SAINTE-HÉLÈNE

QUATRIÈME PARTIE. — L'ENNUI

 

CHAPITRE PREMIER. — DES JOURS APRÈS DES JOURS...

 

 

QUELQUES efforts de conciliation qu'ait tentés le gouverneur, Napoléon n'a point cédé. Il ne reprend pas es courses à cheval qui rétabliraient sa santé. Les inquiétudes qu'elle donne, c'est son arme la plus puissante, dont tôt ou tard il attend la capitulation complète de Lowe et du ministère. Il ne veut pas s'en dessaisir en montrant qu'il va mieux. A peine s'il fait quelques tours dans les allées. Mais les soldats anglais, les jardiniers, l'officier d'ordonnance l'y observent. Il ne peut supporter cette surveillance. Partout des yeux dirigés vers lui. Il n'échange pas un salut avec un passant que Blakeney n'en prenne note pour son rapport quotidien. Il rentre chez lui. C'est encore là qu'il se trouve le moins prisonnier.

De même oblige-t-il maintenant ses officiers à rester écartés de la société de l'île. Longwood pourtant ne manque point de nouvelles. Les rapportent O'Meara, Balcombe, l'officier de garde, les domestiques qui vont aux provisions. Simples bavardages, médisances de petit pays, parfois sottises ou méchancetés où se reflète l'humeur locale et dont l'écho distrait Napoléon.

L'amiral Plampin a soulevé contre lui les colères puritaines. Court, trapu, sanguin, l'air d'un gros matelot costumé en officier, au départ de Portsmouth il a embarqué sur le Conqueror une fille de vingt ans avec laquelle il vit aux Briars et qu'il voudrait faire passer pour sa femme. Scandale inouï, d'autant que plusieurs marins de son état-major ont part aux bontés de la belle. Lady Lowe et ses amies, à qui l'amiral avait pensé la présenter, s'indignent. Le pasteur Boys, sectaire droit et farouche, dénonce en chaire, dans son église de Saint-Paul, l'impudent barbon qui donne un si fâcheux exemple à ses officiers. La verve évangélique aidant, il trace de Plampin un portrait si grotesque que le service s'achève dans un éclat de rire. Pendant quelques jours on ne parle plus à Sainte-Hélène que des amours de l'amiral. On prétend que sir Hudson Lowe va renvoyer la maîtresse au Cap par le premier bateau et qu'il demandera le rappel de Plampin se garde d'en rien faire. Plampin, ainsi décrié, tenu à l'écart par les familles, n'en demeurera que mieux dans sa dépendance. Le gouverneur désormais a barre sur lui. S'il s'avisait de jouer les Malcolm, il le briserait aisément.

On se gêne si peu avec lui que lady Lowe, un soir, par fantaisie, avec la complicité de Reade et du commandant de la frégate Eurydice, ancrée en rade de Jamestown, fait simuler un combat naval. En pleine nuit l'Eurydice s'embrase de feux de Bengale, d'autres bateaux lancent des fusées. Enfin quelques canons tirent à blanc. C'est assez pour réveiller l'île, faire prendre les armes à tous les postes, jeter les habitants aux fenêtres, enfin interrompre aux Briars les badinages de Plampin. Un parti d'aventuriers vient délivrer Bonaparte !... L'amiral dépêche à Jamestown son officier d'ordonnance, tandis que lui-même s'habille. Quand il arrivera en vue de la ville, lady Lowe et sa compagnie ont disparu, ravis d'avoir créé tant d'alarmes, et d'avoir joué si beau tour au galantin.

Si Lowe, en dépit de ses réelles qualités d'administrateur, se rend déplaisant à tout Sainte-Hélène, sa femme est la personne la plus populaire de l'île. Elle plaît à tous. Une commère par excellence, dit Stürmer, aimant beaucoup à recevoir et le faisant avec grâce, elle tient table ouverte à Plantation où elle accueille marins, officiers, fonctionnaires du Civil Service et tous les voyageurs de quelque renom. C'est le boute-en-train de la société insulaire, toujours prête à des parties de cheval, des excursions aux monts de Diane, à Sandy Bay, des pique-niques, des soirées, des bals. Ce qui ne l'empêche point d'être bonne mère, de s'occuper de ses grandes filles Charlotte et Suzanne, et des babies que lui a donnés son second époux.

