CARTHAGE ROMAINE

 

LIVRE PREMIER. — HISTOIRE DE CARTHAGE ROMAINE

CHAPITRE III. — LES RÉVOLTES (238-439).

 

 

I

L'Afrique avait déjà fourni deux empereurs à Rome, Septime Sévère était originaire de Leptis magna et Macrin de Cæsarea. Mais voici que, consciente de sa force, elle ne se contente plus d'assister à l'élévation de ses fils. Trois femmes ont suffi à porter et à maintenir au rang suprême Elagabal et Alexandre Sévère ; une province riche et puissante réussira bien à saisir le pouvoir pour le remettre au chef qu'elle aura choisi. Pendant deux cents ans nous allons assister à plusieurs tentatives de ce genre ; et Carthage y jouera le principal rôle. N'en soyons pas surpris. Elle offre dès le premier tiers du me siècle le spectacle auquel ou est habitué dans les grandes villes en temps de troubles. Un énergumène, un aventurier, parfois un petit groupe de gens sans aveu soulèvent la populace par des promesses ou des amusements ; et tous suivent en aveugles, sans se demander trop souvent où les mène leur conducteur d'un jour. Un peuple qui flotte ainsi au hasard, à la merci du premier venu, est mûr pour les révolutions.

M. Antonius Gordianus, proconsul en 238, était un vieillard octogénaire[1]. Il gouvernait le pays depuis six ou huit années[2], et son administration lui avait concilié l'affection de tous. On le comparait aux meilleurs des Romains d'autrefois, à Scipion, à Caton, à Lælius. Un jour qu'il lisait devant le peuple de Carthage un rescrit impérial, ou il était question des Scipion, tous les assistants s'écrièrent d'une seule voix : Le nouveau, le vrai Scipion, c'est le proconsul Gordien. De haute naissance, descendant des Gracques par son père, et par sa mère, de Trajan, riche et de bon renom, d'ailleurs dépourvu d'ambition et peu soucieux d'entrer en lutte avec le titulaire actuel de l'empire, il ne songeait qu'à terminer en paix sa carrière. Les conjurés de Thysdrus en décidèrent autrement.

On sait comment, malgré sa résistance, ils le saluèrent du nom d'Auguste, ainsi que son fils, personnage de rang consulaire, qui était son légat. Puis on se mit en route vers Carthage. Sur le chemin, les populations acclament les deux empereurs ; et chacun aussitôt de faire disparaître tout ce qui rappelle le souvenir exécré de Maximin et de son fils Maxime ; on martèle leurs inscriptions[3], on supprime leurs images. Les villes dressent sur les places publiques des bustes et des statues des Gordien. On ajoute à leur nom le titre d'Africains, parce que leur famille, dit Capitolin, descendait des Scipion L'orgueil provincial y trouvait bien aussi son compte.

Carthage, ville populeuse, pouvait seule paraître une vraie capitale et donner l'illusion qu'on était à Rome. Or, ajoute Hérodien, on voulait que tout se passât comme à Rome. Les Gordien y firent leur entrée avec toute la pompe impériale, précédés de la garnison entière, escortés de jeunes gens de haute taille, leurs gardes du corps. On portait devant eux le feu et les faisceaux couronnés de lauriers. Quels transports parmi le peuple quand le brillant, défilé, après avoir traversé les larges rues bien dallées, monta sur les hauteurs de Byrsa qui dominent la nier et où le proconsul avait sa résidence ! Recevoir tilt empereur choisi par l'Afrique, jamais les Carthaginois n'avaient été à pareille fête.

Le sénat cependant proclame Augustes Gordien et son fils et mande aux provinces d'avoir à les reconnaître[4]. On vote des remerciements à la jeunesse de Thysdrus et au peuple fidèle (semper devoto) de Carthage ; on offre des prières pour le salut des nouveaux princes ; on exprime le désir de les voir bientôt à Rome. Le petit-fils de Gordien est nommé César et reçoit la préture.

Soutenus par leur province, accueillis d'une voix unanime par le peuple de Rome et le sénat, délivrés d'une partie de leurs ennemis par des exécutions sommaires, les Gordien pouvaient se croire sûrs du lendemain. Maximin, odieux à tous, était occupé dans le nord chez les Daces et les Sarmates, trop loin Pour sembler bien redoutable. Cependant, à la nouvelle des événements d'Afrique, il s'était promptement porté vers l'Italie. Afin d'entretenir l'ardeur de ses troupes, il affectait de parler avec mépris de ces fous de Carthage, de ce misérable vieillard que l'âge faisait délirer et de son fils perdu de débauches et vieux avant les années. Ils s'amusent, disait-il, à jouer à l'empereur. Mais où sont leurs armes, où sont leurs troupes ? En guise d'exercices militaires, ils ne savent que danser, décocher des épigrammes et tourner des vers. Ce langage dédaigneux, qui pouvait paraître une forfanterie de soldat, était l'expression de la vérité. Plus spirituels que braves, ceux qui venaient avec tant d'enthousiasme d'installer chez eux les nouveaux princes ne surent pas les défendre à la première attaque. Et, surtout- par leur faute, les Gordien eurent, comme empereurs, une destinée aussi éphémère que celle de C. Gracchus, leur ancêtre, dans cette même ville de Carthage.

Le légat de Numidie, Capellien[5], était animé contre Gordien le père par une rivalité d'ancienne date. A peine investi du pouvoir, Gordien lui envoya un successeur dans le commandement de la IIIe légion, avec ordre de sortir sur-le-champ de la province. Il n'en fallait pas tant pour faire pencher la balance en faveur de Maximin. Capellien rassemble ses troupes, composées de soldats jeunes, robustes, abondamment pourvus de munitions, accoutumés à la lutte par des escarmouches continuelles contre les barbares du sud et les entraîne à l'ennemi.

Gordien n'avait rien de martial. Lettré délicat, lecteur de Platon, d'Aristote, imitateur de Cicéron et de Virgile, en leur commerce il s'était affiné l'esprit plutôt qu'il n'avait acquis un courage à toute épreuve. D'autre part, la garnison de Carthage ne s'élevait pas à un chiffre imposant[6]. La défense reposait donc presque entièrement sur la valeur des citoyens. Fragile rempart en vérité ! Enrichis par le commerce, comme jadis les habitants de la ville phénicienne, les nouveaux Carthaginois ne s'étaient pas fait mie âme vaillante. Une longue paix avait permis à leur belle cité de s'épanouir à l'aise ; et ils n'avaient jamais pensé qu'un jour viendrait peut-être où il leur faudrait la protéger contre une attaque, surtout conduite par les troupes qui veillaient à la sécurité de l'Afrique. Je ne suis donc pas surpris de lire dans Hérodien que le vieil empereur, à l'annonce de cette armée en marche contre lui, fut saisi d'épouvante, lui et son entourage. Capitolin accuse les habitants d'avoir trahi Gordien dès qu'ils surent l'approche de Capellien, donnant ainsi un nouvel exemple de la fides punica. Comme il mentionne ensuite une grande quantité de morts sur le champ de bataille, la désertion, si elle se produisit, fut toute partielle.

Dans leur ignorance des choses de la guerre, les Carthaginois s'imaginèrent avoir raison de l'ennemi en se portant nombreux à sa rencontre. A défaut d'armes véritables, chacun s'était équipé de son mieux ; ils avaient pris chez eux qui un coutelas, qui une hache, qui un épieu de chasse. Des morceaux de cuir découpés à la hâte et tendus au moyen de lattes de bois leur constituaient des baucliers aux formes bizarres. Leur commandant en chef, Gordien le jeune, était un général digne d'une telle cohue.

Ces soldats de rencontre, éprouvés par un violent orage dès avant le combat, vinrent se heurter contre les Numides, habiles ii lancer le javelot, cavaliers hors de pair, qui dirigeaient leurs chevaux sans mors, ni rênes, avec une baguette. La partie n'était pas égale. Nos pacifiques marchands, qui se croyaient des héros, parce qu'ils avaient endossé un déguisement militaire, ne soutinrent pas le premier choc ; jetant là tout leur attirail, ils bichèrent pied et s'enfuirent en désordre. Dans leur précipitation effrayée, ils se renversaient, se piétinaient les uns les autres. Il en périt beaucoup plus de cette façon que sous les coups des Numides et des légionnaires. Au milieu de cette confusion tombèrent et Gordien le jeune et toute son escorte. L'amoncellement des cadavres fut tel qu'on ne put songer à les ensevelir, et le corps de l'empereur demeura enfoui parmi tous les autres[7].

En présence de ce désastre, le vieux Gordien, désormais sans ressources, jugea qu'il lui était impossible de se maintenir au-pouvoir. Il n'ignorait pas non plus, ajoute Capitolin, que, si les Africains manquent de valeur, ils ont par contre un fonds inépuisable de perfidie. Vaincu, sa personne était à leur merci. Il résolut donc d'en finir d'un seul coup avec les honneurs dangereux. Trop fier pour se livrer aux mains de l'ennemi qui occupait déjà la ville, il se retira dans son palais et se pendit. Son règne avait duré vingt-deux jours.

