PRÊTRES, SOLDATS ET JUGES SOUS RICHELIEU

 

LA JUSTICE.

CHAPITRE III. — JURIDICTIONS SPÉCIALES ET TRIBUNAUX EXTRAORDINAIRES.

 

 

Les officialités diocésaines. — Maréchaussée, prévôts des maréchaux ; tribunal de la table de marbre. — Chambre des comptes et Cour des aides. — Juridictions diverses : Eaux et forêts ; Cours d'amirauté, des monnaies, des salines ; capitaineries, grand prévôt de l'hôtel. — Conseil privé. — Les tribunaux extraordinaires ; grands jours de Poitiers ; Chambre de justice contre les financiers. — La justice de Richelieu ; les commissaires. — Arbitraire accepté par la noblesse, repoussé par les parlements. — Maréchal de Marillac.

 

Certaines classes d'individus tels que les soldats on les prêtres, certaines catégories de procès formant le contentieux financier ou maritime, certains morceaux du territoire comme les grands chemins, les forêts et les maisons royales, étaient soustraits à la justice ordinaire et soumis à des tribunaux spéciaux. Plusieurs de ces exceptions subsistent de nos jours, principalement dans les cas où le gouvernement est pris à partie par les particuliers, auxquels la législation actuelle n'offre pas, à dire vrai, plus de garantie que l'ancienne.

Chaque diocèse avait son officialité, seule en pouvoir de juger les ecclésiastiques, et dont la juridiction s'étendait sur les clercs, même mariés. Le tribunal religieux, devant qui les laïques comparaissaient pour tout ce qui touchait au côté sacramentel du mariage, ne connaissait pas seulement des causes spirituelles, puisque nous voyons celui de Mende condamner, pour faux, un notaire à trois ans de prison, et procéder contre un homme marié accusé d'avoir entretenu des rapports criminels avec une femme. Les châtiments ordinaires de l'officialité ne sont pas bien rigoureux : des jeûnes (que personne ne surveille), la récitation des psaumes à genoux, quelques jours de prison. Dans ce code, certaines rigueurs contrastent singulièrement avec certaines indulgences. Le clergé demandait pourtant, aux États de 1614, la permission de condamner aux galères. Le peuple, disait-il, n'est point satisfait des peines spirituelles qui lui sont inconnues. Aux mêmes États le Tiers se plaignit que les juges d'Église étaient souvent des laïques ; il réclama contre le nombre des degrés de la juridiction ecclésiastique, quatre ou cinq parfois avant d'arriver au Pape — reproche qui pouvait s'adresser, comme on l'a vu, à la justice royale. — Le clergé de son côté protestait contre les parlements qui ne laissaient exécuter les jugements des prélats qu'après les avoir revus, et au besoin corrigés, qui prétendaient faire la police intérieure de l'officialité, imposaient des choix, s'opposaient à des révocations, etc. ; bref, l'évêque payait cher, par l'invasion de la surveillance civile dans sa juridiction religieuse, l'extension de celle-ci à quelques matières laïques.

Comme les gens d'Église, les gens de guerre étaient en dehors du droit commun. La connaissance des délits militaires, de ceux même commis par des civils au préjudice des militaires, appartenait aux prévôts des maréchaux — vice-baillis et vice-sénéchaux, selon les divers noms qu'ils portent. Supposez la gendarmerie actuelle joignant à ses attributions multiples une autorité judiciaire, le maréchal des logis ou le lieutenant condamnant les voleurs ou les meurtriers qu'ils ont arrêtés, prononçant jusqu'à la peine de mort, et vous aurez une idée assez exacte de la maréchaussée du XVIIe siècle. La maréchaussée est hiérarchisée ; dans chaque province elle obéit à un prévôt général, office sérieux et honorable pour un homme d'épée. La charge de prévôt de l'Ile-de-France, achetée 36.000 livres vers 1630, en valait plus de 200.000 en 1660.

