SAINTE-HÉLÈNE

SIXIÈME PARTIE. — LE TRIOMPHE DE NAPOLÉON

 

CHAPITRE PREMIER. — LA MORT.

 

 

LE capitaine Crokat avait fait élever le signal prévu depuis longtemps pour annoncer à Plantation House que le général Bonaparte était en danger imminent. Aussitôt Hudson Lowe monta à cheval avec Reade et Gorrequer et se dirigea vers Longwood. Près d'arriver, il fut rejoint par un dragon porteur d'un morceau de papier, où Arnott avait écrit au crayon :

Il est mourant. Montholon demande que je ne quitte pas son chevet. Il désire que je le voie rendre le dernier souffle[1].

Lowe s'installa à New House et attendit l'événement[2].

Rideaux relevés, le lit de l'Empereur avait été écarté du mur et mis debout, face à la cheminée, pour qu'on pût en approcher mieux. Pour la première fois depuis bien des jours, les fenêtres étaient demeurées ouvertes et la pièce baignait dans la lumière. Napoléon, qui l'avait tant craint dans sa maladie, ne paraissait pas la sentir couler sur son visage couleur d'ivoire et que seul un faible hoquet faisait remuer. Il était couché sur le dos, cuisses écartées et talons joints, le bras gauche allongé contre son flanc, la main droite pendante. Antommarchi, avec une éponge, lui humectait les lèvres. Il essayait souvent soit au poignet, soit au cou, de trouver le pouls. Les pieds, les jambes étaient froids.

La matinée fut brumeuse, mais vers onze heures le soleil écarta les buées. La chaîne verdoyante de Diane parut et le sévère profil de High Knoll, et la mer qui resplendissait[3].

Mme Bertrand, mordant son mouchoir et penchant son profil chevalin, Bertrand, en uniforme, culotte blanche, hautes bottes, grand cordon et croix, Montholon, sa figure étirée par la fatigue, Marchand, vêtu de noir, modeste, silencieux, utile, désolé comme un fils, entouraient le lit. Arnott, dans sa longue lévite bleue, se tenait derrière Antommarchi placé au chevet. Aly, Coursot, Chandellier, Archambault, Noverraz, Mmes Saint-Denis et Noverraz s'étaient groupés de chaque côté de la cheminée. L'abbé priait dans la salle à manger convertie en chapelle et dont la porte restait ouverte. Le silence était tel qu'on entendait son murmure et aussi le battement de la petite pendule dorée placée sur la table de nuit, à la droite de l'Empereur.

A tour de rôle, les assistants allèrent manger dans la cuisine, puis revinrent à la hâte au salon.

Dans l'après-midi, les quatre enfants Bertrand furent introduits. Ils se mirent à pleurer. L'émotion fut trop forte pour le jeune Napoléon ; il s'évanouit. On les emmena au jardin.

La journée s'écoulait sans changement sensible[4]. Après trois heures, Arnott envoya à New House ce billet :

Le pouls ne peut plus être perçu au poignet. La chaleur quitte la surface du corps, mais il peut durer encore quelques heures[5].

Sur le châssis d'une des fenêtres, de petites colombes de l'espèce particulière à Sainte-Hélène, plumage d'argent, pattes roses et nues, s'étaient posées et roucoulaient. Un serviteur voulut les écarter ; elles revinrent ; deux d'entre elles demeurèrent jusqu'au soir. Au loin la forteresse de High Knoll devenait plus sombre. Le soleil baissait. La mer, frappée par ses rayons obliques, semblait une étendue de métal. La glace placée sur la cheminée reflétait le ciel éclatant. Tous les yeux restaient attachés sur le petit lit d'Austerlitz. Le hoquet de l'Empereur s'était espacé. Son haleine s'embarrassait. Par instants, on croyait ne plus l'entendre. Ses yeux s'étaient renversés sous les paupières supérieures et ne montraient plus qu'un ovale aveugle. Antommarchi tâtait d'un doigt la carotide et faisait un signe. Arnott crayonna un troisième bulletin.

5 heures 30. Il est plus mal. La respiration est devenue plus courte et plus difficile.

Les flammes du couchant rougirent le miroir. Qui mourrait le premier, du soleil ou de Napoléon ? Ce fut le soleil. Soudain la lumière passa. Tout devint blême. L'astre venait d'entrer dans l'océan[6]. Le coup de canon d'Alarm Signal remua l'air. Nul ne bougeait dans la chambre où les visages étaient devenus presque obscurs. Seuls semblaient blancs, d'une blancheur effrayante et pareille, les draps, le front, les mains de l'Empereur. Dix très longues minutes passèrent dans cette angoisse. La subite nuit des tropiques tomba. Quelqu'un fit un mouvement pour aller dans la salle à manger chercher une lampe. A ce moment, Antommarchi se pencha vers Napoléon. Il se releva et inclina la tête. Sans un tressaillement, sans un murmure, l'Empereur venait de mourir. Une légère écume suinta sur ses lèvres. Il était cinq heures cinquante et une minutes.

Quelqu'un, Mme Bertrand peut-être, arrêta la pendule, tandis qu'Arnott envoyait à Lowe par Crokat, un dernier petit carré de papier où il avait tracé ces mots : Il viens d'expirer[7].

 

Il y eut comme une explosion de sanglots chez les amis et les serviteurs de Napoléon. Tous, même ceux qui lui étaient le moins attachés, qui le voyaient le moins souvent, qui avaient le plus souhaité de partir, se sentaient étrangement faibles devant ce simple arrêt d'un cœur. Les larmes ruisselaient sur tous les visages, Même Arnott s'essuya les yeux. Bertrand le premier s'approcha, et, mettant le genou en terre, baisa la main du héros.

Montholon l'imita, puis à leur tour et dans l'ordre de leur emploi, tous les serviteurs. Puis les femmes et les enfants Bertrand que leur mère avait rappelés...

Antommarchi avait fermé les yeux de l'Empereur. Il reposait, calme, sans une crispation, une sorte de léger sourire sur la bouche sans couleur. La barbe qui avait poussé ces derniers jours couvrait le menton et les joues d'une cendre...

 

Lowe accourt de New House. Montholon qui le reçoit lui exprime le désir qu'il attende quelques heures afin que la chambre mortuaire soit mise en état décent, le corps lavé et changé de lit. Le gouverneur répond qu'il est indispensable que les docteurs Shortt et Mitchell soient immédiatement admis pour constater le décès[8]. Montholon y consent. Il est décidé qu'Arnott ne quittera pas le cadavre pendant la première nuit[9].

Cependant Bertrand, Montholon, Marchand et Vignali passent dans le parloir pour dresser les procès-verbaux constatant la mort de l'Empereur, la remise du testament et des codicilles à Montholon, l'apposition des scellés[10]. Montholon cachette la lettre que l'Empereur lui a dictée pour annoncer son décès et l'envoie au gouverneur. Puis les trois exécuteurs testamentaires rentrent au salon pour recevoir les médecins anglais. Le lustre a été allumé, Tous les Français sont présents, rangés à droite et à gauche du lit.

Shortt et Mitchell entrent, accompagnés de Crokat. Ils soulèvent le drap, palpent légèrement le corps, puis se retirent, corrects et froids, Marchand, Aly et sa femme restent seuls avec Arnott près de l'Empereur à qui Antommarchi a mis une mentonnière. Les autres rentrent chez eux. L'abbé, dans la pièce voisine, prie. La nuit est silencieuse et noire[11]. Les factionnaires ont été retirés. Pas d'autre bruit qu'un murmure de feuilles et, presque sans arrêt, le cri perçant, stridulé du grillon. Les trois serviteurs, assis sur un canapé, causent à voix basse. Souvent ils regardent la forme étendue. Mme Saint-Denis berce sa petite fille, âgée d'un an. Soudain Marchand prend l'enfant dans ses bras et, allant vers le lit, lui fait toucher de la bouche la main inerte.

Quand minuit a sonné, en présence de Bertrand et de Montholon réveillés, Marchand, Aly, Pierron et Noverraz procèdent à la dernière toilette[12]. Le corps lavé à l'eau de Cologne, la barbe rasée, est transporté sur le second lit de campagne qu'on place entre les deux fenêtres du salon, à la même place que le lit de mort. Le drap étendu sur lui laisse le visage à découvert. Antommarchi change la mentonnière. Vignali couche sur la poitrine le crucifix d'argent envoyé par Madame Mère, et sur lequel, songeant à son fils, elle avait peut-être collé ses vieilles, tristes lèvres. La plupart des meubles ont été enlevés. De chaque côté du chevet, on dispose de petites consoles sur lesquelles vont s'allumer les girandoles de la chapelle.

Napoléon à présent, comme si la mort le rendait à sa jeunesse, a retrouvé son visage de Premier Consul. Sans un cheveu gris, sans une ride, son teint est mat et chaud, plus clair que dans la vie, Il ne semble pas avoir plus de trente ans. La clarté des bougies plaque sur sa face où un peu de couleur est remontée aux pommettes, une sereine lumière. Sa bouche, dit Marchand, légèrement contractée, donnait à sa figure un air de satisfaction.

L'abbé, Arnott et Pierron achèvent la nuit.

 

A l'aube, on reçoit avis que le gouverneur a quitté Plantation pour monter à Longwood. Se promenant la veille au soir devant sa résidence avec Gorrequer et le jeune médecin Henry, comme ils parlaient de Napoléon, Lowe leur disait :

— Eh bien ! messieurs, ïl a été le plus grand ennemi de l'Angleterre, et aussi le mien, mais je lui pardonne tout, A la mort d'un grand homme comme lui, nous ne saurions éprouver que recueillement et regret.

