La destinée de Carthage est peut-être unique dans l'histoire. Après une longue prospérité maritime et commerciale, elle succombe dans une lutte sans merci où ses armées balancèrent plusieurs fois la puissance de Rome. Détruite et vouée à l'éternel oubli, vingt ans sont à peine écoulés que ses vainqueurs eux-mêmes la restaurent. Pendant huit siècles encore, à travers mille vicissitudes, elle vécut. On la vit briller, au cours de cette nouvelle existence, d'un très vif éclat. La conquête arabe ne l'épargna pas. Elle sut repousser plusieurs attaques des envahisseurs ; à la fin, soutenue mollement par les empereurs de Constantinople, il lui fallut se rendre. Ses ruines attestèrent longtemps son ancienne grandeur. Et puis le temps nivela tout : on cherche presque, aujourd'hui, l'emplacement de la capitale de l'Afrique. Mais, au même instant, comme si la mort ne pouvait l'atteindre, il semble qu'elle va sortir de son long sommeil. Les vivants ont repris possession de Byrsa. Imitatrice de Rome, la France créerait-elle à son tour une Carthage ? Quelles que soient les destinées futures de cette terre, ne serait-ce qu'en raison du renouveau qui s'y manifeste, son passé doit nous attirer. Le nom d'Hannibal et les récits de Polybe, de Tite Live et d'Appien donnent une auréole à Carthage punique ; en dépit des Tertullien, des Cyprien, des Augustin et de tant d'autres qui l'ont illustrée, Carthage romaine reste davantage dans l'ombre. Et pourtant il s'y est accompli de grandes choses ! Ce ne sera donc pas, sans doute, faire œuvre superflue que de l'étudier dans quelque détail. J'aurais pu ne pas pousser au-delà de l'année 439 ; à cette date, les Vandales s'emparent de la ville, et il parait bien que la domination romaine en ait disparu pour toujours. En réalité, l'arrivée des barbares interrompit l'action directe de Rome, elle ne la supprima pas à jamais ; et le droit des empereurs sur les pays d'outremer ne fut pas prescrit. C'est parce qu'il s'en considérait comme le maitre légitime que Justinien entreprit de reconquérir l'Afrique. Les Byzantins y ont pendant deux siècles continué et en quelque sorte prolongé l'œuvre de Rome ; en faisant rentrer l'Afrique au sein de l'empire, ils ont renoué la tradition interrompue par la conquête vandale, et été, non seulement de nom, mais de fait, les héritiers et les continuateurs des Césars. Cette assertion de M. Diehl[1] me dispensera de justifier longuement ma résolution de ne m'arrêter qu'en 698. Les limites de mon enquête étant ainsi tracées, on doit s'attendre à ne pas y trouver résolues, ni même abordées, plusieurs questions topographiques qui ont trait surtout à la ville phénicienne, par exemple : où était la Carthage primitive ? Sans m'interdire toute allusion utile aux problèmes de ce genre, j'en abandonne l'examen aux auteurs qui s'occuperont du premier âge de la cité. Mon domaine est assez vaste pour que je ne me crée aucun prétexte d'en sortir. Si quelqu'un pense lire ici une histoire de l'Afrique, il sera déçu. Je ne veux rappeler les événements de l'histoire générale qu'autant que Carthage y fut intéressée. Pareillement, les progrès de l'Église africaine auxquels la métropole a contribué sont seuls relatés dans ces pages. Trop dire ou rester incomplet, voilà les deux écueils à craindre clans un travail comme celui-ci. Je me suis efforcé de cheminer à égale distance de l'un et de l'autre, sans pourtant me flatter de n'avoir jamais dévié. Plusieurs années d'un commerce assidu avec les grands hommes de cette capitale, deux visites (que j'eusse souhaitées de plus de durée) aux lieux où elle s'éleva, me l'ont rendue chère. Puisse ce livre traduire mes sentiments avec fidélité et les faire partager au lecteur ! Le H. P. Delattre, l'organisateur érudit du musée de Saint-Louis, a bien voulu me consacrer une bonne partie de son temps, pendant mon séjour à La Goulette, et me faire profiter de sa parfaite connaissance du pays ; qu'il en reçoive ici mes sincères remerciements. |