LES SPECTACLES ANTIQUES

 

LE THÉÂTRE

 

 

Tout ce qui vit aspire au bonheur ; et l’homme en a tant besoin qu’au jour où il renonce à le trouver dans cette vie, il nie la mort et recule, au delà du tombeau, les bornes de son espérance obstinée. Il demande à ses rêves ou à ses croyances la promesse d’aine autre vie. Il faut que ce grand peut-être lui soit de la lumière et de la joie ; il veut le bonheur là-bas, bien loin, bien haut, plutôt que de penser qu’il n’est pas de bonheur.

A définit du bonheur qui nous fuit presque toujours ainsi qu’un mirage décevant, le plaisir nous reste, et le plaisir est parfois si doux, si profond qu’il fait croire au bonheur. L’homme s’est créé à lui-même des plaisirs ; et parmi ces plaisirs qui trompent sa misère, le théâtre nous semble le plus complet, le plus noble, le plus glorieux. Le théâtre en effet appelle à son aide et rallie dans une œuvre commune les arts les plus divers : l’architecture élève les monuments qui doivent contenir une foule immense, la sculpture, la peinture les décorent, les vers sonores s’épandent de gradins en gradins comme sur le rivage les flots de la mer montante, la musique enfin soulève, exalte toutes les passions et confond en quelque sorte toutes ces splendeurs dans une splendide et sereine harmonie. Le théâtre, c’est la vie elle-même, la vie révélant ses mystères, racontant le passé, consolant le présent, pressentant l’avenir, la vie emportée aux ailes de la poésie la plus sublime et glorifiant l’homme dans une plus haute humanité. Tel du moins fut le théâtre au bord de l’Ilissus, tel fut ce plaisir fait de tant de plaisirs et que nous devons à la Grèce. Doux et cher pays ! Combien il a fait, pour le bonheur de l’homme, puisque toujours ce mot de bonheur revient sous la plume comme dans la pensée ! La Grèce nous a donné ses dieux, car, si nous ne les prions plus, nous les aimons encore ; ils sont la force, la grâce et la beauté. La Grèce nous a donné ses poètes, les plus grands qui furent jamais ; la Grèce nous a donné ses marbres, qui n’ont pu lasser l’admiration et la ferveur de vingt siècles ; la Grèce nous a donné son âme, toujours vibrante ; la Grèce enfin, nous le répétons, car c’est une dette qu’il ne faut pas oublier, nous a donné le théâtre, et tel qu’il est encore chez nous, descendu peut-être des cimes qu’il avait su atteindre, associé quelquefois à des aspirations plus basses, il est encore une création grecque, et c’est encore la Grèce que sur nos scènes les plus humbles nos applaudissements doivent saluer.,

L’Égypte, si vieille que la pensée s’en épouvante, l’Égypte religieuse et fastueuse qui déroulait, sous les formidables colonnades de ses temples, le merveilleux cortège de ses prêtres et de ses dieux, l’Égypte des Pharaons qui connut le poème épique, le roman, pour ne parler que des œuvres de l’imagination, n’a pas connu le théâtre. Elle ne s’amusa jamais que de ses prières ou de ses hymnes triomphales. La Chaldée, l’Assyrie, la Perse n’ont pas eu de théâtre. Tous ces farouches conquérants, qui se taillèrent en Asie des empires dont seul leur immense orgueil égalait l’immensité, jamais ne se récréèrent qu’au tumulte des chasses sanglantes, au massacre des nations vaincues. Le dernier des Athéniens, le plus pauvre des laboureurs, nourris d’olives et de pois chiches, mieux partagés qu’un Assourbanipal ou qu’un Nabuchodonosor, trouvait, au théâtre de Bacchus, des plaisirs moins chers, plus humains et certainement plus délicats.

Nous avons nommé Bacchus. Bacchus, le Dionysos des Grecs, le dieu du vin, le dieu de la joie, le dieu vainqueur de l’Inde, fut toujours pour les anciens le premier inspirateur des fêtes théâtrales : il était supposé les présider, et toute représentation scénique fut longtemps une sorte de cérémonie grandiose en l’honneur du dieu. Donc aller au théâtre pouvait sembler un acte pieux, tout en restant une distraction ou un enseignement.

Les vendanges sont encore dans quelques pays l’occasion de fêtes, de chants et de danses. Vendanger c’est conquérir. Sans doute les lourdes gerbes tombant sous la faucille réjouissent les yeux ; la grange pleine assure le lendemain ; mais le blé n’est que la promesse du pain, le pain c’est le nécessaire, c’est l’utile ; n’est-ce pas pour l’inutile seul que la vie vaut la peine d’être vécue ? Aussi la joie du vendangeur mène plus grand tapage. Fouler le raisin dans la cuve ruisselante c’est déjà danser ; la chanson éclate sur les lèvres, l’ivresse est partout jusque dans l’air que l’on respire ; les mains se joignent, les bras s’enlacent, les rondes tourbillonnent furieuses ; Bacchus triomphe et tout répète, tout crie : Évohé ! Evohé !

Certes les vendanges étaient joyeuses dans la Grèce des âges héroïques. On se barbouillait de lie, mascarade grotesque, on s’affublait de peaux, d’outres crevées, on brandissait des ceps de vigne ; les pampres tressés en couronnes pleuraient au front des vendangeurs leur beau sang vermeil ; puis on célébrait le dieu, on racontait, ses exploits, ses amours, ses victoires, et les danses rythmaient les chansons. Souvent quelque chanteur plus aimé sortait seul de la ronde, improvisant des strophes que la foule répétait, puis on allait de village en village, et la fête recommençait, et les rondes se reformaient, et c’étaient des folies de toutes sortes, des lazzi, de burlesques parades, une orgie débordante, un délire de tout l’être humain hurlant, clamant et bondissant. Plus tard quelques-uns de ces improvisateurs se révélèrent poètes. Les noms d’Arion, d’Asos d’Hermione ne sont pas encore oubliés ; un peu d’ordre se fait dans ce désordre, on se grise en mesure, les strophes se règlent, acceptant une sorte de discipline, les vers une plus savante prosodie. Puis des riches qui dédaignaient de prendre part eux-mêmes à ces fêtes champêtres, toujours un peu brutales, les recherchent cependant, des troupes s’organisent qui n’ont plus l’unique pensée de se divertir ; on accepte quelque salaire, la gaieté se fait payer ses éclats, ses cris et ses chansons. Le dithyrambe est né. Asos d’Hermione, dont nous parlions tout à l’heure, y excella, dit-on ; il fut le maître du grand Pindare. A leur tour Pindare et Simonide composent des dithyrambes. Des prix sont fondés, disputés et conquis. Ce n’est pas assez, dans ces troupes composées, le plus souvent de cinquante choreutes, on en vient à se partager, on se répond, c’est le dialogue et déjà l’ébauche du drame. Puis toujours la légende de Bacchus, cela peut à la longue fatiguer même les croyants les plus fidèles. D’autres légendes divines inspirent de nouveaux dithyrambes. Enfin courir par les champs, se grouper sur quelque carrefour, c’est incommode ; on dresse quelques futailles, on y pose quelques planches, et c’est la première scène, c’est le premier théâtre. Thespis, né au village d’Euparia auprès de la glorieuse plaine de Marathon, revendique dans l’histoire l’honneur de cette invention ; ce fut, dit-on, le premier des auteurs dramatiques.