Lowe lui a fait venir de Londres un phaéton attelé de quatre poneys noirs. Elle le conduit elle-même, en robes claires, la nuque caressée des plumes de ses grands chapeaux. Charlotte ou Suzie l'accompagnent. Des officiers à cheval ou des dames de Sainte-Hélène les suivent sur les routes pourprées de l'île. Elle joue à la souveraine, fait des entrées tumultueuses dans l'humble rue de Jamestown où, des vérandas, chacun s'ébahit à la voir descendre en tourbillon. Tout ce qui dépend du gouverneur dans l'île — et qui n'en dépend pas ? — est à ses pieds. L'Église même le rogue Boys devant elle assouplit son échine. Et le révérend Vernon, si elle a la migraine, fait taire ses cloches.

Le marquis de Montchenu à la fin près d'elle a passé les bornes. Il lui avait adressé des billets trop vifs. Quelques jours plus tard, allant à Plantation, il trouve la porte close. Le fantoche ose alors se plaindre... au mari. Lowe excuse sa femme : quand le marquis est venu, elle donnait à sa fille une leçon de piano. Un autre se fût contenté. Point Montchenu qui, dans des lettres de six pages, discute et agite sa crête[1].

Sa déconvenue, confiée à tous les échos, enchante les Saint-Hélénais, devant qui il s'est vanté d'avoir connu quatre mille dames anglaises, dont la plupart ont couronné ses vœux. Il a été moins fortuné à Jamestown, où voulant embrasser sa logeuse, Mrs. Martin[2] qui a plus de cinquante ans, il s'est fait gifler. Quand O'Meara a raconté la scène à Longwood, l'Empereur a ri aux éclats.

Le comte Balmain a demandé, dit-on, en mariage, miss Brooke, fille du secrétaire du Conseil de la Compagnie des Indes et a été refusé. Mrs. Younghusband, la plus mauvaise langue de l'île, a été condamnée à une amende de 3oo livres pour avoir diffamé Mrs. Nagle. M. de Montholon a baisé la main de la femme d'un marin, qui peu averti des usages, s'est formalisé. Un commandant de navire étranger à la Compagnie, pour être autorisé à faire aiguade à Sainte-Hélène, où il espère apercevoir Napoléon, a défoncé ses barils d'eau douce. Le gouverneur l'apprenant redouble de sévérité.

Dans ce moment, une véritable disette éprouve l'île. Fermiers et marchands s'enrichissent, mais les officiers, les commissaires se lamentent. A Longwood font défaut parfois des choses nécessaires, comme le bois à brûler, Noverraz brise un vieux lit pour alimenter le feu de l'Empereur, qui ne peut supporter l'odeur du charbon[3]. Il y a pénurie de fruits. Il faut que Blakeney le signale à Gorrequer pour en obtenir en supplément[4]. Tout cela est assez misérable et Lowe et les siens ont à cet égard manqué d'attention.

 

Isolés par la volonté de Napoléon aussi bien que par les difficultés venues du gouverneur, les compagnons de l'Empereur traînent leur vie.

Tels des animaux s'enrageant dans la cale où on les a parqués, les trois généraux et les deux femmes se blessent et se déchirent. Le visage tourné vers l'Europe où tout leur semble doux, aisé, aimable, ils envient Las Cases. Tous comptent les jours qui les séparent de celui où ils pourront quitter Napoléon[5].

Dira-t-on qu'ils ne comprennent pas la noblesse du rôle qu'ils pourraient tenir, au service de la plus grande infortune de l'histoire, s'ils avaient quelque hauteur dans l'esprit ? Sans doute, mais peut-on se résigner tous les jours, à toute heure, et pendant des années ? Qui savait combien durerait cet exil, auquel rien ne les préparait ? Ils n'avaient jamais été des héros, n'y prétendaient pas ; ils n'étaient que de pauvres gens qui, attendant un miracle libérateur, tremblaient à la pensée de vieillir sur ce rocher, loin de leurs familles, sans instruction pour leurs enfants, retranchés de la vie et de l'avenir.

