SAINTE-HÉLÈNE

QUATRIÈME PARTIE. — L'ENNUI

 

CHAPITRE III. — LOWE ET O'MEARA.

 

 

Dans ses dépêches à Bathurst, Hudson Lowe ne cessait de se plaindre d'O'Meara, en révolte contre ses ordres, et qui, refusant de le renseigner désormais sur l'intérieur de Longwood, semblait s'être mis au service de Napoléon[1]. Pour obtenir enfin son rappel, la tabatière remise par O'Meara au Révérend Boys lui servit de prétexte. Sir Thomas Reade écrivit au médecin qu'à moins d'un cas extraordinaire, dont il devrait aussitôt avertir le gouverneur, il ne devait plus quitter Longwood[2]. Il le mettait ainsi aux arrêts, sans donner de motif.

O'Meara est peu disposé à se laisser faire ; il se croit soutenu par l'Amirauté[3]. Enfreignant ses arrêts, il descend aux Briars pour soumettre l'affaire à l'amiral Plampin, son supérieur hiérarchique. Plampin ne le reçoit pas. O'Meara adresse alors sa démission de médecin de Longwood[4]. Le grand-maréchal proteste aussitôt. L'Empereur, écrit-il à Lowe, est malade depuis sept mois d'une maladie chronique du foie, mortelle dans ce pays, et qui est occasionnée par le défaut d'exercice, qu'il n'a pu prendre depuis deux ans par l'abus que vous faites de vos pouvoirs.

Le gouverneur accepte la démission d'O'Meara, et l'informe qu'il peut rester à Longwood jusqu'à ce qu'il ait reçu des instructions du ministère pour son remplacement. Mais Napoléon déclare que son médecin n'ayant plus l'indépendance nécessaire, il refusera désormais ses soins[5].

Comment Lowe va-t-il se tirer de ce mauvais pas ?

Naïvement il insiste pour que Napoléon consente enfin à recevoir le docteur l3axter. Il serait ainsi fixé sur l'état véritable du prisonnier. Quelle idée se fait-il donc de son adversaire ? La réponse est une nouvelle apostille finissant par cette phrase hautaine : Qu'on fasse connaître au Prince-régent la conduite de mon assassin afin qu'on le punisse publiquement. S'il ne le fait, je lègue l'opprobre de ma mort à la maison régnante d'Angleterre[6]. A ce moment en effet, l'Empereur éprouvait une indiscutable crise hépatique. Il eut deux mauvaises journées, les 18 et 24 avril. O'Meara lui donna des blue pills à base de mercure, médication alors usitée. Mais en cachette, car apparemment le docteur avait cessé son service.

On était anxieux à Plantation House. On le fut plus encore quand, le 5 mai, arriva une lettre du rusé médecin qui, par seule humanité, proposait au gouverneur de revenir à l'ancien état en attendant une décision de Londres. La situation actuelle est affreuse, et elle produira sans doute un très pénible effet en Angleterre et en Europe. Son Excellence peut réfléchir à la responsabilité qui pèse sur Elle, si — comme il est possible et même très probable — Napoléon Bonaparte, privé de secours, vient à mourir avant l'expiration des cinq ou six mois nécessaires pour obtenir une réponse d'Angleterre.

Chantage admirable ; sur l'esprit crispé de Lowe, il obtient un succès immédiat. Que Napoléon, gravement atteint, puisse agoniser sans secours, cette idée l'épouvante. Il n'y tient pas ; revenant sur sa décision du 10 avril, il lève les arrêts d'O'Meara qui pourra reprendre son service comme auparavant.

Il le reprend et aussitôt adresse à Plantation un rapport déclarant que la maladie de Napoléon Bonaparte est évidemment une hépatite, de forme chronique et insidieuse[7]. Malgré ses préventions, Lowe y ajoute foi. Le 11 juillet, il écrira à Bathurst : La maladie de Napoléon semble avoir pris un tour sérieux et son médecin est fort inquiet[8].

Cependant comme il est du caractère du gouverneur de harceler les gens et de compliquer les choses, il demande au colonel Lascelles, commandant le 66e, d'interdire à O'Meara l'accès du mess de Deadwood qui, dans cette solitude, était l'unique distraction du docteur. Celui-ci se défendit, protesta, dut à la fin s'incliner. Les officiers qui avaient paru le soutenir, comme Lascelles et le lieutenant Reardon, furent peu après renvoyés en Angleterre[9].

 

Hudson Lowe continuait de recevoir des rapports d'agents britanniques ou étrangers annonçant que ses partisans ne renonçaient pas à délivrer Napoléon. Hyde de Neuville, ministre de France à Washington, haïssait l'Empereur tombé comme il avait haï le Premier Consul. Il guettait les allées et venues des bonapartistes réfugiés aux Etats-Unis et transmettait à son collègue anglais Bagot qui, sans vérifier, les envoyait à Londres, de fantaisistes informations sur une soi-disant conspiration organisée pour proclamer Joseph Bonaparte souverain du Mexique[10].

Au vrai, il s'agissait d'une escroquerie montée par quelques miséreux pour soutirer 4.000 livres sterling à Joseph qui d'ailleurs ne se laissa pas faire. Cela suffisait cependant pour que Hyde de Neuville écrivit à Richelieu que tout était à craindre si Sainte-Hélène n'était pas surveillée avec une sévérité encore inconnue, et pour qu'il allât jeter l'alarme chez le président Madison qui l'éconduisit.

