Trente-six heures après avoir levé l'ancre dans le port de Marseille, le paquebot de la Compagnie transatlantique qui se dirige vers Tunis, salue pour la première fois la terre d'Afrique dont il aperçoit de loin, à droite et à gauche, les contours brumeux et ondulés : il entre dans le grand golfe que les Anciens appelaient sinus Uticensis, fermé, à l'ouest, par le Ras Aliel-Mekki, jadis le promontoire d'Apollon ; à l'est, par le Ras Adar ou promontoire de Mercure, auquel les marins ont donné, par antiphrase, le nom de cap Bon. On approche ; bientôt, le bateau glisse au pied d'une haute falaise, aux pentes escarpées, que domine un phare, au milieu d'un bois d'oliviers parsemé de maisons blanches : c'est le cap Carthage, couronné par le village arabe de Sidi-Bou-Saïd. Du pont du navire, le voyageur est, soudain, émerveillé du spectacle qui s'offre à ses regards : sous un ciel d'une pureté inconnue à notre climat européen, la côte, avec ses villas pittoresquement étagées dans la verdure, lui parait d'une végétation luxuriante, et quand il se prend à songer que là fut la ville de Didon et d'Annibal, son admiration de la nature, se mêlant aux souvenirs classiques, fait place à une mélancolique rêverie. Plus loin, sur un mamelon isolé, se dressent des constructions modernes d'aspect monumental : c'est l'ancienne citadelle de Byrsa, où se déroulèrent tant de drames historiques ; où, dit-on, vint mourir le roi saint Louis, et qu'occupent, à présent, le séminaire des Pères Blancs et la cathédrale qui fut comme le testament du cardinal Lavigerie. Voici maintenant, sur la côte basse et sablonneuse, le petit port de La Goulette qui garde l'entrée du lac de Tunis. Naguère encore, il était défendu par un fort turc, assiégé et pris par Charles-Quint sur Barberousse, et qui sert aujourd'hui de caserne. A gauche, sont l'arsenal et le bagne beylical où Vincent de Paul exerça sa charité au milieu des malheureux que la piraterie arabe avait réduits en esclavage. Le site de Carthage, de ses faubourgs et de ses jardins s'étendait jusque-là, formant, au fond du golfe, une vaste presqu'île, resserrée entre la lagune de Tunis au sud, et la rade d'Utique au nord. Aujourd'hui, le littoral méditerranéen présente dans ces parages de sensibles modifications. Le lac de Tunis s'est ensablé et rétréci ; la rade d'Utique est devenue une plaine marécageuse autour du lac salé qu'on appelle sebkha de Soukbara ou sebkha er-Riana. Les alluvions charriées par la Medjerda, l'antique Bagrada, ont déplacé le cours inférieur du fleuve, et même, à la longue, elles ont fini par constituer un cordon de dunes qui forme une nouvelle frontière à la Méditerranée ; de telle sorte que l'éperon rocheux de Alibou-Ktioua qui, jadis, fermait l'isthme au nord en s'enfonçant dans la mer, est maintenant éloigné du littoral de plus de quatre kilomètres[1]. Toutefois, on reconnaît assez bien encore, l'ancienne configuration de la côte, et l'on peut constater, sur place, l'exactitude des renseignements fournis par Polybe (I, 73) qui évalue approximativement la largeur de l'isthme à 25 stades (4.625 mètres). C'est à peu près la longueur actuelle du Djebel Ahmar, petite chaîne escarpée, tendue par la nature, du nord-est au sud-ouest, pour clore la presqu'île carthaginoise. Ainsi délimitée, cette presqu'île avait, suivant Strabon, un périmètre de 360 stades, c'est-à-dire 66.600 mètres ; sa configuration géographique se rapproche assez sensiblement de la figure d'un triangle dont la base serait l'isthme lui-même, dans sa partie la plus étroite, et le sommet, le