Mots qui le peignent entier, dans son manque de tact, sa vanité absurde, et jusque dans l'involontaire respect qui n'a jamais pu quitter les fonds de cette âme incertaine.

Lowe arrive vers sept heures le dimanche 6 mai, escorté par l'amiral Lambert, le général Coffin, Montchenu, Dors, cinq médecins[13] et plusieurs officiers. Ils sont reçus par Bertrand et Montholon. Tous les Français sont présents. Hudson Lowe s'avance lentement vers le lit, suivi par Montchenu. Il attache ses yeux sur cette face majestueuse, puis il dit au marquis, à mi-voix, sans oser prononcer cette fois les mots de général ou de Bonaparte :

Le reconnaissez-vous ?

Le commissaire de France et d'Autriche penche la tête :

— Oui, je le reconnais.

Ils gardent le silence quelques instants. Derrière eux les officiers anglais — qu'ils aient été jusque-là indifférents ou hostiles — frappés par la noblesse du gisant, demeurent droits, immobiles, pénétrés d'admiration[14]. Hudson Lowe, talons réunis, salue. Tous l'imitent. Ils défilent un à un devant le lit et sortent à la suite du gouverneur.

Montholon, prenant pouvoir du fait que l'Empereur Pa nommé en premier son exécuteur testamentaire, a depuis la mort pris le pas sur Bertrand qui boude et s'efface. Il ordonne de tout. C'est lui qui dans le parloir communique à Lowe le codicille où Napoléon souhaitait de reposer en France. Le gouverneur répond que la question a été prévue depuis 1817 par lord Bathurst[15] et que l'inhumation doit avoir lieu dans l'ile, avec les honneurs militaires dus à un officier général anglais.

Montholon l'informe ensuite que l'Empereur a demandé qu'on l'autopsiât. Lowe n'a point d'ordres qui s'y opposent[16]. Il décide que l'opération aura lieu à deux heures après-midi.

Avant de se retirer, Lowe propose à Antommarchi l'aide du docteur Burton pour mouler le visage du défunt, Antommarchi la décline, disant qu'il ne lui faut que du plâtre. Burton part à cheval pour en chercher à Jamestown. Arnott, Crokat, l'enseigne Ward, le capitaine Marryat[17] autorisés par Montholon, dessinent des croquis de l'Empereur. Le commissaire Denzil Ibbetson en fait même une rapide peinture.

 

Une grande table à tréteaux avait été dressée dans le parloir, recouverte d'un drap. On y déposa le corps, Bientôt se présenta sir Thomas Reade, envoyé par Lowe pour assister à l'autopsie. Montholon, écrira Reade[18] le même jour dans son rapport à Lowe, n'a soulevé aucune objection, mais au contraire a dit qu'il pensait fort utile et convenable qu'un officier fût venu au nom du gouverneur. En conséquence je me suis rendu avec le major Harrison et l'officier d'ordonnance dans la pièce où gisait le corps. Étaient présents à ce moment le comte Bertrand, le comte Montholon, M. Vignali, Marchand, Pierron et Aly, les docteurs Shortt, Mitchell, Arnott, Burton, Henry, Rutledge et — pendant une partie seulement de la séance — Mr. Livingstone, chirurgien au service de la Compagnie des Indes. Le professeur Antommarchi était l'opérateur[19].

Pendant la première partie de l'opération, rien ne parut arrêter l'attention de MM. les médecins, excepté l'extraordinaire quantité de graisse qui couvrait presque toutes les parties de l'intérieur sous la poitrine, mais particulièrement dans la région du cœur qui était littéralement enveloppé de graisse[20].

En ouvrant la partie basse du corps, où se trouve le foie, ils découvrirent que l'estomac avait adhéré au côté gauche du foie, le premier organe étant très malade. MM. les médecins, immédiatement et à l'unanimité, ont exprimé la conviction que l'estomac était la seule cause de la mort. L'estomac fut enlevé et on me le montra. Il paraissait pour les deux tiers en un horrible état, couvert de substances cancéreuses, et à une courte distance du pylore il y avait un trou par où l'on pouvait passer le petit doigt.

Le foie fut ensuite examiné. Au moment où l'opérateur le prit, le Dr Shortt observa qu'il était grossi (enlarged). Tous les autres praticiens furent d'opinion différente, notamment le Dr Burton, qui combattit l'opinion du Dr Shortt avec chaleur. Le Dr Henry fut de l'avis de Burton. Le Dr Arnott dit qu'il n'y avait rien d'anormal dans l'apparence du foie ; il pouvait être gros, mais certainement pas plus gros que le foie d'un homme quelconque de l'âge du général Bonaparte. Le Dr Mitchell dit qu'il n'y voyait rien d'extraordinaire et Mr Rutledge dit que certainement il n'était pas enflé. Malgré ces observations, le Dr Shortt persista en disant : Il est enflé. Ceci me frappa au point que je m'avançai et observai aux médecins qu'il m'apparaissait comme très important qu'ils se missent d'accord pour donner une prompte et décidée opinion sur le réel état du foie et je recommandai un soigneux et nouvel examen. Le Dr Shortt ne fit plus d'observation, mais tous les autres me confirmèrent leur premier jugement. A ce moment le foie était dans la main de l'opérateur et, sur mon désir apparent de le voir de près, il prit immédiatement son couteau et l'ouvrit d'un bout à l'autre, en disant : Il est bon, parfaitement sain et n'a rien de particulier. Il observa en même temps que c'était un gros foie. Cette réflexion n'apparaissait pas avoir le même sens que ce qu'avait dit le Dr Shortt que le foie était grossi. Il y a une grande différence entre un gros foie et un foie qui a grossi. Je fis cette observation au Dr Burton et au Dr Arnott qui approuvèrent...

 

Cette autopsie brutale, où les opinions s'affrontent devant le cadavre béant, où un carabin pérore en découpant comme à l'étal les viscères de Napoléon, l'a prouvé : l'Empereur a péri du même mal que son père[21], un ulcère probablement cancéreux de l'estomac dont l'évolution, longtemps insoupçonnée, s'est précipitée vers la fin. Bertrand ni Montholon n'en doutent, comme en a témoigné Reade[22]. Cependant l'honnête Shortt n'avait pas tort, il y avait enflure du foie. Napoléon était bien, comme l'avaient diagnostiqué O'Meara, puis Stokoë, et en dépit du scepticisme d'Antommarchi, de la dénégation violente et intéressée de Lowe, atteint d'hépatite chronique[23]. Depuis des années, avec du reste de longues accalmies, il souffrait du foie comme aussi de fièvres paludéennes. Il n'en était point mort. Il n'était mort que de l'ulcère. Comme le disait Shortt[24], il y aurait succombé sur le trône de France comme à Sainte-Hélène. Mais sa marche avait été incontestablement hâtée par la moiteur de l'île, — on sait combien les contrées humides sont favorables au cancer — et aussi par la dépression morale qui, à partir de 1819, accabla l'Empereur. Napoléon, en outre, avait été soigné de façon absurde, quasi criminelle. Les pauvres officiers de santé qui l'assistèrent, depuis O'Meara jusqu'à Antommarchi et Arnott, par l'abus de drogues mercurielles, lui corrodèrent l'estomac et l'intestin.

L'autopsie s'acheva vers quatre heures. Antommarchi, fort en train et qu'aucun respect ne bridait, aurait voulu pratiquer l'examen du cerveau. Bertrand et Montholon le lui interdirent[25]. Écœurés, ils y voyaient une inutile profanation. Le professeur recousit donc le corps à l'aiguille, en présence de Reade et de plusieurs des médecins[26].

Montholon et Marchand[27] ont prétendu que Lowe s'était opposé à l'embaumement du corps. Il n'en fut pas question[28]. Quand le cadavre fut lavé, Antommarchi en prit toutes les mesures, qu'il dictait à l'abbé Vignali. Puis Marchand et Aly l'habillèrent : caleçon, gilet de flanelle, bas de soie, culotte de casimir, gilet blanc, cravate de mousseline surmontée d'un col noir retenu par une boucle, habit de colonel des chasseurs à cheval de la garde impériale, épaulettes d'or, bottes, éperons, épée, chapeau à trois cornes, orné de la cocarde tricolore, plaque et cordon de la Légion d'Honneur et les deux croix de la Légion et de la Couronne de fer. Ces soins achevés, l'Empereur fut porté dans sa petite chambre, tendue de noir et éclairée par tout le luminaire de la maison. L'autel était dressé. Revêtu d'un surplis et d'une étole, l'abbé s'y agenouilla. Les serviteurs couchèrent Napoléon sur son lit, recouvert du manteau bleu de Marengo. Sa tête enfonçait dans un oreiller. Sur sa poitrine était le crucifix. Son visage avait gardé son léger sourire. Ses mains, blanches et molles, semblaient vivantes. Au chevet se tenait Bertrand, au pied Montholon et Marchand. Antommarchi, Arnott, Rutledge et les serviteurs en habit noir étaient rangés en haie le long des fenêtres, laissant ainsi un étroit passage pour admettre la foule des visiteurs.