Autre complot, plus terrifiant encore. Un certain colonel Latapie, réfugié à Pernambouc, sur la côte du Brésil la plus proche de Sainte-Hélène — bien qu'encore à 1.800 milles marins ! — aurait établi d'accord avec le général Brayer, l'un des chefs de l'armée de l'Indépendance, alors à Buenos-Ayres, un plan très simple, qui si l'on n'y prenait garde, aurait grandes chances de réussir. Tout d'abord les conjurés doivent fomenter une révolution à Pernambouc, y organiser un gouvernement, puis équiper dans ce port des vaisseaux rapides et bien armés, porteurs de bateaux à vapeur qui, s'approchant la nuit de Sainte-Hélène, essaieront d'enlever l'Empereur. On n'oubliait qu'une chose, assez importante, il n'y avait point encore de bateaux à vapeur capables d'affronter la mer.

L'amiral Plampin envoyait gravement à Londres la lettre d'un capitaine Sharpe, commandant l'Hyacinthe, révélant qu'un jeune homme arrivé depuis peu à La Plata avait apporté les dessins d'un bateau capable d'être mû à la rame sous l'eau. Ce bateau, pouvant contenir six hommes, naviguerait au choix en surface ou sous l'eau pendant plusieurs heures... Le bateau est en fer et peut être transporté à bord d'un vaisseau de 150 tonnes. Après l'attaque à découvert, le coup de main nocturne, voilà l'évasion par sous-marin. La gamine est complète.

Sur l'esprit poreux de Lowe bouillonnent ces corrosives fumées. Balmain note, railleur : Les menées des bonapartistes à Pernambouc donnent de vives alarmes à sir Hudson Lowe. Il travaille sans relâche aux fortifications de Sainte-Hélène, place de nouveaux télégraphes et batteries en différents endroits et a doublé les postes à Longwood. Je le vois toujours à cheval, entouré d'ingénieurs et courant à bride abattue de tous côtés[11]. Il découvre partout danger, intrigues, communication, connivence. Soldats, marins, habitants, tous lui sont suspects. Tout l'effraie : les pensées, les hasards, les ombres. Que Napoléon n'ait pas été vu depuis deux jours, et il galope à Longwood, assassine Blakeney de reproches. Qui sait si le prisonnier est encore sous ces pauvres ardoises, s'il ne se cache pas dans la campagne, à l'abri d'une roche, en attendant le canot qui viendra l'emporter ?...

 

Craintes d'évasion, conflit avec O'Meara avaient fait perdre à Lowe le peu qu'il gardait d'équilibre. A la même époque, il se brouillait avec les commissaires étrangers.

Après plusieurs mois d'abstention, Balmain par désœuvrement a recommencé de se promener à cheval à Longwood avec Gors[12]. De nouveau le commissaire russe y a entrainé son collègue d'Autriche. Dans les derniers jours de mars ils rencontreront les Montholon et les Bertrand. Une conversation insignifiante s'ensuit. Le lendemain Stürmer va pour affaires à Plantation. Lowe le regarde sans lui adresser un mot. Stürmer s'en va ; le gouverneur le rappelle :

— Vous avez été hier à Longwood ? lui dit-il d'un ton cassant, j'en suis informé.

— Cela ne m'étonne pas, répond l'Autrichien qui tâche de garder son calme. Notre entrevue a eu lieu sur le grand chemin ; tout le monde a pu nous voir...

Lowe n'ose montrer tant de roideur avec Balmain. Mais quels reproches ne lui adresserait-il pas s'il savait que sa courtoisie, son amabilité encouragent Longwood au point qu'au début d'avril, Bertrand, le trouvant seul, lui a dit :

— L'Empereur, accablé d'ennuis, traité inhumainement sur ce rocher, abandonné de l'univers entier, veut écrire à l'empereur Alexandre, son seul appui. Chargez-vous de sa lettre, je vous en conjure.

Il a fait un mouvement pour la tirer de sa poche.

— Non, a répondu Balmain, cela m'est impossible. Ce serait manquer à mon devoir.

— Nullement, car l'empereur Napoléon fait à l'empereur Alexandre des révélations importantes. Il ne s'agit pas uniquement de protéger un grand homme opprimé, mais de servir la Russie. On y lira cet écrit avec plaisir, empressement. On en sera ravi. Ne pas l'envoyer à votre cour est négliger, perdre de vue ses intérêts ou plutôt I les sacrifier aux Anglais. Je vous observe en outre qu'on I y fait de vous un portrait qui va pousser votre fortune.

— Je vous promets de rapporter fidèlement à ma cour ce que vous me dites de vive voix. Mais je ne puis me charger d'aucune lettre. Je n'en ai point le droit. Et si je le faisais, on me désavouerait.

— Bah ! s'écria Bertrand, on vous désavouera à Sainte-Hélène pour la forme ; et en Russie on vous récompensera ! J'en suis sûr. Enfin pensez-y mûrement[13].

Le dimanche 3 mai, Balmain ayant convié, sans doute à dessein, Montchenu et Gors à descendre à Mulberry Gut, au-dessous de Longwood, Napoléon qui les observe, risque une avance décisive. Il envoie aux commissaires, à qui se sont joints les Bertrand et les Montholon, petits et grands, une collation, avec champagne et café servi en vermeil par Pierron et ses gens. Le repas est joyeux et les convives ne se séparent pas, à la nuit, que Balmain et même Montchenu n'aient reçu une invitation formelle à se présenter à Longwood.

