ANNIBAL DANS LES ALPES

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'ITINÉRAIRE

CHAPITRE VI. — EXAMEN DES SYSTÈMES.

 

 

Grand Saint-Bernard et cols plus au Nord. — Petit Saint-Bernard et Mont Cenis. - Petit Saint-Bernard. - Les preuves archéologiques. - Les textes. - Faute stratégique. - Mont Cenis. - Attrait de l'hypothèse. - Les objections. - Description géographique. - Larauza. - Maissiat. - Le colonel Perrin. - Wilhelm Osiander. - Conclusion.

 

Les arguments décisifs de chaque système paraissent probants contre tous les autres. Aussi n'en est-il encore aucun qui ait pris une autorité incontestée, et nombre de savants, après avoir étudié quelques-uns des ouvrages les plus estimés, en sont arrivés non pas à se faire une opinion, mais à se convaincre que la question n'admettrait jamais de solution. Nous allons examiner quelle valeur relative oh peut attribuer aux différents systèmes, en voyant quelles objections peuvent leur être opposées.

 

GRAND SAINT-BERNARD ET COLS PLUS AU NORD

Ces systèmes ont eu jadis de nombreux partisans. Hœfer avait poussé Annibal jusqu'au Saint-Gothard ; Fortis, Arendt et Ch. G. Reichard l'avaient fait passer par le Simplon ; Pline, Servius, Isidore de Séville, Warnefrid, Luitprand, P. Jove, Cluvier, Menestrier, Chrétien de Lorges, Bourrit, Whitaker, Delandine, de Rivaz, l'abbé Ducis, Heeren, H. Ernst, avaient préféré le grand Saint-Bernard ; ces opinions ne sont plus soutenues actuellement.

Il y a, en effet, bien des impossibilités de détail dans les itinéraires adoptés pour mener Annibal à ces cols- mais il suffit d'exposer les plus générales, car elles sont absolues et dispensent d'exposer les autres.

Admettons comme exacte la partie du système que nous avons précédemment démontrée fausse[1], c'est-à-dire supposons que l'Ile soit au confluent du Rhône et de la Saône. Nous constaterons alors qu'il nous est impossible de retrouver dans ces régions les 800 stades en plaine parcourues depuis l'Ile ; quant aux 1.200 stades à travers les Alpes, il faudrait, pour les identifier, les allonger démesurément. Enfin, il est difficile d'admettre qu'Annibal ait passé au bord du lac de Genève sans que le texte en fasse mention.

 

PETIT SAINT-BERNARD ET MONT CENIS

Les systèmes du Petit Saint-Bernard et du Mont Cenis peuvent admettre une solution commune jusqu'à l'arrivée aux massifs des Alpes. Les distances et les temps employés par certains itinéraires peuvent d'ailleurs pour cette partie concorder d'une manière assez exacte avec les textes ; nous nous bornerons donc à examiner les impossibilités qui se présentent par l'un ou l'autre de ces cols.

Petit Saint-Bernard. — Celle hypothèse, qui adonné lieu à de nombreuses variantes[2], a été défendue par Cœlius Antipater, Doujat, Jean Blaeu, les P. P. Catrou et Rouillé, Fergusson, de Pesay, Villars, le général .Melville, Deluc, J.-J. Roche, Malte-Brun, Wickham et Cramer, IL Lawes Long, de Larenaudière, Lemaire, Niebuhr, Bœtticher, Hander, Arnold, Mommsen, J.-A. Wijnne, de Lalande, Blanc, le comte Vignet, Jacques Replat, Macdougall, Rossignol, etc. Mais, comme on le voit par cette énumération, dans laquelle à peu près tous les noms remontent à plus de quarante ans, l'hypothèse trouve aujourd'hui bien peu de partisans pour la soutenir, et risque fort de tomber dans l'oubli, faute de défenseurs.

L'étude de Deluc est une de celles qui nous paraît le mieux représenter le système, puisque Larenaudière, qui l'a modifiée, ne nous a apporté, comme le remarque Larauza, qu'un simple exposé sans preuve.

Mais cette étude, loin de nous convaincre, nous laisse apparaître, par les arguments mêmes dont elle se sert, combien elle se sent hésitante pour la traversée des Alpes.