cap Carthage. L'angle sud est représenté par la langue de terre sablonneuse (ταινία, ligula) qui finit à La Goulette, et l'angle nord, par le cap Gamart, point de rencontre du Djebel Khaoui et du Djebel Remel, dont les hauteurs, abruptes du côté de la mer, s'abaissent graduellement à l'ouest, pour aller mourir dans la sebkha de Soukhara, en face des ruines d'Utique. De Gamart à La Goulette, on compte 10 kilomètres ; il y en a trois environ, de Sidi-Bou-Saïd à Douar-Chott ou à Sidi-Daoud. Dans ses lignes d'ensemble le relief du sol est d'une remarquable simplicité. C'est la plaine, rarement ondulée, depuis le pied du Djebel Ahmar jusqu'à Byrsa. Rien n'arrête le regard, sinon des bois d'oliviers, des broussailles et des haies de cactus, des fermes isolées. Mais en approchant de la mer, le terrain se relève comme une dune gigantesque stratifiée par les flots dans les temps géologiques, et dont les flancs sont encore aujourd'hui battus par la vague. Le point culminant de cette saillie rocheuse est le cap Carthage, dont l'altitude atteint 130 mètres ; Byrsa, l'acropole, le centre des excursions que nous allons tenter, le nœud de tous les drames historiques que nous rappellerons, n'a pas 70 mètres d'altitude. Mais, comme sa position, à 500 mètres du rivage, est admirablement choisie pour protéger à la fois la plaine qui l'entoure et les ports creusés à ses pieds ! Elle commande la vaste mer, l'isthme, la plaine verdoyante. Des hauteurs de Sidi-Bou-Saïd ou de Byrsa, le panorama est grandiose. A l'horizon, de l'autre côté du golfe de Tunis, se découpe sur le ciel bleu la crête des montagnes dont le long ruban va se déroulant jusqu'au Beau-Promontoire ; nous reconnaissons les pics principaux de cette chaîne qui vit s'accomplir tant d'épisodes sanglants de la lutte de Carthage avec Rome, de Rome avec les Barbares : le Bou-Kornedn ou Montagne aux deux cornes, couronné par les ruines du temple de Saturne Balcaranensis, le Djebel Ressas, riche en mines de plomb argentifère, derrière lequel ont été récemment découvertes les ruines de Néféris, le Zaghouan, point culminant de toute la Zeugitane, puis, à 4 lieues au sud-ouest, derrière le lac que pas un souffle ne ride, la blanche Tunis (λευκός Τύνης), comme dit Diodore[2], et les fertiles collines de l'Ariana auxquelles se rattache le Djebel Ahmar. A nos pieds, le regard se repose, non sans émotion, sur toutes les ondulations de terrain sous lesquelles dort la ville punique. Au sud, dans la plaine, sur les pentes et les coteaux, ce sont, des champs d'orge, des vignobles, des buissons de cactus, au milieu desquels émergent des décombres informes, des maisons de plaisance, des villages bâtis en entier avec les ruines exploitées, depuis tant de siècles, comme matériaux de construction. De l'autre côté du lac de Tunis, c'est Hadès, l'antique Maxula ; voici La Goulette, dont le nom était Galabras ; en suivant la langue de terre, nous rencontrons sur le bord de la mer, le palais Kheredine, celui des Ouled l'Agha, une villa beylicale, le Khram ou les Figuiers, puis une autre maison de campagne du bey, bâtie à côté des croupissantes lagunes qui représentent les anciens ports de Carthage. Le lac de Tunis s'étendait jadis jusqu'auprès de Douar-Chott, village bâti au pied de Saint-Louis, de même que les deux villas qu'on voit assez loin à l'est, celle qui appartint à Mustapha ben Ismaïl et celle de Ahmed Zarouk. Çà et là, des voûtes effondrées, des racines de murailles, des tranchées, des levés de terre et des fossés, des buttes et des fondrières, traces d'anciennes