Capellien restait maître de la situation. Mais, redoutant un retour offensif des partisans de Gordien, il abusa de sa victoire et fit égorger les principaux citoyens de Carthage qui avaient pu sortir sains et saufs du combat. Pillage des temples et du trésor public, spoliation des particuliers, il se permit tout. Les mêmes violences furent exercées dans les villes de la province qui avaient fait adhésion officielle aux empereurs défunts[8]. Ces rapines lui servirent à répandre des largesses parmi ses troupes. La facilité avec laquelle s'improvisait un empereur à cette époque autorisait toutes les ambitions ; et Capellien pensa que, si les événements tournaient mal pour Maximin, il aurait des chances sérieuses de recueillir l'héritage impérial, pourvu que l'armée le secondât. Son espoir fut déçu.

Un prince restait, le petit-fils et neveu des Gordien, que son titre de César désignait pour leur succéder. Néanmoins, tandis que le sénat s'empressait de mettre au rang des divi son aïeul et son oncle, lui-même fut laissé de côté. Il fallait alors des résolutions viriles et un bras prêt à agir ; un enfant de douze à treize ans parut peu propre à venir à bout des difficultés actuelles. Mais lorsqu'une fin violente eut fait disparaître Maximin et Maxime, ainsi que Pupien et Balbin, leurs compétiteurs, on se rappela l'existence du jeune César. Les prétoriens allèrent le chercher et le proclamèrent dans le camp, à Rome (fin de juillet 238)[9].

Aurelius Victor raconte[10] qu'aussitôt établi à Carthage, après son retour triomphal de Thysdrus, le vieux Gordien avait voulu connaître le sort que l'avenir lui réservait, à lui et à sa famille ; il interrogea les entrailles des victimes. Tout d'un coup la victime désignée mit bas. Ce présage fut interprété par les haruspices de la manière suivante : sa mort serait prochaine, mais il laisserait le pouvoir à sa race ; elle n'en jouirait que peu de temps et se verrait en butte à de continuelles agressions, malgré son innocence, dont ce petit qui venait de naître offrait un symbole. Quoi qu'il en soit de la prophétie, la mort tragique des deux premiers Gordien, l'avènement rapide du troisième, son règne de six années, si vite interrompu par une fin sanglante qui l'enlève à dix-neuf ans ; forment une série d'événements tragiques bien propres à impressionner les imaginations.

Pour punir la Me légion d'avoir marché contre les empereurs africains, Gordien III la raya de l'armée. Les débris en furent dispersés parmi les troupes de Rhétie jusqu'en l'année 253, où Valérien la rétablit, en récompense des services que ces troupes lui avaient rendus contre Emilien[11]. Le départ de la légion fut pour Gordien la cause d'une difficulté sérieuse. On conçoit que, débarrassé du contrôle jaloux du légat, le proconsul se soit senti plus libre de tout oser. En outre, la puissance impériale semblait précaire dans des mains de quinze ans ; et le moment pouvait paraître plus opportun que jamais pour se révolter. C'est ce que crut sans doute Sabinianus, qui commandait à Carthage en 240.

L'histoire de sa tentative ne nous est pas parvenue avec les mêmes détails que celle de 238. Nous en sommes réduits à un passage de Capitolin, d'une concision vraiment obscure[12]. L'Afrique s'insurgea, dit-il, sous la conduite de Sabinianus. L'empereur fit marcher contre lui le procurateur de Maurétanie, le chef revêtu de l'autorité militaire la plus sérieuse qui restât alors dans tout le pays. Il pressa si vivement les forces ennemies qu'elles s'enfuirent à Carthage et livrèrent Sabinianus au procurateur, en demandant grâce et en protestant dé leur repentir.

Dans ce bref récit l'esprit versatile des Carthaginois se découvre une fois de plus. Tout d'abord, ils secondent les visées ambitieuses de Sabinianus ; autrement le gouverneur aurait-il pu se flatter de réussir dans le reste de la région ? Désapprouvé par la capitale, il eût aussitôt payé de sa vie son essai de rébellion, et la mobilisation des forces de Maurétanie n'aurait pas eu d'objet. Dans la petite armée réunie par Sabinianus Carthage avait donc fourni son contingent. Mais, comme deux ans auparavant, il suffit de quelques hommes bien disciplinés pour triompher de ces bataillons improvisés. Leur vaillance, tout en paroles, ne soutint pas le premier choc. ; la débandade fut complète. Alors, non contents de se soumettre et de faire amende honorable au vainqueur, ils pensèrent l'apaiser plus sûrement en lui livrant Sabinianus. Ils se souvinrent sans doute des représailles terribles exercées par Capellien et voulurent s'épargner un nouveau massacre.

 

II

Les vingt années qui suivirent cette échauffourée ne furent point des années de calme. Rarement, au contraire, la ville fut agitée d'une manière aussi continue que dans ce milieu du IIIe siècle. Sans parler de la peste, qui la ravagea comme le reste du monde[13], c'est alors que se placent la persécution de Dèce, les querelles ecclésiastiques, les démêlés de saint Cyprien avec Rome, plusieurs conciles, enfin le martyre du grand évêque. Quoique ces faits touchent en partie à l'histoire politique, il sera, je crois, plus logique de les produire dans leur ensemble, lorsque je traiterai des progrès du christianisme.

Une des époques les plus tristes de l'empire est le règne de Gallien (253-268). L'autorité du prince n'existe plus que de nom. Les provinces se disputent les lambeaux du pouvoir. De toutes parts éclosent des souverains inattendus. C'est l'heure des Trente Tyrans. L'Afrique ne devait pas être des dernières à se donner un maitre fait de ses mains. Sans doute les deux essais encore tout récents des Gordien et de Sabinianus n'avaient abouti qu'à des échecs. Mais l'ambition ne s'instruit guère par l'expérience d'autrui. On pouvait penser aussi que la IIIe légion Auguste, rendue méfiante, depuis son rétablissement, par le souvenir de sa mésaventure de 238-253, hésiterait avant de se prononcer entre les partis en présence. De fait, elle ne semble pas avoir bougé lors de la révolte de Celse (vers 265)[14].

Ce tribun retraité vivait sur ses terres d'Afrique, en simple particulier. Le proconsul Vibius Passienus et Fabius Pomponianus, commandant militaire de la frontière, se mirent en tête de le pousser à l'empire. On lui jeta sur les épaules, en guise de manteau de pourpre, le vêtement précieux (peplos) qui couvrait la statue de Cælestis, et on le salua du nom d'imperator. Une femme, Galliena, proche parente de Gallien, joua aussi un rôle actif dans l'affaire. Ces divers appuis ne suffirent pas cependant à maintenir longtemps Celse au pouvoir. Renversé au bout de sept jours, son nom, dit Trébellius Pollion, est à peine mentionné parmi les princes les plus obscurs. Les citoyens de Sicca Veneria (El Kef) en Proconsulaire, fidèles à Gallien, battirent les partisans de l'usurpateur. Lui-même, tué dans la mêlée, fut livré en pâture aux chiens, tandis qu'on le crucifia en effigie au grand contentement du populaire qui dansait autour du spectacle.

Quelle part dans cette tragédie échut aux Carthaginois ? On peut soutenir, à cause de l'allusion à Cælestis, que l'élévation de Celse eut lieu dans leur ville. Et la joie cruelle du peuple insultant au vaincu concorde assez avec l'abandon de Sabinianus pour qu'on y reconnaisse un nouveau trait du caractère punico-romain.

Quand l'empereur Tacite, vieillard de soixante-quinze ans, fut élu par le sénat (275), on put avoir un moment l'illusion que l'ère des usurpations était close, que l'ancien ordre de choses refleurissait, et que le sénat désignait les princes, ou mieux que le vrai prince désormais, c'était le sénat[15]. Fiers d'avoir reconquis leurs prérogatives, les sénateurs annoncèrent l'heureuse nouvelle aux corps constitués des principales villes de l'empire. Voici la teneur du message expédié à la capitale de l'Afrique[16] :

Le vénérable sénat à la curie de Carthage, salut.

Paix et joie, bonheur et prospérité à la république et au monde romain.

Nous avons recouvré le droit de déférer l'empire, de désigner le prince et de nommer l'Auguste. C'est donc à nous que vous devez soumettre les affaires importantes. Le préfet de la ville connaîtra de tous les appels sur les jugements des proconsuls et des tribunaux ordinaires de l'empire. Au surplus votre propre autorité est rétablie dans son ancien état, puisque, en reprenant ses droits, la première assemblée de la république sauvegarde ceux des autres.

Vopiscus nous a transmis une autre lettre destinée aux décurions de Trèves ; et, d'après ses expressions, il est à présumer que ce second modèle servit pour toutes les autres cités. La rédaction en est beaucoup plus sèche, c'est le laconisme du commandement. Si l'historien est bien informé, les sénateurs romains ne traitaient pas de même leurs collègues de Carthage et ceux des autres villes. Parmi celles que mentionne Vopiscus, il en est pourtant qui ne le cédaient guère à la métropole africaine, Antioche, par exemple, et surtout Alexandrie. Je serais donc assez enclin à chercher le motif de cette distinction ailleurs que dans l'importance de la population ou dans l'éclat d'un nom illustre. Beaucoup des signataires de la lettre de 275 aux décurions de Carthage faisaient déjà partie du sénat au temps des Gordien, ou du moins étaient d'âge à se rappeler le rôle qu'avaient joué les Africains en 238. Et c'est peut-être en souvenir de la solidarité qui unit alors Rome et Carthage qu'un tour plus personnel fut donné par les sénateurs, lors de l'élection de Tacite, à leur correspondance avec la capitale momentanée des Gordien.