Les preuves archéologiques. — Qui donc prendra au sérieux les restes d'éléphant carthaginois découverts au XVIIIe siècle dans un ravin du col ? Qui prendra en considération la trouvaille pompeusement nommée bouclier d'Annibal[3] sur la route même du col ? Qui pourra ajouter foi à l'existence de l'inscription TRANSITUS ANNIBALIS, que Deluc prétend avoir été lue par Luitprand dans le val d'Aoste[4] ?

Tout d'abord, les restes d'éléphant sont très probablement, s'ils ont été réellement trouvés, les restes de quelque pachyderme éteint, comme on en découvre souvent au fond de petits étangs glaciaires ; le célèbre géologue Sir Charles Lyell a eu l'occasion d'examiner beaucoup de ces squelettes, même dans l'état de New-York et dans le New-Jersey[5], où n'a cependant jamais passé Annibal. Mais c'est l'existence même de ces restes à l'emplacement voulu que l'on peut mettre en doute, si l'on remonte à l'origine de la preuve[6] ; car ce serait, d'après Deluc, le conducteur du mulet qui portait le général Melville, qui en aurait parlé à son client ; il est probable que le rusé montagnard a flatté la manie qu'il devinait chez son Anglais, et que le pourboire s'en est augmenté d'autant ; mais n'insistons pas.

Quant aux deux autres preuves, Letronne les a facilement réfutées[7]. Il a montré tout d'abord que le bouclier d'Annibal était un de ces plateaux qui, sous le nom de pinakes, lances, disci et tympana, ornaient les buffets des riches[8]. Puis, en ce qui concerne la fameuse inscription, il regrette que Deluc ait cité Luitprand, d'après Chrétien des Loges, sans prendre la peine de vérifier le passage de l'historien, ce qui lui aurait évité une erreur matérielle. Luitprand en effet, que Deluc a dû lire deux fois d'un bout à l'autre, pour ne pas se tromper à son tour, ne dit pas un mot de l'inscription latine. Il écrit seulement, à propos du passage d'Arnulfe en France[9], que la route de Bard et du mont Joux est, dit-on, la route d'Annibal. C'est en réalité Paul Jove qui parle vaguement d'une inscription[10] ; or, ce ne serait autre chose qu'une indication de la distance à partir d'Aoste, inscrite sur une borne milliaire ; ou bien encore une inscription en lettres gothiques qui existait au temps de Paul Jove et qui rappelait que Thomas de Grimaldi avait passé par le défilé de Donnas et de Bard le 15 février 1474[11]. Il faut donc renoncer à une fable forgée par des imaginations complaisantes.

Les textes. — On ne saurait en vouloir à Deluc de cette erreur sans importance s'il n'avait pas le défaut d'accommoder trop facilement, les textes aux besoins de sa cause. Quand il traduit en effet le passage où Strabon nomme les cols des Alpes d'après Polybe, et qu'il arrive au second col (un autre traversant le pays des Tauriniens)[12], il omet, comme par hasard, un petit membre

de phrase : qui est celui par lequel passa Annibal. Cette omission extraordinaire ayant été relevée, par ses adversaires, Deluc écrit pour se défendre que le membre de phrase n'a aucune importance, parce que c'est Strabon qui parle et non Polybe[13] ; mais cette subtile argumentation ne saurait infirmer la valeur du texte ; Letronne a fort bien remarqué qu'il suffit d'être familiarisé avec la manière dont Strabon cite les auteurs qu'il consulte, pour avoir la conviction que ce passage contient non seulement la pensée de Polybe, mais jusqu'à ses expressions[14].

Les défenseurs du Petit Saint-Bernard n'ont pas d'ailleurs que Polybe et Strabon contre eux[15] : Tite-Live écrit formellement que les Taurini furent le premier peuple qu'Annibal rencontra à sa descente en Italie, et que tout le monde est d'accord sur cette circonstance[16].

Et d'autre part, Polybe, Tite-Live et Appien disent tous trois qu'Annibal a pris la ville de Turin après un siège de trois jours.

