SAINTE-HÉLÈNE

SIXIÈME PARTIE. — LE TRIOMPHE DE NAPOLÉON

 

CHAPITRE II. — L'ÉVANGILE DE SAINTE-HÉLÈNE.

 

 

LA navigation fut lente. Le Camel, encombré de soldats que Lowe renvoyait en Europe, roulait le long de la côte d'Afrique, sous des vents chauds qui brûlaient ses voiles. Mme Bertrand ne bougea presque point de sa cabine où elle souffrit non seulement du mal de mer, mais de la dysenterie.

Tandis que revenaient les compagnons de l'Empereur, par une ironie navrante se préparaient à partir pour Sainte-Hélène ceux que Mme de Montholon, après bien des démarches, avait enfin décidés à partager son exil. Elle, la première, avait résolu d'y retourner avec ses enfants. Elle craignait que, trop malheureux dans sa solitude, Montholon par un coup de tête ne vint la rejoindre, renonçant ainsi au bénéfice de son dévouement. D'ailleurs elle avait trouvé, semble-t-il, en France, des déceptions de société, des difficultés d'argent qu'elle n'attendait pas. La mort de sa petite fille l'avait attristée. Dans la distance, Sainte-Hélène lui paraissait moins détestable. Mais surtout elle envisageait en femme pratique l'intérêt moral et sonnant que son mari et elle auraient à entourer le lit de mort de Napoléon si, comme elle le pensait, sa maladie était sans remède.

Planat, triomphant du mauvais vouloir de Fesch, devait l'accompagner. Le docteur Pelletan fils, médecin du roi par quartier, remplacerait Antommarchi. Il avait été choisi par Desgenettes avec l'agrément du ministère français qui, maintenant, par un revirement marqué, songeait à entourer d'une société honorable la captivité de Napoléon. Mgr de Quélen, coadjuteur de Paris, consulté par le ministre des Affaires étrangères sur le choix d'un prêtre, avait répondu, d'un mot généreux

— J'irai, moi, je m'offre volontiers pour conquérir cette âme à. Dieu.

Le ministre lui ayant rappelé l'âge de l'archevêque à qui il devrait sans doute bientôt succéder, Mgr de Quélen avait alors désigné un jeune prêtre, d'un beau mérite, et qui saura s'illustrer, l'abbé Deguerry.

Enfin, Mme de Montholon avait trouvé un professeur au collège de Juilly, pour servir de précepteur à ses enfants.

Ils allaient s'embarquer lorsque la nouvelle de la mort de l'Empereur atteignit la France. Mme de Montholon n'eut plus dès lors qu'à attendre le retour de son mari.

 

Le 25 juillet, le capitaine annonça qu'on entrait dans les mers d'Europe. Montholon, obéissant à la volonté de l'Empereur, ouvrit son testament et ses codicilles. Bertrand fut stupéfait. Ses dernières conversations avec Napoléon lui avaient fait espérer malgré tout une part meilleure dans sa succession. Les comptes furent arrêtés par les trois exécuteurs qui, après avoir payé les frais funéraires[1], les mémoires arriérés, réglé les serviteurs, accordé une gratification à Antommarchi[2], se partagèrent par fractions égales le reliquat[3].

Le 2 août 1821, le Camel jeta l'ancre devant Spithead. Les revenants de Sainte-Hélène furent accueillis avec curiosité et respect. George IV, qui se trouvait dans les parages, envoya à bord un de ses officiers s'informer de la santé de Mme Bertrand. Les visites aussitôt affluèrent sur le bateau où les Français demeurèrent trois jours. Les prévenances continuèrent à Londres où les exilés durent attendre que tout obstacle fût levé à leur retour en France[4].

L'impression causée en Angleterre par la mort du captif avait été profonde. Les journaux avaient annoncé l'événement avec convenance[5]. Le 7 juillet, trait curieux, des affiches apposées dans les rues invitèrent tous ceux qui admirent le talent et le courage dans l'adversité à prendre le deuil de Napoléon. Les fonds d'État montèrent, ce qui prouve à quel point la crainte de Boney gardait de racines dans le public anglais.

En France, par contre, la nouvelle fut reçue sans grande émotion. Si les fidèles de l'Empereur se montrèrent consternés, si de jeunes gens, crêpe au bras battirent un vendeur de journaux qui criait la mort de Napoléon, si de vieux grognards, des hommes du peuple, de petits bourgeois s'abordèrent dans les rues en se serrant les mains et en pleurant[6], la masse de l'opinion, sincèrement ralliée à la monarchie, heureuse de la paix et de la prospérité retrouvées, resta inerte[7].

Je me rappelle, écrira la comtesse de Boigne, combien nous fûmes frappés, quelques personnes un peu réfléchissantes, de cette singulière indifférence.

La presse ultra se montra haineuse dans son ensemble. Le Drapeau Blanc reprochait à Buonaparte de n'avoir pas bien su mourir. L'Ami de la Religion et du Roi flétrissait ce ravageur de royaumes, ce fléau de Dieu, celui qui a consommé à lui seul plus d'hommes que la Convention, les massacres et les échafauds. La France chrétienne écrivait : Cet homme oublié meurt sans que la renommée ait une seule voix à son service.

Parmi les feuilles modérées, le Journal des Débats, qui, pourtant, avait eu à se plaindre de Napoléon, témoigna de plus de bienséance : Nous nous sommes défiés de nous-mêmes et nous avons cru devoir suspendre l'expression de nos sentiments personnels à l'égard de cet homme extraordinaire, uniquement par la crainte de paraître trahir la vérité par haine ou par fausse générosité.

Les journaux libéraux rappelèrent que Napoléon u avait rendu d'éminents services à l'ordre social[8], ils évoquèrent sa gloire militaire. Le Journal du Commerce conclut : Le tombeau de Sainte-Hélène restera au milieu des mers pour donner cette éternelle leçon aux maîtres de la terre, qu'on peut avoir reçu de la nature tous les dons du génie, avoir montré ses drapeaux vainqueurs du Tage au Borysthène, donné des lois à vingt nations et régné sur vingt rois, et qu'il faut succomber encore quand on n'est pas défendu par l'amour des peuples et par des institutions de leur choix. L'Europe, conjurée contre Napoléon et le despotisme, a pu renverser l'un et l'autre : l'Europe eût reculé devant Napoléon et la liberté.

La nouvelle parvint à Rome le 16 juillet, mais Madame Mère, on ne sait pourquoi, ne la connut que le 22. Le 9 ou le 10, le vieux Buonavita, qui l'ignorait lui-même, était arrivé chez elle, porteur de la lettre de Montholon pour Pauline. La mère et l'oncle de l'Empereur, encore plongés dans leur cécité mystique[9], ne voulaient pas croire l'abbé[10]. Pauline, dans une scène terrible, les supplia, les menaça. L'Empereur allait mourir, elle en était sûre, la lettre de Montholon l'affirmait et elle ne mentait pas. Son indignation, son désespoir irritèrent Fesch[11], mais ébranlèrent sa mère. Pauline était décidée à partir sans délai ; elle le mandait à lord Liverpool[12] : elle voulait que Napoléon eût près de lui quelqu'un de sa famille pour lui fermer les yeux.

