ANNIBAL DANS LES ALPES

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'ITINÉRAIRE

CHAPITRE II. — RÉCIT DE POLYBE[1].

 

 

De l'Ile aux Alpes. - L'Ile. - Le départ. — La montée des Alpes. - Premier combat. - Repos. - Un piège. - La roche nue. — La descente. - Le col. - La vue de l'Italie. - La descente. - Le défilé de trois demi-stades. - L'arrivée.

 

DE L'ÎLE AUX ALPES

L'Ile. — Ensuite Annibal, ayant marché quatre jours à partir du passage, arriva à un endroit appelé l'Ile, très peuplé et fertile en blé, qui tire son nom de la coïncidence que voici. Le Rhône et l'Isère l'embrassant de ci et de là, coulent chacun le long d'un côté et l'aiguisent en forme de pointe à l'endroit où ils se réunissent. Elle ressemble assez pour la grandeur et pour la forme à ce qu'on nomme le delta d'Egypte ; il y a cette différence que là-bas c'est la mer qui forme un des côtés et réunit les lits des fleuves, au lieu qu'ici ce sont des montagnes difficiles à approcher et à parcourir et pour ainsi dire inabordables.

Le départ. — Arrivé à cette île, Annibal trouva deux frères qui s'y disputaient la royauté et qui étaient en présence chacun avec une armée. Invoqué par l'aîné qui réclama son concours pour s'assurer le pouvoir, il se laissa persuader ; il voyait clairement les bénéfices immédiats qu'il tirerait de lui. Il l'accueillit donc, l'aida à chasser le cadet, et obtint de lui grande assistance. Ce n'est pas seulement de blé et d'autres vivres que le vainqueur approvisionna abondamment l'armée ; il changea les armes anciennes et tous les objets usés et remit en état toute l'armée, fort à propos ; à nombre d'hommes il distribua vêtements et chaussures qui leur furent de grande utilité pour la traversée des montagnes. Mais voici le principal : les soldats avaient quelque inquiétude au sujet de leur route à travers les Gaulois nommés Allobroges ; il fit arrière-garde avec ses propres troupes, et leur procura ainsi un voyage sûr jusqu'aux approches de la montée des Alpes.

 

LA MONTÉE DES ALPES

Annibal ayant parcouru en dix jours huit cents stades le long du fleuve, commença à gravir les Alpes ; là, il lui arriva de courir de grands dangers.

Premier combat. — Tant qu'il fut dans le plat pays, les petits chefs allobroges se continrent ; ifs redoutaient ou la cavalerie ou les barbares de l'escorte. Mais lorsque ceux-ci furent retournés dans leur pays et que les troupes d'Annibal commencèrent à s'engager dans les terrains difficiles, les chefs allobroges concentrèrent des forces suffisantes et occupèrent les positions favorables, celles par lesquelles de toute nécessité Annibal était obligé de faire son ascension. S'ils avaient caché leur dessein, ils auraient complètement anéanti l'armée carthaginoise ; même en se laissant voir, ils causèrent de grands dommages à Annibal, mais ils n'en subirent pas de moindres eux-mêmes. Le général carthaginois, sachant être devancé par les barbares sur les positions favorables, établit son camp et s'arrêta au pied de la montée ; il envoya quelques-uns de ses guides gaulois avec mission de reconnaître à fond les projets et les dispositions de ses adversaires. Ces ordres exécutés, il apprit que, pendant le jour, les ennemis occupaient et gardaient le .terrain avec soin, mais que, la nuit, ils se retiraient dans une ville voisine. Tablant sur ces données, il combina son plan d'action comme voici. Il porta ostensiblement son armée en avant, et près des défilés, non loin de l'ennemi, il établit son camp. La nuit venue, il alluma des lignes de feux, et laissant la plus grande partie de ses forces, il fit équiper à la légère les troupes d'élite, traversa les gorges pendant la nuit et occupa les positions abandonnées par l'ennemi ; car, suivant leur habitude, les barbares étaient retournés à la ville. Cela fait, le jour reparu, les barbares voyant ce qui était arrivé, s'abstinrent d'abord d'attaquer. Puis, quand ils aperçurent le gros des bêtes de charge et les cavaliers, péniblement-attardés en longue file dans les terrains difficiles, ils se décidèrent, à cause de l'occasion, à tomber sur la colonne. C'est ce qu'ils firent, et des partis nombreux de barbares attaquèrent ; l'ennemi et aussi le terrain causèrent aux Carthaginois des perles nombreuses, surtout en chevaux et en bêtes de charge. Eu effet, le sentier était étroit, raide et même escarpé ; toute agitation, tout désordre faisait rouler au fond des précipices nombre de bêtes de charge avec leurs fardeaux ; ce trouble était occasionné principalement par les chevaux blessés ; car ceux de la tête se rejetaient sur les bêtes de charge, afin d'échapper aux coups, ceux de la queue bourraient en avant et précipitaient dans l'abîme tout ce qui était tombé ; ils causèrent un grand désordre. A celte vue, Annibal se disant que, sorti de péril, il n'aurait plus chance de salut si son convoi était détruit, prit les troupes qui avaient de nuit occupé les cols et se porta rapidement au secours de la colonne.