De toute l'île ils accouraient comme six ans plus tôt, à Plymouth... Le chemin de Longwood n'était qu'une file de soldats, marins, colons, indigènes, surpris et émus par la nouvelle que le grand prisonnier venait d'échapper à sa prison. Des femmes, des enfants les accompagnaient. Beaucoup portaient leur veste de travail, certains, venus de très loin, ruisselaient de sueur. Le capitaine Crokat régla leur défilé qui ne s'acheva qu'à la nuit. Les officiers du 20e et du 66e passèrent d'abord, puis les sous-officiers, les hommes de troupe et des équipages, puis la population civile. Ils gardèrent tous un profond silence. Plusieurs avaient apporté des fleurs qu'ils déposèrent devant le lit : arums blancs, lis de la lune, hibiscus. Un soldat dit à son petit garçon qu'il tenait par la main :

— Regarde bien Napoléon. C'est le plus grand homme du monde.

Quelques-uns s'agenouillèrent et tracèrent sur le front de l'Empereur un signe de croix.

Au soir, Crokat prit congé des Français. Lowe l'envoyait sur le Héron porter à lord Bathurst la nouvelle de la mort de Napoléon et le procès-verbal d'autopsie.

Ce document, dressé par Shortt, avait déplu au gouverneur. Il contenait en effet cette phrase : Le foie était peut-être un peu plus volumineux qu'il n'est habituel. Argument pour ceux qui voudraient soutenir que Napoléon était mort d'une affection du foie, due au climat. Aussi pesa-t-il de tout son pouvoir sur Shortt pour lui faire modifier sa rédaction. Excédé, le docteur recopia son procès-verbal et supprima les mots incriminés[29]. Antommarchi refusa de le signer, non qu'il en désapprouvât l'esprit ni les termes, mais parce que la rédaction ne lui en avait pas été soumise.

Deux ou trois serviteurs veillèrent le mort avec l'aide-chirurgien Rutledge. Le lendemain matin, l'abbé Vignali dit la messe, puis le défilé des habitants recommença pendant plusieurs heures. Il fut interrompu pour la prise du masque funèbre que l'état du corps ne permettait plus de différer.

Le docteur Burton n'avait pu se procurer à Jamestown, le 6, même une petite quantité du plâtre de Paris qui seul convient à ces opérations. Un enseigne lui indiqua que dans un îlot situé au sud-est de Sainte-Hélène, George Island, se trouvaient des cristaux de gypse. La nuit, Burton, avec quelques matelots, monta sur une chaloupe et, par une mer périlleuse, accosta le récif. A la lueur des torches il recueillit ce qu'il put de gypse et, revenu à la ville, le calcina et le broya assez adroitement pour recueillir une quantité suffisante d'un plâtre gris, semblable à l'argile, mais qui pourrait servir au moulage. Il ne perdit pas un instant pour l'apporter à Longwood.

A la vérité, des essais avaient déjà été tentés pour prendre l'effigie de l'Empereur. Arnott, le premier, s'était servi de la cire de bougies. Antommarchi, à la demande de Mme Bertrand, semble avoir essayé ensuite avec le mauvais plâtre dont il disposait à Longwood. Mais la matière était trop poreuse et il renonça. Enfin, dans la nuit du 6 au 7, les serviteurs laissés près du corps durent s'ingénier en secret pour obtenir une empreinte avec du papier de soie délayé dans du lait de chaux.

Quand Burton arriva, il y avait quarante heures que l'Empereur était mort. La décomposition commençait. Les chairs du visage affaissées faisaient saillir les os de la face. Les pommettes, le nez qui tombait, les lèvres qui s'entr'ouvraient sur la blancheur des dents, le menton rentré lui prêtaient un aspect lointain, tragique.

En voyant la poudre obtenue par Burton, Antommarchi se récria. Il était vain, prétendait-il, de tenter un nouveau moulage. Sur la prière de Mme Bertrand, Burton répliqua qu'il essayerait néanmoins. On dégagea le cou de l'Empereur. Noverraz de nouveau le rasa, avec précaution, et lui coupa les cheveux sur le front et les côtés. Burton couvrit d'abord de plâtre la face. L'expérience réussit. Ce premier creux enlevé, Burton moula la partie postérieure de la tête soutenue par Archambault. Cette fois Antommarchi aida son confrère anglais[30].

On ne pouvait renouveler l'opération en raison de l'état de la peau qui, par endroits, s'enlevait. On ne pensa pas à prendre le moulage, pourtant plus facile, des belles mains. L'habillement du mort fut rajusté. Il faisait très chaud. Pour le préserver des mouches qui venaient par essaims, on lui couvrit le visage d'une mousseline.

La mise en bière ne pouvait être retardée davantage[31]. Dans la soirée, trois cercueils arrivèrent, le premier en fer-blanc, le second en acajou, le troisième en plomb[32].

Sous la surveillance de l'aide-chirurgien Rutledge, le corps de Napoléon fut descendu par ses serviteurs dans le premier cercueil dont le fond et les parois étaient capitonnés de satin blanc. La tête reposa sur un oreiller de même étoffe. On dut retirer le chapeau, la bière étant trop courte, et le placer sur les cuisses. Lowe avait défendu, malgré tant d'instances, que les viscères de Napoléon fussent portés, selon son vœu, en Europe. Rutledge enferma le cœur dans une boite ronde à éponges, en argent, empruntée au petit nécessaire de l'Empereur. Il la remplit d'esprit de vin et la ferma avec un shilling qu'on souda. L'estomac fut placé dans une poivrière d'argent sans aucun moyen pour empêcher la putréfaction. Les deux vases furent déposés dans le cercueil avec une saucière, une assiette, un couvert d'argent timbrés aux armes impériales, six doubles napoléons, quatre napoléons, une monnaie d'argent de France, deux doubles napoléons d'Italie.

Les Français entouraient la bière. Comme le plombier allait assujettir le couvercle, Bertrand souleva la main de l'Empereur et la serra dans les siennes.

Le cercueil fut glissé dans l'enveloppe d'acajou, puis dans celle de plomb. On établit le tout sur des tréteaux, à l'intérieur du lit, dont on avait enlevé les sangles et le matelas. Sur la triple bière, deux fois soudée et dont Lowe pouvait être bien sûr que Napoléon ne s'échapperait plus, on étendit encore le manteau de Marengo.

Le lendemain 8 mai, Vignali célébra la messe des morts, à laquelle assistèrent les Français et quelques Anglais catholiques. Un quatrième cercueil d'acajou, qui n'avait pu être achevé la veille, était arrivé ; l'on y renferma les trois autres et l'on fixa le couvercle par des vis d'argent. Les visiteurs furent de nouveau admis et tous ceux qui n'avaient pu voir l'Empereur sur son lit de mort vinrent — quelle que fût leur confession — jeter sur sa bière l'eau bénite.

 

Le creux du masque, en deux morceaux, était demeuré à sécher sur la cheminée du salon. Burton alla au camp pour ne revenir que le jour d'après, fixé pour les obsèques. Il ne devait plus retrouver le moule de la face. Mme Bertrand l'avait distrait avec la complicité d'Antommarchi et, malgré ses véhémentes réclamations, il ne resta à Burton que l'empreinte du crâne et de la nuque[33].

Chamailleries cyniques. Burton, parce qu'il avait pris le moulage, n'en avait pas acquis la propriété. Le masque de Napoléon ne pouvait appartenir qu'à sa famille ou à la France. Mais Antommarchi et Mme Bertrand n'en agirent pas moins de façon indélicate avec le docteur anglais, à qui dans la suite ils ne donnèrent pas même une épreuve d'un souvenir si précieux et qui sans lui n'eût pas été conservé.

Cette empreinte obtenue si tard, avec de si piètres matériaux, par un Anglais indifférent, peut toutefois contenter notre envie de saluer des yeux les traits de l'Exilé. Mais pour le voyageur, il est un autre masque encore, celui-là plus digne de Napoléon. Et par un singulier miracle, ce masque, c'est Sainte-Hélène elle-

même qui le présente, c'est elle qui l'a secrété. La forme du Barn, cette montagne couleur de bronze qui borne à l'est le plateau de Deadwood, frappa-t-elle en ce temps l'esprit des Français ? On ne sait. Leurs mémoriaux n'en témoignent pas[34]. Elle dresse à une échelle sans mesure l'effigie de Napoléon. La ressemblance arrête le cœur tant elle est précise et terrible. Gigantesque figure de proue, la face tournée vers la mer australe, les yeux clos, la bouche entrouverte par un léger sourire... Au-dessus du front bombent les cornes du chapeau. Le cou immense — rien n'est long comme le cou d'un mort — plonge dans l'océan qui le couvre toujours de linges d'écume. Tel que l'Empereur fut sur son petit lit, le soir du 5 mai, tel il est là, et pour toujours, sculpté depuis l'aube du monde par les jeux du volcan, de l'inexorable alizé, de la pluie. Même une âme sèche tremblera de penser que dès ses premiers jours de Longwood, il ait pu s'y reconnaître et sur le prodigieux oreiller des roches voir son dernier visage — qui l'attendait...

 

Les travaux entrepris dès le 6 pour l'établissement de la tombe s'achevèrent dans cette journée. Lowe, avis pris de Montholon, avait fait creuser la fosse dans la minuscule vallée du Géranium que Napoléon avait désignée — en dernière hypothèse-- pour sa sépulture.

