CARTHAGE ROMAINE

 

LIVRE QUATRIÈME. — LE PAGANISME

CHAPITRE IV. — USAGES RELIGIEUX.

 

 

I. — SUPERSTITIONS.

Le paganisme se maintint à Carthage environ jusqu'à l'arrivée des Vandales. Pourtant le christianisme lui livrait depuis longtemps de rudes assauts et détachait des idoles un grand nombre de leurs adorateurs. Mais il ne profitait pas lui-même de toutes les défections : plus d'un esprit, non parmi les moins éclairés, mal satisfait des pratiques païennes, n'avait pas, d'autre part, l'énergie nécessaire pour accepter les dogmes chrétiens et une morale plus austère. Ces âmes hésitantes se multiplièrent à mesure que l'ancienne religion s'affaiblit ; à la fin du IVe siècle et au commencement du Ve, une foule d'irrésolus flottaient ainsi entre les deux cultes, incapables de fixer leur choix, proie toute prête pour la superstition. L'Afrique subit cette contagion, et Carthage, plus que le reste du pays, parce que les convictions religieuses, comme il arrive souvent dans les grandes villes, y avaient poussé des racines moins profondes que dans les campagnes. Le tempérament africain, fiévreux, immodéré, n'était, du reste, que trop enclin aux pratiques superstitieuses. Ces gens, déclare Sidoine Apollinaire, ont l'esprit encore plus ardent que la terre où ils vivent[1].

Quoi qu'on pense de l'explication, le fait subsiste : les Carthaginois de la deuxième période ont toujours versé, mais surtout à partir du IVe siècle, dans les sciences occultes et les machinations ténébreuses.

La magie d'abord, qui attribue à certaines opérations accompagnées de certaines paroles une efficacité merveilleuse, eut parmi eux un long succès. Saint Augustin y fait allusion comme à une habitude très répandue. Un jour qu'il devait prendre part à un concours poétique, un haruspice lui demanda quelle somme il voulait donner pour remporter à coup sûr la victoire ; cet homme devait lui obtenir infailliblement l'assistance des dieux, en immolant quelques animaux[2]. Les magiciens s'offraient encore aux malades pour les guérir par des incantations[3] ; ils possédaient des recettes efficaces pour tous les cas où on les consultait[4].

L'exemple le plus fameux est celui d'Apulée. Son apologie (De magia) est consacrée presque tout entière à se disculper du grief de magie dont on cherchait à l'accabler[5]. Ses adversaires l'accusaient d'avoir ensorcelé une riche veuve, Pudentilla, afin de pouvoir l'épouser[6]. Son orgueil serait grand, répond-il, d'être mis au rang des mages fameux de l'Orient ; et il les nomme. Les auditeurs murmurent en entendant ces noms exotiques. L'orateur, s'emportant, les traite d'ignares, de sots, de cervelles bornées et de barbares. Ils n'ont donc jamais lu les écrits de ces doctes personnages, qui sont dans toutes les bibliothèques publiques ? Pourtant Apulée s'empresse d'ajouter qu'il n'y a rien de commun entre savoir le nom des mages et s'adonner à leur art ; sa science à lui est toute théorique. Il exagérait afin de se tirer d'affaire ; en d'autres endroits du même discours, il se trahit et se montre très au courant des opérations qu'il vient de réprouver si fort.

J'ai été initié en Grèce, déclare-t-il, à presque toutes les sectes religieuses, et les symboles que les prêtres m'en ont remis, je les conserve avec soin. Je ne dis là rien d'insolite, ni d'étrange. Initiés au culte du vénérable Liber, qui êtes présent dans cette assemblée, je ne m'adresse qu'à vous ; vous savez bien quel objet vous gardez dans votre maison et vénérez en silence à l'abri de tout regard indiscret. Eh bien ! moi, par amour de la vérité, par respect pour les dieux, j'ai appris à connaître quantité de religions, de nombreux rites et des cérémonies de tout genre[7]. Et plus loin, toujours à propos du talisman enveloppé de lin qu'on lui faisait un crime de conserver dans sa demeure, il interpelle de nouveau son auditoire. Si par hasard il se trouve ici quelque personne instruite des mêmes mystères que moi, qu'elle nie fasse signe, et elle apprendra quels objets je garde chez moi. Du reste, jamais péril au monde ne me déterminerait à livrer à des profanes ce qui m'a été communiqué sous le sceau du secret[8]. De son propre aveu, Apulée s'était donc affilié à des confréries amies du mystère, et il ne manquait pas en Afrique d'adeptes fervents de ces sectes. Le De magia fut prononcé probablement dans une ville voisine d'Œa (Tripoli). Mais, si l'orateur était sûr de rencontrer des coreligionnaires dans une petite cité du sud, comment ne pas croire qu'ils abondaient dans la capitale cosmopolite du pays ? Il aurait pu y poser les mêmes questions, plus d'une voix se fût élevée pour lui donner la réponse[9].