Entre eux, ce n'est plus maintenant qu'à de bien rares heures que l'inimitié fait relâche. Ils s'épient, ils se toisent, ils ne parlent que pour plaindre leur sort et accuser le voisin[6]. Colères, menaces à propos d'une attention de l'Empereur, au sujet des enfants, des domestiques, des toilettes. Les deux femmes ne se voient, hors de la présence de l'Empereur, que par forme. Elles se font des visites de politesse, dans ce désert ! Mme Bertrand raconte ainsi à Gourgaud que la Montholon est venue chez elle. Comme elle faisait mine de partir au bout de cinq minutes, Mme Bertrand lui a dit :

— Ah ! c'est vrai, vous avez besoin de prétexte pour venir me voir !

Alors la Montholon qui n'était pas venue depuis quinze jours s'est rassise et est restée une heure[7].

Telles sont leurs relations. Tous s'appellent Monsieur, Madame. On s'adresse à Bertrand en disant : monsieur le grand-maréchal, et il exige que le service l'appelle monseigneur.

Les Montholon tirent tout à eux. Meubles, bijoux, argent comptant, pensions, ils canalisent à leur profit la générosité du maître. Les Bertrand s'en indignent[8], Mme Bertrand accuse Mme de Montholon d'être une coquette fieffée. Elle prétend que Montholon est triste de voir sa femme négliger leurs enfants. Si Gourgaud pendant quelques jours parait mieux avec les Montholon, elle lui reproche de courtiser Albine. Qu'il continue, et elle ne lui parlera plus ![9]

Napoléon a-t-il maintenant glissé à des relations intimes avec Mme de Montholon ? Ce n'est pas impossible. Ce n'est point non plus probable. Gourgaud voudrait le croire, Il hait d'un tel feu ces Montholon ! Que Napoléon au bain reçoive Mme de Montholon est en effet bizarre[10]. Mais il agissait avec elle comme avec Montholon, Bertrand, Gourgaud, sans considération pour le sexe. Il lui disait, alors qu'elle commençait une nouvelle grossesse :

— Voulez-vous être comme Mme Tallien, toujours le ventre en pointe[11] ?

Mme de Montholon piquée ne répondait pas.

Quand l'enfant vient, cette petite Joséphine née le 26 janvier avec une coiffe, signe d'un bonheur qui ne se confirmera pas[12], Mme Bertrand presse Gourgaud d'aller la voir :

— Elle ne ressemble, dit-elle, ni à Montholon ni à Mme de Montholon ; elle a le menton gros.

— Est-ce qu'elle ressemble à Sa Majesté ? demande Gourgaud.

Mme Bertrand se contente de répondre par une autre question :

— Avez-vous vu comme Sa Majesté était troublée quand la Montholon était en travail[13] ?

En somme, ils flairent, cherchent, ne sont sûrs de rien,

En décembre 1817, Gourgaud note : Mme Bertrand chez qui je vais, me demande si je crois que S. M. ait été bien avec Mme de Montholon. Elle me dit qu'elle croit bien qu'Esther... Comment fait S. M. ? Les nuits sont longues[14]...

Pour qui a visité Longwood, qui a vu à quelle cohabitation étroite étaient réduits les Français, pareille incertitude chez les deux ennemis de Mme de Montholon est éloquente. Les témoins français de la captivité, Las Cases, Marchand, Aly ne laissent rien soupçonner. Ni les Anglais : lady Malcolm, Mrs. Abell, Warden, Henry, Verling. Les papiers de Lowe, si abondants en on-dits, en racontars, sont muets. Parmi les commissaires, Balmain, pourtant désireux par des anecdotes d'amuser le Tzar, garde un complet silence. Stürmer, lui, le 31 mars 1818, écrira à Metternich :

