ANNIBAL DANS LES ALPES

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'ITINÉRAIRE

CHAPITRE XIV. — DEUX OBJECTIONS.

 

 

Tout cadre bien. - Identification des repères. - Identification des distances et des temps. — Deux objections. - « Le long du fleuve ». - Encore « Le long du fleuve ».

 

TOUT CADRE BIEN

Voilà donc notre itinéraire d'Annibal complètement établi. Le général carthaginois, après avoir passé le Rhône près de Roquemaure, a remonté la rive gauche du Rhône jusqu'à l'Ile, c'est-à-dire jusqu'au confluent de ce fleuve avec l'Isère. Là il a suivi la rive gauche de l'Isère, puis a traversé le Drac, qui est la Druentia de Tite-Live ; il a suivi ensuite la vallée du Graisivaudan, et il est arrivé, parle cours du Haut-Gélon, au pied des montagnes.

De là, il a suivi la rive gauche de l'Arc, qu'il a traversé à la Chambre, puis la rive droite ; enfin, par le Petit Mont-Cenis, il est arrivé au col du Clapier, où il a campé. C'est de là que par Suse il est descendu en Italie.

Nous avons comparé ligne par ligne le récit de Polybe avec l'itinéraire que nous proposons, et nous avons vu que tout cadrait bien.

Identification des repères. — En effet, tous les repères s'identifient bien. L'Ile, à quatre jours du passage du Rhône. — C'est le pays au confluent de l'Isère et du Rhône.

Après l'Ile, parcours en pays plat, le long d'un fleuve. — C'est le parcours par la rive gauche de l'Isère que nous avons décrit.

Attaque des Gaulois. —Dans la vallée du Haut-Gélon, au col des Cucherons.

La ville ancienne. — Sur le petit plateau de Saint-Alban, à proximité des mines de fer et de cuivre.

La roche dénudée. — Près de Modane, au petit village d'Amodon.

La vue des Alpes près d'un campement et près du col de passage. — Au col du Clapier.

Le défilé de trois demi-stades. — Près des chalets du Bonhomme.

Identification des distances et des temps. — Les distances et les temps sont d'autre part en parfaite concordance avec notre itinéraire.

Du passage à l'Ile : 600 stades ou 106 km. 5. Nous trouvons : 108 km. 5 à 110 km. 5[1].

De l'Ile à la montée des Alpes, 800 stades ou 142 km. Nous trouvons (chap. XI) : 154 km.

Traversée des Alpes : 1.200 stades ou 213 km. Nous trouvons (chap. XIII) : 212 à 220 km.

En faisant d'autre part parcourir à Annibal des étapes absolument normales, et dont la longueur est en rapport avec les difficultés rencontrées, nous voyons que le récit de Polybe concorde parfaitement avec l'itinéraire.

Enfin, à l'époque indiquée (coucher héliaque des Pléiades, 26 octobre), la partie des Alpes parcourue présente exactement l'aspect sous lequel nous fa montre Polybe.

DEUX OBJECTIONS

Cependant, nous avons fait une substitution de noms, puisque, en arrivant à l'Ile et en conduisant Annibal le long du fleuve, c'est l'Isère, et non pas le Rhône, que nous avons suivie. Or Polybe réserve toujours l'épithète de fleuve au Rhône. Beaucoup d'auteurs ont admis que les 800 stades le long du fleuve devaient être comptés le long de l'Isère, mais ils n'ont pas justifié leur interprétation.

Si pour notre part nous avons compté en fait ces 800 stades le long de l'Isère, nous reconnaissons du moins sans détours que nous sommes là en désaccord avec le texte.

Le long du fleuve. — Nous nous trouvons en effet de la sorte en contradiction avec une citation de Polybe qui se trouve dans son livre III. Annibal vient de traverser le Rhône de vive force et de faire passer les éléphants sur la rive gauche. Ayant rassemblé les éléphants et la cavalerie, il les plaça à l'arrière-garde et prit les devants ; il marcha le long du fleuve de la mer vers l'orient comme s'il eût voulu cheminer vers le centre de l'Europe[2].

Voilà qui est étrange et qui semble (nous disons qui semble) contradictoire.

Comment concilier le long du fleuve avec vers l'orient et avec vers le centre de l'Europe ? Combien il est plus commode de cueillir isolément l'une ou l'autre de ces expressions.

Avec le long du fleuve, on marche au Grand Saint-Bernard ou au Saint-Gothard : avec vers l'orient, on coupe court, sur le Genèvre et le Viso ; avec vers le centre de l'Europe, de celle de ce temps-là, on irait, sur le Haut Danube. A la rigueur, on s'arrangerait sans trop de difficultés avec les deux derniers membres de phrase, mais que faire du premier ?

Encore le long du fleuve. — Et l'objection devient d'autant plus embarrassante qu'elle est confirmée par une autre citation qui se trouve dans le même livre : Depuis le passage du Rhône, en voyageant le long du fleuve même comme pour aller vers ses sources, jusqu'à la montée des Alpes qui mène en Italie, il y a quatorze cents stades[3].

Ce le long du fleuve est singulièrement persistant, puisque nous l'avons déjà trouvé dans l'extrait cité au chapitre II : Annibal ayant parcouru en dix jours huit cents stades le long du fleuve commença à gravir les Alpes[4]. Quoi qu'on ait pu dire, le fleuve désigne bien ici le Rhône, et cela pour deux raisons. Tout d'abord, comme le remarque Deluc[5], Polybe n'a nommé l'Isère qu'une seule fois par son nom[6], et par occasion, tandis qu'il a désigné quatorze fois auparavant le Rhône par le mot le fleuve ; la quinzième fois, c'est encore du Rhône qu'il s'agit. En second lieu, on peut remarquer, et cela est décisif, que les 800 stades le long du fleuve font partie des 1.400 stades comptés le long du Rhône jusqu'à la montée des Alpes.

Si l'expression le long du fleuve ne nous mène pas jusqu'au Saint-Gothard, elle nous conduit bien au Simplon ou au Grand Saint-Bernard. Et alors nous tomberions dans les contradictions que nous avons signalées au chapitre VI, et dans bien d'autres.

Le long du fleuve, c'est l'expression qui nous gêne ; c'est le grain de sable qui renverse l'édifice laborieusement construit. Pour trouver lé fleuve, c'est-à-dire le Rhône, pour ne pas trop s'en écarter du moins, le colonel Perrin a fait traverser à l'armée d'Annibal le mont de l'Epine, en pleine montagne, à près de 2.000 mètres d'altitude, alors que Polybe parle d'un voyage en pays plat.

Avec bien d'autres, nous avons montré une préférence pour l'itinéraire par Grenoble ; c'est l'Isère que nous avons côtoyée, et Polybe le Rhône.

L'absence du Rhône, voilà donc le point faible de notre système.

 

 

 



[1]

Du point de passage (vers Roquemaure ou Montfaucon) à Orange

7

à

8km.

D'Orange à Valence. (Voir chap. IV. Le contrôle des distances. Note)

94,5 km.

De Valence au confluent

7

à

8 km.

 

108,5

à

110.5 km.

 

[2] Polybe, III, 47. 1. Ed. Hultsch, 1888, p. 250 et 251.

[3] Polybe, III, 39. 9. Ed. Hultsch, 1888, p. 241.

[4] Polybe, III, 50. 1. Ed. Hultsch, 1888, p. 250.

[5] Réponse de M. André Deluc à M. Letronne, Journal des Savants, 1819, p. 748-753.

[6] En réalité, c'est le Scoras qu'il a nommé, et non l'Isère.