Le De magia n'est pas le seul ouvrage d'Apulée où il soit question de sortilèges, les Métamorphoses en sont pleines. Quel nom donner, sinon celui-là, aux incantations au moyen desquelles Zachlas, le prophète égyptien, ressuscite un jeune homme mort[10] ? Quoi de plus étonnant que la description du laboratoire infernal de Pamphile ? Les évocations qu'elle prépare, les transformations qu'elle opère, et le changement de Lucius en âne, produit par un onguent merveilleux, qu'est-ce autre chose que des pratiques de magicienne[11] ? Et ne faut-il pas rattacher au même ordre d'idées la triple initiation dans la secte des Pastophores de Lucius redevenu homme[12] ? Tous ces exemples, loin de rendre acceptables les dénégations d'Apulée, fortifient, au contraire, les affirmations de saint Augustin[13], qui le range parmi les magiciens les plus fameux, à côté d'Apollonius de Tyane. Et quand bien même le rhéteur africain ne se serait pas livré de ses propres mains à ces pratiques, du moins il les avait longuement étudiées dans les livres, et il eut une large part dans la diffusion à Carthage des opérations occultes.

A côté de ces thaumaturges, il existait de prétendus interprètes des dieux qui se chargeaient de manifester leurs volontés : c'étaient ces mathematici ou astrologues, auxquels Sidoine Apollinaire déplore que son ami Lampridius ait eu recours pour connaître l'heure de sa mort. Ils examinent, dit-il, la constellation sous laquelle est né leur client et lui annoncent son année, son mois et son jour climatériques, j'emploie le mot technique[14]. La prédiction tomba juste, parait-il, pour Lampridius. La conjonction des astres montrait des signes sanglants ; le malheureux mourut, en effet, étranglé par ses esclaves. Ces mathematici, qu'on appelait encore genethliaci[15], à cause de leur principale occupation, qui consistait à tirer l'horoscope, à déterminer l'influence des astres sur la vie humaine, jouissaient déjà d'un grand crédit à l'époque de Tertullien[16]. Leur vogue ne fit qu'augmenter avec le temps. Saint Augustin les fréquentait assidûment dans sa jeunesse[17] ; il leur savait gré de ne pas accomplir de sacrifices et de n'adresser de prières à aucun esprit pour s'éclairer. Leurs dehors de savants l'attiraient ; il nous confesse qu'en dépit des exhortations de Nebridius, son ami, malgré les paternelles remontrances d'un vieux médecin, il ne pouvait renoncer à les fréquenter, ni supposer que le hasard seul leur mit parfois sur les lèvres des réponses véridiques. Ce fut seulement après sa conversion qu'il cessa tout à fait de les consulter. Si une intelligence comme la sienne leur accordait tant d'estime, quelle devait donc être la passion du peuple pour interroger les astres et son engouement pour ceux qui en traduisaient l'obscur langage ? Leur raideur, l'intransigeance de leur doctrine ajoutaient encore à l'espèce de fascination qu'ils exerçaient sur la multitude[18].

