LE FORUM

 

LES TRIOMPHATEURS

 

 

Rome retrouvait le meilleur de son génie dans quelques familles longuement associées à toutes ses épreuves et grandies avec elle. Elle avait ses dynasties de bons serviteurs, de batailleurs et de conquérants. Une seule dynastie, serait-elle issue d’un Alexandre, n’aurait pu suffire à une ville prête à dévorer tant de royaumes et de rois. Marcellus était proclamé l’épée de Rome, Fabius son bouclier. Mais ni Marcellus, ni Fabius, ni le vainqueur de Syracuse et d’Archimède, ni le temporisateur qui devait lasser Annibal, ne devait égaler la renommée de Scipion le premier Africain.

Cannes consomme un désastre qui aurait anéanti toute puissance qui n’aurait pas été la puissance romaine. Quelques fugitifs, à grand’peine échappés, ont désespéré cependant de Rome et de sa fortune. Quelques paroles indignes de défaillance sont murmurées, trop complaisamment écoutées. Un jeune soldat, presque un enfant, les a surprises, durement relevées. Il parle à son tour, il est écouté de ceux mêmes qu’il gourmande, il leur fait jurer de lutter, de combattre encore et toujours ; et ce soldat acharné aux vengeances qu’il s’est déjà promises, c’est Scipion.

Le terrible corps à corps de Rome et Carthage ébranle la terre ; et l’on dirait deux bêtes fauves d’une force sensiblement égale, l’une et l’autre d’une niasse écrasante et qui se font un libre champ de bataille des campagnes qu’elles fréquentaient. Malheur aux petits, aux faibles qu’une alliance incertaine, nécessaire cependant, menace ou sollicite ! La neutralité serait de la trahison ; une double vengeance la viendrait châtier. Ainsi la guerre étend ses ravages à toute l’Italie, à la Sicile, à l’Espagne, au monde.

Une guerre sans cesse renouvelée l’espace de soixante ans et plus, traversée de répits bien courts, a détourné loin du Forma les souvenirs de l’histoire et même les âmes des Romains.

Carthage réduite à l’impuissance et qui porte à son flanc, comme une plaie béante, la turbulente royauté de Massinissa, a dû accepter un traité, suprême aveu de sa défaite et de sa ruine. La guerre continue cependant, niais plus lointaine ; c’est un orage qui s’éloigne et le sommeil de Rome n’en sera plus troublé. Antiochus n’est pas Carthage ; ce n’est qu’un grand roi et dont la majesté domine une vaste étendue de pays. Lucius Scipion reçoit le commandement des armées de Grèce et d’Asie ; son frère, le grand Africain, sollicite et accepte de servir sous ses ordres. Il sera le conseiller, et de son côté Antiochus a le sien non moins illustre, Annibal lui-même. Plais rien ne saurait plus retarder, sinon l’espace de quelques jours à peine, le vol des aigles romaines.

Cependant le fils de Scipion est tombé aux mains d’Antiochus ; Antiochus, ému de générosité peut-être, ou plutôt inspiré d’une politique prévoyante, a renvoyé l’enfant à son père, de bonne grâce et sans rançon. Ce procédé a touché Scipion, très dévoué, très affectueux à tous les siens. Mais cela est raconté à Rome, commenté, méchamment interprété.

La guerre a pris fin au milieu des victoires, et déjà Rome s’accoutume à ne plus traiter qu’avec des vaincus ; elle s’en fait une loi. Les vainqueurs sont revenus. Porcius Caton, un plébéien, tête dure, un paysan enragé des plus rudes labeurs, bon soldat et qui a servi sous les ordres de Scipion, mais haineux et d’une morose austérité, un vertueux qui ferait détester la vertu, pérore et cabale contre Scipion. Caton n’aime ni les choses, ni les hommes de l’Orient, ni ceux-là même qui les ont touchés de trop prés ; il n’aime pas la Grèce, ni les astis de la Grèce ; il ne sait que gronder ou sourciller de mauvaise humeur aux sourires comme aux lumières qui lui viennent de là-bas. Cette affaire d’Asie ; les politesses d’Antiochus à Scipion, tout cela n’est pas clair, et Caton ne croit ni aux libres générosités, ni aux clémences désintéressées. On sait que ses entêtements ignorent répit et lassitude. Il a tant parlé, tant cabalé qu’une émotion profonde a traversé la ville. Un tribun, personnage inviolable et redouté, un édile, magistrat sacré, ont partagé les envieuses animosités de Caton. Scipion est accusé, poursuivi en face du peuple romain.

C’est au Forum maintenant qu’il va paraître, et ce champ de bataille n’est pas moins redoutable que la plaine de Zama. On peut craindre toutes les surprises et quelque désastre sans lendemain. La haine est vigilante plus que pas une sentinelle.

Le danger peut grandir de l’indignation même de l’accusé, de son humeur quelquefois hautaine. N’a-t-il pas défendu en plein Sénat à son frère Lucius de s’expliquer sur cette affaire d’Asie ? Ne lui a-t-il pas arraché des mains les comptes où l’emploi des sommes payées par Antiochus était détaillé ? N’a-t-il pas déchiré les pièces ? N’a-t-il pas, de sa main toujours victorieuse, écarté de son frère le tribun qui voulait le saisir ? Il a effacé tant de frontières que peut-être il ne connaîtra plus la frontière des lois.

Les assemblées plénières du peuple romain se tiennent au Champ-de-Mars, les assemblées patriciennes au Comitium, les assemblées plébéiennes, voisines et quelquefois fraternelles de ces dernières, dans le Forum. C’est là que siège celle qui doit juger, condamner peut-être le triomphateur de Zama. Les plébéiens sont là, les patriciens aussi, des magistrats, des sénateurs. Au jour néfaste où le nom de Cannes franchit l’enceinte de Rome, précédant à peine de quelques instants, on pouvait le croire, Annibal lui-même, le Sénat descendait de la Curie dans le Forum, condamnant ainsi sa majesté inviolée et presque divine aux plus vulgaires promiscuités, mais aussi relevant tous les cœurs au contact de cette glorieuse fraternité. Aujourd’hui Cannes n’est plus qu’un souvenir, mais Scipion, le vengeur des désastres accomplis, a droit, lui aussi, à la présence de tous ; n’a-t-il pas été le commun sauveur ?

Qu’est-il devenu, ce Forum que nous avons vu lentement émerger des roseaux d’un marais ? C’est une puissance, nous l’avons dit, mais quel aspect a-t-il revêtu ? Après plus de cinq siècles révolus, le Forum est-il resté reconnaissable ?

Nous avons laissé derrière nous les pentes de l’Esquilin et le petit temple de Strenia. Nous suivons la voie Sacrée qui serpente, ménageant les surprises des perspectives changeantes et nous dérobant ses splendeurs dernières. Les larges dalles de pépérin se sont déjà creusées d’ornières au passage des triomphateurs.

Le Palatin élève à notre gauche ses pentes rapides ; et le temple de Jupiter Stator, de Jupiter qui arrête la fuite, rétablit la bataille, montre ses colonnes, attestant le souvenir de Romulus, et d’une légende peut-être nous faisant une histoire incontestée. Le souvenir de Numa, le roi pieux, est resté attaché à la Regia, que nous dépassons. C’est une maison sainte, presque à l’égal d’un temple, où demeure le souverain pontife, aussi un lieu d’asile.

Les Vestales habitent auprès de la Regia. Elles ont là leur retraite inaccessible aux hommes sous peine de sacrilège et de mort.

Le temple de Vesta est attenant à l’habitation de ses prêtresses. Il est circulaire, entouré de colonnes, de très modestes proportions et fermé d’une coupole un peu lourdement aplatie. Pas de statue qui trône dams le sanctuaire, rien que la flamme toujours vigilante d’un feu qui ne doit pas s’éteindre ; on y pourrait voir l’image symbolique et saisissante du génie même de Rome, toujours prêt ü embraser le monde. Ce génie ne serait-il plus qu’une étincelle.

