SAINTE-HÉLÈNE

CINQUIÈME PARTIE. — NAPOLÉON VAINCU

 

CHAPITRE PREMIER. — LE DÉPART DE MME DE MONTHOLON.

 

 

ALLANT vers Sainte-Hélène, les nouvelles du Congrès voguaient encore aux parages du Sénégal quand, pour la première fois, la santé de Napoléon parut gravement atteinte.

Depuis le mois d'octobre, sa mine était mauvaise. Nicholls, à plusieurs reprises, l'a noté dans son journal[1]. Mais l'Empereur ne se plaignait pas et montrait même de la bonne humeur.

Le 1er janvier 1819 il demeura dans sa chambre, sans s'habiller. Ses jambes étaient plus enflées que d'ordinaire. Le 6, tandis qu'il dictait à Montholon, il s'évanouit. Le 16, il fut mal de nouveau[2]. Depuis plusieurs jours Bertrand et Montholon le pressaient de faire appel à Stokoë, chirurgien du Conqueror. Napoléon le connaissait : O'Meara, dont il était l'ami, le lui avait présenté[3] et le médecin ne lui déplaisait pas. Il avait même consenti à ce qu'il fût appelé en consultation pur O'Meara, le 10 juillet. Stokoë, par crainte d'attirer sur soi la rancune du gouverneur, avait alors décliné l'invitation.

Dans la nuit du 17 janvier, entre minuit et une heure, Napoléon fut frappé d'une sorte de coup de sang et perdit connaissance. Bertrand, ne pouvant recourir à Verling, puisque l'Empereur l'avait défendu, demanda d'urgence Stokoë par l'intermédiaire de Nicholls, Le chirurgien arriva à sept heures du matin. Après s'être mis au bain, l'Empereur dormait. Stokoë attendit son réveil.

Comme il causait avec Montholon, celui-ci lui proposa de devenir médecin en titre de l'Empereur, à des conditions qu'il avait fixées sur une note, en tout semblables à celles qu'avait jadis acceptées O'Meara. Stokoë réfléchit, voulut se récuser, puis sur les instances de Bertrand et de Montholon céda, à la condition qu'il obtiendrait l'autorisation de l'amiral.

A onze heures il fut introduit. L'Empereur avait la face rougie et se plaignait de sa vieille douleur au côté droit. Stokoë l'ausculta et sans hésiter diagnostiqua l'hépatite. Il l'indiqua formellement dans un bulletin qu'il remit à Bertrand[4], et fut rendre compte à Plampin avant de regagner son bord.

Le soir, l'Empereur éprouvant de nouveaux malaises, Bertrand appela Stokoë[5]. Sous des torrents de pluie, à la lueur d'une lanterne, le médecin gravit les lacets qui menaient à Longwood. Il arriva à 5 heures et demie du matin et demeura près de Napoléon toute la journée[6]. Presque aussitôt Gorrequer avisait Nicholls que l'amiral ne pouvait se passer des services de Stokoë sur le Conqueror. Le gouverneur permettait toutefois que Napoléon eût recours à ses soins, mais avec l'assistance de son confrère Verling. Napoléon n'acceptant pas Verling, c'était lui refuser Stokoë.

Lowe ne voulait pas que l'ami d'O'Meara devint médecin ordinaire de Longwood. Il ne croyait pas que la maladie de Napoléon fût dangereuse. Surtout il n'admettait pas que cette maladie fût une hépatite[7]. Il était persuadé que les Français avaient gagné Stokoë à leur cause et que le docteur, comme naguère O'Meara, entrait dans une intrigue destinée à obtenir le changement d'exil de Napoléon. La place de Lowe, une fois de plus, était en jeu...

Le 19 janvier, Stokoë revint à Longwood[8]. Bertrand n'osant appeler Verling, il donna seul des soins à l'Empereur qui avait la fièvre. Après avoir longtemps résisté, Napoléon se laissa saigner et purger. Un nouvel examen confirma Stokoë dans sa conviction. Le foie lui parut durci. Comme O'Meara, il ordonna des pilules mercurielles, de la racine de Colombo, de l'extrait de cantharides.

Il fit correctement son rapport à l'amiral qui, d'accord avec Lowe, amassait des motifs pour le perdre. Stokoë le comprit. Aussi refusa-t-il de monter une quatrième fois à Longwood[9]. Plampin lui commanda d'y aller. Le lendemain il lui reprocha d'y être resté trop longtemps. Se sentant de plus en plus menacé, Stokoë déclara qu'il ne retournerait plus à Longwood. Averti par le commandant du Conqueror que l'amiral voulait le faire passer en conseil de guerre, il demanda un congé et s'embarqua pour l'Angleterre le 30 janvier.

Le même navire emportait contre lui un réquisitoire de Plampin. Aussi, dès son arrivée à Londres, le malheureux docteur recevait-il l'ordre de retourner à Sainte-Hélène. Revenu à bord du Conqueror, il fut mis aux arrêts, en prévention de cour martiale. L'acte d'accusation lui reprochait de s'être entretenu avec le général Bonaparte et sa suite de sujets étrangers à la médecine, d'avoir rédigé des bulletins alarmants de santé, d'avoir colporté des calomnies d'O'Meara contre le gouverneur, d'avoir désigné le général Bonaparte par ce mot, le patient, enfin, de s'être montré, dans l'ensemble de sa conduite, disposé à contrevenir aux intentions et au règlement de l'amiral et à favoriser les vues des prisonniers français en leur fournissant de faux ou spécieux prétextes de plaintes.

Le procès commença le 30 août. Stokoë avait laissé ses papiers les plus importants en Angleterre. Il ne trouva pas de défenseur. Personne, écrivait Balmain, malgré ses vives instances, n'a voulu être son avocat. Il s'est défendu lui-même et avec assez d'adresse et de présence d'esprit ; il a avoué des fautes d'insubordination et a fait entrevoir qu'il avait peut-être été la dupe, mais non le complice des ennemis de Plantation House ; il a ému de compassion ses juges, l'auditoire, et n'est aujourd'hui qu'un homme faible, imprudent et malheureux. Ainsi la montagne a accouché d'une souris. Stokoë n'en fut pas moins, le 2 septembre, après quatre jours de débats, mis en retrait d'emploi. Renvoyé en Angleterre il y recevra une misérable pension civile[10] et essaiera vainement de faire réviser son procès.