Sans examiner le ciel, par la seule inspiration d'en haut, d'autres prétendaient découvrir les secrets les plus cachés, prophétiser les événements futurs. Il nous serait déjà facile de soupçonner le succès qu'ils obtenaient, en nous rappelant la curiosité impatiente des Carthaginois au sujet des oracles de Cælestis. Mais nous avons mieux qu'un raisonnement par analogie pour nous en convaincre. Ici encore, saint Augustin, l'ancien étudiant de Carthage, rapporte des noms et des faits ; grâce à lui, nous assistons à plusieurs consultations d'Albicerius, fameux devin du IVe siècle[19]. Je pourrais, dit Licentius, un des interlocuteurs du dialogue Contra Academicos, énumérer mille traits de son habileté ; mais vous l'avez tous éprouvée ; je me borne donc à quelques-uns. N'est-il pas vrai qu'un jour nous cherchions en vain à la maison une cuiller ? (et Licentius se tournait vers Augustin.) Tu fis consulter le devin. Non seulement il indiqua l'objet, mais en désigna le possesseur et révéla l'endroit où il était ; et tout cela sur-le-champ, sans la moindre erreur. Une autre fois, — le fait se passait en ma présence,un esclave, chargé de lui porter une certaine somme d'argent, en déroba une partie pendant le trajet. Albicerius se fit compter toutes les pièces de monnaie et obligea le voleur à rendre devant nous ce qu'il avait soustrait. Or il ne les avait pas vues auparavant et ne savait en aucune manière le montant de la somme. Flaccianus, ami d'Augustin, qui s'occupait de l'achat d'un terrain, demanda au devin d'indiquer à quelles démarches il venait de se livrer. Sans hésiter, Albicerius spécifie de quel genre de négociations il s'agit ; il donne même le nom du domaine. Et ce nom était si extraordinaire que Flaccianus lui-même avait beaucoup de peine à ne pas l'oublier. Un élève d'Augustin voulut mettre le voyant à l'épreuve. A quoi pensé-je ? lui demanda-t-il d'un air narquois. A un vers de Virgile. C'était exact ; le jeune homme continua l'interrogatoire. Quel est ce vers ? Albicerius, tout ignorant et illettré qu'il fût, le débita couramment. Licentius, après avoir rapporté ces quatre exemples, conclut que ce personnage devait être inspiré des dieux pour tomber aussi juste. En parlant ainsi, il ne faisait qu'exprimer l'opinion commune des Carthaginois, qui n'en demandaient pas tant pour crier à la prophétie.

La croyance au surnaturel humain, s'il m'est permis d'associer ces cieux mots, florissait donc à Carthage ; et tous les charlatans, pourvu qu'ils eussent du savoir-faire et un certain tour de main ; y réussissaient promptement. Tertullien y avait vu des hystériques dévoiler l'avenir, des tables répondre aux questions qu'on leur posait et des chèvres prophétiser[20]. Au premier tiers du Ve siècle, un imposteur, s'affublant d'un habit de moine, vint se présenter comme un médecin sans rival ; on l'accueillit chaleureusement. Il traitait surtout les aveugles et les boiteux ; au moyen de passes plus ou moins étranges et d'onctions avec une huile conservée dans un os humain, il procurait aux malades soulagement et même guérison. Les âmes naïves en étaient persuadées. Mais, ajoute l'anonyme de qui nous tenons ces détails, une fois partis, leurs infirmités n'en persistaient pas moins qu'auparavant[21]. Une surexcitation passagère avait suffi à les illusionner. C'est, on en conviendra, pousser l'aveuglement bien loin que de s'imaginer qu'on voit clair lorsqu'il n'en est rien. Ce guérisseur ne trompait sans cloute que le populaire dont la crédulité n'a pas de bornes, chez qui les menteurs de toutes les époques font si aisément des dupes ; Albicerius, au contraire, les astrologues et les magiciens, sans dédaigner le peuple, qui est le nombre, avaient aussi trouvé le secret d'enjôler les riches et les esprits cultivés. Leur triomphe était complet.

Ces témoignages si curieux ne sont pas les seuls où se produise la superstition carthaginoise ; depuis quelques années, nous en connaissons par des monuments originaux deux manifestations d'un genre très particulier.