Il se livre (Napoléon) maintenant sans réserve au goût qu'il paraît avoir pris tout à coup pour Mme de Montholon et que Gourgaud avait pris à tâche de contrarier et de tourner en ridicule. Après avoir flatté quelque temps les caprices de l'ex-empereur en remplissant auprès de lui les nobles fonctions de pourvoyeuse, Mme de Montholon a su triompher de ses rivales et s'est élevée jusqu'au lit impérial. Pourvoyeuse, on ne voit vraiment pas à quoi Stürmer peut faire allusion. Est-ce aux attentions que, d'après Gourgaud, Mme de Montholon montra pour miss Knipe (Rosebud), qui ressemblait un peu à Mme Walewska, et que l'Empereur reçut aimablement à Longwood[15] ? S'agit-il d'Esther, maîtresse de Marchand, et qui en a eu un fils ? Les commérages d'office en attribuaient — de façon toute fantaisiste — la paternité à l'Empereur. Il semble que Stürmer ait tracé légèrement ces quelques phrases, que Montchenu copiera[16]. Dans l'île étroite aux cent échos, où les moindres bavardages faisaient l'objet de copieux rapports à Plantation House, une intrigue quelconque de Napoléon ne pouvait rester secrète ; elle eût laissé des traces dans l'énorme amas de documents que nous a légué la captivité[17].

 

Un immense, un subtil ennui noyait Longwood, depuis le coup de canon qui annonçait le soleil jusqu'à celui qui, dès sa chute, ramenait les sentinelles autour du jardin[18].

Ennui de l'uniformité des heures, de la petitesse du lieu, du borné des intérêts, du climat instable, du vent qui ne tombe pas, ennui des mêmes visages toujours aperçus, ennui d'être sans nouvelles ou de n'en recevoir que de tristes, ennui de tant d'objets qui manquent ou s'usent, ennui de vivre à l'étranger, en suspects, de ne se sentir même entre Français jamais sûr des autres, ennui des travaux imposés par l'Empereur, ennui des repas où l'on ne peut manger ni parler à sa guise, des éternelles parties d'échecs où il faut se laisser battre par Sa Majesté, si mauvais soit son jeu, ennui plus grand encore des soirées à quatre auxquelles presque toujours réduit l'absence des Bertrand... En vain, Mme de Montholon, pour égayer, va au piano. Napoléon bat machinalement les cartes. Il dit quelques mots à Montholon que Gourgaud, les yeux fixes, voudrait foudroyer.

— Votre petite, demande-t-il à la comtesse, crie-t-elle toujours ?

Mme de Montholon, pour répondre, minaude. Elle parle de son enfant, comme une bonne mère, alors qu'elle n'en soigne aucun.

— Et vous, monsieur Gourgaud, êtes-vous allé à la promenade ?

— Non, sire.

— Pourquoi ?

— Parce que la route jusqu'à Alarm House m'ennuie, et qu'on est, sans cesse, observé par M. Harrison et trois sergents.

Napoléon soupire, prend le premier livre venu, un Molière, l'ouvre à l'École des femmes. Il relève certains mots osés, les trouve choquants.

Et Gourgaud de remarquer qu'à mesure que les mœurs se corrompent, on devient plus difficile sur les mots.

Trait aux Montholon. La comtesse, faisant la prude, déclare que Molière est du plus mauvais ton. Les yeux se ferment. La petite pendule sonne enfin. Il est dix heures. L'Empereur se lève :

— Allons nous coucher...

Encore une soirée passée. Encore une pauvre victoire sur le temps. A demain... Il n'est que dix heures !...

 

Pour ces quelques Français qui font sa dernière cour, qui décorent sa misère, Napoléon est Faxe unique. Raison d'être à la fois et supplice. Son humeur est devenue plus instable. Il est vif, coléreux, et, par quinze années suprêmes, habitué à ne pas retenir ses mots. Il lance ainsi des boutades qui, à les prendre à la lettre, en feraient un monstre d'égoïsme et d'insensibilité.