Il avait été sévèrement traité. D'autant qu'on ignorait qu'il avait reçu de l'argent de Napoléon. Mais Lowe, mais Plampin et derrière eux l'Amirauté et le ministère voulaient, après le scandale soulevé par O'Meara, faire un exemple qui décourageât tous ceux qui pourraient être tentés de devenir les complices des Français. C'était en même temps interdire pour l'avenir à tout médecin consultant d'exprimer une libre opinion. Car s'il voulait déclarer Napoléon malade du foie, il devrait se souvenir de la catastrophe de Stokoë.

Comment, se demandait-on dans l'île, avait-on pu faire passer ce dernier en cour martiale alors qu'O'Meara, un grand coupable au dire de Lowe, avait échappé à tout procès ? C'est qu'O'Meara savait trop de choses ; Lowe, redoutant son esprit combatif, n'avait pas osé le pousser à bout. Les temps d'ailleurs avaient changé. Maintenant qu'il se sentait fortifié par l'approbation de l'Europe, il frappait plus rudement.

On ne connut avec détail à Sainte-Hélène les résultats du Congrès d'Aix qu'au début de mars 1819. Mais dès janvier les journaux arrivés de Londres faisaient prévoir ses décisions. L'Empereur fut d'autant plus démonté qu'il avait reçu une lettre de Las Cases donnant des espérances et qu'il avait lu dans les gazettes la lettre de Gourgaud à Marie-Louise[11]. Sa désillusion, quand il lut la proposition russe et le protocole final du Congrès fut complète, brutale, terrible. L'Europe avait prononcé. Après trois ans du plus dur exil, elle confirmait sa vengeance, Contre cet arrêt, point d'appel. Plus d'espoir de jamais quitter Sainte-Hélène : il y traînerait ses dernières années[12].

Son abattement dans les jours qui suivirent fut extrême. Il s'enferma chez lui ; seul Marchand le voyait et il ne lui parlait qu'à peine. Étendu sur son vieux sofa, il feuilletait vaguement quelques papiers, envahi par un dégoût immense. Que faire maintenant ? Continuer sa lutte écrite contre l'Angleterre, agiter l'opinion du monde, à quoi bon ? Reprendre ses Mémoires ? il n'en avait plus le courage. Il en venait à douter de tout, de la France, de sa famille, de sa gloire. Vingt ans vertigineux aboutissaient à ce néant. Il n'avait plus, comme les vaincus antiques, qu'à rabattre le pan de son manteau sur sa tête et à mourir.

Mourir ? La mort n'est pas aux ordres des hommes. Elle viendra, mais en attendant il faut vivre. Napoléon vivait. Ses nuits surtout étaient terribles. Les yeux ouverts, dans sa chambre où bougeait la lueur de la veilleuse, il songeait, ressassant sa vie. Il se levait, allait poser son front chaud à la vitre et regardait sous la lune bouger à gauche du Flagstaff la peau resplendissante de la mer. Marchand effrayé entrait, venait à son maître, offrait une tisane. Napoléon le regardait avec douceur et le renvoyait à son lit. Puis il se recouchait, tombait dans un sommeil lourd. Le matin souvent il disait : J'ai rêvé de Paris. Il ne s'expliquait pas là-dessus. D'étranges visions devaient le visiter, nées d'un passé échappé de ses formes et qui s'alliait peut-être aux prémonitions de l'avenir. Il s'éveillait trempé de sueur. Il s'éveillait pour un jour nouveau pareil à celui d'hier, à celui de demain, jour venteux, moite, sans surprise, qui lui montrerait le même paysage, la même prison, son, les mêmes serviteurs, dont il savait, sous le respect des attitudes, qu'ils avaient hâte d'abréger leur dévouement.

Maîtres et valets, tous voulaient partir. Pierron, Aly étaient allés à Plantation demander à quitter Longwood à la première occasion[13]. Mme Bertrand suppliait son mari de rentrer en Europe au moins pour une année, afin de régler l'éducation de ses enfants. Le grand-maréchal résistait encore, mais il était sur ses fins. Les Montholon, eux, étaient décidés. Ils ne l'avouaient pas encore à l'Empereur. Mais dès le 7 janvier, la comtesse s'était fait donner par les docteurs Livingstone et Verling une consultation attestant que le mauvais état de son foie et de son estomac réclamait un traitement thermal[14].

La maladie de Napoléon, une semaine plus tard, obligea d'attendre. Mais à Plantation, comme à Longwood, on ne doutait pas que ce certificat ne servît bientôt.

La seule solution serait la mort rapide de l'Empereur. Mais ceux qui l'entourent ne pensent pas qu'elle soit proche, quoiqu'il paraisse si jaune, qu'il perde ses cheveux, qu'il marche de façon plus pesante. Ils se disent avec effroi qu'il peut durer encore longtemps. Lui les devine. Comme ses ennemis, comme cette Europe implacable qui tend le cou vers Sainte-Hélène et soupire d'espoir aux cahots de sa santé, ses amis comptent les jours et regardent l'usure de son visage. Dans l'immense univers, cette faible tache qu'est Napoléon suspend l'avenir. Mais patience, comme il dit[15] : Le temps viendra où ennemis et amis, tous seront satisfaits ; les premiers n'auront plus rien à redouter d'un pouvoir qui les opprima et les seconds se trouveront dégagés de tout obstacle à leurs projets. La redingote grise ne les épouvantera plus et ils marcheront en avant sans regarder derrière eux.

Le 2 avril 1819, Napoléon reçut son dernier visiteur, Ricketts, cousin de lord Liverpool et membre du Conseil de Calcutta, qui revenait des Indes. L'Empereur ayant appris qu'il faisait une escale de quelques jours, dit à Bertrand de l'inviter à monter à Longwood. A cet Anglais qui touche de si près au chef du cabinet[16], il va pour la première fois, montrer sa misère. Puisque l'Europe l'accable, c'est à l'Angleterre seule qu'il va faire appel. C'est aux sentiments d'humanité de lord Liverpool qu'il s'adressera pour obtenir son transfert dans un autre lieu. Plus de colère, plus de récriminations. Une plainte digne, triste, que peut-être entendra enfin cette nation, pour lui si dure, mais en qui pourtant il place un suprême espoir. Lowe n'élève point d'objection. Il n'exige point de présenter Ricketts. Sans doute tient-il à éviter tout incident avec le parent du Premier.