Dans les cimetières païens de Bir ez Zitoun et de Bir el Djebbana, où furent enterrés les officiales de la maison impériale, et dans une fosse de l'amphithéâtre, se sont rencontrées en quantité de petites feuilles de plomb roulées[22]. Sur le métal, développé avec mille précautions, il a été possible de lire tantôt des formules cabalistiques inintelligibles, tantôt des vœux parfaitement clairs. Tout se résume d'ordinaire en une invocation aux puissances de l'autre monde, pour que mal arrive à un ennemi, à un rival ; les souhaits favorables n'existent guère. Les textes analogues, peu fréquents dans le reste du monde romain, se sont multipliés en Afrique, surtout à Hadrumète et à Carthage ; ils constituent presque, dans l'état actuel de la science, une spécialité africaine. A ce titre, ils méritent une étude à part. L'occasion qui en provoqua le dépôt, les sentiments qu'ils expriment, la qualité des personnes qui les firent graver, les génies qu'ils invoquent, voilà bien des problèmes à examiner. Et, comme ils sont plus d'une fois rédigés en grec, il y aurait lieu de rechercher si l'usage n'en fut pas apporté des contrées de langue hellénique. Je ne saurais répondre à ces questions sans sortir du cadre de ce livre ; j'essaierai de les traiter avec les développements qu'elles comportent dans un travail distinct de celui-ci[23]. On doit cependant conclure du peu que je viens de dire que ces tabellæ devotionis étaient employées exclusivement par les affranchis, esclaves, gladiateurs, en un mot par les classes inférieures de la population.

On n'avait recours, semble-t-il, aux exécrations que lorsqu'on désirait se venger d'un homme ou se défendre contre ses entreprises. Pour parer aux dangers qui provenaient des animaux on prenait d'autres moyens. Le scorpion que Pline appelle hoc malum Africæ, dirum animal Africæ[24], était un fléau contre lequel il importait de se tenir sans cesse en garde et qu'il fallait écarter à tout prix des demeures. Les Carthaginois pensaient y parvenir en faisant enterrer dans les fondations de leurs maisons des scorpions de bronze, d'étain, peut-être de plomb, en guise de talismans[25]. On se contentait parfois de les déposer deux à deux dans un vase à une seule anse, avec un peu d'un grès coquillier qu'on trouve à Klibia (Clupea) et qui passait, au dire de Pline, pour avoir la propriété de tuer les scorpions ; parfois on gravait sur le corps des lignes cabalistiques. Ce n'est pas toujours dans les assises des constructions romaines que se rencontrent ces reproductions en métal. Des plaques d'étain et de cuivre, une lamelle de plomb, des pierres gravées, un petit bas-relief de travail grossier sur lesquels des figures analogues, avec ou sans inscription, ont été tracées[26], sont sorties de terre sir divers points de la ville. La vertu prophylactique du scorpion, si répandue dans le monde antique, ne faisait donc pas doute pour les Carthaginois ; mais ils la traduisaient d'une manière toute particulière, en quelque sorte homéopathique, en opposant au scorpion vivant le scorpion figuré. Cette coutume, comme le suppose M. Babelon, pourrait être d'importation orientale[27].

 

II. — SÉPULTURES.

Les usages funéraires d'un peuple sont toujours significatifs. La demeure qu'il prépare à ses morts, les rites suivant lesquels il les enterre, les objets qu'il dépose à leurs côtés sont autant de témoins de ses croyances sur la destinée de l'homme et sur l'intervention divine ici-bas. Cette étude de la religion serait donc incomplète si nous ne jetions pas un coup d'œil sur les tombeaux privés et les nécropoles.