Les commissaires, en revenant vers Hutt's Gate, rient à la pensée de la colère que cet incident va provoquer chez Lowe. Mais puisque le gouverneur, chassé par Napoléon et brouillé avec O'Meara, ne sait plus rien de Longwood, il leur appartient de s'informer par eux-mêmes et par les moyens qu'ils jugent les meilleurs.

Balmain surtout prend plaisir à contrecarrer Lowe qui vient de lui jouer un tour insupportable. Un brick de guerre russe, le Rürick, est arrivé en vue de l'île. Son commandant demande par signaux à voir Balmain. Reade dit au commissaire russe qu'il va arranger l'affaire et court avec Plampin à Jamestown. Ils montent sur le Conqueror stationné dans la baie et se dirigent vers le Rürick. Sans doute lui donnent-ils l'ordre de s'éloigner car le brick, après avoir salué la terre d'un coup de canon, disparaît.

L'injure est sérieuse ; Balmain la ressent vivement. Lowe a agi par impulsion ; il a voulu empêcher un contact de Balmain avec ses compatriotes. Craint-il qu'il ne s'abouche avec eux pour faire évader Napoléon ? Quand l'Empereur apprend cette aventure, il en est enchanté,

— Ah ! ah ! s'écrie-t-il, je ne suis donc pas le seul qui essuie des affronts ! En voilà un sanglant et public que Lowe fait à la Russie, à un souverain formidable !

Plampin a beau s'excuser, Balmain ne pardonnera ni à lui, ni à Lowe, de longtemps.

Entre les commissaires et le gouverneur commence donc une guerre encore revêtue de certaines formes. Les relations de société ont cessé ; plus d'invitations à Plantation House, plus de promenades avec lady Lowe et ses filles. Lowe bientôt perd toute mesure c'est une visite emportée à Balmain pour savoir s'il a reçu Bertrand à déjeuner ; c'est une longue diatribe assénée à Montchenu.

— On écrit, on m'accuse, s'écrie le marquis, mais j'écrirai aussi et mon gouvernement me croira !

A Stürmer, venu lui demander comme à l'ordinaire des éléments d'information pour son rapport à Vienne, Lowe fait, après une scène de mutisme, une scène de violence. L'Autriche parlait de la santé de Napoléon

— Lorsque vous m'avez dit que Bonaparte avait une obstruction au foie...

Le gouverneur bondit. Stürmer va-t-il épouser la thèse des Français qui veut que le climat soit mortel ?

— Moi, je vous ai dit qu'il a une obstruction au foie ? Non, monsieur le baron, je ne vous ai jamais dit cela ! Je vous ai parlé d'incipiens hepatites.

Incipiens hepatites signifie un commencement d'inflammation du foie.

Pesant ses mots, Lowe réplique :

— Je vous ai parlé d'un commencement d'obstruction, mais pas d'une obstruction. Cette différence est très importante... On vous aura dit cela à Longwood. je vois clairement qu'on sert d'instrument à Napoléon Bonaparte...

Le commissaire de Sa Majesté Apostolique se redresse :

— Vous vous trompez, monsieur le gouverneur, nous ne servons point d'instrument à Napoléon Bonaparte, Nous avons chacun assez de discernement pour démêler la vérité de ce que l'on peut avoir d'intérêt à nous faire accroire.

— Vous feriez mieux de ne pas aller à Longwood. Gorrequer, qui tient la plume, suspend son sourire. Lowe et Stürmer s'attaquent à découvert :

— Vous êtes toujours en colère, dit l'Autrichien, et c'est à ces emportements que vous devez vous en prendre si on évite les explications avec vous. Personne ne veut s'exposer à s'entendre dire des sottises.

— Comment des sottises ! Je fais des sottises ! Gorrequer, entendez-vous ? Je fais des sottises !...

Stürmer le quitte en évitant à grand'peine une rupture déclarée.

Au sortir de ces algarades, pour se plaindre et demander appui, les commissaires écrivent à leurs cours et Lowe à Bathurst. Le premier qui reçoit une réponse est Stürmer, et c'est bien plus qu'un blâme, c'est un rappel. Metternich, indisposé par l'affaire Welle, et qui ne veut pas de difficultés avec l'Angleterre, trouve plus simple de désavouer son agent et de l'envoyer — disgrâce manifeste — consul général aux États-Unis. Montchenu joindra à son titre de commissaire de France celui de commissaire d'Autriche. Stürmer atterré réclame, mais fait ses paquets. Lowe a peine à cacher sa joie, Avant de partir, le commissaire autrichien lui adresse une demande assez naturelle. Tant qu'il était en fonctions, le gouverneur n'a pas permis qu'il vit Napoléon à titre particulier. A présent qu'il a transmis ses pouvoirs à Montchenu et qu'il va s'embarquer sur le Northumberland, il voudrait approcher une fois le prisonnier de l'Europe. Lowe se hérisse. Napoléon ne saisira-t-il pas cette occasion de charger d'un message le représentant de son beau-père ? Mais comment refuser ? Il agit d'abord avec une maladresse étudiée en envoyant Gorrequer négocier l'entrevue avec Montholon, alors qu'il sait fort bien que c'est froisser Napoléon et que Stürmer lui-même doit se présenter à Bertrand. Puis l'Empereur ayant été saisi de nouveaux malaises, il en prend texte pour écrire à Stürmer que toute visite semble impossible. Stürmer insiste ; au besoin il retarderait son départ de quelques jours. Le gouverneur lui répond alors, de façon catégorique, qu'il ne peut autoriser l'entretien[14]. Stürmer quitta l'île sans récriminer. Entièrement démuni d'argent, il lui avait fallu recourir à Lowe pour un prêt de 300 livres.