Napoléon souffrant, ou voulant le paraître, était dans sa chambre quand Ricketts entra, introduit par Bertrand. Il était couché dans son lit de camp avec seulement sa chemise et un mouchoir de couleur autour de la tète. Il avait les joues et le menton bleus d'une barbe de trois ou quatre jours. La pièce était obscure et Ricketts ne distingua que peu à peu ses traits, à la lueur des bougies. Napoléon, adossé à son oreiller, avait passé le bras droit autour du cadre de fer de son lit. En remuant, deux ou trois fois, il sembla éprouver une douleur. Le visiteur lui trouva une mine normale, ne fut frappé que de son embonpoint[17]. L'Empereur le fit asseoir et lui parla d'une façon que l'autre, d'ailleurs prévenu par le gouverneur, jugea abrupte. Cependant ses phrases étaient rapides, bien frappées. Il s'anima à certains moments et même plaisanta. Ricketts n'eut guère à répondre. De temps à autre, l'Empereur lui disait : Comprenez-vous ?

Avec confiance, en détail[18], il exposa ses demandes :

Dites à lord Liverpool que je désire quitter cette île qui est néfaste aux personnes atteintes de mon mal. Je souffre depuis longtemps. Sainte-Hélène est malsaine ; les troupes de la garnison éprouvent une forte mortalité. Qu'on me place quelque part, en Europe, que vos ministres m'assignent une résidence dans n'importe quel comté ; ils ne s'en repentiront pas. Je suis un soldat, je tiendrai ma parole. Votre gouvernement a dépensé déjà pour me garder un million de livres et ce n'est pas pour cesser. C'est folie de gaspiller tant d'argent. Me laisser vivre à l'aise en Europe serait d'une meilleure politique que de me tenir confiné entre ces murs sous les tropiques. Sans doute lord Liverpool n'a-t-il pas la moindre idée de la façon dont Hudson Lowe me persécute. Ce gouverneur a institué une police qui rappelle la Sicile. Il m'a enlevé mon médecin O'Meara, qui n'entrait pas dans ses vues, et il m'empêche d'avoir un autre médecin, quoiqu'il me sache au lit.

Il a fait porter au comte Bertrand une lettre où il déclare que si je ne me montre pas à l'officier d'ordonnance, on pénétrera de force dans mon appartement. Dites qu'à raison de cette mesure, je vis dans ces misérables pièces enfermé au verrou. On n'entrera ici qu'en passant sur mon cadavre. On ne meurt qu'une fois ; d'un coup de baïonnette ou autrement, qu'importe ? Si l'on veut m'assassiner, qu'on ne tarde pas.

Je ne prendrai pas l'exercice indispensable à ma santé tant que sir Hudson Lowe demeurera ici, car je ne veux ni être exposé à des affronts, ni faire expulser de l'île des personnes à qui j'aurais pu dire par hasard quelques paroles.

Les mesures prises contre mon évasion sont inutiles et odieuses. Pour comble de folie, on me bâtit maintenant une maison qui coûtera des sommes immenses et que je n'occuperai jamais. J'en déteste l'emplacement qui est sans arbres et fait face au camp. Je n'y pourrais mettre le nez à la fenêtre sans voir des habits rouges. J'y aurais les oreilles battues de tous les roulements des tambours, j'y entendrais jusqu'au qui-vive des sentinelles. Y a-t-il rien de plus injurieux pour un soldat prisonnier ?

Que Lord Liverpool traite directement avec moi. Si Pitt vivait, il me traiterait autrement. Votre nation est généreuse, elle finira par s'indigner[19]...

Cri navrant chez un tel homme, qui, dans un réduit, par delà tant de mers, adjure son vainqueur...

Un aide-mémoire fut confié à Ricketts par Bertrand pour être remis au premier ministre[20]. Le visiteur parut touché ; il promit d'intervenir près de son cousin. Mais dès qu'il fut à Plantation, Lowe l'entreprit et lui affirma que la maladie de Napoléon était diplomatique. Revenu à Londres, Ricketts parlera à Liverpool de façon à accroître encore sa défiance. Tout ce que les Français avaient mis d'espoir dans cette visite aboutira à une lettre ironique de Bathurst : Rien ne pouvait être plus heureux que la visite de M. Ricketts à Sainte-Hélène. Il a rendu le compte le plus favorable de l'état réel des affaires et percé toutes les manœuvres par lesquelles on avait voulu lui en imposer.

Dès lors Napoléon se rendit à peu près invisible aux Anglais. Le malheureux Nicholls n'arrivait, par des stratagèmes burlesques, qu'à distinguer sa silhouette, une ombre coiffée du chapeau à trois cornes, un bruit reconnaissable de voix. Lowe, sevré de nouvelles de Longwood, tempêtait contre l'officier. Celui-ci avait beau soudoyer les jardiniers, interroger les domestiques, assiéger Montholon, souvent il ne lui était plus possible de répondre de la présence de Napoléon. Ce métier de geôlier le harassait. Il écrivait le 15 à Gorrequer[21] : Pour exécuter mes ordres, j'ai été hier sur pied plus de dix heures, m'efforçant d'apercevoir Napoléon Bonaparte, soit dans son petit jardin, soit à l'une de ses fenêtres, mais je n'y ai pas réussi. Durant tout ce temps, j'ai été exposé aux observations et remarques, non seulement des serviteurs français, mais aussi des jardiniers et autres employés à Longwood House. J'ai très souvent eu des journées semblables depuis que je suis chargé de ces fonctions.

Montholon se moquait de lui. Il lui affirmait que l'Empereur était au lit. Peu après Nicholls le voyait dans le jardin entièrement habillé, se promenant avec les Bertrand. Il lui conseillait de regarder par le trou de la serrure du parloir. L'officier s'en allait, indigné : Le temps à présent est si affreux, notait-il le 21 juillet, que je crains beaucoup pour ma santé si je dois continuer ce système de marcher tout autour de Longwood House et du jardin pendant des heures, sous la pluie, pour exécuter mes ordres.