Enfin persuadée, Madame Mère agit avec une sorte d'emportement. Dans la seule journée du 14 juillet, elle écrivit à Lucien, à Jérôme, à lord Holland, à O'Meara, à Liverpool, au Parlement d'Angleterre, et même, démarche pénible, mais qu'elle crut nécessaire, à Marie-Louise, pour la conjurer d'intercéder près des puissances afin que l'Empereur fût transporté dans un autre climat[13].

Huit jours plus tard, le cardinal lui avouait la mort de son fils. La pauvre femme, si courageuse, fut anéantie. Un immense regret devait doubler son deuil. Elle n'avait pas voulu croire au supplice de Napoléon. Sa mort lui adressait un reproche suprême. Elle se mura dans sa peine, écarta son frère, refusa de recevoir aucun de ses proches, demeura plusieurs jours sans parler, presque sans se mouvoir, pleurant, priant, et dans les moments de calme songeant au passé, et sans doute revoyant sous les traits désormais fixés de l'Empereur martyr le petit visage volontaire et mobile, le regard et le rire de son enfant.

Un tel choc secoua durement la nature nerveuse de Pauline. Elle s'alita de nouveau, passant d'un extrême abattement à une exaltation douloureuse. Les autres frères et sœurs de Napoléon reçurent la nouvelle avec chagrin. Mais leur famille, leurs affaires, leurs soucis avaient de quoi les distraire. La mort de l'Empereur, si elle leur enlevait une espérance, les délivrait peut-être d'un remords.

Le 15 août, anniversaire de la naissance de Napoléon, sa mère demanda son cadavre à l'Angleterre. Sa lettre, adressée à lord Castlereagh, émeut encore :

La mère de l'Empereur Napoléon vient réclamer de ses ennemis les cendres de son fils... Chez les nations les plus barbares, la haine ne s'étendait pas au delà du tombeau... Mon fils n'a plus besoin d'honneurs, son nom suffit à sa gloire, mais j'ai besoin d'embrasser ses restes inanimés. C'est loin des clameurs et du bruit que mes mains lui ont préparé, dans une humble chapelle, une tombe. Au nom de la justice et de l'humanité, je vous conjure de ne pas repousser ma prière. Pour obtenir les restes de mon fils, je puis supplier le ministère, je puis supplier S. M. Britannique. J'ai donné Napoléon à la France et au monde : au nom de Dieu, au nom de toutes les mères, je viens vous supplier, milord, qu'on ne me refuse pas les cendres de mon fils !

Castelreagh ne sut que répondre ; il ne répondit pas[14].

Marie-Louise apprit son veuvage par la Gazette du Piémont, à l'Opéra de Parme, où, avec Neipperg, elle entendait le Barbier de Séville. La cour de Vienne n'avait pas jugé important de l'avertir. Elle éprouva on l'a mis à tort en doute — l'espèce d'attendrissement, la mélancolie, que permettait sa nature passive et frivole. Elle achevait à ce moment une nouvelle grossesse. Déjà elle avait donné un bâtard à Neipperg. Dans sa vie sans honneur, elle était heureuse. La mort de l'Empereur lui rappelait qu'après l'avoir craint, elle l'avait aimé, et aussi qu'elle n'avait guère attendu pour le trahir. A son amie intime, Mme de Grenneville, elle écrivit

On a eu beau me détacher du père de mon enfant, la mort qui efface tout ce qui a pu être mauvais frappe toujours douloureusement, et surtout lorsqu'on pense à l'horrible agonie qu'il a eue depuis quelques années. Je n'aurais donc pas de cœur si je n'en avais pas été extrêmement émue[15].

La cour de Parme prit le deuil pour trois mois. Mille messes furent commandées à Parme, mille à Vienne. En voiles de veuve, Marie-Louise assista, dans la chapelle de son château de Sala, à un service pour le repos de l'âme de Napoléon[16].

Un soir, vers la fin de juillet, au château de Schönbrunn, un petit garçon de dix ans aux yeux bleus, aux cheveux dorés, voit s'approcher de lui, avec une douceur inattendue, son sous-gouverneur, le capitaine de Foresti. Pour la première fois, il l'entend prononcer le nom de Sainte-Hélène. Respectueux, il dit : l'empereur Napoléon. L'enfant stupéfait le regarde. Voilà des années qu'on évite de parler devant lui de son père, qu'on oppose le silence à ses questions, qu'on cherche à effacer dans son esprit tout vestige de sa vie française. Alors, Foresti lui annonce, avec ménagement, que son père est mort. Il ajoute qu'il s'est éteint sans souffrance, dans les sentiments les plus chrétiens.

L'enfant s'assied près d'une fenêtre et pleure longtemps. Son père, quoi qu'on ait fait pour cela, il ne l'a jamais oublié. Souvent, dans son petit lit, quand il se trouvait à l'abri des regards et des voix, il imaginait son visage, cherchait à se rappeler cet homme pâle, aux belles mains, qui le faisait sauter dans ses bras. A ce frêle souvenir d'enfant que tant d'inimitiés ont assailli, il est demeuré secrètement, gravement fidèle. Il reste fier d'être le fils de Napoléon. Il ne le dit à personne. Voilà des années qu'il se tait, il se taira encore. Mais qu'il a hâte de grandir, de vieillir ! Sa liberté, il ne l'espère que du temps. Plus petit, il disait qu'il voulait être un homme pour aller délivrer son papa... Maintenant que Napoléon est mort, il n'a plus que soi-même à délivrer. Il aura patience ; il attendra...

 

Sir Hudson Lowe quitta Sainte-Hélène le 25 juillet avec sa famille et tout son état-major, à l'exception de Gorrequer. Comme lui, sur la Lady Melville, s'embarquèrent Montchenu et Gars. Lowe, à son arrivée à Londres, fut accueilli froidement. Lord Bathurst lui donna un satisfecit officiel. George IV l'honora d'une poignée de main. Mais il ne reçut grade, croix ni pension, au contraire de ce qu'il espérait. Retombé du grade local de lieutenant général au rang inférieur, il fut nommé au commandement d'un régiment. Ses chefs n'avaient rien à lui reprocher. Il n'avait été que l'exécuteur de leurs ordres. Bon administrateur, il avait parfaitement géré sa petite colonie, la laissait prospère. Mais autour de lui déjà flottait comme une buée sinistre, qui va s'épaissir et où — nous le verrons — le misérable se perdra[17].