Le successeur de Tacite, Probus, était un soldat énergique plus capable que le vieux consulaire de faire face aux attaques de plus en plus fréquentes des barbares. Avant son avènement, Carthage l'avait vu dans ses murs. Dans quelles circonstances ? on a quelque peine à le démêler du texte de Vopiscus[17]. Une fois empereur, ce vaillant guerrier n'y revint pas ; très occupé sur les frontières septentrionales, le loisir lui manqua pour surveiller de près les pays du sud. Les barbares, désormais à l'affût de toutes les occasions favorables pour piller un coin de l'empire, profitèrent de cet éloignement forcé.

Une bande peu nombreuse de Francs[18], relégués sur le Pont-Euxin, se signala en particulier par son audace, parcourant toute la Méditerranée, dévastant tout sur son passage. L'Afrique ne resta pas indemne ; mais des forces ayant été envoyées de Carthage les contraignirent de se rembarquer sans avoir commis tout le mal qu'ils méditaient. L'irruption, qu'on place en l'année 280[19], avait été si soudaine que personne, en dehors de cette ville, ne tenta de châtier les pirates. De retour dans leur patrie, ces éclaireurs de l'invasion purent raconter à leurs compatriotes étonnés qu'ils avaient impunément traversé tout le grand empire[20].

Ce n'était qu'une alerte ; Carthage n'en éprouva qu'un faible préjudice. Toutefois elle venait de faire connaissance avec les hommes du nord. Sa situation méridionale ne l'avait pas préservée de cette malencontreuse visite, elle ne la sauvegardera pas non plus dans l'avenir. Le jour où ils reparaîtront, au lieu de quelques pillards elle devra se défendre contre un peuple entier. Alors ils ne se contenteront plus de lui prendre une parcelle de ses trésors, ils la subjugueront et lui parleront en maîtres.

En attendant, les tribus insoumises des montagnes portaient de rudes coups à la puissance romaine (289-298)[21]. Grâce à la confusion où leurs attaques jetaient la province, un usurpateur, nommé Julien, tenta de s'emparer du pouvoir[22]. Comme les Gordien, comme Sabinianus, comme Celse, c'est à Carthage, selon toute vraisemblance, qu'il recruta ses premiers adhérents, Pour mettre à la raison ce prétendant, mais surtout, je pense, pour abattre les Babares et les Quinquegentanei qui devenaient redoutables, Maximien Hercule, spécialement chargé de l'Afrique depuis le partage du 1er mars 293[23], vint prendre le commandement des troupes. Le détail des opérations contre les tribus rebelles est à peu près éclairci par les inscriptions[24]. Il n'en est pas de même en ce qui concerne Julien[25]. Un seul fait demeure acquis : Maximien triompha de tous les séditieux, et la paix fut rétablie dans tout le pays. L'empereur victorieux put se reposer quelque temps à Cartilage au début de l'année 298[26].

Dioclétien et Maximien élevèrent.de grandioses monuments sur tous les points de l'empire[27]. Rome en eut d'abord sa part, selon toute justice. Cependant on ne la favorisait point aux dépens des provinces ; parmi les autres villes que les deux princes embellirent, Aurelius Victor cite Carthage en première ligne. La chronique de Prosper ajoute avec plus de précision : Sous le troisième consulat de Constance et de Galère, furent construits à Rome les thermes de Dioclétien, et à Carthage les thermes de Maximien[28]. Rien n'apparaît plus au-dessus du sol de ces thermes de Maximien ; et les fouilles n'ont, jusqu'à présent, rien exhumé non plus qu'on puisse leur attribuer avec certitude. S'il faut juger d'eux par ce qui subsiste encore à Rome des thermes de Dioclétien, le cadeau que Maximien offrit à la ville rappelait les magnifiques donations d'Hadrien, d'Antonin et de Marc Aurèle.

Maxence, fils de Maximien Hercule, se fait proclamer Auguste par les prétoriens, s'installe à Rome, et tue Sévère par trahison (307)[29]. Puis, sans tarder, il envoie des représentants outre-mer pour prendre possession de l'Afrique dont sa victime avait le gouvernement. Mais, en dépit des services que son père leur avait rendus, les Africains et surtout les Carthaginois repoussèrent ses envoyés, refusèrent de le reconnaitre et de laisser exposer ses images[30]. Maxence se mit en devoir de passer la Méditerranée pour tirer vengeance de ce qu'il considérait comme une révolte.

A cette nouvelle, les troupes de la province, qui s'étaient opposées plus encore que les citoyens à sa proclamation, prirent peur. Ne se croyant pas de force à tenir tête à une solide armée, elles abandonnèrent le pays à son sort et se replièrent sur Alexandrie. En Egypte résidait le fils des Augustes, Maximin Daïa, partisan de Galère. Auprès de lui elles trouveraient aide et soutien et formeraient, jointes à ses propres soldats, un effectif imposant. Ce projet ne put être accompli, car les garnisons de Tripolitaine, fidèles à Maxence, barrèrent la route aux milices apeurées, qui durent rebrousser chemin et revenir à Carthage[31]. Les réponses défavorables des haruspices empêchèrent Maxence de les y poursuivre.

Un autre motif encore l'arrêta. L'Afrique était alors administrée par le vicaire du préfet du prétoire d'Italie, L. Domitius Alexander[32]. Maxence craignit que ce fonctionnaire ne lui interdît de débarquer. Pour connaître au juste ses sentiments, il lui fit demander son fils comme otage ; le gouverneur, pris de défiance, refusa de le livrer. Maxence expédia aussitôt des gens avec mission de le mettre à mort. Leur dessein ayant été découvert, c'en était assez pour pousser aux extrémités la garnison de Carthage, qui n'avait point rapporté. de sa course vers l'Egypte des sentiments plus favorables à l'usurpateur. En apprenant ce lâche attentat, les troupes se mutinent et saluent Alexandre empereur. C'était le septième prince en exercice (mai 308). La sédition qui le porta au pouvoir, remarque M. Cagnat[33], fut toute militaire. Cependant la haine des Africains pour Maxence facilita singulièrement l'entreprise des soldats. L'élu de la garnison se maintint trois ans ; jamais un empereur créé par l'Afrique n'avait encore duré plus de quelques jours.

Phrygien ou Pannonien d'origine[34], de basse extraction, lâche de son naturel, déjà avancé en âge, Alexandre n'avait aucune des qualités nécessaires à une si haute fortune. Aussi bien ne rechercha-t-il pas de lui-même la puissance. Les soldats lui forcèrent la main ; l'inaction de son adversaire acheva son succès. L'Afrique propre et la partie septentrionale de la Numidie, pour le moins, acceptèrent son autorité[35].

En 311 seulement[36] Maxence essaya de reconquérir l'Afrique. La défense des haruspices n'avait pas suffi à le retenir pendant ces trois années ; on peut croire que sa situation toujours précaire en Italie lui interdisait de s'occuper d'autre chose que de sa propre conservation. Lorsqu'il lui fut possible de se retourner contre Alexandre, il réunit une petite armée[37], dont il confia le commandement à son préfet du prétoire, Rutius Volusianus et à Zenas, célèbre, dit Zosime, tant par l'expérience qu'il avait de la guerre que par sa douceur[38]. Un seul combat peu meurtrier consomma la ruine d'Alexandre. Ses partisans (faut-il encore reconnaître à cette défaillance le caracrere.de nos Carthaginois ?) lâchèrent pied au premier choc. On se saisit de l'usurpateur au milieu du sauve-qui-peut général ; il périt étranglé.

Cette mort ne satisfaisait point la colère de Maxence. Ses généraux avaient ordre de mettre le pays à feu et à sang, car le peuple tout entier devait subir la peine de sa révolte. Ils s'acquittèrent de leur Liche en conscience, pillant, détruisant, égorgeant. Les moins coupables, sur une dénonciation mensongère, sur un simple soupçon, étaient livrés au bourreau. Une liberté sans bornes fut laissée aux délateurs, qui ne manquèrent pas d'accuser les personnes les plus en vue par leur naissance ou par leurs richesses d'avoir favorisé le parti d'Alexandre. Point de grâce ; tout accusé payait de ses biens, presque toujours même de sa vie, un crime souvent imaginaire. Les plus belles villes d'Afrique connurent toutes ces horreurs ; Aurelius Victor cite au premier rang Cirta (Constantine), et Carthage, l'ornement du monde (terrarum decus). La consternation s'étendit sur toute la contrée ; il semblait, pour me servir des expressions d'un panégyriste de Constantin, que Maxence eût résolu d'effacer complètement l'Afrique[39]. Lui, cependant, qui n'était pas sorti d'Italie, se fit décerner les honneurs du triomphe pour ces tristes exploits. On triompha à Rome des malheurs de Carthage.