Habitude d'état-major, nécessité du règne, mais qui dans l'exil paraît abus, il réveille le valet de chambre, si la nuit il ne dort pas, et fait demander Montholon ou Gourgaud[19]. A moitié endormi, dépeigné, vêtu à la hâte, le jeune homme accourt frissonnant. L'Empereur, couché, ou, s'il a revêtu sa robe de chambre, faisant aller et venir son ombre trapue à la lumière du flambeau couvert, dicte des notes qui serviront — ou ne serviront pas — pour une protestation nouvelle contre le ministère anglais ou contre Lowe, pour un pamphlet destiné à l'Europe, pour une dixième, niais non dernière rédaction de la bataille de Waterloo. Montholon, l'esprit perdu, mourant de sommeil, les doigts gourds, écrit sans comprendre, pendant des heures...

A la fin, Napoléon regarde le malheureux dont les yeux se ferment :

— C'est assez, Montholon, vous dormez debout. Qu'on m'appelle Gourgaud.

Certes il eût dû attendre le jour quand le jour est si long à tuer[20]. Mais sa pensée veut être satisfaite et sans délai. Qu'une idée le traverse, il ne voit plus que la politique, sa renommée, l'avenir de sa dynastie.

Il paraît inhumain. Mais c'est qu'il n'est qu'un homme, hélas, ce grand homme, et variable entre tous, et le plus complexe, le plus instinctif, et par là le plus difficile à fixer, Dès sa jeunesse il avait le mépris des hommes. Les événements de 1814 et 1815 n'ont pu le faire changer d'opinion. Des mots cruels lui échappent : Montholon n'est qu'un jean-foutre, Bertrand une bête, un lourdaud de Berrichon[21].

Montholon s'esquive. Le grand-maréchal n'ose répondre. Son défaut de caractère comme son respect l'ont réduit à n'étre plus qu'une silhouette en uniforme usé, en hautes bottes dévernies, en grand chapeau dont pendent les plumes.

L'Empereur dira à Mme Bertrand :

— Vous êtes mal coiffée. C'est de la Chine, cette robe-là ? Elle n'est pas belle.

Un autre jour, qu'en toilette, elle a l'air d'une paysanne endimanchée.

Aux deux femmes qu'elles ressemblent à des blanchisseuses.

Il agissait de même aux Tuileries. Mais à Sainte-Hélène où les deux Françaises trouvent si peu de ressources pour rafraîchir leur garde-robe, ces brutalités sont pénibles. Découragées, souvent elles ne s'habillent plus. A peine si de loin en loin Mme Bertrand voit encore l'Empereur[22].

Gourgaud partage sa disgrâce. Napoléon le tient de court pour l'argent, pour les sorties, lui inflige des pensums. En vérité, il le brime. Antipathie déclarée ? Point encore. Mais il pense que si cet être sensible et fantasque n'est pas solidement pris en main, il sortira du respect, bouleversera la maison, compromettra la politique que l'Empereur s'impose vis-à-vis des Anglais.

Sans égards pour les amours-propres, Napoléon se plaît du reste, on l'a pu remarquer, à opposer ses officiers les uns aux autres, Par système, semble-t-il, et comme il a fait au temps de sa puissance, croyant qu'ainsi il sera plus le maître, qu'il saura tout et qu'on ne pourra monter d'intrigues.

Et pourtant, à d'autres moments, Napoléon montre à ceux qui l'entourent des attentions, des délicatesses qui, venant d'un tel homme, tombé de ce faite et encore battu par l'orage, ont de quoi toucher. Il vante Bertrand, dit de lui, pour qu'on le lui répète : C'est le meilleur ingénieur de l'Europe, loue son dévouement, sa loyauté. Il échange sa montre contre celle du grand-maréchal en lui disant : Tenez, Bertrand, elle sonnait deux heures de la nuit à Rivoli lorsque j'ordonnai à Joubert d'attaquer. Il adresse des compliments inattendus à la comtesse. Il sourit à Mme de Montholon et s'applaudit du zèle de son mari. Ce Gourgaud si bousculé, il va le voir quand il est malade, il pense à le distraire. Qu'il se joue une pièce au théâtre d'amateurs de Jamestown, il l'y envoie

— Allez-y, il faut vous amuser. Vous êtes triste comme un bonnet de nuit. Cette tragédie que l'on donne aujourd'hui est superbe... Cela me fait de la peine de vous voir triste.