L’arc de Fabius Maximus, vainqueur des Allobroges ainsi que le dit l’inscription, enjambe la voie Sacrée. C’est le premier que le Rome ait élevé. Il est bâti de travertin, d’une très médiocre magnificence.

Le temps n’est pas venu où les marbres charriés à grands frais attesteront le faste des empereurs mieux que la gloire de Rome.

Le sol que la foudre a frappé en devient aussitôt sacré. Le putéal de Libon limite, en son étroite margelle, un petit coin de terre ainsi devenu le patrimoine des dieux.

Le temple de Castor, que fonda le dictateur Aulus Postumius et que son fils le duumvir inaugura en l’an 275 de Rome, consacre les plus lointains souvenirs, l’assistance miraculeuse de Castor et de Pollux au combat du lac Régille. Mais le temple que nous trouvons à notre gauche, n’est pas le temple primitif. Lucius Metellus Dalmaticus a déjà présidé à sa complète reconstruction, et ce ne sera pas la dernière.

Tous ces monuments dont nous marchons environnés, les temples et la Regia elle-même, accusent une réfection toute récente. Aux derniers jours de la seconde guerre punique, un incendie, peut-être allumé par une main criminelle, a cruellement dévasté le Forum et tous les édifices voisins.

En avant du temple de Castor, chevauche, drapé dans sa toge, Marcius Remulus, vainqueur des Herniques. La gloire de Rome a encombré le Forum et ses plus prochains abords. Au cours du VIe siècle il a déjà fallu qu’un ordre du Sénat fit enlever quelques-uns de ses monuments. Marbres et bronzes reviendront, toujours plus nombreux ; le Forum ne pourra bien longtemps se refuser à la consécration des renommées toujours plus envahissantes. Une ruelle escarpée borde le temple de Castor et commence l’escalade du palatin ; mais encore plus directement un escalier donne accès sur la colline royale.

Voici que nous dépassons la rue des Étrusques, le vicus Tuscus. Elle va du Tibre au Forum et directement amène les bateliers, les bouviers du marché aux bœufs, le populaire du Vélabre, quand le caprice leur prend de faire acte de citoyen. Elle est dénommée aussi vicus turarius. Les marchands d’encens et de parfums les plus divers y sont nombreux en effet, ainsi que les marchands d’étoffes précieuses. C’est toute une population commerçante, joyeuse, qu’une clientèle élégante recherche et fréquente, dont s’amuse une flânerie paresseuse, mais que les Romains de la vieille Rome réprouvent et méprisent. Caton verrait flamber toute la rue des Étrusques qu’il n’en témoignerait que du plaisir. Aussi ne doit-il pas fatiguer de ses supplications ; Vertumne le dieu du quartier. Un artiste Sabin, Mamurius, en a dressé le simulacre de bronze à l’entrée même de la rue et tout prés de la basilique Sempronia.

Celle-ci nous apparaît dans tout l’éclat de sa nouveauté. Pour l’établir on a dû restreindre le nombre des boutiques vieilles (sub veteribus) qui, sur notre gauche, bordent la voie Sacrée et nous cachent les pentes premières du Palatin. Leurs portiques étaient de bois, aussi le dernier incendie en a-t-il dévoré plus de la moitié. On les a refaits de pierre, et la basilique elle aussi est de pierre. Ses portiques largement ouverts à tout venant, assurent titi refuge pendant l’importune maussaderie des journées pluvieuses. On écoute les plaideurs, on rend la justice à l’étage supérieur. Déjà le peuple romain se fait un peu plus délicat ; il veut bien que l’on s’inquiète de lui ménager de t’ombre et de la fraîcheur aux heures brûlantes du jour, une promenade et les tranquilles rencontres des compagnies bavardes aux jours des brutales intempéries. C’est désormais une obligation pour tout homme public non seulement de servir les grands intérêts de Rome, mais aussi de prévoir, de provoquer peut-être des appétits moins glorieux.

Le vicus Jugarius sépare la basilique Sempronia du temple de Saturne. Une fontaine très ancienne, dite fontaine Servilia, en marque l’entrée et, clans son auge de pierre, une tète. de lion brutalement ébauchée pleure goutte à goutte une eau que tarissent quelquefois les arides baisers de Phœbus. Près de cette fontaine, les piliers d’Horace portent les trophées enlevés aux Curiaces vaincus.

Le vicus Jugarius, contournant le Capitole, va rejoindre la porte Carmentale et le pont Fabricius.

Saturne habite un temple, l’un des plus anciens qui soient. Rome lui confie son épargne toujours grandissante et les enseignes de ses soldats. Le dieu Sancus ne reçoit que les traités passés avec l’étranger ; les Nymphes ne gardent dans leur sanctuaire que les registres des censeurs. Rien de tout cela ne vaut une aigle de bronze poudreuse les conseillers et les suivants de Jupiter, ont leurs statues dorées dans autant de cellules rangées sous un portique adossé au mont Capitolin, au sommet duquel Jupiter a son temple. Ils nous apparaissent fraternellement groupés ; pour les atteindre nous avons enjambé le clivus Capitolinus, la voie la plus fameuse qui donne accès au Capitole. De ce côté la façade monumentale du Tabularium revêt la colline sainte. Les arcades symétriques sont encadrées de colonnes à demi engagées. Un seul étage existe encore ; mais les archives publiques, dépôt à l’infini multiplié, imposeront bientôt la nécessité d’un second étage et de considérables agrandissements. Appuyé sur les assises puissantes qui contre-butent le Capitole, le Tabularium, domine le temple de la Concorde que Camille, dictateur, a voué afin de consacrer l’union un moment rétablie entre le Sénat et le peuple. Il occupe une très grande partie de ce qui fut la plate-forme de Vulcanal. Là fut aussi placée la statue d’Horatius Coclès, lorsqu’on la transporta du Comitium.

Rome a sa prison, que déjà nous aurons signalée et que le roi Ancus tailla dans le tuf de la colline. Elle est là tout près de nous ; quelques degrés, une porte basse nous en pourraient révéler les sanglants mystères. C’est moins une prison que l’antichambre de la mort. Les geôliers sont des bourreaux fidèles et pressés. On vivait bien peu de jours dans la nuit de la prison Mamertine. Bientôt Jugurtha y mourra de faim. Combien d’autres non moins fameux n’auront pas même le loisir de graver leurs noms dans la pierre ! Rome ne tarde guère en ses vengeances et les veut sans lendemain.

Le clivus Argentarius emprunte son nom aux banquiers faisant le commerce de l’argent ; leurs étroites boutiques se ferment et se verrouillent au moindre soupçon d’émotion populaire. Le Sénat, le conseil suprême du peuple romain, une assemblée de dieux, ainsi le proclamait l’ambassadeur de Pyrrhus, tient ses assises à la Curie, lorsqu’il ne va pas demander l’hospitalité de quelque temple. Nous ne sommes plus au temps, très lointain, où quelque pasteur, à son de trompe, assemblait dans un pré les conseillers du roi, et ne s’étonnait peut-être qu’à demi de voir venir à lui autant de bonnes bêtes ruminantes et curieuses que de graves sénateurs. Le roi Tullus Hostilius a construit la première curie et lui a laissé son nom. La chute des rois n’a fait que donner plus d’importance à la Curie comme à l’institution du Sénat.

C’est un édifice carré, assez vaste pour contenir sans aucune gêne plusieurs centaines d’assistants. On y accède par un escalier qui descend au Comitium. La Curie présente au dehors des aspects imposants, un peu massifs ; c’est quelque chose de bien assis, de robuste, sans élégance aucune. On dirait le temple d’une divinité un peu morose, d’un abord facile cependant, car tout le jour les portes sont grandes ouvertes. Le Romain, si docile qu’il soit, veut qu’on le gouverne en pleine lumière et les yeux dans les yeux. Quelques œuvres de peinture et de sculpture ont trouvé place dans la Curie ; ce n’est pas que les sénateurs en prennent grand souci, mais ce sont là des trophées, souvenirs et promesses de victoire. Pas de tribune dans la Curie et du moins, parmi ces maîtres, ombrageux de toute puissance, règne l’égalité. Chacun parle de sa place, sans même obtenir le privilège d’un isolement passager.

