Carthage était, depuis la restauration, une ville de langue latine. Issue d'une colonie romaine, gouvernée par des magistrats venus de Rome, préparant elle-même des fonctionnaires pour la carrière administrative, comment aurait-elle parlé autrement que la métropole ? En fait, les inscriptions de ses monuments et de ses cimetières sont latines, ses orateurs ont prononcé leurs harangues, ses écrivains composé leurs ouvrages en latin[1]. Voilà les apparences, elles nous cachent une partie de la réalité. Instrument nécessaire des communications officielles, le latin ne servait pas seul à l'expression des sentiments littéraires ; dans ce domaine, le grec lui fit parfois concurrence ; et, d'un autre côté, comme idiome populaire, au début du moins, il dut disputer la place au punique. Avec le temps et la force qu'il puisait dans un afflux perpétuel d'Italiens, il triompha de ses deux ennemis, sans parvenir cependant à effacer leurs traces pour toujours. En nous occupant des arts plastiques et du théâtre, nous avons déjà constaté l'existence d'une population d'origine hellénique, nomade peut-être, mais qui ne laissait pas d'exercer une très réelle influence sur l'esprit local. Ce n'en serait pas assez pour affirmer l'usage courant du grec, si des preuves plus formelles ne nous y invitaient. Ex-voto fixés dans les temples[2], tablettes imprécatoires rédigées et gravées par quelques magiciens spécialistes[3], épitaphes païennes et chrétiennes[4], caricature exposée en public avec inscription[5], voilà d'irrécusables témoignages. On ne refusera pas d'y ajouter les noms grecs ou écrits en caractères grecs, fréquents chez les officiales enterrés à Bir el Djebbana[6] et chez les chrétiens de Damous el Karita[7]. Les documents qui attestent l'emploi littéraire du grec abondent eux aussi. Apulée, qui a fait un séjour prolongé à Athènes et dont les ouvrages fourmillent de mots grecs[8], harangue les Carthaginois presque indifféremment en grec et en latin[9] ; dans les deux langues, il compose un dialogue et chante à son auditoire un hymne en l'honneur d'Esculape[10] ; il se donne même le plaisir de terminer en latin un discours commencé en grec[11]. Quand Tertullien nomme le rhéteur Phosphorus, il a soin de lui appliquer l'épithète de latinus, ce qui est une manière indirecte d'affirmer que plus d'un Grec professait aussi, tout au moins qu'on enseignait la rhétorique grecque à côte de la latine[12]. Lui-même eût été fort capable d'en faire autant, car nous savons qu'il possédait cette langue à fond[13] ; il y avait eu recours pour écrire sur le baptême[14], sur les spectacles[15] et sur la nécessité de voiler les vierges[16]. Si la traduction de l'Apologétique n'est pas certainement de lui[17], sa réputation d'helléniste pratiquant n'en demeure pas moins solide, à tel point qu'on n'a pas hésité à lui attribuer à la fois les textes grec et latin de la Passion de sainte Perpétue et de ses compagnons[18]. Cette Passion même, où nous voyons Perpétue converser en grec avec un évêque et un prêtre et employer des ternies grecs dans le récit de sa vision, n'est-elle pas à elle seule une preuve vivante[19] ? On a prétendu que saint Cyprien était étranger à la culture classique ; pourtant il dut traduire la lettre grecque de l'évêque de Césarée, Firmilianus, qui figure en latin dans ses œuvres[20]. Et l'union intime avec les églises orientales que cette lettre nous révèle était un motif de plus de ne pas négliger l'étude de l'idiome qu'elles parlaient. Franchissons un siècle, la situation s'est modifiée. On doit toujours enseigner le grec dans les écoles de Carthage, car Augustin l'apprend dans l'obscure cité numide de Madaure[21]. Mais le pauvre enfant avoue qu'il n'y réussissait guère, et je soupçonne fort ses petits contemporains de la capitale de n'avoir pas accompli des progrès plus rapides. Vers 427, le diacre carthaginois Quodvultdens, prié par l'évêque d'Hippone de traduire un