Près de deux saules qui mêlaient leurs branches, non loin de la fontaine qui depuis cinq ans lui avait donné son eau, une sorte de grande cuve fut pratiquée dans l'argile. Elle fut intérieurement revêtue de maçonnerie de deux pieds d'épaisseur, vrai cachot funèbre qui pourrait défier toute tentative d'enlèvement. Pas plus que le cercueil, la tombe ne devait recevoir de nom. Montholon demandait qu'on y inscrivît :

Napoléon

Né, à Ajaccio le 15 août 1769

Mort à Sainte-Hélène le 5 mai 1821

Lowe exigeait qu'on ajoutât Bonaparte. Qu'en un tel instant il ait contesté aux derniers amis de son prisonnier le droit de rédiger l'écriture funèbre, le perce et le condamne. Car si prévoyant que fût Bathurst, il n'avait point prévu jusque-là Les Français décidèrent de laisser la pierre nue. C'était mieux. Napoléon n'avait pas besoin de quelques lettres sur une dalle pour que le monde se souvint de lui.

 

Le matin du 9 mai, l'abbé Vignali officia une dernière fois devant la bière de l'Empereur. Le gouverneur et l'amiral suivis de leurs états-majors, Montchenu, Dors et les notables de l'île, en vêtements de deuil, attendaient pendant ce temps, groupés sur la pelouse, devant la véranda. Depuis la pointe du jour toutes les troupes de Sainte-Hélène étaient sous les armes.

A midi, douze grenadiers du 206 entrèrent dans la chapelle ardente. Ils soulevèrent à grand'peine le pesant cercueil et le mirent sur leurs épaules. Ils passèrent par le parloir, descendirent en fléchissant le petit degré et gagnèrent le char mortuaire, orné de crêpes qui stationnait dans la grande allée, attelé de quatre chevaux[35]. Ils y déposèrent leur charge, qui fut couverte d'un velours violet et du manteau militaire sur lequel Bertrand plaça son épée.

Le cortège se mit en marche. Précédaient le char l'abbé Vignali, en ornements sacerdotaux, accompagné par Henri Bertrand qui portait le bénitier et l'aspersoir. Puis Antommarchi et Arnott. Les chevaux du corbillard, au pas, étaient conduits par des soldats en guise de postillons ; les douze grenadiers marchaient de chaque côté. Les coins du poêle étaient tenus devant par Marchand et Napoléon Bertrand, derrière par le grand-maréchal et Montholon, tous deux en grand uniforme. Après eux venaient le cheval préféré de l'Empereur, Scheick, conduit par Archambault, le personnel de Longwood et, dans le phaéton, conduit par ses domestiques, Mme Bertrand avec Hortense et Arthur. Ensuite précédés par une double file de midshipmen de l'escadre, chevauchaient le gouverneur, l'amiral, le général, le commissaire de France et de nombreux officiers. Toute la garnison de l'île, environ trois mille hommes, armes renversées, les musiques jouant de place en place un air grave, formaient une haie sur le côté gauche de la route, en allant vers Hutt's Gate. Les drapeaux claquaient au vent. Mais ils portaient, en lettres d'or, des noms néfastes : Minden, Talavera, Orthez. A mesure que le char les dépassait, les soldats prenaient place, deux par deux, à la suite du convoi. Le canon du Vigo, ancré dans la rade, tirait de minute en minute. Une batterie de quinze canons, postée à Hutt's Gate au-dessus du chemin, lui répondait.

Dans une lumière admirable, lentement, le cortège suivait autour du noir Bol à Punch les méandres que Napoléon, dans les premiers mois de sa captivité, avait si souvent parcourus pour aller voir Bertrand. Alors il était plein encore d'illusions et d'espérances. Il ne croyait pas que Sainte-Hélène le garderait... Au loin, l'anneau de la mer, presque fermé, cernait l'horizon. Sur toutes les pentes, au bord des précipices élevés, au sommet des roches, entre les aloès et les cactus, parfois installés dans les arbres, Chinois en surtout bleu, nègres demi-nus, Indiens à turban, métis dans leurs habits de cotonnade, la population entière regardait passer le convoi de l'homme mystérieux et formidable dont tous avaient tant parlé, mais que la plupart n'avaient jamais vu. Cette pompe, la plus fastueuse qu'on pût déployer sur l'îlot atlantique, était pauvre pour Napoléon. Du moins elle n'était pas dérisoire. Il s'en allait vers son repos dans un bruit militaire et un universel respect. Il y avait beaucoup de cœurs serrés, des larmes sur maints visages. Ces ennemis, ces indifférents, ces pauvres gens de peau noire ou jaune, étaient tous bien sûrs que quelqu'un d'immense venait de mourir.

Au tournant de Hutt's Gate, lady Lowe et miss Johnson, vêtues de deuil, qui attendaient dans une calèche, se joignirent au cortège, A un quart de mille plus loin, il fit halte. Les troupes se formèrent en bataille au-dessus de la route. Vingt-quatre grenadiers, pris dans tous les régiments de Sainte-Hélène, se relayèrent huit par huit pour porter le cercueil par le sentier abrupt qu'en ces trois jours le génie avait ménagé dans le ravin. Tout le monde avait mis pied à terre ; officiers, femmes, colons, enfants, suivaient sans ordre. Arrivés près de la tombe, dont le pourtour était tendu de noir, ils se massèrent en silence dans le vallon.

Le cercueil fut déposé près de la fosse. Bertrand prit l'épée et Montholon le poêle de velours. Trois décharges de mousqueterie éclatèrent, répercutées par les échos. Les canons de l'escadre et des ports tiraient, tandis que l'abbé Vignali récitait les dernières prières. Lowe demanda au grand-maréchal et à Montholon s'ils désiraient parler. Ils refusèrent. Alors, au moyen d'une chèvre, l'énorme bière fut soulevée et descendue dans le caveau. Une grande dalle le couvrit, qui fut cimentée avec soin. Au loin déjà s'éloignaient les fifres des compagnies qui s'étaient reformées sur la route et regagnaient leurs quartiers. Ce son mélancolique, né sur les bruyères du Nord, jusqu'à son dernier jour l'Empereur l'avait entendu de sa petite chambre, qui sonnait la retraite du camp de Deadwood.

Les Français cueillirent quelques branches de saules et remontèrent vers Longwood. Aussitôt après la foule se rua sur les arbres et les dépouilla. Tous voulaient en emporter un rameau. Hudson Lowe, mécontent, donna aussitôt des ordres pour qu'une barrière interdît l'accès du vallon et qu'un poste de douze hommes, commandés par un officier, s'y tînt en permanence[36]. Abrité dans sa guérite, un factionnaire monta la garde auprès de l'Empereur comme s'il avait été vivant.

 

A leur retour à Longwood, les Français se sentirent désemparés. Malgré leur deuil sincère, au fond d'eux-mêmes ils avaient d'abord éprouvé un soulagement. La mort de l'Empereur leur rouvrait la France. Ils pourraient enfin penser à eux-mêmes, ils reverraient leurs familles, ils étaient délivrés.

Mais ils avaient trop vécu de leur maître, de son air, de sa pensée. Depuis trop d'années ils s'étaient absorbés en lui. Leur esprit, leur cœur gravitaient autour de Napoléon. A présent qu'il leur manquait, ils se trouvaient inutiles, abandonnés, vides. Sa mort les faisait orphelins. Ils allaient par ces chambres pleines encore de sa présence, par ces jardins qu'il avait aimés. Ils s'arrêtaient dans les endroits qu'il fréquentait le plus, ceux où il se reposait habituellement, ils croyaient l'apercevoir. Accoutumés à parler bas pour ne troubler ni son sommeil, ni son travail, ni sa rêverie, ils n'osaient plus élever la voix.

La maison remise en ordre, Montholon s'occupa de dresser l'acte d'inhumation que Bertrand et Marchand signèrent. Le lendemain, Lowe fit connaître qu'il avait ordre de procéder à l'inventaire de ce que laissait Napoléon, On s'y attendait. Il vint accompagné de lady Lowe, qui demanda courtoisement qu'on lui permît de voir les appartements habités par l'Empereur. Tous les effets, vêtements, linge, armes, argenterie, vaisselle, avaient été préparés dans le salon. Assisté par Reade et Gorrequer, le gouverneur les examina. Les boites d'acajou cachetées par l'Empereur furent ouvertes et il en vit le contenu. Il admira le service de Sèvres, les nécessaires et, parmi les tabatières, celle qui était destinée à lady Holland. Bertrand et Montholon montrèrent ce qu'ils voulurent des papiers de l'Empereur : dictées sur ses campagnes, aide-mémoires de sa main, morceaux de papier sur lesquels Napoléon avait écrit au crayon des indications sur les livres à lire pour ses travaux. Enfin ils lui donnèrent connaissance du premier codicille[37] et des inventaires annexés. Lowe les autorisa à procéder à l'exécution provisoire des dispositions de l'Empereur[38].

Cependant lady Lowe visitait les pièces où il avait vécu. Elle fut étonnée de leur pauvreté. Tant que Napoléon respirait, sa présence empêchait de voir les murs étroits, le mobilier modique. A présent la misère de Longwood éclatait.

Quoi qu'on en ait dit, Lowe alors fut conciliant, Il était persuadé qu'on ne lui présentait qu'une façade et que beaucoup de choses échappaient à son contrôle, Il ferma les yeux, ne réclama pas le testament. Aussi bien était-il lui-même des premiers atteint par la mort de Napoléon. Avec son prisonnier il perdait une responsabilité écrasante, mais aussi la grasse et plaisante petite vice-royauté qui flattait son orgueil, son goût d'autorité et qui, pendant cinq ans, lui avait permis une vie dispendieuse. Comme les Français, après eux, il allait repartir pour l'Europe. Quelle position y trouverait-il, quel commandement lui donnerait-on ? Il était désemparé, Peut-être aussi éprouvait-il dans sa conscience —  quoiqu'il se crût bien sûr d'avoir accompli son devoir envers sa nation — une impression indistincte, mais pénible, qui ressemblait à un remords. Il n'avait jamais voulu croire à la maladie de Napoléon, et celui-ci venait de succomber après une douloureuse agonie. Il ne pensait point — l'autopsie l'avait démontré, croyait-il, — que le climat ni la réclusion fussent pour rien dans sa mort. Mais il était mort trop jeune, il était mort trop tôt. Assurément cette mort lui serait un jour reprochée, les partisans de Napoléon lui imputeraient à crime ses rigueurs.