La maisonnée entière, depuis l'Empereur derrière ses persiennes jusqu'au dernier des boys chinois, se divertissait des tourments de Nicholls. Il jouait d'ailleurs de malchance. Si Napoléon sortait, le hasard voulait qu'il le manquât. Il se croyait persécuté, et l'était un peu en effet. Il voulut démissionner. Enfin, le 11 septembre, il pousse un cri de triomphe : Je crois que j'ai vu le général Bonaparte aujourd'hui un peu avant deux heures. La personne que j'ai prise pour lui se tenait à l'une des fenêtres de la chambre du général et était en robe de chambre blanche, mais aussitôt que j'ai paru devant la fenêtre, elle fit tomber les stores, de sorte que je n'ai pas vu son visage.

Le prenant en pitié, parfois Bertrand lui faisait dire que Napoléon était au bain et qu'il pourrait regarder par la fenêtre ouverte. Nicholls l'aperçut ainsi un jour dans l'eau jusqu'au cou. Il lui trouva une figure de spectre. Marchand était près de lui.

L'obstination de l'Empereur à éviter l'approche de l'officier de surveillance enrageait Lowe[22]. Napoléon, pensait-il, n'agirait pas autrement s'il voulait préparer sa fuite. Les moindres mouvements des Français excitaient ses soupçons.

Il se sent à présent de taille à brider les commissaires. Balmain d'ailleurs depuis son retour du Brésil s'est rapproché de lui[23]. Il revient sur l'opinion qu'il s'était formée d'O'Meara et semble ne plus croire à la maladie de Napoléon...

Lorsqu'il connaît le résultat du Congrès d'Aix, et que sa cour même a proposé le maintien des conditions de la captivité, bien sûr désormais que le Tzar se désintéresse du sort de Napoléon, il 'complète sa volte-face. Dorénavant point d'hôte plus fêté à Plantation. N'ayant rien d'autre à faire, Balmain y sera fort assidu et bientôt les beaux yeux de Charlotte Johnson, fille aînée de lady Lowe, fixeront un cœur sans emploi. Les rapports de Balmain en prendront un ton différent[24]. Il ne pestera plus contre l'arbitraire, la tyrannie du gouverneur. La souplesse russe aidant, il s'appliquera à vivre dans les termes les meilleurs avec Lowe[25] qui, du moment qu'on apaise sa défiance, se rend serviable et qui se montrera pour Balmain un beau-père facile et généreux.

 

Avec Montchenu au contraire, Lowe éprouve un désappointement. Ce n'était point la faute du vieux courtisan. Le duc de Richelieu lui avait envoyé des instructions nouvelles[26] qui l'invitaient à se rapprocher de Longwood : J'approuve beaucoup que vous cherchiez à multiplier les rapports avec les personnes qui entourent Bonaparte. Ne pouvant le voir lui-même, c'est le seul moyen de savoir quelque chose de son existence et de ses dispositions physiques et morales. II nous importe tellement de les connaître, il est si évident que la grande dépense occasionnée par votre séjour à Sainte-Hélène ne peut avoir d'autre but, que je ne puis croire à une sérieuse opposition de la part de sir H. Lowe.

Le duc se trompait. Lowe vit avec colère Montchenu rechercher Montholon, l'inviter à déjeuner, nouveauté inouïe, et tenir avec lui de longues conversations. Le marquis reconnaissait dans Bertrand un fanatique dangereux. Mais Montholon, avec ses faussetés agréables, son désir de faire savoir à Paris combien il était respectueux de la monarchie rétablie et comme, dès qu'il serait libre, on le trouverait empressé à la servir, Montholon, parfait homme du monde, devait plaire à ce revenant de Versailles. Sans s'occuper de savoir s'il travestit la pensée de l'Empereur, s'il abaisse son caractère, Montholon, pour caresser les lointaines Tuileries, débite à Montchenu des niaiseries qui sont, dit-il, les appréciations de son maitre sur la loi électorale, la loi sur la presse, les affaires d'Espagne, la loi des cadres, la religion, etc. A en croire Montholon, l'Empereur penserait en fidèle sujet de Louis XVIII, même en ultra. Il appellerait la main mise de la Sainte-Alliance sur Naples et sur l'Espagne, il voudrait supprimer l'Université, l'une de ses institutions essentielles, il parlerait en dévot. Certes Montholon pensait ainsi se blanchir soi-même près des Bourbons et faciliter sa rentrée en France. La trahison a peu d'excuse qui s'attaque à l'esprit. Par bonheur Napoléon ne la soupçonna jamais.

Le départ de Mine de Montholon était enfin décidé. L'Empereur n'avait pu s'y opposer. La comtesse venait de faire une fausse couche, elle était maigre et pâle, se plaignait du foie ; seules les eaux de Cheltenham ou de Spa, disaient les médecins, pourraient la rétablir[27]. Elle avait encore des soucis d'intérêt : sa mère, Mme Vassal, était morte et elle devait intervenir au partage de la succession. Enfin ses deux enfants laissés en France réclamaient ses soins. Napoléon à grand'peine obtint que son mari renonçât à l'accompagner[28]. Montholon resterait près de lui pour un temps, en attendant qu'on pût le remplacer par un fidèle venu de France. Pour le retenir il avait prodigué les dons : pension de 20.000 francs, payable par Eugène, autre pension de 24.000 francs payable par Madame Mère, bon de 144.000 francs à acquitter par Joseph. Cependant Montholon résistait encore. L'idée de demeurer à Sainte-Hélène sans sa femme l'épouvantait. Il fallut qu'elle le persuadât[29]. Ils avaient trop d'intérêt, présent et futur, à satisfaire l'Empereur. Après tout l'attente ne serait point si longue. Dès son arrivée en France elle s'occuperait de la relève. Une fois de plus elle le mena par ses chemins.

