Quel drame que ces guerres puniques ! et quelle triste destinée que celle de Carthage qui succombe, après une lutte plus que séculaire, laissant à ses seuls ennemis le soin de sa gloire et de son honneur et la mission de transmettre à la postérité le nom des hommes de guerre qui l'ont défendue ! Que seraient à nos yeux les Asdrubal, les Hannon, les Amilcar, les Annibal ; que penserions-nous de la foi punique elle-même, si, pour former notre jugement, nous avions d'autres témoignages que ceux des Romains ? si nous pouvions passer dans le camp carthaginois pour assister à ce duel gigantesque dont les émouvantes péripéties ne nous sont racontées que par le champion victorieux ? Et cependant, il nous suffit de ces récits intéressés d'un implacable ennemi, pour admirer les héros de l'indépendance carthaginoise, flétrir la perfidie et la cruauté de Rome, être ému de pitié, enfin, pour cette grande cité que tous ses alliés abandonnent dès qu'ils la voient malheureuse. La première guerre punique dure vingt-sept ans, de 268 à 241 ; il s'agit, pour Carthage, de défendre ses possessions de Sicile et sa prépondérance sur la mer Tyrrhénienne. Rome a pris la suite des affaires des Grecs dans le bassin occidental de la Méditerranée ; elle envoie le consul C. Appius Claudius au secours d'une bande de pillards, les Mamertins, que les Syracusains et les Carthaginois voulaient punir d'avoir pris et pillé Messine. Ce fut l'étincelle qui alluma l'incendie depuis longtemps préparé. Après des alternatives de succès et de revers, le consul romain Duillius remporte, en 260, sur la flotte punique la mémorable victoire de Mylæ (Melazzo). Le général carthaginois, Annibal fils de Giscon, vaincu et fugitif, est obligé d'user de ruse pour éviter le sort que sa terrible patrie réservait aux généraux malheureux. Dissimulant sa défaite, il envoie au sénat un messager qui, introduit dans la curie, annonce à l'assemblée que les Romains sont arrivés avec leur flotte, et il demande, de la part d'Annibal, si le sénat est d'avis qu'on livre bataille. Tous s'écrient qu'Annibal n'a que trop tardé et qu'il doit combattre sans perdre un instant. Eh ! bien, s'écrie l'envoyé, il l'a fait et il a été vaincu ! Par ce stratagème, Annibal mit le sénat dans l'impossibilité de lui appliquer une loi barbare. Vainqueurs de nouveau à Ecnome en 256, les Romains se décident à porter la guerre en Afrique : une armée, sous les ordres de Regulus, débarque à Clypæa, et sans coup férir, s'empare de Maxula (Radés) et de Tunis. Peut-être le consul romain aurait-il réussi à prendre Carthage elle-même, sans l'énergie et le talent militaire du Lacédémonien Xantippe. Ce dernier, qui figurait parmi les mercenaires à la solde de Carthage, demande à être entendu par le sénat ; il expose les raisons qui ont amené les défaites antérieures, l'indiscipline de l'armée, l'incapacité des généraux, l'infériorité des positions adoptées ; il démontre qu'avec certains changements essentiels on serait assuré de la victoire. Le sénat carthaginois, aux abois, s'enthousiasme pour ce soldat de fortune ; Xantippe est chargé d'organiser et de commander les troupes dans la bataille décisive qui va être livrée. Le succès répondit pleinement à la confiance de tous : les Romains furent écrasés par les éléphants carthaginois, et l'armée victorieuse rentra dans les murs de Carthage, tramant à sa suite le consul romain Regulus avec cinq cents prisonniers[1]. Par suite de cet événement, le théâtre de la guerre se trouva reporté en Sicile ; plusieurs années durant, les deux partis luttèrent avec des succès égaux ; mais en 250, le consul Metellus remporta, sous les murs de Panorme, une victoire dans laquelle les Carthaginois, commandés par Asdrubal, perdirent vingt mille soldats et tous leurs éléphants. Ce nouveau désastre poussa le sénat de Carthage à faire des propositions de paix. On tira Regulus de son cachot, et on lui proposa de l'envoyer à Rome en négociateur, après lui avoir fait jurer de revenir reprendre ses chaînes s'il échouait dans sa mission. Regulus partit pour Rome, plaida devant le sénat romain pour que les propositions des Carthaginois fussent repoussées, et sur son insistance, l'échange même des prisonniers ayant été refusé, il reprit sans retard le chemin de l'exil. La colère des Carthaginois s'assouvit, dit-on, lâchement sur le héros romain qui ne dissimula point le rôle qu'il venait de jouer auprès de ses concitoyens : on l'enferma dans une cage hérissée de pointes de fer où il ne tarda pas à expirer. La guerre continua avec plus d'acharnement que jamais. Les Romains échouent devant Lilybée, et à Drepane, Adherbal leur prend 93 vaisseaux et fait 20.000 prisonniers qui sont conduits à Carthage (en 249). A ce moment, paraissent sur la scène deux des plus grands hommes de guerre que Carthage ait produits, Hannon et Amilcar Barca, le père du grand Annibal. Le premier soumet les tribus libyennes de l'Afrique, tandis que le second se couvre de gloire en Sicile. Pendant sept ans, Amilcar, avec des forces inférieures, lutte avec bonheur contre les armées romaines, jusqu'à ce qu'enfin la victoire navale remportée aux îles Ægates par le consul Lutatius, assure à Rome la prépondérance dans les eaux siciliennes (10 mars 241). Aux termes du traité de paix qui s'ensuivit, les Carthaginois durent évacuer entièrement la Sicile. La guerre finie, Carthage voulut licencier ses armées qui lui coûtaient cher à entretenir. Les mercenaires, avant de partir, réclamèrent leur solde ; le sénat tergiversa, cherchant des faux fuyants, fixant des délais. Il commença par décider que chaque soldat recevrait comme premier à-compte une pièce d'or, à la condition que l'armée se retirât à Sicca. On partit camper dans cette ville ; le mécontentement et l'impatience commençaient à se manifester dans les rangs, lorsque le sénat envoya Hannon, comptant sur le prestige de ce brillant général, pour exposer aux soldats que, vu l'épuisement des finances de la République, on les priait de consentir à une réduction sur le montant de la solde qui leur était due . A peine Hannon a-t-il prononcé ce mot de réduction, qu'un long cri de fureur s'échappe du sein de cette soldatesque composée d'esclaves, de transfuges et des gens sans aveu de tous les pays du monde. En vain Hannon veut leur faire parler par leurs officiers ; la plupart de ceux-ci ne le comprennent même pas ou pactisent avec leurs troupes. Sans plus en entendre, les mercenaires se mettent en marche sur Carthage, au nombre de vingt mille : ils vont camper près de Tunis, à 120 stades de la capitale. Alors, pris de peur, les Carthaginois promettent de tout payer et, en attendant, chaque jour ils envoient au camp des mercenaires des vivres et des présents. Cette pusillanimité enhardit les soldats qui réclament alors des arriérés de solde, le prix de leurs chevaux tués, et toutes choses dont on n' avait point parlé jusque là Giscon fut choisi pour régler les comptes ; il était populaire parmi les mercenaires qu'il avait commandés en Sicile. Peut-être serait-il parvenu à apaiser leur colère, lorsque deux hommes s'élancent des rangs des barbares, éclatent en invectives coutre Carthage et provoquent un grand tumulte. L'un était un Campanien, nommé Spendius, esclave déserteur, doué d'une force herculéenne ; l'autre, un Africain de noble origine, Matho, qui jouissait d'une grande autorité sur ses compatriotes. A l'instigation de ces forcenés, les caisses d'argent que Giscon avait apportées sont livrées au pillage, et le malheureux général est jeté dans les fers. Ce n'était plus une mutinerie, mais la révolte ouverte. Sur-le-champ, Matho et Spendius envoient des émissaires dans toutes les villes d'Afrique pour les inviter à se joindre à eux et à secouer le joug de Carthage ; leur armée monte bientôt à 70.000 hommes, et ils vont mettre le siège devant Hippone et Utique. Jamais, peut-être, Carthage ne s'était trouvée dans une pareille détresse : il ne s'agit plus de conserver ou de perdre la Sicile. Pour elle, plus encore que pour les soldats révoltés, c'est la lutte pour la vie. A