traité de saint Epiphane[22], décline cette proposition, lui qui n'a pas même appris le latin et qui fait ses délices du pain d'Afrique[23]. On aurait tort de prendre son affirmation à la lettre, puisqu'il communique en latin avec son correspondant[24] ; ne retenons donc que son ignorance du grec, sans l'étendre néanmoins à tout son entourage. De même une phrase où saint Augustin déclare que ses compatriotes n'ont pas assez l'habitude du grec pour entendre les livres composés en cette langue sur la Trinité[25], prouve simplement que la pratique avait diminué, nullement qu'elle était éteinte, encore moins qu'elle n'avait jamais existé[26]. Elle se perpétua même bien plus tard dans les grandes familles. Saint Fulgence de Ruspe, dont l'origine était carthaginoise, fut formé dès son enfance au parler hellénique[27]. Mais alors il ne sert plus à l'expression des grandes et délicates pensées, il est retombé à la condition de sermo cottidianus. Les Byzantins l'installèrent à côté du latin en qualité de langage officiel[28] ; ni leurs fonctionnaires, ni leurs soldats n'étaient capables de le rehausser au rang d'où il était déchu[29]. On a plus de peine à discerner la survivance du punique. A Carthage, où il était pris entre le latin et le grec, il dut lutter plus que dans l'intérieur du pays pour n'être pas promptement absorbé. Il se réfugia apparemment dans les classes inférieures de la population, asile assez sin- malgré tout, car le bas peuple ignore la langue littéraire et n'a que des rapports très intermittents avec le parler officiel. Les allusions de saint Augustin au punique ne se comptent pas ; mais, comme les autres textes qu'on cite d'ordinaire sur cette question, elles ont trait presque toujours aux campagnards ou aux habitants des petites villes, sans qu'on ait les moyens de dire si jamais elles visent la capitale[30]. On eu est réduit à faire état de quelques morceaux épigraphiques[31] remontant aux origines de la colonie romaine. Malgré le silence des documents postérieurs, je croirais malaisément que cet idiome sémitique ait disparu de Carthage peu.après la restauration, quand il se parlait couramment encore au VIe siècle, dans le reste de l'Afrique. L'hébreu n'a laissé, lui aussi, d'autres traces que quelques lettres à Damous el Karita et à Gamart[32]. On aurait tort de juger de son influence d'après ces infimes débris. Parlé chaque jour par l'importante colonie juive dont les morts reposent au Djebel Khaoui, la lecture du texte original de l'Ancien Testament, les études exégétiques auxquelles se livrait le clergé contribuèrent surtout à lui donner droit de cité[33]. Une dernière langue fut parlée à côté du latin, c'est le gothique dont se servaient les Vandales[34]. Introduit par la violence, en désaccord avec les habitudes phonétiques de la province, il ne parvint pas à s'y acclimater. A ce moment, d'ailleurs, le latin était trop affaibli en Afrique pour pouvoir, en se fondant avec ce nouveau venu, l'assouplir et le vivifier. Apporté par les barbares, le gothique disparut avec eux[35]. Au contraire, le latin s'était imprégné d'hellénismes et de sémitismes durant plusieurs siècles ; Servius l'atteste[36] et la simple logique le démontrerait. Mais dans quelle proportion en emprunta-t-il les termes et les tournures ? Après les grammairiens de l'antiquité, ceux des temps modernes se sont évertués à l'établir ; jusqu'à présent leurs efforts n'ont pas été récompensés par le succès. Si les remarques ingénieuses, les découvertes piquantes abondent dans les travaux relatifs à l'africitas[37], personne, à ma connaissance, n'a encore réussi à dire les caractères spécifiques de ce langage provincial. Puisque l'ensemble des auteurs africains résiste encore à l'analyse, ne serait-il pas téméraire de formuler aucune affirmation sur le groupe beaucoup plus restreint des auteurs carthaginois Certaines constructions relevées dans Apulée, dans Tertullien, dans saint