Gourgaud s'inquiétant de sa mère, laissée presque sans ressources, l'Empereur lui fait écrire au prince Eugène de servir à Mme Gourgaud une rente de 12.000 francs. Il le flatte, l'appelle Gorgo, Gorgotto mon fils. Il le morigène :

— Avec un excellent cœur, des moyens, des talents, vous aimez trop la discussion. Vous cherchez toujours à me contredire. Quand j'avance quelque chose, vite vous employez votre logique — et certes vous en avez et votre adresse à envisager la question d'un point de vue opposé. Vous m'avez causé bien du chagrin du temps de Las Cases... Vous êtes jaloux de tout... Croyez-vous que je fasse cas de la noblesse ? Vous vous trompez. Je ne suis pas plus noble que vous. Bertrand non plus. Montholon a oublié sa noblesse ; sa femme est la fille d'un financier... Je ne vous ai jamais prié de vous en aller, mais si vous ne vous habituez pas à Sainte-Hélène, il vaudrait mieux vous en aller... D'ailleurs je ne veux pas me fâcher. C'est en ami que je vous parle ; si vous ne calmez pas votre imagination vous deviendrez fou.

Gourgaud ne deviendra pas fou, mais les nerfs trop battus par ces traitements contrastés, sa nostalgie va s'accroître. Bientôt, il n'y tiendra plus...

Ils ne sont pas heureux, ces quelques Français emprisonnés à Longwood, et Napoléon le sait bien. Mais ils ne pensent pas assez que le plus malheureux de tous, c'est Napoléon. Celui qui de ses mains a pétri un univers, maintenant enfermé dans une cabane, en butte aux tracasseries des Anglais, aux disputes de ses compagnons, est assailli, blessé presque à toute heure.

— Croyez-vous, dit-il à Gourgaud qui se plaint, que lorsque je m'éveille la nuit, je n'ai pas de mauvais moments, quand je me rappelle ce que j'étais et où je suis à présent ?

Prenant l'Almanach impérial pour vérifier un chiffre, il s'oublie à le feuilleter. La France, étendue du Tibre à l'Elbe, cent trente départements, Paris et Rome pour capitales... Une marée d'images monte à sa tête :

— C'était un bel empire, dit-il, la voix assourdie. J'avais quatre-vingt-trois millions d'êtres humains à gouverner, plus que la moitié de la population de l'Europe entière...

Un jour, il monte chez Marchand. C'est là, dans une garde-robe d'acajou, que son valet de chambre conserve ses habits, son linge. Il veut les voir, fait tout sortir et déplier. Quoi, tant de choses encore, l'habit de Premier Consul, le manteau bleu de Marengo, une redingote grise, une verte, des écharpes, des dentelles ! Sa main les touche. Pensif, sans mot dire, il s'en va...

Tombé parmi des nains, le géant essaie par moments de se baisser à leur taille. Il y parvient. On le voit redemander d'un plat, surveiller la route où chevauchent les commissaires, écouter les racontars de l'office, plaisanter avec O'Meara, dire à Montholon :

— Après tout, nous ne sommes pas si mal que ça !

Et puis tout à coup un mot, une idée font revenir la grandeur. Et tous, avec un peu de froid aux membres, dans ce gros homme jauni, à madras ou chapeau de planteur, voient reparaître Napoléon.

Plus que jamais, il vit dans ses petites chambres. Là du moins il peut déposer son faix. Il a le silence, il est seul. Fils d'une île, jeté sur un continent pour le conquérir, son destin l'avait marqué sans doute pour demeurer à part et au-dessus des hommes. Seul, il l'était resté parmi ses ministres, ses courtisans, ses femmes. Aujourd'hui sa solitude est plus parfaite encore. L'exil en a fait un abîme où il peut s'enfoncer sans trouver rive ni paroi. Cependant, son malheur, s'il en sent le poids, il est trop imaginatif pour n'en pas deviner le profit pour sa figure historique, pour les principes qu'il représente :

— Les malheurs, répète-t-il, ont aussi leur héroïsme et leur gloire. L'adversité manquait à ma carrière. Que je fusse mort sur le trône dans les nuages de ma toute-puissance, je serais demeuré un problème pour bien des gens. Aujourd'hui on pourra me juger à nu.