Le marquis de Montchenu, fier d'avoir si bien tenu son rôle, demanda à Louis XVIII le cordon rouge et le grade de lieutenant-général. Il n'obtint rien. Il assiégea en vain le ministère. On finit par le mettre à la retraite. Il mourut pauvre et oublié en 1831, sans avoir compris que la monarchie légitime — ingrate au reste par essence, puisqu'elle ne doit rien — ne pouvait le récompenser d'avoir pendant cinq ans fait rire de la France et réduit son activité à suivre le cercueil de l'Usurpateur.

Dès octobre, Bertrand et Montholon regagnèrent Paris[18]. Il n'eût tenu qu'au grand-maréchal de reprendre du service, la Restauration lui ayant rendu son grade. Il préféra, par fidélité, comme par l'effet de son humeur assombrie, se confiner dans sa maison de Châteauroux, au grand regret de Mme Bertrand[19]. Montholon vécut de façon somptueuse à Paris et dans son château de Perrigny. Il s'engagea par malheur dans des affaires industrielles où il engloutit les libéralités de Napoléon[20].

Marchand, selon le vœu de son maitre, avait acheté un petit domaine près d'Auxerre et s'était marié avec la fille du général Brayer, revenu en France après ses aventures sud-américaines. Il demeura en rapports avec tous les commensaux de Longwood et attendit, en bourgeois sage et renté, que la police royale renonçât à voir en lui un factieux.

L'abbé Vignali, dont Marie-Louise n'avait pas voulu pour aumônier, regagna la Corse ou il se fit bâtir, comme le lui avait conseillé l'Empereur, une maison à Ponte Nuovo di Rostino. Il y périra quelques années plus tard, victime d'une obscure vendetta.

Antommarchi partit pour Parme où il essaya vainement d'obtenir audience de Marie-Louise. Neipperg l'éconduisit avec de vagues promesses et lui donna une bague de peu de valeur. A Rome, il vit Fesch, indifférent, puis Pauline et Madame Mère, qui l'interrogèrent avec des larmes sur les derniers moments de l'Empereur. Là encore, Antommarchi tenta de monnayer son dévouement. Défiante ou avertie, la mère de Napoléon se contenta de lui remettre un diamant. Il publia, en 1825, ses Mémoires où, pillant Las Cases et O'Meara, il retraçait avec emphase d'imaginaires conversations de l'Empereur et s'affublait d'un rôle attendrissant. Ils plurent au public et lui rapportèrent de belles sommes. En même temps, il reprenait l'exploitation de l'Anatomie de Mascagni, où il trouva des déboires. Il sera plus heureux dans le négoce par souscription du masque de l'Empereur en 1833. Parti pour l'Amérique, il mourra cinq ans plus tard, de la fièvre jaune, à Santiago de Cuba.

Aly s'était retiré à Sens, sa ville natale, avec sa femme et sa fille. Pierron s'était établi à Fontainebleau, Archambault à Sannois, Chandellier à Ménilmontant, Noverraz et Joséphine en Suisse. Les legs de leur maitre leur assuraient à tous une vie indépendante. Ces humbles gens gardèrent pieusement sa mémoire et vécurent dans son souvenir.

 

La succession de l'Empereur avait donné lieu à d'âpres contestations et à des opérations compliquées. Napoléon avait compté sur la pudeur de Marie-Louise, sur la reconnaissance du prince Eugène pour grossir de quatre millions les sommes existant chez Laffitte et mettre ses exécuteurs testamentaires en mesure d'acquitter intégralement tous les legs.

Eugène, malgré son immense fortune, ferma l'oreille à l'appel de son bienfaiteur. Il agit en comptable strict, montra qu'il avait rendu, même au delà, le dépôt qui lui avait été confié[21] et se renfonça dans sa grasse existence de prince bavarois. Guidée par Neipperg et Metternich, Marie-Louise, non seulement, refusa de se reconnaître débitrice des deux millions que lui avait confiés Napoléon en 1814, mais, au nom de son fils, elle fit opposition aux legs de l'Empereur et revendiqua son héritage[22].

Quant à Laffitte, peu sûr que les exécuteurs testamentaires eussent qualité suffisante pour lui donner valable décharge, il n'était point pressé, d'autre part, de restituer un argent que sa banque faisait travailler. Il fallut plaider. Montholon, fort procédurier, dirigea toute l'affaire. Après maints incidents, Laffitte versa les fonds à la caisse des Consignations, où, ils demeurèrent jusqu'en 1826, date à laquelle, les demandes de Marie-Louise étant repoussées par le gouvernement français, les exécuteurs, après arbitrage de Maret, Caulaincourt et Daru, purent répartir, à proportion des sommes léguées, les trois millions et demi en dépôt chez Laffitte[23].

Le roi de Rome — ou plutôt le duc de Reichstadt — ne reçut pas les legs que son père, avec un si minutieux amour, lui avait destinés. Les exécuteurs testamentaires, et surtout Marchand, multiplièrent cependant les démarches près de Marie-Louise et de l'ambassadeur d'Autriche à Paris, Apponyi. Ils ne furent point autorisés à se rendre à Vienne. Ils durent se borner à remettre à l'ambassadeur les dentelles du Sacre, un bracelet et une chaîne de montre tressée avec les cheveux de l'Empereur.

Tous les autres souvenirs demeurèrent aux mains des exécuteurs en attendant que le prince eût seize ans. A ce moment ils firent une nouvelle tentative. Elle fut repoussée. Le 18 mars 1832, Marchand écrivit directement au jeune homme pour demander la permission de le joindre. Metternich s'y opposa. A quelques mois de là, l'Aiglon allait mourir[24].

Il allait mourir trop tôt pour assister à l'apothéose de son père ; il avait du moins assez vécu pour voir reconquérir l'Europe par les idées, l'âme de Napoléon.

 

En juillet 1822, O'Meara, dont le sang irlandais ne pardonnait pas, avait publié Napoléon en exil ou Une Voix de Sainte-Hélène. Forçant les faits, les conversations, les dates au gré de sa haine, avec un art un peu gros, mais vivant, un sens curieux du dialogue, il faisait le public témoin des trois premières années de la captivité. Il traçait par touches successives un portrait atroce de Lowe et déclarait hautement que le gouverneur ne l'avait fait chasser, lui, O'Meara, que parce qu'il avait dénoncé l'influence pernicieuse du climat de Sainte-Hélène sur la santé de Napoléon. Au-dessus de Lowe, il accusait le ministère britannique. L'ouvrage rencontra aussitôt un succès immense. Éditions, traductions se succédèrent. O'Meara fut célèbre dans toute l'Europe, et dans toute l'Europe Hudson Lowe prit nette figure de bourreau. Au mois d'octobre Emmanuel de Las Cases, alors âgé de vingt-deux ans, vint le provoquer en duel. Depuis son départ de Sainte-Hélène il méditait sa vengeance. Il l'attendit devant sa maison de Paddington, dans la banlieue de Londres, et quand il parut, le cravacha par deux fois en plein visage, Une foule s'amassa, prête à assommer l'agresseur. Mais Emmanuel lui cria : Cet homme a insulté mon père ! Et c'est Lowe qui fut alors menacé. Il ne releva pas le cartel, mais courut chez le juge de paix, tandis que le jeune Las Cases gagnait Brighton et reprenait le bateau pour la France.