Il n'y eut point que des dons. Napoléon dut promettre de fortes libéralités testamentaires. Ce pénible débat remplit les mois de mai et de juin[30]. Napoléon s'était habitué à l'idée de voir s'éloigner la comtesse. Malgré tout, dans les derniers jours, un véritable chagrin l'assaillit et il ne le cacha pas. Albine de Montholon, depuis quatre ans, s'était montrée pour lui une amie prévenante, toujours prête, toujours désireuse de désarmer et de plaire. Vivant à la porte du maître, quelle patience n'avait-elle pas montrée ! A quelle gêne n'avait-elle pas été contrainte, avec ses jeunes enfants qui ne devaient parler, rire, jouer, pleurer qu'en sourdine. Pas de bruit : l'Empereur travaille ou repose. Point de désordre l'Empereur va passer... Elle avait agi par adresse, elle était légère et frivole. Mais elle possédait le génie domestique des Françaises. S'il y avait eu quelque douceur près de Napoléon à certains jours trop pesants, c'était la sienne. Elle avait été le dernier sourire de la captivité[31].

Elle s'embarqua le 2 juillet avec ses trois enfants, ses deux domestiques, Guillaume et Adèle Goff, et une native, sur la Lady Campbell qui venait de Bombay.

La veille Napoléon reçut toute la famille. Il passa avec elle une grande partie de la journée. Il ne sortit pas : il pleuvait ; les vitres tremblaient aux rafales du vent.

L'Empereur donna à Mme de Montholon une boîte d'or où était peint son portrait, entouré de diamants. Il lui offrit aussi de beaux livres, reliés en maroquin rouge et timbrés à ses armes, entre autres les trois volumes du théâtre de Voltaire, qui l'avaient tant fait bâiller aux soirées de Longwood. Sur la page de garde il avait écrit de sa main : Albine. D'une voix émue, il la remercia du sacrifice qu'elle lui avait fait en venant vivre quatre ans à Longwood et de celui qu'elle lui consentait encore en laissant son mari. Il la chargea de ses pensées pour sa famille et ses amis. Il lui remit le jeu d'échecs d'Elphinstone, pour qu'elle l'envoyât à Marie-Louise dès son arrivée en Europe. Montholon, la comtesse, les enfants pleuraient. Napoléon les embrassa tous[32]. Puis il alla vers la porte et rentra chez lui.

— Ces pleurs me font mal, dit-il à Marchand.

Il passa peu après dans son cabinet de bains. Il entendit qu'on ouvrait la porte du jardin. C'était Mme de Montholon qui partait en calèche pour Jamestown[33]. Son mari suivait à cheval. A ce moment Mine de Montholon se retourna pour regarder une dernière fois Longwood. Vit-elle le rideau levé et la pâle face de l'Empereur ?

En se mettant au bain, Napoléon, parlant à Marchand, plaignit Montholon d'être ainsi séparé des siens :

— Mais il sent bien qu'il ne peut pas me quitter avant deux ans[34]. Vous retournerez en Europe, vous reverrez vos familles. Montholon retrouvera sa femme et ses enfants, toi, ta mère. Je serai mort, abandonné dans cette solitude...

Le soir, comme on lui disait que Mme Bertrand était souffrante, il voulut aller la voir. Mais la nuit tombait. On allait poser les sentinelles. Il rentra par la salle à manger. Deux rats coururent dans ses jambes qui le firent trébucher. Il passa la soirée seul avec Marchand, qui lui lut la tragédie de Mahomet[35].

Les jours qui suivirent furent les plus sombres peut-être qu'ait connus Napoléon. Il allait passer quelques heures près de Montholon malade. Il faisait quelquefois un tour en voiture avec Mme Bertrand, qui s'était rétablie[36]. L'Empereur répétait au grand-maréchal :

— Eh bien ! Bertrand, que vous disais-je, il y a quinze jours, lorsque vous me communiquiez vos craintes pour votre femme : qu'elle se tirerait de là parce que sa maladie était connue et que je succomberais parce qu'on ne connaît pas la mienne. Vous paraissez douter de ce que je dis soyez persuadé que je n'ai pas longtemps à vivre[37].

Il subit vers le milieu d'août un retour, plus bénin, de son hépatite. Verling et le docteur Arnott, chirurgien du 20e envoyé par Lowe, vinrent proposer leurs services. L'Empereur était prêt à agréer l'un ou l'autre s'il acceptait les conditions signées naguère par Stokoë. Tous deux refusèrent. Napoléon continua de souffrir, sans autres soins que ceux de ses serviteurs qui, tant bien que mal, appliquaient les anciennes prescriptions d'O'Meara.

Lowe ne vit encore dans cet accès qu'une comédie. Pourtant Napoléon était réellement malade. Il se sentait affaibli, se jugeait même en péril. La meilleure preuve en est qu'il fit, et pour la première fois, son testament[38].

Ce fut ce moment que le gouverneur choisit pour ordonner à Nicholls de forcer, s'il le fallait, la porte de Napoléon pour s'assurer de sa présence à Longwood[39].

L'Empereur fit aussitôt barricader portes et fenêtres, et placer près de son lit ses pistolets et fusils chargés. Il jurait d'étendre sur le seuil de la porte celui qui serait assez hardi pour franchir cette limite. Longwood fut mis sur le pied de guerre. Aly coucha dans la salle à manger, Noverraz dans la galerie, Marchand dans la salle de bains, tous trois armés. Nicholls demanda en vain à être introduit près de Napoléon. Le colonel Harrison vint à la rescousse. Tous deux frappèrent avec violence à l'entrée extérieure, s'introduisirent dans le salon et essayèrent de forcer la porte de la salle à manger. Ils n'y réussirent pas et n'osèrent pas aller plus loin[40].

Bertrand le 16 août adressa à Lowe une énergique protestation. Le gouverneur répondit par une véritable déclaration de guerre. Il notifiait de la manière la plus roide les pouvoirs qu'il avait donnés à l'officier de surveillance pour obtenir une vue quotidienne de Napoléon[41]. Si quelqu'un de sa suite lui faisait obstacle ou résistance, il serait immédiatement enlevé de Longwood et dirigé sur le Cap.