Faute stratégique. — Sentant bien le point faible de leur système, Deluc et ses partisans ont tâché de tout concilier en amenant quand même Annibal à Turin ; ils lui ont fait pour cela commettre une faute stratégique dont le simple bon sens l'eût certainement gardé. Arrivé, en effet, par la vallée d'Aoste et la Doire Ballée dans les plaines d'Italie, Annibal a dû, suivant eux, traverser cette rivière, et revenir vers les Alpes assiéger Turin. Cette marche en arrière pour aller combattre une peuplade gauloise sans grande importance est vraiment incompréhensible, quand il est évident que tous les efforts du général carthaginois devaient tendre à arriver au Tessin pendant que la route était libre. Lui faire exécuter une pareille contre-marché, c'est non seulement, méconnaître son génie militaire, mais c'est encore aller contre le bons sens qui règle, à défaut de la science stratégique, les opérations de guerre[17].

Mont Cenis. — Cette hypothèse a été soutenue par Simler, Grosley, Abauzit, Mann, de Stolberg, de Saussure, Albanis Beaumont, Napoléon, Millin, Larauza, de Cazaux, Antonin Macé, Ellis[18], R. de Verneuil, Jacques Maissiat et W. Osiander. Le colonel Perrin a préféré un itinéraire passant par le col du Clapier, situé au sud du Petit Mont Cenis.

Aucun des systèmes proposés ne réunit une phalange aussi brillante de défenseurs ; la valeur supplée au nombre, car il y a, dans ces quelques noms, une véritable élite tirée de toutes les carrières, et qui comprend des hommes vraiment remarquables : un général doué comme Napoléon Ier, un érudit comme Larauza[19], un historien local aussi documenté que Macé, un savant doublé d'un alpiniste comme de Saussure, un archéologue consciencieux comme Millin, un homme de réflexion comme Abauzit, surnommé le Socrate de Genève, un officier d'état-major aussi distingué que de Verneuil, un écrivain désintéressé comme Jacques Maissiat, un travailleur méthodique comme Osiander.

Attrait de l'hypothèse. — Aucune des impossibilités générales qui s'opposent au passage par le Petit Saint-Bernard ne peut s'appliquer au passage par le Mont Cenis. Point n'est besoin de torturer ni de fausser les textes pour amener Annibal jusque vers ce col, pour le faire déboucher de là dans le pays des Tauriniens et lui faire prendre Turin.

Aussi, est-ce à ce système que se rallient naturellement, les lecteurs qui étudient la question sans parti pris et sans opinion préconçue.

Il nous avait dès l'abord si particulièrement séduit que nous l'avons un moment adopté ; c'est seulement en allant sur les lieux, en les parcourant textes en main, que nous avons pu dire : Annibal n'a pas passé là.

Il est possible en effet d'identifier d'une manière a peu près parfaite l'itinéraire décrit par les textes avec un itinéraire qui aboutirait vers le Mont Cenis : mais on se trouve à ce moment en présence de nombreuses difficultés.

Les objections. — C'est en arrivant vers le col, c'est au col même, puis à la descente, que le système se trouve en défaut.

Le colonel Perrin a montré[20] en effet que la topographie du terrain ne permettait à Annibal de passer ni au-dessus de Thermignon, en traversant l'Arc à Lans-le-Bourg, ni au-dessous, en passant entre le mamelon de Rochebrune et la petite Tura. Voilà donc l'accès du col de passage interdit par le terrain même.

Supposons cependant qu'Annibal ait pu arriver sans encombre au Grand Mont Cenis, et reprenons à ce moment les textes ; tout ce que nous verrons va se trouver en contradiction avec eux.

On cherche en vain le campement où Annibal a pu établir son armée, et l'on né peut trouver un terrain propice qu'après le passage du col, en descendant dans la vallée où s'étend le lac. Ces environs du col ne sont d'ailleurs pas nus et dépourvus de végétation, comme le dit Polybe[21], car, outre les herbes et les fourrages qu'on y admire, on y rencontre nombre de mélèzes et d'autres arbres que la main des hommes a épargnés.

Enfin, on ne peut retrouver à la descente ni le défilé de trois demi-stades, ni les différentes circonstances décrites par l'historien grec.