Le Senaculum est une salle destinée à des réunions moins nombreuses. La Græcostasis est une sorte de loggia élevée et très en vue, servant d’antichambre aux envoyés des rois ou des cités amies. La majesté romaine, commodément abritée en sa Curie, quelquefois les oublie là, dans l’attente de l’audience sollicitée, et les laisse se morfondre à tous les vents, sous l’injure des intempéries ; car la Grécostase n’est pas encore fermée d’un toit hospitalier.

Le Comitium, enceinte autrefois très vénérée, où seules se réunissaient et votaient les tribus patriciennes, complète, avec la Curie, le domaine et la citadelle de la vieille et jalouse oligarchie romaine. L’étendue en est très réduite, et le jour où Caton, dans l’attente de sa nomination à la questure, y jouait à la balle, il risquait fort de l’envoyer rouler dans le Forum.

Les conquêtes de Rome, le culte pieux quelle se rend a elle-même, ont multiplié les monuments au Comitium. Un Attius Nævius de bronze est debout sur ses degrés. Un lion de pierre, plus vénérable encore, marque la sépulture légendaire de Romulus, ou du moins la place même où son apothéose l’emporta loin de la terre. Le figuier Ruminal, qui abrita son berceau, transplanté du Palatin, est venu là grandir et prospérer.

Qui aurait prévu la rencontre, au Comitium, et se faisant pendant, du législateur de Crotone, Pythagore, et, du plus beau des Athéniens, Alcibiade ? Ces bronzes, avant la tristesse de ce dernier exil, ont figuré en quelque cité de l’Hellade ou de la Sicile.

Caton, que toujours on a pu justement qualifier d’Ancien, car jamais il ne fut bien jeune, si austère, si ombrageux soit-il, ne dédaigne pas toujours de complaire au peuple romain et même de flatter en lui les goûts de bien-être. A lui revient l’honneur d’avoir élevé la première basilique, la basilique Porcia, toute voisine de la Curie.

Tous ces monuments, déjà si nombreux, et qui doivent encore se multiplier, grandir et renaître plus fastueux, ne sont que le cadre cependant. Ils entourent, ils limitent le forum : ils ne sont pas le Forum. Le Forum, ainsi que le veut Vitruve, grand architecte et théoricien savant, présente un parallélogramme à peu près régulier et non inclinant jusqu’à la figure trapézoïdale, ainsi qu’on le croyait avant les dernières découvertes. La voie dite sub veteribus, sous les boutiques vieilles, prolongement de la voie Sacrée, la limite du côté du sud ; la voie dite sub novis, avec les boutiques neuves, le limite du côté du nord. En l’espace de quelques minutes il est aisé de le parcourir. Le Forum est pavé d’un dallage en pierre que partage un étroit canal, dernier témoin des travaux de drainage ordonnés par les rois ; de là vient l’appellation vulgaire donnée aux habitués du Forum, les canalicolæ.

Les dévouements héroïques de Curtius et des deux Decius jalonnent le forum des autels qui leur sont consacrés.

Plebeiæ Deciorum animæ, plebeia fuerunt

nomina....

nous dit Juvénal : Âmes plébéiennes, noms plébéiens. Les Decius ne devaient leur immortalité qu’à leur mort consentie et voulue. L’un et l’autre, le père et le fils, dans l’angoisse d’un danger suprême, s’étaient, devant l’armée, solennellement dévoués eux-mêmes, ainsi que des victimes librement offertes, et les dieux, pris à témoin, sommés d’accepter l’échange, avaient deux fois payé l’offrande d’une complète victoire.

La tribune est placée à l’extrémité du Forum la plus voisine du Capitole, à l’est du Comitium et sous sa hautaine protection. C’est une plate-forme allongée, semi-circulaire. Elle domine le Forum, mais le Comitium la domine au moins de quelques degrés, dominé lui aussi par la Curie ; et cette hiérarchie expressive, immobilisée dans la pierre, accuse la hiérarchie même de l’État romain. Cependant les choses ne correspondent plus toujours, en une absolue fidélité, à ces traditionnelles apparences. La tribune est une puissance, une âme, une voix redoutable : elle commande au delà de son étroite enceinte, si loin que son tonnerre ait pu retentir et porter.

Rome pieuse, d’autant plus craintive des dieux que toute autre crainte lui devient étrangère, a voulu que la tribune fût sacrée autant qu’elle est glorieuse ; elle a été inaugurée, elle est un templum. Le nom particulier et le plus vulgaire qui la désigne, les rostres, lui vient des éperons de bronze arrachés aux" vaisseaux d’Antium. Ainsi, chaque cité vaincue ajoute une richesse nouvelle ou du moins un curieux trophée à la cité victorieuse.

Les rostres, scellés aux pierres de la tribune, n’ont pas suffi à la gloire de C. Mænius. Une colonne, que son image surmonte, se dresse tout près de là. Une seconde colonne, celle de Duilius, porte, elle aussi, des éperons de bronze, souvenir de la première bataille que Rome ait livrée en pleine mer et vaisseaux contre vaisseaux.

Scipion est à la tribune ; la foule immense s’empresse autour de lui, la foule vivante et frémissante des êtres humains qui tant de fois l’ont acclamé, qui aujourd’hui demeurent hésitants, incertains d’eux-mêmes, la foule aussi, non moins nombreuse, non moins directement présente, bien que silencieuse, de tous les souvenirs restés dans la pierre ou dans le bronze. C’est Rome tout entière, celle d’hier que Scipion connaît bien, celle d’aujourd’hui vengée, sauvée par lui, qui va le juger, l’écarter, le proscrire peut-être. Si grands que soient les services rendus, ils ne sauraient égaler la grandeur même de Rome ; ils n’ont pu désarmer l’envie, ils n’ont pu arrêter les accusations. Scipion ne s’est-il pas laissé quelquefois trop complaisamment circonvenir et aduler ? Quelques enthousiastes lui voulaient décerner le consulat à vie ; il les a démentis, mais non brutalement découragés. On lui voulait élever une statue dans le Forum ; il a décliné cet honneur, mais il accepte que sa statue en robe triomphale trône dans le temple de Jupiter ; il est vrai que le dieu est le confident, le familier de l’Africain. Cette statue retirée de sa divine demeure, chaque année, chemine par la ville, répétant, usurpant les honneurs d’un triomphe qui ne finit plus. On sait tout cela, on le répète, on s’en étonne, bien que toutes choses, et jusqu’au rite de ce culte nouveau, se soient accomplis d’un consentement longtemps unanime. La gratitude d’un peuple a souvent des retours et de cruels repentirs.

Du haut de la tribune qu’il vient de gravir, Scipion découvre le Forum et les temples, l’assemblée du peuple et l’assemblée des dieux. Qu’il détourne un peu la tète, il verra le Capitole ; et ce temple où sa divinité commençante est associée à la souveraine toute-puissance du maître des dieux, il le verra tel à peu prés que les Tarquins l’avaient conçu, avec son toit triangulaire, son quadrige de terre cuite, ses colonnes de travertin, groupées six par six, sur chacune de ses faces les plus étroites. Il verra le temple de l’épouse divine, de Junon, dite Moneta, de Junon qui prévient, qui veille ; ses oies sacrées n’ont-elles pas sauvé le Capitole ? Il devinera, plutôt qu’il ne distinguera, mais l’enseignement est déjà d’une brutale éloquence, la roche Tarpéienne. Le tribun Sicinius en voulait déjà précipiter Coriolan ; et Manlius, renversé de ce piédestal, est venu se briser au pied même de cette colline qu’il avait si vaillamment défendue.

De pareils exemples restent présents à la pensée de tous, Scipion n’est pas homme à les oublier, mais non plus il n’est homme à s’en émouvoir. Il a regardé face il face Annibal et son armée ; il peut regarder les vaincus de Trasimène et de Cannes.