Cyprien[38], certains emplois de mots dans la Passion de sainte Perpétue[39], à supposer qu'ils soient propres à l'Afrique, ne portent en rien une marque particulière à sa capitale ; pour mieux dire, je n'ai aucun motif de supposer que les écrivains y aient usé d'un autre dialecte que dans le reste du pays. En est-il de même de la langue parlée ? Les grandes villes se créent un argot et une prononciation à elles ; pouvons-nous nous faire une idée de ceux de Carthage ? J'écarte l'argot dont l'existence est éphémère. Villon et nos romanciers contemporains lui ont, fait un sort, jadis il ne se survivait pas ainsi et les plus hardies conjectures ne sauraient le restituer. De la prononciation locale, en revanche, il subsiste des vestiges nombreux, ces milliers d'inscriptions funéraires, gravées par de modestes lapicides, destinées à rappeler le nom de personnes plus modestes encore. Le peuple écrit là comme il s'exprime, avec des fautes incessantes[40], même à la bonne époque, si ce n'est pas une ironie de parler d'une époque meilleure en pareille matière. Lorsque l'on cherche à classer toutes ces locutions défectueuses, on constate que ces ignorants estropient la langue ait hasard. Un seul fait parait sûr, c'est que les Carthaginois, inconsciemment, pratiquaient le moindre effort, supprimant des lettres en tête ou au milieu des mots jusqu'à les défigurer[41]. Mais, ne l'oublions pas, ce parler resta populaire, ou du moins, si les classes lettrées ne dédaignèrent pas de s'en servir dans la conversation, il ne s'éleva jamais à la dignité des œuvres littéraires. La différence profonde qui séparait ce sermo cottidiunus de la lingua græca éclate aux yeux quand on parcourt les tableaux de l'Appendix Probi. En opposant les expressions correctes aux formes fautives, l'auteur nous représente exactement l'état linguistique de sa ville : deux variétés d'un même idiome, l'une réservée à la vie journalière, l'autre d'un usage moins général, propriété exclusive des écrivains et des orateurs, qui constituait un langage d'apparat. |
[1] Voir Toutain, Cités, p.
197-199.
[2] C. I. L., VIII, 1003,
1005-1007a, 12487, 12493.
[3] C. I. L., VIII, 12504,
12507-12511.
[4] C. I. L., VIII, 1121. 10536, 12580, 12924, 13390-13332, 13635, 13885, 14087-14096, 14112,
11258-14269 ; Rev. arch., XXXIII, 1898, p. 96 sq. ; Bull. arch., 1891,
p. 440, n° 222.
[5] Je fais allusion à l'όνοκοίτης
dont parle Tertullien.
[6] C. I. L., VIII, p.
1302-1338.
[7] On n'en compte pas moins de 26
dans la liste du P. Delattre (Basil., p. 12-16, cf. p. 10). Peut-être
faut-il trouver un autre indice de l'affluence des Grecs dans l'orthographe chrestianus pour christianus
qui était usitée à Carthage.
[8] Voir Koziol, Der Stil des
L. Apuleius, Vienne, 1872, p. 307-309.
[9] Flor., IV, 18, et vox mea utraque lingua jam vestris auribus ante proximum
sexennium probe cognita ; De magia, 87, 574, nequaquam græcæ linguæ imperitum...
[10] Flor., IV, 18.
[11] De deo Socratis, prol.,
p. 110 sq.
[12] Adv. Valent., 8.
[13] Nœldechen, Tertullien,
p. 16 sq. ; cf. Tillemont, Mém., III, p. 138.
[14] De bapt., 15.
[15] De cor. mil., 6.
[16] De virg. vel., 1.
[17] Du moins, Tillemont (loc.
cit., p. 201) la lui conteste.
[18] On sait qu'il existe aussi un
texte grec de la Passion des Scilitains.
[19] Ruinart, p. 93-100, §§ 4, 7 sq., 10, 12 sq., 17.
[20] Epist., LXXV ; Tillemont, Mém.,
IV, p. 138.
[21] Confessions, I, 13, 20 ; 14, 23. Les termes grecs et les
allusions à cette langue ne sont pas rares dans ses œuvres.
[22] Epist., CCXXII, 2.
[23] Epist., CCXXIII, 2 : frustra etiam homini qui latina non didicit, græca facundia
delegatur ; 3 : sequestratis saporibus
peregrinis... panem Afrum, quem nostra
provincia solet habere præcipuum... non
deneges.
[24] Rien ne permet de supposer que
sa lettre ait été traduite après coup d'un original punique.
[25] De Trin., III,
proœmium, 1.
[26] C'est pourtant ce que croit
Saint-Marc Girardin (p. 972 sq.).