tout prix, pour se défendre, il lui faut une armée. Hannon appelle aux armes tous les citoyens, il fait venir les soldats qui restaient sur la flotte, il recrute d'autres mercenaires. Pendant ce temps, les soixante-dix mille hommes de Matho gardent tous les défilés du Djebel Ahmar, et s'appuyant sur le Bagrada qui n'avait qu'un seul pont, ils ferment l'isthme, depuis Tunis jusqu'à Utique qu'ils assiègent ; chaque nuit, ils poussent leurs incursions et leurs déprédations jusque sous les murs de Carthage ; ils réussissent même à repousser l'armée d'Hannon[2]. Il fallait le génie d'Amilcar Barca pour sauver Carthage. Dans une première rencontre, Amilcar bat les Africains, leur tue six mille hommes et les force à lever le siège d'Utique. Deux mille Numides que lui amène Narhavas l'aident à remporter une nouvelle et sanglante victoire. Rendus furieux par ces revers, les mercenaires massacrent Giscon et font périr sept cents prisonniers dans des supplices atroces ; Utique, terrorisée, ouvre ses portes aux barbares qui peuvent enfin mettre le siège devant Carthage elle-même. Amilcar qui connaissait la force des remparts, médite de prendre les assiégeants à revers ; il quitte la ville avec son armée et va camper de l'autre côté du golfe, sur les hauteurs du Hammam-Lif et du Bou-Kornaïn. Il eut l'adresse d'attirer les mercenaires dans une position désavantageuse, où il leur livra bataille. Bloqués dans les étroits défilés de la Hache ou de la Scie, les malheureux furent tués ou refoulés dans les gorges de la montagne où ils sont réduits à se manger les uns les autres : les derniers périssent de consomption et leurs cadavres deviennent la proie des fauves[3]. Les chefs des rebelles, le Gaulois Autarite, le Numide Zarzas, Spendius et quelques autres qui s'étaient présentés en suppliants au camp des Carthaginois furent égorgés sans pitié. Il restait encore à réduire Matho qui tenait Tunis. En vain, Amilcar essaya de terroriser ses soldats en taisant mettre en croix et exposer en vue de Tunis les cadavres de Spendius et de ses compagnons : Matho, par représailles, fit crucifier à son tour un général carthaginois et trente de ses compagnons de captivité. Il fallut de longs mois à Amilcar et à Hannon pour réduire le farouche barbare qui, pourtant, finit par tomber vivant entre leurs mains. L'insurrection qui avait duré trois ans et quatre mois était domptée. L'armée rentra dans Carthage, trainant enchaînés Matho et ses compagnons qui expièrent une vie de crimes et de forfaits dans les tortures les plus atroces : la guerre des mercenaires porte, chez les historiens romains, le nom de guerre inexpiable. Telles étaient les ressources et la vitalité de la grande république africaine qu'à peine sortie de cette terrible crise, elle entreprit la conquête de l'Espagne. Ce fut l'œuvre d'Amilcar ; neuf années il guerroya dans ce pays, jusqu'au jour où il fut tué, les armes à la main, en 228. Son gendre, Asdrubal le Beau, bâtit Carthagène en 227, et conclut avec les Romains un traité par lequel l'Èbre fut désigné comme la limite des possessions carthaginoises. Après sa mort, en 223, les soldais se choisirent pour chef le jeune Annibal, fils d'Amilcar, déjà populaire dans leurs rangs. Depuis trois ans, il avait pris place parmi eux pour s'exercer à l'obéissance et à la discipline avant de commander. Dès qu'Annibal parut à l'armée, dit Tite-Live, il attira sur lui tous les regards. Les vieux soldats s'imaginaient revoir leur Amilcar rendu à sa première jeunesse. C'était le même feu dans les yeux, la même expression d'énergie empreinte sur toute sa figure : c'était tout son air et tous ses traits. Ils ne se lassaient point de le contempler. Mais bientôt, le souvenir du père fut le moindre des titres du fils à l'affection publique. Jamais homme ne réunit au même degré deux qualités opposées, la subordination et le talent de commander ; aussi, n'eût-il pas été facile de décider qui le chérissait le plus, ou du général ou de l'armée. C'était l'officier qu'Asdrubal choisissait de préférence pour les expéditions qui demandaient de l'activité et de la vigueur. C'était le chef sous qui le soldat se sentait le plus de confiance et d'intrépidité. Autant il avait d'audace pour alla, affronter le péril, autant il avait de sang-froid dans le péril même. Nulle épreuve ne pouvait dompter les forces de son corps, la fermeté de son courage. Il supportait également le froid et la chaleur, la soif et la faim, les fatigues et l'insomnie. Il ne cherchait pas à se distinguer des autres par l'éclat de ses vêtements, mais par la bonté de ses chevaux, de ses armes : il était sans contredit le meilleur cavalier et le meilleur fantassin de toute l'armée. Annibal est l'homme de génie en qui s'incarne Carthage durant la seconde guerre punique ; lorsqu'il était encore enfant, son père lui avait fait jurer une haine éternelle aux Romains. Ses campagnes en Espagne, en Italie, en Afrique ont fait l'admiration des hommes de guerre de tous les temps, et s'il succomba devant Scipion, il ne le dut qu'au mauvais vouloir de sa patrie ingrate et égoïste. Dans la première période de la lutte, il s'agit pour lui, non seulement de conserver l'Espagne à Carthage, mais de conquérir cette Italie elle-même, sur les côtes de laquelle les vaisseaux carthaginois n'ont jamais pu établir un seul comptoir. Dans la seconde période, il ne songe plus, malgré une série de victoires retentissantes, qu'à défendre l'Afrique envahie. La rupture avec Rome fut rendue inévitable par la prise de Sagonte, ville alliée des Romains qu'Annibal détruisit[4]. Les Romains députèrent à Carthage une ambassade pour réclamer contre cette violation des traités. Un des envoyés, Fabius, dont la patience était mise à bout par les tergiversations et les équivoques derrière lesquelles se retranchait le sénat de Carthage, saisit tout à coup le bord de sa toge en disant à l'assemblée : Je vous apporte dans les plis de ma toge la paix ou la guerre ; choisissez. Tous les sénateurs s'écrièrent d'une commune voix : La guerre ! nous l'acceptons et nous saurons la soutenir. Cette décision du sénat combla les vœux du jeune général vainqueur de Sagonte (219 av. J.-C.). Nous ne raconterons point, ici, les épisodes du duel entre Rome et Carthage, qui eurent pour théâtre l'Espagne et l'Italie : Annibal confiant la garde de l'Espagne à son frère Asdrubal et à Hannon, rassemblant lui-même une immense armée, franchissant les Pyrénées, traversant la Gaule méridionale, escaladant les Alpes, et faisant, soudain, son apparition en Italie aux yeux des Romains stupéfaits et terrifiés de tant d'audace (217 av. J.-C.). Les batailles du Tessin, de la Trébie, de Trasimène sont les étapes de sa marche sur Rome. Enfin, à la bataille de Cannes (2 août 216) en Apulie, les Romains perdirent 80.000 hommes, deux questeurs, vingt et un tribuns des légions et l'un des consuls, Paul Émile[5]. Tous les historiens se perdent en conjectures pour expliquer pourquoi, après tant d'impétuosité, Annibal ne courut pas souper au Capitole, comme le lui proposait l'un de ses lieutenants et pour quels motifs il rétrograda vers le midi, pour aller s'amollir dans les délices de Capoue : vincere scis, Annibal, victoria uti nescis. Toujours est-il qu'à ce moment, il envoya son frère Magon à Carthage demander de l'argent et des troupes. Introduit devant le sénat de Carthage, raconte Tite-Live, Magon expose tout ce que son frère a fait en Italie : il avait combattu en bataille rangée six généraux, dont quatre consuls, un dictateur et un maître de la cavalerie, défait six armées consulaires, tué à l'ennemi plus de 200.000 hommes et fait plus de 50.000 prisonniers... En témoignage de ces heureuses nouvelles, Magon fait verser dans le vestibule du sénat une quantité d'anneaux d'or si prodigieuse que certains auteurs prétendent qu'il y en avait bien trois boisseaux et demi... Mais la guerre se fait loin de Carthage, en pays ennemi ; elle absorbe beaucoup de vivres et d'argent. Les batailles où les armées ennemies ont été détruites ont aussi causé des pertes sensibles