Il faudrait en effet, pour arriver à un défilé, aller jusqu'à celui de Grand Croix ; mais ce défilé est déjà loin du col, ce qui ne s'accorde pas avec le texte. De plus, on constate qu'il était impossible à qui que ce soit de passer là du temps d'Annibal ; la route, en effet, a été entièrement taillée dans des rochers à pic au pied desquels roule la Cinisella, et cela à une époque relativement récente.

Quelles réponses pourront faire à toutes ces objections les partisans du Mont Cenis ? Ils prétendront que le climat a changé, que les arbres ont poussé depuis le passage d'Annibal, que le défilé a pu s'ébouler et faire place à un escarpement, ou qu'il a été transformé en une voie praticable, que Polybe n'est pas suffisamment précis pour être pris à la lettre...

Mais il est un passage de l'auteur que nous n'avons pas encore voulu souligner, et avec lequel ils auront de la difficulté à accorder leur itinéraire, c'est celui où il parle de la plateforme d'où l'armée carthaginoise a contemplé les plaines du Pô. Polybe et Tite-Live sont formels à ce sujet ; les soldats ont vu, ils ont vu de leurs propres yeux, c'est-à-dire autrement que par les yeux de la foi, d'un lieu de rassemblement qui n'était pas éloigné de leur campement. D'où ont-ils pu voir ?

Les partisans du Mont Cenis ont bien compris que là était pour eux le nœud de la question ; mais cette région des Alpes a été l'objet d'affirmations appuyées par des citations incomplètes et prêtant à la confusion. Aussi est-il bon de remettre les choses au point.

Description géographique. — Le massif que l'on désigne sous le nom de Mont Cenis n'est ni une aiguille, ni une arête, ni un ballon. C'est un plateau herbeux, a la cote 1.900, entouré d'une douzaine de pics dont les cotes varient de 2.600 à 3.500 mètres. De ce plateau même, la vue est limitée par les cimes ou les glaciers qui vous environnent. Pour avoir du champ, de l'horizon, il faut gravir un de ces sommets. L'un d'eux, une des pointes de Corna Rossa, est appelé Turina par les gens du pays parce qu'il permet d'apercevoir Turin.

C'est au sujet de cette Turina qu'on a raconté des inexactitudes sous le couvert de Larauza.

Larauza. — Larauza, qui avait fait plusieurs voyages dans les Alpes, avait constaté que ni au Grand ni au Petit Saint-Bernard, ni au mont Genèvre, ni au Simplon, on n'a la vue des plaines de l'Italie. Quant au Mont Cenis, voici ce qu'il raconté de sa visite[22]. Il était parti de Suse avant le jour, voulant se trouver sur la montagne au lever du soleil ; après avoir traversé le petit village de Jaillon, il aperçut, en se retournant, la ville de Suse, et, dans le fond, un horizon rougeâtre et des vapeurs enflammées circulant sur un espace trop étendu pour qu'il fût possible de n'y voir qu'une prolongation de la vallée. En continuant de monter, il ne tarda pas à apercevoir le lever du soleil et à discerner clairement la campagne de Turin, et même au delà l'élégante basilique du Superga. J'eus encore plus haut et à diverses reprises la même vue, et je ne la perdis entièrement qu'au moment d'atteindre les premières maisons du hameau de Saint-Martin. Ici la route s'avançant en saillie et comme suspendue au-dessus de la profonde vallée de Novalèse, tourne tout à coup... C'est là que l'Italie se découvre pour la première fois à ceux qui viennent de la Savoie.

C'est ce que lad y Morgan avait constaté quelques années auparavant ; mais elle avait l'ait le voyage en sens inverse. En doublant un promontoire d'une projection hardie, les brillantes plaines de l'Italie sont révélées[23].

Mais ce promontoire ne peut être, comme Larauza le reconnaît lui-même, le point d'où Annibal montra l'Italie à ses soldats, car il est à moitié chemin de la descente, tandis que c'est du sommet, et avant de commencer à descendre, qu'Annibal montra la plaine à son armée ; d'ailleurs, ajoute notre auteur, l'ensemble des circonstances de sa marche ne pourrait guère se prêter à ce qu'on le fit passer de ce côté.