Attaqué par toute la presse d'opposition, couvert par un flot de réprobation et de mépris, ne rencontrant plus dans la société, dans les clubs, dans l'armée même que des regards d'insulte, Lowe fait front, car il n'est pas lâche. Il intente un procès à O'Meara pour diffamation et réunit contre lui les témoignages de ses anciens sous-ordres de Plantation. Une erreur de procédure le fait débouter. Bathurst, à qui il a recours, l'abandonne. Lord Liverpool et lui voyaient sans déplaisir l'opinion publique rejeter sur leur agent la responsabilité du traitement infligé à Napoléon. Ils voulurent pourtant éloigner ce bouc émissaire. On lui offrit un poste dérisoire à Antigoa. Lowe refusa. A la fin, pour s'en débarrasser, on le nomma en sous-ordre à Ceylan.

Il y passera de tristes années, si rejeté du monde qu'à beaucoup il faisait pitié. On le mit à la retraite en 1831. Sa femme mourut peu après. Seul et pauvre, il s'établit à Chelsea où il s'éteignit en 1844, parfaitement malheureux.

 

Las Cases était rentré, vers la fin de 1821, en possession des papiers confisqués par Lowe quand il avait quitté Sainte-Hélène. Aidé d'Emmanuel, il reprit sa rédaction, l'amplifia, l'orna de détails romanesques, la larda même de documents truqués ou apocryphes, et à l'automne de 1823, en neuf volumes, la publia sous le titre de Mémorial de Sainte-Hélène. Il est vraiment extraordinaire que la police de Louis XVIII ait laissé éclater non ce brûlot, mais cet ouragan de feu. Les politiques du régime, des plus infatués aux plus fins, pensaient que Napoléon mort, tout ce qu'il incarnait, idées, souvenirs, espérances, était couché avec lui au cercueil. Son fils n'était qu'un archiduc bâtard, ses frères de méprisables aventuriers, ses derniers tenants une poignée de factieux qui se disperseraient d'eux-mêmes, puisqu'ils n'avaient plus de drapeau ni de chef. C'est à cet aveuglement, qui prit la couleur d'un libéralisme dédaigneux, que le Mémorial dut de paraître. Le retentissement en fut immédiat et universel. Malgré son fatras déclamatoire, ses erreurs volontaires, il faisait revivre Napoléon dans ces six années terribles avec un relief saisissant. Il le peignait dans le quotidien de l'exil, à la fois imposant et doux, toujours occupé de la France, glorificateur de son passé, prophète de son avenir, véritable Messie de l'ère heureuse que la coalition des rois l'avait empêché d'ouvrir aux peuples. Rapportant avec attendrissement ses confidences infinies, Las Cases montre Napoléon dans ses débuts, sa montée vers le pouvoir, dans ses affections, ses habitudes, ses idées durant le règne, ensemble soldat et prince, législateur et diplomate, homme et héros. Cette voix échappée de l'abîme où la Sainte-Alliance a cru l'enfermer résonne comme si elle était vivante, avec un accent magistral, un volume inouï. Jamais figure de l'histoire n'a rencontré pareille magie. L'Empereur, laissant son cadavre captif sous la retombée des saules, est revenu parmi ses fidèles ; il est là près d'eux qui respire, bouge ses mains, regarde...

Certains ne croyaient plus qu'il était mort...

Que pouvaient contre pareil sortilège les clients, les séides passionnés de la Restauration ? Victor Hugo avait écrit ces vers que, par la suite, il rachètera par des accents plus dignes de lui :

Il mourut. Quand ce bruit éclata dans nos villes,

Le monde respira dans ses fureurs civiles,

Délivré de son prisonnier !...

Retombé dans son cœur comme dans un abîme,

Il passa par la gloire, il passa par le crime,

Il n'est arrivé qu'au malheur.

Et Lamartine :

Son cercueil est fermé ; Dieu l'a jugé.

Silence ! Son crime et ses exploits pèsent dans la balance.

Que des faibles mortels la main n'y touche plus,

Qui peut sonder, Seigneur, ta clémence infinie ?

Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie

N'est pas une de vos vertus ?

Ces voix agréables au pouvoir n'avaient d'écho que dans les cercles fermés de la Restauration[25]. La foule ne les entendait pas. Elle écoutait, elle reprenait les refrains de Béranger : le Vieux drapeau, les Souvenirs du peuple :

Parlez-nous de lui, grand'mère,

Parlez-nous de lui.

Le 5 mai :

Il fatiguait la Victoire à le suivre ;

Elle était lasse, il ne l'attendit pas...

Le Vieux Sergent :

De quel éclat brillaient dans la bataille

Ces habits bleus par la victoire usés !...[26]

Dans les autres pays, du reste, par l'organe des premiers écrivains, la justice commençait.

Byron, dans l'Age de Bronze, célébrait le grand homme moderne, le nouveau Sésostris, flétrissait le cabinet anglais et saluait O'Meara :

The stiff surgeon who maintained his cause

Hath lest his place and gained the world's applause.

En plein règne du tzar Alexandre, les plus beaux vers de Lermontov et de Pouchkine s'inspiraient de Napoléon. Manzoni, sans peur de Metternich, entonnait

l'hymne funèbre du rassembleur de :

Il fut. Comme à son dernier soupir,

Quand sa grande âme s'exhala,

Son cadavre demeura inerte,

Ainsi le monde à cette nouvelle

Reste immobile, frappé de mort.

Gœthe lut l'ode de Manzoni avec enthousiasme et la traduisit en vers. L'Allemagne entière était secouée. Chamisso composa une sorte de drame : La mort de Napoléon. Un Prussien, Stägemann, écrivait :

Pas un monument ne s'éleva.

Pas un ? C'est bien ainsi.

Un vol d'aigles passe

Et, invisibles,

Les drapeaux d'Austerlitz, de Marengo et d'Iéna

S'inclinent sur la colline de Longwood.

Un Autrichien, Zedlitz, publiait sa fameuse Revue Nocturne, qui seule allait empêcher son nom de mourir.

A minuit, de sa tombe

Le tambour se lève et sort...