au vainqueur. Il faut donc envoyer de nouvelles troupes, de l'argent et du blé pour la solde et la nourriture de soldats qui ont si bien mérité du nom carthaginois. A la suite de cette demande de secours, une discussion s'engage entre les partisans des Barcides et leurs ennemis. L'un de ces derniers, Hannon, prononce un discours où se trouve ce passage : Que vient-on nous dire : J'ai détruit les armées ennemies, envoyez-moi des soldats ? Que demanderiez-vous donc, si vous étiez vaincu ? J'ai pris les deux camps ennemis remplis sans doute de butin et de vivres ; faites-moi passer du blé et de l'argent. Parleriez-vous autrement si l'ennemi vous eût enlevé vos ressources, eût forcé vos retranchements ?... Je pense que si nos soldats sont victorieux, il ne faut rien leur envoyer ; et s'ils nous abusent par de faux rapports et par de chimériques espérances, il faut se garder encore davantage de leur envoyer quelque chose. Malgré ce plaidoyer où le persiflage le dispute à la mauvaise foi, l'opinion publique s'était si fortement prononcée en faveur d'Annibal que le sénat n'osa la braver. On décréta que l'on enverrait à Annibal un renfort de quatre mille Numides, quarante éléphants et une somme d'argent ; on décida aussi de renforcer l'armée d'Espagne. Mais quand il s'agit de passer à l'exécution, le mauvais vouloir aidant, on agit avec mollesse et lenteur. Annibal, trompé dans ses espérances, fut réduit à avoir recours à des expédients pour se maintenir en Italie ; il avait d'ailleurs en face de lui un redoutable adversaire, Marcellus, l'épée de Rome. En vain, le général carthaginois fait alliance avec Philippe de Macédoine ; en vain, plusieurs villes siciliennes embrassent sa cause : il ne peut empêcher Fabius et Marcellus de reprendre Capoue et Tarente, presque en même temps que Syracuse, défendue par une armée carthaginoise, tombe au pouvoir des Romains ; ce dernier événement eut lieu en 210. A partir de cette date, les Carthaginois ne remirent plus jamais le pied en Sicile. Les armées carthaginoises n'étaient pas plus heureuses en Espagne où Asdrubal, Magon et Giscon eurent à lutter à la fois contre les Romains et les indigènes : Carthagène elle-même fut emportée d'assaut. Néanmoins, Asdrubal comprit qu'il devait voler, avant tout, au secours de son frère, en Italie ; il y parvint en effet ; mais, arrivé sur les bords du Métaure, il se heurta à l'armée des consuls Livius et Néron. Il fut vaincu et tué (en 207). Néron, ayant fait trancher la tête au cadavre d'Asdrubal, la fit jeter dans les retranchements du camp d'Annibal. Ce dernier, reconnaissant son frère, s'écria tristement : Voilà donc la fortune de Carthage ! Maîtres de la Sicile et de l'Espagne, sûrs de l'alliance du roi numide Massinissa, ayant réduit Annibal à l'impuissance dans le Bruttium, les Romains résolurent de tenter, à leur tour, une nouvelle expédition en Afrique. Scipion y débarque avec trente mille hommes et met le siège devant Utique (203 av. J.-C.)[6]. Asdrubal et le roi numide Syphax, l'adversaire de Massinissa, viennent l'attaquer par derrière ; mais Scipion, apprenant que les tentes des soldats numides sont faites de pieux soutenant un toit de joncs et de branches d'arbres, réussit à mettre le feu dans le camp ennemi. Poussé par un vent violent, l'incendie se propage avec une rapidité extrême, et bientôt les tentes des soldats de Syphax sont la proie des flammes ; Massinissa et les Romains profitent du désordre pour massacrer leurs ennemis. Le sénat de Carthage décréta sur-le-champ le recrutement de nouveaux mercenaires. Asdrubal, aidé de Syphax, avait déjà réuni en Afrique une trentaine de mille hommes : Scipion courut les surprendre aux Grandes Plaines[7], où il leur infligea une défaite qui enlevait à Carthage sa dernière armée. Les Carthaginois n'avaient plus d'espoir que dans Annibal ; celui-ci, rappelé d'Italie, aborde à Leptis, puis gagne Hadrumète d'où il va, sur l'ordre du sénat, camper à Zama, à cinq journées de Carthage. Scipion vint tout de suite l'attaquer ; la lutte fut longue et acharnée. Les Carthaginois furent écrasés (19 oct. 202). Avant la bataille, dit Polybe, non seulement l'Italie et l'Afrique, mais encore l'Espagne, la Sicile et la Sardaigne étaient en suspens et suivaient les événements avec une vive anxiété. La victoire de Scipion mit un aux incertitudes et rendit les Romains maîtres du monde[8]. Annibal battit en retraite sur Hadrumète avec les débris de son armée, puis il rentra à Carthage où il n'avait pas paru depuis trente-six ans. Il conseilla aux Carthaginois de traiter. Les conditions faites par Scipion aux vaincus furent des plus humiliantes : Carthage ne conservera que ses possessions d'Afrique ; elle livrera tous les prisonniers, tous ses éléphants et tous ses navires à l'exception de dix ; elle ne fera aucune guerre sans l'autorisation préalable du sénat romain ; elle n'enrôlera plus de mercenaires ; elle paiera dix mille talents en cinquante années ; elle reconnaîtra Massinissa pour allié et pour maître légitime de ses États héréditaires et de ceux de Syphax. — En exécution de ce traité, quatre mille prisonniers furent rendus et cinq cents galères livrées aux Romains qui y mirent le feu, en pleine mer. L'aspect de cet embrasement, dit Tite-Live, qui vint tout à coup frapper les regards des Carthaginois, leur causa une douleur aussi profonde que s'ils avaient vu l'incendie de Carthage elle-même. Avant de quitter l'Afrique, Scipion prit à tâche d'augmenter les possessions de Massinissa, l'irréconciliable ennemi des Carthaginois ; il lui donna Cirta (Constantine) et les autres villes de la région qui avaient appartenu à Syphax, l'allié de Carthage. Après la guerre, Annibal, porté aux plus hautes fonctions par les suffrages de ses concitoyens, s'appliqua à des réformes intérieures qui auraient peut-être relevé Carthage, mais que l'opposition systématique des patriciens l'empêcha de réaliser. Il y avait, dans le sénat, un parti puissant qui voyait dans l'élévation toujours croissante d'un général, et dans la puissance persistante de sa famille, un danger pour la république. Sans ce parti, Annibal aurait pris Rome après la bataille de Cannes ; sans lui encore, il aurait sauvé la patrie après Zama. Ses ennemis, aveuglés par leurs rancunes politiques, eurent le triste courage de pactiser avec les Romains pour le perdre. Écœuré et voulant épargner à Carthage les horreurs d'une guerre civile, Annibal prit la résolution de s'exiler. Après une heureuse traversée, il aborda à Tyr où il fut accueilli comme dans une seconde patrie ; de là il se rendit auprès d'Antiochus III pour l'exciter à faire la guerre aux Romains. Mais le roi de Syrie n'était pas à la hauteur des conceptions de son hôte illustre qui le quitta pour aller mourir de désespoir chez Prusias, roi de Bithynie (183 av. J. C.). Grâce à son génie commercial, Carthage répara vite ses forces ; elle comptait encore, dit-on, 700.000 habitants, et malgré son abaissement elle faisait toujours trembler sa rivale victorieuse. On se rappelle qu'une des clauses du dernier traité obligeait les Carthaginois à ne faire la guerre à aucun peuple sans l'assentiment du sénat romain. Massinissa, l'allié de Rome, résolut de profiter de cette situation pour agrandir ses États au détriment de Carthage. Chaque année, il s'appropriait une nouvelle ville, un nouveau canton. Les Carthaginois qui avaient les mains liées par le traité ne pouvaient se défendre ; ils portèrent leurs réclamations devant le sénat romain. Rome qui, à ce moment, était engagée dans sa lutte contre Persée, roi de Macédoine, prit garde de se mettre un nouvel ennemi sur les bras ; l'affaire traîna en longueur, on fit des réponses évasives, et finalement dix commissaires furent nommés pour aller en Afrique trancher le différend entre Carthage et Massinissa. Caton était au nombre des arbitres. La vue des richesses et de la prospérité de Carthage qu'il avait crue affaiblie pour jamais, aviva sa haine jalouse ; grâce à lui, les commissaires revinrent à Rome sans avoir fait droit aux légitimes revendications