Larauza a donc cherché ailleurs cette vue de l'Italie ; il a essayé de retrouver la montagne que désigne Grosley d'une manière trop vague quand il écrit : L'espèce de coupe que forme le plateau du Mont Cenis est bordée de falaises très élevées, et ainsi il n'occupe pas, au pied de la lettre, le sommet de la montagne. C'est à mi-côte d'une de ces falaises, à la hauteur du Prieuré, qu'on découvre les plaines du Piémont, et c'est de là qu'Annibal put les montrer à son armée[24]. Larauza a pensé que cette falaise devait être la montagne de Saint-Martin, qui se trouve en avant du Petit Mont Cenis.

En donnant un coup d'œil sur le croquis[25], on s'explique d'ailleurs comment dans la moitié inférieure du versant de Jaillon à Saint-Martin on a la vue des plaines, tandis que dans la moitié supérieure on ne les aperçoit plus. Dans le premier cas, on est sur le prolongement de la vallée rectiligne de la Doire, elle regard prend cette trouée d'enfilade ; dans la deuxième partie, après le détour de la route, la vue se trouve masquée par les contreforts.

Larauza a fort bien compris cette disposition et a constaté en réalité, avec beaucoup de bonne foi, que du col du Mont Cenis on ne voyait rien et on ne pouvait rien voir ; cette constatation faite, et un peu déçu sans doute, il s'en est rapporté à ce que lui ont dit les gens du pays qui l'accompagnaient dans son excursion. Ils m'affirmèrent que du haut d'un rocher, qu'ils appellent Corna Rossa, et qui se présente solitaire et, détaché à la partie supérieure de la montagne de Saint-Martin, on découvre Turin et toute la plaine.

Le fait est certainement exact, nous le reconnaissons, mais Larauza ne l'a pas vérifié lui-même.

Maissiat. — Jacques Maissiat, qui est également allé au Mont Cenis, et a voulu passer sur les lieux dans le moment même où Annibal était censé s'y trouver, n'a eu qu'un temps brumeux et pluvieux. Voilà une mésaventure qui n'étonnera pas ceux qui ont voyagé dans cette région.

Le colonel Perrin. — Le colonel Perrin, dont nous parlerons plus tard, est monté à Corna Rossa, mais sur la première corne seulement, et il n'a rien aperçu.

L'ascension avait été très pénible, et c'était dans le mois d'août. Le cirque qui sépare la première corne de la deuxième avait encore de la neige ; il eût fallu traverser une espèce de glacier et monter au sommet du rocher qui faisait saillie au-dessus[26]. Pour y parvenir, il faut, à travers les neiges et les glaces, une montée de une heure à une heure et quart par les beaux jours de juillet et d'août.

Wilhelm Osiander.  — W. Osiander a passé en revue les écrivains qui ont affirmé qu'on avait au Mont Cenis la vue de l'Italie ; il a cité[27] Larauza, Grosley, Lady Morgan, Ellis, Perrin, un anonyme in Blackwood's Magazine 1845, et enfin Maissiat.

C'est Maissiat surtout qui a fixé son attention, et c'est le point de vue indiqué par cet auteur qu'il est allé rechercher. Il raconte que, parti de Taversettes le 12 août de grand matin, il monta au col de La Ramasse, puis de là aux sources de la Cenisia, et enfin qu'il gravit la pente Est du mont Turra jusqu'à une hauteur de 150 mètres environ au-dessus de La Ramasse : il eut alors, dit-il, la vue des plaines de l'Italie, et il en prit même un croquis, qu'on trouve reproduit dans son ouvrage (fig. 9, p. 141) : Mil Hilfe meines Feldstechers entdecktr ich ein Slück des Polandes, wie ich es mir nicht besser wünschen konnte. Das typische Bild einer oberitalienischen Ebenenlandschaft mit ihren geraden, an manchen Punkten sich kreuzenden Pappelalleen lag auf schmalem Raum, dock unverkennbar deutlich vor mir. (Page 141.)