Le théâtre est donc né aux champs ; mais il ne devait pas tarder à émigrer dans les villes, et là seulement il devait trouver sa consécration suprême, se développer, s’épurer. La fleur, poussée entre deux ceps de vigne, était belle, mais d’un parfum un peu âcre ; transplantée à la ville, elle va s’épanouir plus merveilleuse que jamais, et son parfum sera plus doux sans cesser d’être enivrant. Ce sont encore là des débuts bien modestes. Le premier théâtre s’installe sur l’agora, le marché populaire d’Athènes, et tout d’abord c’est un vieux peuplier noir qui l’abrite et seul compose le décor. Nous ne sommes pas encore au temps où un artiste de Samos, Agatharchos, peindra de magnifiques décorations mobiles et changeantes, ajoutant à l’intérêt poignant du drame les amusantes surprises d’une machinerie savante, et faisant sortir les fantômes des Aimes du Ténare ou descendre les dieux de l’empirée. Cependant le théâtre ne fut pas accueilli dans la ville de l’austère Athènè sans résistance ; le sage Solon lui fit longtemps grise mine. Il n’importe ! L’élan est donné. Le seigneur Tout le monde se déclare bruyamment pour le nouveau venu, et Pisistrate le favorise. Jamais tyran ne dédaigna un moyen quelconque d’amuser la foule ; c’est le moins que l’on gagne en plaisir ce que l’on perd en liberté. Un théâtre est construit, plusieurs peut-être, mais sans grand luxe, tout eu bois. Les Pisistratides pressentent et préparent les grandes destinées d’Athènes, mais leurs ressources restent bornées. Cependant Athènes applaudit déjà de véritables drames. Pratinas, Chœrilos nous ont transmis au moins leurs noms, et de leur successeur Phrynichos, le prédécesseur immédiat du grand Eschyle, nous savons plus encore, le titre de deux de ses pièces : les Phéniciennes, le Siège de Milet. Nous voyous déjà, et le rait a de l’importance, les épisodes de l’histoire nationale et d’une histoire toute récente, fournir le thème des pièces, la donnée première du drame. C’est, la chronique d’hier que le peuple applaudira demain.

Eschyle combattait à Marathon ; il voulut que son épitaphe rappelât qu’il avait vaillamment porté le casque et les cnémides. Quelques siècles plus tard un autre poète, charmant du reste et justement fameux, lui aussi, se faisait soldat, mais pour fuir ü toutes jambes et jeter sou bouclier : lui-même le raconte et en rit. Horace n’avait point l’âme d’Eschyle. Il faut dire qu’aux champs de Philippes, il ne s’agissait en somme que du choix des tyrans, et la cause était plus haute qui se débattait dans la plaine de Marathon.

La Grèce délivrée, ce fut une joie immense, un tressaillement profond dans tout le monde de l’Hellade, longtemps on n’entendit dans toutes les cités, sur tous les rivages, que des cris de victoire et des actions de grâces. A cette heure sublime, une conscience nationale se révèle et s’affirme ; cités rivales, peuples ennemis, les orgueilleuses aristocraties, les turbulentes et ombrageuses démocraties ont combattu, vaincu ensemble, grande et féconde fraternité qui hélas ! n’aura pas de lendemain. Homère nous montre Pallas se dressant casque en tète, lance en main, devant les remparts qu’elle veut sauver et que sa crinière échevelée dépasse ; ainsi la grande image de la patrie s’est dressée devant la Grèce entière, et pour elle seule ou a su vaincre, on a su mourir.

Un peuple qui a bien mérité de lui-même ne tarde pas à trouver sa récompense dans le développement de sa civilisation, dans l’épanouissement de son génie ; les ailles s’exaltent, s’élèvent, les efforts accomplis les préparent aux grandes pensées, aux grandes œuvres ; on n’a pas douté de soi, on ne doute plus de rien. Les vaincus ont fécondé de leurs cadavres la terre qu’ils voulaient asservir, et jamais elle ne se couvrit de moissons plus belles. Quelle fut la merveilleuse floraison de la Grèce, d’Athènes surtout au lendemain des guerres médiques, quelle poussée de grands hommes, que de splendeurs jamais dépassées, on le sait, on l’a dit cent fois, et nous n’avons pas à refaire cette admirable histoire. Le théâtre partage les magnificences nouvelles : ce ne sera plus une enceinte misérable et qui n’a d’autre richesse que les beaux vers dont elle retentit, quelques pans de bois, quelques pierres brutalement étagées. Le théâtre de Bacchus se creuse au flanc de la montagne qu’habitent les dieux protecteurs de la cité. Il prend place dans cette acropole où se dressent, se groupent le Parthénon, les Propylées, l’Érechthéion, tout le passé d’Athènes, toute sa légende, toute son histoire belle comme une légende, il s’abrite sous l’égide d’Athènè, il est lui-même un temple ; les vers du vieil Eschyle, ceux du jeune Sophocle, échappés loin de l’enceinte immense et cependant toujours trop étroite, vont monter là-haut jusqu’à l’acropole, puis confondus avec les prières que les prêtres murmurent, avec l’encens que répandent les autels, ils vont s’envoler plus loin encore, peut-être jusqu’au ciel, car eus aussi sont une hymne sainte, une sublime prière ; les dieux de la Grèce sont trop grecs pour ne pas aimer les beaux vers, et la plus belle, la plus sainte prière n’est-elle pas la beauté ?

Mais ce n’est pas le lieu de parler des représentations scéniques. Ne voyons le théâtre que dans ce qu’il a de plus matériel, ce qui est de pierre ou de marbre, le monument. Nous ne saurions entreprendre ici la description, pas même l’énumération de tous les théâtres que construisirent soit dans la Grèce continentale, soit dans les îles, soit dans les colonies les plus lointaines, les joyeux fils de la Grèce. Pas une cité de quelque importance qui n’eût son théâtre.

Au reste le théâtre ne servait pas qu’à des représentations scéniques. Toutes les cités grecques n’avaient pas un Pnyx, une tribune aux harangues comme celle que devait si fièrement dresser Athènes en face de la mer asservie ; mais toutes les cités grecques, nous le répétons, avaient leur théâtre, énorme quelquefois et pouvant aisément contenir une foule de vingt ou trente mille assistants. Aussi était-ce au théâtre que les assemblées publiques se tenaient très souvent. Les rhéteurs, ceux du moins qui avaient assez de crédit pour attirer un auditoire nombreux, y discouraient sur les sujets les plus divers. Dans les villes où l’assemblée du peuple, de par la constitution ou une tolérance passée en usage, s’arrogeait une autorité souveraine, on vit plus d’une fois les ambassadeurs étrangers reçus en audience au milieu même du théâtre.

L’histoire a gardé le souvenir d’une audience ainsi donnée et reçue à Tarente, cité grecque de mœurs et d’origine, et certes les circonstances étaient graves. Sans déclaration de guerre et sur les incitations d’un démagogue, Philocharis, lui-même grisé de sa bruyante faconde, les Tarentins avaient coulé bas quatre galères romaines. Le sénat réclame et pour une fois se montre conciliant, car il envoie une ambassade et non quelques légions. Postumius est introduit dans le théâtre ; on le regarde, on le dévisage, on le plaisante, on l’insulte, on rit. De longtemps le peuple ne s’était aussi bien amusé. Jamais les Tarentins ne se sentirent si contents d’eux-mêmes, jamais leur cité ne fit si glorieux étalage de sa puissance. Songez donc ! Tarente arme, quand elle veut, trente mille hoplites, cinq mille cavaliers, sa flotte est redoutable entre toutes, et Rome ose se plaindre ! Hors d’ici l’importun ! des quolibets ? ce n’est pas assez, on jette de la boue, et cependant Postumius, montrant sa toge indignement souillée, s’écrie : Riez ! Riez maintenant ! c’est votre sang qui lavera ces taches. Il en fut ainsi. Rome tenait la parole que donnaient ses ambassadeurs ; Tarente devait bientôt apprendre comment la louve savait défendre ses petits et comment elle savait mordre.

De Tarente en Sicile la traversée n’est pas longue, même pour une galère ; et toujours en quête des souvenirs que les théâtres antiques peuvent nous raconter, nous abordons auprès de Catane. C’est le plus beau mais aussi le plus fou des Athéniens, Alcibiade, qui nous y a conduits.