Son intervention causa des pertes importantes aux ennemis, car il avait pris par les hauteurs, et de non moins sensibles à ses propres troupes ; des deux côtés, dans la colonne, le trouble était augmenté par les clameurs et l'enchevêtrement dont nous avons parlé.

Annibal, après avoir tué beaucoup d'Allobroges, contraignit les autres à faire demi-tour et à s'enfuir dans leurs demeures ; alors la masse des bêtes de charge et de la cavalerie qui s'était trouvée coupée acheva seulement de se dégager à grand'peine.

Repos. — Annibal, avec tout ce qu'il put réunir de troupes échappées à ce péril, marcha vers la ville d'où les ennemis avaient fait irruption, et la trouva presque vide à cause de l'unanimité avec laquelle les habitants s'étaient portés au butin ; il s'en empara et y trouva bien des commodités pour le présent et pour l'avenir. Pour le présent, il recueillit quantité de chevaux et de bêtes de charge avec leurs conducteurs ; pour l'avenir, il eut provision de pain et de vivres pour deux ou trois jours ; en outre, il se fit craindre des voisins, de sorte que personne n'osa l'attaquer parmi les peuples à travers lesquels il fit son ascension. Annibal établit son camp dans la ville et, après s'être arrêté un seul jour, il repartit. Les jours suivants, la marche de l'armée fut paisible, mais le quatrième, elle tomba de nouveau dans de grands dangers.

Un piège. — Les habitants de ces pays, ayant concerté un piège, vinrent au-devant d'Annibal avec des branches d'arbres et des couronnes, ce qui, chez tous les barbares, est un symbole d'amitié, comme le caducée chez les Grecs. Annibal, disposé à la circonspection par une telle confiance, s'enquit soigneusement de leurs intentions et de l'ensemble de leurs projets. Ils dirent avoir été suffisamment renseignés sur la ville qu'il avait prise et sur le désastre de ceux qui avaient essayé de lui nuire ; ils assurèrent être venus déterminés à n'entreprendre comme à ne subir aucunes hostilités et offrirent de donner des otages. Annibal, après avoir réfléchi longtemps, se fia à leur parole ; il se disait qu'en accueillant leurs avances, il augmenterait peut-être leur bienveillance et leurs sympathies, tandis qu'en les repoussant, il s'en ferait des ennemis déclarés. Il reçut donc leurs promesses et se décida à faire amitié avec eux. Les barbares, après avoir donné des otages, amenèrent des vivres à foison et s'abandonnèrent entre ses mains complètement et sans réserve ; ils inspirèrent une telle confiance à l'état-major d'Annibal qu'ils servirent ultérieurement de guides dans les endroits difficiles.

Pendant qu'ils marchent en tête deux jours durant, les autres se réunissent, suivent la colonne, et la surprennent à la traversée d'une vallée difficile et bordée de rochers. En celte affaire, Annibal aurait péri avec toute son armée, s'il n'avait eu pris de grandes précautions contre une attaque, et s'il n'avait eu la prévoyance de placer les bagages et la cavalerie en tête et l'infanterie en queue. Celle-ci, en maintenant ses positions, réussit à atténuer les pertes et arrêter l'élan des barbares. Malgré ce succès, nombre d'hommes, de bêtes de charge et- de chevaux périrent.

La roche nue. — Les positions dominantes appartenaient aux ennemis, et les barbares, manœuvrant à flanc de coteau, roulaient des pierres ou lançaient des cailloux à la main ; ils provoquèrent un désordre complet, et le danger fut tel qu'Annibal fut contraint, avec la moitié de son armée, de passer la nuit sur un rocher fort et dénudé, séparé de sa cavalerie et des bêtes de charge. Il tint bon, et la nuit tout entière suffit à peine au convoi pour se dégager du défilé.

 

LA DESCENTE

Le col. — Le lendemain, les ennemis partis, Annibal rejoignit la cavalerie et les bêtes de charge et poussa jusqu'au col même, sur le faîte des Alpes ; il ne rencontra plus aucun gros de barbares coalisés ; quelques partisans seulement, en certains points, vinrent escarmoucher, les uns entête, d'autres en queue, et enlevèrent quelques animaux de bât en les surprenant au bon moment. Les éléphants furent à Annibal de la plus grande utilité. En tous les points de la colonne où ils se trouvaient, ils formaient une zone que n'osaient aborder les ennemis effrayés par l'aspect monstrueux de ces animaux.

Le neuvième jour, il atteignit le col, y campa et s'y arrêta deux jours, voulant à la fois laisser reposer ceux qui étaient hors de péril et recueillir les traînards. Par une heureuse rencontre, un grand nombre de chevaux et de bêtes de charge qui s'étaient débarrassés de leurs fardeaux rejoignirent contre toute attente ; ayant suivi à la piste, ils arrivèrent au campement.