Dès ce moment, l'usurpateur tint la province sous sa main, disposant à son gré de l'annone[40] et tirant de cette contrée de robustes soldats. A la bataille du pont Milvius (27 octobre 312), ses forces se montaient à 120.000 hommes, dont 80.000 Italiens et 40.000 que l'Afrique lui avait fournis[41]. Les Africains terrorisés appelaient de tous leurs vœux la fin de ce gouvernement sanguinaire. Cette satisfaction ne leur fut pas longtemps refusée. Maxence s'étant noyé au pont Milvius, le vainqueur lui fit trancher la tête et la présenta aux Romains qui laissèrent éclater leurs transports. Puis, désireux de plaire aux Africains et.de leur permettre d'exprimer aussi leur haine, il envoya ensuite cette tête à Carthage[42]. Ce don barbare de joyeux avènement dut rendre le nom de Constantin singulièrement populaire en cette ville[43].

On compta peut-être que la paix allait y régner à partir de ce jour. Mais l'ère pacifique est passée ; désormais, et jusqu'à sa disparition. Carthage est vouée aux bouleversements et aux catastrophes.

 

III

Durant la première moitié du IVe siècle, ce fut surtout des luttes religieuses que Carthage souffrit. Ces querelles intestines aux Vandales' agitèrent les esprits autant que les révolutions politiques et dégénérèrent souvent en batailles[44]. Les empereurs durent intervenir à plusieurs reprises pour réprimer les fanatiques. Pour l'histoire civile, nous glanerions à grand'peine dans les auteurs quelques menus détails ; non point qu'ils se taisent sur les événements d'Afrique, mais ils ne marquent pas d'une manière assez expresse la part qui revient à la capitale.

En 352, Constance chasse hors de l'Italie Magnence, son compétiteur ; et, pour lui ôter tout espoir de secours venant des pays méridionaux, il expédie une flotte chargée de recueillir la soumission de l'Espagne, de la Sicile et de l'Afrique (353)[45]. Julien, qui mentionne l'arrivée des vaisseaux à Carthage, ne dit pas si ces provinces avaient pris fait et cause pour le rebelle. L'hypothèse est peu probable. C'est à Autun que Magnence s'était revêtu de la pourpre ; quoique maitre de Rome et de l'Italie pendant un peu de temps, il ne paraît pas avoir cherché un appui dans le sud[46]. D'autre part, la lutte entre lui et Constance fut circonscrite en Pannonie et dans la haute Italie. Nous avons donc toute raison de croire que Carthage ne se déclara point en sa faveur, sans faire du reste aucune démonstration de fidélité envers Constance. Hésitante entre un usurpateur qui ne lui appartenait pas et le véritable maitre, ne sachant de quel côté pencherait la fortune, elle attendit. Lorsque la victoire eut favorisé Constance, il avait des motifs de se méfier d'une ville si peu empressée pour sa cause. Et l'envoi d'une flotte à Carthage s'explique autant par le désir de ranger effectivement le pays sous ses lois que par la crainte de voir Magnence fugitif, mais non abattu, solliciter des auxiliaires dans ces régions jusqu'alors indécises.

Une seconde fois, dans des circonstances analogues, Constance dut pourvoir à la conservation de l'Afrique. Julien, proclamé Auguste à Lutèce (360), voulut profiter de ce que son rival était retenu par ses démêlés avec les Perses pour mettre la main sur les contrées d'outre-mer. Averti à temps, Constance chargea le notaire Gaudentius de les maintenir dans son obéissance. Cet émissaire manœuvra si habilement que, jusqu'à la mort de Constance, aucun ennemi n'aborda ni à Carthage, ni dans un endroit quelconque de la côte[47].

La possession de l'Afrique semble avoir été le souci constant des empereurs de cette époque. La soumission de cette province nourricière du monde était pour eux, presque à la lettre, une question de vie ou de mort. Aussi les voit-on, dès qu'une révolte éclate, multiplier leurs efforts pour la préserver de toute atteinte. Après Constance, Valentinien, menacé par le rebelle Procope, qui s'était emparé du pouvoir à Constantinople (28 septembre 365), envoie une délégation de trois fonctionnaires à Carthage[48]. Leur zèle n'eut guère à se produire ; trahi par les siens, Procope fut livré à Valens, qui le fit décapiter (mai 366).

Dans le même temps, un fléau non moins terrible que l'invasion vint s'abattre sur cette terre. La disette du blé, qu'il faut peut-être attribuer aux ravages des criquets dont l'Afrique ne fut jamais complètement exempte, se fit sentir en l'année 366 ou 367[49]. Il est permis de croire, d'après le récit d'Ammien Marcellin[50], que Carthage fut particulièrement éprouvée.

Le proconsul d'alors, Julius Festus Hymetius, était un homme intègre, un administrateur habile. Puisant dans la réserve de blé destinée au peuple romain, il fournit aux habitants de Carthage de quoi ne pas mourir de faim. Quand les grains arrivèrent ensuite en abondance du dehors, il restitua sans retard tout ce qu'il avait pris. L'opération, utile à la cité, fut encore avantageuse pour le trésor public. Hymetius en effet, qui avait acheté ce blé I. écu les 30 mesures, le revendait 1 écu les 10 mesures et versait la différence dans la caisse de l'empereur. Mais le soupçonneux Valentinien s'imagina, vu ce bénéfice, qu'il avait pu détourner quelque somme au préalable et le punit par la confiscation d'une partie de ses biens. Ayant d'autre part encouru la colère de l'empereur pour l'avoir critiqué dans une pièce qui devait rester secrète, le proconsul faillit même subir la peine capitale[51]. Il fut heureusement déféré au sénat qui trouva l'exil, plus que suffisant pour une faute si légère. En d'autres temps, on eût félicité Hymetius de sa prudente gestion.

La réparation due à cet honnête homme ne lui fut accordée que sept ans plus tard. On a retrouvé à Rome une longue inscription honorifique[52], postérieure à la mort de Valentinien (375), où les Africains énumèrent tous les services que leur a jadis rendus Hymetius. Il a bien mérité de la chose publique. Grâce à lui, par ses soins et sa prévoyance, la disette et la famine qui dévastaient notre territoire en ont été écartées.  Il s'est toujours conduit en magistrat intègre, incorruptible. La justice et l'équité ont toujours présidé à ses jugements... Aussi la province d'Afrique a résolu de demander aux empereurs Valens, Gratien et Valentinien[53] l'autorisation de lui élever deux statues dorées, l'une à Carthage, l'autre à Rome. Jamais, jusqu'à ce jour, elle n'avait réclamé pareil honneur pour aucun de ses proconsuls en exercice ou de ses anciens proconsuls. Carthage, ainsi que Rome, vit bientôt se dresser sur une de ses places la statue de ce bon citoyen. On grava sur les deux bases le texte dont je viens de transcrire une partie ; et le nom de leur bienfaiteur demeura toujours présent aux yeux et à la mémoire de ceux qu'il avait préservés.

Les années 371-374 furent marquées par la révolte de Firmus[54]. Le mouvement insurrectionnel ne s'étendit guère au-delà de la Maurétanie ; Carthage se trouvait loin du théâtre de cette lutte difficile, assez semblable à celle qu'a menée contre nous Abd el Nader. Mais il est probable que le maître de la cavalerie, Théodose, chargé d'étouffer la révolte, débarqua dans son port ; sans doute aussi les renforts qu'il reçut la traversèrent en se rendant sur le champ de bataille. De plus, elle assista, impuissante et attristée, à l'épilogue de la guerre.

Les exploits de Théodose lui avaient suscité des envieux acharnés à sa perte. Or, depuis l'année 374, des soupçons hantaient l'esprit de Valens. A cette date, trois officiers et plusieurs magiciens, convaincus d'avoir appris par des pratiques de sorcellerie que le nom de son successeur commencerait par Theod, sont mis à mort incontinent ; le chef des notaires, Théodore, subit la même peine. Il ne me semble pas invraisemblable que la perte du vainqueur de Firmus ait été résolue en partie à cuise du nom qu'il portait. Quoi qu'objecte Lenain de Tillemont, cette circonstance lui était trop défavorable auprès d'un prince prévenu pour qu'on ait omis de l'exploiter contre lui[55]. Instruit de ce qui se trame, Théodose ne tente pas de se soustraire au sort qui l'attend. L'ordre de le faire périr, envoyé par Valens[56], le trouva à son poste. Il séjournait alors à Carthage, raconte Orose[57]. A cette nouvelle il souhaita vivement de recevoir le baptême pour la rémission de ses péchés. Après qu'on lui eût accordé le sacrement du Christ qu'il désirait, sûr d'obtenir à la suite de sa vie glorieuse d'ici-bas une autre vie éternelle, il tendit de lui-même le cou au bourreau (376). Parmi tous les hauts fonctionnaires qui avaient péri dans cette ville, nul ne mérita moins le coup qui le frappait. Sous le règne de son fils, en 384, le sénat lui décerna une statue équestre[58], tardif hommage de reconnaissance, qui sans doute ne consola point l'empire, ni surtout l'Afrique, de la perte de ce vaillant guerrier.