Longwood vit avec peine le départ de Stürmer. Napoléon est indigné que l'Autriche ait rappelé son commissaire, écrivait Balmain. Il m'a fait dire par Montholon qu'il se réjouissait de me conserver près de lui, que j'exerçais sur ce rocher un contrôle indirect et tout essentiel à sa sûreté, qu'il espérait de la magnanimité de notre auguste maître que jamais il n'abandonnerait un prince malheureux, qu'il le conjurait, par le souvenir d'une ancienne amitié, de l'arracher à cet affreux exil, de lui en désigner un autre moins insalubre, qu'étant l'arbitre de l'Europe, il le peut aisément...

Encore que Montholon ait dû broder, l'appel au tzar Alexandre est pathétique. Celui-là même qui à Erfurt a saisi la main de Napoléon quand Talma prononçait le vers d'Œdipe :

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux !

restera-t-il sourd à sa plainte ? Balmain ne peut que la transmettre. Sans doute ne demanderait-il pas mieux que son maître fit un geste propitiatoire. Mais il n'y compte guère. Alexandre, en pleine réaction politique et religieuse, est aujourd'hui le souverain d'Europe — il en donnera la preuve avant peu — le moins capable de secourir Napoléon. En terminant sa dépêche, Balmain demande à sa cour de le rappeler. L'exemple de Stürmer l'a fait réfléchir. Tiraillé par les Français, dénoncé par le gouverneur, il craint de compromettre sa carrière. Une nouvelle démarche à Longwood va l'affermir dans ce sentiment.

— Le baron de Stürmer, lui dit un jour Montholon, s'est mal conduit à Longwood. Étant commissaire de famille, il pouvait y jouer un beau rôle. On ne lui demandait que des nouvelles de Marie-Louise et il a refusé d'en donner. Il est parti sans argent. L'Empereur désirait lui prêter cent mille francs ou lui remettre des mémoires historiques qu'il eût vendus 6 ou 7.000 livres. Mais il nous témoignait peu de confiance et s'est fait grand tort à lui-même.

Balmain comprend l'invite : s'il veut servir de truchement entre le Tzar et Napoléon, il n'a qu'à dire son prix. Il ne s'indigne pas, mais sourit. Montholon, persuadé qu'il mord à l'hameçon, s'épanche avec plus d'imprudence :

— C'est en abandonnant le profit de nos rédactions à des voyageurs, à des officiers, à des marchands, à des capitaines de store-ships, que tout passe et s'imprime en Europe. Les Observations sur le discours de lord Bathurst y sont arrivées de cette manière et nous avons maintenant un manuscrit précieux qu'on veut mettre au jour. Le voulez-vous ? On vous l'offre de bon cœur...

Balmain répond en plaisantant que s'il était en possession des écrits de Napoléon, il les enverrait aussitôt à l'empereur Alexandre.

Là-dessus il coupe court et tourne les talons. Avec soin il informe son ministre, et puisque l'air autour de lui devient si trouble, il songe à en changer. Une occasion se présente pour lui d'un voyage à Rio-de-Janeiro[15]. Il s'embarque le 22 avril, enchanté d'échapper pour cinq mois à cette vie de défiance, de querelles, de constant souci, que le conflit entre Plantation et Longwood ménage aux commissaires européens.

 

Un incident, dû â la discourtoisie de Lowe, venait de tendre encore plus ses rapports avec les Français[16].

L'officier d'ordonnance Blakeney, dégoûté de remplir, comme disait O'Meara, des devoirs dégradants pour un Anglais, avait demandé sa relève. Plusieurs capitaines du 66e furent pressentis. Tous refusèrent. De guerre lasse, Lowe s'adressa au lieutenant-colonel Lyster, ancien camarade de régiment qu'il avait emmené à Sainte-Hélène pour lui donner la sinécure d'inspecteur des côtes et de la milice. Choix mauvais : Lyster était trop la créature et l'intime de Lowe. Le gouverneur lui adjoignit le lieutenant Jackson qui avait servi de gardien à Gourgaud.

Lyster en arrivant à Longwood commença par se montrer impertinent vis-à-vis de Mme de Montholon. Puis il refusa de prendre ses repas avec O'Meara, comme le faisait Blakeney. L'offense était délibérée. Napoléon la ressentit et, sachant que Lyster avait servi en Corse, fit par Bertrand cingler Lowe d'une lettre très dure[17]. Le gouverneur répondit qu'il ne remplacerait pas le colonel, déjà entré en fonctions. Et par une sottise vraiment superflue, ou par un de ces sursauts atrabilaires qui lui ôtaient toute raison, il montra la lettre à Lyster. Celui-ci, furieux, envoya à Bertrand un cartel où il osait l'appeler un vil et infâme sycophante de l'illustre Corse. Le grand-maréchal dédaigna de répondre. Lyster lui écrivit alors que s'il ne lui donnait pas satisfaction, il recevrait des coups de fouet. Bertrand envoya la provocation à Lowe, aux ordres duquel il déclarait se tenir, Lyster n'étant, disait-il, que son mandataire. S'il avait eu la moindre noblesse d'esprit, le gouverneur devait punir ce subalterne assez lâche pour s'adresser ainsi à un général et à un prisonnier. Par amitié pour Lyster, il étouffa l'affaire, se contenta de le retirer de Longwood et d'y rétablir Blakeney.

