CARTHAGE ROMAINE

 

LIVRE QUATRIÈME. — LE PAGANISME

CHAPITRE I. — CÆLESTIS.

 

 

I. — LA DIVINITÉ.

Les nombreuses stèles puniques exhumées du sol de Carthage, au cours de ce siècle[1], ont quelque peu trompé l'espérance des savants. Ils en attendaient de vives lumières sur la religion de Tyr implantée, peut-être modifiée, en Afrique. Mais ces inscriptions votives, d'un laconisme irritant, ne se distinguent guère les unes des autres que par le nom des dévots qui les ont fait graver. A part un petit nombre de titres et de qualificatifs précieux à recueillir[2], il y règne une telle monotonie qu'on serait presque tenté de les considérer comme à peu près inutiles. Ce serait une grave erreur. En les regardant non pas une à une, mais dans leur collectivité, on en a tiré des déductions qui ne sont certes pas négligeables, car elles intéressent la vie religieuse de la cité tout entière[3].

A deux exceptions près, toutes portent le nom de Tanit[4], l'Astarté orientale, et cette déesse, toujours associée à Baal Hâmân, y a le pas sur lui[5]. La formule initiale reparait identique sur chaque pierre : A la grande dame Tanit Penê-Baal (face de Baal)[6] et au seigneur Baal Hâmân. Dans le reste de l'Afrique, la divinité mâle ou bien n'est accompagnée d'aucune autre, ou bien reprend le premier rang[7], à Carthage seulement, elle est éclipsée par sa parèdre. Cet usage tout local atteste par sa constance que Tanit fut vraiment la souveraine et la patronne de la ville[8]. Son temple était le plus beau, son culte brillait par-dessus tous les autres, ses fêtes se changeaient en réjouissances nationales. Les Grecs, témoins de cette vénération particulière dont on l'entourait, l'appelèrent le génie de Carthage[9].

Quand les Romains eurent fondé leur colonie, les populations environnantes ne tardèrent pas à s'y infiltrer, rapportant avec elles leurs habitudes religieuses. Elles durent avoir tout spécialement à cœur de réinstaller Tanit dans ce lieu où elle régnait jadis en souveraine. Cependant les premiers colons, qui se trouvaient presque isolés sur la terre africaine et comme noyés dans l'élément punique, abandonnaient peu à peu, sans s'en apercevoir, leurs mœurs d'Italie, pour s'assimiler progressivement les idées et les croyances de leurs voisins immédiats. La restauration du culte de Tanit résulta, semble-t-il, de cette action lente, mais continue[10], plus efficace que tous les décrets et que toutes les lois, dont nous pouvons bien affirmer qu'elle exista, puisque nous en constatons les effets, sans être en mesure presque nulle part de la saisir sur le vif. Si l'on cherche à classer par ordre chronologique les documents relatifs à la déesse dans la seconde Carthage, on s'aperçoit qu'un petit nombre remontent à l'époque républicaine ou au commencement de l'Empire. Ils apparaissent plus fréquents au IIe siècle ; ils se multiplient et deviennent à la fois plus complets au IIIe et au IVe. Cette progression doit correspondre d'une manière sensible au développement du culte. Modeste d'abord, il prit de la consistance à mesure que l'élément punique s'affermissait dans la ville ; enfin il brilla du plus vif éclat. Après Constantin, il représentait la résistance la plus sérieuse du paganisme aux abois contre l'élan irrésistible de la foi nouvelle.

Le nom même de Tanit ne parait pas avoir survécu à la catastrophe de 146. Ce vocable exotique n'offrait aucun sens à l'esprit des Romains ; ils désignèrent la grande dame par un terme choisi dans leur propre langue. On s'accorde généralement pour dire que Juno Cælestis fut l'appellation qu'ils lui décernèrent[11]. Le surnom de Junonia, donné à la colonie de Gracchus, n'a pas peu contribué à mettre cette opinion en vogue ; elle ne me semble pourtant fondée qu'en partie. Prenons garde, en l'adoptant sans réserve, d'être dupe des apparences. Sans doute Junon fut assimilée à Tanit par les Romains, avant la conquête de l'Afrique[12], et encore invoquée sous ce titre une fois qu'ils furent maîtres du pays ; cependant, mieux instruits alors de sa nature et voulant l'indiquer avec soin, ils lui adjoignirent l'épithète de Cælestis. Insensiblement, la valeur du qualificatif s'accrut aux dépens du substantif, et il devint lui-même enfin un véritable nom propre[13]. L'usage demeura néanmoins quelque temps indécis ; tandis que les érudits, comme Apulée, fidèles aux habitudes de la littérature, continuaient voir dans la protectrice de Carthage la sœur et la femme de Jupiter, le peuple, qui simplifie tout, avait déjà oublié cette- parenté. L'évolution dernière s'accomplit, selon toute vraisemblance, au cours du IIe siècle. Elle était achevée quand s'ouvrit le IIIe, et, depuis l'époque de Tertullien, Cælestis fut le vrai nom de la déesse[14]. Au reste, cette métamorphose tout extérieure ne s'étendit pas à l'essence même de la divinité. La suppression du titre de Junon n'entraîna pour elle ni diminution, ni déchéance. Elle demeura la remplaçante et le succédané romain de Tanit.

On est frappé, dit M. Ph. Berger[15], du rapport du titre de Penê-Baal, que la déesse porte en phénicien, avec son nom de Cælestis. Ce dernier lui est aussi essentiel que le nom de Penê-Baal en phénicien... Sans doute, Cælestis n'est pas la traduction exacte de Penê-Baal la face de Baal, mais en mythologie, en général, on ne traduit pas, on cherche des équivalents. La différence de ces deux termes n'est autre que la différence même qui sépare les conceptions religieuses des Sémites de celles des Grecs. Là où nous mettons une idée abstraite, le Sémite met une image. Quand nous voyons dans Tanit une déesse céleste, il y découvre l'image de Baal. Toutes deux représentent, par conséquent, une des énergies de la nature, sa force reproductrice. Elles personnifient la grande puissance féminine du ciel, qui domine sur la lune et les étoiles, sur les phénomènes d'en haut, la pluie et le tonnerre. C'est la vierge valeureuse qui fait sentir à tout l'univers sa bienfaisante influence[16].

Apulée tracé d'elle un portrait achevé : Je suis la Nature, mère des choses, maîtresse de tous les éléments, origine et principe des siècles, souveraine des divinités, reine des Mânes, première entre les habitants du ciel, type commun des dieux et des déesses. C'est moi qui gouverne les voûtes lumineuses du ciel, les souffles salutaires de l'Océan, le silence lugubre des ombres. Puissance unique, je suis par l'univers entier adorée sous mille formes avec des cérémonies diverses et sous mille noms différents[17]. Celle qui parle en ces termes déclare que les Egyptiens l'honorent comme il lui convient en l'appelant Isis. Mais elle énumère aussi toutes les désignations que les autres peuples lui ont réservées ; Junon figure dans cette liste. Dès lors, comment ne pas reconnaitre en elle notre Cælestis ? Ces fonctions s'appliquent à elle si parfaitement ! Qu'est-ce encore que la déesse multiforme d'Hiérapolis ? Exactement et dans l'ensemble, c'est Junon ; mais elle a quelque chose de Minerve, de Vénus, de Séléné, de Rhéa, de Diane, de Némésis et des Parques. D'une main, elle tient un sceptre, de l'autre, un fuseau ; sur la tête, elle porte des rayons et une tour ; elle a aussi la ceinture brodée, ornement de la seule Ourania[18]. Les uns, ajoute Plutarque[19], se prononcent pour Aphrodite, d'autres pour Héra ; d'autres voient en elle la Nature, dont l'humidité fait naître et germer toutes choses et s'offre comme la source de tout bien.

Simple et complexe à la façon d'Isis l'Egyptienne et de la Syrienne Junon, Cælestis est de même assimilée à d'autres divinités. Tanit-Astarté représentait la Lune[20] ; Diane, qui porte le croissant sur la tête, unit son nom à celui de Cælestis[21]. La présence de cet emblème sur les inscriptions latines éveille les mêmes idées que le croissant lunaire, si fréquent au sommet des stèles de Tanit[22]. Cælestis, c'est encore la grande vierge[23], l'invincible Uranie[24] ; on la rapproche de Vénus et même de Mithra[25] ; d'autres la considèrent comme la Fortune d'en haute[26] ; souvent aussi on l'assimile à Magna Mater[27], à la dea Nutrix[28] ; on lui demande d'abreuver la terre de sa pluie fécondante[29] ; on l'invoque dans les voyages, on lui confie les absents[30] ; ou vénère la puissance[31] de cette sainte déesse[32] ; elle est la dame (domina)[33], comme jadis Tanit, la rabat[34]. Mais, en dépit de toutes ces épithètes, qui nous permettent de voir, au moins de soupçonner, ses multiples caractères, elle reste par-dessus tout la puissance céleste des Sémites introduite dans le panthéon romain, Cælestis Augusta[35]. C'est le titre qu'on lui décerne de préférence[36], peut-être parce que, sans limiter en rien son pouvoir, il embrasse tout ce qu'on veut mettre dans sa vaste compréhension.