Ce n’est plus le jour cependant des épouvantes suprêmes. On n’est pas venu dire qu’une statue de Mars avait sué du sang à la porte Capène, que dans le forum boarium, un bœuf avait grimpé jusqu’au troisième étage d’une maison et qu’il avait trouvé dans l’ouverture d’une fenêtre sa roche Tarpéienne. Au milieu de la cérémonie d’un sacrifice, aucune victime ne s’est échappée, renversant le victimaire, éclaboussant les prêtres de sang. Horreur suprême ! La foudre n’a pas frappé le temple de l’Espérance. Le Sénat ne va pas mettre en vente le champ où campe Annibal ; Annibal ne va pas répliquer en mettant aux enchères les boutiques du Forum. Il n’est plus aucun danger, pas même le mirage d’une lointaine inquiétude, qui se lève dans l’azur de la grandeur romaine.

L’accusation a été formulée : c’est à Scipion de répondre. On attend une harangue, ingénieuse peut-être, tous les Scipions sont rompus à l’escrime de la phrase, comme à l’escrime de l’épée ; dans tous les cas une réfutation des charges alléguées, une apologie savante. Que c’est mal connaître Scipion ! Et comme il pénètre mieux dans les profondeurs de l’âme romaine ! Il va parler, il parle ; tout fait silence, les dieux mêmes sont attentifs.

Tribuns du peuple, et vous, Quirites, à pareil jour, j’ai combattu en Afrique les Carthaginois ; et j’ai bien et heureusement combattu. Aussi, dans un pareil jour, est-il juste d’ajourner tous procès et discussions. Je vais au Capitole saluer Jupiter très grand, très bon, Junon, Minerve, les autres dieux qui règnent au Capitole et dans la citadelle. Je leur rendrai grâce de ce qu’en ce jour-là, comme en beaucoup d’autres, ils m’ont inspiré la pensée et accordé la puissance de bien gérer la chose publique. Que ceux d’entre vous qui le jugent convenable, viennent demander aux dieux des chefs qui me ressemblent !

Rien de plus, Scipion descend de la tribune. Pas un cri n’a troublé le grand silence. Et Scipion s’éloigne ; il monte au Capitole, bientôt suivi de tous. Le peuple romain une fois encore n’est plus que l’escorte de Scipion.

Au lendemain de la grande solennité triomphale qui avait ramené Scipion à Rome et qui pompeusement l’avait conduit jusqu’au temple de Jupiter Capitolin, un des consuls, interprètes de la pensée et des résolutions du Sénat, interpella dans ces termes les centuries assemblées au Champ-de-Mars : Ordonnez-vous que la guerre soit déclarée au roi Philippe pour avoir fait injure et guerre aux alliés du peuple romain ? Aussitôt de courir et d’éclater les plus véhémentes protestations. A peine Rome vient-elle d’échapper à tant de périls, à peine est-elle remise d’une guerre telle que le monde n’en devait jamais connaître de plus acharnée et de plus terrible, à peine sont fermées d’hier les portes du temple de Janus, si longtemps immobilisées toutes grandes ouvertes que leurs gonds ne voulaient plus céder. Il faudra donc repartir, camper, peiner, batailler, mourir ! L’existence même de Rome ne sera donc plus qu’une bataille interminable ? En effet, cette existence d’épreuves, de durs labeurs mais aussi d’éblouissantes victoires, sera la sienne ; cette loi s’impose connue une suprême fatalité. Ronce l’a voulu. La tête ramassée au Capitole et qui lui fut un présage d’avenir, ne lui a-t-elle pas annoncé qu’elle serait la tête du monde ? Rome ne saurait échapper au courant qui l’entraîne. Quelque chose a grandi dans son âme, un ouragan la soulève et l’emporte, qui la dépasse en toute-puissance. La voici prisonnière de ses victoires, esclave de ses conquêtes. Elle est une force de la nature ; elle est la tempête qui gronde et qui dévaste, le grand fleuve qui déborde terrible comme la mer, mais aussi qui nivelle et féconde. Le monde doit appartenir à Rome, mais Rome à son tour doit lui appartenir. Que sert de se plaindre et de récriminer, d’accuser les sénateurs empressés, dit-on, à vouloir l’éternité des campagnes et des guerres pour assurer l’éternité de leur domination ! Le Sénat n’est plus lui-même qu’in instrument docile ; une main le pousse invisible mais impérieuse. L’évidente nécessité de cette loi que Rome s’est faite elle-même et qui l’étreint de toutes parts, apparaît bientôt jusque dans les lassitudes mal réparées et la satiété de la victoire. On attaquera Philippe, Antiochus, Prusias, bien d’autres, l’Europe, l’Afrique, l’Asie ; et les provinces ne se compteront plus où planera la majesté romaine, non plus que déjà ne se comptent les cités soumises à ses lois ou qui mendient son alliance.

Quelques flatteries de la Fortune n’ont pu sauver Philippe de la défaite. Il a été vaincu, humilié ; Rome, aux applaudissements d’une foule en délire, a proclamé l’affranchissement et l’indépendance des cités grecques. Rome émiette pour mieux dévorer. Mais Persée, fils naturel de Philippe, a médité la vengeance et le relèvement de la Macédoine.

C’est un homme de ruse et capable de très longs desseins. Il ose dire que Mars égalise ses faveurs entre tous. Il se rappelle que cinq mille Macédoniens ont honorablement combattu à Zama et qu’Annibal les comptait au nombre de ses meilleurs soldats. Il sait préparer la guerre, il sait la soutenir. Les premiers coups portés lui valent la prise d’une flotte romaine, la retraite de Publius Licinius, la fuite d’Hostilius. Le Sénat commence à s’inquiéter d’une guerre si mal engagée ; Rome ne sait plus accepter les retards de la victoire. Paul-Émile reprendra la tâche compromise. Il inspire toute confiance et saura la mériter.

Il est de très noble maison. Son père est resté sur le champ de bataille de Cannes ; sa sœur est devenue la femme du grand Scipion. Longtemps augure et très scrupuleux observateur des pratiques traditionnelles, il a obtenu l’édilité, la préture, le consulat, gagné deux batailles en Espagne, occupé deus cent cinquante villes, tué trente mille ennemis. C’est bien déjà quelque chose. Esprit très cultivé, épris des innocents plaisirs de la paix non moins que des rudes travaux de la guerre, sa vieille austérité romaine accepte et sollicite les doux enseignements de la Grèce ; il aime la familiarité des parleurs agréables, il s’entoure, comme les Scipions, et veut entourer ses enfants, de sophistes et de grammairiens. Il a soixante ans ; et voici qu’il est nommé consul pour la seconde fois. Son collègue ne lui sera, dans la conduite de la guerre, qu’un auxiliaire subordonné.

Les présages sont heureux, et cette faveur première était bien due à un homme aussi respectueux du vieux culte national. Ce n’est pas lui qui aurait ri des augures ses collègues, ou brutalement fait boire les poulets qui ne voulaient pas manger. A peine est-il rentré chez lui revêtu de ce nouveau consulat qu’il trouve tout en larmes sa dernière fille, la petite Tertia. La pauvrette a perdu son cher petit Persée, le chien compagnon de ses jeux. Et Paul-Émile, si bon père qu’il soit, ne peut que sourire à cette douleur. Les dieux ont condamné Persée. Leurs sympathies, leur assistance s’affirment hautement. En l’espace d’un matin, aux dalles du temple de Jupiter Capitolin, un palmier a germé. C’est un arbre à peu près inconnu de Rome, inconnu aussi de la Macédoine ; mais le populaire ne marchande pas ses complaisantes crédulités. Le palmier est fils de l’Orient, et déjà l’Orient est promis à l’empire de Rome.