Ce n'était point le moment d'y ajouter par une inquisition inutile, par une attitude trop rogue vis-à-vis de gens qui, d'ici à peu de jours, allaient échapper à sa surveillance, et dès lors pourraient parler, écrire, l'accuser.

Ainsi adouci, il était encore poussé vers la complaisance par les façons nouvelles des Français, leurs égards, leurs avances, leur désir manifeste de s'accommoder avec lui. Mme Bertrand avait dit à l'amiral Lambert que Napoléon avait recommandé au grand-maréchal de faire la paix avec le gouverneur[39]. Était-ce vrai[40] ? Les Bertrand, comme Montholon, n'étaient-ils pas surtout désireux, en s'accordant avec Lowe, de faciliter leur départ de Sainte-Hélène et leur séjour en Angleterre, quand ils y auraient débarqué ? En tous cas Lowe se précipita sur les mains offertes. Il envoya Reade dire à Mme Bertrand qu'il était très sensible à l'intention de son mari d'oublier le passé et qu'il se trouvait dans les mêmes dispositions[41]. Le lendemain, Bertrand et Montholon se présentèrent à Plantation House pour une visite officielle, Lowe rendit la politesse sans délai. Il y eut ensuite déjeuner, dîner chez le gouverneur, avec les personnes en vue de la colonie. Il y eut même deux soirées qui furent très gaies. On pensera qu'à quelques jours de la mort de l'Empereur, ses derniers compagnons montrèrent ainsi une inconcevable légèreté[42].

Avec le commissaire du roi de France, de qui ils attendaient des services encore plus importants, leur conduite fut pareille. Montholon ne se contenta pas de flagorner, comme d'habitude, Montchenu, il lui fit des confidences pétries de mensonge et de vanité ; sa joie d'être le principal héritier de Napoléon, son mépris des Bertrand, sa préoccupation de se rendre agréable à Louis XVIII en vue de sa rentrée en France, s'enchevêtraient. II inventa que Napoléon lui avait fait brûler, deux ou trois jours avant sa mort, quantité de papiers qui concernaient la France. L'Empereur aurait dit alors : Vous avez tout écrit, ainsi vous devez vous rappeler tout ce qu'ils contenaient. Vous et moi sommes de trop bons Français pour vouloir que les étrangers mettent le nez dans nos affaires. Tout ce que ie vous ai confié ne peut être dit qu'au Roi ou à mon fils.

Jamais Napoléon n'a parlé ainsi. C'est du Montholon : il se met aux ordres du Roi. Mais Montchenu, aveuglé par les attentions — on l'a invité à déjeuner à Longwood —, croit tout, et dans son rapport aux Tuileries il recommande avec instance les compagnons de l'Usurpateur[43], en particulier Montholon. C'est un homme de beaucoup d'esprit, écrit-il, qui a de grands matériaux entre les mains dont je ne répondrais pas qu'il ne fit un très mauvais usage. Comme il dit avoir une immense fortune, je crois que c'est un homme à caresser. Il est en outre phis aisé de le surveiller — lui et sa femme qui est une bien autre tête — en France que dans l'étranger. Et il ajoute :

Du reste, ils sont tous enchantés de cet événement, qui les délivre d'une grande servitude et de plus ils pourront dire l'avoir servi jusqu'au dernier moment[44]...

C'est vrai. Les premiers jours passés, la vie les a repris dans sa roue ; ils ne sont plus qu'a leurs préparatifs. Le 14, les exécuteurs testamentaires avaient fait le partage des effets, des manuscrits, des livres, de l'argent de l'Empereur[45]. Chacun empaquette, emballe, cloue, dans un entrain né de l'activité physique[46]. Quelques-uns, presque chaque jour, se rendent à la Tombe. Mme Bertrand y a planté des géraniums, des pensées, des tubéreuses. Mais ils ont hâte de quitter l'île, ils pressent Lowe de leur fournir un bâtiment[47].

Un navire à provisions, le Camel, a abordé le 10 à Jamestown, venant du Cap et doit repartir deux semaines plus tard pour l'Europe. Ils s'y embarqueront. Déjà Longwood avait pris l'aspect des lieux qu'on va quitter. Plus de livres sur les rayons, de cartes sur les tables, de cadres sur les murs. Les pièces étaient devenues cruellement sonores. N'y restaient que les meubles, propriété du gouvernement anglais et dont le tapissier Darling dressa un inventaire détaillé, les compagnons de l'Empereur étant autorisés à emporter seulement ce qui était venu de France.

 

Le 26 mai, les Bertrand, Montholon, l'abbé et tous les domestiques, petite troupe noire, quittèrent Longwood. Ils emmenaient avec eux Samba, le chien de l'Empereur. Silencieux, ils gagnèrent l'avenue qui menait au corps de garde, maintenant déshabité, puis la route de Hutt's Gate tant foulée par leurs pas. A chaque courbe, ils s'arrêtaient pour voir encore, sur le plateau, devant son bois de gommiers, l'humble bâtisse au toit taché d'eau et que battait le vent. Les vitres étincelaient au soleil. Ayant contourné le Bol à punch, ils descendirent une dernière fois vers la tombe de l'Empereur. Lowe l'avait fait ceindre d'une grille, empruntée à celle qui devait entourer New House et qui avait irrité l'Empereur. N'ayant point servi à sa prison, elle servait à sa sépulture. On déposa autour d'elle quelques bouquets des fleurs qu'il avait préférées ; immortelles du jardin de Marchand, fleurs de la Passion de la tonnelle, des giroflées, des violettes.

Ici l'air était serein. Quelques pins, des chênes jaunissants, les saules faisaient songer à un vallon de France.

Un piquet de soldats rendit les honneurs. Mais la vraie sentinelle, la seule qu'on vit était la mer. Éternelle compagne de l'Insulaire, à la hauteur des yeux, entre les monts couleur de rose sèche, elle élevait son mur de cobalt ou d'argent. On se croyait au fond d'une vasque, d'un cratère couronné par le flot ; il fallait lever la tête pour retrouver la liberté du ciel. L'abbé Vignali bénit la dalle encore une fois. Mme Bertrand et ses enfants à genoux priaient. Les visages étaient pâles. Le grand-maréchal remit son chapeau et reprit le sentier, suivi des autres.

Ayant dépassé Alarm Flouse, ils contemplèrent encore Longwood dont ils étaient séparés maintenant par un gouffre. Ils descendirent par les lacets, longèrent les terrasses heureuses des Briars. Là aussi ils s'arrêtèrent. Le pavillon où avait habité Napoléon était ouvert, il en sortait des voix d'enfants. La cascade tombait, grossie par les pluies récentes, de son rocher en forme de cœur. Marchand et Aly qui avaient été le plus mêlés à la vie de l'Empereur dans les premiers mois soupirèrent.

Les Français comptaient partir le jour même. Mais leurs bagages étaient trop nombreux et pesants ; on ne put les arrimer tous. Lowe pria les Bertrand, Montholon, l'abbé et Antommarchi à Plantation. Le dîner fut brillant, magnifique[48]. Le gouverneur et lady Lowe se montrèrent des plus prévenants[49]. Le lendemain, ils accompagnèrent leurs hôtes au port. Montchenu, avec Dors, s'y trouvait. Il demanda la permission d'embrasser Mme Bertrand. Quoique sa mission fût terminée, il ne s'embarquait pas avec ses compatriotes. Le Camel lui paraissait trop incommode. Puis il ne se souciait point, aux yeux de sa cour et tout près d'en recevoir rétribution, de paraître trop lié avec la suite de Napoléon. Les notables de l'île, depuis le révérend Boys jusqu'à la bonne Miss Mason, descendue de son cottage, saluèrent les Français comme ils montaient en canot. Pour Ille leur départ, avec la diminution de garnison qu'il commandait, était une catastrophe. Aussi, quoiqu'ils ne se fussent guère fait aimer, emportaient-ils beaucoup de regrets.

Le Camel était un affreux bachot, instable, étroit et d'une saleté merveilleuse. Il servait d'habitude au transport des bestiaux. Les exilés furent déçus en y embarquant, mais la joie du retour faisait passer sur tout.

A trois heures, le vent s'étant levé, le capitaine mit à la voile. Jusqu'au crépuscule, accoudés au bordage, les Français regardèrent reculer et décroître les falaises noires qui avaient enfermé six de leurs années. Jamestown, son château, ses maisons, son église disparurent d'abord. Ils virent longtemps à droite la forme hostile de High Knoll et devant eux la tache claire d'Alarm House qui dominait l'abîme où ils laissaient Napoléon. Ils n'y reviendraient jamais sans doute, croyaient-ils, ils ne reverraient pas la combe verte où le plus grand chef de guerre, après un tel fracas de gloire, avait trouvé l'abri d'une indicible paix. Repu d'injustice, las de la peur et de l'admiration des hommes, il allait s'y dissoudre, veillé par l'océan, la solitude et le silence, seuls harmonieux à sa grandeur. Autour de sa tombe lourdement scellée, au creux de cette vallée si douce, il n'y aurait plus de haine, comme il n'y avait plus de vent. Le bruit fragile de la source, du ruisseau qui en naît, caché par les feuilles de bronze des arums, des chants d'oiseaux, de ces gros merles noirs et blancs, venus de l'Inde et qui, perchés sur les cornes des buffles, se balancent à leur marche, de ces moineaux de Java qui, la plume cendrée avec une collerette, ont l'air de petites sœurs grises, c'est tout ce qui bercerait le sommeil du vainqueur d'Arcole, du vaincu de Waterloo...