Catane conserve le théâtre qui le vit, selon toute vraisemblance, haranguer, distraire la foule, pendant que les Athéniens s’emparaient des portes mal gardées. Le monument a été cependant bien transformé, et du théâtre primitif, de l’œuvre des Grecs il ne subsiste guère que l’emplacement choisi et les premières assises des fondations. Ainsi qu’il est arrivé souvent, les Romains ont tout refait, tout bouleversé. Les ruines cependant restent curieuses et de l’effet le plus pittoresque. Tout un quartier a germé, poussé, grandi sur le monument disparu. C’est de cours en jardins, de ruelles en ruelles et jusqu’à travers les caves qu’il faut chercher le pauvre théâtre. Lui que le soleil embrasait librement, à peine si, par échappées, il reçoit quelques rayons égarés. Les gradins d’un bel appareil ébauchent un escalier gigantesque aussitôt interrompu. Quelques chapiteaux où s’enroule la volute ionique, de nombreux fragments de marbres variés attestent les magnificences d’autrefois. Les voûtes ombreuses portent, sur leur robuste ossature de petits jardinets tout fleuris, les œillets s’accrochent aux fentes des grosses pierres noircies. Toutes ces choses incomplètes, croulantes, abandonnées, s’harmonisent dans leurs contrastes, et s’enveloppent de ce charme suprême que donnent à toutes choses le mystère et l’inconnu.

Dans tous pays, sur tout rivage si lointain qu’il soit où l’exquis génie de la Grèce a rayonné, en tous lieux où l’aigle romaine a laissé la trace de ses griffes toutes-puissantes, on trouve des théâtres. En Afrique, dans la régence de Tunis, à Medeïna, un théâtre superpose encore deux rangs d’arcades. Il mesure près de 60 mètres de diamètre, la scène seule 35 mètres. C’est beaucoup : la scène de nos plus grands théâtres modernes ne dépasse pas 16 ou 17 mètres d’ouverture. En Espagne l’illustre Sagonte, tristement dénommée maintenant Murviedro (vieux mur), garde le théâtre antique le mieux conservé qui soit dans la péninsule. Il s’adosse à une colline, selon l’usage constant des Grecs, mais c’est une création toute romaine.

Les théâtres antiques sont nombreux en France. On sait que les diverses peuplades qui se partageaient la Gaule ne succombèrent qu’après une résistance glorieuse. Il ne fallut pas moins de dix ans de guerre et que le génie de César pour assurer et achever la victoire, de Rome ; l’honneur n’est pas médiocre pour les vaincus. Au reste nous savons aussi qu’ils acceptèrent, avec une extrême facilité, la civilisation des vainqueurs, leurs habitudes, leur langage, presque toutes leurs institutions. Nous ne voyons pas très bien ce que la Gaule perdait à devenir romaine, car son indépendance n’était souvent qu’une libre anarchie, et déjà les invasions germaines menaçaient de passer le Rhin ; au contraire nous voyons, et sans peine, ce que la Gaule gagnait à son entrée dans l’immensité du monde romain. Que de cités encore florissantes nous le disent ! Quelques-unes et des plus fameuses, Lyon, Bordeaux, sont des créations toutes romaines. Arles, Orange, bien déchues il est vrai, nous parlent, elles aussi, de Rome, et si éloquemment que nous voilà bien près d’absoudre César et ses légions. Nous avons nommé Arles et Orange, car leurs deux théâtres comptent entre les plus intéressants et les mieux conservés. Au vieil Évreux le théâtre n’est qu’un talus embroussaillé, à Lillebonne du moins le demi-cercle se dessine et l’herbe normande, grasse et fraîche à donner aux hommes des appétits de ruminants, laisse voir quelques fragments de la puissante maçonnerie où s’étageaient les gradins ; à Champlieu, aux limites de la forêt de Compiègne, le monument, de petite proportion, reste reconnaissable dans son ensemble et coquettement domine les champs déserts qui furent une cité ; à Bezançon, la sollicitude des édiles a fait redresser quelques colonnes qui marquent le commencement d’une scène, mais à Arles, dans cette charmante ville si gaiement ensoleillée, le théâtre tient plus large place et reflète mieux la majesté des Césars. Le prêtre Cyrille et l’évêque saint Hilaire le firent détruire au cinquième siècle, empruntant pour ne jamais les lui rendre, au vieil édifice païen, ses marbres qu’ils voulaient christianiser. Deux colonnes oubliées trônent sur la scène, et l’orchestre dessine nettement son demi-cercle. Les herbes de Provence sont discrètes ; elles festonnent les ruines sans les effacer.

A Orange c’est mieux encore ; et nous ne connaissons aucun théâtre antique où l’ensemble des constructions qui composaient la scène subsiste aussi complet.

Le théâtre antique, tel que l’ont conçu les Grecs, tels que l’acceptèrent et le répétèrent docilement les Romains (nous négligeons quelques rares variantes, quelques prétendus perfectionnements introduits au cours des siècles), présente deux grandes divisions bien distinctes ; la partie réservée aux acteurs, la partie réservée au public. Celle-ci formant demi-cercle ; est dite kilon, le creux, chez les Grecs, cavea ou visorium chez les Romains ; on distinguait l’ima, media et summa cavea, c’est-à-dire la partie inférieure, celle réservée aux magistrats, aux personnages de distinction, la partie moyenne et la partie la plus élevée, abandonnée à la plèbe et aux esclaves. De petits murs marquaient la séparation : c’étaient les bastei ou præcinctiones. Des escaliers (scalæ), au nombre le plus souvent de six ou de sept, descendaient des gradins extrêmes et convergeaient vers le centre du théâtre. Ils arrivaient jusqu’à ce demi-cercle presque toujours dallé de marbre ou pavé de mosaïque, l’orchestre, où le chœur grec venait chanter et évoluer, où les Romains devaient plus tard installer des sièges, car le chœur qui a une importance si considérable dans le drame d’Eschyle et de Sophocle, déjà réduit à un rôle plus modeste dans les pièces d’Euripide et de ses successeurs, disparaît ou à peu près dans le théâtre que composent les auteurs romains ou qu’ils accommodent au goût d’un nouveau public. C’est au milieu de l’orchestre que se dressait, du moins dans les théâtres grecs, l’autel enguirlandé de pampres, décoré de masques, qui attestait la présence supposée du dieu Bacchus ; on l’appelait Thymète : quelquefois il servit de tribune aux orateurs.

La seconde grande division d’un théâtre antique, celle qui est exclusivement réservée aux acteurs, à tout ce qu’exige de personnel et de matériel une représentation théâtrale, c’est la scène qui se subdivise en proscenium ou avant-scène avec le pultitum, la partie la plus avancée du proscenium, celle qui restait toujours à découvert, même lorsque le rideau s’était levé, dérobant la scène aux spectateurs, puis en hyposcenium, ce que nous autres modernes nous appellerions les dessous, puis en scène proprement dite avec ses trois entrées traditionnelles, la grande porte centrale, la plus haute, dite regia, parce que les dieux, les rois, les héros étaient supposés avoir là leur demeure, et les deux portes plus petites, les hospitales, parce qu’elles servaient aux hôtes et aux étrangers. Enfin  venait le postscenium, qui remisait les décors, les accessoires, et renfermait les pièces, les dépendances où les acteurs s’habillaient. Souvent cette partie du monument se rattachait à des portiques, à des jardins, voire même à une place publique.

Le rideau, dit aulæum ou siparium, est une invention relativement moderne et qui dut coïncider avec un nouveau développement donné à l’art de la décoration scénique ; ce voile discret permettait aux machinistes de modifier ce qu’on appelle, en terme de coulisse, la plantation. Les théâtres romains eurent toujours un aulæum, mais non pas toujours les théâtres grecs. Le rideau, au lieu de se lever comme chez nous, s’abaissait et s’enroulait dans l’hyposcenium. Donc cette expression que nous lisons dans Horace : aulæ premuntur, la toile est baissée, signifie : la pièce commence ; cette expression contraire que nous transmet Ovide : aulæa tolluntur, la toile est levée, signifie : la pièce est terminée. C’est exactement l’opposé de ce que signifient les expressions françaises correspondantes. Vous apprenons dans un passage des métamorphoses d’Ovide que l’aulæum ou pour mieux dire les aulæ — on se servait plus généralement du pluriel — étaient peints et représentaient des scènes héroïques ou historiques.