La plupart des dévots qui rédigeaient les formules dédicatoires n'entendaient sans doute pas grand chose à ces hautes spéculations, et il serait absurde de prétendre que tous les Romains d'Afrique avaient tiré au clair l'essence de leur protectrice. Dans les religions, à côté des esprits supérieurs ou simplement cultivés, dont la piété est assise sur des raisons solides, on rencontre toujours une multitude de fidèles qui suivent docilement, en vertu de l'impulsion première et parce que la foi native répond à un besoin de leur âme. Ce ne sont ni les moins convaincus, ni les moins fervents. Les foules qui se portaient aux autels de Cælestis et dont les inscriptions reflètent les sentiments la désignaient sous ce nom par habitude. Les autres appellations, plus insolites, ne seraient-elles pas le fait de la minorité instruite ?

 Il nous est parvenu de Cælestis quelques représentations, qui nous permettent, par leur concordance avec les textes, de nous faire d'elle une idée assez complète. Carthage, dit Apulée[37], vénère en toi la vierge qui, portée sur un lion, parcourt les espaces éthérés. C'est clans cet équipage que nous l'offrent une stèle anépigraphe de Sétif[38], plusieurs lampes trouvées, l'une à Oudna, les autres à Carthage[39], et deux monnaies, l'une de Marc Aurèle[40], l'autre de Septime Sévère (203)[41]. On la revoit encore clans certaines sculptures, moins précises, je l'avoue, que les précédentes : telle est cette stèle du Vieil-Arzeu, aujourd'hui au musée d'Alger, où figure dans un édifice indécis une divinité nue[42] ; telle aussi la tête de Bijga, en marbre blanc, surmontée du croissant, et à demi recouverte d'un voile[43] ; telle surtout la tête exhumée aux alentours du Cothon et conservée au musée de Saint-Louis[44]. Le visage, jadis revêtu d'une mince couche d'or, est d'une grande sérénité ; sur li chevelure s'élevait une couronne de feuillage ; le lobe percé des oreilles supportait des pendants. La disparition du reste de la statue et de tous ses attributs est fort regrettable, car ce marbre, exécuté dans les premiers temps de l'Empire, eût mis sous nos yeux Cælestis telle que la concevaient les Carthaginois, au moment où son culte commença à reprendre parmi eux une si prodigieuse extension[45]. Des Sitifienne et Césarienne, à Sitifis[46], à Auzia[47], à Rapidi[48], à Albulæ[49]. Son culte franchit même la Méditerranée, il envahit l'Europe. La voici à Rome[50], à Pouzzoles[51], à Tivoli[52], à Milan[53]. Nous la retrouvons en Espagne[54], et jusque dans les lointaines contrées des Daces[55], on vécut sans doute, à un certain moment, une petite colonie d'Africains. Ces inscriptions nous parlent de temples élevés, restaurés, embellis en l'honneur de Cælestis, d'autels, de statues et de dons variés qui lui sont offerts, de curies qui portent son nom, de prêtres attachés à son service. Des villes comme Lambèse, des groupes d'habitants ou de simples particuliers y témoignent de leur respect et de leur confiance.

Entre tous ces textes, il en est un qui mérite d'attirer notre attention d'une manière tente spéciale. On l'a découvert à Rome, au flanc nord-ouest du Capitole[56] : trois prêtresses desservant le temple de Cælestis y sont mentionnées ainsi que des ministres auxiliaires ; elle-même est désignée comme la divinité tutélaire de la colline tarpéienne (præsentissimo numini loci montis Tarpei). Singulier renversement des choses ! Tanit, qui régnait jadis à Byrsa, est devenue la protectrice du Capitole ; et, quatre siècles après la victoire[57], on lui offre, au cœur de Rome, l'hommage d'une sincère gratitude. La formule employée doit remonter au temps on la terreur des Carthaginois était encore présente. On avait voulu, en attribuant à la déesse un rôle flatteur, la détourner de rendre jamais sa faveur aux ennemis abattus. Au IIIe siècle, Carthage, colonie romaine, n'inspirait plus de crainte à la métropole. Les deux cités peuvent désormais invoquer les mêmes dieux, qui veillent à la sécurité de tout l'Empire.

Nous voyons maintenant quelle place tenait Cælestis dans le panthéon officiel. Son rang était l'un des premiers ; et je ne m'étonne plus qu'elle compte parmi les rares divinités à qui il est licite de léguer un héritage. Ulpien l'insère dans la liste qu'il nous en a transmise[58], à côté de Jupiter Capitolin, d'Apollon Didyméen, de Diane d'Ephèse, etc. Toutefois, en l'associant ainsi aux dieux les plus universellement révérés, le jurisconsulte la donne encore comme patronne spéciale de Carthage (deam Capthaqinis). Ce titre lui convient, en effet, mieux que tout autre. On a pu lui dresser des autels dans toute l'étendue des provinces ; nulle part son culte n'eut autant d'éclat que dans la ville d'où il était issu.

 

II. — LE CULTE.

J'ai essayé précédemment d'établir la situation probable de l'hieron ; il nous faut à présent en franchir le seuil et regarder ce qui se passait à l'intérieur. Il y avait à Carthage, écrit un anonyme du Ve siècle, un temple très vaste de Cælestis, encadré des sanctuaires de tous les dieux du pays ; l'area était décorée de mosaïques, de belles dalles, de colonnes précieuses, et ceinte de murs ; elle couvrait une étendue d'environ deux mille pas[59]. M. Cagnat[60] transcrit en langage plus clair ces expressions trop vagues : Le temple se composait d'une cour entourée de portiques et enclose de murs où s'ouvraient plusieurs chapelles, dont la principale était celle de Junon Céleste. C'est là précisément, ajoute-t-il, la disposition de tous les temples phéniciens connus[61]. On peut citer, à titre d'exemple, les deux temples de Dougga, celui de Saturne[62] et surtout celui de Cælestis, que M. Pradère a étudié avec beaucoup de soin. Il s'élevait au centre d'une cour en terrasse, fermée pal' un mur, entourée d'un portique semi-circulaire, et en partie dallée[63] ; l'ensemble répond par conséquent au plan que l'anonyme nous trace de l'édifice carthaginois. Nous ignorons si le péribole de ce dernier était rectangulaire ou semi-circulaire ; nous savons seulement qu'il mesurait à peu près 2.000 pas de tour[64].

Dans la cella centrale trônait Cælestis. On a supposé, non sans motif, qu'aux temps puniques il n'exista aucune statue de la rabat Tanit, devant laquelle vinssent se prosterner les fidèles[65] ; du moins, sur les milliers de stèles que nous possédons, on n'est pas certain qu'aucune offre l'image de la grande dame. Elle y est presque toujours représentée par un symbole, sorte de corps informe avec les bras levés, dont le sens n'est pas bien déterminé[66]. L'art romain, au contraire, plus anthropomorphiste, nous venons de le voir, avait souvent reproduit la déesse. Il dut mettre surtout son image dans le sanctuaire où elle recevait les adorations de ses dévots. Une inscription fort mutilée de Douar ech Chott[67] contient une liste incomplète d'objets et d'instruments qui servaient dans les cérémonies d'un culte : on distingue encore quelques mots entiers de cette nomenclature, thronos, thyrsos, thorax (buste). Ce dernier terme se retrouve dans un texte de Carpis[68], où il s'applique précisément à la divinité qui nous occupe (thorace Cælestis). Ne faut-il pas croire, avec les éditeurs du Corpus, qu'il s'agit d'elle aussi dans le premier cas ? Si l'hypothèse se vérifie quelque jour, nous posséderons là un utile renseignement sur le grand sanctuaire carthaginois. A défaut de cette inscription, nous aurions d'Hérodien un témoignage formel, quand il raconte qu'Elagabal, voulant, dans sa folie, marier son dieu d'Emèse, fit amener à Ionie la statue de Cælestis[69]. Saint Augustin parle encore de cette idole comme d'un objet familier à ses contemporains[70].

Hérodien ajoute qu'avec, elle l'empereur ordonna de transporter tout l'or accumulé dans l'hieron[71]. Cette indication, trop peu précise à notre gré, donne pourtant une idée des trésors dont la piété de ses adorateurs ; comblait la protectrice de Carthage. Le plus précieux peut-être de tous ses ornements était le peplos[72], voile d'un tissu merveilleux, tout recouvert de figures en broderie, qui servait de vêtement à Cælestis. Athénée, d'après plusieurs auteurs grecs[73], nous a décrit celui qui existait dans le temple de Tanit avant la catastrophe de 146. Fut-il emporté à Rome par Scipion, avec toutes les œuvres d'art que le vainqueur enleva ? Fut-il rendu à l'Afrique par C. Gracchus, par César ou par Auguste ? Sinon, d'on provenait le nouveau peplos ? Nous ignorons tous ces détails ; aussi je m'abstiens de suivre Dureau de la Malle[74] dans ses hypothèses. Cet habit sacré ne parait qu'une seule fois dans l'histoire de la seconde Carthage[75] : lorsque le proconsul Vibius Passienus et le commandant du limes de Libye, Fabius Pomponianus, proclamèrent Celse empereur, ils lui jetèrent le peplos sur les épaules. Ils pensaient sans doute assurer par là le succès de leur entreprise, en communiquant au pauvre tribun, leur créature, quelque chose de la majesté des dieux.