Paul-Émile n’est pas cependant d’humeur plaisante et facile. Il l’a publiquement déclaré, ce n’est que par dévouement que sa vieillesse accepte ces nouveaux labeurs. Ainsi qu’il est d’usage, à la veille de partir, il est venu au Forum, il a parlé ; cette harangue n’est rien moins qu’aimable et gracieuse. Elle a sonné comme une fanfare, grondé comme un orage. Il a promis l’implacable fermeté du commandement, le maintien d’une exacte discipline.

Il n’a pas oublié de railler au passage les importuns et les donneurs d’avis : Si quelqu’un se croit en état de me conseiller dans cette campagne, qu’il ne refuse pas ses services à la république et vienne avec moi en Macédoine, je lui fournirai vaisseau, cheval, tente, et je le défrayerai de tout. Pour ceux qui ne veulent pas se donner cette peine et qui préfèrent les loisirs de la ville aux fatigues de la vie des camps, je les prie de ne pas prendre le gouvernail en demeurant à terre. Rome fournit assez de sujets de conversation pour alimenter leur bavardage ; mais qu’ils sachent que les avis de mes lieutenants me suffisent....

Pydna et l’espace à peine d’une courte journée ont consommé le désastre de Persée, la ruine de la Macédoine. Rome ne pouvait plus être vaincue par un homme, le plus merveilleux assemblage de toutes les qualités du soldat et du général aurait-il trouvé en lui son incarnation ; les guerres puniques l’ont prouvé.

Cependant l’honneur suprême, la récompense la plus haute que Rome réserve à ses grands victorieux, le triomphe est marchandé à Paul-Émile.

Servius Galba a servi sous les ordres du consul, commandé mille hommes ; du reste il n’a mérité que des reproches et le consul ne les lui a pas épargnés. Il s’en souvient ; c’est une âme basse et vindicative. Le Sénat, plus équitable et que les pilleries militaires scandalisent quand elles menacent de corrompre la discipline, décide d’accorder le triomphe à Paul-Émile. Mais il faut que le Forum soit consulté ; la Curie ne saurait décider seule et sans appel. Toutes les conditions requises ont été remplies. Paul-Émile a combattu suis auspiciis, sous ses auspices personnels, sollicités, obtenus par lui-même et, dans une interrogation directement adressée aux dieux protecteurs de Rome. Un massacre de cinq mille hommes tombés sur le même champ de bataille, c’est le moins dont Rome se puisse déclarer satisfaite. Pydna en a dévoré vingt-cinq mille.

Servius Galba si bien s’agite et se multiplie, contestant les services de Paul-Émile, rabaissant sa victoire, insinuant de vagues et d’autant plus dangereuses accusations, que l’assemblée du peuple, partagée bientôt, témoigne d’une évidente hostilité. Le Forum a ce spectacle indigne, et sans doute bien nouveau, de soldats discutant la pensée de leur général, refaisant ses campagnes, dissimulant, sous de spécieuses critiqués d’art militaire et de stratégie, leur avidité mal satisfaite, leurs appétits déçus. Le temps est déjà passé où Rome n’allait chercher, dans l’amphithéâtre des montagnes dont elle semble l’arène, que des nations pauvres comme elle, comme elle éprises avant tout des joies guerrières. Elle a étendu sa main sur la Sicile, sur l’Afrique ; la voilà qui passe des mers pour elle longtemps inconnues ; et les éblouissements qui l’appellent ne sont que de l’ombre auprès des réalités touchées de la main, foulées du pied. Une opulence accueillante, résignée au partage, environne, sollicite, grise le soldat. L’avarice est née dans ces hommes ; le fer veut de l’or, et les jours ne sont pas loin où le butin sera pour la plupart, sinon pour tous, la plus belle récompense de la victoire.

Paul-Émile, de tous les trésors du roi Persée, n’a retenu qu’un petit lot de livres grecs utiles à l’instruction de ses enfants, une coupe d’argent qu’il destine à son gendre Ælius Tubero. C’est là tout. Qu’il aille donc souper avec ce Tubero en famille ! La maison est bien fournie de convives, sinon de vivres. Seize personnes à nourrir ! cela commanderait une table abondante. La chère est maigre cependant, la cuisine parcimonieuse. C’est affaire à Paul-Émile de s’y plaire et de s’en contenter. Le triomphe à cet avare ! Non ! par les dieux ! il a ramené ses soldats trop maigres du ventre et trop légers d’argent. Ainsi Galba et bien d’autres, avidement écoutés, larves hideuses et rampantes, tout à coup enhardies aux outrages, aux lâches souillures, ont bavé sur les lauriers.

Mais le Sénat, instruit, respectueux même des droits de la plèbe, n’abdique ni ses droits, ni ses volontés. Il maintient ses résolutions, fort de sentir, siégeant et délibérant avec lui, la vraie Rome digne d’elle-même et la justice aimée des dieux.

Paul-Émile ne compte pas que des envieux, de mauvais soldats condamnés à la victoire, mais qui ne sauraient le lui pardonner. Il a des amis, des juges plus dignes aussi, des rivaux, hier peut-être un peu jaloux, mais qu’une honteuse ingratitude révolte. Marcus Servilius est un consulaire ; il a bien des fois corps à corps maîtrisé la victoire, car vingt-trois fois il a tué le chef ennemi. Il prend la défense de Paul-Émile. On l’écoute ; il montre sa poitrine où les blessures ne sauraient plus se compter ; il étale, dans une héroïque impudeur, tout son corps couturé, sillonné de cicatrices. Galba veut rire et se moquer ; mais les blessures ne font pas rire les Romains. Galba rit tout seul et ses dernières moqueries lui restent dans la gorge ; Servilius est homme à les y faire rentrer.

Achève de recueillir les voix, lui a-t-il crié en finissant ! Moi j’irai après, observant, remarquant ceux-là qui feront les ingrats, tous ces mauvais citoyens qui veulent la flatterie et non le ferme commandement, comme il est nécessaire qu’un bon capitaine l’impose.

Paul-Émile a rallié la terre d’Italie. Il remonte le Tibre lentement, pompeusement. Il ne connaît d’orgueil que l’orgueil tout romain de sa renommée justement conquise. Mais le témoignage de sa haute conscience, les calomnies elles-mêmes qui n’ont pas craint de l’assaillir, lui commandent l’affirmation solennelle de sa victoire et l’étalage d’un magnifique retour. Accueilli continu il devait s’y attendre par la joyeuse envolée de tous les cœurs, il aurait pu, sans plus de tapage, regagner sa très humble maison, ainsi que tant d’autres ont fait aux plus beaux jours de home. Un dictateur fameux, à peine descendu de sa toute-puissance, n’a-t-il pas ramassé la pelle et repris la culture de son petit jardin ? A peine dévêtus de la robe triomphale, les consulaires Fabricius, Æmilius Papus redevenaient les hommes de la veille et, de leurs mains qui venaient de consacrer aux immortels de solennelles libations, ils préparaient leur maigre souper, n’ayant d’autre vaisselle que des tasses de bois. La pauvreté de Paul-Émile n’est pas à ce point dénuée ; mais il est de la famille des grands cœurs insoucieux des vulgaires opulences.

La galère de Persée a reçu Paul-Émile à son bord. Les rameurs se groupent seize par seize. Cependant le lourd vaisseau n’avance que lentement. Il s’envolait jadis d’un essor plus hardi aux radieuses tranquillités d’une mer obéissante. Les flots docilement écartés, les rames précipitant leur rythme sonore, là-bas ont échangé des caresses rapides. A présent la galère appesantit sa marche ; l’exil pour elle a commencé, elle avance et voudrait reculer. Elle est cependant parée de toutes-les splendeurs qui se puissent rêver ; elle est plus drapée de pourpre et d’azur ; elle est festonnée de fleurs ; elle est pavoisée de longues oriflammes, mais les pavillons pendent le long du mât ; il n’est pas de zéphyr qui les soulève, mais les voiles précieuses traînent dans le fleuve et le Tibre les salut en passant, mais l’espace manque tout alentour, et dans les rives étroites, menaçantes, prêtes aux trahisons d’un naufrage honteux, la pauvre galère chemine inquiète. Elle porte Paul-Émile et les Romains ; comme un coursier généreux et fidèle, sent-elle que ce n’est plus le maître accoutumé ? Elle porte la honte et la défaite.