Théodose avait été condamné comme conspirateur et prétendant ; il ne l'était à aucun titre. Cependant la série n'est point close de ces généraux ou gouverneurs qui s'insurgent contre le pouvoir et balancent quelque temps la fortune des armes romaines. Les dernières années du Ve siècle en connurent un nouvel exemple en la personne de Gildon, frère de Firmus, qui, nommé comte d'Afrique pour prix de sa fidélité[59], s'enorgueillit bientôt de sa puissance[60] et secoua le joug de l'empereur d'Occident, Honorius (396). La guerre assez courte[61] qui s'en suivit se termina par la mort du rebelle le 31 juillet 398[62]. En qualité de comte d'Afrique, Gildon avait sa résidence à Carthage[63] ; et il dut se servir, pour la réalisation de ses projets, de toutes les ressources que cette ville lui offrait. Ce Maure au service des Romains n'avait point oublié son origine. Aussi chercha-t-il, une fois investi de l'autorité militaire, à développer l'élément indigène dans la capitale africaine, où depuis longtemps il n'était plus prédominant. Dans ce dessein, on le vit forcer des Romaines d'assez haute condition à épouser contre leur gré des Maures de son entourage[64].

Pont' avoir raison de l'empire, il fallait des moyens plus expéditifs. Du port de Carthage sortait chaque année la flotte frumentaire, qui apportait le blé d'Afrique à l'Italie. Sur les ordres de Gildon l'envoi n'eut pas lieu en 394 ; la famine se fit sentir dans la péninsule pendant l'hiver ; des séditions éclatèrent à Rome. La Gaule put heureusement livrer le grain que l'Afrique refusait, et le péril fut conjuré. Aussitôt après la mort du factieux, les Africains redevinrent les fournisseurs en titre de l'Italie, et Carthage son entrepôt[65].

Arrêter les envois de l'annone était un moyen de succès toujours à la portée des hauts fonctionnaires africains. Quand Heraclianus, créé comte d'Afrique par Honorius, voulut conserver à ce prince le pays dont il avait la garde et que convoitait Attale, reconnu à Rome empereur d'Occident (409)[66], il garda étroitement les ports afin d'empêcher tout convoi de blé de partir. Il interdit même d'expédier ni huile, ni aucune autre denrée, ce qui causa dans Rome une cruelle disette[67].

Quatre ans plus tard, il se retourne contre le maître dont il a jusqu'alors soutenu la cause. Promu par lui au consulat (413)[68], il veut davantage et se révolte avec l'aide d'un certain Sabinus, dont il avait fait son gendre. Le premier acte hostile auquel il se livra fut encore de retenir l'annone[69]. Puis, ayant réuni une flotte considérable dont quelques-uns, avec une évidente exagération, fixent le chiffre à 3.700 vaisseaux, il quitte Carthage et vogue vers l'Italie. Battu par le comte Marin à la bataille d'Utriculum (Otricoli), en Ombrie, il laissa beaucoup de monde sur le terrain ; mais il échappa lui-même au carnage et trouva un vaisseau qui le ramena seul outre-nier. Carthage ne lui donna pas le repos et la sécurité qu'il souhaitait ; déclaré ennemi public par Honorius, les soldats le mirent à mort dans le temple de Memoria[70].

Avec l'aventure d'Heraclianus se clôt la série de ces personnages qui, depuis le milieu du IIIe siècle, tentèrent de s'emparer de la puissance souveraine. Bons ou mauvais, portés par les suffrages populaires ou se haussant sur leur ambition, tous, après une domination éphémère, ont payé de leur vie la faveur de la fortune. Aussi, en terminant cette liste sanglante, une réflexion s'impose à l'esprit. Nous avons dit que l'Afrique était nécessaire à la vie de Rome et même de l'empire, chaque page de ce récit en témoigne. Constatons maintenant en retour que la province ne se suffisait pas néanmoins à elle-même. Carthage ne pouvait devenir une vraie capitale que du consentement de Rome ; et Rome n'était guère disposée ii lui céder cette prérogative.

Nous approchons pourtant du moment où le rêve constant de notre cité va se réaliser. Mais combien lui coûtera cette triste gloire ! Capitale d'un royaume barbare par le fait d'une invasion, elle aurait volontiers échangé un pareil honneur contre une obscure existence avec la liberté. Les Vandales ne lui en laissèrent pas le choix.

 

IV

Avant de raconter l'histoire de leur domination, jetons un coup d'œil derrière nous, et voyons ce que plus de quatre cents ans du régime impérial ont fait de Carthage.

Malgré la famine qu'elle a subie vers 366 ; au milieu de tous les maux qui signalent le règne de Valentinien, incursions sanglantes des nomades, paresse et rapines des soldats, exactions et tyrannie des gouverneurs locaux[71] ; en dépit des révoltes de Firmus, de Gildon, d'Heraclianus et des guerres qu'elles déchaînent, la cité, au tiers du ve siècle, ne paraît point trop déchue de sa splendeur. Elle a réparé les ruines que Maxence y accumula jadis ; Ausone, la comparant aux autres villes de l'empire, a pu ne lui trouver de supérieure que Rome et de rivale que Constantinople. Hésitant à préférer l'une à l'autre, il se résout à les mettre sur la même ligne et admire ce que sont devenues la modeste Lygos et l'humble Byrsa[72].

Orose, il est vrai, parle des dimensions restreintes dé Carthage et la déclare chétive depuis qu'elle n'est plus entourée d'une ceinture de murailles ; entendre le récit de ce qu'elle fut jadis, ajoute-t-il, est une de ses plus grandes douleurs[73]. Cette phrase mentionne un fait exact : en l'année 417, où Orose écrivit sa chronique[74], les murailles n'existaient point. Huit ans plus tard, sous Théodose II, en 425[75], la crainte des barbares les fera rétablir. C'est alors, dit l'auteur anonyme des Chronica Gallica, que Carthage fut entourée d'un mur. Depuis l'époque où l'ancienne ville fut détruite, par une sage précaution des Romains, et de crainte qu'elle ne se révoltât plus facilement si elle était fortifiée, on ne lui avait pas permis de se retrancher derrière une enceinte de murailles[76].

L'autre partie du texte d'Orose est faite pour surprendre. Quel terme de comparaison possédait-il pour juger la Carthage de 417 chétive auprès de celle de 146 avant Jésus-Christ ? Il ne subsistait rien alors de la cité punique. Aussi bien la décision de fortifier la ville prouve le cas qu'on faisait d'elle. Enfin, et surtout, le témoignage d'Orose ne concorde pas avec ce que les autres écrivains nous apprennent de l'état où elle se trouvait à la fin du ive siècle et au commencement du Ve. Orose lui-.même, dans sa revue des provinces, lui décerne l'épithète de grande[77]. Cette simple constatation atténue beaucoup la portée de ses dédains.

En réalité, on ne conçoit guère pourquoi l'éclat de Carthage aurait été si obscurci. Tandis que les contrées septentrionales, toujours sous le coup d'une invasion, vivaient dans des transes continuelles, sans aucune certitude du lendemain, elle pouvait se promettre encore des jours de paix et de bonheur. Je ne prétends point qu'aucune inquiétude ne soit jamais venue ternir sa sérénité. Quand les Maures et les Austuriens poussaient trop loin du désert leurs coursiers rapides et s'abattaient sur les saltus impériaux, dans les plaines fertiles de la Numidie ou de la Zeugitane ; quand on apprenait le pillage de quelque vaste domaine peu avant dans l'intérieur des terres, ou que des colonnes traversaient la ville, courant réprimer quelque soulèvement, les riches bourgeois devaient se dire avec émotion qu'une ligne solide de remparts ne nuirait nullement au charme de leur bonne cité. Mais les razzias étaient surtout à craindre pour les villes éloignées de la côte. Et puis ces courses de pillards ne ressemblaient pas à ces invasions de barbares du nord qui chassaient devant eux les habitants des provinces de l'empire ou les réduisaient en esclavage. Ç'a été d'ailleurs de tout temps le caractère de l'Afrique septentrionale d'avoir dans son sein la barbarie à côté de la civilisation[78]. Nos Carthaginois connaissaient donc de longue date ces turbulents voisins ; et si, vers la fin du ive siècle, ceux-ci, profitant de la faiblesse du pouvoir et des embarras que lui suscitaient leurs frères d'Europe, prenaient plus d'audace, on ne peut pas en conclure qu'ils devinrent pour Carthage un danger pressant. Le vrai péril est d'un autre côté, dans les hordes descendues d'Asie, qui commencent à tourner l'empire, et qui vont bientôt déborder d'Europe en Afrique. Les Austuriens et les Maures ont peut-être inquiété Carthage, ce sont les Vandales qui s'en empareront.

Que pendant cette période troublée la ville ait conservé un calme relatif, maints témoignages le prouveraient encore. Alaric s'empare de Rome et la livre en proie aux soldats (410). Tandis que beaucoup de petites gens tombent entre les mains de l'ennemi, les personnes riches ou aisées, qui ont eu le moyen de fréter un vaisseau, se réfugient à Carthage. Saint Augustin se plaint de ces étrangers qui y ont introduit leurs vices et leurs folies. Nos descendants, s'écrie-t-il, refuseront de le croire, rien n'est plus vrai pourtant ; ces insensés ne se soucient guère de la ruine de leur patrie ; leur plus cher passe-temps, c'est d'aller chaque jour au théâtre applaudir à l'envi des histrions[79].