Le sanctuaire d'Hiérapolis on se vénérait, nous le savons, une Junon assez semblable à la nôtre, abritait dans sa vaste enceinte tout un peuple de, desservants. Les uns tuaient les victimes, les autres répandaient les libations ; il y en avait pour veiller au feu, et aussi pour entretenir la propreté des autels. Lucien, si tant est qu'il ait écrit le De Syria dea, en compta plus de 300 dans un seul sacrifice[76]. Des bandes de musiciens et de Galles eunuques, des troupes de prophètesses et de possédées, gens tenus pour saints authentiques, séjournaient encore à l'intérieur du péribole. Et lorsqu'on immolait en l'honneur de Junon, tout ce monde jouait de la flûte et faisait retentir les crotales. Le temple d'Astarté à Citium (Larnaka) était lui aussi encombré d'une multitude de personnages de même espèce[77]. Aucun auteur païen ne nous a conservé la liste des habitants de l'hieron carthaginois. Quelques stèles puniques mentionnent des prêtres et des serviteurs de Tanit[78] : mais nous serions fort en peine de rien conclure pour l'époque romaine si les écrivains chrétiens ne nous avaient transmis quelques renseignements sommaires. Leurs récits montrent que Carthage renfermait une population analogue à celles d'Hiérapolis et de Citium[79]. Ils en faisaient partie ces alanguis sans pudeur, dont parle saint Augustin[80], que l'on voyait errer et mendier à travers les rues et les carrefours, les cheveux humides de parfums, le visage blafard, les bras ballants, la démarche efféminée. Firmicus Maternus s'en prend aussi[81] à ces prêtres à la voix de femme qui ne sauraient honorer leur déesse qu'en se faisant un visage de femme, en se rasant, en s'affublant d'habits et d'ornements féminins ; ils ont grand soin de leur chevelure, ne se couvrent que de fines étoffes et laissent négligemment retomber leur tête. Je ne pense pas qu'il y ait d'exagération dans ce double portrait. Saint Augustin en particulier, qui fait appel aux souvenirs des Carthaginois, me parait offrir un croquis fidèle de ceux qu'il tourne en ridicule.

C'est encore au grand évêque, ancien étudiant et professeur dans la capitale, que nous devons des détails sur les rites en honneur dans l'hieron. On plaçait la statue devant le sanctuaire, lors des représentations scéniques. Une multitude immense affluait, en présence de laquelle se donnaient des spectacles qu'il qualifie de meretricia pompa. Langage, attitudes, sujet, tout était plein d'allusions immondes, au point que parfois les matrones qui conservaient un reste de pudeur en détournaient les veux. C'était le petit nombre ; presque tontes, au contraire, prenaient un vif plaisir à ces exhibitions données, semble-t-il, à l'intérieur de l'area[82].

Dans ma jeunesse, dit ailleurs le même auteur[83], nous venions quelquefois voir leurs spectacles et leurs parades sacrilèges ; nous regardions les possédés, nous écoutions les musiciens, nous prenions plaisir à ces jeux infâmes qui se célébraient en l'honneur des dieux et des déesses, et particulièrement de la vierge Céleste et de la déesse de Bérécynthe, mère de tous les dieux. Devant sa litière, au jour solennel où l'on baignait son image, es plus vils histrions chantaient en public de telles obscénités qu'il eût été honteux de les entendre, non pas seulement à la mère des dieux, mais à la mère d'un sénateur ou de n'importe quel citoyen honnête. Cælestis, assimilée à la Magna Mater, avait donc adopté à Carthage un usage depuis longtemps en vigueur à Rome. Chaque année, ses fêtes s'y terminaient, le 27 mars, par l'immersion de sa statue dans les eaux de l'Almo, près de son confluent avec le Tibre, aux portes de la ville (dies lavationis)[84]. Ce bain rituel ne se passait pas sans accompagnement de cris et de musique ; des réjouissances populaires suivaient, qu'on a pu rapprocher de notre carnaval[85], tant la licence avait alors libre carrière. En Afrique, le programme est presque identique : musiciens, acteurs, procession, rien n'y manque ; pourtant le nom donné à la cérémonie (Fercula) parait nouveau[86]. Quant au lieu où elle s'accomplissait, nous n'avons à ce sujet aucun indice.

Malgré leur indécence, peut-être pour ce motif, ces fêtes et les chants, pantomimes, danses, représentations qui les complétaient, furent donc très goûtés du public ; hommes et femmes y accouraient à l'envi[87]. Ce culte faisait partie de la vie de la cité ; Salvien le constate quand il s'écrie : Où est-il celui qui n'a pas été initié aux mystères de cette idole ? Qui donc ne lui a pas été voué dès sa naissance ?[88] La suite de ce passage prouve encore mieux l'empire que Cælestis exerçait sur tout ce peuple : Salvien, en effet, y déplore l'aveuglement des chrétiens qui oublient le Christ pour assister à ces exhibitions sacrilèges. Les riches surtout sont coupables ; c'en est assez pour que la communauté fidèle soit souillée tout entière[89]. Il en est parmi vous, ajoute saint Augustin[90], qui, lorsqu'ils sont affamés, mettent Dieu de côté et demandent à Mercure ou à Jupiter de quoi subsister, ou bien à celle qu'on nomme Cælestis, ou enfin à quelque autre démon de ce genre.

A Byblos, des femmes se tenaient à côté des autels de Vénus, prêtes à se livrer au premier passant ; le prix de leur déshonneur servait à offrir un sacrifice à leur patronne[91]. A Cirta[92], dans les parvis d'une autre Vénus qu'on assimile à Cælestis[93], des femmes indigènes, en trafiquant de leur corps, venaient amasser un pécule qui leur permit de se marier ensuite. Les révolutions de toute sorte ont pu bouleverser le pays, ce triste usage s'est maintenu et subsiste encore : tous les voyageurs ont signalé le commerce que font d'elles-mêmes les Ouled Naïl, dans les modernes parvis de Vénus, à Biskra et dans les autres villes du nord de l'Algérie ; elles aussi prétendent recueillir une dot en vue d'un futur mariage. La fréquence de ces pratiques dans les temples d'origine phénicienne, le perpétuel reproche d'impureté que saint Augustin et Salvien adressent à Cælestis, me portent à penser que les hiérodules de son sanctuaire carthaginois n'agissaient pas autrement que celles de Cirta ; à leur façon, elles l'honoraient. Comme la nature même, dit M. Perrot[94], dont se résumaient et se personnifiaient sous ce nom toutes les énergies, Astarté, vraie souveraine du monde, dans son activité sans repos, ne cessait de détruire et de créer, de créer et de détruire. Par la guerre et par les fléaux de tout genre, elle éliminait les êtres inutiles et vieillis, ceux qui avaient joué leur rôle et achevé leur œuvre ; en même temps, par l'amour et la génération, elle présidait au perpétuel renouvellement de la vie. Travailler sous ses auspices à entretenir la flamme de l'éternel désir, qui perpétue la durée de l'espèce, c'était lui rendre hommage et faire un acte méritoire ; ainsi s'établit le rite des prostitutions sacrées et l'usage d'attacher aux temples d'Astarté ces bandes d'hiérodules qui, sous d'autres noms, continuèrent en Grèce, à Corinthe, par exemple, la tradition des sanctuaires phéniciens. Elles la continuèrent aussi, je pense, dans la Carthage romaine ; ou plutôt il leur suffit d'y renouer l'ancienne tradition un moment interrompue. Le terrain était prêt à recevoir cette plante empoisonnée ; elle y fleurit et s'y épanouit à l'aise[95].

Une autre circonstance contribua plus encore à porter au comble la gloire de l'hieron, à en répandre le nom au loin ; je veux parler des prophéties qui s'y rendaient. Ce fut là une innovation romaine ; aucun indice ne permet de supposer qu'il y ait eu déjà un oracle de ce genre à l'époque antérieure. On le voit apparaître sous le règne d'Antonin, mais son origine est plus ancienne, car, dès ce moment, le proconsul, débarquant dans la province, a l'habitude de faire une visite officielle à la déesse et de l'interroger sur l'état de l'Empire et les résultats éventuels de son propre gouvernement[96]. A l'exemple de la Pythie et des Sibylles, devins et devineresses s'enthousiasment sous l'action de Cælestis dont le souffle les pénètre. Au son aigu des flûtes, ils appellent leur souveraine. Peu à peu cette musique, analogue sans doute à celle des derviches tourneurs ou des Aïssaouas, les excite et les grise ; et, comme possédés de l'esprit d'en haut, ils dévoilent les temps futurs à qui les interroge[97].

Deux de leurs réponses nous sont connues ; elles offrent un caractère tout politique. A l'époque d'Antonin, un gouverneur consulte l'oracle sur les affaires publiques. La prêtresse ordonne de compter combien de fois elle prononcera le nom du prince ; an milieu de l'attention générale, elle alla jusqu'à huit, et chacun de conclure aussitôt qu'il avait encore pour huit ans de règne. Il vécut plus longtemps. On interpréta alors les paroles dans un autre sens, en les appliquant à la série des empereurs qui ont porté le même nom[98]. Plus tard Cælestis annonça que Macrin, préfet du prétoire, et son fils Diaduménien, arriveraient à l'empire[99]. Les imaginations ardentes des Africains devaient s'enflammer dans l'espoir de quelque prophétie de ce genre. Le peuple de Carthage les attendait, je me figure, avec la même anxieuse impatience que le moderne Napolitain les numéros gagnants de la loterie hebdomadaire ou le miracle de saint Janvier. Les passions politiques étant entrées en ligne, les désordres suivirent. Pertinax, en particulier, pendant son proconsulat d'Afrique, eut à supporter nombre de séditions occasionnées par les cannina prophétiques issus du temple de Cælestis[100].