des Carthaginois, et le jour où il rendit compte de sa mission au sénat, Caton, laissant tomber de sa toge des figues de Libye, s'écria : La terre qui les produit n'est qu'à trois journées de Rome. A partir de ce moment, il termina tous ses discours par ces célèbres paroles : delenda quoque Carthago, j'ajoute qu'il faut que Carthage soit détruite. Cet arrêt de mort eût été vain peut-être, si la grande cité qu'il visait n'est été atteinte d'un mal intérieur qui devait précipiter son agonie. Il y avait alors, à Carthage, trois factions rivales : le parti de l'alliance romaine, flétri dans l'histoire sous le nom de parti romain et dont le chef était Hannon ; il comptait ses adhérents surtout dans le sénat ; celui de l'alliance numide, dirigé par Annibal Passer ; le parti populaire qu'inspiraient Asdrubal et Carthalo. Celui-ci, le plus fort, le plus turbulent, et aussi le véritable parti national, exaspéré par la mauvaise foi des Romains, chassa de la ville les amis des Numides, et la guerre fut déclarée à Massinissa, le geôlier de Carthage, dont la fourberie et l'astuce n'étaient dépassées que par l'hypocrisie du sénat de Rome. Le roi numide essaya d'abord de négocier, en envoyant à Carthage ses deux fils Gulussa et Micipsa ; mais ceux-ci touchaient aux portes de la ville lorsqu'un courrier vint, de la part du sénat, leur interdire d'entrer dans les murs ; telle était l'irritation des Carthaginois que plusieurs hommes de l'escorte des jeunes princes furent massacrés. Massinissa, dès lors, autorisé à dire que les Carthaginois avaient violé les traités, s'avança avec son armée. Une grande bataille fut livrée à Oroscope en 149, et les Carthaginois vaincus perdirent cinquante-huit mille hommes. Rome alors intervint ; résolue d'en finir avec sa rivale tout à fait affaiblie, elle lui déclara la guerre, sous prétexte qu'elle avait, sans son autorisation, ouvert les hostilités contre Massinissa. Déjà les consuls étaient partis avec une armée de débarquement, quand arrivèrent de nouveaux ambassadeurs exposant que Carthalo et Asdrubal venaient d'être exilés, et déclarant que Carthage s'en remettait à la discrétion du peupla romain. Le sénat répondit ironiquement qu'il laisserait aux Carthaginois leurs lois, leurs terres et leurs cités, qu'ils devaient envoyer en otage trois cents membres choisis parmi les familles les plus illustres, et que, pour le reste, il leur faudrait s'en rapporter à la décision des consuls. Les Carthaginois se soumirent, la mort dans l'âme, à ces exigences. Peu après, les consuls débarquèrent à Utique avec quatre-vingt-quatre mille hommes ; les ambassadeurs carthaginois les y rejoignirent. Le consul L. Martius Censorinus leur demanda de livrer toutes leurs armes et toutes leurs machines de guerre, la protection de Rome devant suffire à garantir leur sécurité, même contre Asdrubal et les dissidents : les Carthaginois se désarmèrent sans murmurer. En ce jour, dit Polybe, on put apprécier toute la puissance de Carthage, car elle livra plus de deux cent mille armures et deux mille catapultes. Puis, le consul ajouta ces cyniques paroles que n'aurait jamais su trouver la foi punique elle-même : Je vous loue de votre prompte obéissance à exécuter les ordres du sénat ; connaissez à présent ses dernières volontés : il vous commande de sortir de Carthage qu'il a résolu de détruire, de vous établir dans le lieu que vous choisirez, pourvu que ce soit à quatre-vingts stades de la mer[9]. A cette sentence, les ambassadeurs carthaginois, frappés de stupeur, se mettent à pleurer de désespoir, déchirant leurs vêtements, prenant les dieux à témoins de la perfidie des Romains. Sans écouter leurs plaintes et leurs supplications, les consuls les congédient en ces termes : Hâtez-vous d'obéir aux ordres du sénat, et retournez promptement à Carthage, à présent que vous n'avez point encore perdu, à nos yeux, le caractère sacré qui protège les ambassadeurs. A Carthage, on attendait avec anxiété le retour des négociateurs. La foule s'était portée sur les murailles ; des groupes s'étaient avancés à leur rencontre, loin sur la route d'Utique. Dès que leur apparition est signalée, on vole auprès d'eux ; on les aborde, on les presse de questions ; leur démarche fatiguée, la sombre tristesse de leur visage jettent les assistants dans l'angoisse. Ils s'avancent sans une parole, sans un geste ; à la porte de la ville, le peuple se précipite : il faut frayer dans les rangs, à ces hommes muets, un chemin jusqu'à la curie, sur le forum. Arrivés devant le sénat, les ambassadeurs font connaître, d'une voix brisée par la colère et les larmes, les ordres des consuls romains. Les sénateurs, tous à la fois, poussent un cri de vengeance auquel répond du dehors la voix du peuple. Aussitôt, la foule en fureur force les portes et envahit l'assemblée ; en un clin d'œil la ville entière est remplie d'un sinistre tumulte. Les sénateurs qui avaient conseillé de livrer les trois cents otages et toutes les armes sont massacrés ; les plus calmes des citoyens courent aux portes et aux murailles pour éviter une surprise de l'ennemi qui peut paraître à tout instant : la ville entière, dit Appien, était pleine de larmes, de fureur, de craintes et de menaces. Le premier moment d'effervescence passé, le sénat se montra à la hauteur du péril : il affranchit et décida d'armer les esclaves et il ordonna à tous les citoyens de se tenir prêts à combattre. Il n'y eut point de défaillance et personne ne désespéra du salut de la patrie. Soudain, les chefs des diverses factions, tout à l'heure prêts à s'entretuer, s'embrassent. Hommes, femmes et enfants, tout le monde se prépare à la résistance. Les ateliers fabriquent chaque jour quarante boucliers, trois cents épées, cinq cents piques, mille javelots et des machines ; les femmes donnent leurs parures et jusqu'à leurs cheveux qu'on tresse pour en faire des arcs et des cordages ; on prend les poutres des maisons pour en fabriquer des vaisseaux. Asdrubal et les trente mille bannis campés à Néphéris sont rappelés en toute hâte. Lorsque le consul romain, qui attendait impatiemment la réponse, s'avança du côté de Carthage, il trouva les portes closes et un peuple prêt à mourir pour sa patrie. Sur ces entrefaites, des ordres nouveaux et pressants arrivèrent de Rome, ordonnant d'en finir avec Carthage. Du côté de la terre ferme, Carthage, nous dit Appien, était protégée par ses remparts dont il ne reste malheureusement plus trace aujourd'hui, mais qui devaient aller depuis le Khram et Douar-Chott jusqu'à Gamart[10] : le monticule appelé Koudiat-el-Hobsia était peut-être un ouvrage important destiné à protéger les ports. Derrière Douar-Chott, on voyait, naguère encore, les restes d'une grosse tour, sans doute un des bastions du mur d'enceinte. Le faubourg de Megara était séparé de Carthage même, par un rempart. Enfin les fortifications formidables de Byrsa étaient indépendantes de celles de la ville auxquelles elles se reliaient pourtant par une muraille qui allait depuis l'angle sud-ouest de la citadelle jusque derrière La Malga et Douar-Chott. Les consuls Manilius et Censorinus se préparèrent à assiéger la ville[11] : ils commencèrent par évoquer les divinités tutélaires de Carthage dans de solennelles imprécations ; puis, Manilius prit position au nord, non loin, vraisemblablement, de la porte d'Utique, c'est-à-dire vers le village de Sidi-Daoud, suivant Charles Tissot. Censorinus se porta, avec la flotte, à l'extrémité de la tænia, à La Goulette. Les Romains s'imaginant que Carthage était sans défense, se promettaient une victoire facile. Ils furent bien surpris à la vue des guerriers qui couronnaient les remparts, et leur étonnement devint de la confusion quand, à deux reprises, leurs attaques furent repoussées. L'action de Manilius fut, d'ailleurs, paralysée par l'armée d'Asdrubal qui, partie de Néphéris à l'appel des assiégés, avait contourné le lac de Tunis, et était venue prendre à revers l'armée romaine qui dut se fortifier dans son camp. Quant à Censorinus, plus libre de ses mouvements et s'appuyant sur la