Quelles étaient les décorations mobiles et changeantes qui venaient compléter ou peut-être même quelquefois cacher la décoration permanente et solide d’une scène antique ? cette question reste très obscure, et l’on ne saurait y faire une réponse d’une parfaite précision. Au reste, la réponse serait toute différente, si l’on se reporte à l’âge héroïque du théâtre grec, ou si l’on descend à l’époque des Césars, lorsque le drame fait place trop souvent à la pantomime ou à la danse.

M. Camille Saint-Saëns, dans un mémoire curieux, avance une hypothèse hardie, toute personnelle, mais qui nous semble parfaitement admissible. Ces architectures délicates, légères, intraduisibles en matériaux solides, qui promènent aux murailles des maisons gréco-romaines, les aimables fantaisies d’une imagination charmante, ces colonnades sveltes jusqu’à l’invraisemblance, ces frontons, ces acrotères sans autre appui que des lignes flottantes, ces audacieuses perspectives de sanctuaires aériens et perdus dans l’espace ne seraient-ils pas un souvenir direct et même assez fidèle des décorations théâtrales ? M. Saint-Saëns le pense et nous sommes tentés de le penser après lui. L’impossible devient aisément réalisable sur la scène alors que l’architecte décorateur ne prétend plus réaliser ses rêves que sur la toile et l’ossature d’une charpente légère. Tout ce qui est rêve fait songer au théâtre et aux illusions complaisantes de la scène. Ainsi en nous promenant aux maisons de Pompéi, en nous égayant et reposant l’esprit aux joies des fresques partout souriantes, nous aurions une vision dernière des prestiges scéniques et du monde presque féerique où Melpomène et Thalie, au moins à l’époque romaine, évoquaient leurs fantômes toujours aimés.

Ces détails et ces observations s’imposent au moment de parler du théâtre d’Orange, et nulle part ils ne pouvaient être mieux placés. En effet, le théâtre d’Orange reste un des très rares théâtres qui aient conservé à peu près reconnaissables la scène et ses dépendances. Presque partout ailleurs, la scène n’est plus qu’un alignement de blocs à peine visibles au ras de terre, quand ce n’est pas moins encore. Nous savons cependant que les architectes anciens réservaient toutes les ressources de leur art à la décoration de la scène ou de ses abords. Là, se dressaient en colonnes les marbres les plus précieux ; là, se groupaient les statues les plus nombreuses ; c’est la scène du théâtre d’Arles qui a donné à Louis XIV, pour passer ensuite de Versailles au musée du Louvre, la célèbre Vénus d’Arles ; c’est de la scène du théâtre enfoui aux ténèbres où se cache Herculanum, que viennent les statues chastement drapées qui éternisent, au musée de Naples, le souvenir d’une riche et généreuse famille, les Balbus.

Mais ces richesses, cet entassement de matériaux magnifiques, devaient tout d’abord, tenter les pillards et les dévastateurs. C’est là que l’on devait commencer l’exploitation au jour où les théâtres, comme tant d’autres monuments antiques, devinrent des carrières, et le hasard est grand qui a permis au théâtre d’Orange de sauver, au moins dans son ensemble et ses éléments essentiels, tout ce qui constituait la scène. Une puissante muraille haute de trente-six mètres et qui, majestueusement, domine la ville tout entière, se dresse face aux spectateurs ; ceci n’est pas une expression vaine et qui ne correspond plus à aucune réalité. Les spectateurs ne sont pas toujours absents au théâtre d’Orange : il y a peu d’années encore on y a joué l’opéra de Joseph.

Ce grand mur de la scène percé des trois portes obligées, étageait trois rangs de colonnes, encadrant des niches et des statues. Les statues ont disparu, les colonnes ont été brisées ; il reste cependant assez de cette décoration architecturale pour qu’elle puisse être aisément reconstituée, au moins par le crayon ou la pensée.

Les théâtres, ensevelis sous les cendres du Vésuve, auraient dit nous donner un ensemble encore plus complet. Mais de ces théâtres, le plus considérable, celui d’Herculanum, ne peut être visité que très difficilement et la torche à la main. Il est malaisé de comprendre, plus encore, d’admirer, un monument ainsi condamné à d’éternelles ténèbres. Une inscription nous a conservé lé nom de l’architecte : ce fut un certain Numisius, fils de Publius, et du généreux citoyen qui fit les frais de la construction, Lucius Annius Mammius Rufus.

Pompéi a deux théâtres voisins l’un de l’autre et de grandeur inégale. L’un, dit le théâtre tragique, le plus vaste, est cependant de proportions médiocres. Au reste, il ne faut pas l’oublier, Pompéi n’était qu’une ville de vingt à trente mille habitants au plus ; une sorte de sous-préfecture de seconde classe. Nous y vivons la vie intime des anciens, et aucun document, aucune histoire ne nous fait mieux pénétrer dans leur intimité. C’est une impression saisissante ; si brouillé que l’on soit avec Lhomond, en voyant ces maisons portes béantes, ces boutiques où ne manque rien que les marchands, en suivant ces rués étroites où les ornières profondes nous disent les chars qui viennent de passer, on en vient à décliner machinalement, rosa la rose, et n’était la crainte justifiée de quelque affreux solécisme, on se mettrait à parler latin. Mais Pompéi n’avait pas de monuments qui puissent rivaliser, nous ne dirons pas avec ceux de Rome, mais seulement avec ceux de Nîmes ou d’Arles.

Le second théâtre, le petit, qu’on appelle quelquefois l’Odéon, était couvert, et c’est là une particularité remarquable. Le dallage de l’orchestre, dans son bariolage de marbres variés, nous dit le nom des fondateurs : Quinctius Valgus et Marcus Porcius, duumvirs. Cette étroite enceinte, contenant quinze cents spectateurs à peine, pouvait aisément se clore d’une toiture, mais les salles énormes des autres théâtres que nous avons vus, que nous verrons encore, devaient rester à découvert. Ni les Grecs, ni les Romains n’avaient appris à construire ces fermes de fonte qui permettent aujourd’hui de couvrir, avec un minimum de supports largement espaces, des halles, des marchés, des expositions plus ou moins universelles.

Enfin, n’oublions pas que si la civilisation gréco-romaine rayonnait jusqu’aux rivages extrêmes de la Gaule, elle était née et s’était développée sous un ciel plus clément. Aujourd’hui encore à Phalère, aux portes d’Athènes, à Catane, nous avons rencontré de vastes théâtres modernes qui n’ont d’autre toiture, d’autre velarium même que l’azur du ciel.

Une question revient souvent à la pensée lorsque l’on parle de tous ces théâtres : quels spectacles y attiraient la foule ? Quel était le programme des représentations ? La réponse n’est pas toujours facile. Cependant nous savons qu’à Pompéi, au moment de la catastrophe, on allait donner ou l’on venait de donner la Casina, de Plaute. Le nom de la pièce est écrit, avec la désignation de la place que le spectateur devait occuper, sur une tessère, de bronze retrouvée dans les ruines. Les tessères, rondelles de métal, d’os ou de terre cuite, à peu près grandes comme une pièce de monnaie, tenaient lieu chez les anciens de nos coupons si vite chiffonnés et perdus. Les anciens voulaient, dans les moindres choses, le solide et le durable ; ils travaillaient pour l’avenir, et l’avenir, c’est justice, ne les a pas oubliés.

En 79 de notre ère, la Casina de Plaute comptait bien près de trois cents ans d’existence, c’est beaucoup pour une œuvre de théâtre, et nous voyons qu’elle figurait encore au répertoire courant.

Nous doutons, par malheur, que les spectateurs romains aient toujours eu le goût aussi difficile. Plaute, Térence, cédèrent souvent la place à des farces grossières, à des exhibitions éhontées, pis encore hélas ! à des combats de gladiateurs. Quintilien avait dit : In comœdia maxime claudicamus, ce n’est pas dans la comédie que nous excellons. C’était un peu sévère, mais il est constant que le théâtre latin, pendant un siècle ou deux si florissant et si fécond, tombe sous les Césars dans une irrémédiable décadence. L’amphithéâtre tue le théâtre. Quant à la tragédie, les Romains en composèrent ; les tragédies attribuées, avec plus ou moins de vraisemblance, à Sénèque, ne paraissent pas avoir jamais été représentées ; mais Ovide avait écrit une Médée très vantée, deux vers que nous citent Sénèque et Quintilien, nous la font regretter, car ils sont fort beaux. Nous avons peine cependant à nous imaginer l’aimable chantre des amours accordant la lyre de Sophocle. Quoi qu’il en soit, en acceptant même les éloges que les anciens nous font, de cette Médée et de quelques autres tragédies perdues, il reste certain que Melpomène trouva peu de disciples à Rome. On nomme Térence et Plaute après Aristophane ; nous ne voyons pas quel tragique latin on pourrait dignement nommé après Sophocle et Euripide.