Enfin les honneurs du triomphe sont décernés à Paul-Émile ; le triomphe retardé n’en sera que plus magnifique. Rome veut réparer l’indignité d’une hésitation première. C’est dans le champ de Mars, auprès du temple de Bellone, que se forme le cortége et que le défilé commence. Le nom même de la divinité présente atteste le caractère essentiel de la fête tout à la fois militaire et religieuse. Plusieurs fois le temple de Bellone a reçu le Sénat, même les ambassades admises à l’honneur d’une séance, mais aux jours seulement où les résolutions dernières, si peine suspendues, présageaient une nouvelle guerre. Le Sénat voulait que la déesse même, associée aux tranquilles colères de Rome, assistât aux suprêmes déroutes d’une vaine diplomatie.

Devant le temple une colonne est dressée, monument redoutable. Au temps lointain où les ennemis de Rome étaient ses voisins immédiats, un prêtre, un fécial, gagnait la frontière que la guerre allait violer. Prenant les dieux à témoin du bon droit de Rome, il lançait un javelot ensanglanté, et la guerre ainsi était déclarée.

On ne saurait imposer au fécial des voyages devenus journaliers et toujours plus lointains. Rome, étroitement formaliste cependant, tient à ses vieilles coutumes. Déjà, pour défier Pyrrhus dans les formes consacrées, elle a fait acheter à quelques Épirotes, ses captifs, un champ sous les murs de Rome, et c’est là, dans cette apparence d’une Épire commodément rapprochée, que le fécial a planté son javelot. Maintenant la cérémonie est encore plus simple ; le fécial vient heurter de son arme la colonne de la guerre, il jette au vent quelques objurgations, et les destins ont décidé. La terre comptera un royaume de moins, quelque nation fameuse s’effacera comme un peu de sable emporté dans la tempête.

La guerre revient au sanctuaire même d’où elle est partie. Paul-Émile et les siens ont regagné le temple de Bellone. C’est un rassemblement immense et qui couvre le champ de Mars tout entier.

Une loi sage, et qui devait longtemps épargner aux pénates romains les batailles fratricides, interdit l’entrée de la ville aux armées. Dans la cité le soldat est et ne doit être que citoyen : sur le seuil il a déposé le glaive et le pilum. Sa gloire suffit à le protégera Une exception est admise cependant, mais strictement limitée. L’imperium, cette puissance souveraine que Rome délègue au chef militaire, pour quelques jours dépasse les remparts, lorsque la guerre achevée n’est plus qu’une fête triomphale. Alors seulement le tumulte des armes remplit librement la ville. Ce bruit, le plus terrible, le plus cher aussi aux vrais Romains, ne saurait manquer dans le sublime concert de toutes les âmes soulevées de joie et d’orgueil. Rome se veut tout entière aux plus grandes fêtes de Rome. Acclamer le vainqueur, fêter son retour, saluer son passage, cela est de tous les temps et de tous les pays. Mais le triomphe réglementé, publiquement sollicité, légalement obtenu, le triomphe noblement ambitionné, estimé la suprême récompense, c’est là une institution bien romaine et restée toute romaine.

Déjà le triomphe de Paul-Émile a duré deux jours. Le premier jour on a charrié des tableaux, des statues, quelques-unes de proportions colossales et qui fatiguaient l’attelage de huit on dix bœufs accouplés. C’était déjà une magnificence singulière que cette arrivée des dieux eux-mêmes infidèles aux vaincus et rabaissant leur toute-puissance sous la majesté romaine. Les tableaux ont beaucoup moins intéressé la foule. Ces planchettes mises cri couleur, quelques-unes éteintes et poudreuses, car le pinceau est brisé depuis longtemps qui les avait vivifiées, étonnent plutôt qu’elles ne séduisent. C’est leur faire beaucoup d’honneur que de les apporter de si loin. On dit cependant que cela vaut de lourdes sommes, et des Romains s’en disputeront la conquête si le Sénat, peu soucieux de ces vieilleries, en ordonne la vente.

Deux cent cinquante chariots ont à peine suffi à la solennelle arrivée de ce royal mobilier.

Les arsenaux de Persée ont fourni les lourdes charges voiturées par les rites dans les pompes du second jour. Toute la Macédoine guerrière est venue se livrer aux Romains. Un tel spectacle est mieux compris, de la foule, estimé plus haut que les merveilleuses richesses de la veille. II n’est pis un vieux légionnaire qui ne se complaise à cette exhibition.

Ces jours derniers, les soldats romains, sans négliger le soin de leurs armes, et l’on sait combien Paul-Émile y veille de près, ont dû nettoyer, polir, fourbir les armes de l’ennemi désormais impuissantes. Elles n’avaient pas depuis longtemps resplendi de cet éclat magnifique. Plus de poussière ramassée dans la mêlée, plus de tache, plus dérouille sanglante. Il faut que tout soit de belle et joyeuse apparence : c’est Rome qui passe la revue. On a disposé toutes choses dans un désordre pittoresque et voulu, sur de multiples chariots, les cnémides de bronze qui ralentissaient à peine les rapides enjambées des hoplites, les cuirasses qui modelaient la puissante musculature de leur poitrine, les casques aux aigrettes hardies qui grandissaient les soldats dans la bataille et ne laissaient plus rien d’humain aux visages masqués à demi. Les boucliers de forme allongée sont mêlés aux peltas crétoises, aux cetras circulaires de la Thrace, les épées rassemblées engerbes, et les longues sarisses jetées en tas sur les chariots comme les épis d’une prodigieuse moisson, les arcs, les carquois encore tout hérissés de flèches, les harnachements, les mors entassés pêle-mêle en un inextricable fouillis.

Tout cela chemine et passe, heurté, retentissant d’un héroïque fracas. Il semble que ce soit, non pas une armée, nais une bataille même qui fait son entrée dans Rome.

Trois mille hommes, des soldats, des exilés, des prisonniers, des esclaves, prêtent docilement leurs épaules au grand pillage de leurs palais, de leurs maisons, de leurs temples, de leurs princes et de leurs dieux. L’argent monnayé remplit sept cent cinquante vases ; chaque vase contient la valeur de trois talents, et le talent d’argent vaut plus de quatre mille drachmes. Quel ruissellement d’or dans les carrefours et dans les rues ! On apporte aussi par milliers les coupes curieusement ciselées, les vases d’or et d’argent, les grands gobelets en forme de cornes d’abondance, les cratères énormes, toute une vaisselle cligne de contenir l’ambroisie et le nectar et que l’on dirait emportée de la table des dieux.

Le troisième jour est venu, le dernier, le plus fameux. Les personnages principaux, les grands preneurs du drame vont paraître, associant Rome au suprême dénouement. Cette fois encore le champ de Mars prêtera ses larges espaces au premier rassemblement ; et le seuil du temple de Bellone marquera l’entrée en marche du cortège.

Les dieux sont là représentés par leurs prêtres : le flamine de Jupiter, les augures, le collège des douze frères Arvales. Ceux-ci portent la prétexte ; une couronne d’épis retenue d’un étroit bandeau de laine les désigne comme aux jours consacrés où leurs prières sollicitent Dea Dia, la déesse champêtre qu’ils ont mission de servir. Auprès d’eux les prêtres Saliens, voués au culte de Mars, sont venus se grouper.

Le Sénat tout entier, les tribuns, les édiles, les préteurs, les consuls nouvellement désignés, les consulaires, ont dépassé l’enceinte de la ville et viennent prendre le triomphateur, Rome déserte ses pénates, s’abandonne elle-même pour accueillir celui de ses enfants aujourd’hui le mieux méritant et le plus fameux. Entreprendre de dénommer ces hommes, ce serait raconter les annales mêmes de la cité, rappeler tout son passé, fatiguer les airs d’une évocation qui ne finirait plus.