Au Kram, près de l'entrée de l'ancien hôpital militaire, un berger découvrait, en mai 1892, une sépulture composée d'une urne remplie d'ossements calcinés, avec un unquentarium et une lampe de terre fine ; près de la tombe, une patère[28]. A 300 mètres environ de la gare de Douar ech Chott, vers l'abattoir, an lieu dit Bir Sema, les fouilleurs arabes ont mis à nu huit auges en pierres plates ; on en a extrait un unguentarium en verre irisé, un vase de terre et cinq lampes, dont une avec la représentation d'un hermès et d'accessoires du culte[29]. Faut-il ranger au nombre des sépultures païennes celle des villas Driant, au sud de Byrsa ? Le P. Delattre dit qu'il s'agit d'un tombeau d'enfant peu ancien ; les ossements reposaient dans une auge formée de pierres de tuf et de dalles de saouân[30] comme couvercle. Près de Sidi Bou Saïd, on rencontra une auge funéraire, dont la face est ornée de génies grossièrement exécutés et d'un médaillon central renfermant un buste de femme en bas-relief[31]. Au pied du même village, derrière la résidence du cardinal Lavigerie, plusieurs urnes et un petit sarcophage, d'où on a retiré des cendres avec une lampe marquée de la lettre X et des monnaies de l'époque d'Auguste, ont augmenté cette série des sépultures particulières[32]. Les deux plus intéressantes découvertes ont été faites à La Marsa. C'est d'abord un.ca veau voûté, haut et long de 2m,50 et large de 1m,20 ; l'entrée n'a que 0m,63 ; l'intérieur, revêtu d'un enduit de plâtre très blanc et très bien conservé, contenait des ossements, un ungueutarium de verre, deux patères et une fiole de terre cuite ; point d'épitaphe[33]. Puis, à quelques mètres à peine de l'hypogée précédent, un cippe décoré de quatre plaques de stuc revêtues de sculptures[34]. On y voit une matrone faisant faire sa toilette par une esclave, filant une quenouille, et lisant ; puis un génie appuyé sur une torche renversée. Ce tombeau a donc renfermé les restes d'une dame romaine. Les briques employées dans la maçonnerie le datent de la fin du Ier siècle après Jésus-Christ[35]. Au sommet du cippe, on remarque un conduit en terre cuite qui aboutissait à une espèce de niche intérieure formée de grandes briques carrées. Il n'y avait là ni urne, ni amphore, ni épitaphe, mais de la cendre d'ossements et une lampe. La structure intime de ce monument privé, son aspect extérieur, moins les sculptures, ressemblent de fort près à ce qui existait dans les nécropoles communes de Bir ez Zitoun et de Bir el Djebbana. On peut en juger par cette description que j'emprunte au P. Delattre[36].

Tous ces cippes sont construits en maçonnerie et renferment une ou plusieurs urnes contenant des ossements calcinés et recouvertes dune patère percée d'un trou au centre et mise en communication avec l'extérieur au moyen d'un tuyau de terre cuite... Ce conduit était destiné à recevoir les libations... Le tube de terre cuite servait aussi, dans certains cas, à faire glisser, jusque dans les urnes maçonnées à l'avance ou renfermant déjà les restes de quelque autre défunt, les os calcinés et les cendres, résidu de la crémation d'un nouveau cadavre. Quelquefois le tuyau de terre cuite est supprimé. Il est alors remplacé par une petite niche communiquant directement dans la maçonnerie avec l'orifice de l'urne. Chaque cippe est revêtu extérieurement d'un excellent enduit sur lequel sont moulés en relief on figurés en peinture des ornements tels que colonnettes, chapiteaux, guirlandes, fleurs, symboles divers, têtes, personnages, génies funéraires, oiseaux et autres animaux... On rencontre aussi des squelettes... Alors la tombe... se compose d'un demi-cylindre reposant sur une base rectangulaire... (Sur un de ces cylindres) on voit figurer en peinture un génie funéraire aux ailes blettes sous les traits d'un jeune enfant presque entièrement nu, couché sur toute la longueur de son corps, la tête un peu levée et appuyée sur sa main droite ; de la main gauche il tient une tête de coq fraîchement coupée et de laquelle s'échappe un jet de sang... En creusant au-dessous on trouva un vase d'argile finement moulé sons la forme d'un coq. A la profondeur de 1m,15, on découvrit un bloc de plâtre... On y voyait, moulé en creux, le corps d'un jeune enfant paraissant de même âge et à peu près placé dans la même position que le génie funéraire que nous venons de signaler. Quelques restes d'ossements extrêmement friables reposaient dans le creux de ce moule de cadavre. Le corps de l'enfant semble avoir été déposé nu dans le plâtre liquide... Autour des tombeaux et surtout dans la niche ménagée à la base du cippe sous l'urne funéraire, on trouve de nombreuses poteries, des aiguilles et épingles de cuivre et d'ivoire, des figures de terre cuite, des lacrymatoires de verre, une grande quantité de lampes, et force monnaies.