Tertullien écrivait au temps des Sévères, il appelle le théâtre de Pompée la citadelle de toutes les turpitudes ; et dans son curieux petit traité de Spectaculis, déchaîne, sans mesure, et probablement sans justice, les foudres de sa rude éloquence africaine. Peu chrétiennement il triomphe des supplices qui attendent, il en est sûr, athlètes et histrions, pantomimes et chanteurs, cochers et danseurs. Plus furieuse explosion de colère ne saurait être imaginée. On ne va au spectacle, dit-il, que pour voir et pour être vu ! et déjà cela l’indigne. Il te faut, malheureux, les bornes (celles du cirque évidemment), la scène, le sable et la poussière de l’arène. Tu ne saurais vivre sans plaisirs. Mais tes poètes impies, ce n’est pas devant Minos et Rhadamante qu’ils comparaîtront, mais, tout tremblants de terreur, devant le tribunal de Christ inattendu (sed ad inopinati Christi tribunal palpitantes). C’est alors qu’il faudra entendre les acteurs tragiques ; ils pourront se lamenter sur leurs propres infortunes. C’est dans le feu que les histrions trouveront, leur dénouement. Rouge des flammes éternelles, le cocher sentira s’embraser les roues de son char ; nous reverrons les athlètes dans les gouffres brûlants, non plus dans les gymnases !

Tertullien n’est pas tendre. Consolons-nous en pensant qu’il mourut hérétique.

Toutefois en faisant la part de l’hyperbole dans ces diatribes féroces, il faut bien reconnaître qu’à l’époque des Sévères, le théâtre antique avait déserté son premier et sublime idéal. Les Muses traînent aux ruisseaux de Rome, et la Grèce, leur mère, ne les reconnaîtrait plus. Pompée, qui fit construire l’un des premiers théâtres de Rome, avait eu soin de l’adosser à un temple de Vénus, et dans la dédicace par lui dictée, il se vantait d’avoir érigé un temple avec des gradins à côté, ingénieux euphémisme qui accuse l’hostilité des vieux Romains, mais une hostilité satisfaite à peu de frais et déjà prête aux dernières capitulations.

Le répertoire dramatique de la Grèce avait conquis dans le monde ancien une trop grande réputation pour ne point pénétrer jusqu’aux bords du Tibre, le jour où les légions étendirent leurs victoires jusqu’en Orient. L’austérité chagrine des censeurs s’efforça en vain de lui fermer la porte ; Thalie et Melpomène entrèrent à Rome à la suite des triomphateurs. Mais quelles mésaventures souvent grotesques, quelles épreuves, quelles avanies attendaient les deus illustres sœurs, c’est ce qu’une anecdote racontée par Polybe suffit à nous montrer. En 585 de Rome, Anicius vainqueur revient d’Illyrie. Galamment il fait suivre les magnificences guerrières de son triomphe de représentations scéniques. On avait dressé un théâtre dans la vaste enceinte du cirque. Les joueurs de flûte (les aulètes) entrent les premiers ; ainsi que le chœur ils se rangent sur le devant de la scène. Anicius les invite à commencer. Et voilà les virtuoses qui, selon les règles de leur art, égrènent, sous leurs doigts agiles l’échelle des tons et des demi-tons. Ce prélude musical ennuie Anicius. Ce n’est pas là commencer : Commencez donc enfin ! s’écrie-t-il. Les flûteurs poursuivent sans prendre souci d’un ordre qu’ils ne sauraient comprendre. Anicius furieux dépêche un licteur sur la scène. Voyons-nous un gendarme, intervenant à la Comédie Française pour sermonner les acteurs ? Le licteur bouscule et pousse les flûteurs. En avant ! Marchez donc ! C’est là à peu près tout ce que peut dire et faire un licteur romain. Les Romains ont la main rude. Les flûteurs obéissent. Il le faut bien. Et voilà que toujours soufflant ils s’abandonnent à mille folies. Ils sont Grecs, des vaincus sans doute, des esclaves peut-être ; mais il ne saurait déplaire à leur malice de railler leurs vainqueurs. Ah ! les Romains veulent une bataille, ils l’auront. On court sus aux choristes et le chœur se débande, roule, fuit en désordre sur la scène, dans l’orchestre, jusque sur les gradins. Cependant un choriste moins pacifique se retourne et d’un coup de poing brise la flûte d’un aulète. A la bonne heure, voilà qui est charmant. On crie, on applaudit, Anicius daigne sourire. L’arrivée de deux danseurs et de quatre athlètes met le comble à la confusion. Polybe avoué son impuissance à décrire ce tumulte effroyable et cette mêlée sans nom. Il ajoute que s’il parlait des tragédiens qui parurent ensuite, il aurait l’air de se moquer.

Quelques années plus tard, Marius, un Romain bien romain, ne daigna pas honorer de sa présence plus de quelques instants, les spectacles à la mode grecque qu’il avait commandés à l’occasion de son deuxième triomphe.

Ce serait faire tort aux Romains de les confondre tous avec Marius ou Anicius. Nous savons que les comiques et les tragiques grecs trouvèrent à Rome des admirateurs enthousiastes et sincères, puis des imitateurs habiles ; Térence, l’ami, le commensal des Scipions, s’inspire de Ménandre, Ennius d’Euripide.

Entre les trois grands tragiques que l’humanité doit à la Grèce, Euripide n’est pas le plus grand ; ce fut lui cependant qui rencontra en Italie le plus de faveur, sinon auprès des lettrés, au moins auprès du public qui voulait bien accepter le théâtre en concurrence avec le cirque et l’amphithéâtre. Mais le répertoire d’Euripide, passionné, émouvant, humain, pathétique, subit lui-même de singulières mésaventures. On ne tarda pas à le morceler. Les drames émiettés, mutilés ne se produisirent plus que par fragments.

On imposa même aux tragédies grecques les plus outrageantes transformations. On en vint à miner Hippolyte et Médée. Le philosophe Lucien, qui cependant était homme d’esprit, trouve merveilleuse cette innovation et n’a que railleries pour les cothurnes et les masques de la vieille Melpomène.

Les Romains adossèrent souvent leur théâtre à quelque hauteur naturelle, cette disposition leur épargnait beaucoup de difficultés et de dépenses ; mais, bâtisseurs de voûtes, il leur était loisible de construire un théâtre sur un emplacement tout uni. C’est ce qu’ils firent lorsque le fastueux Pompée ordonna la construction du premier théâtre permanent que Rome ait connu, c’est ce que firent César et Octave lorsqu’ils construisirent le théâtre qui porte le nom du neveu chéri d’Octave, le si regretté Marcellus.

Aux abords de la petite place Montanara on voit les maisons prendre un alignement inattendu et décrire une courbe régulière. Les bâtisses débiles et misérables laissent passer quelques gros blocs, plus loin des assises régulières, puis des voûtes brisées, des arceaux tout entiers. C’est le théâtre de Marcellus. Il est enterré de plusieurs mètres, ainsi que tous les monuments de la vieille Rome. Les colonnes d’ordre dorique où lés premières arcades s’encadrent, n’en paraissent que plus robustes et plus trapues ; ces arcades elles-mêmes sont devenues des boutiques ou pour mieux dire des tanières obscures, des antres noirs. Les forgerons, cyclopes enfumés, y mènent grand tapage, battant le fer, éclaboussant les vieilles pierres du théâtre et traversant d’éclairs les ténèbres qui les entourent. Une populace loqueteuse hante ces ruines, des enfants criards, des chiens hargneux.