flotte, il résolut de tenter une nouvelle attaque par la tænia. Afin de faciliter les mouvements de ses troupes, il élargit la tænia en comblant une petite portion du lac de Tunis, puis il construisit deux énormes béliers pour saper la muraille. Les deux machines réussirent effectivement à ouvrir une brèche ; mais les Carthaginois réparaient, chaque nuit, la partie du mur qui s'était écroulée pendant le jour ; à la fin, quand les assiégés virent que leur travail nocturne devenait insuffisant, ils s'élancèrent hors des remparts avec des torches et mirent le feu aux machines ennemies. Ce coup d'audace fut suivi d'un engagement acharné. Les Carthaginois combattaient en rangs pressés, les hoplites en première ligne, les hommes armés de frondes et de massues au second rang. Les Romains furent repoussés : seule, la valeur de Scipion Émilien, alors tribun militaire, empêcha cet échec d'être changé en désastre. Les chaleurs de l'été, puis la peste qui sévit dans les rangs de l'armée romaine déterminèrent Censorinus à s'éloigner. Sa flotte qui stationnait dans le lac de Tunis, dut gagner la haute mer par l'étroit goulet qui parait s'être appelé le Catadas. Les Carthaginois observant cette manœuvre lancèrent des brûlots sur les vaisseaux romains gênés dans leurs mouvements : la flamme se communiqua à plusieurs galères et peu s'en fallut que toute la flotte romaine ne fût incendiée. Débarrassés de Censorinus, les Carthaginois entreprirent de chasser Manilius. Une nuit, ils se précipitèrent sur les retranchements romains qu'ils allaient forcer, lorsque l'armée romaine fut sauvée encore une fois, par le jeune Scipion, grâce à un mouvement tournant qu'il fit exécuter par ses troupes et qui contraignit les Carthaginois à rentrer dans leurs murs. Néanmoins, la position de l'armée romaine était des plus critiques ; chaque jour, c'étaient de nouveaux combats, de nouvelles sorties des Carthaginois, tandis qu'Asdrubal et son lieutenant Phameas tenaient la plaine, du côté de Tunis et de l'Ariana. Manilius eût succombé sans la trahison de Phameas qui passa dans le camp romain, et sans le secours en cavalerie qu'amena Gulussa, le successeur de Massinissa sur le trône de Numidie. Au printemps de l'an 148, le consul Calpurnius Piso et le préfet de la flotte, L. Mancinus, qui avaient conduit une nouvelle armée en Afrique, sont battus par Asdrubal devant Clypæa et Hippo Diarrhytus et forcés de se réfugier à Utique. Ce fut alors que le sénat romain, ému de ces échecs répétés, confia la direction suprême de la guerre d'Afrique à Scipion Émilien. Le jour même où celui-ci arrivait à Utique pour y organiser son armée, le chef de la flotte, Mancinus, tentait un coup de main sur Carthage, non loin de la pointe de Sidi-Bou-Saïd qu'il supposait dégarnie de défenseurs. Ses soldats débarquent nuitamment et s'élancent, la plupart sans armes, sur les rochers qu'ils escaladent. Entrés dans le pomœrium ils se croyaient maîtres d'une forte position ; mais, au lever de l'aurore, l'alarme est donnée dans la ville, et les Romains sont accablés de toutes parts : ils auraient péri jusqu'au dernier sans les vaisseaux que Scipion envoya à leur secours. Scipion, prêt à donner l'assaut, quitta Utique pour aller
camper en face d'un camp retranché établi par les Carthaginois hors des murs
de la ville. Asdrubal qui, jusque-là s'était tenu dans la campagne, rentra
dans la place avec six mille fantassins et mille cavaliers numides. Pendant la nuit, raconte Appien, et tandis que l'ennemi ne s'y attendait pas, Scipion
dirigea une double attaque contre le faubourg de Carthage qu'on appelait
Megara (La Marsa). C'est un quartier très grand qui est contigu aux murs
extérieurs. Ayant envoyé des troupes pour attaquer sur un point, il se porta
lui-même à vingt stades de distance, avec des haches, des échelles et des
leviers, en faisant observer à ses troupes le plus profond silence. Les
sentinelles carthaginoises placées sur les murs de Megara, ayant poussé le
cri d'alarme, son corps d'armée et celui qui faisait la fausse attaque y
répondirent par une clameur terrible. Les Carthaginois furent effrayés de
voir, la nuit, tant d'ennemis les assaillir de deux côtés à la fois.
Cependant, Scipion ne put s'emparer des murs ; heureusement une tour déserte,
située hors des remparts qu'elle égalait en hauteur, s'élevait à peu de
distance de leur enceinte. Le général romain y fait monter de jeunes soldats
intrépides qui, avec des solives et des planches appuyées sur la tour et le
mur, forment un pont, sur lequel ils s'élancent ; ils renversent l'ennemi qui
défendait la muraille, s'en emparent, sautent dans Megara, et après avoir
brisé une des portes, y introduisent Scipion. Il y entre avec quatre mille
hommes ; les Carthaginois, comme si le reste de la ville était pris, se
réfugient dans Byrsa. Les cris des prisonniers, le tumulte qu'ils entendaient
derrière eux, effrayèrent tellement les Carthaginois demeurés dans le camp
retranché, hors des murs, qu'ils abandonnèrent aussi cette position et
rentrèrent avec les autres dans la citadelle. Toutefois, comme le faubourg de
Megara était rempli de jardins plantés d'arbres, séparés par des clôtures en
pierres, des haies d'arbustes épineux, et coupés par de nombreux canaux
profonds et tortueux, Scipion, craignant de s'engager dans ce terrain
difficile dont les voies étaient inconnues aux Romains, et où l'ennemi, à la
faveur de la nuit, pouvait lui dresser une embuscade, s'arrêta et fit sonner
la retraite. Le lendemain, au lever de l'aurore, Asdrubal apprit, la mort dans l'âme, l'heureux coup de main de Scipion ; il satisfit son désir de vengeance sur les prisonniers romains qu'il fit massacrer. Scipion s'empressa, de son côté, de mettre à profit les avantages que lui faisaient ses positions nouvelles. Il fit creuser un fossé, éloigné des murailles de Carthage d'une portée de trait, et qui, long de 4,625 mètres, allait depuis le lac de Tunis jusqu'au golfe d'Utique, de façon à isoler complètement les assiégés et à les mettre dans l'impossibilité d'exécuter des sorties et de se ravitailler en soldats et en vivres. Un second fossé parallèle fut creusé à une courte distance du premier, tandis que deux autres retranchements analogues mais transversaux, donnèrent à tout ce travail de circonvallation et de contrevallation la forme d'un vaste rectangle ; ce vallum était hérissé de palissades, derrière lesquelles s'élevait l'agger. En outre, poursuit Appien, du côté qui regardait Carthage, Scipion construisit un mur dans toute la longueur des vingt-cinq stades, de douze pieds de haut, sans les parapets et les tours qui flanquaient la courtine par intervalles. La largeur du mur était moitié de sa hauteur. Au milieu, était une tour en pierres, très haute, surmontée d'une tour de bois à quatre étages, d'où la vue plongeait dans la ville. Il acheva cet ouvrage en vingt jours et vingt nuits. Toutes les troupes y furent employées, les soldats se relayant tour à tour pour travailler et se battre, pour manger et pour dormir. Ces travaux, en assurant les positions de l'armée romaine, mirent les Carthaginois dans l'impossibilité de briser le cercle de fer qui les étreignait de plus en plus étroitement. La famine ne tarda pas à sévir dans la place, ravitaillée seulement par les quelques navires qui réussissaient à tromper la surveillance de la flotte romaine pour aller chercher les vivres que le général carthaginois Bithyas recueillait dans la presqu'île du cap Bon. Ce fut alors qu'Asdrubal, voyant la population décimée et démoralisée, eut recours aux négociations ; il s'adressa non pas à Scipion directement, mais à son allié, le roi numide Gulussa, duquel il sollicita une entrevue. Asdrubal, raconte Polybe, arriva au lieu désigné à Gulussa pour l'entrevue,
complètement armé et couvert d'un riche manteau de pourpre. Il s'était fait
accompagner par dix soldats. Cependant, il laissa ses gardes derrière lui, à
vingt pas environ, et du bord du fossé qui le protégeait, par un signe qu'il
devait plutôt attendre que donner, il invita le roi de Numidie à s'approcher.