L'inhumation et l'incinération furent donc pratiquées à Carthage[37], l'emploi simultané de ces deux modes de sépulture dans les cimetières des officiales ne permet pas de leur assigner un ordre chronologique. Le dernier parait toutefois avoir joui d'une plus grande faveur. Mais, comme le nombre des tombeaux privés sur lesquels a porté jusqu'ici l'examen n'est pas considérable, il serait prématuré de formuler dès maintenant des conclusions générales. La forme des tombes variait suivant que le corps du défunt était réduit en cendres et renfermé dans une urne, ou qu'il était caché entier dans la chaux ou le plâtre. Les termes au moyen desquels on les désignait parfois, ara[38], cupa[39], en représentent bien les principaux aspects.

Cet autel sur lequel on versait des libations, les quelques vases et lampes qu'on plaçait aux côtés de l'urne ou du cadavre, modeste mobilier, presque toujours identique, nous montrent déjà que ce peuple croyait à une survivance après la mort. Nous aurions chance d'en savoir davantage, si les inscriptions funéraires ne se renfermaient pas dans un laconisme excessif. Les noms du défunt et de ses parents, leur condition sociale, leur âge, voilà le plus souvent tout ce qui se lit sur la face des tombes. Les rares exceptions à cette règle n'en ont que plus d'importance. Dans l'épitaphe métrique d'un tout jeune enfant, sa famille esclave où affranchie depuis peu, regrette qu'il n'ait pas vécu pour jouir de la liberté. Pourtant, ajoute l'auteur de ces vers boiteux, à quoi bon gémir sur sa perte ? La mort le rend libre à jamais[40]. Une jeune mère, décédée quelques jours après la naissance de son enfant, pleure sur celui qu'elle abandonne, mais se déclare libre, elle aussi[41]. Je n'entends pas ces déclarations et les autres du même genre[42] dans le sens d'un anéantissement éternel ; elles expriment beaucoup plutôt l'universelle égalité dans la vie future. Et quand, d'autre part, nous relevons sur les tabellæ devotionis des invocations à l'Esprit du tombeau, ceux qui le priaient de seconder leurs désirs étaient bien persuadés que le défunt n'avait pas péri tout entier.

Ces idées, répandues dans le peuple, devaient faciliter la formation des associations de petites gens (collegia tenuiorum), destinées à procurer à leurs membres des funérailles et une sépulture décentes. Des documents, trop rares et trop brefs à notre gré, nous révèlent en effet un collegium cursorum et Numidarum[43], qui groupait les courriers (cursores, tabellarii) du procurateur impérial, un collegium mulionum[44], où se réunissaient les muletiers et palefreniers ; sans doute aussi un collegium fullonum[45]. Il ressort de ces mentions, toutes sommaires qu'elles sont, que Carthage participait au goût de tous les sujets de Rome pour la libre et féconde association.

Si nous essayons maintenant de faire la synthèse de ce paganisme Carthaginois, nous constaterons qu'il adorait deux sortes de dieux. Cælestis, Saturne, Esculape, vieux habitants du pays, ne sont que les divinités puniques habillées à la romaine ; leur extérieur seul, non leur essence, se modifie au contact des idées latines. L'autre catégorie comprend les nouveaux venus, importés par Rome. L'immigration de ces étrangers n'eut lieu qu'assez tard, lorsque l'absorption des éléments puniques par le génie romain était déjà avancée. Ils n'arrivèrent d'ailleurs pas tous ensemble ; autant qu'on peut le deviner, ils s'introduisirent l'un après l'autre, désireux de passer inaperçus tout d'abord, puis s'affermissant de plus en plus jusqu'à rivaliser avec leurs prédécesseurs : ainsi firent Sarapis et Victoria. Le panthéon de Carthage ne fut donc jamais fermé, et l'accueil favorable qu'on réservait aux dieux exotiques empêcha la religion d'y demeurer stationnaire. Cet afflux incessant y entretenait un perpétuel mouvement. Dans une cité si vivante, les dieux ne pouvaient rester seuls immobiles et, pour ainsi dire, morts.