Outre ces manifestations solennelles, la divinité se révélait encore d'une façon plus intime à Faine de ses dévots. Ils recevaient d'elle des ordres ou des conseils : elle les guidait en mainte occasion. De cette action latente, mais réelle, la preuve subsiste dans les ex-voto que j'ai groupés au début de ce chapitre. Plusieurs d'entre eux furent offerts, les dédicants le signifient, sur un avis reçu de la grande dame[101]. Tous les dieux, il est vrai, formulaient de pareilles injonctions. Pourtant, vu le petit nombre de textes relatifs à Cælestis qui ont parvenus jusqu'à nous, la proportion de ces pierres écrites sur commande divine me semble ici plus forte qu'ailleurs.

L'oracle public se fit entendre surtout, si nous en jugeons par les détails qu'on vient de lire, au cours du IIe siècle et pendant la première moitié du IIIe. Ces données concordent de tous points avec celles que nous tenons des inscriptions. L'âge heureux de l'Empire fut la période brillante du règne de la déesse. Quand Elagabal l'eut transportée à Rome, l'inspiration prophétique disparut de son temple avec la statue da moins on n'entend plus parler de l'oracle de Carthage. Saint Augustin lui-même, qui eût volontiers saisi l'occasion d'attaquer de ce chef les païens de Carthage, parle de la Vierge céleste et des turpitudes de son culte sans faire une allusion quelconque à son oracle, alors parfaitement oublié[102]. La restitution ordonnée par Alexandre Sévère ne put lui rendre la vogue dont il avait joui. Je ne serais pas surpris que le veto du gouvernement ait surtout rendu les prophétesses silencieuses, car les autres cérémonies du même culte restèrent en honneur ; les Galles et les hiérodules continuèrent d'accomplir leurs pratiques impures, au dernier tiers du Ive siècle, saint Augustin en était encore témoin. Mais le terme de ces superstitions approche, elles ne franchiront pas le seuil du Ve siècle ; et le même Père de l'Eglise s'écriera bientôt : Quelle puissance Cælestis avait à Carthage ! Où est maintenant la puissance de Cælestis ?[103]

Quelques années avant, le sanctuaire était déjà abandonné ; les épines et les ronces y croissaient librement. L'auteur anonyme du Liber de promissionibus attribue cet état de choses à l'incurie des païens[104] ; Tillemont voit plus juste[105] lorsqu'il le fait remonter jusqu'en 391, où deux édits impériaux interdisent de sacrifier des victimes et d'entrer désormais dans les temples[106]. Les chrétiens résolurent enfin de s'emparer de l'hieron, malgré les récits de leurs adversaires, qui racontaient que le monument était gardé par des dragons et d'autres monstres.

Pendant les fêtes de Pâques de 399, au milieu d'un immense concours de prêtres et de fidèles, Aurelius, évêque de Carthage, établit sa chaire épiscopale et siégea au lieu même où se dressait la statue. Il est probable cependant qu'on n'affecta pas l'édifice aux pompes du christianisme. S'il avait été de quelque utilité à la nouvelle religion, on aurait pris à tâche de le conserver ; or, en 421, sous Constance et Placidia, le tribun Ursus présida à sa destruction ; tout fut nivelé au ras du sol et l'emplacement consacré à la sépulture des morts[107]. Cælestis conservait encore quelques secrets adorateurs ; l'historien nous les montre irrités de cette fin lamentable. Leur colère était vaine et leurs menaces sans effet ; la puissance Ce la déesse avait vécu. Ses rites honteux allaient céder la place à Une religion plus pure.

 

III. — CÉRÈS.

Les inscriptions relatives au culte de Cérès se multiplient depuis quelque temps en Afrique[108] ; plusieurs d'entre elles, qui concernent Carthage[109], démontrent qu'on l'y honorait d'une manière toute spéciale. On se rappelle qu'en fouillant la nécropole de Sainte-Monique le P. Delattre a exhumé des fragments de statues qui paraissent se rapporter à Cérès et des textes dont l'un parle des sacerdotes Cereales[110], sodalité religieuse recrutée parmi les prêtres sortant de charge. Le sacerdoce étant annuel[111], ceux qui l'avaient exercé entraient dans ce collège régulièrement constitué et qui devait fonctionner de la même manière que les associations analogues, si nombreuses dans les provinces. Le culte de Cérès ou des Cérès (les inscriptions donnent fréquemment le pluriel Cereres)[112] était d'ordinaire desservi par des prêtresses[113] ; c'est donc par une anomalie, dont il y a du reste d'autres exemples[114], qu'il se trouve à Carthage remis aux mains des prêtres[115]. Le nom de Cerealis, par lequel on désignait ces prêtres honoraires associés, était d'un usage quotidien, au point qu'il devint, dans la capitale[116], comme dans toute la province[117], un simple cognomen. Sans rien exagérer, il y a là encore un indice utile à recueillir de la popularité de cette religion.

Mais il ne suffit pas de constater les faits, il est plus important de rechercher à quelle déesse, en réalité, allaient ces hommages. Elle s'appelle Ceres, et on serait tenté de ne voir en elle que l'adaptation romaine de la Déméter hellénique. J'ai essayé, dans un précédent travail[118], de démontrer qu'il n'en était pas ainsi. Sans développer à nouveau des arguments déjà produits, je me bornerai à citer la dénomination d'africana que Tertullien applique à cette divinité[119], la mention expresse de la Ceres græca sur une inscription tunisienne[120] pour la distinguer de celle qu'on invoquait d'ordinaire dans le pays, l'association étroite et assez fréquente de Cérès et de Saturne[121], la réunion dans un même temple de Cælestis et de Cérès[122] la forme tout orientale de certains de ses sanctuaires[123]. N'en est-ce point assez pour la séparer tout à fait de la Déméter romanisée, pour la rapprocher au contraire de Tanit ? Nourricière des hommes, Cérès avait au moins ce caractère de la maternité en commun avec la déesse féconde en qui les Phéniciens découvraient le principe vivifiant des êtres et des choses. L'assimilation était tout indiquée. Cependant nous avons établi que Cælestis était directement issue de Tanit et personnifiait pour les Romains les mêmes énergies naturelles. Il y eut donc, peut-on supposer, une sorte de dédoublement de Tanit : Cérès reçut une partie de son héritage qu'elle était toute prête à accueillir et que les habitudes des Romains lui attribuaient de plein droit. Mais Cælestis en enleva le meilleur, c'est-à-dire toutes ces qualités qui ne convenaient guère à une divinité chthonienne comme Cérès. Elles fluent ainsi à elles deux la monnaie de Tanit. Cette dualité persista assez longtemps, les inscriptions auxquelles, je me suis référé en témoignent ; toutefois il est vraisemblable que Cérès disparut lentement au profit de Cælestis, quand le syncrétisme triompha. Sa rivale, de jour en jour plus honorée, plus fêtée, l'absorba sans doute, tout comme Saturne confisqua à son profit le culte des Baalim locaux à travers l'Afrique. Et un jour vint où l'on ne dit plus Ceres et Cælestis, mais Ceres Cælestis, comme Juno Cælestis, Diana Cælestis, etc., en attendant que ces personnes divines allassent toutes se fondre en un seul numen plus compréhensif, celui de Virgo Cælestis.

 

 

 



[1] Ces inscriptions sont réunies au C. I. S.

[2] Je ne parle ni de la décoration des stèles, ni des symboles qui les couvrent ; il y a là matière à de longues études qui ne rentrent pas dans le cadre que je me suis tracé.

[3] M. Ph. Berger a bien fait ressortir ces caractères généraux dans un rapport sur les stèles de M. de Sainte-Marie, adressé à l'Administrateur de la Bibliothèque Nationale (Arch. miss., 3e série, t. IV, p. 145-156), et dans un article du Journal des Débats (27 juin 1875) ; ces deux morceaux sont reproduits dans S. Marie (p. 86-104 ; cf. Berger, Lettre). Voir aussi les développements de M. Renan (C. I. S., p. 275-286).

[4] C. I. S., p. 287.

[5] Sauf aux n° 406 et 407.

[6] Sur le sens de ces mots, voir Berger, Tanit.

[7] Voir, par exemple, les inscriptions de Guelma et de Constantine (Doublet-Gauckler, p. 81 sq.).

[8] Les  dieux de la Phénicie, dit M. Perrot (III, p. 63) sont restés, bien plus que ceux de la Grèce, des dieux municipaux, des dieux attachés à un point fixe du territoire, les dieux de telle ou telle ville nommément désignée, de tel ou tel sanctuaire.

[9] Polybe, VII. 9, 2 ; cf. Appien, Pun., 131 ; voir aussi Berger, Tanit, p. 135, et Gaz., 1880, p. 21. C'est elle sans doute que Scipion avait évoquée (Macrobe, III, 9, 1) par la vague formule : Si deus si dea est, cui populus civitasque Carthaginiensis est in tutela, teque maxime, ille qui urbis hujus populique tutelam recepisti, precor venerorque. Movers, I, p. 6-19 ; cf. C. Pascal, Bull. arch. comm. di Roma, 1894, p. 194.

[10] Berger, Trinité, 1880, p. 163.