La vue de l'Italie. — La neige couvrait déjà ces montagnes, car on était au coucher héliaque des Pléiades. Annibal, voyant ses soldats découragés par leurs misères précédentes, par celles aussi qu'ils prévoyaient encore, se résolut à ordonner l'assemblée sans autre motif que de leur donner le spectacle de l'Italie. Car telle est la situation de ce pays au pied des montagnes dont nous avons parlé, que si on regarde d'un côté ou de l'autre, les Alpes présentent la disposition d'une citadelle de l'Italie tout entière. Aussi Annibal leur montra les plaines du Pô, leur rappela longuement les intentions bienveillantes des Gaulois qui y habitaient, enfin leur indiqua du doigt où Rome même était située, et releva ainsi grandement le moral de ses troupes.

La descente. — Le lendemain il leva le camp et commença la descente ; là, il ne rencontra pas d'ennemis, sauf quelques embuscades de pillards, mais le terrain et la neige lui firent subir des dommages non moins considérables qu'à la montée. La descente était étroite et raide ; la neige empêchait de distinguer où on mettait le pied' ; tout ce qui tombait hors du chemin glissait au fond des précipices. Cependant les soldats ne se laissaient pas abattre par ces souffrances, familiarisés qu'ils étaient avec les maux de ce genre.

Le défilé de trois demi-stades. — Enfin on arriva à un endroit que ni les éléphants, ni les bêtes de charge ne pouvaient franchir à cause du manque de largeur. La pente, déjà escarpée auparavant sur une longueur de trois demi-stades, s'était encore éboulée récemment. Là, de nouveau, le désespoir et la consternation s'emparèrent des troupes. Le général carthaginois songea d'abord à tourner l'obstacle ; mais l'abondance de la neige l'empêcha d'y parvenir.et le fit renoncer à ce projet. Ce qui arrivait là était d'une étrange singularité ; sur la neige ancienne et persistante de l'hiver précédent, il venait l'année-même d'en tomber de nouvelle ; celle-ci se laissait pénétrer, car elle était récente, molle et. peu profonde. Mais quand elle eut été foulée, et qu'on marcha sur la couche inférieure plus résistante dans laquelle le pas ne pouvait faire empreinte, les hommes glissaient en manquant des deux pieds à la fois, ainsi qu'il arrive lorsqu'on marche sur une pente boueuse. Ici, les conséquences étaient encore plus fâcheuses ; les hommes ne pouvant asseoir leur pas sur la neige inférieure voulaient, une fois tombés, s'aider des genoux ou des mains pour se relever ; alors ils n'en dévalaient que davantage, entraînant tous leurs appuis jusqu'au fond des précipices. Quant aux bêtes de charge, elles pénétraient après leur chute dans les couches inférieures au moment où elles se relevaient, et y restaient enlisées avec leurs fardeaux, comme prises au piège, à cause de leur poids et de la consistance des anciennes neiges. Annibal, renonçant donc à son projet, campa sur cette arête après en avoir fait balayer la neige, puis il employa les troupes à frayer à grand'peine un passage dans le roc. Les bêtes de charge et les chevaux eurent une voie praticable au bout d'un seul jour ; aussi Annibal les fit passer rapidement et établit son nouveau camp clans la région où il n'était pas encore tombé de neige. Il envoya ensuite les Numides élargir le chemin par tour de roulement et, à peine en trois jours et à grand mal, fit-il passer les éléphants qui se trouvaient misérablement exténués par la faim. Car les sommets des Alpes et les environs du col sont complètement nus et dépourvus de végétation, à cause des neiges éternelles qui y persistent été comme hiver. A mi-hauteur sur les deux versants elles sont boisées, couvertes de végétation et complètement habitables.

Annibal, ayant rassemblé toute l'armée, descendit, et, le troisième jour après les précipices dont nous avons parlé, il finit par aborder les plaines. Il avait subi des pertes importantes en soldats dans les combats et au passage des fleuves pendant tout le cours du voyage, et d'autres importantes aussi dans les précipices et les points difficiles des Alpes, non seulement en hommes, mais surtout en chevaux et en bêtes de charge.

L'arrivée. — Enfin, après avoir fait le voyage entier depuis Carthagène en cinq mois et le passage des Alpes en quinze jours, il déboucha audacieusement dans les plaines du Pô, chez le peuple des Insubres. Il avait conservé en infanterie de ses troupes africaines douze mille hommes, des Ibères environ huit mille, et en cavalerie pas plus de six mille hommes tout compris ; c'est lui-même qui, par le dénombrement inscrit sur la stèle de Lacinium, nous renseigne à ce sujet.

 

 

 



[1] Ce récit est la traduction littérale du texte de Polybe, compris dans le livre III, depuis 49, 5 jusqu'à 56, 4 inclus. Voir l'édition Hultsch, Berlin, Weidmann 1888, p. 254 à 262.