Enfin Henri Heine, qui a vu enfant Napoléon passer dans le jardin de Dusseldorf sur un petit cheval blanc, qui a chanté la Marseillaise sur les genoux du soldat Le Grand, et dont les Deux Grenadiers, mis en musique par Schumann, étaient répétés par toute la jeunesse allemande, Heine lançait dans ses Reisebilder, sa célèbre imprécation à l'Angleterre :

A toi appartient la mer, mais la mer n'a pas assez d'eau pour laver la honte que cet illustre mort t'a léguée en expirant... Jusque dans les siècles les plus reculés, les enfants de France rediront la terrible hospitalité du Bellérophon, et quand ces chants d'ironie et de larmes retentiront au delà du détroit, les joues de tous les Anglais honnêtes se couvriront de rougeur. Mais un jour viendra où ce chant se fera entendre et alors il n'y aura plus d'Angleterre. Il sera couché dans la poussière, le peuple de l'orgueil. Et Sainte-Hélène sera le Saint-Sépulcre où les peuples de l'Orient et de l'Occident viendront en pèlerinage sur des vaisseaux pavoisés...

Le poète devançait l'avenir. Mais les esprits sagaces pouvaient déjà mesurer combien il peut coûter à des politiques de n'avoir pas d'avenir dans l'esprit. En le déportant sur cet îlot, en lui refusant son titre, en multipliant autour de lui les précautions vexatoires, en refusant de croire au mal qui le rongeait, le cabinet de Londres avait fait du vaincu un martyr et, clouant Napoléon sur sa croix atlantique, l'avait dressé au faîte du monde comme l'annonciateur d'un Évangile humain de paix, d'ordre et de liberté.

S'il avait achevé ses jours en colon américain ou en propriétaire campagnard, aux environs de Londres, il ne représentait plus rien pour son âge, ni pour la postérité. Il n'eût plus été qu'un Cromwell engraissé et vieilli, un tyran démissionné. Les hommes de 1815 avaient rendu à sa carrière, à sa mémoire, le merveilleux service de le tirer des voies communes. Sainte-Hélène avait fait son désastre sans exemple et sacré. Elle l'avait couché dans une pourpre indestructible que ne lui raviraient plus le temps ni les hommes. Cette fin désolée, c'était sa plus belle victoire. La plus pure : elle n'était due qu'aux prestiges de l'esprit. La plus complète : elle défiait tout retour de fortune. La plus haute : elle n'avait pas été payée du sang des soldats, mais du malheur du chef. Son agonie lavait tout, même les abus de la force, même les fautes, même, s'il en était, les crimes. Napoléon n'était plus qu'une idée resplendissante dont le seul reflet bientôt ferait mourir les rois.

Ah ! qu'il dorme là-bas tranquille, ses belles mains ouvertes au long de l'uniforme, ses idées semées aux quatre vents vont s'essaimer par toute la terre. Ses compagnons de captivité, ses derniers serviteurs, ses anciens soldats sont là pour les ressaisir. Comme il l'avait voulu, comme il l'avait prévu, tout un système politique en naîtra ; il ne vise pas à moins qu'à refondre l'Europe par un achèvement qui ne fut point donné à César vivant, mais qui est promis à César défunt, Ce continent, que Metternich et ses aides ont dépecé, recousu au mieux de leurs intérêts, qu'ils ont ligoté dans les bandelettes fatiguées d'avant 89, il se réveillera tout à coup et, d'un sursaut invincible, rejettera ses monarques peureux. Les nationalités opprimées briseront leurs liens. Allemagne, Italie, Pologne, jailliront de cette aurore. Plus de pays esclaves ; liberté pour les masses comme pour les individus. A la Sainte-Alliance des rois succédera la Sainte-Alliance des hommes, réunis enfin par les mêmes principes d'égalité, de fraternité, de justice. La France, mère de la Révolution, marchera à leur tête. Elle sera la gardienne du nouvel état social, le tuteur des peuples naissants. Idéologie, rêves généreux, peut-être imprudents, fumées. Le temps viendra où leur colonne marchera au-devant des foules qui s'en iront vers des destinées meilleures, les yeux attachés sur Sainte-Hélène comme sur un Sinaï.

 

Dans les derniers temps de son règne, tandis que Charles X, en niais, essayait de ramener la monarchie vers l'impossible droit divin, la légende de l'Empereur, lentement, puissamment, envahit la France. Une fois encore Napoléon revenait. Mais il n'avait phis à craindre de Waterloo. Il était invincible parce qu'il était mort. Assiettes, couverts, bouteilles, chenets, pipes, mouchoirs, bijoux s'ornaient de son effigie. La police pourchassait en vain les colporteurs qui, dans les plus lointaines campagnes, vendaient aux paysans de pauvres lithographies : Les Adieux de Fontainebleau, Le Prisonnier de Sainte-Hélène. Les tribunaux civils et militaires condamnaient en vain les demi-soldes, les carbonari pour des pamphlets, des complots parfois réels, parfois imaginés[27]. Le Petit Tondu, le Petit Caporal, c'est ainsi qu'avec un familier amour, entre eux l'appelaient les soldats. L'ombre impériale obscurcissait la monarchie. Il n'y avait pas de lèvre qui ne tremblât au nom d'Austerlitz. Les deuils avaient passé, on oubliait le despotisme, on ne voyait que la gloire...

Cette énorme poudrière d'idées sauta en juillet 1830. Dans les quelques jours où Paris hésita avant d'offrir la couronne à Louis-Philippe, on put penser qu'il rétablirait l'Empire. Les portraits de Napoléon et de son fils couvrirent les devantures, dans les groupes populaires on ne parlait que de Sainte-Hélène. Des chanteurs de carrefour annonçaient le retour vengeur de Napoléon II. Devant un peuple enthousiaste tous les théâtres jouaient des pièces sur l'Épopée. L'armée préparait des aigles pour surmonter les trois couleurs reconquises. Si l'adolescent de Schönbrunn eût paru sur le pont de Strasbourg, la France entière se fût levée. Il eût passé jusqu'à Paris entre deux haies de vétérans, d'ouvriers, de femmes qui eussent en pleurant baisé ses mains. Mais Metternich ne desserra pas son filet. L'Aiglon demeura dans sa cage. Dès lors, comme l'Empereur l'avait prévu sur son lit de mort, l'intrigue orléaniste devait être plus forte que cette vague d'adoration qui n'avait plus de but visible. Louis-Philippe lestement attrapa la couronne. Par peur du pire, la Sainte-Alliance le reconnut, sans cacher pourtant son mépris.