[11] Preller-Jordan, Rœm. Myth., I, p. 288, 405 ; II, p. 406 sq. : cf. Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie (1836), II, p. 217 ; Movers, I, p. 604 ; Franks, p. 17. Saint Augustin attestait déjà la parité de Junon et de Tanit-Astarté (Quæstiones in Heptateuchum, VII, 16 ; P. L., XXXIV, col. 797) : Juno autem sine dubitatione ab illis (Punicis) Astarte vocatur.

[12] De tout temps les poètes ont salué en Junon la déesse tutélaire de Carthage. Horace (Carm., II, 1, 25) la met au premier rang des protecteurs de l'Afrique ; dans l'Enéide (IV, v. 96 sq.), elle reproche à Vénus de nourrir des sentiments hostiles à l'endroit de la ville de Didon où se dressent ses autels, et Virgile déclare (Æn., I, v. 19-22 : cf. I, v. 445 sq. : Ovide, Fast., VI, v. 45 sq.) que ce lieu était son séjour de prédilection. Servius racontera plus tard que, pendant la seconde guerre punique, on pria Junon de retirer son appui aux ennemis ; lors de la troisième, elle fut évoquée selon les rites et son image emportée en Italie par Scipion (Ad Æn., XII, v. 841 ; cf. Ad Georg., I, v. 498 : Patrii dii sunt qui præsunt singulis civitatibus : ut Minerva Athenis, Juno Carthagini : ibid., I, v. 729 : ... Saturnum, quem et Solem dicunt, Junonemque coluisse, quæ numina etiam apud Afros postea culta sunt). Pline aussi (H. N., VI, 31, 200) mentionne un temple de Junon dans lequel, au retour de son voyage de circumnavigation, Hannon suspendit les peaux d'animaux fantastiques tués par lui dans les îles Gorgades. Pour ces divers auteurs, Junon se confondait donc avec Tanit.

La conclusion sera bien différente, si nous mettons en regard de ces témoignages littéraires les nombreux textes votifs qui figurent au Corpus, surtout dans le VIIIe volume. Une seule fois (C. I. L., VIII, 1424) l'épithète de Cælestis est appliquée à Junon ; à trois reprises (ibid., V, 5765 ; VIII, 999 ; XIV, 3536), elle suit le nom de Diane : partout ailleurs elle est employée seule (ibid., VIII, 1360, 1887 = 16510, 2226, 2592, 4673, 4674 = 16868, 6943, 8239, 9195 (douteux), 16417 ; II, 4310 ; III, 992 ; VI, 78, 79, 2242 ; Bull. arch., 1893, p. 200, n° 2 ; 1894, p. 216 ; 1898, p. 206, n° 7 ; p. 223, n° 86), ou même avec un autre adjectif qu'on lui accole (Cælestis Dea [Gsell, 1893. p. 179. n. 2] ; Cælestis Augusta [C. I. L., VIII, 859 = 12376, 993 = 12454, 1318 = 14850, 1837, 4286, 6351, 6939. 8241, 8432, 15512, 16411, 16415 ; II, 2570 ; III, 993 : Ephem., V, 948 ; Mélanges, XI, 1891, p. 430, n° 25 ; Bull. arch., 1895, p. 315, 336 ; Rev. arch., XXVI, 1895, p. 278. n° 28 : XXXIII, 1898, p. 437, n° 96 ; Bull. Ant., 1898, p. 116 ; Monuments, p. 33] ; Cælestis Victris [C. I. L., VI, 756] : Dea Sancta Cælestis [ibid., VIII, 8433] ; Invicta Cælestis [ibid., VI, 78] ; Invicta Cælestis Uranie [ibid., VI, 80] Dea Magna Virgo Cælestis [ibid., VIII, 9796] Dea Virgo Cælestis [Notizie degli scavi, 1892, p. 407 ; Gatti, p. 332 ; Bull. crit., 1897, p. 236). A propos de ce dernier texte, découvert à Rome sur la pente septentrionale du Capitole. M. Huelsen a fait observer [Rœm. Mitt., VIII, 1894, p. 288, cf. Gatti. p. 345-348] qu'il se trouvait parmi des débris provenant peut-être du temple de Junon situé sur la hauteur ; il n'en est pas moins vrai que le nom de Junon n'y figure pas. Je n'ai pas mentionné dans cette liste quatre inscriptions d'Aumale dédiées Cælestibus Augustis [C. I. L., VIII. 9015 : Ephem., V, 949, 950. 951] ; cette invocation s'adresse, en effet, à toutes les puissances du ciel, sans que Cælestis y soit distinguée d'une façon particulière ; cf. Masqueray, Bull. de corresp. afric., I. 1882, p. 9). Elle se transforme alors en un véritable substantif. C'est de la même façon que les écrivains de l'époque impériale s'en servent le plus souvent : Tertullien (Apol., 23 : Ista ipsa Virgo Cælestis ; 24 : Africæ Cælestis : Ad nat., II, 8 : Cælestem Afrorum). Ulpien (Fragm., XXII, 6 : et Cælestem Salinensem deam Carthaginis). J'adopte la variante Salinensem, au lieu de la leçon de Huschke, Selenen. Salinensem est un mot assez imprévu qu'un copiste n'aurait pas inventé ; Selenen, au contraire, peut très bien avoir été substitué comme correction à l'autre terme ; il se présente de lui-même à l'esprit. D'ailleurs une épithète locale convient mieux dans le passage en question, qui est ainsi conçu : Deos heredes instituere... sicuti Jovem Tarpeium, Apollinem Didymænum Mileti, Martem in Gallia, Minervam Iliensem, Herculem Gaditanum, Dianam Efesiam, Matrem deorum Sipylenem, quæ Smyrnæ coliter, et Cælestem Salinensem deam Carthaginis ; le dernier qualificatif rentre bien dans le ton général du morceau), Trebellius Pollion (Vita tyran. triginta, XXIX, 1 : Celsum... peplo deæ Cælestis ornatum), Capitolin (Vita Macrini, XV, 3, 1 : Vates Cælestis apud Carthaginem), saint Ambroise (Epist., XVIII, 30 : quam Cælestem Afri... colunt), saint Augustin (De civ. Dei, II, 4 : Cælesti Virgini ; II, 26 : sacrati Cælestis ; Enarr. in psalm., LXII, 7 : quam dicunt Cælestem ; Enarr. in psalm., XCVIII : regnum Cælestis ; Sermo CV, 9, 12 : eversa est Cælestis), Salvien (De gub. Dei, VIII, 2, 9 : Cælestem illam dico ; 11 : Cælestem illam), l'auteur anonyme du Liber de promissionibus (III, 38, 44 : Apud Africam, Carthagini Cælestis inesse ferebant templum... ; il répète trois fois ce nom au cours du morceau).

Il faut toutefois excepter de cet usage Apulée et Martianus Capella, tous deux Africains et qui sembleraient bien placés pour avoir des informations sûres. C'est toujours la même divinité qu'Apulée désigne quand il parle (Metam., VI, 4) de épouse et sœur du grand Jupiter, qui habite le temple antique de Samos et les demeures heureuses de la haute Carthage. Et Martianus Capella, répartissant les dieux dans les régions du templum (I, 45 et 58), établit dans la quatorzième Saturne et Junon Céleste. Mais l'autorité de ce dernier écrivain, qui puisait sans doute au hasard dans Varron (Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, IV, p. 24), n'est pas pour nous émouvoir. Loin de montrer les choses comme elles étaient à son époque, il a dû se borner à transcrire ce qu'avaient dit ses prédécesseurs. On aurait tort de conclure sur sa seule parole qu'au premier tiers du IIe siècle (Teuffel, 452, 1), le concept de Junon et celui de Cælestis ne faisaient qu'un pour les Carthaginois. Apulée, lui aussi, parle en rhéteur savant, et l'idée qu'il exprime ne répond guère, j'imagine, à ce que l'on pensait alors autour de lui. Si l'on rapporte, en effet, à leur date les écrivains dont j'ai cité des extraits, on verra que, sauf Apulée, tous ceux pour lesquels Junon et Cælestis se confondent sont antérieurs au IIe siècle de l'ère chrétienne, à moins que, comme Firmicus Maternus, Martianus Capella et Servius, ils ne relatent les opinions de leurs devanciers. C'est peut-être aussi le cas de saint Cyprien quand il parle de ... Juno vel Argiva, vel Sarnia vel Pœna... (Quod idola dii non sint, 4) ; du moins sa phrase est trop générale pour qu'on en puisse rien conclure en ce qui concerne son temps. Tous ceux, au contraire, qui dissocient les deux noms, vécurent depuis la fin du siècle.

Je ne saurais dire exactement à quelle époque remontent les inscriptions ; beaucoup n'offrent aucune date positive, cependant certaines particularités sont utiles à relever, comme la mention de l'impératrice Plotine, femme de Trajan (C. I. L., VIII, 993 = 12454), qui nous reporte aux alentours de l'année 100 ; Antonin (138461) est aussi nommé (Bull. arch., 1895, p. 315) ; d'autre part, les années 120 (ibid., 8239), 188 (ibid., 16417), 236 (ibid., 8433), 241 (comparer ibid., 948 et 951), 259 (Notizie degli scavi, 1892, p. 407) sont sûres ; et les noms d'Alexandre Sévère (C. I. L., VIII, 4674 = 16868) et probablement de Maximin (ibid., 16411) bornent les recherches entre 222 et 238. Cette chronologie embrasse donc une période d'environ cent cinquante ans et nous autorise presque à circonscrire tous les textes de la série dans les IIe et IIIe siècles.