Le théâtre superposait trois rangs d’arcades, deux subsistent ou du moins restent reconnaissables. Les colonnes à demi engagées, doriques au rez-de-chaussée, ioniques au premier étage, accusent, comme la corniche, les moulures et les moindres détails, un dessin ferme, d’une science et d’un goût parfaits. C’est là une des meilleures créations de l’art gréco-romain et qui dignement fait honneur au siècle d’Auguste. Ces arcades portaient le vaste plan incliné où s’étageaient les gradins ; voilà ce que les Grecs, à peu près ignorants de la voûte, n’auraient jamais pu construire.

La scène et tout l’intérieur du monument disparaissent sous les constructions parasites. Les Savelli, s’y étaient bâti un palais tout entier, plus tard, acquis par la famille Orsini.

Vérone avait aussi un théâtre magnifique et de très grandes proportions, adossé à une hauteur que borde l’Adige. Mais ce théâtre, incomplètement déblayé, ne peut nous offrir l’occasion d’aucune observation nouvelle

Une petite ville, voisine de Vérone, s’enorgueillit d’un théâtre vieux seulement de trois siècles, mais que nous pouvons cependant classer dans les théâtres antiques ; c’est’ en effet une reconstitution assez curieuse et qui trait honneur au goût comme à la science de Palladio.

Le théâtre Olympique, dernier ouvrage de Palladio, fantaisie d’archéologue qui mériterait peut-être un sourire complaisant de Vitruve, n’a point de façade et se dérobe (cela n’est pas dans la tradition antique) au fond de couloirs misérables. Il est très petit, c’est une réduction et qui donne tout d’abord l’impression puérile d’un joujou. Cependant les gradins s’étagent selon la formule, une galerie les surmonte, déployant des arcades à plein cintre, la scène a ses trois portes, et dans leur ouverture on aperçoit, en perspective fuyante, des palais, des colonnades qui ont la prétention mal fondée de simuler une ville antique ; on y sent un ressouvenir trop fidèle de la place Saint-Marc et des Procuraties. C’est là du Palladio à peine déguisé. Cependant les portes, toujours selon la formule, sont encadrées de cotonnes et de niches où s’ennuient de chastes statues. On leur a joué, autrefois, des tragédies d’Alfieri ; on dirait qu’elles en restent inconsolables. Palladio a établi un velarium, il n’y pouvait manquer, mais un toit l’abrite, ce qui est contradictoire. Enfin il faut y mettre quelque complaisance. Ne voyons pas ce toit malencontreux, supposons de pierre ces pauvres gradins de bois, de marbre les statues de plâtre, et récitons, dans le silence de cette triste solitude, quelques vers d’Euripide ou de Plaute ; l’écho nous répondra peut-être, mais, j’imagine, avec un fort accent italien. Athènes a deux théâtres anciens, le très fameux théâtre de Bacchus où nous reviendrons, l’Odéon ou théâtre d’Hérode Atticus, construction toute romaine de l’époque des Antonins. Il fut, dès le règne de Valérien, rattaché aux fortifications dont l’Empire, déjà menacé du flot montant des barbares, avait déshonoré l’Acropole. C’était un poste avancé, un bastion robuste qui flanquait et protégeait les abords de la place. Canonniers vénitiens, janissaires turcs s’y embusquèrent tour à tour, et le triste honneur de ces batailles sans gloire a coûté cher au monument ; cependant l’intérieur, protégé par sa ruine même et l’entassement des débris, a reparu presque tout entier sous les fouilles patientes. On y joue quelquefois les vers d’Antigone, tout dernièrement encore, s’y envolaient retentissants et joyeux comme un essaim d’oiseaux impatients de lumière, de soleil et d’azur.

Lorsque nous parlons de théâtre, ne point retourner en Sicile serait un double crime de lèse-beauté et de lèse-majesté. Nos dernières étapes nous mèneront à Syracuse, à Taormine. Nous négligerons Ségeste, dont le théâtre est bien conservé, mais de proportions médiocres.

Syracuse couvrit de ses maisons, de ses palais, de ses temples, elle couvre encore de ses ruines, de ses poussières, ou du moins de ses souvenirs, un espace immense. De l’île d’Ortygie qui la vit naître, auprès des papyrus où s’ombrage la légendaire fontaine d’Aréthuse, jusqu’aux limites extrêmes de l’Epipoles, jusqu’à l’Euryalus, ce fort si bien conservé qui le couronne et en défend les abords, on compte près de 10 kilomètres.

Le théâtre de Syracuse était, par sa grandeur et sa magnificence, tel que Syracuse avait droit qu’il fût. Que de passants qui menaient terrible tapage sont venus là ! Les tyrans qui firent la puissance, mais aussi (l’un ne va guère sans l’autre) les épreuves et les malheurs de Syracuse, Gélon qui vainquit les Carthaginois à l’heure même où les Grecs triomphaient à Salamine, Hiéron, puis Denys, despote soupçonneux qui suspend dans un festin une épée au-dessus de son ami Damoclès, Denys qui fait jeter en prison les critiques assez osés pour ne pas admirer ses vers, car Denys se pique de beau langage, il fait de mauvaises tragédies. Tous les vices, tous les crimes, un homme affreux ! Puis c’est Denys second qui meurt maître d’école à Corinthe ; le sceptre rapetissé n’est dans sa main qu’une férule. Il ne s’agit, plus de belles-lettres, mais de lettres tout court qu’il faut enseigner aux enfants.

Voici venir Timoléon qui fut, dit-on, homme de bien ; une fois n’est pas coutume et cela étonne quelque peu dans un meneur de peuples. Très vieux et devenu aveugle, Timoléon conserva cependant à Syracuse tout son crédit et toute son autorité. Quand il survenait des affaires importantes, nous raconte Plutarque, les Syracusains appelaient Timoléon. On le voyait, sur un char à deux chevaux, traverser la place publique et se rendre au théâtre ; là il entrait assis sur son char. A son arrivée, le peuple le saluait tout d’une voix ; il leur rendait le salut ; et, après avoir accordé quelques moments à ces élans d’acclamations et de louanges, on discutait l’affaire : il donnait son avis, que le peuple confirmait toujours par son suffrage, après quoi les citoyens le reconduisaient avec des acclamations.

Avec Agathocle une ère de batailles et de conquêtes recommence, et Syracuse fait parler d’elle bruyamment. Dans ce théâtre dont nous foulons les ruines, on vit Agathocle convoquer, assembler, haranguer le peuple ; il avait fait massacrer la veille les citoyens les plus notables.

Après tous ces hommes sanglants et dont l’immortalité a coûté cher, il est doux d’évoquer d’autres hommes dont la gloire n’est faite que de lumière, de joie et d’harmonie. Eux aussi, certainement, sont venus dans ce vieux théâtre. Si Archimède y a pris place, nul doute qu’il n’ait fort mal écouté la pièce, un théorème de géométrie chantait dans sa pensée, plus délicieuse chanson que la muse de Sophocle. Moschus, Théocrite, Pindare, apportaient une oreille plus attentive. Mais aucun des humains, si grand fût-il, qui ait passé par là, ne méritait acclamations plus retentissantes que le vieil Eschyle. On ne sait trop pourquoi il avait quitté la Grèce. Au reste, accueilli en Sicile, comme c’était justice, il fit représenter à Syracuse sa tragédie d’Etna. Quel nom ! Quel titre ! Quel sujet ! Ce poète, plus grand lui-même que notre chétive humanité, prenant pour ses héros les Titans écrasés, se mesurant lui-même en quelque sorte avec l’une des plus hautes montagnes qui soient dans le vieux monde, montagne de roc, de neige et de feu, quelle entreprise magnifique ! Quel duel colossal ou plutôt quel accouplement prodigieux ! Et combien nous devons regretter que ce drame soit perdu !