Son origine et ses dangers l'y obligeant, la royauté nouvelle voulut être nationale, Elle se réclamait du droit populaire de 178g et de Napoléon. L'une des premières ordonnances du gouvernement rétablit sur la colonne Vendôme la statue de l'Empereur. Quand l'ex-roi Jérôme apprit la nouvelle à Madame Mère, maintenant aveugle et impotente, joignant les mains, elle fondit en larmes et plusieurs fois on l'entendit murmurer : L'Empereur va revenir à Paris ! Louis-Philippe et ses ministres, pourtant, ne voulaient pas aller si loin, Environnés d'abîmes, entre la révolution et la guerre, ils mesuraient leurs pas. Ils firent repousser les pétitions demandant que les cendres de Napoléon fussent réclamées par la France[28]. Cependant le roi recevait privément la reine Hortense. On achevait l'Arc de Triomphe ; les fonctionnaires, les généraux de l'Empire reprenaient, en rangs serrés, grades, honneurs et places. Bertrand, rappelé à l'activité, commandait l'École Polytechnique, en attendant d'entrer, comme Las Cases, à la Chambre des députés. Montholon était réintégré dans les cadres de l'armée. Gourgaud devenait lieutenant-général et aide de camp du roi.

Les années passèrent. Tandis que Napoléon demeurait sur son volcan, visité seulement des voyageurs des mers orientales, le bruit de son nom occupait la terre et grandissait au point que tout devenait obscur et muet près de lui.

Après tant de traverses, Louis-Philippe s'assurait enfin sur le trône. Les républicains étaient matés. Les bonapartistes nantis se ralliaient à la monarchie citoyenne. Le roi de Rome avait disparu. Les frères de l'Empereur se laissaient oublier. Joseph vivait en épicurien à Londres. Lucien se murait dans ses villas italiennes, Louis à Florence coulait des jours podagres. Jérôme prodiguait les courbettes aux Tuileries pour rentrer en France avec pension. Tous avaient désavoué, presque avec violence, tant leur repos leur importait, l'imprudent neveu, fils d'Hortense, dont en. 1836, à Strasbourg, ils avaient vu avorter le coup d'Etat.

Un petit avocat remuant qui, en préparant son Histoire du Consulat et de l'Empire, s'était pénétré d'une admiration sincère pour Napoléon, Adolphe Thiers, était devenu, en 1840, principal ministre de Louis-Philippe. Il craignait que l'opinion française, déçue par nos échecs d'Orient, ne tombât dans l'ennui, danger des régimes prospères. Il rêvait de dorer la royauté de Juillet des reflets du soleil d'Austerlitz, de la hausser aux yeux de la France et de l'Europe en lui incorporant un admirable souvenir. Il proposa à Louis-Philippe de rapatrier le cercueil de Napoléon. Le roi hésita longtemps. Il se méfiait. Chez un peuple nerveux, un tel rappel des fastes passés n'irait-il pas réveiller trop d'ardeurs ? Chaque année on voyait, pour le 5 mai et le 15 août, s'allonger par les rues de Paris des files d'anciens grognards qui venaient déposer des fleurs au pied de la Colonne. Thiers insista. A la fin Louis-Philippe céda. Le 1er mai 1840, comme les ministres venaient le féliciter à l'occasion de sa fête, il dit à Thiers :

— Monsieur Thiers, vous désirez faire rapporter en France les restes de Napoléon, j'y consens. Entendez-vous à ce sujet avec le cabinet britannique. Nous enverrons Joinville à Sainte-Hélène.

Le lendemain, Thiers invitait Guizot, ambassadeur à Londres, à présenter à lord Palmerston, la requête du gouvernement français *. Guizot fit la grimace : son cœur froid n'avait jamais battu pour Napoléon. Déférant à un ordre qu'il trouvait absurde, il fut trouver le vicomte Palmerston.

Le vicomte Palmerston n'était point sentimental. Voilà, écrivit-il avec ironie à son frère, une demande bien française. Mais il se hâte de l'accueillir, d'autant qu'il est en train de nous jouer en Orient. Dans la lettre où il charge son ambassadeur de notifier à Thiers que l'Angleterre accède, il compte que la promptitude de sa réponse sera considérée comme un témoignage du désir du gouvernement britannique d'éteindre jusqu'aux derniers restes de ces animosités nationales qui, pendant la vie de l'Empereur, maintinrent en armes les deux nations. Plus de général Buonaparte. L'Empereur, tout court. Dix-neuf ans ont bien changé les formes, sinon les visées, de l'oligarchie anglaise Aussitôt, le 12 mai, le ministre de l'Intérieur, M. de Rémusat, monte à la tribune de la Chambre et dépose une demande de crédits

— Le Roi, dit-il, devant l'étonnement des députés, car le secret a été gardé, a ordonné à S. A. R. Mgr le prince de Joinville de se rendre avec une frégate à l'île de Sainte-Hélène pour y recueillir les restes mortels de l'empereur Napoléon, Nous venons vous demander les moyens de le recevoir dignement sur la terre de France et d'élever à Napoléon un tombeau[29].

Un applaudissement presque unanime éclate. Le bon M. de Rémusat, tassé dans sa redingote noire, malgré ses précautions de ministre, a ranimé par un seul nom la grandeur française.

La Commission nommée pour examiner le projet le trouve mesquin et le déborde. Elle propose d'envoyer à Sainte-Hélène une escadre, elle demande que Napoléon soit inhumé sous le dôme des Invalides, sans que jamais un autre mort, si glorieux soit-il, y vienne dormir à son tour.

Quand le débat s'ouvre devant l'Assemblée, Lamartine se dresse. Plus que les politiques de métier, un poète voit clair

Cette divination d'un homme, ne risque-t-elle pas de mener la France à la guerre ou à la tyrannie, de la livrer aux bras de prétendants ou d'ambitieux ?

Et il s'écrie :

Souvenez-vous de graver sur son monument la seule inscription qui réponde à la fois à votre prudence et à votre enthousiasme, la seule qui soit faite pour cet homme unique et pour l'époque où vous vivez :

A Napoléon, seul.

 

Il fait rejeter les conclusions de la Commission. On s'en tiendra au plus modeste projet ministériel.

Du premier jour, Louis-Philippe avait désigné son troisième fils, Joinville, pour diriger l'expédition. Ce marin de vingt-trois ans, barbu et joyeux, ne se montra point autrement satisfait. Il lui coûtait d'aller chercher à bord de sa frégate l'ennemi des Bourbons. On lui adjoignit, au titre de commissaire du gouvernement, le jeune comte de Rohan-Chabot, secrétaire d'ambassade à Londres. Comme ils l'avaient fait dans son désastre, ceux qui survivaient des compagnons de l'Empereur furent invités à venir entourer leur maître dans son retour triomphal. Tous sauf Montholon. Réfugié à Londres, au côté de Louis-Napoléon, il s'embarquait dans une autre aventure, qui le conduirait à la folle équipée de Boulogne et à la prison de Ham. Sauf Las Cases aussi, infirme, aveugle et bien près de sa fin[30]. Son fils Emmanuel, à présent député et conseiller d'État, le remplacerait. Bertrand avait aujourd'hui soixante-sept ans. Sa femme était morte[31]. Blême, cassé, triste et las, il vivait retiré à Châteauroux, inquiet des folies de ses fils. Il demanda d'emmener le cadet, Arthur, et avant le départ remit au roi l'épée d'Austerlitz. Gourgaud avait vieilli ; ses favoris grisonnaient. Mais il portait toujours haut la tête. Il avait gardé son caractère emporté, droit et jaloux. Ce retour de l'Empereur l'enivrait. Il souleva aussitôt des questions de préséance et ne voulut céder le pas qu'à Bertrand.

