ANNIBAL DANS LES ALPES

 

DEUXIEME PARTIE. — UNE CONJECTURE

RÉSUMÉ GÉNÉRAL.

 

 

Marche d'Annibal. — Le texte de Polybe. — Le texte de Tite-Live. — Les manuscrits. — Un dernier mot.

 

Si maintenant nous groupons les conclusions auxquelles nous sommes arrivé, nous jetterons un peu de clarté sur l'ensemble de cette étude, dans l'exposé de laquelle nous avons voulu laisser les résultats apparaître successivement, tels que notre méthode et notre conjecture nous les avaient fournis.

 

MARCHE D'ANNIBAL

Annibal a passé le Rhône près de Roquemaure. Il a remonté la rive gauche de ce fleuve, puis la rive gauche de l'Isère, et enfin la vallée de l'Arc. De là il est arrivé au Petit Mont Cenis et a gagné la vallée de la Doire Ri paire par le col du Clapier. L'Ile, le Drac (Druentia de Tite-Live), la vallée du Graisivaudan, le col du Grand Cucheron (commencement de la montée des Alpes), la vallée de l'Arc, la position d'Amodon (leukopetron), le col du Clapier avec son plateau propre au campement, sa vue de l'Italie et sa descente escarpée, jalonnent le parcours dent Polybe nous a laissé le récit.

Cet itinéraire n'est pas entièrement nouveau : une assez grande partie a été découverte ou précisée par M. le colonel Perrin. Mais nous l'expliquons d'une manière nouvelle, en disant que les anciens ont donné le nom de Rhône à l'Isère actuelle, parce que le Rhône avait une branche méridionale reliée à la branche septentrionale par un bras de communication que des modifications locales de l'écorce terrestre ont l'ait insensiblement disparaître.

Le récit à peu près contemporain de Polybe, incompréhensible de toute autre manière, devient alors littéralement exact. Le récit de Tite-Live est d'un bout à l'autre le même que celui de l'historien grec. Il a de plus nommé les peuples rencontrés par Annibal, mais il a fait précéder cette énumération d'une transition de trois mots qui constitue une erreur (sedatis certaminibus Allobrogum). Cette transition supprimée, non seulement son récit concorde parfaitement avec celui de Polybe, mais encore il le confirme, en nous nommant l'extrême frontière des Voconces et les Tricoriens, en nous décrivant fidèlement le Drac (Druentia), et la vallée du Graisivaudan qui mène aux Alpes.

 

LE TEXTE DE POLYBE

Il nous reste à revenir sur l'affluent discuté du Rhône qui borde l'Ile, sur ce cours d'eau aux cinq ou aux trois noms (Araros, Scoras, Isaras). La dissonance des mots nous l'ait croire que la confusion a une origine intentionnelle. Les copistes auront voulu mettre le texte à jour.

Rappelons par un croquis les modifications qu'ils devaient expliquer :

Le n° 1 représente le régime et les dominations actuelles.

Le n° 2 représente le régime ancien, le Rhône bifurqué. La branche nord recevait le Furans après Pierre-Châtel, puis le Guiers et l'Ain ; vers l'endroit où devait s'élever Lyon, ses eaux se réunissaient à celles de la Saône actuelle et s'écoulaient vers le sud. C'est au cours d'eau ainsi formé que Polybe a donné le nom de Scoras ou Scaras, — et nous préférons cette dernière forme plus rude, plus primitive (comparer les mots assonants Saogonna, Sauconna, Sequanes ?). Il a donc écrit avec raison que l'Ile était au confluent du Rhône et du Scaras.

Les changements successifs de dénominations sont indiqués sur le croquis.

 

LE TEXTE DE TITE-LIVE

Quant à Tite-Live, il a évité une discussion de géographie physique en jalonnant la route d'Annibal par les noms des peuples traversés, de ceux qui habitaient le pays au moment où lui-même a composé ses décades. Aussi bien renseigné pour l'Ile que son contemporain Strabon, il a du écrire qu'elle était au confluent du Rhône et de l'Isère.

 

LES MANUSCRITS

Voilà pour les originaux. Qu'ont dû faire les copistes ? Reportons nous aux premiers siècles de l'ère chrétienne. Supposons que nous soyons le lecteur chargé de dicter à des scribes plus ou moins lettrés le manuscrit de Polybe. Ils sont à leur .poste ; ils ont devant eux leur rouleau de parchemin ; ils tiennent le roseau qui leur sert de plume ; ils écrivent. Nous voici arrivés au passage critique — (è men... d'une partie Rhône, de l'autre le Scaras) — qu'allons nous faire ? Dicter le passage tel quel ? mais l'idée de Polybe sera faussée par Je lecteur, qui, habitué au langage géographique de son temps, ne s'y reconnaîtra plus. Dicter en rectifiant, et mettre Rhône et Isère ; mais alors que pourra-t-on comprendre aux expressions le long du fleuve ? Chacun aura choisi suivant sa tournure d'esprit : on a eu l'un ou l'autre des textes ; et probablement des libraires, moins bien renseignés, auront choisi une troisième manière et édité Rhône et Araros (Saône).