Le cortège se forme, le cortège s’ébranle. Les licteurs, trop peu nombreux pour la tâche qui leur incombe, ont reçu le renfort de quelques légionnaires. C’est à grand’peine que leurs cris, leurs ordres, leurs prières obtiennent un libre passage.

Les tubicines, les joues gonflées, leur longue trompette droite aux lèvres, cheminent sur plusieurs rangs. Le bronze éclate en une fanfare furieuse. Ce ne sont pas les chants religieux qu’on est accoutumé à entendre dans les processions solennelles, c’est la charge, comme pour une mêlée prochaine.

Le triomphe n’est pas l’exaltation d’un homme, c’est la pompe d’un sacrifice. Paul-Émile, non plus que Rome, ne voudrait marchander sa gratitude aux dieux qui l’ont si fidèlement assisté. C’est plus encore et mieux que l’hécatombe traditionnelle : cent vingt bœufs, choisis entre les plus beaux et les mieux nourris, marchent, troupeau mugissant. Les conducteurs qui les mènent, le torse nu, les flancs ceints d’une étroite draperie tombante, la hache sur l’épaule, les flanquent et leur imposent un solennel alignement. Les cornes dorées sont festonnées de feuillage et de fleurs.

Encore de l’or, toujours de l’or. Jamais, au comptoir même des argentiers les plus avides, on ne put rêver cette abondance et cette marée toujours montante. Quelle concurrence !

Le premier jour on n’a vu défiler qu’une partie des richesses rapportées. Voici, péniblement soulevés sur des civières, soixante-dix-sept vases contenant chacun en pièces sonnantes la valeur de trois talents. Encore des coupes, toute la vaisselle qui servait à l’usage même du roi Persée. Il l’avait héritée des anciens rois de Macédoine, des généraux d’Alexandre à leur tour passés rois ; il l’avait lui-même augmentée de pièces nouvelles. Les Antigonides sont là, et les Séleucides, et les vases théricléens plus prisés encore pour leur beauté que ceux-là pour leur richesse ; enfin, la coupe d’or massif et scintillante de pierreries, que Paul-Émile doit consacrer aux dieux. Elle pèse la valeur de dix talents.

Persée ne possédait pas que de l’or, du fer aussi, richesse plus solide, quoique moins enviée ; mais ceci n’a pu saliver cela. Un chariot, attelé de ses chevaux, conduit par ses mêmes serviteurs, porte ses armes, son épée qui n’a pas su vaincre, son bouclier qui n’a pas su le défendre, son bandeau royal qui n’a pas su le protéger du tonnerre.

Le chariot qui suit, plus vaste, drapé de pourpre et d’or, ramène un butin plus rare et plus précieux encore, lui butin vivant, une proie dernière et qui laisse la vieille Macédoine dépouillée de tout, même de l’avenir. C’est le rêve de sa grandeur qui vient, c’est la suprême espérance qui passe et qui va s’éteindre dans le flamboiement de la victoire romaine. Trois enfants sont là, une fillette, deux petits garçons.

Comme autrefois, ils sont entourés de leurs gouverneurs, d’officiers, et de serviteurs, toute une maison princière. L’un d’eux, dirigé par son précepteur, un homme d’expérience et qui sait à merveille ce que l’on doit à la force, à tous les favorisés de la fortune, tend les mains, essaye de petits gestes très humbles, comme s’il voulait implorer la pitié. Le plus petit, à peine échappé aux bras de sa nourrice, ne saurait mimer mie tristesse aussi touchante. Il fait tout ce qu’il peut, tout ce qu’il sait. Le dernier-né du dernier roi de Macédoine envoie des baisers au peuple romain.

Cette foule n’est pas d’une humeur aisément attendrie. Plus d’un visage se détourne cependant dont la grosse gaieté un instant s’est assombrie. Il y a la des mères qui, rentrées au logis, s’empresseront plus inquiètes au berceau de leurs petits ; il y a là des pères que cet écroulement de fortune a pénétrés d’une angoisse cruelle. Il ne faut pas voir de trop près les exilés, les orphelins que l’on a faits, d’autant plus misérables que leur innocence ne saurait comprendre l’horreur du châtiment, d’autant plus grands dans leur malheur qu’ils sont plus petits. home qui ne payera plus de tribut à puissance humaine, a trouvé quelques larmes pour pleurer les enfants de Persée.

Ils n’étaient pour lui qu’un orgueil, une joie, une espérance, non pas un appui ou un secours ; et pourtant, dans cette épreuve sans nom, plus cruelle que la désolation d’une bataille perdue et l’épouvante de la déroute, ils ont épargné à leur père les moqueries, les cris de haine, l’insulte des regards trop brutalement curieux. Ils l’ont couvert de leur innocence, protégé de leur sourire, sauvé de leur abandon. Ils sont trop prés pour que cette douce lumière n’ait pas rayonné jusqu’à lui.

Le voilà cependant, seul, bien en vue, sa lemme est a côté de lui, il est précédé de ses enfants, suivi de ses familiers, mais dans un isolement voulu et qui devait ne rien lui ménager qui fît de la douleur et de la honte. Il est vêtu de noir ; ses pieds sont chaussés de trépides grecques.

Il marche titubant, incertain, les yeux perdus, le geste fou, la tête basse ainsi qu’un homme ivre. Il ne semble pas qu’une pensive bien précise hante cet esprit ravagé de souffrance et de désespoir. Ce n’est pas en pleine lumière, dans les rues de Rome, que ce roi chemine et passe, c’est dans les ténèbres, dans l’horreur d’une nuit sans aurore, dans un abîme refermé sur l’écroulement de lui-même et de sa haute fortune.

Rome, du moins pour ce dernier jour encore, a laissé au roi vaincu sa royale maison, sa famille, sa cour. Au temps de sa prospérité et des ambitions menaçantes, même des premières victoires par lui gagnées, jamais il n’eut devant lui plus d’empressement, des dévouements plus attentifs, de plus nombreuses adulations. Ceux-là seuls manquent qui sont morts. Rome a voulu la fidélité au malheur ; elle a voulu le roi vaincu dans toute la pompe de son cortège accoutumé.

Cependant hier encore Persée a fait conjurer Paul-Émile de lui épargner cette flétrissure. Mais Paul-Émile a répondu : Il n’a tenu qu’au roi de se l’épargner, et cela est encore en son pouvoir.

Persée, qui sut combattre, qui sut tuer, même les siens, car il ne dut sa couronne qu’au fratricide, n’a pas su mourir. Ses fidèles se répandent en lamentations, ainsi que l’on voit faire aux pleureuses dont le désespoir est, de commande dans la gloire des illustres funérailles.

Cent couronnes d’or sont portées il la suite, présents d’autant de peuples et d’autant de cités de la Grèce et ale l’Asie.

Voici enfin le dieu de ces éblouissantes journées. Quatre chevaux blancs le traînent d’un pas doucement rythmé. Il a revêtu la tunique aux palmes d’or, la toge de pourpre que lui prête Jupiter Capitolin. Il porte d’une main un sceptre d’ivoire qu’un aigle surmonte, de l’autre un rameau de laurier cueilli aux ombrages d’un bois sacré. Il a remis pour ce jour seulement à son cou la bulle d’or permise aux enfants d’illustre lignée, mais qu’ils abandonnent quand leur jeunesse revêt la toge virile. Debout derrière lui, un jeune esclave soulève une couronne, et le rayonnement de l’or enveloppe le front du triomphateur. Une telle exaltation de la gloire humaine griserait jusqu’au délire. Aussi ce même esclave, porteur de diadème, souvent se penche et murmure aux oreilles même de celui qu’il a couronné : Souviens-toi que tu es un homme ! Ce rappel aux misères de notre destinée commune sans aucun doute est entendu de feinte de Paul-Émile ; elle plane encore plus haut que sa gloire.