Marchand les rejoignit à Toulon où se préparaient les deux navires désignés pour l'expédition. La frégate la Belle-Poule et la corvette La Favorite. L'ancien valet de chambre de Napoléon atteignait maintenant la cinquantaine. Pour paraître sans trop de désavantage près des deux généraux, il avait revêtu l'uniforme de lieutenant d'état-major de la garde nationale. Ce fut lui qui donna à la commission nommée par Thiers pour veiller aux apprêts du voyage, les indications les plus utiles, qui prit soin avec sa piété ancienne des cercueils et des ornements funéraires qu'on allait emporter.

Antommarchi, O'Meara, Buonavita et Vignali étaient morts. Le docteur Gaillard et l'abbé Coquereau furent choisis pour les remplacer. Avec eux partirent Aly, Pierron, Archambault, Noverraz et Coursot.

Une chapelle mortuaire avait été construite sous le faux-pont de la Belle-Poule entre le carré des officiers et le panneau de la cale. Elle était entièrement revêtue de velours noir clouté d'argent. Le vieil évêque de Fréjus, Mgr Michel, vint la bénir le 22 juin. Il bénit aussi les deux navires et les équipages. Le 6 juillet le prince de Joinville assista au dîner offert à la préfecture maritime aux membres de la mission. Toute la ville était illuminée. Le lendemain, vers le soir, les vaisseaux mirent à la voile.

 

 

 



[1] Ce fut en effet sur la cassette de l'Empereur que toutes les dépenses funèbres (draperies, luminaire, deuil des domestiques anglais, gratifications aux soldats qui portèrent le corps, etc.) furent payées. L'Angleterre ne tourna que le cercueil.

[2] Une somme de 18.060 francs, portée sous le titre : Décompte de M. Antommarchi (Procès-verbal du 18 août 1821). Y étaient peut-être compris quelques mois de traitement arriéré.

[3] Soit 145.000 francs.

[4] A Londres, les Bertrand s'établirent d'abord à Leicester Square, chez Brunet, puis dans une maison d'Edward Road. Ils y furent très recherchés. Par contre Montholon par ses airs dictatoriaux, écrit lady Jermingham, déplut aux Anglais.

[5] Statesman. Courier, 4 juillet ; Times, 5 juillet ; London Gazette, 7 juillet. Le Sun du 5 juillet relatait, en le désapprouvant, l'incident soulevé la veille à l'assemblée générale de la Compagnie des Indes où un nommé Lowades avait osé se féliciter de la nouvelle : Les plus fortes marques de réprobation, écrivait le rédacteur du Sun, se firent alors entendre de toutes parts.

[6] En province la nouvelle fut connue surtout par une sorte de circulaire officielle donnant, sans commentaires, un extrait du Courier du 4 juillet : Bonaparte n'est plus ; il est mort le samedi 5 mai à six heures du soir d'une maladie de langueur qui le retenait au lit depuis plus de quarante jours.

Il a demandé qu'après sa mort son corps fût ouvert, afin de reconnaître si sa maladie n'était pas la même que celle qui avait terminé tes jours de son père, c'est-à-dire un cancer dans l'estomac. L'ouverture du cadavre a prouvé qu'il ne s'était pas trompé dans ses conjectures. Il a conservé sa connaissance jusqu'au dernier moment et il est mort sans douleur.

(Pièce aimablement communiquée par Mme Léouzon le Duc.)

[7] La Foudre du 20 juillet : Sa mort n'a plus été qu'une nouvelle comme les autres. On en a parlé deux ou trois jours comme de la pluie et du beau temps. Aujourd'hui, ou n'y pense plus.

[8] Le Constitutionnel, 11 juillet. Il ajoutait : Ne craignons pas de le dire, le prisonnier de Sainte-Hélène sera compté parmi les grands hommes.

[9] Fesch avait même intercepté des lettres d'O'Meara à Madame, l'informant de l'état de Napoléon que, par Buonavita et Gentilini, arrivés au début de mai en Angleterre, il savait désespéré. (F. Masson, Napoléon et sa famille, XIII, 192.) Le rôle de Fesch, dans ces dernières années, fut inepte autant qu'odieux.

[10] L'on n'a pas bien traité l'abbé Buonavita, écrira Pauline à Planat le 11 juillet, car maman lui a demandé si véritablement il avait vu l'Empereur ; le pauvre homme si affectionné a été bien peiné. Je le mène avec moi à Frascati, car on ne lui donnera pas un sou.

Buonavita devait survivre douze ans à Napoléon. Il ne se fixa ni à Rome ni en Corse, mais, poussé par son humeur voyageuse, s'en fut à l'île Maurice où il devint vicaire de la paroisse de Saint-Louis. Il mourut aux Pamplemousses le 2 novembre 1833 âgé de 81 ans. (Renseignements recueillis par M. Olivier Taigny, qui a relevé son épitaphe au cimetière des Pamplemousses).

[11] Cette scène a été si vive que je me suis brouillée à ne revoir jamais le cardinal.

[12] 11 juillet. Elle écrivait le 15 à Montholon : Je n'ai consulté que mon cœur en faisant cette démarche, car je suis loin d'être comme je le voudrais, mais j'espère que mes forces me soutiendront pour prouver à l'Empereur que personne ne l'aime autant que moi.

[13] Ce document est émouvant et peu connu :

Malgré l'incertitude où je suis si cette lettre vous parviendra comme tant d'autres, je dois à moi et à vous-même de vous faire connexe l'état de votre mari... Tentez tous les moyens qui sont en votre pouvoir. L'aumônier qui vient d'arriver le laissa, le 17 mars dernier étendu sur un sopha, parlant de vous et de son fils, et, malgré son grand caractère, disant que si on ne se dépêche pas de le tirer de là, on ne tarderait pas à apprendre la fin de ses jours...

Je prie Dieu qu'il vous conserve et, s'il vous reste encore quelque souvenir de moi, de la mère de Napoléon, agréez l'assurance de mon attachement.

MADAME MÈRE,

Rome, 14 juillet 1821.

[14] Le 21 septembre, les exécuteurs testamentaires de l'Empereur écrivirent à lord Liverpool pour réclamer le corps de Napoléon. Il leur fut répondu verbalement par l'ambassadeur d'Angleterre à Paris que le gouvernement britannique ne se regardant que comme le dépositaire des cendres de Napoléon Bonaparte, il les rendrait à la France dès que le cabinet de S. M. T. C. lui en témoignerait le désir.