Hudson Lowe eut un autre tort, plus grave. Il donna à entendre aux officiers de la garnison qu'ils devaient se tenir pour solidaires de Lyster. Dès lors le comte et Mine Bertrand furent mis en quarantaine. Le gouverneur y voyait un double avantage : restreindre encore les communications de Longwood et rendre la place intenable pour Bertrand, sa bête noire, qui serait ainsi forcé d'abandonner Napoléon.

Dans le même temps O'Meara quittait Sainte-Hélène. Lord Bathurst, avisé par le sous-secrétaire d'État Goulburn — qui, dès l'arrivée de Gourgaud à Londres, avait eu avec lui plusieurs entretiens — que la santé de Napoléon était meilleure que ne le déclarait O'Meara, n'hésita plus à faire droit aux plaintes répétées de Lowe et à lui permettre de renvoyer le docteur. Napoléon serait désormais soigné par Baxter ou par tout autre médecin de l'île qu'il pourrait préférer.

Lowe frappa aussitôt l'Irlandais, qu'il méprisait et craignait à la fois. Il donna l'ordre à Wynyard de l'aviser qu'il devait quitter son emploi immédiatement, sans aucune communication avec personne de Longwood.

O'Meara se rendit près de Napoléon. Le coup était rude pour l'Empereur, homme d'habitudes et qui répugna toujours aux changements de visages. Il goûtait la compagnie obséquieuse et bavarde du docteur. Depuis la mort de Cipriani, il était son seul agent extérieur, son lien avec l'île et les habitants. D'ailleurs l'affront n'était pas mince qui lui ôtait son chirurgien sans même le consulter. Enfin il voyait par là que son état de santé pèserait désormais pour peu dans les décisions de Lowe. Il accueillit toutefois la nouvelle avec fermeté.

— Le crime se consommera plus vite, dit-il, j'ai vécu trop longtemps pour eux. Votre ministère est bien hardi ; quand le pape était en France, je me serais plutôt coupé le bras que de lui enlever son médecin.

O'Meara lui donna des conseils sur le régime qu'il aurait à suivre en son absence et les remèdes à employer au cas d'une crise nouvelle, qu'on devait prévoir.

— Quand vous arriverez en Europe, reprit l'Empereur, vous irez trouver mon frère Joseph ou vous lui enverrez quelqu'un. Vous lui ferez savoir que je désire qu'il vous remette les lettres confidentielles que les empereurs Alexandre et François, le roi de Prusse et les autres souverains de l'Europe m'ont adressées et que je lui ai remises à Rochefort. Vous les publierez pour couvrir de honte ces souverains et faire voir au monde l'hommage que ces vassaux me rendaient, lorsqu'ils me demandaient des faveurs ou qu'ils me suppliaient de leur laisser leurs trônes. Quand j'avais la force et le pouvoir, ils briguèrent ma protection et l'honneur de mon alliance, ils léchèrent la poussière de mes pas. A présent ils m'oppriment dans ma vieillesse, ils m'enlèvent ma femme et mon enfant[18] !

Il s'arrêta, peut-être saisi par de trop chères images, puis ajouta :

— Si vous apprenez quelques calomnies publiées contre moi pendant le temps que vous avez été près de ma personne et que vous puissiez dire : J'ai vu de mes propres yeux que cela n'est pas vrai, contredisez-les.

Ensuite il dicta à Bertrand une lettre accréditant O'Meara près de sa famille et de ses amis. Derrière il écrivit de sa main :

S'il voit ma bonne Louise, je la prie de permettre qu'il lui baise la main. Napoléon. Ce 25 juillet 1818.

Il lui donna enfin, à titre de souvenirs personnels, une tabatière et une statuette en bronze. Il lui confia aussi pour les éditer en Europe plusieurs manuscrits. Il répéta qu'il ne voulait pas qu'aucun de ses parents vint à Sainte-Hélène pour assister aux humiliations qu'il supportait.

— Vous assurerez de mon affection ma bonne Louise, mon excellente mère et Pauline. Si vous voyez mon fils, embrassez-le pour moi : qu'il n'oublie jamais qu'il est né Français. Témoignez à lady Holland mon estime et ma gratitude pour sa bonté.

Puis, geste rare chez lui, il serra la main du docteur en murmurant :

— Adieu, O'Meara, nous ne nous reverrons plus, soyez heureux.

Quand le médecin sortit de la chambre de l'Empereur, Wynyard lui reprocha d'avoir violé sa consigne. O'Meara répliqua qu'il ne reconnaissait plus l'autorité du gouverneur. Wynyard l'emmena alors à Jamestown où on le fit monter tout de suite à bord du Griffon, qui devait mettre à la voile la semaine d'après.

Malgré ce départ précipité, O'Meara put abriter ses papiers les plus importants. Tandis qu'il était chez l'Empereur, Montholon, à sa demande, courut dans la pharmacie prendre son Journal qu'il y avait caché à tout événement.

Ses bagages ne le suivirent sur le bateau qu'avec une lenteur suspecte. O'Meara prétendit qu'on lui avait volé des effets, des bijoux, crocheté son pupitre à écrire. Sir G. Bingham ouvrit une enquête qui n'aboutit pas.

O'Meara envoya à Bertrand dès le lendemain un rapport détaillé sur la maladie de Napoléon. Il refusa d'en laisser prendre connaissance au docteur Verling que Lowe avait nommé pour le remplacer à Longwood.