On eût pu penser qu'on allait ainsi à un éclat irréparable, peut-être au sang versé... Pourtant le conflit s'apaisa presque aussitôt. Lowe eut peur une fois de plus et céda. Il n'osa pousser jusqu'au bout Napoléon, le forcer dans son dernier refuge. Il n'insista pas davantage pour l'obliger à recevoir chaque jour Nicholls. Bientôt il allait même rappeler Verling, l'arrivée du médecin demandé par Napoléon ôtant tout intérêt à la présence imposée du docteur anglais.

 

 

 



[1] 10 octobre 1818 : Nicholls vit Napoléon à la fenêtre de sa chambre, un mouchoir autour de sa tête, en robe de chambre... il causa longuement avec Mme de Montholon et les enfants. Son visage était cadavérique... (Lowe Papers, 20.120.)

[2] Au dire de Mme de Montholon. Toutefois Nicholls écrivait le 16 dans son journal : Levé de bonne heure, Napoléon est descendu dans son jardin et s'est promené, regardant les quelques moutons qui sont devant la maison sur la pelouse. Il est allé jusqu'à la porte et avec un télescope a regardé les nouveaux bâtiments. Saint-Denis (Aly) était près de lui.

[3] Le 10 octobre 1817, dans le jardin de Longwood. La conversation eut lieu, comme presque toujours, en italien. On disait que Stokoë devait épouser Jane Balcombe, Napoléon en parla à Balcombe qui démentit. Stokoë avait été blâmé par l'amiral Plampin d'avoir parlé au général Buonaparte sans permission préalable.

[4] Appelé à visiter Napoléon, je l'ai trouvé dans un état de grande faiblesse, se plaignant d'une forte douleur du côté droit, dans la région du foie, et d'élancements dans l'épaule droite... En raison de la tendance du sang à affluer vers la tête, il sera indispensable qu'un médecin demeure prés de lui, afin de lui porter secours au cas d'un retour des symptômes alarmants, et aussi pour traiter de façon journalière l'hépatite chronique indiquée par les dits symptômes. (Lowe Papers, 20.125. Traduit sur l'original.)

[5] Bertrand à Stokoë, 17 janvier, 9 heures du soir. Ce soir-là Montholon vint à Plantation avec Nicholls demander à Lowe sa réponse sur l'établissement à demeure de Stokoë à Longwood. Le gouverneur, défiant, réserva sa décision. (Minute Gorrequer, 17 janvier. Lowe Papers, 20,125.)

[6] Il partit à 1 heures 30, laissant le bulletin suivant : Le malade a passé une nuit agitée, mais sans symptômes alarmants. A 3 heures après-midi, je l'ai trouvé plus débilité qu'hier et lui ai ordonné un régime plus nutritif. Il semble bien que l'actuel dérangement de sa santé provienne d'une hépatite chronique dont les premiers signes auraient apparu il y a seize mois... Je ne crois pas à un danger immédiat, quoiqu'on puisse penser que dans un climat où cette affection est si commune, elle ait des chances d'abréger sa vie. Longwood, 18 janvier 1819. (Lowe Papers, 20,125.)

[7] Lowe était entretenu dans cette conviction par son ami le docteur Baxter, qui écrivait le 16 janvier à Verling : Je n'ai pas une idée sérieuse de sa maladie. (Lowe Papers, 20.125.)

[8] Appelé par Bertrand, il alla demander l'autorisation aux Briars à Plampin qui le soumit à un interrogatoire serré. Un procès-verbal en fut rédigé par Elliot, secrétaire de l'amiral.

Plampin reprocha à Stokoë d'avoir appelé Napoléon le malade (the patient) et non le Général Bonaparte. (Minute Elliott, 19 janvier 1818. Lowe Papers, 20.125.)

Retardé par l'interrogatoire, Stokoë n'arriva à Longwood qu'à 6 heures du soir.

[9] Le 20 janvier. Stokoë, la veille, avait laissé à Bertrand une note dont voici les passages essentiels : J'ai toutes raisons de penser que mes soins vont cesser, soit que mes supérieurs me l'interdisent formellement, soit que la situation me soit rendue si désagréable que je doive moi-même les interrompre... Dans ces deux cas, je vous demande d'engager l'illustre malade à suivre le traitement que j'ai prescrit. L'hépatite est toujours dangereuse à Sainte-Hélène... L'inertie du foie, l'état habituel de constipation et le dérangement des fonctions digestives peuvent déterminer des afflux de sang au cerveau, plus violents encore que celui de samedi... (Lowe Papers, 20.125.)

Avant de partir, Stokoë, en récompense de ses soins, avait reçu de l'Empereur ce bon autographe, adressé à Joseph :

Je vous prie de faire solder au docteur Stokoë mille livres sterling que je lui dois. En vous envoyant ce billet, il vous donnera tous les détails que vous pouvez désirer sur moi. Napoléon.

[10] De 100 livres. Il avait vingt-cinq ans de services. Il reçut de Madame Mère, de Fesch, de Louis, des remerciements et des dons assez importants. En 1821 il accompagna la jeune Charlotte qui allait en Amérique voir son père, le roi Joseph. Il resta près de lui deux ans, puis revint en Europe où il se maria. Il tenta de nouveau, à plusieurs reprises, mais sans succès, de rentrer dans la marine. Il mourut en 1852, âgé de 77 ans.

[11] Rapport Balmain, 1er mars 1819 : Napoléon étant persuadé que les souverains alliés, surtout l'empereur d'Autriche, prendraient sa défense contre le gouverneur de Sainte-Hélène, les attendait avec une vive impatience et se fit traduire mot à mot les articles sur le congrès d'Aix-la-Chapelle. Il y trouva bien des mécomptes, car le Morning Chronicle, son plus zélé défenseur, n'en pariait presque pas. Le Courier l'accable de reproches et d'injures, et l'Observer du 12 octobre annonce positivement que notre auguste maître le livre à sa destinée. Tout cela lui donne de l'humeur, de la mélancolie. Il s'est enfermé de nouveau dans son cabinet et ne voit personne, de sorte qu'on ignore ce qu'il fait, s'il est bien ou mal ; on n'en a aucune nouvelle.

[12] Le protocole du congrès d'Aix lui fut officiellement communiqué le 26 mai 1819 : Nicholls le remit à Montholon. (Lowe à Bathurst, 28 mai. Lowe Papers, 20.126.)