Quant à l'Isara de Tite-Live, elle a subi des bévues que nous croyons purement accidentelles. L'Ibi Isara Rhodanusque s'est contracté en Bisarar ou Ibisara Rhodanusque. Celui qui dictait a appliqué à la prononciation le principe du moindre effort : c'est la ressemblance des mots qui a amené la lecture Ibi Arar.

 

UN DERNIER MOT

Sans doute, les explications que nous venons de donner pourraient avoir une base plus simple ne modifiant pas la topographie actuelle du terrain. Il suffirait d'admettre que Polybe a regardé l'Isère comme le cours principal (Rhône), qu'il a regardé la branche venant de Vienne comme l'affluent (Scaras), celle erreur aurait été partagée par quelques écrivains postérieurs. Une pareille confusion[1] ne serait pas sans exemple dans l'antiquité, De nos jours même, a-t-on déterminé sans discussion la source de la Seine, celle du Rhône ?

On pourrait admettre aussi que le régime des eaux s'est modifié, que l'Isère avait pour des motifs inconnus un débit plus considérable ; ne sait-on pas ainsi que l'Allier guéable maintenant à beaucoup d'endroits ne Pelait que très peu au temps de César ?

Nous pensons que ce serait seulement une demi-vérité. Il est possible que Polybe donnât le nom de Rhône aux eaux actuelles de l'Isère en amont, de Montmélian ; l'interprétation du texte deviendrait ainsi plus rigoureuse, puisque l'Isère, depuis ses sources, serait le fleuve qu'il a appelé le Rhône. Mais il y avait en plus un épanchement des eaux venant du lac de Genève par la vallée du Graisivaudan. C'est peut-être le Rhône qu'a vu César.

La comparaison du régime clés eaux, l'examen du terrain, la naissance tardive de Chambéry, la disparition graduelle des marais de l'Albanne constatée par les historiens locaux, l'interprétation moins obscure de quelques opérations militaires, les tassements ou mouvements insensibles du terrain nettement constatés en d'autres points par les géologues, sont les présomptions qui ont déterminé notre conviction. Nous l'avons présentée à titre de conjecture. Peut-être trouvera-t-on quelque jour une preuve matérielle.

Quoi qu'il en soit, nous croyons avoir présenté de l'itinéraire. d'Annibal, dans la première partie de cette étude, un tracé que nous avons étudié uniquement en nous appuyant sur une méthode ferme et en choisissant des repères précis, que nous avons discuté avec une sincère impartialité, et que nous avons enfin vérifié par tous les moyens en notre pouvoir ; il aplanit suivant nous un ensemble de difficultés dont chacun des autres ne peut résoudre qu'un petit nombre. Quant aux explications que nous avons fournies dans la seconde partie sur le changement des dénominations dans l'antiquité, elles nous donnent l'énigme, non seulement de la question particulière que nous éludions, mais encore de questions historiques longuement et passionnément discutées. Enfin, la digression géologique que nous avons été amené à faire presque malgré nous, contribue elle aussi à éclairer d'un jour nouveau des passages de certains textes, même si elle n'est pas complètement admise : le terme d'hypothèse sous lequel nous avons présenté nos idées laisse d'ailleurs le champ libre aux investigations des géologues, dont nous ne prétendons pas envahir le domaine. Cette réserve faite, nous pouvons ajouter que nous espérons apporter un jour nous-même une confirmation des plus sérieuses de notre conjecture, en montrant ; par une étude nouvelle ce qu'il faut penser des idées généralement admises sur la septième campagne de César, celle qui se termina par la prise d'Alésia.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Cette confusion peut-elle se justifier par les chiffres ?

D'après Lenthéric (Le Rhône, IIe partie, ch. XI), les débits extrêmes du Rhône sont les suivants :

POINTS

A L'ÉTIAGE

CRUE DE 1886

 

(en mètres cubes par seconde)

(en mètres cubes par seconde)

En aval de la Saône

210

7.000

En aval de l'Isère

330

9.625

Les débits de l'Isère ajoutés à ceux de quelques petits affluents directs du Rhône entre Lyon et Valence oscilleraient ainsi de 1.20 à 2.625 mètres cubes, chiffres qui sont relativement faibles vis-à-vis des chiffres correspondants pour le Rhône, 210 et 7.000.

Le touriste qui voit les deux cours d'eau reconnaît du reste sans consulter les chiffres que le Rhône, par le volume de ses eaux comme par la largeur de son lit, est le cours principal. Nous ne pensons pas que la confusion ait pu être possible.