Ce rajeunissement du panthéon, par l'introduction des divinités du dehors, avait lui-même une cause. Nous avons eu déjà mainte occasion de constater que l'âme fiévreuse des citoyens de la capitale se laissait emporter par la passion, plutôt que guider par la raison. La vivacité de leurs sentiments ne se manifesta jamais plus peut-être que dans les questions religieuses. Faut-il rappeler l'oracle de Cælestis et les scènes tumultueuses dont il fut le prétexte, ou encore les pompes du culte impérial ? Les progrès du christianisme ne firent qu'enflammer et exaspérer cette ardeur ; la foule défendit avec acharnement ses temples contre les adeptes de la nouvelle foi et même contre le pouvoir. Il ne tint pas à elle que les autels de Cælestis ne restassent debout après la proscription générale des idoles. Et, le jour où Rhadagaise menaça Rome, les derniers tenants du paganisme s'en allaient répétant que la faute en était aux chrétiens, contempteurs des divinités à qui le barbare rendait de fervents hommages[46]. Ces accusations étranges nous révèlent l'état d'esprit des païens aux abois, mais leurs dispositions n'avaient jamais été très différentes. L'amour impétueux qu'ils portaient à leurs dieux a pu nous en convaincre. Aussi l'étude des manifestations de leur piété n'aura pas été sans profit, malgré les lacunes qu'elle présente, puisqu'elle nous aura permis de saisir sur le vif un des traits distinctifs de leur caractère.

 

 

 



[1] Epist., VIII, 11, 9.

[2] Confessions, IV, 2, 3.

[3] Augustin, Sermo CCCXVIII, 3.

[4] Augustin, De doctr. christ., II, 29, 45 ; In Joan. Evang., tract. XCVII, 3 : cf. Tertullien, De virg. velandis, 15.

[5] Voir surtout les chapitres 25-65.

[6] De magia, 90, 580-582.

[7] De magia, 55, 517.

[8] De magia, 56, 520.

[9] On a supposé que les sacrati Cælestis étaient un collège fermé de ce genre ; Hirschfeld, Annali dell' hist., 1866, p. 66. Cf. Salvien, De gub. Dei, VIII, 2, 10.

[10] Métamorphoses, L. II.

[11] Métamorphoses, L. III.

[12] Métamorphoses, L. XI.

[13] Epist., CXXXVIII, 18-19.

[14] Epist., VIII, 11, 9.

[15] Augustin, De doctr. christ., II, 32-36, 46 ; De Genesi ad litteram, II, 35-31 ; De consensu Evang., I. 36 ; Enarr. in psalm., XXXV, 7 ; LXI, 23 ; In Joan. Evang., tract. VIII, 1011 ; De diversis quæstionibus, LXXXIII, 45. Cf. S. M. Girardin, p. 890-892 ; Monceaux, Afr., p. 146-148.

[16] De idololatria, 9.

[17] Confessions, IV, 4-6 ; VII, 8-10.

[18] Saint Augustin les a finement raillés dans une lettre à Lampadius (Epist., CCXLVI, 2).

[19] Contra Academicos, I, 17-18. On n'a aucune donnée sur l'époque où vivait un autre devin de Carthage, Dionysos (Bouché-Leclercq, Hist. de la divin., II, p. 89) ; je serais tenté de le croire antérieur à 146.

[20] De anima, 28 : Apologétique, 23. Saint Augustin (Sermo IX, 17-18) résume les diverses superstitions africaines : cf. Cod. Theod., IX, 16, De maleficiis, et mathematicis, et ceteris similibus. Sur les clochettes peut-être superstitieuses, cf. Gauckler, Cherchel, p. 156. n. 1.

[21] Liber de promiss. et prædict. Dei, IV, 6, 11.

[22] C. I. L., 12504-12511, avec la bibliographie ; Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1892, p. 226-227 ; Cagnat, Rev. arch., XXIV, 1874, p. 422, n° 91 ; Delattre, Mém. Ant., LVII, 1896, p. 139, 173, n° 107 ; Gauckler, ibid., LVI, 1895, p. 92 sq. ; Musée Lavigerie, p. 87-91, pl. XXI sq.

[23][23] Voir ma thèse latine.

[24] H. N., V, 7 ; XI, 30 ; Tissot, Géographie, I, 324-327.

[25] Babelon, Bull. Ant., 1894, p. 219-221 ; Héron de Villefosse, ibid., p. 288 ; Babelon et Blanchet, Catal. des bronzes ant. de la Bibl. Nat., n° 1231 ; Gsell, 1895, p. 32.

[26] D., Amst., p. 161, n° 250-252 ; Cosmos, 27 janv., 3 fév. 1894, p. 276, 309 ; Cat. som., n° 1735.