[27] S. Fulgentii vita, 4-5
(P. L., LXV, col. 119).
[28] Cf. C. R. Hipp., 1893, p. XXVI-XXVIII ; Miss. cath., 1887, p. 59
sq., 525.
[29] Sur l'usage du grec en
Afrique, cf. Monceaux, Afr., p. 59 sq., 81-85, 90 sq., 102, 115 ;
Toutain, Cités, p. 199-201.
[30] Voir en particulier Confessions, I, 14, 23 ; Enarr. in
psalm., CXXIII, 8 ; In epist. Joan. ad Parthos, tract. 11, 3 ; Epist.
ad Rom. inchoala expositio, 13 ; Epist., XVII, 2 ; CVIII, 14 ; Serm.,
CXIII, 2 ; Retract., II, 3 ; puis Orose, V, 11 ; Rufus Festus Avienus, Oræ
marit., v. 261-269, 345-347 ; Aurelius Victor, Epit., XX. Cf. Muenter, p. 15-17 ; Sittl.,
Archiv. fuer lat. Lexik., VI, p. 558 ; Monceaux, Afr., p. 31 sq.,
102 sq. ; Boissier, Journal des savants, 1895, p. 36-38 ; Toutain, Cités,
p. 201-201.
[31] Si l'on admet que le
néo-punique ne soit pas antérieur à la ruine de Carthage ; cf. C. I. S.,
p. 268, 284 : Berger, Gaz., 1876, p. 115 sq., et dans S. Marie, p. 106
sq. Les noms que contient l'inscription latine C. I. L., VIII, 1048, ont
une allure tout indigène.
[32] Cf. C. I. L., VIII,
11102, 14101, 14105, 14191.
[33] Sittl., p. 92-100 ; Monceaux,
p. 104. On peut invoquer, pour démontrer la persistance de l'élément israélite
à Carthage et en Afrique, entre autres témoignages, Tertullien, Adv. Judæos
(surtout 1) ; Cyprien, Testimonia ; Epist., LIX, 2 ; Augustin, Adv.
Judæos (surtout 2, 3, 6, 9-15) ; Epist., XCIII, 26 ; Codex
canonum Ecclesiæ Africanæ, can. 129. Cf. Héfélé, II. p. 309 ; Hild, Les
juifs dans l'Empire romain (Rev. des études juives, n° 17, 21-22,
1884).
[34] Procope, Bell. Vand., I, 2 ; Victor de Vita, II, 55. Cf.
Marcus, Wand., p. 411-425 ; Papencordt, p. 287-296.
[35] Le mot era (ère) semble être un vestige des Vandales :
cf. Krusch, p. 143 ; Mommsen, Chron. min., I, p. 154, n. 2.
[36] Comment. in Donatum (Keil, Gramm. lat.,
IV, p. 444, l. 7 sqq.) ; cf. Augustin, Contra secundam Juliani responsionem,
I, 72.
[37] Pour la bibliographie de cette
question, je prends la liberté de renvoyer à mon mémoire sur L'orthographe
des lapicides carthaginois (Rev. de philol., XXII, 1898, p. 213-232)
; voir aussi Monceaux, Le latin vulgaire (Rev. D. M., 15 juillet
1891, avec les remarques de Lejay, Rev. crit., 1891, II, p. 161, n. 2) ;
Monceaux, Afr., p. 105-121 (avec les observations de Boissier, Journal
des savants, 1895, p. 36-40) ; Wœlfllin, Archiv fuer lat. Lexik., X,
p. 533-540.
[38] Apulée (éd. Hildebrand) I, p.
931 ; II, p. 715 sq. ; Tertullien, Apologétique, 15 (éd. Œlder), I,
p. 112, note g ; ibid., 1, note n (cf. Tillemont, Mém.,
III, p. 225) ; Cyprien, (éd. Hartel), index verborum, s. v. græcisimi.
[39] Ed. Robinson, p. 60, l. 10 ;
p. 14, l. 13 ; p. 76, l. 6 ; p. 82, l. 1 ; p. 84, l. 6 ; éd. Ruinart. p. 116, §
18, l. 10.
[40] Cf. C. I. L., VIII, p. 1336.
[41] Voir mon mémoire précité : puis Krasch, p. 144-150 ; C. I. L., VIII, 14257.