Si parfois les exploits des Goths, des Francs et des Vandales défraient les conversations du forum et les bavardages du port, nos citadins y voient surtout un prétexte à des querelles intestines. Ainsi, lorsqu'en 405 Radagaise menaça Rome, les païens d'Afrique[80], comme ceux d'Italie, se mirent à proclamer que les chrétiens étaient la cause de son rapide succès. Sa piété envers les dieux lui valait leur assistance ; comment pouvait-il être vaincu par des gens qui les méprisaient et défendaient qu'on leur rendit un culte ?

Voilà dans quel état d'esprit se trouvent les Carthaginois au moment où les Vandales s'approchent pour les réduire sous leur joug. Quoiqu'elle ait perdu sa vigueur du IIe siècle, la capitale, pour des observateurs superficiels, n'en conserve pas moins jusqu'à la veille de l'asservissement sa prospérité matérielle et sa brillante apparence. Elle est l'un des derniers asiles du monde romain envahi.

Richesse et vie efféminée vont souvent de pair : il en était ainsi alors en cette ville. Ausone, qui la représente comme une des trois premières de l'empire, l'appelle en même temps la dissolue (discincta)[81] et lui applique ce terme infamant comme une épithète de nature. Le commentaire de ce mot nous est donné par Salvien, qui écrivait dans la première moitié du Ve siècle et qui fit probablement un séjour en Afrique[82]. Je sais que cet austère écrivain ne pèche point par excès d'indulgence. Afin de montrer, comme déjà Tertullien au commencement du IIIe siècle[83], que les vices des hommes sont la cause des fléaux qui désolent le inonde et que l'arrivée des barbares est le juste châtiment de ces désordres, il expose complaisamment, il exagère la corruption de ses contemporains. Aussi doit-on lire son livre De gubernatione Dei avec la même prudence que les boutades moroses d'un satirique. Cette réserve indispensable une fois faite, il faut bien admettre que tout n'est pas inventé dans son ouvrage et qu'il y a un fond de vérité-sous cette rhétorique un peu déclamatoire.

Salvien nous dépeint d'abord les Africains en général[84]. Chez eux, on ne trouve point, connue dans la plupart des hommes, un mélange de bien et de mal. Le mal y domine tellement qu'il est devenu comme leur propre substance. Mais, pour n'être point accusé de ne produire aucune preuve, Salvien limite bientôt son réquisitoire à celle des villes d'Afrique qui est la capitale et comme la mère de tontes les autres, à la rivale perpétuelle de Reine, qui jadis balança la force de ses armées, comme elle égala presque depuis son éclat et sa puissance, en un mot, à Carthage, la Rome africaine. Elle est pleine de fonctionnaires qui ont la charge d'y maintenir le bon ordre et la décence ; et pourtant, que de lamentables exemples on y rencontre à chaque pas. Le crime y coule à pleins bords, l'iniquité y bouillonne ; elle est plus remplie de hontes que d'hommes, de bassesses que de richesses. On voit ses habitants avides, impudiques, alourdis par le vin et les festins, se couronner de fleurs, s'arroser de parfums, se vautrer dans la pourriture du vice et s'enivrer de péchés.

Que deviennent, parmi toutes ces turpitudes, les pauvres, les orphelins et les veuves ? On les tourmente, on les chasse, on les outrage ; Dieu est leur seul refuge. Aussi, parfois, dans l'amertume de leur douleur, ils ne peuvent se défendre de souhaiter l'arrivée des barbares. Alors ils ne seront plus seuls à souffrir, et les traitements dont leurs maîtres les accablent, leurs maîtres les supporteront à leur tour.

Si l'on objecte que le monde romain presque entier connaît de pareilles tristesses, on ne niera pas du moins que Carthage l'emporte sur toutes les villes par ses mœurs dissolues. Est-il un coin où l'on ne se heurte à quelques souillures ? Est-il un carrefour, une ruelle, où ne se rencontre quelque mauvais lieu ? Partout la débauche tend ses filets et le plus attentif n'évite qu'à grand'peine ces pièges dissimulés. Dans ce cloaque, seuls les ministres de Dieu sont exempts de la contagion ; peut-être pourtant quelques-uns n'ont-ils point su s'en préserver. Quant au peuple, il est complètement perverti. De ces milliers d'hommes, même chrétiens, on tirerait bien difficilement un juste. Le reste s'adonne aux plus exécrables pratiques et ne recule même pas devant des actes contre nature. On les commet ouvertement dans cette cité chrétienne, arrosée du sang des martyrs, on s'en vante, on y applaudit.

J'ai dû abréger beaucoup ce long réquisitoire et atténuer à chaque ligne la crudité des expressions. On en a l'essentiel, et l'on peut se rendre compte de l'anathème presque sans réserve que Salvien fulmine contre les Carthaginois. Je n'entreprendrai pas l'apologie de ceux qu'il condamne ; sans doute ne m'accorderait-on que les circonstances atténuantes. Mieux vaut ne retenir de cette peinture qu'une seule constatation : Carthage, au commencement du Ve siècle, est demeurée la ville considérable que le commerce enrichit depuis quatre cents ans ; il fait bon y vivre pour les amis du luxe et du plaisir.

Je m'explique donc qu'un poète d'une morale moins haute que Salvien et qui n'avait pas les mêmes motifs pour la flétrir l'ait trouvée un séjour délicieux. Rufus Festus Avienus, qui l'habita vers la fin du IVe siècle[85], ne lui reproche qu'une chose, sa promptitude à prendre les armes en faveur de tel ou tel prétendant à l'empire. Mais on sent bien qu'il devait pardonner aisément à cette fougue méridionale, en souvenir des instants pleins de charme qu'il y avait passés :

paci blanda quies, et Bello prompta cruento[86].

 

 

 



[1] Tous les détails qui suivent sur l'aventure des Gordien sont extraits d'Hérodien, VII, 4-9, et de Capitolin, Vita Maxim. duor., 14-19 ; Vita Gord. trium, 2-21 ; cf. Aurelius Victor, De Cæs., XXVI ; Ammien Marcellin, XXVI, 6, 20 ; Eutrope, IX, 2. J'adopte, pour la révolution d'Afrique, la date de mars 238, qui est généralement admise aujourd'hui ; cf. Tissot, F., p. 168-170. et Goyau, p. 283 ; M. Goyau résume les différents systèmes chronologiques mis en avant ; voir cependant Pallu, Fastes, p. 431, et Cagnat, Armée, p. 51.

[2] Pallu, Fastes, p. 219.

[3] Ces noms, effacés pendant le règne si court des Gordien, furent rétablis après la victoire de Capellien ; cf. Letronne, Rev. arch., 1844, p. 828-830 ; Cagnat, Armée, p. 169 sq.

[4] La lettre s'adressait proconsulibus, præsidibus, legatis, ducibus, tribunis, magistratibus ac singulis civitatibus et municipiis et oppidis et vicis et castellis ; Vita Maxim. duor., 15, 6.

[5] Il résulte des témoignages réunis et discutés par M. Cagnat (Armée, p. 166-169) que Capellien était réellement légat de Numidie ; cf. C. I. L., VIII, p. XX, n. 2. Voir cependant Pallu, Fastes, p. 431 sq.

[6] M. Cagnat, qui a étudié en détail cette révolution de l'année 238, pour y noter les mouvements de troupes, suppute de la manière suivante les forces militaires des Gordien : Comme soldats réguliers, ils n'avaient guère que le détachement qui était mis à la disposition du proconsul par le gouverneur de Numidie, celui de la cohorte urbaine qui était casernée à Carthage et la milice municipale de cette ville, s'il y en avait une... Les habitants formaient le gros des forces que les Gordien opposèrent à l'armée de Capellien (Armée, p. 51, n. 5).

[7] En comptant tous ceux qui parvinrent à rentrer dans Carthage et ceux qui avaient réussi à se cacher pour ne point combattre, le nombre des survivants, dit Hérodien, fut minime. Ils erraient comme perdus dans cette ville immense, la veille encore si peuplée. Le reste s'écrasait aux portes, tandis que les triaires et les archers de Capellien criblaient de traits cette multitude. Dans l'intérieur de la cité, ce n'était que cris et lamentations des femmes et des enfants, qui voyaient tomber sous leurs yeux tous ceux qui leur étaient chers. Pour tracer ce sombre tableau, l'historien a surtout fait appel à son imagination. Carthage ne possédait pas de remparts en 238 ; par conséquent on ne saurait admettre que l'armée en déroute ait péri faute de pouvoir franchir les portes de l'enceinte. Pour cette raison je ne croirais guère à un carnage tel que la ville en soit restée presque déserte.

[8] C. I. L., VIII, 2170.

[9] Duruy (VI, p. 328) dit que Capellien n'était plus à craindre en Afrique, car il avait, été vaincu et tué par le gouverneur de Maurétanie. Sur cette assertion, cf. Pallu, Fastes, p. 440.

[10] De Cæs., XXVI.

[11] Cagnat, Armée, p. 170 sq. ; C. I. L., VIII, p. XX sq. et 285.

[12] Vita Gord. trium, 23, 4 ; cf. Pallu, Fastes, p. 283.

[13] Voir les traités de saint Cyprien, De mortalitate et Ad Demetrianum.

[14] Trébellius Pollio, Vita Tyr. trig., 29, 1 ; cf. Pallu, Fastes, p. 290 sq.

[15] Vopiscus, Vita Taciti, 12, 1.

[16] Vopiscus, Vita Taciti, 18.