[13] Le 27 décembre 1818. Journal de Nicholls. Lowe Papers, 20.210.

[14] Lowe Papers, 20.126. Journal de Verling. Montholon devait l'accompagner. Aux courses d'avril 1819, Gorrequer lui demanda si la comtesse pensait toujours à partir. — Oh ! mon Dieu, oui, bien certainement. — Et vous, monsieur le comte, vous restez ? — Non, je pense partir aussi. Je ne veux pas me séparer de ma femme. (Minute Gorrequer, 28 avril 1819. Lowe Papers, 20.126.)

[15] Aly, 183.

[16] On croyait à Longwood que Ricketts était le frère de lord Liverpool. La lettre que lui adressa Bertrand le fait voir :

Longwood, 31 mars 1819.

Monsieur. L'Empereur Napoléon ayant appris que le frère de lord Liverpool était dans cette île, quoiqu'il soit malade et au lit, désire cependant le voir. Je vous prie donc, Monsieur, de vouloir bien passer chez moi après-demain vendredi, entre trois et six heures de l'après-midi pour que je puisse vous y introduire. — Le COMTE BERTRAND.

Ricketts répondit le 1er avril :

Je me rendrai avec beaucoup de plaisir à l'invitation dont on a daigné m'honorer. (Lowe Papers, 20.125, pièces inédites.)

[17] Il ressemblait, écrit Ricketts, au tableau qui le représente penché sur le cabestan du Northumberland et à un portrait français où un laurier couronne son front. Son teint ne me parut pas plus blême que d'ordinaire, pas de cernure particulière aux yeux, aucune marque indiquant qu'il souffrit d'une maladie de foie ou d'une autre grave affection. (Record office, C. O., 247.25.)

[18] L'entrevue dura quatre heures.

[19] Record office, C. O., 247.25 (traduit sur l'original).

[20] On y trouve la parole même, presque le son de voix de Napoléon :

1° Sortir de l'île, parce que j'ai une hépatite chronique.

2° Qu'en quelque position où je sois, la raison politique est de mettre prés de moi un homme d'honneur qui ait des formes.

3° Me renvoyer mon médecin O'Meara, m'en donner un français ou m'en envoyer un anglais civil qui n'ait aucun lien militaire et bien formé.

4° Ne pas me contraindre à habiter la nouvelle maison, parce qu'il n'y a pas d'arbres, parce qu'elle est trop près du camp et qu'elle est dans la partie de l'île où il n'y a pas d'arbres, que c'est un chêne que je désire.

5° Que lord Liverpool envoyé l'ordre qu'on ne viole pas mon intérieur, qu'on ne m'en menace point.

6° Qu'il autorise ma correspondance directe avec lui, cachetée, et qui ne passe pas par lord Bathurst, ou avec un pair du royaume qui soit notre avocat près du ministère tel que lord Holland, étant le moyen que le public ne s'occupe plus de cela. — 2 avril 1819. (Lowe Papers, 20.204.)

[21] Nicholls à Gorrequer, 15 mai 1819. (Lowe Papers, 20.126. Inédit.)

[22] Lui-même, depuis leur dramatique entretien d'août 1816, n'avait pu apercevoir Napoléon qu'une seule fois, le 4 août 1819. Il en rendit ainsi compte à Bathurst : J'étais allé à Longwood pour donner des ordres sur quelques changements qu'il désirait dans son jardin, lorsque je me trouvai soudain tout près de lui. Il me tournait le dos et il avait une longue baguette à la main : il portait son uniforme habituel, paraissait aussi robuste que jamais, mais marchait d'un pas qui avait quelque apparence d'infirmité. Les enfants du comte Bertrand étaient avec lui. Napoléon s'éloigna lentement dès qu'il aperçut le gouverneur. (Lowe Papers, 20.127.)

[23] Reade écrivait à Lowe que, maintenant qu'il était revenu de Rio, il avait changé tout à fait d'opinion à propos des gens de Longwood. Il pensait maintenant que c'était une curieuse réunion ; que le comte Montholon surtout avait un caractère d'intrigant... (Lowe Papers, 20,125. Inédit.)

[24] Ce changement fut aidé par une mercuriale du comte Lieven, ambassadeur russe à Londres, gui désapprouvait l'attitude prise par Balmain vis-à-vis de Lowe (notamment à propos de l'affaire O'Meara). Balmain devait plus tard, par égard pour son beau-père, adoucir par des corrections le texte même de ses anciens rapports. — Ce sont ces rapports atténués auxquels nous nous référons. La première rédaction était encore plus hostile à Lowe.

[25] Rapport Balmain, 28 juin 1819 : J'éprouve une véritable satisfaction à pouvoir annoncer à V. M. que mes relations personnelles avec les autorités anglaises sont paisibles, amicales, que je vais à Plantation House continuellement, qu'on m'y reçoit à bras ouverts, que les dîners, bals et soirées s'y multiplient depuis t'arrivée des dernières nouvelles de l'Europe, et que tout cela charme les ennuis de mon exil, mais il me peine de devoir Lui déclarer en même temps que, ne voyant plus ni Bertrand, ni Montholon, s'ignore entièrement ce qui se fait à Longwood.

[26] Datées du 27 août 1818, elles n'arrivèrent à Sainte-Hélène qu'à la fin de l'année.

[27] Lowe à Bathurst, 28 mai 1819. Mme de Montholon était réellement souffrante. O'Meara l'avait, pour le foie, imprudemment droguée au mercure. (Journal de Verling, 1.)

[28] Le Journal de Nicholls, dès avril, donne ces indications : 13 avril. — Je suis allé voir Montholon ce matin parce que je n'ai pu obtenir d'information concernant Napoléon Bonaparte. Montholon me dit qu'il est très sombre (in very low spirits) surtout à cause du projet de retour en Europe des Montholon, en raison de la santé de Mme de Montholon. 14 avril. Montholon me dit que Napoléon est fort triste et qu'il est très désireux que Montholon reste. Il lui a demandé de réfléchir deux ou trois jours avant de prendre une détermination. (Lowe Papers, 20.210.)