Verling, aide-chirurgien d'artillerie, était connu de Napoléon avec qui il avait fait le voyage sur le Northumberland. C'était encore un Irlandais, tout jeune, de visage et d'abord agréables. Mais Napoléon ne pouvait admettre qu'on lui imposât, dans sa maison même, n'importe quel officier de santé. Sur son ordre, Montholon écrivit au gouverneur qu'au râle de la mort, il ne recevrait d'autre médecin qu'O'Meara ou celui qui lui serait envoyé d'Europe, comme il l'avait déjà demandé.

La confiance, l'amitié de l'Empereur emportées par O'Meara, il n'en était guère digne, on le sait. Jusqu'au moment que Napoléon l'avait acheté, il avait épié et desservi les Français, Les insultes du gouverneur au moins autant que l'argent avaient fait revirer cette nature basse, aussi vaniteuse qu'avide, mais qui aimait la lutte et y portait une curieuse chaleur. Frappé par Hudson Lowe, il allait s'attacher à lui avec une haine aiguë, le couvrir de vérités, de calomnies, d'outrages, se faire ainsi le plus remuant avocat de Napoléon durant les dernières années de l'exil et, dès la sépulture, le retentissant défenseur du héros. Mais qu'on ne s'y trompe pas, par intérêt, pour son profit propre et sa vengeance, non par générosité, seul mérite qui aux yeux d'honnêtes gens, Anglais ou non, pourrait racheter cet aventurier.

L'Empereur puisqu'il ne voulait recevoir Verling ni Baxter, demeurait sans médecin, L'inquiétude de Lowe redoubla. Non qu'il crût maintenant que la santé de son prisonnier dût donner des alarmes. Il pensait qu'O'Meara parti, la maladie, toute de commande, disparaîtrait. Mais aussi n'avait-il plus de garant de sa présence. Car si faux que fût O'Meara, il ne se fût pas prêté à une évasion. Le capitaine Nicholls, du 66e, remplaçant de Blakeney[19], avait reçu du gouverneur l'ordre de s'assurer deux fois par jour que Napoléon se trouvait bien à Longwood. Le malheureux n'y parvenait pas. L'Empereur s'ingéniait à le décevoir, Souvent deux jours passaient sans que Nicholls l'eût aperçu. Ce jeu de cache-cache exaspérait Lowe qui à tout moment accourait de Plantation pour tancer l'officier. A la fin, il vint voir Montholon et lui posa un ultimatum. Bonaparte, oui ou non, persistait-il à refuser de voir l'officier d'ordonnance et le docteur ?

Montholon, à l'opposé de Bertrand, tenait pour la conciliation et voulait à tout hasard se ménager la bienveillance de Lowe, Il dit que l'Empereur ne consentirait jamais à se montrer comme un prisonnier. Mais il niait qu'il se dérobât à la vue de Nicholls. La retraite de Napoléon était due vraiment à sa mauvaise santé[20]. Le gouverneur ayant parlé d'O'Meara et dit que deux lettres, plus que suspectes, étaient parvenues pour lui à Sainte-Hélène depuis son départ[21], Montholon s'éleva contre toute idée d'une intrigue ourdie par les Français. L'Empereur n'avait jamais songé à s'enfuir. La conversation continuant, Lowe se plaignit de l'état d'esprit de Napoléon vis-à-vis des Anglais. Montholon en imputa la faute à Las Cases qui avait travesti beaucoup de faits et noirci maints incidents.

Le gouverneur revint souvent à Longwood durant le mois d'octobre[22]. On s'expliqua sur tous les points en litige. Montholon réclamait contre l'arbitraire et l'inutilité des règlements. Lowe s'excusait sur les ordres de Londres, demandait qu'on considérât Nicholls comme un compagnon, plutôt qu'un gardien, protestait de son bon vouloir, insistait sur les promenades que Napoléon pouvait faire dans les endroits les plus riants de l'île, en prévenant une heure et demie à l'avance Nicholls et sans être accompagné. Montholon rapportait les paroles de son maitre

— Je sortirai, je monterai à cheval volontiers, j'en ai besoin, et je recommencerai la manière de vivre que j'ai suivie pendant les neuf premiers mois, mais avant tout il faut qu'on me rende confiance, que je voie un système arrêté, non sujet à des caprices, que je puisse dire : Je ferai demain ce que j'ai fait aujourd'hui, que je puisse régler mes occupations et que la règle ne change pas d'un jour à l'autre, en un mot que l'ordre établi soit pour toujours fixé.

Lowe tenait bon. On lui reprocherait l'indulgence aussi bien que la rigueur. Il ne changerait donc rien à ses règlements. Ils étaient sa base et sa loi.

Tant de mots n'aboutirent à aucun accord. Ils ne le pouvaient, puisque de part et d'autre aucune satisfaction essentielle n'était offerte. Napoléon s'obstinait à écarter les médecins proposés par Lowe. Il refusait de se laisser voir par les officiers anglais. Le gouverneur de son côté maintenait ses exigences. La lutte engagée depuis plus de deux ans, avec pour enjeux la liberté, la santé de l'Empereur contre la vanité de Bathurst et la peur de Lowe[23], continuerait...

 

 

 



[1] Lowe à Bathurst, 18 décembre 1818, 20 et 25 janvier 1818. Lowe Papers, 20.120-20.121. Toutes restrictions relatives aux communications ou aux correspondances avec Napoléon Buonaparte, écrivait Lowe, sont vaines tant qu'une personne du tour d'esprit et des dispositions de M. O'Meara est autorisée à demeurer près de lui.

[2] Reade à O'Meara, 10 avril 1818. Lowe Papers, 20.122. O'Meara, II, 432.