Gulussa, au contraire, vint à l'entrevue sans escorte, et vêtu simplement.
Lorsqu'il fut près d'Asdrubal, il lui demanda pourquoi il s'était couvert
d'une cuirasse et muni de toutes ses armes : Qui craignez-vous donc ?
lui dit-il. — Je crains les Romains, reprit le Carthaginois. — Je le vois bien, repartit
Gulussa, car s'il en était autrement, vous ne resteriez pas enfermé dans
votre ville. Mais enfin, que souhaitez-vous de moi ? — Je vous prie, dit
Asdrubal, d'être notre intercesseur auprès du général romain. Vous pouvez
lui promettre que, s'il épargne Carthage et la laisse subsister, il trouvera
en nous une entière soumission. Gulussa, haussant les épaules, et
s'adressant au chef carthaginois : Vos
paroles sont d'un enfant. Quoi dans l'état déplorable où vous êtes, assiégés
par mer et par terre, sans ressources et ne conservant pas même des espérances,
vous n'avez d'autres propositions à faire que celles qu'on a rejetées à
Utique, avant le siège ? — Nos
affaires ne sont point aussi mauvaises que vous le pensez, répondit Asdrubal. Nos alliés arment au dehors pour
notre défense, et les troupes que nous avons placées sur différents points de
notre a territoire n'ont pas encore été attaquées. Mais c'est surtout dans
les dieux que nous mettons notre confiance. Ils sont trop justes pour ne
point nous venger de la perfidie des Romains... Dites au consul que les Carthaginois ont pris la résolution
de se faire massacrer jusqu'au dernier, plutôt que de se rendre. Avant de se séparer, Asdrubal et le roi de Numidie
s'engagèrent à revenir au même endroit trois jours plus tard. Rentré au camp, Gulussa rendit compte à Scipion de l'entretien qu'il avait eu avec Asdrubal. Le consul dit ironiquement : En vérité, je ne conçois pas qu'après avoir massacré nos captifs, et violé toutes les lois divines et humaines, cet homme ose encore compter sur la protection des dieux. ...Néanmoins, Scipion chargea Gulussa d'annoncer au général carthaginois, de sa part, qu'il lui accordait, à lui, à sa femme, à ses enfants et à dix familles parentes ou amies, la vie et la liberté, et qu'il lui permettait, en outre, d'emporter de Carthage dix talents de son bien, et d'emmener avec lui ceux qu'il voudrait choisir parmi ses esclaves... Le jour de la seconde entrevue, Asdrubal portait encore ses armes et son manteau de pourpre. A sa démarche lente et grave, ou eût dit qu'il jouait, dans une tragédie, le rôle du tyran. Le général carthaginois était gras de sa nature, mais ce jour-là son embonpoint parut plus grand qu'a l'ordinaire. On l'aurait pris pour un homme qui vit dans un marché comme les bœufs qu'on engraisse... Après avoir connu, par Gulussa, les offres du consul, il s'écria, en se frappant la cuisse à coups redoublés : Je prends les dieux et la fortune à témoins que le soleil ne verra jamais Carthage détruite et Asdrubal vivant. Un homme de cœur n'est nulle part plus noblement enseveli que sous les ruines de sa patrie ! La fière attitude de ce général malheureux, peut-être au-dessous de sa tâche, mais qui ne parait pas mériter les injures que Polybe lui jette à la face, fit rompre les négociations, et les opérations du siège furent poussées avec plus de vigueur. Comme Bithyas, campé auprès de Néphéris, envoyait par mer des secours en vivres et en hommes à la ville assiégée, Scipion résolut de compléter l'investissement en fermant l'entrée des ports. Les ports de Carthage, dit Appien[12], étaient disposés de telle sorte que les navires passaient de l'un dans l'autre ; du côté de la mer, ils n'avaient qu'une seule entrée, large de soixante-dix pieds, qui se fermait avec des chaînes de fer. Le premier port, destiné aux bâtiments marchands, était garni d'amarres nombreuses et variées. Au milieu du second, était une 11e entourée de grands quais, de même que les bords opposés du bassin. Les quais présentaient une série de cales qui pouvaient contenir 220 vaisseaux. Au dessus des cales, on avait construit des magasins pour les agrès. En avant de chaque cale s'élevaient deux colonnes d'ordre ionique, qui donnaient à la circonférence du port et de l'île l'aspect d'un portique. Dans l'île, on avait construit pour l'amiral un pavillon (σκηνή), d'où partaient les signaux de la trompette, les ordres transmis par le héraut, et d'où l'amiral exerçait sa surveillance. Vile était située vers le goulet et s'élevait sensiblement, afin que l'amiral vit tout ce qui se passait au large, sans que les navigateurs pussent distinguer ce qui se faisait dans l'intérieur du port. Les marchands mêmes, qui trouvaient un abri dans le premier bassin, ne voyaient point les arsenaux du second ; une double muraille les en séparait, et une entrée particulière leur donnait accès dans la ville, sans passer par le port militaire. Tel était l'état des ports quand Scipion forma le projet de les attaquer. A partir de la bande de terre,
qui se trouve entre le lac de Tunis et la mer, il fit jeter une digue qui
s'avançait, presque en droite ligne, vers l'embouchure du port, peu distante
du rivage. Cette jetée avait 24 pieds de large au sommet et 96 à la base.