Les prévôts étant censés lieutenants des maréchaux, c'est à la table de marbre de Paris, cour supérieure, unique même à certains égards, qu'ils viennent de tous les coins du royaume prêter serment ; c'est elle qui réforme leurs sentences au nom des connétables et maréchaux de France, selon l'antique formule maintenue jusqu'en 1789, cent cinquante ans après la suppression des connétables. Il ne parait pas que ces robes courtes fussent, dans les bas grades, des personnages exemplaires. Leurs sommaires jugements, les emprisonnements qu'ils font dans leurs domiciles privés, aussi bien que les élargissements arbitraires qu'ils ordonnent sont l'objet de vives critiques. Il faudrait pour les grands jours, dit Talon, un ou deux prévôts des maréchaux, gens de bien s'il s'en trouve. Soi-disant pour appuyer et fortifier ces officiers, mais en réalité pour avoir quelques charges à vendre, l'État songea à créer quatre visiteurs généraux.

Notre territoire regorgeait déjà de magistrats : les bois royaux, les rivières et les moulins, avaient pour juges les grands maîtres enquêteurs des eaux et forêts avec le cortège ordinaire de lieutenant, procureur et sergents. S'il s'agissait d'un délit de chasse, c'était à la capitainerie d'en connaître. Les faits maritimes étaient de la compétence exclusive des sièges d'amirauté, une cour souveraine des Salines établie à la Rochelle (1639) avait la police des marais salants et des crimes relatifs au sel. La cour des Monnaies, souveraine aussi, étendait sa sollicitude sur tout ce qui concernait le maniement des espèces d'or et d'argent, et sur les métiers qui de près ou de loin s'y rattachaient. Enfin le grand prévôt de l'hôtel était juge de la maison du Roi, c'est-à-dire de nombreux palais habités par des milliers de gens.

La Chambre des comptes ne se bornait pas à juger des chiffres comme de nos jours, elle-même procédait à l'exécution de ses arrêts contre les comptables ; elle décrétait de prise de corps. Ses membres jusqu'aux plus infimes ne pouvaient être traduits qu'à sa barre ; ses huissiers se transportaient dans les provinces pour exécuter les saisies féodales ; ses commissaires allaient opérer le recouvrement des débets en souffrance. Les cours des aides qui tranchaient, comme notre conseil d'État, les réclamations suscitées par les impôts, jouissaient aussi des prérogatives de la justice ordinaire. Arbitres entre les citoyens et l'État, ils n'étaient pas dans la dépendance de ce dernier, ainsi que les membres révocables de nos tribunaux administratifs ; le gouvernement ne pouvait rien sur ces magistrats propriétaires. Mais il pouvait les déposséder du litige, en l'évoquant au Conseil privé.

Par ces évocations, plaie profonde dont souffrait l'organisme judiciaire, le pouvoir exécutif expropriait n'importe quel tribunal, petit ou grand, pour juger seul, sans contrôle et sans appel ce qu'il lui plaisait de juger. Cette juridiction, exercice abusif de l'absolutisme, ne fonctionnait du moins qu'en matière civile ; pour se rendre maître de la justice criminelle, Richelieu créa les commissions extraordinaires.

Nous ne comprenons pas dans cette catégorie ces tribunaux exceptionnels, chargés d'une mission temporaire : les Grands Jours de Poitiers ou la Chambre de 1624 contre les financiers. Exclusivement composée de membres des cours souveraines, choisis sans esprit de parti, la chambre de justice n'était qu'une délégation de la haute magistrature française ; mise en présence du personnel véreux des finances, elle n'eut en vérité qu'à enregistrer les restitutions, provoquées par la menace d'un examen un peu approfondi. Les peuples, chargés à l'extrémité, estimèrent être soulagés par la saignée des traitants.

Il en était de même des Grands Jours, tenus à Poitiers pendant cinq mois de l'année 1634. Les seize conseillers du parlement de Paris qui constituèrent ce tribunal avaient, avant de quitter la capitale, pris soin, pour ne pas manquer de besogne, d'enjoindre aux baillis d'informer en toute diligence des meurtres, assassinats, voleries, rapts, enlèvements, violements de filles et femmes, levées de deniers, etc. Ces vagues arrêts, ayant en vue une lessive générale de l'arriéré, n'eurent qu'un mince résultat. On n'offrit aux juges quand ils arrivèrent qu'un menu fretin ramassé pour la circonstance. Après une réception splendide, après force compliments et civilités, lorsque les affaires furent échauffées, chacun songea à s'en retourner. D'ailleurs les captures, dans lesquelles consistait la principale utilité de l'affaire, dépendaient des prévôts, gens corrompus et sans foi. Magistrats, avocats, prévenus surtout, s'éclipsèrent par conséquent de bonne heure. En une autre circonstance, le cardinal avait institué des juges spéciaux pour confisquer les biens de ceux qui adhéraient aux Anglais et aux rebelles de la Rochelle. Ces mesures, à coup sûr irrégulières, ont été approuvées par l'opinion de l'époque et par l'histoire.