[27] Il n'est pas sans intérêt de remarquer combien le souvenir du scorpion est fréquent en Afrique. Une monnaie d'Hadrien représente cette province personnifiée tenant dans sa droite un scorpion (Eckhel, VI, p. 488 ; Cohen, II, p. 116, n° 142 ; Duruy, III, p. 244 ; Saglio, Dict. des ant., s. v. Africa). Marius exilé, apercevant sur le bord de la mer deux scorpions qui se battaient, y vit un présage. Tertullien intitule Scorpiace le traité qu'il dirige contre les Gnostiques (Œhler dans son édition, note préliminaire au Scolpiace, réfute l'opinion de ceux qui trouvent dans ce titre une allusion à l'hérétique Scorpiacus). Enfin Scorpianus possédait une riche villa, aux portes de Carthage.

[28] Cosmos, 20 janv. 1894, p. 219. Cette description est trop sommaire ; on ne dit pas dans quoi l'urne était contenue.

[29] Cosmos, 20 janv. 1894, p. 248.

[30] Cosmos, 23 déc. 1894, p. 119.

[31] Bull., épigr., IV, 1884, p. 26.

[32] Bull. épigr., IV, 1884, p. 31. Le P. Delattre donne encore ces détails sur les tombes rencontrées le long des pentes ouest et nord-ouest de Sidi Bou Saïd (Lampes, p. 6-7). On retire des poteries très simples de petits sarcophages de pierre et d'urnes de terre cuite renfermant des cendres et des ossements calcinés. Ces sépultures sont généralement dépourvues de tout appendice extérieur. Point de cippe funéraire. On n'y trouve point non plus d'épitaphe. Parfois seulement de très courts graphites se lisent sur les poteries qui accompagnent l'urne funéraire. Celle-ci semble simplement avoir été recouverte de terre, lors de l'inhumation. Ces sortes de tombes se rencontrent isolément ou groupées en très petit nombre. Ce sont là évidemment les sépultures des premiers colons romains.

[33] Bull. épigr., III, 1883, p. 298 ; Cosmos, 24 mars 1888, p. 464 sq., avec le plan de ce caveau.

[34] Bull. épigr., loc. cit., p. 291 sq. ; Cosmos, loc. cit. ; Cagnat-Saladin, p. 108 et 120. Voir ci-dessous, L. VI, chap. II, § 1.

[35] Bull. Hipp., XX, 1884, p. 55 ; C. I. L., XV, 1103, 1105, cf. p. 215.

[36] C. I. L., VIII, p. 1301 sq. On complétera utilement cette description en lisant les détails donnes par M. Gauckler (Mém. Ant., LVI, 1895, p. 86-95) et par le P. Delattre (Sup., p. 98-100, 215-225) sur Bir ez Zitoun.

[37] D., Sup., p. 86 sq., 98, 224 sq.

[38] C. I. L., VIII, 1039, 13161 ; Const., XXVIII, 1893, p. 166.

[39] C. I. L., VIII, 12593 ; cf. J. Schmidt, Philologus, XLVI, 1887, p. 163-167. On trouve aussi mosoleum (Rev. arch., XXVI, 1895, p. 403, n° 187).

[40] Bull. Ant., 1893, p. 200 sq. ; Rev. arch., XXIV, 1894, p. 424, n° 90 ; Const., XXVIII, 1893, p. 166.

[41] Rev. arch., XXXI, 1897, p. 147, n° 43.

[42] Voir ci-dessous, L. VII, chap. IV, § 1.

[43] C. I. L., VIII, 12905 et p. 1337, cf. Waltzing, Etude hist. sur les corporations professionnelles, I, p. 287.

[44] D., Sup., 221, 318 sq. Je ne croirais pas volontiers que tous les officiales formaient un seul collegium funeraticium ; cf. Lavigerie, p. 423-436.

[45] C. I. L., VIII, 12575 ; Waltzing, op. cit., II, p. 152 ; Toutain, Cités, p. 261, 278. J'ai parlé aussi plus haut des corporations de marins et d'armateurs africains connues par les inscriptions d'Ostie ; Carthage devait assurément en posséder de semblables.

[46] Augustin, De civ. Dei, V. 23.