[13] Berger, Tanit, p. 156.

[14] On n'a pas toujours assez tenu compte, à mon sens, de l'ordre chronologique des témoignages ; cf. Gatti, p. 345-348 ; Steuding, dans Roscher, s. v. Cælestis.

[15] Tanit, p. 156 sq. ; cf. Gaz., 1876, p. 123 ; ibid., 1880, p. 20 : Tanit Penê-Baal répond très exactement à la Virgo Cælestis ; on pourrait établir entre elles une sorte d'équation.

[16] Firmicus Maternus, De errore profan. relig., 4 : Assyrii et pars Afrorum ærem ducatum habere elementorum volunt, et hunc imaginata figuratione yenerantur. Nam hunc enmdem, nomine Junonis vel Ventris virginis... consecrarunt. Un bas-relief de la première Carthage représente déjà Tanit portant la sphère du monde (R.-B., Rech., p. 26, pl. I). Sur les caractères distinctifs de Cælestis, cf. Selden, p. 247-249 ; Hamaker, Diatribe, p. 26-35 ; Movers, I, p. 604-609 ; Creuzer-Guigniaut, Les Religions de l'antiquité, L. IV, chap. complémentaire, t. II, 1re partie, p. 232 sq. (éd. de 1829) ; Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 406 sq. ; Roscher, loc. cit. ; J. Réville, La Religion à Rome sous les Sévères, p. 75 sq. ; Ruggiero, II, p. 4-5 ; Bérard, De l'Origine des cultes arcadiens, p. 118, 117 sq. ; Toutain, Cités, p. 214 ; Schultze, II, p. 154 sq.

[17] Métamorphoses, XI, 5 (trad. Bétolaud).

[18] Lucien (?), De Syria dea, 32. Saint Augustin, nous révèle les trois caractères principaux de Cælestis ; elle est à la fois vierge, mère et courtisane (De civ. Dei, IV, 10 ; cf. P. L., I, col. 419-420, note c ; Ph. Berger, Gaz., 1880, p. 22 sq.). Selden (p. 246) s'exprime en ces termes : Minervæ autem, Junonis, Veneris, Lunæ nomina sunt ita, cum ad Asiaticos deos respexeris, confusa, ut qui Minervam Belisamam, Junonem Belisamam, Venerem, aut Lunam dixerit, idem semper ipsum dixerit.

[19] Vita Crassi, 17.

[20] De Syria dea, 4 ; Hérodien, V, 6, 4. Perrot (III, p. 73) : Quant à Tanit, c'était l'Astarté de Carthage, c'était toujours, sous un autre nom, une grande déesse de la nature, mais avec un caractère sidéral et lunaire peut-être encore plus marqué. Cf. Franks, p. 16.

[21] C. I. L., VIII, 999 (Carthage) ; V, 5765 (Milan) ; XIV, 3536 (Tivoli). Cf. Selden, p. 247 ; Ph. Berger, Gaz., 1876, p. 122 : Tanit était l'Astarté de Carthage ; elle devait réunir les attributs de Diane et de Vénus.

[22] C'est à tort, selon M. Ph. Berger (Rapport, p. 148 sq.), que l'on a voulu voir dans le croissant une allusion à Vénus.

[23] C. I. L., VIII, 9796 ; Notizie degli scavi, 1892, p. 407. Saint Augustin (De civ. Dei, II, 26) l'appelle Virgo dea, virginale numen.

[24] C. I. L., VI, 78, 80 ; cf. Hérodien, V, 6, 4.

[25] Firmicus Maternus, De errore profan. relig., 4 ; saint Ambroise, Epist., XVIII, 30 : Quam Cælestem Afri, Mithram Persæ, plerique Venerem colunt, pro diversitate nominis, non pro numinis varietate. ; cf. C. I. L., VI, 80. Preller-Jordan (loc. cit.) la comparent avec raison à la Vénus de Cirta ; on les honorait toutes deux par les mêmes rites honteux ; cf. Val. Maxime, II, 6, 15. Ne faut-il pas la reconnaître aussi dans cette Panthée qu'une inscription d'Aumale (C. I. L., VIII, 9018) nous représente assise entre Jupiter Hammon et Pluton ?

Pan]thea cornigeri sacris adjuncta Tonantis

Q]uæ Libycis Maurisque simul venerabilis oris

His] etiam colitur te[rr]is, quam Juppiter Hammon

Inter] utrumque lat[us] m[e]diam cum Dite severo

Dext]er sede tegit . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cf. Preller-Jordan. op. cit., II, p. 372, n. 4.

[26] Philastrius, De hæresibus, 15 (P. L., XII, col. 1126 sq.) : Alia est hæresis in Judæis, quæ Reginam (adorabat) quam et Fortunam Cæli nuncupant, quam et Cælestem vocant in Africa... Une inscription de Constantine (C. I. L., VIII, 6943) commence par les mots : Fortunæ Cælestis sacrum ; les éditeurs proposent d'entendre Fortunæ (deæ) Cælestis. Ne serait-il pas plus simple de lire : Fortunæ Cælesti ?

[27] Cette opinion est très répandue (cf. Selden, p. 251 ; Eckhel. VII. p. 184 ; Zoëga, Bassirilievi antichi, I, p. 91 ; Orelli, édit. de Sanchoniathon. p. 36. n. 95 ; C. A. Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie, II, p. 219 sq. ; Creuzer-Guigniaut, op. cit., p. 236 ; Maury, ibid., II, 3' partie. p. 103-1 sq. (1849 Bérard, op. cit., p. 202 : Toutain, Bull., 1892, p. 205-207; Gauckler, ibid., 1893, p. 202 sq. ; Bull. arch., 1894, p. 295-303) ; elle ne va pas sans une grande vraisemblance : les deux déesses sont les productrices de toutes choses, sans avoir elles-mêmes eu de mère ; elles sont traînées par des lions à travers l'espace et portent une couronne tourelée ; les mœurs dissolues de leurs prêtres sont analogues ; mais surtout on les honore par les mêmes rites (une inscription de Pouzzoles [C. I. L., X, 1596] semble parler d'un taurobole offert à Cælestis ; cf. Toutain, Bull. Ant., 1892, p. 206). On produit d'ordinaire, en faveur de cette théorie, un texte de saint Augustin (De civ. Dei, II, 4), qui est ainsi conçu : ... ludis turpissimis, qui diis deabusque exhibebantur, oblectabamur, Cælesti virgini et Berecynthiæ matri omnium... Movers (1, p. 604, n.) prétend que l'auteur a bien l'intention de distinguer les deux divinités, puisqu'il emploie la conjonction et ; mais on peut répondre que, si saint Augustin les met à part de tous les autres dieux, c'est apparemment qu'elles ont quelque chose de commun. Apulée (Métam., VIII, 24 et 29) nous montre la déesse Syrienne entre les mains des Galles : ailleurs (ibid., IX, 10), il la fait désigner par ces mêmes Galles comme la sœur de la Mère des dieux : propter unicum caliculum, quem Deum mater sorori suæ Deæ Syriæ hospitale munus obtulit. Enfin Tertullien fait le rapprochement entre les lions dont se servent Cælestis et Cybèle (Apol., 12) : Ad bestias impellimur : certe quas Libero, et Cybele et Cælesti applicatis ; cf. De Syria dea, 15 et 31. Ces comparaisons fréquentes entre les deux divinités prouvent que les anciens ne les considéraient pas comme étrangères l'une à l'autre. Déjà, sur les stèles puniques (C. I. S., p. 299, n° 195, et p. 411, n° 380), Tanit était appelée magna mater elle est aussi figurée comme déesse mère (cf. Gauckler, loc. cit.). Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici l'inscription en l'honneur de la Mater deum magna Idæa et d'Attis, récemment exhumée sur la pente orientale de la colline de Saint-Louis ; elle a trait à la restauration d'un temple (?) par un proconsul. Nous savons aussi qu'il y avait une confrérie de dendrophores à Carthage (C. I. L., VIII, 12570) et des frediani ou porteurs (?) attachés à Magna Mater (Cod. Theod., XVI, 10, 20, avec les notes de Godefroy ; Waltzing, Etude hist. sur les corporat. profess., II, p. 138 ; Toutain, Cités, p. 275 sq.).

[28] Ceci ressort de plusieurs inscriptions où le culte de Nutrix parait étroitement lié à celui de Saturne (C. I. L., VIII, 8245-8247 ; Toutain, Bull. Ant., 1892, p. 205-207 ; Gsell, Bull. arch., 1896, p. 209 sq., n° 161 ; Chron., 1898, p. 130 ; 1899, p. 37 ; Gauckler, Bull. arch., 1897, p. 406, n° 135 ; cf. p. 407 ; Rev. Arch., XXXII, 1898, p. 461, n° 45 ; Cagnat, Musée de Lambèse, p. 45 sq., pl. III, 2). Cette identification de Cælestis et de Nutrix expliquerait la présence relativement fréquente de cette dernière en Afrique.

[29] Tertullien, Apologétique, 23 : Ista ipsa Virgo Cælestis pluviarum pollicitatrix... On peut rapprocher de ce mot le curieux témoignage de Masqueray (Bull. de corresp. afric., I, 1882, p. 11) : Il semble que les Kabyles rendent encore hommage à Cælestis. A certains jours de l'année, les Mrâbtin de leurs villages, tristes descendants des sacerdotes, forment une procession en l'honneur de cette antique mère des pluies, qu'ils appellent Tislit ou amân, la fiancée des eaux. Un Kabyle les précède, portant une poupée informe à grosse tête, et ils vont quêter de maison en maison.