Ce passage et le croquis qui l'accompagne peuvent être l'objet de plusieurs remarques. Tout d'abord, nous nous plaisons à constater que W. Osiander a reconnu avec beaucoup de bonne foi n'avoir aperçu qu'un espace restreint des plaines de l'Italie : ein Stück des Polandes, un morceau de la plaine du Pô, — auf schmalem Raum, d'une faible étendue ; et plus loin il dit encore : Zwar ist die oben beschriebene Aussicht räumlich beschränkl (p. 142). Il est vrai que la vue décrite ci-dessus est bornée en étendue. Il ne nous paraît donc pas que cette vue corresponde à celle décrite par Polybe et par Tite-Live ; la pente orientale du mont Turra n'est nullement ce promontoire d'où la vue s'étend au loin en tous sens (Tite-Live, XXI, 35) ; on ne voit pas de ce point l'Italie au pied des montagnes (Polybe, III, 54, 2), c'est le lac du Mont Cenis et son plateau qu'on a sous les yeux ; le petit lambeau de plaine qu'on aperçoit dans un lointain bruineux ne peut suffire à provoquer l'enthousiasme de soldais fatigués.

Le croquis d'Osiander n'indique pas suffisamment ces détails, et peut illusionner un lecteur qui ne connaît pas cette partie des Alpes. Nous avons passé par La Ramasse en août 1900, avec M. Paul Joannon, par une très belle matinée, et nous avons eu la vue la plus claire qu'il soit possible, sans un nuage ; nous venions de l'Hospice du Mont Cenis, où nous avions passé la nuit ; nous avons donc pu à loisir contempler ce paysage. Voici ce que nous croyons reconnaître sur le croquis :

L'observateur qui se trouve sur la pente du Mont Turra voit à ses pieds le plateau du Mont Cenis avec son lac, encaissé entre les cimes environnantes ; c'est ce plateau qui figure au premier plan, et la construction rectangulaire avec un clocher est l'Hospice du Mont Cenis, qui contient des casernes, une église et des auberges. Au deuxième plan, entre les deux montagnes qui se font face et dont l'une est couronnée d'un fort, commence la descente de Grand Croix. Enfin, au troisième plan, le petit lambeau plus clair qu'on aperçoit constitue la vue sur les plaines dû Pô. Ce n'est pas toujours ce que s'imagine, en voyant ce dessin, le lecteur qui n'a pas traversé la région ; en regardant hâtivement, il prend le plateau du Mont Cenis pour les plaines de l'Italie. Ainsi donc, ce croquis, d'ailleurs très exact, ne donne guère en réalité que la vue du plateau du Grand Mont Cenis ; nous avons eu cette même vue sous les yeux, sauf cependant les plaines de l'Italie, parce que nous n'avons pas gravi la pente du Mont Turra.

Cette ascension est-elle d'ailleurs légitime, et correspond-elle aux données des textes ? Annibal n'aurait pas fait monter ses hommes exténués sur les pentes de cette montagne, qui, avec le verglas et la neige, devaient être peu praticables ; l'endroit eût de toutes façons été mal choisi pour une assemblée. Enfin, la vue n'est nullement celle décrite par Polybe et Tite-Live, il n'y a qu'à relire ces deux auteurs pour s'en rendre compte.

Où était d'ailleurs le camp d'Annibal d'après Osiander ? Sur le plateau du Mont Cenis (p. 136). Il aurait donc fallu que les Carthaginois fissent la même ascension qu'Osiander, et retournent sur leurs pas pour aller contempler un lambeau mesquin des plaines d'Italie ?... Mais, d'après Polybe, c'est au col même qu'était établi le camp (Polybe, III, 53.9), c'est là qu'Annibal fit sonner l'assemblée (Polybe, III, 54.2), avant de commencer à descendre (Polybe, III, 54.4). Or, le plateau du Mont Cenis est au-dessous du col, encaissé entre les montagnes.

Nous voyons donc qu'Osiander n'a pu, malgré ses efforts, établir que du col du Mont Cenis on voit les plaines de l'Italie. Que des pentes du Mont Turra, que des pics qui entourent le col et le plateau, on aperçoive par ci par là quelques lambeaux des plaines du Pô, nous en convenons fort bien, et c'est d'ailleurs chose évidente sur les cartes. Mais on ne peut retrouver la vue exacte décrite par Polybe et Tite-Live, au col de passage, près du camp carthaginois.

Conclusion. — En somme, nous savons que du haut de Turina on voit Turin, mais nous le savons par le dire des gens du pays et par la carte au 1/80.000e ; nous ne connaissons aucun chercheur qui ait fait l'ascension.