[3] A bon droit. Le 24 janvier 1818, Finlaison lui avait écrit : Mon cher O'Meara. Vos dernières lettres jusqu'au 14 novembre sont toutes bien arrivées et lord Melville m'a donné ordre de vous exprimer son approbation pour votre correspondance, en particulier pour la minutieuse attention que vous donnez aux détails ; il désire que vous continuiez et être dans l'avenir aussi complet, sincère et explicite. Sir Pulteney Malcolm, qui est près de moi en ce moment, me demande de vous prier, dans toute discussion ou rapport ultérieur, d'éviter autant que possible de prononcer son nom, car il n'en peut résulter aucun bien. Il vous envoie ses compliments et espère que vous vous acquittez sans trop de peine d'un difficile emploi que personne, pense-t-il, ne pourrait remplir aussi bien que vous. Croyez-moi, etc. John Finlaison. (Lowe Papers, 20.231. Inédit.)

[4] Bertrand à Lowe, 13 avril 1818. Lowe Papers, 20.122, De plus Bertrand fit chercher Gorrequer à qui il se plaignit avec violence. Il déclara que le fait d'éloigner O'Meara de l'Empereur prouvait le dessein qu'on avait formé depuis longtemps de l'assassiner (Minute Gorrequer. Lowe Papers, 20.122.)

[5] L'Empereur remit à ce moment à O'Meara, qu'il s'attendait à voir quitter Longwood, un bon de 100.000 francs, payable par le roi Joseph ou le prince Eugène.

[6] 27 avril 1818. Stürmer à Metternich, 3 mai 1818. L'apostille, dictée par Napoléon et mise en marge d'une lettre de Reade à Bertrand, du 25 avril 1818, résumait les griefs de l'Empereur. A propos d'O'Meara, il déclarait : 8° Après avoir attenté à mon médecin, l'avoir forcé à donner sa démission, on le tient cependant en arrestation à Longwood, voulant faire accroire que je m'en sers, sachant bien que je ne peux pas le voir, que je ne l'ai pas vu depuis quinze jours et que je ne le verrai jamais tant qu'on ne l'aura pas mis en liberté, fait sortir de l'oppression où il se trouve et rendu à son indépendance morale en ce qui concerne l'exercice de ses fonctions. Inédit. (Bibl. Thiers, Carton 19.)

[7] 10 mai 1818.

[8] Lowe à Bathurst. Lowe Papers, 20.123. Peu après cependant il se ressaisira, regrettant d'avoir cédé. Les rapports de Blakeney, les commérages d'office, le prompt rétablissement de Napoléon comme le refus formel du concours d'un autre médecin lui firent penser qu'il avait été joué et que l'on avait dressé en épouvantail une simple indisposition de son captif. Dès lors il ne voudra plus croire à une maladie sérieuse de Napoléon.

[9] En octobre 1818, Reardon avait commis l'imprudence, au cours d'une rencontre avec les Bertrand, de blâmer la conduite du gouverneur vis-à-vis d'O'Meara.

[10] Niais ou perfide, il ajoutait : J'ai de fortes raisons de croire que ce plan se lie à d'autres entreprises non moins coupables et principalement au projet relatif à Sainte-Hélène... Je reste persuadé que la confédération napoléonienne des Etats-Unis n'est qu'un des anneaux de la chaîne révolutionnaire organisée dans les deux hémisphères pour y exciter de nouveaux troubles par l'anarchie et l'usurpation. (22 sept. 1817.) (Lowe Papers, 20.119. Inédit.)

[11] Rapport Nesselrode, 18 février 1818. C'est Balmain qui avait informé Longwood. Napoléon s'était montré sceptique : Lorsqu'on raconta à Bonaparte l'affaire du colonel Latapie, il n'en voulut rien croire et dit : C'est un fait qu'on a controuvé pour autoriser les vexations de sir H. Lowe. (Rapport Balmain, 15 janvier 1818.)

[12] Gors, peut après son arrivée à Sainte-Hélène, était allé au Cap afin d'acheter des chevaux pour Montchenu et pour lui. Quand il revint, il tomba de sa selle si malheureusement qu'il se brisa la cuisse. Il fut de longs mois alité et resta boiteux. Cet accident ne contribua pas peu à l'aigrir contre Montchenu qui s'était parfaitement désintéressé de son sort. Au début de 1818 seulement, Gars put reprendre l'exercice du cheval.

[13] Rapport Balmain, 10 avril 1818. Cette tentative n'aurait pas eu de raison d'être si, assuré de la complaisance de Balmain, Napoléon avait renvoyé Gourgaud en Europe pour plaider sa cause près du Tzar. C'était la seconde fois que Bertrand offrait à Balmain une lettre de Napoléon. (Rapport du 15 janvier 1818.)

[14] Lowe à Stürmer, 10 juillet : Comme il n'a pas voulu vous recevoir soit comme commissaire, soit comme particulier sur ma présentation, ni comme particulier sur la présentation du général sir G. Bingham, je ne puis pas tant favoriser les prétentions du comte Bertrand ou du comte Montholon que de consentir à votre présentation par aucun de ces messieurs. (Lowe Papers, 20.123. Inédit.)

[15] L'amiral Plampin lui offrait de s'embarquer sur un brick qui, partant pour le Brésil à la fin d'avril, devait regagner Sainte-Hélène en octobre.

