 661 ; Clément Pallu de Lessert, Vicaires et comtes d'Afrique, p. 155 ; Delattre, dans le Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, 1893, pp. 100 et suiv.
[36] Sur la grandeur et l'importance de Carthage, voyez Ausone, De clar. urb., 2 ; Procope, De Aedific., 615 ; Salvien, De Gubern., VII, 16.
[37]
[38] Dureau de La Malle, Topographie de Carthage, p. 214 ; V. Guérin, Voyage archéologique dans la Régence de Tunis, t. I, p. 61 ; Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 659.
[39] Victor de Vita, De persec. Vandalica, I, 2.
[40] Félix dans l'Anthol. vet. latinor., III, XXXIII, 199 (pp. 479-483, éd. Burm) ; cf. V. Guérin, Voyage archéol. dans la Régence de Tunis, t. I, p. 62 ; Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 661.
[41] Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 181.
[42] Procope, De Bello Vandal., I, 20.
[43] Procope, De Bello Vandal., I, 20.
[44] Procope, De bello Vandal., I, 21 ; De Aedific., VI, 5 ; cf. Beulé, Fouilles à Carthage, p. 15.
[45] Procope, De bello Vandal., II, 4 ; cf. Ch. Tissot, Géogr. comp. de la province d'Afrique, t. I, pp. 36-39. Sur l'emplacement présumé du mont Pappua, voyez la note de M. Gsell, dans la Revue africaine, 1894, p. 167.
[46] Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 662.
[47] Beulé, Fouilles à Carthage, p. 95.
[48] Tissot, Géogr. comp., t. I, pp. 660 et 663.
[49] Beulé, op. cit., p. 15.
[50] Voyez la Notice sur la construction et la dédicace de la chapelle Saint-Louis érigée par le roi des Français sur les ruines de l'ancienne Carthage (Paris, 1841, in-4°) et les documents rassemblés et publiés par M. E. de Sainte-Marie, Mission à Carthage, p. 149 et suiv. Le 8 août 1830, le roi Charles X, dont la déchéance n'était pas encore connue à Tunis, contractait, par l'intermédiaire de notre consul général Mathieu de Lesseps, un traité dans lequel un article stipule la concession à la France d'un terrain assez grand pour y ériger un monument religieux en l'honneur de Louis IX. Sous le règne de Louis-Philippe, l'architecte Germain fut chargé de construire la chapelle ; elle fut commencée en 1841 et consacrée en 1845.
[51] E. de Sainte-Marie, Mission à Carthage, pp. 191 et 208 ; Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 643. Sur les ruines de Carthage au XVIe siècle, voyez la Cosmographie universelle d'André Thevet (Paris, 1575, p. 21, verso) et S. Reinach, dans le Bulletin archéol. du Comité, 1888, p. 350.
[52] R. Cagnat et A. Saladin, Voyage en Tunisie, dans Le Tour du Monde, livraison 1701 (12 août 1893), p. 106.