Hélas ! le théâtre est là qui certainement l’entendit, mais qui ne pourrait plus nous le redire. Ce théâtre n’est que rocher, solide comme la gloire du vieil Eschyle. De rocher sont les quarante rangées de gradins, de rocher la grotte tapissée d’inscriptions qui les surmonte, de rocher les escaliers qui divisaient le flot immense du peuple bientôt épandu de toutes parts, de rocher la scène ou du moins ce qu’il en reste. Tout ce qui était bloc taillé, pierre rapportée a disparu. Il parait que les constructions qui certainement complétaient la scène, avaient survécu sais grand dommage, jusqu’à l’époque de Charles-Quint. Mais ce pseudo-César flamand-hispano-tudesque avait besoin de pierres pour bâtir les bastions qui, honteusement, enserrent dans l’île d’Ortygie, berceau devenu tombeau, l’ombre agonisante de la pauvre Syracuse. Il fit tout jeter bas. Cette dévastation sauvage lui permit, peut-être de garder quelque temps la cité où s’accrochait sa griffe impériale, mais que nous importe ?

Le règne de Charles-Quint a vu éventrer la merveilleuse mosquée de Cordoue, devenue cathédrale chrétienne ; le chœur enchâssé de force dans ces colonnades mystérieuses où se perd et frémit encore le nom sacré d’Allah, si splendide qu’il soit, ne saurait nous consoler du sacrilège et de la perte subie ; ce même règne a vu mutiler, ce rêve des Mille et une nuits, fait d’albâtre et de marbre, qu’on appelle l’Alhambra. Après cela, on nous dira que Charles-Quint ramassa un jour le pinceau échappé aux mains du Titien : c’est trop peu pour nous faire oublier Syracuse, Cordoue, Grenade, si odieusement outragées.

Plus une enceinte est vaste et plus, lorsqu’elle est vide, elle semble triste, plus son abandon semble cruel, plus le silence même y semble profond. On n’entend rien dans ce théâtre que battait la houle populaire, rien, sinon le cri des cigales et le tic-tac d’un moulin, blotti derrière les ruines. Ces deux vois monotones font songer à deux vieilles qui caquettent, hélas ! sans plus savoir ce qu’elles disent.

Certes Taormine, l’antique Tauromenium, n’a jamais joué, dans l’histoire de la Sicile ni du monde, un rôle comparable à celui que Syracuse a su longtemps soutenir, et pourtant Taormine peut se vanter de posséder un théâtre qui l’emporte sur celui de sa glorieuse voisiné. C’est le plus magnifique qui subsiste, on nous l’a dit ; nous voulons nous en assurer.

Nous quittons le train à Giardini, un nom aimable mais bien obscur. A peine échappés de wagon, nous sommes entourés, assaillis, étourdis de clameurs inhumaines. On nous bouscule, on nous heurte, on jongle avec nos personnes, on se les dispute, on se les arrache, en quelques instants tout notre bagage est dispersé aux quatre vents : les sacs par ici, les couvertures par là, les cartons là-bas, les boites à couleurs on ne sait où. Les naturels à longues oreilles se mettent de la partie ; tout s’en mêle : voilà que les baudets nous heurtent du museau et de force nous les sentons se pousser entre nos jambes. Tout à coup un carton s’ouvre et se vide, désastre épouvantable, les dessins, les croquis, l’espoir des tableaux rêvés voltigent comme des feuilles mortes en proie aux aquilons. C’est trop fort, nous crions vengeance. Le peintre, un brave artiste très pacifique d’ordinaire, éclate le premier. Un peintre à qui l’on a pris ses études, c’est terrible ! Autant faudrait-il prendre un os à la triple gueule de Cerbère. Les bâtons tournoient faisant le moulinet, les cannes se dressent, s’abattent en cadence, les hommes crient, les ânes braient ; mais bientôt la place est nette ; le champ de bataille nous reste, hélas ! jonché de débris lamentables, sacs béants qui perdent leurs entrailles, dessins déchirés, toiles crevées. Mais enfin tout est sauvé ou à peu près, même l’honneur.

Cependant un pauvre vieux et sa bête se tiennent à l’écart, leur discrète neutralité obtient sa récompense. L’homme et la bête nous plaisent : ce sont gens de bon air et d’aimable compagnie. Aussi nous leur donnons la préférence c’est à leur échine et à leur dos que nous réservons l’honneur de porter notre fortune qui, du reste, n’est pas celle de César.

Nous voici grimpant, poussant la bête, poussant le vieux aux rocailles d’un sentier rapide, tandis que nos fuyards de tout à l’heure nous guettent de loin, chiens hargneux qu’on’ a fouaillés et jettent à notre pauvre vieux des menaces et des injures. Notre préférence lui doit peut-être coûter cher.

Chemin faisant, nos souvenirs résument la longue histoire de Taormine. Sans peine nous y trouvons quelques beaux massacres, quelques ruissellements de sang comme il convient à une cité de noble lignée et qui se respecte. Les esclaves, révoltés à la voix de Spartacus, s’étaient retranchés sur ces hauteurs, et la tâche fut rude pour les en déloger. Plus tard, dans le duel épique d’Antoine et d’Octave, Tauromenium se prononce en faveur du premier et le second rudement la châtie. Les invasions conduisent jusqu’en Sicile les Maures du féroce Ibrahim-ibn-Achmet, qui tue l’évêque Procope et lui mange le cœur, pendant qu’on étrangle et brûle les malheureux échappés vivants de la bataille. Puis viennent les Normands et Robert Guiscard. Au temps de Louis XIV, les Français se taillent une citadelle dans les ruines et de loin saluent les vaisseaux de Duquesne vainqueurs de Ruvter et de la flotte hollandaise. Enfin, c’est encore de l’histoire et de l’histoire d’hier, la plage la plus prochaine de Taormine a vu Garibaldi, maître de la Sicile, prendre la mer en quête de victoires nouvelles, au lieu même où était venu, quelques siècles auparavant, atterrir un autre aventurier fameux, Pyrrhos roi d’Épire.

Le théâtre de Taormine pouvait contenir, assure-t-on, vingt-cinq mille spectateurs. C’est une création grecque, l’emplacement qu’il occupe, l’appareil des premières assises l’attestent en toute évidence ; mais les Romains sont venus, reprenant, complétant l’œuvre primitive et surtout la revêtant de nouvelles splendeurs. Les Grecs rêvaient et cherchaient la beauté, les Romains voulaient le faste. Donc le monument est gréco-romain, mais les différences des deux civilisations se dissimulent discrètement et leur contraste ne crie pas aux yeux.

La scène creuse des niches veuves de leurs statues ; quatre colonnes, magnifiques monolithes de marbre,.appuient, aux acanthes de leurs chapiteaux, les blocs énormes des architraves et de l’entablement ; les autres, tranchées au tiers de leur hauteur, affectent’ les airs funéraires de ces colonnes rompues qui tristement se dressent dans nos cimetières. Un large passage règne en arrière de la scène ; la barbarie du moyen âge y a maçonné au hasard des bases, des tambours de colonnes, des architraves brisées. On a dû improviser cette bâtisse au milieu des alarmes de la guerre et dans la crainte des assauts du lendemain.

Lin couloir souterrain règne sur toute la longueur de l’orchestre. Au faite des gradins courait une galerie semi-circulaire qui d’un côté appuyait ses voûtés sur un massif de maçonnerie, de l’autre sur des colonnes décapitées ou pour la plupart renversées ; quelques fûts, jalons oubliés, marquent leur solennel alignement.

L’ossature mérite de l’édifice est presque entièrement de briques ; mais elle portait, elle porte encore un magnifique parement polychrome. Les peintures se sont éteintes, les stucs se sont effrités, mais les marbres, plus solides, ont mieux résisté. Au reste cette brique même souillée, calcinée par vingt siècles de soleil, revêt une patine d’une singulière splendeur.

Le gardien qui nous accompagne, et qui nous prodigue des explications dont nous n’avons que faire, nous montre un grand dessin représentant son cher théâtre. Depuis de longues années l’œuvre est commencée, parait-il, et nous le croyons sans peine. En effet ce trop consciencieux interprète du vrai ne veut rien oublier, il a compté les pierres des ruines, il a compté les feuilles des buissons, les épines des broussailles, les brins d’herbe, et chaque année le renouveau faisant germer quelques brins de plus, verdir quelques feuilles naissantes, la tâche recommence, le dessin interminable se complique toujours et sans fin. Ce chef d’œuvre invraisemblable et qui aurait lassé la patience d’un enlumineur chinois, doit craindre la fraîcheur et l’humidité du soir ; aussi, après un juste tribut d’éloges, nous engageons vivement son auteur à lui rendre l’abri d’une porte close. Enfin on nous laisse, séparation sans regret ; on part joyeux, nous restons plus joyeux encore.