Scipion disposait d'une nombreuse armée qu'il faisait travailler jour et
nuit, et les Carthaginois, qui d'abord avaient ri de ce projet gigantesque,
allaient se trouver entièrement bloqués, car, ne pouvant recevoir de vivres
par terre, et la mer leur étant fermée, la faim les eût contraints de se
rendre à discrétion. Ce fut alors qu'ils entreprirent d'ouvrir une nouvelle
issue dans une autre partie de leur port qui regardait la pleine mer. Ils choisirent
ce point parce que la profondeur de l'eau et la violence des vagues qui s'y
brisent rendaient impossible aux Romains de le fermer avec une digue. Hommes,
femmes et enfants y travaillèrent jour et nuit, en commençant par la partie
intérieure, et avec tant de secret que Scipion ne put rien savoir des prisonniers
qu'il fit alors, sinon qu'on entendait un grand bruit dans les ports, mais
qu'on en ignorait la cause et l'objet. En même temps les assiégés
construisaient avec d'anciens matériaux, des trirèmes et des quinquérèmes,
mettant à ce travail une adresse et une activité singulières. Enfin, lorsque
tout fut prêt, les Carthaginois, au point du jour, ouvrirent la communication
avec la mer, et sortirent avec cinquante trirèmes et un grand nombre d'autres
navires qui avaient été appareillés avec le plus grand soin, de manière à
jeter la terreur parmi les Romains. Les Romains, en effet, furent frappés d'épouvante
lorsqu'ils se virent pris à revers par la flotte carthaginoise, leurs lourds
bâtiments étant sans rameurs ni soldats, puisque les matelots eux-mêmes
avaient débarqué pour prendre part aux opérations du siège. Si les nouveaux
vaisseaux carthaginois, peut-être contrariés par le vent, n'eussent été
obligés de sortir du port un à un, manœuvrant lentement et avec indécision,
c'en eût été fait de l'armée romaine. Mais ce ne fut qu'au bout de trois
jours que les Carthaginois purent présenter le combat, et à ce moment, les
galères romaines, revenues de leur stupeur, étaient prêtes à répondre à
l'attaque. La mêlée dura plusieurs jours, sans trêve ni relâche, avec un
acharnement épouvantable. Les navires carthaginois, fatigués mais non
vaincus, se refugièrent le long du quai qui bordait la pleine mer, afin
d'être protégés par le feu des remparts. Scipion, dès lors, chercha à
s'emparer du quai et fît avancer les béliers pour saper le mur de mer. Cet ouvrage, poursuit Appien, devenait un point d'attaque très avantageux pour entamer
le port. Alors, ayant amené beaucoup de machines et battu avec des béliers la
fortification intermédiaire, il en renverse une partie. Les assiégés font une
sortie la nuit. et se portent contre les machines des Romains, non par terre,
car c'était impraticable, ni avec des vaisseaux, car la mer, sur ce point,
est pleine de bas-fonds : il y marchent tout nus, portant des torches non
allumées pour n'être pas aperçus de loin. Ils entrent dans la mer sans être
vus, et s'avancent' les uns à la nage, les autres ayant de l'eau jusqu'à la
poitrine. Lorsqu'ils sont arrivés près des machines, ils allument leurs
torches, et alors le feu les ayant découverts, ils reçoivent sur leurs corps
nus de terribles blessures. Mais telle est leur audace et la force de leur
désespoir que, malgré ce désavantage, ils enfoncent les Romains et brûlent
leurs machines. La terreur même est si grande que Scipion est contraint de
faire tuer quelques-uns des fuyards pour forcer les autres à rentrer dans le
camp où ils passent tout le reste de la nuit sous les armes. Les
Carthaginois, après avoir brûlé les machines, retournent à la nage dans la
ville. Les assiégés réparent sans relâche les brèches faites à leurs murailles et tentent de nouvelles sorties ; les Romains renouvellent leurs attaques, montent plusieurs fois à l'assaut. Chaque jour, ce sont, de part et d'autre, de nouveaux traits d'audace et d'héroïsme. On atteignit ainsi la fin de l'été et il fallut suspendre les opérations du siège[13]. Scipion fit alors construire, en face des remparts et les égalant en hauteur, un mur en briques capable d'abriter un corps de quatre mille archers. Ainsi assuré que les Carthaginois ne pouvaient plus sortir ni de leurs remparts ni de leur port, il marcha avec une partie de ses troupes contre l'armée dont le quartier général était à Néphéris et qui menaçait ses derrières. Après un siège de vingt deux jours, Néphéris elle-même fut emportée d'assaut, et là les Romains tuèrent ou firent prisonniers 80.000 ennemis[14]. Dès les premiers jours du printemps
de l'année suivante (146 av. J.-C.),
dit Appien, Scipion prit le parti d'attaquer Byrsa
et celui des ports intérieurs qu'on appelle Cothon. Asdrubal fit incendier
pendant la nuit la partie quadrangulaire du Cothon, espérant arrêter ainsi la
marche de l'ennemi, mais tandis que lui et les siens sont tout entiers à
cette opération, Lélius, à leur insu, escalade la partie opposée du port, qui
était circulaire. Les Romains s'élancent de toutes parts, passent d'une
enceinte à l'autre au moyen de poutres et de planches, et repoussent
facilement un ennemi exténué. Ils s'emparent ainsi du mur qui enfermait le
Cothon. La nuit étant venue, Scipion campe avec ses troupes sur le forum, qui
était voisin du port[15]. Le lendemain matin, le général romain fit avancer en première ligne quatre mille hommes de troupes fraîches. En arrivant sur le forum, les soldats font irruption dans le temple d'Apollon qu'ils saccagent, allant jusqu'à arracher les lamelles d'or qui recouvraient la statue du dieu. Scipion était au cœur de la ville ; le glas suprême avait sonné pour Carthage : il ne restait plus qu'à prendre d'assaut la citadelle ; les fortifications en étaient formidables et n'avaient encore subi aucune atteinte. Voici comment Beulé lés décrit d'après les témoignages littéraires : Du côté du lac de Tunis, l'enceinte de Byrsa servait à la ville (Orose, IV, 22) : qu'on se figure deux cercles, le plus petit compris dans le plus grand et se touchant par un point commun. Ces murs étaient construits en pierres de taille, saxo quadrato. Ils avaient 40 coudées de hauteur, environ 60 pieds, et 22 coudées d'épaisseur, 33 pieds, si l'on en croit Diodore. Appien (VIII, 95) leur donne la même épaisseur, mais il réduit la hauteur à 30 coudées, ce qui ne fait que 45 pieds (13m,86). Il ajoute que ces murs étaient creux et couverts : des étages avaient été ménagés dans l'intérieur. Au rez-de-chaussée, il y avait des écuries pour 300 éléphants, avec les provisions nécessaires à leur nourriture. Au-dessus d'eux, 4000 chevaux trouvaient place avec l'orge et le fourrage pour un long siège. Enfin 20.000 fantassins et 4000 cavaliers logeaient dans ces magnifiques murailles, que le consul Censorinus comparait avec raison à un camp (Appien, VIII, 88)[16]. Trois rues conduisaient du forum à Byrsa ; elles étaient bordées de maisons très serrées, à six étages. Il fallut faire le siège de ces maisons, les unes après les autres, avancer pied à pied, de terrasse en terrasse, au moyen d'échelles, de planches et de poutres jetées sur les intervalles des cours et des ruelles adjacentes ; on met le feu partout pour chasser ou briller les défenseurs. La guerre des rues est toujours atroce et le soldat enivré de sang, ne conne ni la raison ni la pitié. Les Carthaginois périssent, les uns par le glaive, les autres par le feu ; il en est qui, tombant du haut des terrasses, sont reçus sur les piques des assaillants ; et pour accompagnement de ces horreurs, on n'entend que le cliquetis des armes, le bruit des machines et des murs qui s'écroulent, la voix des chefs, le son des trompettes, les gémissements des mourants, les cris de douleur des blessés qu'achève l'incendie. On arrive ainsi au pied des ouvrages avancés de Byrsa : les murs sont sapés par la base durant six jours et six nuits, puis ils s'écroulent par places. On voit alors tomber avec les décombres les vieillards, les femmes, les enfants qui avaient cherché dans la citadelle un dernier refuge. Leurs corps sont broyés sous les pieds des chevaux qui passent et repassent ; les soldats chargés de déblayer le terrain, armés de crocs, de pelles et de haches, jettent pêle-mêle dans un même fossé les poutres, les pierres, les blessés et les cadavres. Ce n'était point, dit Appien, par cruauté ni à dessein, que les Romains agissaient ainsi. D'abord, ils étaient excités par l'espoir d'une victoire prochaine ; ensuite, le mouvement et l'agitation, la voix des hérauts, les sons éclatants de la trompette, les commandements des tribuns et des centurions qui dirigeaient le travail des cohortes, tous ces bruits enfin d'une ville prise et saccagée inspiraient aux soldats une sorte d'enivrement et de fureur qui les empêchaient de voir ce qu'il y avait d'atroce dans un pareil spectacle. Appien résume ici les impressions de l'historien Polybe, l'ami de Scipion, qui