[29] Napoléon le lui demanda, un soir que, pour parler avec plus de liberté, il l'avait invitée seule à dîner. Dans la conversation, écrit Aly (156), l'Empereur chercha à la déterminer de laisser M. de Montholon en lui disant qu'en Europe elle retrouverait bien un mari, Elle répondit aussitôt : Sire, une femme trouve facilement un amant, mais non pas un mari. On dut lui tenir la dragée haute.

[30] Montholon obtint aisément de Lowe que sa femme fût dispensée — comme l'avait été Gourgaud — du passage par le Cap. Il était venu voir le gouverneur à Plantation le 26 mai. Lowe le pria de lui adresser une lettre officielle qui fut envoyée le 30. Il prévint aussitôt Bathurst. Montholon lui avait dit qu'il ne prolongerait pas son séjour dans l'île plus de six mois après le départ de sa femme. Il ajoutait que déjà il faisait là un grand sacrifice à l'Empereur. (Lowe Papers, 20.126.)

[31] Que Mme de Montholon ait été généralement aimée à Longwood et même à Sainte-Hélène, et qu'on l'ait vivement regrettée, ces lignes de Balmain en font foi :

Ce matin la comtesse Montholon est partie pour l'Angleterre. C'est une femme d'esprit et de tête, extrêmement aimable et qui m'a été d'une grande ressource à Sainte-Hélène. Je fais là une perte irréparable... (Rapport Balmain, 1er juillet 1819.)

[32] A la petite Napoléone, il avait fait présent, un peu plus tôt, d'une parure de turquoises qui avait appartenu à Mme Stürmer et que la femme du commissaire autrichien avait vendue lorsqu'elle avait quitté Sainte-Hélène. (Aly, 156.)

[33] Lady Lowe avait envoyé ses deux voitures pour Mme de Montholon et ses enfants. Les Montholon dînèrent au château avec les commissaires. (Journal de Verling.)

[34] Papiers Marchand. (Bibl. Thiers. Inédit.) Ces paroles étaient prophétiques.

[35] Montholon revint dans la nuit, par une pluie de déluge. Il y gagna une bronchite et un rhumatisme qui le retinrent longtemps à la chambre. Mme de Montholon devait partir le lendemain 2 juillet au soir. Mais Lowe défendit que la Lady Campbell levât l'ancre, parce que, Nicholls n'ayant pas vu Napoléon ce jour-là, il ne pouvait rédiger sa dépêche pour Londres, certifiant la présence du prisonnier. Nicholls ayant aperçu l'Empereur le 3, à sept heures, il en avisa Plantation par signaux optiques et le navire mit à la voile presque aussitôt. (Journal de Nicholls, 1, 2, 3 juillet 1819.) Montholon, au dernier moment, avait envoyé à sa femme un billet qui ne put lui être remis. Lowe, qui le lut, y copia ce passage : L'Empereur témoigne un grand regret de ton départ ; ses larmes ont coulé pour toi, peut-être pour la première fois de sa vie.

Pour la première fois, non sans doute, mais si Napoléon pleura vraiment (Marchand et les lettres postérieures de Montholon à cet égard gardent le silence), ce dut être pour la dernière fois.

[36] Le 5 juillet Napoléon fut voir Mme Bertrand et lui donna un beau manchon et une boite à miniature entourée de 32 diamants. (Journal de Verling.)

[37] Papiers Marchand, Bibl. Thiers, C. 22. (Inédit.)

[38] Ce testament fut absolument ignoré des Anglais, Seuls Montholon, Bertrand et Marchand l'ont connu. Napoléon ne le fit donc pas pour impressionner Lowe.

Aux termes de cet acte, l'Empereur léguait à son fils ses armes, son argenterie, ses livres et ses objets personnels, qui devaient hit être remis par Bertrand, jusque-là leur dépositaire. Il répartissait ainsi les 300.000 francs en or qu'il possédait à Longwood : 120.000 à Bertrand, 50.000 à Montholon, 50.000 à Marchand, 20.000 à Aly, Noverraz et Pierron, 10.000 à Archambault et Gentilini. Ses diamants devaient être partagés entre Mmes Bertrand et de Montholon. En outre, Napoléon réglait en détail l'emploi des sommes qu'il avait en Europe, notamment chez Laffitte, et les partageait entre ses compagnons. D'après une note au crayon trouvée par Montholon dans les papiers de l'Empereur, il donnait sur ces fonds aux Bertrand 750.000 francs, aux Montholon 600.000. Ces chiffres sont intéressants à comparer avec ceux du testament définitif. Enfin Napoléon demandait que ses Mémoires ne fussent publiés que lorsqu'ils auraient été complétés de toutes les pièces importantes qui leur manquaient.

C'est ce testament qu'il fera chercher par Marchand chez Bertrand, le 20 avril 1821, et qui sera jeté au feu.

[39] S'il ne l'avait pas vu avant dix heures du matin. Reade donna à Nicholls les instructions écrites suivantes : Dans ce cas, vous entrerez dans son antichambre, et, s'il ne vous donne pas l'opportunité de le voir (sauf en cas d'indisposition), vous pénétrerez dans ses appartements intérieurs et en arrivant dans la chambre où il pourra se trouver, dès que vous l'aurez vu, vous le saluerez et vous retirerez. (Reade à Nicholls, 10 août 1819, Lowe Papers, 20.207.)

[40] Rapports Nicholls, août 1819. Lowe Papers, 20.127. Balmain, dans son rapport du 19 août, rapporte un trait plaisant : Le 14 de ce mois, l'officier d'ordonnance s'étant approché comme de coutume de la fenêtre du pavillon de Longwood pour s'assurer matériellement de l'existence de Bonaparte, celui-ci, qui depuis une heure était au bain, en sortit tout à coup avec dépit et colère et se montra in naturalibus au capitaine Nicholls.

[41] La malveillance personnelle de Lowe dans cette période est prouvée par cette note du Journal de Nicholls. (Lowe Papers, 20.210) : Le gouverneur m'a demandé pourquoi je frappais si doucement 3, la porte du parloir. J'ai répondu que je ne voulais pas que les Français pussent dire que je faisais du bruit, le général Bonaparte prétendant être malade. Le gouverneur ne voit pas de raison pour que je ne frappe pas comme je le ferais pour entrer dans la maison d'un gentleman quelconque.