Io triumphe ! Ce cri éclate, monte, roule, bondit, tonne. Ce n’est plus un concert de voix humaines qui va traversant et remplissant la ville, c’est la montée d’une mer partout débordante et qui, docile cependant, respectueuse d’une majesté supérieure à la sienne, arrêtée devant une grandeur qui la dépasse, vient expirer sous les pieds d’un soldat.

Io triumphe ! C’est le refrain. L’hymne s’improvise ou plutôt la chanson, brutale, joyeuse, enragée d’une superbe vantardise. Elle s’est envolée du cœur des soldats, elle a soulevé ces poitrines que chargent les torques gagnés sur les champs de bataille, les phalères clouées sur le bronze des cuirasses et qui proclament les héros des mêlées les plus furieuses ; elle a sonné sur leurs lèvres coutumières des hautains défis, hier encore fatiguées de clameurs guerrières. On ne saurait dire que ce soient là des vers d’une forme régulière, pas même des strophes à peu près ébauchées. Mais les pas des victorieux les scandent et les emportent, les sonneries tapageuses les traversent comme les éclairs un ciel chargé d’orage ; cela est grand et magnifique ainsi que lit plus sublime épopée, c’est l’âme chantante de la patrie romaine.

L’armée presque tout entière, celle que Paul-Émile avait retrouvée doutant d’elle-même, celle qui devait si vaillamment incarner ses hautes pensées, pour la dernière fois escorte le général. Les combats l’ont quelque peu diminuée et aussi les garnisons laissées dans quelques villes. Mais ces garnisons, très peut nombreuses, témoignent d’une victoire sans retour. L’ombre seule de Rome éteint toute lumière importune, et son nom seul suffit à commander.

Ainsi Rome retrouve à peu près tous les siens. Derrière Paul-Émile, prolongeant mais aussi terminant le cortège triomphal, ce n’est plus qu’un hérissement de piques, l’éclat des aigrettes, l’éblouissement des hauts cimiers de bronze où le soleil accroche de subites étincelles.

Le cortège est arrivé à la porte Carmentale. Elle subsiste telle à peu près qu’elle rut élevée. Cependant Rome déborde son enceinte ; elle n’est plus la Rome de Servius Tullius. Bientôt elle rompra cette enceinte trop resserrée encore, inutile, humiliante même à son orgueil.

Des échafauds sont dressés dans tous les carrefours. Quelques-uns ne sont que clos planches hâtivement clouées, ébauches de gradins qui branlent et vacillent. Cependant un assaut furieux les environne et les emporte. Les pauvres seuls exceptés ou les campagnards descendus dans la ville de leurs villages lointains, tous sont vêtus de blanc. La fête est moins celle de Paul-Émile que la fête commune de tous. Rome sent bien qu’elle est, jusque dans l’âme des plus braves, la force et le génie suprême inspirateur ; elle se célèbre elle-même, elle-même s’acclame.

On dépasse le Vélabre et le forum Borarium.

En ce quartier la population est adonnée à de vulgaires occupations. Elle a tiré de leurs remises de lourds chariots et les a roulés au débouché des rues, et la marée humaine les a submergés. On a dû clore les boutiques ; les étaux laissés à l’abandon ont servi de piédestaux.

Le cortège pénètre dans le grand cirque. Les gradins ont disparu sous les spectateurs. Au sortir du cirque, on se détourne de la porte Capène et de la voie Appienne. On passe entré le Cœlius et le Palatin. Quelque verdure y diversifie l’entassement des constructions chaque jour plus pressées. Que ce soit sous la poussée des curieux accrochés aux branches, que ce soit une consigne obéie de tout ce qui respire dans Rome et se nourrit d’une terre, aussi féconde, les arbres eux-mêmes inclinent leur ramure. Les lauriers ont salué le victorieux qui passe.

On atteint la Vélia, on la gravit ; on la dépasse ; et les dalles que foule à présent le cortège sont les dalles mêmes de la voie Sacrée. Le vainqueur fait son entrée dans le Forum. Il n’a plus sous les pieds les rues où circule et fourmille une foule humaine à peu près innominée ; il soulève la poussière d’un passé déjà prodigieux, que lui-même continue dignement. Tous les temples ont ouvert leurs portes et l’on aperçoit, dans leurs profondeurs ténébreuses, l’incertaine vision de leurs dieux. Cette immobile immortalité contemple l’éternelle mobilité des hommes. Les fleurs festonnent les colonnes, le feuillage serpente aux cannelures ainsi que le lierre aux vieux troncs noueux. Pas un autel qui ne soit embrasé, et les flammes bleuâtres montent et crépitent élus joyeusement quand le prêtre, aux premières sonneries de la pompe triomphale, s’empresse à les ranimer.

Io triumphe ! Les monuments disparaissent sous leur parure de fête et sous la foule du peuple qui les assiège.

Voici que l’on passe bien près de la prison Mamertine. C’est un moment redoutable. Pour quelques-uns souvent, tien pas les moins fameux, ni les moins curieusement regardés, le triomphe finit là. A quelques pas du triomphateur un abîme est là toujours béant, avide et qui ne rend pas ce qu’il a saisi. Que Paul-Émile esquisse à peine un ordre de la main, moins qu’un geste, un regard, et la mort comprendra ; elle est là qui veille et guette. Mais Persée a survécu à sa gloire, il doit survivre à la honte. La pitié ou plutôt le dédain le veut épargner ; l’oubli descendra si vite sur cette renommée que Persée, disparu de la scène du monde, semblera s’être évanoui. On ne saura rien de certain sur l’agonie de ses derniers jours, et cette mort n’aura pas de funérailles, qui aient laissé un souvenir.

La pompe triomphale a gravi le Capitole, non pas tout entière cependant. Là-bas une foule immense, grouillante ainsi qu’une fourmilière en émoi, remplit le Forum. Mais le triomphateur et le quadrige qui le semble égaler aux dieux, sont venus s’arrêter devant le temple de Jupiter. Le dieu lui-même, répété en de multiples images, et dépassant de haut notre chétive humanité dans le colosse de bronze que Papirius lui a dressé et consacré du large butin conquis sur les Samnites, regarde Paul-Émile et semble lui faire les honneurs de la colline sainte. Paul-Émile est descendu de son char. Il est debout sur le seuil du temple, saluant le dieu, saluant Rome, saluant sa gloire ; il gravit les degrés et, recueilli, le front incliné, avant de commencer le sacrifice, il va déposer sur les genoux du dieu les lauriers dont il est chargé.

La fortune n’a-t-elle pas épuisé toutes ses faveurs ? Ne faut-il pas craindre de subits retours et les revanches du malheur ? Il a droit à si large part en tonnes les choses humaines ! Mais non, la gloire de Paul-Émile a payé rançon. L’un de ses fils, à peine âgé de quatorze ans, est mort il y a cinq jours ; l’autre compte à peine douze ans, et déjà il se meurt. Il ne survivra que trois jours au triomphe achevé. Quelle veille ! Quel lendemain ! Et de quelles tristesses cette joie apparaît environnée ! Paul-Émile accepte l’épreuve durement imposée. Cette fois encore il aura détourné l’infortune loin de sa chère patrie ! Seul il est frappé ; seul, dans la désolation de sa maison déserte, et non pas au grand soleil, il pleurera la douceur des espérances flétries. Seul peut-être jamais il ne connaîtra l’apaisement d’une douleur finissante. Mais les dieux sont satisfaits.

Quand peu de jours après il revint au Forum et monta à la tribune pour rendre compte, selon l’usage, de ce qu’il avait fait, après avoir raconté brièvement sa campagne de vingt-six jours terminée par un coup de foudre

Un succès si rapide m’effrayait, dit-il. Je devais craindre que les dieux jaloux ne le fissent expier. J’ai supplié le grand Jupiter, Junon reine et Minerve, leur demandant que si un malheur menaçait le peuple romain, ce malheur fût détourné sur moi tout entier. Puisqu’il en est ainsi, ils ont exaucé mes vœux. Votre félicité et la fortune publique me consolent.