Il n'en fut pas ainsi des commissions politiques, dont le caractère agressif justifia la colère des contemporains, comme il a mérité la réprobation de la postérité. En respectant ce cours ordinaire de la justice dont il parle avec éloge, lorsqu'il s'en sert, Richelieu eût obtenu la condamnation de ceux de ses ennemis qui étaient vraiment coupables ; quant à ceux qui étaient innocents et qui eussent été acquittés, l'homme d'État eût épargné à sa mémoire la tache de leur sang injustement répandu. L'archevêque de Toulouse, Montchal, raconte que Son Éminence aurait demandé au Pape un bref permettant de faire mourir sans forme de procès des personnes en prison, quoiqu'il n'y eût preuve concluante contre eux... Les assertions de ce prélat, adversaire déclaré de Richelieu, ne peuvent être admises qu'avec réserve ; mais la conduite du cardinal les rendent vraisemblables. Aussi souple que personne à l'occasion, comédien parfait, si l'on en croit la Reine Mère, le premier ministre était, quand la nature reprenait le dessus, d'un caractère violent, sujet à battre ses subordonnés, ses confidents les plus intimes. Celui qu'en sa conscience il estime coupable, est à ses yeux hors la loi. Tout retard alors dans la sentence l'exaspère ; il parle d'exécution avant même que les commissaires soient réunis pour juger. Vis-à-vis de la noblesse, l'emprisonnement ou l'exil selon le bon plaisir du maître devient si usuel que les intéressés ne s'en offusquent plus trop. Monseigneur, écrit l'un de ces détenus, bien que les courtoisies et le bon traitement que je reçois en cette maison me doivent plutôt faire désirer la continuation d'une vie si douce que le changement, néanmoins puisque la prison, pour belle qu'elle soit, est toujours diffamante, etc. De semblables correspondances vont et viennent, fort exactement polies, entre le prisonnier et l'auteur de sa captivité. Mais si l'aristocratie française prenait son parti du despotisme, le Parlement décrétait, avec une ardeur qui n'était pas sans péril, contre les commissions illégales. Importe-t-il, en effet, qu'un prévenu soit jugé par gens de bien et affidés, le ministère refuse de le livrer à la cour souveraine, où l'on ne peut obtenir l'assurance qu'il sera condamné à la peine capitale. On l'offre au Châtelet, mais le prévôt de Paris n'est pas assez accrédité pour répondre de sa compagnie, et ne pourrait garantir davantage qu'on le juge à mort ; on remet alors le malheureux aux commissaires. Ceux-là, qu'ils s'appellent Laubardemont ou Laffemas, vont plus rondement. Le dernier, après avoir dans l'après-midi condamné à mort le P. Chanteloube, exprime le soir ses regrets au cardinal de ce que l'arrêt n'ait pas été beaucoup plus exemplaire.

Un coupable puni est un exemple pour la canaille, un innocent condamné est l'affaire de tous les honnêtes gens. Ce mot de La Bruyère nous est revenu à la mémoire en parcourant, aux Archives des Affaires étrangères, les pièces du procès de Marillac, procès dirigé par Châteauneuf, plat personnage de l'époque. Il n'est pas de lecture plus touchante que celle des lettres écrites par le brave soldat à ses amis, à sa femme qu'il adorait, et qui mourut de chagrin pendant sa détention, à Richelieu même. Le maréchal mourut victime d'une intrigue de cabinet, dont il n'eut la clef peut-être que le cou sur le billot. Marillac, comme plus tard de Thou, payèrent de leur tête les deux jours de la plus rude frayeur qu'ait éprouvée Richelieu pendant sa vie.