En mai 1822, les exécuteurs testamentaires s'adressèrent en vain à Louis XVIII pour demander  l'inhumation de Napoléon à Ajaccio.

[15] Correspondance de Marie-Louise, 228, A la duchesse de Montebello, elle se confie dans le même ton : J'ai été très secouée et affectée, car j'aurais dû être une insensible pour ne pas me rappeler que le défunt ne m'avait jamais fait que du bien dans tout Ici peu de temps que j'avais passé avec lui... (20 octobre 1821.)

[16] Par ordre de Neipperg, on ne prononça pas son nom. Le clergé le désigna par la formule : époux de notre duchesse : Sur le sarcophage, écrivit Neipperg à Metternich, il n'y avait aucune espèce d'emblème ni d'ornement qui auraient pu rappeler le passé (31 juillet 1821). Cf. Octave Aubry, la trahison de Marie-Louise, 73.

[17] Déjà il recevait des rebuffades, des affronts. Lady Holland refusa de le voir pour ne pas avoir à lui parler de Napoléon. Il me serait pénible, lui écrivit-elle, de garder quelque contrainte en parlant du traitement qu'il a reçu du gouvernement anglais et de ses conséquences sur sa santé et sa vie, et il serait également pénible pour vous d'entendre les vives expressions dont je pourrais me servir. (Inédit, Lowe Papers, 20.133.)

[18] Montholon y était autorisé par la loi d'amnistie du 25 juin 1821. Bertrand, toujours sous le coup d'une condamnation capitale prononcée par contumace, écrivit au Roi pour lui demander la permission de rentrer en France. Louis XVIII fit répondre qu'il était disposé à l'amnistier, mais qu'il devait se mettre d'abord à la disposition du ministre de la Justice. Bertrand et Montholon débarquèrent à Calais le 19 octobre 1821.

[19] Il passait parfois quelques jours à Paris dans l'hôtel qui lui avait été donné autrefois par Napoléon (52, rue Chantereine). Surveillé par la police, il n'y recevait guère que les compagnons de la captivité, évitait tout luxe, tout bruit.

[20] Il fut déclaré en faillite en 1829. Réhabilité en 1838, mais toujours poursuivi par ses créanciers, il vécut en Angleterre où il entra dans l'intimité du prince Louis-Napoléon qu'il devait suivre dans sa tentative de Boulogne. Il s'était en fait séparé du sa femme qui, retirée à Montpellier, y mourra subitement en 1847 et sera déposée dans la crypte des Pénitents Bleus. On peut l'y voir encore dans son cercueil vitré, en coiffure noire et robe à volants.

[21] Il avait reçu 800.000 francs. En tenant compte de la consolidation de la pension Gourgaud, il avait payé 812.765 francs.

[22] Ses prétentions par la voie diplomatique ne cesseront qu'en juin 1833, époque où elle renonça à la succession de Napoléon. Elle renouvela sa renonciation le x8 mai 1837. (Archives du Ministère des Affaires étrangères, Vienne, vol. 404. Archive far Œsterreichische Geschichte, H. Schlitter, tome LXXX.)

[23] Exactement 3.418.785 francs qui, accrus des intérêts, montèrent à 3.786.121 francs, Montholon toucha alors 1.351.298 francs, Bertrand 285.514 francs, Marchand 248.572 francs. Les domestiques de Longwood furent payés presque intégralement (94 %). On ne tint pas compte des legs portés dans les codicilles.

En 1553, Napoléon III chargea une Commission d'examiner la situation résultant du partage de 1826. 8 millions furent demandés aux Chambres, 4 millions pour payer le solde des legs particuliers, et 4 millions pour les legs collectifs. Les héritiers de Montholon, mort en 1853, reçurent encore 667.282 francs, ceux de Bertrand, mort depuis 1844, 522.967 francs, Marchand toucha 213.980 francs. Les 4.000.000 destinés aux legs collectifs furent distribués entre les survivants du bataillon de Vile d'Elbe, les blessés de Ligny et de Waterloo, les vieux soldats de 1792-1815. 400.000 francs furent donnés à la ville de Brienne et 300.000 à Méry.

[24] Après sa mort, survenue le 22 juillet 1832, les exécuteurs testamentaires remirent aux mains du général Arrighi, duc de Padoue, mandataire de Madame Mère, la plupart des objets qui leur avaient été confiés par l'Empereur pour son fils. Lors du règlement de la succession de Madame Mère, ils furent partagés entre ses enfants. Le lavabo de l'Élysée et un des lits de camp de Sainte-Hélène échurent a Caroline. C'est celui sur lequel Napoléon était mort. Il fait aujourd'hui partie des collections du prince Murat. L'autre lit, sur lequel le corps de l'Empereur fut exposé, acheté en 191r par M. Edw. Tuck a été donné par lui à Malmaison. Le grand nécessaire de l'Empereur et la veilleuse d'argent appartiennent à la princesse de La Moskowa, née Bonaparte. Les vases et ornements de la chapelle, avec de nombreuses reliques de la captivité, sont à Bruxelles, chez le prince Napoléon.

[25] Chateaubriand à ce moment même s'était tu. Casimir Delavigne dédia au mort de Sainte-Hélène sa Onzième Messénienne dont Victor Hugo reprit plus tard le thème dans l'Expiation. Auguste Barbier maudira le Corse aux cheveux plats. Mais Vigny, Musset même, sous leur royalisme, frémiront d'un enthousiasme involontaire en écrivant son nom.

[26] Toutes ces pièces s'échelonnent de 1820 à 1823. Victor Hugo publiera en 1825 les Deux Iles où déjà perce l'admiration, et en 1827 une première Ode la Colonne, prélude à ses grands hommages lyriques d'après 1830.

[27] Poursuites contre Béranger, contre Paul-Louis Courier, contre Barthélemy et Méry. Procès Fabvier, Caron, Berton, des quatre sergents de La Rochelle. Affaire de La Bidassoa...

[28] 7 octobre 1830-13 septembre 1831. Victor Hugo data du 9 octobre 1830 son poème A la Colonne, d'un ton tout nouveau :

... Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles...

Nous y convierons tout, Europe, Afrique, Asie,

Et nous amènerons la jeune poésie

Chantant la jeune liberté...

En août 1832, quelques semaines après la mort du roi de Rome, il écrira Napoléon II. Enfin en 1837 il publiera les vers : A l'Arc de Triomphe de l'Étoile, les plus nobles qu'il ait dus à l'inspiration napoléonienne.

[29] Louis-Philippe dira à Apponyi : Tôt ou tard, cela aurait été arraché par les pétitions. J'ai mieux aimé octroyer. Il n'y a pas de danger. La famille est sans importance. (Princesse de Liéven à Guizot, 21 mai.) Au fond le gouvernement s'était engagé dans cette grave affaire avec légèreté, sous la poussée de l'opinion.

[30] Il devait mourir cieux ans plus tard.

[31] En 1836.