Nous ne l'avons d'ailleurs pas faite davantage, la jugeant superflue. L'abstention de nos prédécesseurs nous a paru une démonstration que nous avons préféré ne pas défraîchir. On voudrait qu'Annibal, voyant son armée fatiguée et rebutée, eût fait sonner l'assemblée et conduit ses soldats sur le piton de Turina à travers la neige et la glace !... Nous ne le pensons pas ; et nous estimons qu'il faut chercher ailleurs qu'au Mont Cenis.

 

 

 



[1] Ch. IV, Le contrôle des distances.

[2] Doujat place le col de passage entre le Grand et le Petit Saint-Bernard ; Jacques Replat, d'après un passage de Saussure et les travaux de Blanc et Vignet, au col de la Seigne.

[3] Ce bouclier est décrit dans Académie Inscr., tome IX, p. 155.

[4] Voir le Journal des Savants, déc. 1819, pages 748 à 762.

[5] Voir Sir Charles Lyell, Manuel de géologie élémentaire, Paris, Langlois, 1856, chap. XII, les glaciers, page 233.

[6] Le colonel Hennebert dit (tome II, liv. V, chap. II, page 57, note 2) que les ossements d'éléphants qu'on trouve dans les Alpes, appartiennent à l'elephas primigenius et à l'elephas meridionalis, tous deux préhistoriques.

[7] Journal des Savants, déc. 1819, pages 748 à 762.

[8] Voir Millin, Monuments inédits, tome I, pages 94, 95.

[9] Luitprandi opp. omnia, p. 20 : Quod cernens Arnulfus, quoniam per Veronam non potuit, per Hannibalis viam, quam Bardum dicunt et monlem Jovis, repedare voluit.

[10] P. Jovii, Histor., lib. XV, p. 297 : ... apud Barrum ejus itineris pagum perpetuo tantœ ducis gloriœ monumento litterœ ipsis cantibus inscriptœ significant.

[11] Voir Simler, Vallesia descriptio et de Alpibus commentarium.

Jean Blaeu, Theatrum statuum Regiæ Celsitudinis Sabaudiœ Ducis, Amsterdam, 1682.

Chappuis, Annibal dans les Alpes, 1897, page 73.

[12] Strabon, Ed. C. Müller cl, F. Dübner. Paris, V. Didot, 1853. Liv. IV, page 174.

[13] Journal des Savants, 1819. Réponse de J.-A. Deluc à M. Letronne, page 748.

[14] Journal des Savants, 1819. Observations sur la lettre précédente de Deluc, pages 753-762.

[15] Il ressort d'un texte de Varron, que nous citons au chapitre IX, qu'Annibal n'a pas passé par les Alpes grées. C'est même à peu près la seule indication certaine qu'on puisse tirer du texte en question.

[16] Tite-Live, XXI, 38. Ed. Gaucher, 1890, page 66 : Taurini sane Galli proxima gens erat en Italiam degresso ; id cum inter omnes constet...

[17] Nous croyons inutile d'écrire une longue discussion sur les itinéraires conduisant au Petit Saint-Bernard et au col de la Soigne ; on en pourra lire une fort bien faite dans l'ouvrage de M. Chappuis : Annibal dans les Alpes, pages 75 à 87. Ces itinéraires sont délaissés à trop juste titre pour qu'on les reprenne jamais.

[18] Ellis adopte un itinéraire passant par le Petit Mont Cenis.

[19] On ne saurait faire un trop grand éloge de ce Normalien, mort à trente-deux ans, au moment où la fortune lui souriait, où la célébrité commençait à récompenser ses efforts, et dont la modestie seule égalait le talent.

[20] Marche d'Annibal, Paris, 1887, p. 70.

[21] Polybe, III, 55. 9. Ed. Hultsch, 1888, p. 261.

[22] Histoire critique du passage des Alpes par Annibal, Paris, 1821, p. 126.

[23] L'Italie, par lady Morgan, tome I, page 52.

[24] Nouveaux mémoires sur l'Italie, par deux gentilshommes suédois, Londres, 1764, tome I, page 56.

[25] Voir le croquis du chapitre suivant.

[26] Marche d'Annibal des Pyrénées au Pô, 1887, page 71.

[27] Der Hannibalweg, Berlin, Weidmann, 1900, p. 139 et 140.