fouilles qui ressemblent à des carrières abandonnées. Byrsa qui, par places, a encore conservé quelques assises souterraines de ses vieux remparts, est occupée aujourd'hui par la chapelle française érigée, en 1840, sur les lieux où l'on suppose que mourut Louis IX ; le séminaire des Missionnaires et la cathédrale y remplacent la nécropole des anciens Carthaginois, le temple d'Eschmoun et le Capitole. Au nord-est, une vallée étroite et profonde sépare Saint-Louis d'une autre colline un peu moins élevée, sur laquelle on place, sans preuve d'ailleurs, le temple d'Astarté ou Tanit, la Junon Cælestis des Romains : un séminaire, des couvents de femmes, des habitations privées couronnent le plateau, entourés des débris antiques qui dressent un peu partout leur crête édentée au milieu des champs en culture. A quelques centaines de mètres, à l'ouest, le village arabe de La Malga, station du chemin de fer après Douar-Chott, où l'on admire les immenses citernes antiques dans lesquelles les habitants ont installé leurs demeures. C'est là qu'aboutit l'aqueduc gigantesque qui fait l'étonnement des touristes et qui, passant auprès du pauvre hameau de Sidi-Daoud, traverse toute la presqu'île carthaginoise pour aller jusqu'à 100 kilomètres chercher les eaux du mont Zaghouan. Dans le prolongement de la colline de Junon Cælestis, du côté de l'est, nous rencontrons le plateau de l'Odéon, et plus près de la mer, l'éperon de Bordj-Djedid, couronné par un fortin turc, tout récemment transformé en batterie, au pied duquel s'alignent des citernes presque aussi vastes que celles de La Malga ; sur le bord de la mer, une grande nécropole punique, que le P. Delattre continue d'explorer avec un rare bonheur, puis les ruines imposantes des thermes d'Antonin. Derrière Sidi-Bou-Saïd, la falaise s'abaisse lentement en courant vers le nord ; les récifs dangereux qui émergent des flots autour du cap Carthage font place à une rade naturelle qu'ils protègent même, et où jadis pouvaient ancrer à la fois des milliers de petits bâtiments. Depuis La Malga jusqu'aux dernières pentes du Djebel Khaoui, s'étendait le faubourg noble de Carthage, Megara, aujourd'hui La Marsa, où les ruines sont moins apparentes. Toute cette fertile plaine est parsemée de coquettes villas, de jardins fleuris, d'oliviers, de vignobles, de champs de céréales. C'est là que les riches Tunisiens, comme jadis les patriciens de Carthage, viennent, durant l'été, savourer la brise de mer : là, s'élèvent les palais où résident le bey de Tunis, le ministre de France, les consuls étrangers, l'archevêque de Carthage, primat d'Afrique. Nous achèverons l'esquisse à vol d'oiseau, nécessaire pour l'intelligence des événements historiques, en signalant la vaste nécropole de Gamart et l'emplacement présumé des remparts de Carthage. Outre l'enceinte de Byrsa qui formait comme une petite forteresse dans la grande, Carthage avait une ceinture de remparts du côté de la terre ferme. Mais, sauf en un point, derrière Douar-Chott et La Malga, ce n'est guère que par conjecture, et en s'aidant à peu près exclusivement des textes littéraires, qu'on peut restituer, par la pensée, la muraille qui longeait la mer tout le long de la côte, et celles qui, du voisinage du Khram ou du dar Ouled l'Agha, se dirigeaient sur Douar-Chott et Sidi-Daoud, pour aller, de là, se rattacher au Djebel Khaoui. Impossible, comme nous le constaterons plus loin, de préciser davantage, en dépit des affirmations d'anciens archéologues, par trop clairvoyants, qui ont cru suivre, à travers champs, les fossés et les