[17] Il s'agissait de désordres à réprimer ; c'est tout ce que nous pouvons conclure des phrases suivantes (Vita Probi, 9, 3) : Il combattit aussi avec beaucoup de vaillance en Afrique contre les Marmarides et triompha d'eux ; puis, passant de Libye à Carthage, il délivra cette ville des rebelles. Labarre (p. 17) indique pour les opérations de Probus l'époque où il était dux totius orientis, c'est-à-dire la fin de 275 ou le début de 276 ; car Probus tenait cette charge de Tacite (Vita Probi, 7, 4). Je n'ai point d'objections contre cette date ; mais je ne sais pas d'autre part sur quels arguments solides on l'appuie, si ce n'est peut-être que, dans le livre de Vopiscus, la lettre par laquelle Tacite crée le général dux totius orientis précède le récit de ses hauts faits en terre africaine.

[18] Vita Probi, 1, 71 ; cf. Incerti panegyricus Constantio Cæsari dictus, 18 (éd. Bæhrens, V) ; Labarre, p. 17.

[19] Goyau, p. 333.

[20] Duruy, VI, p. 513.

[21] Sur ces dates, cf. Cagnat, Armée, p. 59-61.

[22] Aurelius Victor, De Cæs., XXXIX. Un proconsul qui gouverna l'Afrique vers cette époque portait le même nom. Il est connu pour avoir reçu de Dioclétien et de Maximien. en réponse à une question qu'il leur adressait, un édit contre les Manichéens. Tissot rapporte cet acte impérial, daté d'Alexandrie, au 31 mars 290 : les années 287 et 308 ont été aussi mises en avant. Mais la majorité des auteurs adopte 296 (cf. Tissot, F., p. 183, et Goyau, p. 358. n. 1). Cette dernière opinion me semble la plus probable. Vainqueur du rebelle Achilleus au début de cette année, Dioclétien s'empara d'Alexandrie après huit mois de siège, et c'est pendant le séjour qu'il fit en cette ville que fut promulgué l'édit à Julien. Ce proconsul, si l'on accepte le système auquel je nie range, aurait donc administré l'Afrique en 296. Dès lors, il ne serait point impossible de l'identifier avec le Julien qui tenta de soulever la province en sa faveur et de prendre la pourpre.

[23] Goyau, p. 346 ; Duruy, VI, p. 542 ; M. Cagnat (Cours d'épigraphie, 2e édit., p. 207 sq.) donne la date de 292 sans en dire le motif.

[24] Cagnat, Armée, loc. cit.

[25] Duruy dit bien (VI, p. 553) : Après des échecs répétés que nous ne connaissons pas, Julien se donna la mort. Je ne sais d'où il tire ce renseignement.

[26] Un document officiel prouve ce séjour de Maximien à Carthage. C'est un rescrit daté du 6 des ides de mars, sous le consulat de Faustus et de Gallus (10 mars 298). Le seul intérêt de ce texte, pour la question qui nous occupe, se tire de la suscription ; mais on n'en peut rien déduire sur la durée de la visite impériale (Fragmenta juris romani Vaticana, 41, dans Huschke, Jurisprud.). Le rescrit commence par ces mots : Diocletianus et Max. Constantius Pannoniæ Juliæ... ; sur quoi Huschke remarque : Turbata quidem inscriptio. Sed et Maximiani et Constantii nomen retinendum est. Hic enim a. 292 Cæsar appellatus, obtinuerat etiam Mauritaniam, ut in his regionibus eum cum Maximiano, cui Africa obvenerat, rescripsisse mirari non liceat. Il n'est question nulle part ailleurs d'une apparition de Constance en Afrique à cette époque, à moins qu'on n'y veuille rapporter deux monnaies de Maximien, avec la légende : Felix adventus Augg. nn, et l'Afrique personnifiée Cohen, V, Maximien Hercule, n° 28 et 29, 185.

[27] Aurelius Victor, De Cæs., XXXIX. Dureau de la Malle a fort bien établi (p. 177 sq.) que mœnia signifie souvent, et dans ce passage en particulier, constructions, édifices. Aux textes qu'il cite j'ajouterai le suivant, de Cassiodore, qui est sans réplique : Asprenas et Clemens. His conss. multa mœnia et celeberrima Romæ facta sunt, id est Capitolium, forum transitorium, divorum porticus, Iseum Serapium, stadium... (Chron. min., II, p. 140, n° 727, ad ann. 94). Fort du témoignage d'Aurelius Victor, Estrup concluait que les murs de Carthage avaient été rebâtis à la fin du IIIe siècle par Dioclétien et Maximien. Estrup faisait un contre-sens et commettait du même coup une erreur historique. C'est seulement au Ve siècle, sous Théodose II, que l'on effectua ce travail.

[28] Chron. min., II, p. 446, n° 959. Le troisième consulat de Constance et de Galère nous reporte à l'année 300 ; et rien ne nous autorise à penser que Maximien se soit attardé deux ans en Afrique. Mais les dates de Prosper Tiro ne sont pas toujours d'une scrupuleuse exactitude. Par exemple, d'après lui, le martyre de saint Cyprien serait de 255, tandis qu'il n'eut lieu qu'en 258. Nous serions donc en droit, vu sa chronologie parfois indécise, de supposer une erreur de deux ans à propos de la construction de cet édifice. Si l'on se refuse à taxer Prosper d'ignorance ou de légèreté, on pourra peut-être fournir de son renseignement une' explication plausible. Commencés en 298, les thermes exigèrent sans doute un travail considérable, et le chroniqueur n'aurait donné que la date de leur achèvement.

[29] Cette date est la plus probable. ; cf. Goyau, p. 375, n. 11.

[30] J'emprunte le récit de Zosime, II, 12-14 ; Aurelius Victor, De Cæs., XL ; Epit., XL, fournit aussi quelques détails curieux.

[31] Zosime nous offre une autre version. Il raconte que les fuyards parvinrent jusqu'à Alexandrie, mais qu'y ayant rencontré des troupes auxquelles ils ne purent résister, ils retournèrent par mer à Carthage. J'ai suivi l'opinion plus vraisemblable de M. Poulle (Const., XVIII, p. 473 sq.), à laquelle se rangent aussi M. Cagnat (Armée, p. 64) et M. Goyau (p. 376).

[32] C. I. L., VIII, 7004 ; Tissot, F., p. 194 sq.

[33] Armée, p. 64.

[34] Zosime (loc. cit.) tient pour la Phrygie ; Aurelius Victor (loc. cit.) pour la Pannonie.

[35] Tel est l'avis de M. Cagnat (loc. cit.), qui me parait fournir de bonnes raisons contre l'opinion de M. Poulie. Ce dernier savant (loc. cit., p. 492 sq.) pense que toute l'Afrique septentrionale, même les Maurétanies, accueillit Alexandre.

[36] C'est la date généralement reçue ; cf. Till., Hist., IV, p. 110, 118 ; Cagnat, loc. cit. ; Govau, p. 382. Pourtant Tissot (F., p. 195) et Schiller (Gesch. der rœm. Kaiserzeit, p. 185) adoptent l'année 310.

[37] Paucissimus cohortibus, Aurelius Victor, loc. cit.

[38] Zosime, loc. cit.

[39] Incerti panegyricus Constantino Aug., 16 (éd. Bæhrens, IX).

[40] Incerti panegyricus Constantino Aug., 16 (éd. Bæhrens, IX).

[41] Zosime, loc. cit.

[42] Nazarius, Panegyricus Constantino Aug., 32 (éd. Bæhrens, X).

[43] Comme preuve du retentissement profond qu'eut de l'autre côté de la mer la victoire du pont Milvius, on cite d'ordinaire une curieuse plaque gravée au trait que possède aujourd'hui le musée d'Alger et sur laquelle se voit une scène triomphale avec un pont et une inscription assez fruste. On lit : Pons Milvius. Expeditio Imperatoris [Co]n[stantini]. Un fac-similé de ce petit monument se trouve dans Doublet, p. 42 sq. M. Gsell (1893, p. 231, n. 3), après examen de l'objet, s'est prononcé contre l'opinion commune Pour lui, le nom de Constantin n'y fut jamais écrit : il lirait volontiers in Germanos ou in Germania. Voir en outre C. I. L., VIII, 18261.

[44] On peut voir un bon résumé de ces luttes dans Cagnat, Armée, p. 66-70.

[45] Julien, Orat., I, 40 C ; II, 74 C ; cf. Till., Hist., IV, p. 318 ; Goyau, p. 455.

[46] Il faut noter cependant cette phrase d'Orose (VII, 29, 8) : Magnentius apud Augustodunum arripuit imperium, quod continuo per Galliam, Africam, Italiamque porrexit.

[47] Ammien Marcellin, XXI, 1, 2-5 ; XXII, 11, 1.

[48] Ammien Marcellin, XXVI, 4, 5 et 5, 14. C'étaient le futur consul Neoterius, alors notaire, le protecteur Masaucion, qui avait été élevé dans le pays et n'en ignorait ni l'esprit ni les ressources, enfin le scutaire Gaudentius, vieux serviteur tout dévoué au prince. Ce Gaudentius est différent de celui que Constance avait envoyé à Carthage en 361 ; Julien mit ce dernier à mort en 362.