[30] Cælesti Aug. reduci et conservetrici domus suæ (Ephem., V, 948).

[31] Numini Cælestis (C. I. L., VIII, 8239).

[32] Ex præcepto deæ sancte Cælestis (C. I. L., VIII, 8433).

[33] Dominæ Cælesti (C. I. L., VI, 77) ; cf. Bérard, op. cit., p. 127 sq.

[34] La grande dame ; c'est le premier mot des stèles votives puniques de Carthage.

[35] Voir Toutain, Cités, p. 217-219.

[36] Il est un autre titre qu'il convient de rappeler ici et qu'on serait peut-être tenté, mais à tort, d'appliquer à Cælestis. Je le rencontre dans Tertullien (De idololatria, 22) : Si dedero eleemosynam, vel aliquid præstitero beneficii, et ille (le pauvre supposé païen) mihi deos suos, vel coloniæ genium, propitios imprecetur, jam oblatio vel operatio  idolorum honor erit... ; Salvien (De gub. Dei, VIII, 2, 9) qualifie aussi Cælestis de Afrorum dæmonem. Ce genius coloniæ n'est pas analogue au δαίμων Καρχηδονίων mentionné plus haut. Il représente cette puissance protectrice, invisible et abstraite, que la religion romaine plaçait à côté des hommes et des choses et qui s'en distinguait sans pouvoir en être détachée ; Cælestis n'est pour rien dans cette conception. Ce qui le démontre, c'est qu'on la trouve parfois invoquée à côté du génie ; témoin cette dédicace d'Apulum, en Dacie (Karlsbourg, en Transylvanie), gravée aux frais d'un Africain (C. I. L., III, 993) : Cælesti Augustæ et Aesculupio Augusto et genio Carthaginis et genio Daciarum. Saint Augustin (Sermo LXII, 6, 10) parle de la statue et de l'autel que ce génie possédait à Carthage.

[37] Métamorphoses, VI.

[38] Rech. ant., p. 112, fig. 92 : la déesse est assise, vêtue et voilée à la romaine ; elle porte dans sa droite un objet qui a quelque analogie avec une torche ou un sceptre, et peut-être une corne d'abondance (?) dans la main gauche. Cf. Toutain, Sat., p. 44 sq.

[39] Gauckler, Bull. arch., 1597, p. 459, n° 301 ; Héron de Villefosse, C. R. Inscr., 1890, p. 320 ; Delattre, Mém., LVII, 1896, p. 139.

[40] Cohen, II, p. 501, Ir 332 : Femme à demi nue (Bacchante ?) assise sur un lion qui marche à droite ; derrière, un temple dont on voit trois colonnes et un terme de Pan ou de Satyre ; cf. Cagnat, Rev. arch., X, 1331, p. 178.

[41] Eckhel, VII, p. 183 sq. ; Cohen, III, p. 300, n° 520-524 ; cf. Zoëga, Bassirilievi, I, p. 91.

[42] Doublet, pl. III, 4, p. 65 : A l'intérieur (de l'édifice), une déesse nue, avec un collier au cou, les cheveux indiqués par un bourrelet circulaire... De ses deux mains la déesse tient un voile, qui s'arrondit en forme de dais autour de sa tête... Le voile représente la voûte du firmament, et les deux colonnes en sont les fondements...

[43] Gauckler, Bull. arch., 1894. p. 216 ; Gsell, 1895, p. 30.

[44] R.-B., Sculpt., p. 131 sq., pl. XVII, 1 (cf. Gauckler, Cherchel, p. 131, pl. XIV, 3, et les monnaies signalées par Mueller, p. 149, n° 327 sq. ; suppl., p. 55. n° 320, a-c). Il faut sans doute rapprocher de cette tête une statue colossale d'Isis drapée dans le châle à franges et ceinte d'un diadème orné du croissant retombant sur le disque, emblème caractéristique de Carthage ; elle a été trouvée dans les mêmes parages, à Khérédine, avec deux femmes, peut-être deux prêtresses (Gauckler, C. R., 1898, p. 8, 10). A Dougga, on a retiré des ruines du temple de Cælestis plusieurs fragments d'une statue féminine qui représentait peut-être la déesse (Monuments, p. 30).

[45] Il existe au Louvre un bas-relief provenant de Carthage, donné au musée, en 1856, par M. Léon Roches, consul général de France à Tunis, où l'on a cru reconnaître pendant longtemps, auprès de la Terre et de l'Océan, le buste de Séléné ou Cælestis : cette interprétation semblait confirmée par un autre bas-relief du musée des Uffizi, à Florence, qui offre, avec des variantes, la même allégorie (O. Jahn, Arch. Zeitung, 1838, p. 242 sq., pl. CXIX, 2 ; 1864, p. 177-185, pl. CXXXIX ; Brunn, Bull. dell' Inst., 1859, p. 100 : Arch. Anzeiger de l'Ardt. Zeitung, 1859, p. 84 ; Benndorf, Griech. u. Sicil. Vasenbilder, p. 77 ; Duetschke, Antike Bildwerke in Oberitalien, III, p. 115 sq., n° 353 ; Schreiber, Die Hellenislichen Reliefbilder, pl. XXXI ; Kalkinann, Jahrbuch d. k. d. arch. Instituts, I, 1886, p. 255-257 ; Frœhner, Notice de la sculpt. antiq. du Louvre, p. 380-382. n° 414 ; Roscher, I, p. 1575. Mais, depuis les études de MM. Petersen (Rœm. Mitt., IX, 1894, p. 202 sq.) et Schreiber (Jahrb. d. k. d. arch. Instituts, XI, 1896, p. 89-95 : cf. Gsell, 1895, p. 51 1896, p : 50 sq. ; Cat. som., n° 1838). On voit dans le bas-relief africain le symbole du feu ou celui du Nil au lieu de Cælestis. Je remarque pourtant que le flambeau que porte dans chaque main la figure jusqu'ici dénommée Séléné ou Cælestis ne serait pas une raison suffisante pour lui enlever cette attribution. Sur la stèle de Sétif que je viens de rappeler l'objet que tient la déesse est probablement un flambeau, et la torche est un des attributs de Séléné (Gaz., 1877, pl. VIII, 5 ; 1879, pl. I ; Toutain, Mélanges, XII, 1892, p. 95 ; Roscher, Ueber Selene und Verwandtes, 4° fasc. des Studien zur griech. Mythologie, 1890 ; Gauckler, Bull. arch., 1897, p. 430, n° 281).

[46] Sétif (ibid., 8432, 8433).

[47] Aumale (Ephem., V, 948).

[48] Sour Djouab (C. I. L., VIII, 9195).

[49] Aïn Temouchent (C. I. L., VIII, 9796).

[50] C. I. L., VI, 77, 78, 79, 80, 2242 ; Notiz. d. scavi, 1892, p. 407. Le second de ces textes provient du Transtevere, le dernier du Capitole ; les autres existent seulement dans les collections romaines, sans indication d'origine.

[51] C. I. L., X, 1596, 1508.

[52] C. I. L., XIV, 3536.

[53] C. I. L., V, 5765.

[54] Lugo (C. I. L., II, 2570) ; Tarragone (4310).

[55] Karlsbourg (C. I. L., III, 992, 993).

[56] Notiz. d. scavi, loc. cit. ; Gatti ; Huelsen, Rœm. Mitt., VIII, 1893, p. 288 ; Aug. Audollent, Rev. de l'hist. des relig., XXVIII, 1893, p. 148-150.

[57] L'inscription est datée du 15 novembre 259.

[58] Fragm., XXII, 6.

[59] Liber de promissionibus, III, 38, 44 (P. L., LI, col. 835).

[60] Rev. arch., XXIV, 1894, p. 192.

[61] Perrot, III, p. 241 sqq., surtout p. 314, sq. ; cf. De Syria dea, 41-46.

[62] Carton, Bull. d'Oran, 1893, p. 63-82 ; Monuments, p. 82-85, pl. XXV-XXVII.

[63] C. R. Inscr., 1895. p. 6-7 ; Monuments, p. 25-30, pl. XI-XIV ; Bull. arch., 1897, p. 402-404 ; Gauckler, Arch., p. 47 sq. : Gsell, 1895, p. 35 ; 1899, p. 36. Voir aussi le temple de Vazi Sara (Henchir Bez), dédié à Mercure (Gauckler, Bull. Ant., 1897, p. 327 ; Monuments, p. 66-69, pl. XIX-XXI) : celui d'Apollon et de Diane à Mactari (Maktar) (ibid., p. 21 sq., pl. VI) ; et celui de Sidi Amara, (ibid., p. 135, pl. XXXVII).

[64] Barth (I, p. 97) a bien vu que cette mesure s'applique à toute l'enceinte ; Dureau de la Malle (p. 175) prétendait qu'elle avait 2.000 pas de côté.

[65] Perrot, III, p. 78. Lucien (?) (De Syria dea, 34) fait cette remarque à propos du temple d'Hiérapolis : Κέαται πρῶτα μὲν θρόνος Ἠελίου, αὐτοῦ δὲ ἕδος οὐκ ἔνι· μούνου γὰρ Ἠελίου καὶ Σεληναίης ξόανα οὐ δεικνύουσιν.