Ils ne pouvaient détacher leur vue de l'énorme amas de roches qui, peu à peu, s'enfonçait dans les vagues... Mais le soir tombait. Sainte-Hélène ne fut plus qu'une ombre entre des ombres. Les yeux se brouillèrent à la chercher. Et la nuit, tout à coup, noire et sans astres, l'engloutit.

 

 

 



[1] Arnott à Crokat (Collection F.-G. di Guiseppe). Ce billet non daté doit avoir été envoyé à l'officier d'ordonnance vers sept heures du matin.

[2] Lowe informa aussitôt l'amiral Lambert (9 heures du matin). Il ajoutait en post-scriptum : Ayez la bonté d'apprendre au marquis que je ferai faire immédiatement un signal s'il meurt. Ce sera le signal n° 3. (Lowe Papers, 20.133. Inédit.)

[3] Quoi qu'on ait répété jusqu'ici. Par exemple, Forsyth (III, 287) : Un violent ouragan souffla sur l'île... Tandis que la tempête faisait rage et hurlait, il semblait que l'esprit des orages chevauchait sur les rafales pour annoncer au monde qu'une formidable puissance s'enfonçait dans l'obscur abime de la nature. Et Frémeaux (337) : Une pluie inexorable tombe depuis la veille... Comme pour accentuer de sa voix l'horreur du moment, le vent du sud-ouest souffle en tempête, hurle sur le haut plateau nu, où parmi les gommiers aux bras décharnés se dresse la maison tragique. Tout cela fait partie de la littérature romanesque amassée autour de la captivité. En réalité, si les jours précédents avaient vu tomber une pluie presque constante, la journée du 5 mai fut belle et lumineuse, comme en témoignent l'Annual register et Saint-Helena for 1821, et aussi la tradition orale unanime des habitants de l'île.

Il n'y a du reste jamais d'orage à Sainte-Hélène. C'est une des curiosités du lieu. Un certain Wm. Carrol qui vivait dans l'île au temps de Napoléon a écrit sur la marge d'un exemplaire de Forsyth : This is all false. W. C. (Communiqué par M. Kitching, secrétaire du gouvernement de Sainte-Hélène.)

[4] Aly (280-281). Son récit est le plus sûr que nous ayons de la fin de l'Empereur. Antommarchi a, une fois de plus, dénaturé la vérité en notant : Tiraillements spasmodiques arqués de l'épigastre et de l'estomac, profonds soupirs, cris lamentables, mouvements convulsifs qui se terminent par un bruyant et sinistre sanglot. La vie s'éteignit peu à peu chez Napoléon, sans mouvement et, semble-t-il, sans souffrance. Arnott, Aly et Marchand en témoignent de façon catégorique.

[5] Lowe, à trois heures trois quarts, transmit ce bulletin à l'amiral Lambert (Lowe Papers, 20.133). A cinq heures, ce dernier, près de qui se trouvait Montchenu, écrivit au gouverneur : Le marquis désire voir le corps aussitôt après le décès. Je lui ai proposé d'attendre au matin, mais comme il est probable que tout peut être fini avant notre arrivée, nous allons partir tout de suite pour ne pas monter à Longwood dans l'obscurité. Nous resterons en attendant au corps de garde. (Lowe Papers, 20.123, inédit.)

[6] Le 5 mai, le soleil se couche exactement à 5 heures 40 minutes. (Annual Register of Saint-Helena for 1821.)

[7] He has this moment expired. (Arch. Arnott.) Le gouverneur, toujours minutieux, écrivit au bas : Reçu à 6 heures.

[8] Lowe Papers, 20.133. L'officier d'ordonnance Crokat avait déjà été introduit près du lit mortuaire. Il avait salué le corps avec respect.

[9] Lowe envoya Gorrequer prévenir l'amiral et Montchenu. Le marquis insista pour voix aussitôt le corps, insinuant que les personnes qui se trouvaient autour du général Buonaparte pourraient placer du poison dans sa gorge et le rendre méconnaissable on lui représenta que la présence du docteur Arnott dans la chambre mortuaire était une garantie suffisante contre toute tentative de cette nature. Il finit par se laisser persuader qu'il serait mieux d'attendre au lendemain et alla passer la nuit à Plantation. (Lowe Papers, 20.133.)

[10] Marchand remit à M. de Montholon le paquet contenant le testament et les codicilles. Les cachets ayant été reconnus intacts, l'abbé Vignali rentra seul dans le salon et les trois autres ouvrirent les différents plis. (Aly, 282.) L'acte de décès fut dressé par Bertrand en sa qualité de grand-officier de la maison de l'Empereur.

[11] Le 6 mai, nouvelle lune, indique l'Annual Register of Saint-Helena.

[12] Nous commençâmes la triste et pénible opération du nettoiement. Nous osions à peine toucher ce corps ; il nous semblait qu'il possédât quelque vertu électrique. Nos mains qui étaient tremblantes ne le touchaient qu'avec un respect mêlé de crainte... (Aly, 284.) Antommarchi et Arnott avaient prescrit d'attendre minuit pour ce premier devoir.

[13] Les docteurs Shortt, Mitchell, Burton, Livingstone et Henry. Accompagnèrent également le gouverneur deux membres du Conseil de Sainte-Hélène, Brooke et Greentree, le commissaire aux vivres Denzil Ibbetson, les capitaines Browne, Hendry et Marrtat, l'enseigne Vidal.

[14] Je n'ai jamais vu un plus beau visage, écrira Brooke. Et Vidal, secrétaire de l'amiral : La tête était magnifique, d'une expression calme et douce, sans la moindre trace de souffrance. Et Shortt : Dans la mort sa figure était la plus splendide que j'aie  pu contempler, elle semblait avoir été formée pour conquérir. Et Henry : Chacun s'écria quand on le vit exposé : Qu'il est beau ! Tous reconnaissaient qu'ils n'avaient jamais vu une face plus noble, plus régulière et plus paisible. Et Montchenu lui-même (à Damas, 6 mai) : Je n'ai jamais vu un cadavre aussi peu défiguré ; tous ses traits étaient parfaitement conservés, et sans sa pâleur on eût dit qu'il dormait. Et le marquis ajoute (c'est avant l'autopsie) : Ce qu'il y a de singulier, c'est que sur cinq médecins, il n'y en a pas un qui sache de quoi il est mort.

[15] Bathurst à Lowe, 16 septembre 1817. L'ordre avait été confirmé en 1820.

[16] Lowe Papers, 20,133. Antommarchi (II, 157) et Montholon qui l'a, copié (II, 557) ont prétendu que Lowe avait d'abord exigé une autopsie immédiate. ils auraient protesté. Montholon aurait même invoqué le secours de Montchenu, Lowe aurait cédé. Mais vers midi, Antommarchi l'avertissant des premiers signes de la décomposition, Montholon aurait prévenu le gouverneur que l'autopsie ne pouvait davantage tarder. Aucune difficulté ne s'éleva à ce sujet. Dans ce moite climat, l'examen du corps dix heures après la mort ne pouvait soulever aucune objection raisonnable et Montholon, comme Antommarchi, étaient trop désireux de se concilier le gouverneur en vue de leur prochain départ, pour résister beaucoup à ses vues.

[17] Marryat (qui deviendra plus tard un romancier célèbre) fit de son esquisse plusieurs copies qui partirent le 6 au soir pour l'Angleterre (The Statesman, 8 juillet 1821).

[18] Le rapport de Reade, inédit en français, et qui se trouve au British Museum (Lowe Papers, 20.133), est le plus précieux témoignage que nous ayons sur l'autopsie. On le comparera utilement avec le procès-verbal officiel signé des médecins anglais, la description d'Antommarchi, plus techniques, et les notes laissées par Henry.

[19] Tous les assistants suivirent avec la plus grande attention les gestes d'Antommarchi qui disséquait habilement. L'aide-chirurgien Rutledge, du 20e régiment, l'aidait à détacher les organes du corps. L'aide-chirurgien Henry, à la demande de Shortt qui présidait la séance, prit les notes pour le procès-verbal. L'examen fut terminé à 4 heures. (Lowe Papers, 20.133.)

[20] Cette graisse étonna fort les médecins. Dans ses Events of a military life (II, 82), Henry écrira ; De même que pendant sa carrière il y a eu beaucoup d'inscrutable chez lui, de même après sa mort les restes de Bonaparte ont été une énigme et un mystère. Car malgré ses grandes souffrances et l'émaciation habituelle qu'amène la maladie qui le tua, le corps fut trouvé extrêmement gras.