Oh les heures délicieuses que nous avons passées ! C’était le 2 juin, date mémorable au moins pour nous et qui doit compter inoubliée, toujours bénie tant qu’il nous restera une pensée dans l’esprit, un souvenir dans le cœur. Dirons-nous que le théâtre de Taormine est une merveille ? cela dit trop peu. Les ruines, si belles qu’elles soient, s’enveloppent souvent d’un voile de tristesse, le passé soupire plutôt qu’il ne parle. Était-ce un rêve, l’illusion d’une âme ravie et soulevée d’une admiration si haute qu’elle devient de la tendresse et de la reconnaissance ? mais ces ruines n’éveillèrent en nous aucune triste pensée.

Le temps, les hommes, plus cruels, ont mordu, ébréché ces vieilles murailles, mais leur deuil les embellit encore. Nous ne saurions dire ce qu’était le théâtre de Tauromenium en ses splendeurs premières, et bien que de savants archéologues se soient ingéniés à nous le restituer, nous l’aimons tel qu’il est, d’un amour sans plainte et salis regret.

La nature lui a été si douce, si clémente ! Il avait autrefois plus de marbres, plus de statues ; il avait moins de fleurs. Pas une lézarde que l’herbe ne festonne, pas une brèche où ne s’encadre l’azur, pas une blessure que ne parfume quelque bouquet joyeusement épanoui. Ces brèches, ces blessures, les hommes les ont faites, le printemps les a pansées.

La végétation éclate et triomphe. Jamais cependant elle ne dérobe rien qui soit digne de la lumière, elle est légère, discrète, respectueuse, transparente ; c’est une parure, ce n’est pas un linceul. Les agavés charnus élèvent ou replient brutalement leurs feuilles .qui semblent de métal, mais ils n’allument pas, cela tiendrait trop de place, leur haut candélabre de fleurs. Les nopals aux raquettes épineuses s’attendrissent en quelque sorte, car les haies qu’ils forment, moins farouches, sont frangées de longues étamines d’or toutes poudrées de pollen. Les gueules de loup font aux vieilles murailles des taches de pourpre. Puis ce sont des fenouils géants que les liserons escaladent ; leurs clochettes bleues se suspendent dans les hautes ombelles. Plus décoratives que toute autre plante qui germe dans les ruines, les acanthes sont là sur les gradins, sur la scène ; elles dressent des gerbes de fleurs doucement rosées, elles renversent, elles courbent, leurs larges feuilles luisantes et d’un vert profond ; leurs touffes semblent des corbeilles, nous allions dire des chapiteaux vivants, et jamais colonnes corinthiennes n’ont ambitionné de ceindre plus magnifique diadème.

Que de surprises charmantes attendent le regard égaré dans toutes ces joies du printemps en fête ! Elles reposent, tandis que les horizons lointains dont nous sommes entourés-, emportent la pensée à des hauteurs et connue dans une apothéose qui donnent le vertige.

Le théâtre, avec les grands airs d’un vainqueur et d’un conquérant ; a pris pour base et piédestal un puissant promontoire. Les pentes rapides descendent jusqu’à la mer, étageant les cimes arrondies de quelques oliviers bleuâtres. Vus d’aussi loin, on dirait des arbrisseaux. A notre droite la montée se continue, encore, plus escarpée, et penché au bord des ravines, s’accrochant aux rocs et tremblant de tomber, un nid d’aigle, Taormine ou du moins ce qui survit de Taormine, confond ses murailles à demi croulantes où scintillent quelques blanches maisonnettes. Puis les grandes montagnes ondulent et se déploient, sillonnées de petits sentiers qui serpentent ; elles s’entassent toujours plus hautes les unes que les autres, désireuses de toucher ce beau ciel qui les inonde de sa lumière et de son éternel azur.

Que sont ces montagnes cependant ? Elles trouvent aussitôt leur maître, le Titan qui les domine et qui les écrase. C’est une sombre pyramide dont nul mortel, n’a jamais compté les âges. Colosse prodigieux dont s’épouvante la pensée, il a du feu dans ses entrailles, il a de la neige sur son front. Seraient-ce les siècles sans nombre qui l’ont ainsi blanchi ? A ses flancs parfois s’arrête quelque lointain nuage ; et l’on dirait une écharpe légère qu’apportent les zéphyrs. Elle vit cette montagne, elle respire ; son haleine lui fait un panache de fumée. Ln ce moment elle, sommeille, oublieuse de cette terre qu’elle ébranle et secoue quand il lui plait, qu’un jour peut-être elle doit dévorer, dédaigneuse de ces cités qu’elle a vues naître et qu’elle voit mourir. C’est l’Etna. Il est le roi de la Sicile qu’il domine tout entière, roi de cette mer souriante où sa colère a jeté de noirs écueils comme la main d’un enfant jetterait des cailloux, roi de ces rivages de Calabre qui nous apparaissent tout radieux et, que bien des fois il a su atteindre. Son calme reste menaçant, et cependant l’ombre grandit à ses flancs énormes, l’immensité rayonnante du ciel où le soleil décline, jette à la cime toute blanche des reflets de pourpre et d’or.

En effet le jour baisse, voici la nuit qui vient. Les coteaux lointains s’estompent, les lignes fuient, plus incertaines, les horizons se perdent lentement effacés. Le théâtre s’enveloppe d’une obscurité douce qui sera tout à l’heure les ténèbres. Plus un cri, plus un bourdonnement d’insecte. Une puissance invisible ressaisit son empire ; et d’instinct, émus d’une crainte vague, délicieuse cependant, nous ralentissons le pas. Les mots s’arrêtent, la voix expire sur nos lèvres. Une sonorité toute nouvelle ferait un grand bruit du plus léger murmure, et nous sentons dans l’air des voix prèles à nous répondre. Partout s’étale une implacable immobilité. Les étoiles s’allument, puis rouge, tout ensanglantée, mais bientôt pâlissante, là lune se lève ; sous la caresse de ses rayons qui consolent, on rêve de Phœbé et du bel Endymion.

Nous avons parlé longuement de la Sicile ; nulle autre terre ne nous a plus doucement ému et charmé. Lorsque nous y sommes venu potin la première, nous ne voulons pas dire pour la dernière fois, nous échappions à peine aux épreuves de l’invasion, aux horreurs des désastres où notre pauvre et cher pays avait failli succomber. La Sicile nous fut hospitalière, et tendrement elle apaisa les orages de nos regrets, les tristesses de nos pensées. Elle aussi, et bien des fois, dans les cités les plus belles, les  plus fameuses, elle avait connu la défaite et les atroces douleurs de l’invasion, elle aussi, bien des lois, au cours des siècles, avait semblé à la veille de périr ; et cependant elle nous gardait Syracuse, Ségeste, Agrigente, des colonnades inondées de lumière, des théâtres frémissants de souvenirs, des temples, les mieux conservés qui soient et qui proclament toujours l’éternité des dieux ; elle nous gardait ses églises scintillantes comme des châsses incrustées d’or et de pierreries, car tous les vainqueurs, les plus farouches eux-mêmes, épris de leur conquête, après l’avoir dévastée, se complaisaient à l’embellir. La Sicile est tout à la fois chrétienne, romaine, féodale, sarrasine, mais grecque surtout et avant tout. Ce qu’elle nous a dit en ces jours comptés au nombre des plus heureux que nous ayons vécus, c’est que les guerres, si cruelles qu’elles soient, ne détruisent pas toutes choses, que l’âme d’un noble pays reste vivante à travers les âges, enfin que le vrai beau reste toujours beau, que toujours subsiste assez de ce qui l’ut vraiment grand par le génie et par la pensée pour en faire du souvenir et pour en faire de la gloire.