assista en personne à la seconde partie du siège et à la prise de la citadelle[17]. Scipion était infatigable ; ses soldats se relayaient dans le carnage, mais lui, toujours debout, la nuit comme le jour, les encourageait de la voix, du geste et de l'exemple. Enfin, le septième jour, se trouvant accablé de lassitude, il monta sur une éminence et s'assit dans un lieu d'où il pouvait encore surveiller son armée. En cet instant, on lui amena des Carthaginois, qui venaient lui dire que ceux qui s'étaient réfugiés dans l'enceinte de la citadelle étaient prêts à se rendre si on leur promettait la vie sauve. J'y consens, dit Scipion ; les transfuges seuls n'obtiendront point de grâce. Cinquante mille hommes et femmes se livrèrent dès lors au vainqueur. Il ne resta dans Byrsa que les transfuges au nombre de 900, avec Asdrubal, sa femme et ses deux enfants. Ces derniers héros de l'indépendance se retranchèrent dans le temple d'Eschmoun, bâti à peu près là où se trouve la chapelle de Saint-Louis, et auquel on n'accédait que par un escalier mobile de soixante marches, qu'on pouvait facilement couper en temps de guerre. Ils luttèrent avec toute l'énergie que donne le désespoir. A la fin, épuisés par les veilles, la faim, les blessures, la fatigue physique, ils abandonnèrent les dépendances et les alentours du temple pour se réfugier dans les parties élevées de l'édifice. Ce fut alors qu'Asdrubal, par une inexplicable défaillance, dans le but peut-être de sauver sa vie, descendit au camp romain par une porte secrète et se présenta à Scipion, une branche d'olivier à la main. Le général romain le fit asseoir à ses pieds et l'exposa, ainsi prosterné et humilié, aux regards des transfuges. A cette vue, ceux-ci exaspérés, accablèrent leur ancien chef des plus cruelles injures, puis ils mirent le feu au temple pour s'ensevelir sous ses ruines. Déjà l'incendie commençait à dévorer l'édifice, lorsque la femme d'Asdrubal, parée de ses plus riches vêtements et tenant ses deux enfants, parait au haut des murs, à la vue de Scipion. Elle l'apostrophe en ces termes : Romain, les dieux te sont favorables, puisqu'ils t'accordent la victoire ; mais souviens-toi de punir Asdrubal qui a trahi sa patrie, ses dieux, sa femme et ses enfants : les génies qui protégeaient Carthage s'uniront à toi pour cette œuvre de vengeance ! Puis se tournant vers Asdrubal : Ô
le plus lâche et le plus infâme des hommes ! tu me verras mourir ici avec mes
deux enfants ; mais bientôt tu sauras que mon sort est encore moins à
plaindre que le tien. Illustre chef de la puissante Carthage, tu orneras le
triomphe de celui dont tu baises les pieds, et après ce triomphe, tu recevras
le châtiment que tu mérites. En achevant ces malédictions, elle
égorgea ses deux enfants et se précipita dans les flammes. On raconte que Scipion, témoin de tant de ruines et d'atrocités, versa des larmes. Songeant à la triste destinée de Carthage, naguère si riche et puissante, il lui arriva de s'écrier avec Homère : Viendra un jour où périra Troie, la ville sacrée, et où périront avec elle Priam et son peuple invincible ! Polybe qui se trouvait à côté de Scipion lui dit alors : Quel sens attachez-vous à ces paroles ? — C'est Rome qui occupe ma pensée, répondit Scipion ; je crains pour elle l'instabilité des choses humaines. Ne pourrait-il point se faire qu'elle éprouvât un jour les malheurs de Carthage ! Après la prise de Byrsa, Scipion permit à ses soldats de piller et d'achever de brûler la ville. La couche épaisse de cendres, de pierres noircies, de verre fondu, de fragments de métal tordus par le feu, d'ossements à demi calcinés, qu'on retrouve encore aujourd'hui, à 4 ou 5 mètres de profondeur, sous les décombres de la Carthage romaine, entre Byrsa et les ports, témoigne assez de ce que fut l'horrible siège de cette partie de la ville. L'incendie se prolongea durant dix-sept jours. Scipion se hâta d'envoyer à Rome un vaisseau chargé d'annoncer la victoire. La joie fut immense ; on répétait partout que jamais Rome n'avait remporté un aussi grand triomphe. D'aucuns uléma n'osaient croire à une pareille fortune, et
l'imagination hantée par les terribles récits que, jadis, on leur avait faits
au sujet de cette terre d'Afrique, le pays des monstres, Africa portentosa, que personnifiait Carthage,
ils s'en allaient répétant : Mais est-ce bien vrai
que Carthage soit détruite ? Plusieurs jours se passèrent en actions
de grâces aux dieux et en réjouissances publiques. Scipion invita les villes
de Sicile à envoyer des délégués pour reconnaître les œuvres d'art que les
Carthaginois leur avaient enlevées au cours des guerres plus anciennes. C'étaient, dit Diodore, des
portraits peints de leurs hommes illustres, des statues exécutées avec un
talent remarquable, et des offrandes en or et en argent qu'on avait faites à
leurs dieux. Himéra y retrouva sa statue personnifiée sous les traits d'une
femme et celle du poète Stésichore ; Ségeste, sa Diane ; Géla, plusieurs
objets d'art ; Agrigente, le fameux taureau de Phalaris. Des commissaires ne tardèrent pas à arriver de Rome pour régler le sort de la province carthaginoise, et faire disparaître jusqu'aux derniers vestiges d'une ville dont les ruines sentaient l'incendie et la mort. Si Byrsa et tout le quartier des ports et du forum n'étaient plus qu'un monceau de décombres pulvérisés, les faubourgs de Magalia et de Megara avaient moins souffert et étaient encore debout en partie. Le sénat romain, impitoyable dans sa vengeance, décida que tout devait être renversé. Maisons, temples et remparts furent démolis et rasés, et défense fut faite d'habiter ces vastes champs de ruines que de solennelles imprécations vouèrent aux dieux infernaux : Tel fut l'épilogue lamentable d'une lutte à laquelle le sort du monde était attaché. Carthage était l'avant-garde des civilisations orientales du côté de l'Occident. En elle, c'est l'Asie qui est refoulée, comme elle le fut à Marathon dans la personne de Xerxès, comme elle le sera encore à Poitiers dans la personne d'Abderame. Thémistocle, Scipion, Charles Martel sont les champions de la civilisation européenne contre la barbarie asiatique. Carthage, ville de marchands et de chercheurs d'or, nid de pirates sans scrupules, commit durant son existence, de telles iniquités qu'on serait tenté de dire qu'elle a succombé justement, si elle n'avait, dans les dernières et émouvantes convulsions de son agonie, montré tant d'héroïsme, et si Rome, sa rivale heureuse, n'avait fait preuve de tant de mauvaise foi et de perfidie. |
[1] Ch. Tissot, Géogr. comp.,
t. I, pp. 542-545.
[2] Polybe, Hist., I, LXXIV, 13.
[3] Polybe, Hist., I, LXXVI. Suivant Ch. Tissot (Géogr. comp., t. I, p. 547), le défilé de la Hache ou plus exactement de la Scie (πρίων) se trouverait non loin des plaines de Kairouan, sur le plateau très accidenté qui sépare le bassin de l'oued Nebhan de celui de l'oued el-Kebir.
[4] Sur le siège de Sagonte, voyez Oehler, dans le Neue Jahrbücher für Philologie, t. CXLIII, 1891, pp. 421-428.
[5] Sur la campagne d'Annibal en Italie, voir l'étude de M. Haupt, dans les Mélanges Graux (1884), et celle de M. Bossi, dans les Studi e documenti di storia e diritto, t. IX à XII (1888-1891).
[6] Sur la marche de Scipion, voyez Ch. Tissot, Géogr., t. I, p. 548.
[7] Ch. Tissot identifie les Grandes Plaines avec la Dakhia des Oulad Bou-Salem, le Campus Bellensis de saint Augustin, le πεδίον βούλλης, de Procope : c'est un immense cirque naturel formé par les alluvions du Bagrada (Medjerda). Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 62.
[8] On identifie Zama avec Amor el-Djedidi ou, plus ordinairement, avec Djiama, au nord de Djebel Massoudj (K. Lehmann, dans le Jahrbücher für class. Philologie, Suppl., t. XXI, 1894, pp. 527-616 ; Winckler, dans le Bulletin de géogr. et d'archéol. d'Oran, t. XIV, 1894, pp. 17.46).
[9] Sur ce point, voyez O. Meltzer, dans le Neue Jahrbücher für Philologie, t. CXLIII, 1891, pp. 685 et suiv.
[10] Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 576 ; Perrot et Chipiez, Hist. de l'art dans l'antiquité, t. III, pp. 342 et suiv.
[11] Appien, VIII, 97 et suiv. Voyez l'analyse des opérations du siège dans Tissot, Géogr. comp., t. I, pp. 613 et suiv.
[12] Appien, Punica, VIII, 96 ; et. Charles Tissot, Géogr. comp., t. I, pp. 599 et 626.
[13] Appien, VIII, 125 ; Ch. Tissot, Géogr.
comp., t. I, p. 628.
[14] Sur l'emplacement de Néphéris, voyez l'article du P. Delattre dans le Cosmos du 14 septembre 1889, pp. 185 à 188.
[15] Appien, Punica, VIII, 127 ; cf. Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, pp. 602 et 630.
[16] Beulé, Fouilles à Carthage, pp. 13-14 ; cf. Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, pp. 570 et suiv.
[17] Appien, Punica, VIII, 128 à 130 ; Ch. Tissot, Géogr. comp., t. I, p. 632.