[21] Caroline devait mourir de la même affection. La lettre suivante, l'établit. Elle est adressée par son secrétaire Cavel à Mercey et datée de Florence, 12 mai 1839. Nous la donnons ici, car elle permettra de nombreux rapprochements avec les symptômes mêmes qu'éprouva. Napoléon

Mon cher monsieur Mercey, en réponse à votre lettre du 3 mai, j'ai de bien mauvaises nouvelles de la Reine à vous donner. Depuis deux mois elle est couchée, en proie à une maladie qui jusqu'à présent n'a pas diminué. Dès b mort de la princesse Charlotte, elle commença à être indisposée, et s'étant rendue journellement chez la reine Julie, le spectacle de la douleur d'un côté, de l'autre le froid de la maison augmentèrent son indisposition. Joignez à cela des chagrins personnels et de petits coups d'épingle qui s'accumulaient depuis quelques mois, et vous aurez l'explication de la jaunisse qui dure depuis deux mois, et qui, après une diminution sensible, a repris la semaine passée de plus belle. Dans le commencement, la fièvre accompagnait la jaunisse, et M. Playfair qui seul à cette époque traitait la Reine, ne s'était pas aperçu de cette lièvre. Pendant vingt jours il n'a rien fait pour dissiper la jaunisse qui malheureusement parait avoir pris racine, et ses remèdes se bornaient à donner à la Reine deux indispositions par jour en Lui faisant manger de la viande, Les vomissements d'autrefois sont revenus dès le début de la maladie, la Reine vomit jusqu'à cinq fois par jour, de sorte que son estomac ne pouvant rien tolérer, ni aliment, ni remède, elle s'affaiblit de plus en plus et la maladie, à qui l'on ne peut opposer aucun remède, ne fait que gagner. Je ne vous ai pas encore parlé de la cause de ces vomissements qui durent depuis quarante mois et qui sont devenus de plus en plus douloureux. La Reine a deux lésions dans le canal digestif, l'une en haut, moins ancienne, l'autre au grand colon. Quelle est la nature de ces lésions et leur degré d'avancement, c'est ce que les médecins ne sauraient affirmer. De sorte que la sauvassent-ils de la jaunisse, il ne serait pas encore sûr que l'estomac sortît viable des crises qui se sont écoulées. Ces lésions du canal digestif peuvent être de deux sortes, ou ‘cancéreuses’ ou formées d'épaississements du tégument. Quoi qu'il en soit, une mort plus ou moins rapprochée et douloureuse est au bout. Vous savez maintenant l'état de la malade. Les médecins désarmés en face du mal n'en savent pas prévoir l'issue. Le bourreau qu'on a malheureusement trop tard congédié, c'est Playfair... (Bibl. Thiers, fonds Masson, carton 58.) Caroline mourut quelques semaines plus tard.

Madame Mère succomba en 1836 à une congestion pulmonaire. Louis est mort d'une attaque d'apoplexie, Jérôme d'une pneumonie. On ne sait à quel mal succomba Joseph, décédé à 76 ans. On a dit, mais sans preuves, que Lucien avait péri d'un cancer de l'estomac. Quant à Pauline, il semble qu'elle ait été minée à la fois par la tuberculose et par un cancer intérieur. Aucun d'eux ne fut autopsié.

[22] Bertrand annonça le 6 mai au cardinal Fesch, dans une lettre d'ailleurs banale, le décès de l'Empereur. Il parait qu'il est mort de la même maladie que son père, d'un squirre au pylore ; dans les derniers temps de sa longue maladie, il en avait soupçonné la cause... (Lowe Papers, 20.133). A son frère Louis, le même jour il écrivit dans des termes identiques.

Montholon, ce jour encore, adressa à sa femme une lettre beaucoup plus explicite : Tout est fini, ma bonne Albine, l'Empereur a rendu le dernier soupir hier à six heures moins dix minutes... L'ouverture de son corps a prouvé qu'il était mort de la même maladie que son père, un squirre ulcéreux à l'estomac près du pylore. Les sept huitièmes de la face à l'estomac étaient ulcérés. Il est probable que depuis quatre ou cinq ans l'ulcère avait commencé. C'est dans notre malheur une grande consolation pour nous d'avoir acquis la preuve que sa mort n'est et n'a pu être en aucune manière le résultat de sa captivité ni de la privation de tous les soins que peut-être l'Europe eût pu offrir à l'Empereur. On travaille activement à tous les préparatifs nécessaires pour son inhumation. (Lowe Papers, 20.133.)

Mme Bertrand, à qui fut montré l'estomac, raconte Rutledge, introduisit un doigt dans le trou cancéreux et dit : Le cancer est ce dont l'Empereur a toujours assuré qu'il était atteint et dont il attendait la mort. (Lowe Papers, 20.133.)

[23] Shortt l'avait toujours pensé, il l'avait même dit avant la mort et non sans courage, à la vive irritation du gouverneur qui le dénonça à Bathurst : Le docteur Shortt pensait que la maladie venait du foie, avant même d'avoir vu le malade, mai4 je crois qu'il est maintenant un peu honteux de l'opinion qu'il a soutenue. (10 mai 1821. Inédit. Lowe Papers, 20.133.)

Après l'autopsie, Shortt en effet, comme les autres, fut d'opinion que la mort ne pouvait être due qu'au cancer. L'hépatite n'avait été qu'une maladie accessoire, qui n'avait pas influé sur la durée de la vie de Napoléon. Une lettre privée (écrite par lui le 7 mai 1821 à son beau-frère et qui n'a été publiée dans le North British Advertiser que le 2 août 1873) l'affirme expressément : Son mal était un cancer à l'estomac qui doit avoir duré quelques années et a été en état d'ulcération quelques mois... Durant toute sa maladie, il ne s'est jamais plaint et a gardé sa dignité jusqu'au bout. L'affection étant héréditaire, son père en étant mort et sa sœur, la princesse Borghèse, en étant supposée atteinte, cela prouve au monde que le climat et le genre de vie n'y ont pas eu de part. (Inédit en français.)

Dans une note qu'il adressa au gouverneur le 8 mai, Shortt déclarait mime que si les bords de l'ulcère qui pénétrait dans les tissus de l'estomac près du pylore n'avaient pas adhéré fortement au foie, la mort se fût produite bien plus tôt, partie du contenu de l'estomac se répandant dès lors dans l'intestin. Le foie aurait ainsi fait l'office de bouchon. (Lowe Papers, 20.133.)

[24] Dans sa lettre précitée du 7 mai 1821. Les Observations qu'Antommarchi publia dans ses Mémoires montrent le lobe supérieur du poumon gauche parsemé de tubercules, avec quelques petites excavations tuberculeuses. On ne saurait y attacher d'importance. Le rapport d'Antommarchi, daté de Longwood, 8 mai 1821 et dont l'original se trouve parmi les papiers de Montholon (Bibl. Thiers, carton 20), déclare les poumons dans un état naturel. Ce document, rédigé aussitôt après l'autopsie, nous semble plus digne de foi que les Observations composées plus tard avec un parti pris d'exagération. Il concorde d'ailleurs avec le procès-verbal officiel : Les poumons étaient parfaitement sains. C'est toute l'argumentation du docteur Cabanès qui tombe. Il avait, on le sait, affirmé avec force que Napoléon était tuberculeux.

[25] Je voulais faire l'examen du cerveau. L'état de cet organe dans un homme tel que l'Empereur était du plus haut intérêt, mais on m'arrêta durement : il fallut céder. (Antommarchi, II, 166.) Plusieurs médecins ont récemment soutenu une hypothèse intéressante. Napoléon, selon eux, aurait été atteint d'hypopituarisme, dont les principaux symptômes sont l'obésité croissante, la disparition du système pileux l'atrophie des organes génitaux, l'extrême finesse de la peau, etc. On trouve en effet ces particularités chez l'Empereur. Une affection de l'hypophyse ou glande pituitaire expliquerait en outre la frigidité des dernières années. Mais, en l'absence d'une autopsie du cerveau, toute conclusion semble hasardée.

[26] D'après Aly (286), avant de coudre le corps, Antommarchi, saisissant le moment où des yeux anglais n'étaient pas fixés sur le cadavre, avait extrait d'une côte deux petits morceaux qu'il avait donnés à M. Vignali et à Coursot. La relique gardée par Coursot est encore en la possession de sa petite-nièce, Mme Michault-Bize. Deux fragments d'intestin grêle auraient été également dérobés par Antommarchi qui les aurait donnés à Londres à O'Meara. Ils se trouvent aujourd'hui au musée du Royal College of Surgeons. Les professeurs sir Astley Cooper et sir James Page y avaient cru trouver des plaques et nodules cancéreux. Au contraire l'examen histologique pratiqué par sir Frederik Eve, puis par M. Shallock en 1910, n'y a pas découvert trace de néoplasmes. Le professeur Keith, lui, a conclu que ces fragments présentent une hyperplasie lymphoïde consécutive à des attaques de paludisme. Ces discussions techniques manquent de base, tant qu'on ne sera pas assuré que les débris conservés à Londres sont authentiques.

Le Dr de Mets a essayé d'établir que Napoléon était mort non d'un cancer, mais d'un ulcère gastrique. C'est également la conclusion du Dr Takino Kalema, d'Helsingfors,

Dès 1829, ç'avait été la suggestion du Dr Héreau, ancien chirurgien de Madame Mère et de Marie-Louise, qui concluait à une gastrite aiguë et chronique, occasionnée par le climat et rendue mortelle par les remèdes irritants, corrosifs, incendiaires, qui lui avaient été imposés, surtout par Antommarchi. (Dr Héreau, Napoléon à Sainte-Hélène, 125-128.)