[16] Déjà des difficultés de comptes s'étaient élevées entre Gorrequer et Bertrand, à la suite du remplacement de Balcombe par Ibbetson. Lowe, voulant présenter pour tout des pièces comptables, exigeait désormais que chaque dépense fût couverte par un bon tiré sur Ibbetson.

— Bientôt, dit Napoléon, je ne pourrai faire laver ma chemise sans un bon. (Lowe Papers, 20.153. Inédit.)

Dans une de ces discussions avec Gorrequer, Bertrand commit une imprudence, analogue à celles qu'on a tant reprochées à Gourgaud, et qu'on peut aussi bien relever chez Montholon. Constatant que Lowe cherchait à éviter par le moyen des bons, que de fortes sommes ne fussent mises entre les mains des Français, )s'écria :

— L'Empereur n'a qu'à parler pour avoir des millions ! il n'a qu'à donner un bout de papier comme ceci, qui vaudrait un million ! (Lowe Papers, 20.122.)

De tels propos bouleversaient Lowe et l'engageaient à redoubler de précautions.

[17] Lowe à Bathurst, 27 juillet 1818. (Lowe Papers, 20.123.) La lettre de Bertrand, en partie inédite, était ainsi rédigée : Nous avons reconnu avec surprise que le lieutenant-colonel Lyster est le même qui a commandé à Ajaccio, ville où est située la maison paternelle de l'Empereur. Il a des raisons pour le considérer comme un ennemi personnel. M. Lyster n'appartient pas à l'armée anglaise. Il dira tout ce qu'il vous plaira, n'ayant d'autre volonté, d'autre conscience que les vôtres c'est-à-dire celles d'un ennemi déclaré. Cet homme vous convient, mieux sans nul doute qu'un capitaine qui a une réputation et une conscience à lui. (22 juillet 1818.)

Mme Bertrand garda une longue rancune à Napoléon d'avoir fait écrire pareille lettre au grand-maréchal. Verling, le 9 septembre 1819, note qu'elle n'était pas près de pardonner à l'Empereur pour avoir compromis son mari en lui dictant sa lettre à Lyster. (Inédit.)

[18] Les lettres des souverains à Napoléon ne se retrouvèrent bien longtemps, ni en originaux ni en copies. Joseph protestait n'avoir rien reçu. Maret déclarait n'avoir rien gardé. A la fin de 1820 toutefois, l'Empereur Alexandre fut averti par Jomini qu'un nommé Monnier, qui n'était sans doute qu'un intermédiaire, offrait les lettres écrites par le Tzar pour une somme de 10.000 livres. On marchanda et Alexandre rentra en possession de ses autographes, soit trente-deux lettres, plus deux lettres de l'Empereur Paul, pour 175.000 francs. Les lettres des autres souverains furent récupérées par Napoléon III, après des négociations encore mal connues.

[19] Il fut nommé officier d'ordonnance à Longwood le 5 septembre 1818. Il devait demeurer dans cet emploi jusqu'au 9 février 1820. Son Journal (Lowe Papers, 20.120) montre la patience, les ruses de Nicholls pour s'assurer de la présence de l'Empereur, il y réussit 286 fois sur les 421 jours où Napoléon, pour rendre inopérants les ordres de Lowe, s'enfermait chez lui. Il semble que le gouverneur eût pu se contenter de ces résultats.

[20] J'essaie, disait Montholon à Lowe, de lui faire voir les choses sous un meilleur jour. Mais il s'emporte, me dit des choses très désagréables... Je suis loin d'approuver moi-même la vie qu'il mène, son refus de prendre de l'exercice, de se promener à cheval, de voir personne, même le docteur. Que diable ! ne pas appeler un médecin quand on est malade, c'est se punir soi-même, c'est ridicule. Ce sont des niaiseries, de pures folies ! Il est rarement levé plus de deux ou trois heures par jour. Il s'est tellement habitué à cela que c'est maintenant devenu une nécessité pour lui de rester longtemps au lit. Il affaiblit son corps, son sang s'épaissit, il décline journellement, son humeur devient sombre, son caractère s'aigrit. Mais que le beau temps revienne et je ne dis pas qu'il ne sortira pas dans le jardin comme par le passé. Voulez-vous qu'il sorte par la pluie pour se montrer ! (Lowe Papers, 20.124.)

[21] La Lusitania avait apporté le 19 septembre, sous plusieurs enveloppes adressées à des noms différents, dont celui du médecin Stokoë, deux lettres destinées à O'Meara. L'une était de Wm Holmes, son correspondant de Londres, sans grand intérêt, l'autre de Balcombe qui annonçait que l'on pouvait s'attendre à un changement sic ministère et qu'O'Meara serait soutenu... Toutes les pierres seront retournées pour servir nos amis dans l'île. Cette dernière lettre, bien malencontreuse, paraissait démontrer ce que Lowe avait toujours craint, à savoir que Balcombe, agent empressé de Longwood, était allé en Angleterre pour obtenir sa révocation.

[22] Neuf fois, du 5 au 24 octobre 1818. (Lowe Papers, 20.210.)

[23] Bathurst, le 28 septembre, avait insisté formellement sur la nécessité pour l'officier d'ordonnance de s'assurer deux fois par jour de la présence de Napoléon à Longwood. Il reprochait à Lowe d'avoir reculé devant l'exécution de cette mesure. IL déclarait par contre que si Napoléon acquiesçait à cet arrangement (il le connaissait bien peu !), Lowe pourrait admettre qu'il se promenât à pied, à cheval ou en voiture dans presque toute l'île sans être accompagné, (Lowe Papers, 20.124.)