[49] J'adopte la date de 366-367, que propose Tissot (F., p, 246-232), pour le proconsulat de Julius Festus Hymetius et, par conséquent, pour la famine en question. Gardthausen, dans son édition d'Ammien Marcellin (XXVIII, 1, 17), pense que cette famine advint antérieurement à 368. Son opinion se concilie donc sans peine avec celle de Tissot.

[50] Ammien Marcellin, XXVIII, 1, 17.

[51] Tillemont (Hist., V. p. 61) rapporte ce fait à l'année 371 ; M. Goyau le suit (p. 535). Je préfère la date de 368, que propose Tissot (loc. cit., p. 251).

[52] C. I. L., VI, 1736 ; VIII, 5336, 10.609.

[53] Valentinien II.

[54] Le récit de ces événements est à lire tout au long dans Ammien Marcellin (XXIX, 5). Voir aussi Cagnat, Armée, p. 70-82, et Goyau, p. 535-546.

[55] Hist., V, p. 109 sq. et 110. Tillemont rejette à juste titre le récit qu'ont fait plusieurs historiens à ce sujet. A les entendre, toutes les personnes de qualité qui se nommaient Théodore, Théodote, Théodule, Théodose, auraient été menacées, au point que plusieurs changèrent de nom ; malgré cette précaution, toutes n'échappèrent pas à la mort.

[56] Il est très probable que le meurtrier fut Valens et non Gratien. Outre la raison alléguée plus haut, on peut en produire encore une autre. Le jeune Théodose, fils du comte, s'était retiré en Espagne, à la mort de son père, afin de ne point servir ses assassins. Or il se rendit en 378 à l'appel de Gratien, qui lui offrait de reprendre du service, et il accepta du même prince, l'année suivante, le titre d'Auguste. Gratien ne devait donc pas avoir participé à la condamnation du comte.

[57] VII, 33, 7 ; cf., S. Jérôme, Chron., ad ann. 379 ; Till., Hist., loc. cit., et p. 142.

[58] Symmaque, Epist., X, 9, 4 ; 43, 2.

[59] Tillemont (Hist., V, p. 494) propose la date de 386 ; M. Birt (éd. de Claudien, p. XXXI, n. 6) et M. Cagnat (Armée, p. 122) adoptent celle de 385 ; cf. pourtant Cagnat, ibid., p. 82, n. 4.

[60] Claudien, Paneg. de VIe consulatu Honorii, v. 108-110.

[61] Tillemont (Hist., V, p. 493-501) la raconte en détail, et M. Cagnat (Armée, p. 82-87) en note surtout les incidents militaires ; cf. Claudien, De bello Gild., I, v. 1 sqq., 218-283 ; Birt, ibid., p XXXII, n. 10 ; Seeck, éd. de Symmaque, p. LXVII-LXX.

[62] Fasti Vindobonenses (Chron. min., I. p 298) ; Prosper Tiro, Chron., Auctarium Epitomæ Vaticanæ (ibid., p. 491) ; Consularia Constantinopolitana, (ibid., p. 246) ; Marcellinus Comes, Chron. (ibid., II, p. 65 sq.).

[63] Godefroy, Cod. Theod., XII, 1, 15 ; Cagnat, Armée, p. 719 ; Pallu, Vic., p. 23.

[64] De bello Gild., I, v. 189-191.

[65] Claudien, In Eutrop., I, v. 399-403 ; De cons. Stilich., II, v. 392 sq. ; Seeck, ibid., p. LXVII sq.

[66] Les Chronica Gallica a. 452 (Chron. min., I, p. 652, n° 59) mentionnent, pour l'an 15 d'Honorius et d'Arcadius (409), la fin d'un comte d'Afrique, du nom de Jean, qui fut massacré par le peuple. On ne sait rien de plus sur ce comte. Si le fait est exact, ainsi que Tillemont (Hist., V, p. 562) paraît l'admettre, il faut sans doute l'attribuer au peuple de Carthage, puisque c'est au milieu de lui que le comte séjournait d'habitude. M. Cagnat (Armée, p. 722, n. 9) oppose au témoignage du précédent chroniqueur celui de Zosime (V, 36), qui donne Heraclianus (409-413) comme successeur immédiat au comte Bathanarius (401-408). Entre les deux il ne resterait donc aucune place pour Jean.

Philostorge (Hist. ecclés., XI, 7 ; cf. Till., Hist., V, p. 481) dit d'autre part qu'une comète ayant paru en 402, les années suivantes, surtout depuis 406, furent marquées par des fléaux de tout genre. On vit périr, raconte-t-il, toute l'Europe, une grande partie de l'Asie et plus de la moitié de l'Afrique, spécialement dans les contrées soumises aux Romains ; et il étale la liste de ces calamités. Laissons de côté ses amplifications et la frayeur superstitieuse de la comète, pour ne retenir que la mention des désastres qui désolèrent l'Afrique. Synesius (Epist., 57 et 58 ; cf. Cagnat, Armée, p. 87) confirme le récit de Philostorge et déclare que la Libye fut alors ruinée par les barbares, par les tremblements de terre, par les sauterelles et par le feu. Carthage, comme le reste du pays, dut perdre bon nombre de ses habitants.

[67] Zosime, VI, 7 ; Sozomène, Hist. ecclés., IX, 9 ; Philostorge, op. cit., XII, 6.

[68] Prosper Tiro, Chron. (Chron. min., I, p. 467, n° 1249) ; Orose, VII, 42,10.

[69] Peut-être doit-on inscrire le fait à la date de 412, car la Chronique d'Idace (Chron. min., II, p. 18, n. 51) indique la révolte dés cette année. Mais comme les autres historiens ou chroniqueurs et Idace lui-même rapportent l'action militaire d'Heraclianus à 413, c'est alors seulement, semble-t-il, que le comte se déclara. Orose, VIII, 42, 10-14 ; Idace, loc. cit., et n. 56 ; Prosper Tiro, loc. cit. ; Marcell. Comes, Chron., p. 71 ; Jordanès, Romana, 325 ; Consularia Constantin., p. 246 ; Chron. Gallica (Chron. min., I, p. 654, n. 75) ; cf. Till., Hist., V, p. 614 et 817.

[70] Idace, Chron. min., II, p. 18, n. 51. Une loi (Cod. Theod., IX 40, 21 ; XV, 14, 13) du 3 août 413, adressée au préfet du prétoire, Hadrien, prescrit d'abolir le nom du rebelle et de l'effacer sur tous les actes où il figurait On peut conjecturer que l'exécuteur des volontés d'Honorius avait été ce même comte Marin, le vainqueur d'Ulriculum. Car nous le retrouvons en Afrique peu de temps après, où il fait périr à Carthage, le 13 septembre de cette année, le tribun Marcellin, sous prétexte qu'il était affilié au consul vaincu. Cet excès de zèle, ou plutôt cet attentat contre un homme de bien, valut au comte sa révocation (Orose, VII, 42, 16-17).

[71] Cf. Amm. Marcellin, XXVII, 9, 1-2.

[72] Ausone, Ordo urbium nobilium, II, v. 9-14. Ces vers furent écrits après la mort de Maxime, qui est du 28 juillet ou du 27 août 388 (Teuffel, II, p. 1065 ; Goyau, p. 598).

[73] V, 1, 5.

[74] Marcell. Comes, Chron., p. 13 ; Gennadius, Script. eccl., 39 (P. L., LVIII).

[75] Chron. Gallica a. 452, p. 658, n. 98.

[76] Morcelli (III, p. 108 sq.), conjecture que cette résolution fut prise sur les conseils du comte Boniface qui gouvernait alors l'Afrique. L'hypothèse cadre bien avec ce que nous savons du caractère prudent et de la science militaire de Boniface. Il est peut-être excessif d'ajouter que la construction de ces murailles demanda plusieurs années ; on devait avoir hâte de terminer ces remparts protecteurs.

[77] I, 2, 92.

[78] M. Girardin, p. 973.

[79] De civ. Dei, I, 32.

[80] De civ. Dei, V, 23.

[81] Gratiarum actio ad Gratianum, VII, 34.

[82] Teuffel, p. 1188 sq.

[83] Dans son écrit au proconsul Scapula, qui remonte à 211 ou 212 (C. I. L., VIII, 11999 ; Goyau, p. 258, n. 11 ; Monceaux, Tert., p. 81, n. 1 ; p. 92), Tertullien parle des pluies torrentielles de l'année précédente, des orages violents dont Carthage a souffert, de certains feux qui apparaissaient la nuit au-dessus-de la ville (et qui représentent peut-être le sillon lumineux d'une comète), tandis qu'une éclipse se produisait à Utique. L'apologiste chrétien interprète ces phénomènes comme un châtiment du ciel pour les crimes des hommes, ou comme une menace de les punir encore s'ils ne s'amendent. Voir, dans cet ordre d'idées, le traité de saint Cyprien Ad Demetrianum.

[84] J'analyse dans ce passage les chapitres XIII-XVII du VIIe livre.

[85] On a voulu voir en lui le proconsul de l'année 366-367 (Goyau, p. 520). Mais il est avéré aujourd'hui que cette charge fut alors occupée par C. Julius Festus Hymetius ; cf. Teuffel, p. 1060, 1 ; et Tissot, F., p. 246 sqq.

[86] Descriptio orbis, v. 290.