talus de la triple enceinte et en reconnaître, sur le terrain, non seulement les détours, mais les portes et les bastions[3] : il n'en subsiste pas la moindre trace aujourd'hui. Au surplus, si l'observateur est frappé de l'admirable position géographique de Carthage, au centre de la Méditerranée, à moins de 30 lieues de la Sicile, à égale distance de l'Égypte et de l'Espagne, si le paysage ravit le touriste le plus habitué à contempler les beautés de la nature, les ruines, au contraire, empressons-nous de le dire, n'ont rien d'imposant. A l'encontre de celles de Rome, d'Athènes ou de l'Égypte, elles ne provoquent dans l'âme aucun tressaillement par leur majesté ou leur étendue. En foulant le sol carthaginois, il faut évoquer les grands souvenirs historiques, Didon et Annibal, Regulus et Scipion, l'infortunée Sophonisbe, les mercenaires, les sacrifices d'enfants à Moloch, le siège et l'incendie, saint Cyprien et les autres martyrs chrétiens, Genséric et Bélisaire, Hassan, saint Louis, Charles-Quint. Le voyageur est confondu qu'il reste si peu de chose d'une ville si grande, et pour peindre sa déception, il répète avec le poète : Devictæ Carthaginis arces Procubuere ; jacent infausto in
littore turres Eversæ... Nunc
passim vix relliquias, via nomina servans Obruitur, propriis non agnoscenda ruinis. Ces ruines même, hélas, ont péri, etiam periere ruinæ ! Pans de murs en blocage, citernes voûtées, énormes amas de pierres de tuf, éboulis à demi pulvérisés, voilà, au milieu des poésies de la nature, les misérables vestiges de la rivale de Rome. Nul édifice, nul portique, nul monument n'est debout ou seulement reconnaissable. Il faut la pioche du fouilleur pour exhumer, des entrailles du sol, les nécropoles puniques et romaines, les aqueducs et les citernes, des substructions qui aident à reconstituer l'étendue de cette ville infortunée, le plan de quelques maisons, temples, églises ou palais. Le soc de la charrue retourne et remue sans cesse des milliers de minuscules morceaux de corniches, de frises, de chapiteaux, d'inscriptions, de bas-reliefs ;des cubes de mosaïques, des lampes, des monnaies, des tessons de poteries puniques et romaines. Le R. P. Delattre, qui a installé dans le couvent de Saint-Louis un si riche musée carthaginois, sait de quelle patience il faut s'armer, de quelle persévérance on doit faire preuve, pour rassembler ces textes mutilés, ces vases funéraires, ces terres cuites, ces ustensiles mobiliers, ces objets de parure, ces tronçons d'architecture et de sculpture, sur lesquels s'est assouvi le vandalisme le plus systématique et le plus acharné. Mais le savant religieux a prouvé aussi qu'en cherchant avec constance et passion, on est sûr de faire une bonne moisson archéologique, et c'est à ces débris enfouis sous terre qu'on pourrait appliquer cette réflexion d'un géographe arabe du moyen âge, El-Bekri : Celui qui entrerait dans Carthage tous les jours de sa vie et s'appliquerait seulement à y regarder, trouverait chaque jour une nouvelle merveille qu'il n'avait pas remarquée auparavant. |
[1] Ch. Tissot, Géographie comparée de l'ancienne province d'Afrique, t. I, pp. 62 et suiv., et p. 566.
[2] Diodore Sic., XX, 8, 7. Cf. Victor Guérin, Voyage archéologique dans la Régence de Tunis, t. I, p. 13. Ch. Tissot (Géogr. comp., t. I, pp. 537 et suiv.) croit que Tunis la Blanche n'est pas la même ville que Tunis.
[3] Dureau de la Malle, Recherches sur la topographie de Carthage, pp. 89 à 91 et 219 ; Ch. Tissot, Géographie comparée de l'ancienne province d'Afrique, t. I, pp. 570 et suiv.