[66] Voir C. I. S., p. 281.

[67] C. I. L., VIII, 12501 ; cf. Ephem., V, p. 702.

[68] C. I. L., VIII, 993 = 12454.

[69] V, 6, 4 : τής Ούρανίας τό άγαμα ; il répète trois fois l'expression.

[70] De civ. Dei, II, 26 : Ante ipsum... delubrum, ubi simulacrum locatum conspiciebamus.

[71] V, 6, 5 : καί πάντα τόν έκεΐθεν χρυσόν.

[72] Flaubert en a fait son fameux zaïmph.

[73] Athénée, Deipnosoph., XII, 38.

[74] P. 164 sq. Ce sont là, dit très-bien Letronne (Journal des Savants, 1837, p. 735), des conjectures sans aucune autorité.

[75] Hist. Aug. Triginta tyranni, XXIX, 1.

[76] De Syria dea, 43-46, 49-51.

[77] C. I. S., p. 92-99, n° 86 A et B.

[78] C. I. S., p. 269, n° 175 ; p. 329-331, n° 241-249, 263, in congregatione hominem Astartes.

[79] C'est à elle que s'applique sans doute le terme de sacrati Cælestis dont se sert saint Augustin (De civ. Dei, II, 26) ; l'inscription du Capitole (Gatti, Notiz. d. scavi, 1892, p. 401) parle aussi d'une prêtresse, de sacratæ et de canistrariæ. Il est malaisé de dire exactement de quelle façon était organisé le service du culte en Afrique ; certaines inscriptions mentionnent des prêtres de Cælestis (Bull. arch., 1894, p. 216 ; 1895, p. 336 ; 1898, p. 206, n° 7 ; C. I. L., VIII, 1360, 4613, 4674, 16417 [sacerdos publicus]), et d'autres, des prêtresses (Bull. arch., 1893, p. 200, n° 2 ; 1898, p. 223, n° 86). Je ne sais pas ce qu'il faut entendre par les equites d'une inscription d'Aïn Temouchent (C. I. L., VIII, 9796).

[80] De civ. Dei, VII, 26.

[81] De errore profan. relig., 4.

[82] De civ. Dei, II, 26.

[83] De civ. Dei, II, 4.

[84] Ovide, Fastes, IV, 337-342 ; Lucain, I, 600 ; cf. Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 59 et 389.

[85] Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 389.

[86] Saint Augustin, dans l'explication qu'il fournit de ce mot, doit confondre peut-être volontairement les deux sens qu'il a en latin. Je traduirais plutôt Fercula par Fête des litières, et j'y verrais une allusion à la litière de Cælestis, nommée quelques lignes plus haut. Les autres dieux étaient sans doute portés de la même façon.

[87] De civ. Dei, II, 4. N'est-ce pas de Cælestis que parle aussi saint Cyprien, quand il dit (De lapsis, 2) : aput idolum quo populus confluebat ?

[88] De gub. Dei, VIII, 2, 10.

[89] De gub. Dei, VIII, 2, 10-12 ; 3, 14.

[90] Enarr. in psalm., LXII, 7.

[91] De Syria dea, 6.

[92] Val. Maxime, II, 6, 15.

[93] Preller-Jordan, Rœm. Myth., II, p. 407, n. 1. Ces auteurs ont suivi une autre version du texte et parlent de Sicca (Le Kef) ; j'adopte la leçon de Halm.

[94] III, p. 124.

[95] Je ne sais sur quelle autorité s'appuie M. A. Réville pour écrire (Revue des Deux Mondes, 15 janv. 1879, p. 421) : De l'avis de plusieurs mythologues, c'est sous la domination romaine que les impudicités des cultes orientaux s'implantèrent aussi dans la nouvelle Carthage, et que le rituel d'Astarté devint immoral ; l'ancienne avait pu connaître des vierges d'Astarté, c'est-à-dire des jeunes filles vouées au célibat pour la servir, mais non des espèces de bayadères faisant métier de la prostitution sacrée. Comment, seul des cultes phéniciens, celui de Tanit serait-il demeuré pur ? On a peine à s'expliquer une immunité de ce genre.

[96] Capitolin, Vita Macrini, 3.

[97] Capitolin, Vita Macrini, 3. Firmicus Maternus, De errore profan. relig., 4.

[98] Capitolin, Vita Macrini, 3.

[99] Dion Cassius, l. XXVIII, 4 : ... μάντις έν τή Άφρική εΐπεν... Avec Dureau de la Malle (p. 158, n. 4), je vois dans ce μάντις τις un prêtre de notre déesse.

[100] Capitolin, Vita Pertinacis, 4.

[101] C. I. L., VIII, 8433 (ex precepto deæ sanctæ Cælestis), 9796 (numme ipso dictante) ; VI, 77 (jussus a numine ejus) ; 79 (jussu Cælesiis) ; V, 5765 (jussu imperiove Cæl(estis) Dianæ Aug(ustæ)).

[102] Bouché-Leclercq, Hist. de la divin., III, p. 411.

[103] Enarr. in psalm., XCVIII, 114 ; cf. Sermo CV, 9, 12.

[104] III, 38, 44 (P. L., L, col. 835).

[105] Hist., V, p. 515.

[106] Cod. Theod., XVI, 10, 10 et 11.

[107] Liber de promiss., loc. cit. Le P. Delattre fait observer avec raison (Bull. épigr., IV, 1884, p. 316) que c'était là une dérogation à la loi romaine qui interdisait d'enterrer à l'intérieur des villes et qui parait avoir été strictement observée à Carthage.

[108] Outre celles qui sont mentionnées par M. Cagnat (Arch. miss., XIV, 1888, p. 105 sq.), par M. Doublet (Bull. arch., 1892, p. 129-133) et dans ma note sur Ceres africana (Association française pour l'avancement des sciences, Congrès de Carthage, 1896, p. 802 sqq.), il y a lieu de citer un texte de Kasrin (Bull. arch., 1895, p. 324) et ceux que j'indique à la note suivante, peut-être aussi une stèle anépigraphe d'Hippone (C. R. Hipp., 1896, p. XII, XIV sq. ; cf. Preller-Jordan, Rœm. Myth., p. 47, n. 5 ; Toutain, Cités, p. 276 sq.).

[109] C. I. L., VIII, 803, 1140, 12318 ; Bull. Ant., 1896, p. 273 ; 1898, p. 268 ; C. R. Hipp., 1891, p. XX sq. ; Rec. arch., XXXI, 1897, p. 146, n. 36 ; Gauckler, C. R., 1898, p. 8.

[110] D'autres collèges de ce genre se sont déjà rencontrés en Afrique ; à Bisica (Henchir Bijga), à Vaga (Béja), à Mustis (Ilenchir Mest), les membres portent le nom de Cereales (C. I. L., VIII, 12300, 14394, 15585, 15589, 15590) ; à Tipasa de Maurétanie (Tipasa) et à Tipasa de Numidie (Tifech), on les appelle cultores Cererum (ibid., 4841add. ; Bull. arch., 1896, p. 179. n° 61) ; à Henchir el Oust, Cerealicii (C. I. L., VIII, 16417). Des listes de noms, très mutilées, recueillies par le P. Delattre au cours de ses fouilles (C. R. Inscr., 1899, p. 104 sq.) appartiennent peut-être au collège des Cereales carthaginois.

[111] C. I. L., VIII, 805, 12318 ; Bull. Ant., 1898, p. 268 ; Gauckler, C. R., 1898, p. 8.

[112] On le traduit d'ordinaire par Cérès et Proserpine, de même que Castores désigne Castor et Pollux. Cependant M. Bérard (De l'origine des cultes arcadiens, p. 242) croit que ce pluriel indique seulement le polymorphisme de la déesse ; cf. Toutain, loc. cit. M. Gsell (1896, p. 10 ; 1898, p. 91) voit au contraire, dans les Cereres, les divinités helléniques Déméter et Perséphone.

[113] Cf. Cagnat, loc. cit. ; Doublet, loc. cit., p. 131.

[114] Cf. Doublet, loc. cit., p. 131.

[115] Pourtant Tertullien (De pallio, 4 ; De testimonio animæ, 2) décrit le costume des prêtresses de Cérès, et une inscription, qui provient sans doute de Carthage (C. I. L., VIII, 1140), nomme l'une d'entre elles. Je ne sais comment concilier ces renseignements qui semblent en désaccord.

[116] C. I. L., VIII, 1041.

[117] C. I. L., VIII, p 1021.

[118] Ceres africana.

[119] Ad uxorem, I, 6 ; De exhortatione castitatis, 13 ; cf. De monogamia, 17.

[120] C. I. L., VIII, 10564.

[121] Ruinart, p. 100, XVIII ; p. 115-116 ; Gsell, 1896, p. 10.

[122] Carton, Découvertes archéologiques faites en Tunisie, p. 216, n° 405 ; Monuments, p. 30. J'ai peine à croire, avec M. Gsell (1898, p. 91, n° 1) que dans ce texte (M. Cornelius... []lesti et Cereri fecit) Cælestis représente la déesse punique et Ceres la déesse grecque Déméter ; cf. Hamaker, Diatribe, p. 35 ; Muenter, Religion der Karthager, I, p. 109.

[123] Monuments, p. 35, 37 ; Cagnat, Bull. arch., 1892, p. 486 sq.