M. le Médecin principal des Colonies S. Abbatucci écarte délibérément le cancer, Pour lui, Napoléon a succombé à une hépatite suppurée : Après avoir déterminé une péritonite enkystée en contractant des adhérences avec la paroi stomacale, l'abcès s'est ouvert dans les cavités gastrique et péritonique pour déterminer une infection mortelle.

[27] Et après eux, Fr. Masson (op. cit., 486). P. Frémeaux dit (op. cit., 341) : Après l'autopsie, le corps fut embaumé. Là comme dans d'autres circonstances, il ne s'est pas reporté aux sources.

[28] Toutefois l'intérieur du corps fut aspergé d'eau de Cologne. Le Dr Héreau déclarait qu'Antommarchi, en n'essayant pas au moins d'embaumer le corps de Napoléon, était sans excuse : L'île, écrit-il, était abondamment pourvue de poudre à canon, de soufre, de goudron, de chaux amortie, de sel commun, de deuto-chlorure de mercure, etc., toutes substances très propres à favoriser la momification. Il est probable que les autorités anglaises ne tenaient pas à l'embaumement. Elles ne s'y seraient pas opposées. Mais la négligence d'Antommarchi seconda leurs vues.

[29] Le premier procès-verbal était signé seulement par Shortt, Burton, Mitchell et Arnott. Le second fut signé en outre par Livingstone. Ce fut celui que Lowe envoya à lord Bathurst. La première rédaction a été retrouvée dans les papiers de Shortt, la phrase relative au foie raturée, avec cette note : Les mots rayés l'ont été par ordre de sir Hudson Lowe. Thomas Shortt. (N. Young, op. cit., II, 235.)

[30] Le lieutenant Duncan Darroch, du 20e, pénétra à ce moment dans la chapelle ardente. Il écrivit à sa mère une lettre qui a été publiée en 1904, dans le Lancashire Fusitier's Annual (12) et où il disait : J'entrai de nouveau quand on prenait le moulage de la tête, mais l'odeur était si horrible que je ne pus rester. Le docteur Burton le prenait avec le médecin français.

[31] Aly, 290. Le corps dans la seconde journée s'avança tellement que dans l'après-midi il se trouva en pleine putréfaction.

[32] Le premier cercueil avait été confectionné par le sergent armurier A. Mellington, le second par Metcalfe, ébéniste, qui avait souvent travaillé pour Longwood.

[33] Burton à Mme Bertrand, 22 mai 1821. Hudson Lowe à Bathurst, 13 juin 1821 (inédit en français) : Le docteur Burton n'a pas été bien traité par le comte et la comtesse Bertrand. Ils désiraient avoir un moulage de la tête du général Bonaparte en plâtre de Paris. Le professeur Antommarchi essaya de le faire, mais n'y put réussir. Le docteur Burton, à la fois habile et patient, réussit, quoique avec de très médiocres matériaux, à obtenir un très beau moulage. Les Bertrand ont gardé la face. Le docteur Burton a conservé l'arrière du crâne ou partie craniologique.

Le moule, apporté par Mme Bertrand dans ses bagages, ne fut jamais rendu à Burton en dépit de ses protestations et même de l'instance judiciaire qu'il risqua dès son retour en Angleterre. Deux ou trois épreuves en furent tirées par les soins d'Antommarchi. La première fut remise à Mme Bertrand : sa fille Hortense en hérita et la légua au prince Napoléon. Elle figure aujourd'hui dans les collections de Bruxelles. Antommarchi en conserva une, sans doute la meilleur ; qui, en 1833, quand la mort de Burton, décédé en 1828 d'un œdème du poumon, l'eut assuré contre toute revendication, lui servit de type pour le moulage des épreuves successives du masque et notamment des exemplaires en plâtre et en bronze offerts en souscription au public. Achetée en 1841, par le prince Demidoff, mari de la princesse Mathilde, et renfermée par Iui dans une réduction exacte du cercueil du Retour des Cendres, elle a passé après sa mort dans la collection de lord Rosebery et se trouve actuellement en la possession de rata Leur qui la destine aux Invalides.

Que devint le moule de la face ? On ne sait. Fut-il brisé après le tirage des premières épreuves comme le pensait en dernier lieu Fr. Masson ? Antommarchi l'emporta-t-il en Amérique ? En tout cas sa trace semble perdue. Quant au moule de la nuque, il serait encore en Angleterre, chez les héritiers de Burton ?

[34] Le premier qui en fera mention sera Emmanuel de Las Cases dans son Journal écrit à bord de la Belle-Poule (1840)

[35] C'était l'ancienne calèche de l'Empereur dont on avait supprimé les sièges et qu'on surmonta d'un toit plat. Le corbillard ainsi aménagé fut donné à la France par la reine Victoria et se trouve dans l'église des Invalides.

[36] Hudson Lowe à Bathurst, 14 mai 1821. Lowe Papers, 20.133. La fin de l'Empereur n'a laissé qu'une faible trace dans les Archives de Jamestown. Registre de 1821 :

Samedi, le 5, est mort le général Napoléon Buonaparte.

A la ligne d'avant, on lit :

Jeudi, le 3, est arrivé le Waterloo, d'Angleterre.

A la ligne d'après :

Lundi, le 7, le Héron a mis à la voile pour l'Angleterre.

Par contre, le révérend Boys inscrivit sur le registre des inhumations de sa paroisse le titre de Napoléon.

Sur la feuille de mai 1821, on trouve en effet :

Le 7, Edmond Howes, habitant.

Le 9. Napoléon Buonaparte, ancien Empereur de France ; il est mort le 5 courant à la vieille maison de Longwood et a été enterré sur le domaine de M. Richard Torben.

Même jour, Maria Mills. Veuve du major Mills, de l'artillerie de Sainte-Hélène.

Intolérant, mais rigoureux et passionné de justice, Boys désapprouvait la conduite de Lowe vis-à-vis de Napoléon. Il ne plaignait peut-être pas le captif, mais il condamnait le geôlier. Peu après, dans un sermon, s'adressant à Lowe et aux autorités de l'île, il leur jetait de la chaire ces mots audacieux : En vérité, je vous le dis, les publicains et les filles de joie entreront avant vous au royaume du ciel !...

[37] C'était le codicille qui partageait tout ce qu'il avait à Sainte-Hélène entre ses trois exécuteurs testamentaires.

[38] Il subordonnait à la décision de son gouvernement l'exécution définitive. (Procès-verbal du 12 mai 1821. Montholon, II, 565.)

[39] Lambert à sir Hudson Lowe, sans date, mais probablement du 10 mai. Napoléon espérait que Bertrand y réussirait puisque lui seul était la cause de leurs différends. (Inédit. Lowe Papers, 20.133.) Hudson Lowe informa Bathurst le 15 mai de ces dispositions conciliantes.

[40] Bertrand, dans les notes qu'il a laissées sur ses suprêmes entretiens avec l'Empereur, n'y fait pas la moindre allusion. Le legs de Napoléon à Cantillon ne montrait pas chez lui un particulier vœu de pardon.

[41] Lowe à Reade, 11 mai. (Inédit. Lowe Papers, 20.133.) Il ajoutait toutefois qu'il ne pouvait faire la première démarche, étant gouverneur de l'île.

[42] Bertrand dira plus tard à Hobhouse qui s'étonnait qu'il eût pu se réconcilier ainsi avec Lowe : Que voulez-vous ? Napoléon était mort, l'autre vivait, et quelquefois je me trouvais à sa table... (Lord Broughton, Recollections, I, 322.)

[43] Je ne vois rien qui puisse empêcher la rentrée en France de Mme Bertrand... Pour son mari, c'est autre chose, c'est une tête très exaltée qui aurait pu être dangereuse du vivant de Buonaparte, mais il a été si maltraité, et, notamment pendant les trois derniers mois, il a été abreuvé de tant d'humiliations, qu'il en est bien ulcéré. Je le crois d'ailleurs bien tombé et surtout très mécontent ; il ne le cache pas.

[44] Même indication chez Lowe (Lettre à Bathurst du 15 mai) : Ils ne semblent pas (Bertrand et Montholon) très affectés par l'événement qui est survenu et ils ont motif de se consoler par les grands biens, suppose-t-on, qu'il va leur procurer. (Inédit, Lowe Papers, 20.131)

[45] Procès-verbal dressé par Montholon et signé par Bertrand et Marchand (Montholon, II, 566). Les manuscrits destinés à être publiés en Europe furent ainsi répartis : Bertrand prit l'Égypte, Montholon l'Italie et le Consulat (il donnera en France le Consulat à Gourgaud), Marchand recevra de Bertrand, mais plus tard, le Précis des Campagnes de César.

[46] Tout sera emporté, même la mousseline qui a tendu les chambres de l'Empereur, même ses draperies funèbres. Ce qui faisait écrire à Montchenu avec son esprit accoutumé : Ils emportent le manteau impérial, tous les vieux uniformes et les vieilles bottes, sans doute pour faire autant de miracles que le diacre Pâris.

[47] Napoléon n'était pas encore enterré que Mme Bertrand s'inquiétait du bateau qu'elle pourrait prendre. (Croads à Lowe, 9 mai 1821. Lowe Papers, 20.209.)

[48] Antommarchi, II, 180. Les serviteurs couchèrent à bord du Camel dès cette nuit.

[49] Lowe poussa la complaisance jusqu'à prêter â Bertrand une somme de près de 1.000 livres sterling pour acquitter des dettes qu'il avait contractées à Jamestown et sans le paiement desquelles ses créanciers ne voulaient point le laisser partir. (Henry, II, 87.)