Au reste, après ces deux années de détention, et bien qu'il se laisse aller parfois à la vague noire, il demeure persuadé qu'un proche avenir adoucira son sort.

— A la mort de Louis XVIII, il pourra y avoir de grands événements. Si lord Holland entrait au ministère, peut-être me rappellerait-on en Angleterre, mais sur quoi il faut le plus espérer, c'est sur la mort du Prince-régent, qui mettra sur le trône la petite princesse Charlotte. Elle me rappellera.

Seulement, au début de février 1818, arrive la nouvelle de la mort de Charlotte. Napoléon en est très frappé

— Eh bien ! dit-il à Gourgaud, voilà encore un coup imprévu c'est ainsi que la fortune déjoue nus projets !

Craignant qu'ils ne le quittent tous si son exil se prolonge, il ne voit pas de moyen plus sûr que l'intérêt pour retenir ses compagnons. A tous, il fait des promesses, soit qu'il revoie l'Europe, soit que ses jours finissent à Sainte-Hélène. S. M., écrit Gourgaud, assure que si Elle mourait, elle partagerait ce qu'elle a entre nous cinq, les deux Montholon, les deux Bertrand et moi.

Causant avec Gourgaud :

— Que feriez-vous en France ? lui dit-il. En restant ici vous vous illustrez. Et puis je ne vivrai pas longtemps et alors je puis vous faire une fortune... Je vous laisserai quatre ou cinq cent mille francs. Avec cela partout vous serez parfaitement accueilli.

Promesses aussi au grand-maréchal, pour lui-même, pour ses enfants, promesses aux Montholon et pour ceux-ci, à diverses reprises, dons substantiels[23].

Tel un vieil oncle qui fait miroiter son testament, l'Empereur doit assurer leur destinée à tous. Quel est l'événement le plus probable ? Avec sang-froid, entre eux, ses familiers en parlent souvent et n'en peuvent décider, Napoléon leur répète qu'il n'a plus qu'un an à vivre...

Ils se regardent. Nul ne le croit, ni lui-même. C'est bon à dire aux Anglais !

 Votre Majesté nous enterrera tous ! réplique le

grand-maréchal.

Resté seul avec Gourgaud, Napoléon soupire

— Qui sait ? Nous vivrons encore quinze ou vingt ans peut-être...

Gourgaud, qui lui en veut ce soir-là, laisse ces tristes mots heurter les murs et ne répond pas.

 

Si l'on peut reprocher à Napoléon de la dureté, voire du calcul vis-à-vis de ses compagnons, du moins montre-t-il une grande bonhomie, une vraie gentillesse avec les petits, les enfants et les domestiques, sans doute parce qu'avec eux il n'a pas besoin de rappeler son rang, d'écarter la familiarité, de calculer attitudes et paroles en vue de l'avenir.

Les enfants, il les a toujours aimés. Avant même d'avoir un fils, il caressait ses neveux, les taquinait, s'amusait de leurs colères et de leurs rires. Depuis la naissance du roi de Rome, cet instinct a poussé chez lui de fortes racines. Sans doute ne voit-il plus deux yeux innocents, une petite face ronde, ne sent-il plus s'appuyer contre ses genoux un corps impatient et léger sans que monte en lui un tendre souvenir... A Longwood les enfants grandissent élevés par les domestiques, dans l'insouciance et le désordre. Mme Bertrand gâte les siens à l'excès. Son mari leur donne quelques leçons. Le plus souvent ils échappent, vivent au dehors. Le petit Tristan de Montholon vagabonde avec eux. Ces quatre enfants — Napoléone Montholon et Arthur Bertrand demeurent aux bras de leurs nurses — sont le seul éclat, la seule gaieté de Longwood.

L'Empereur fait confectionner pour eux par Pierron des gâteaux et des sucreries. Il invite en voiture Hortense et Tristan, les promène au galop dans le parc tandis que le jeune Napoléon caracole à la portière. Quand Hortense à son tour voudra monter, if lui fera tailler une amazone par la femme de Noverraz. Il explique le Loup et l'Agneau à Tristan qui s'embrouille en lui récitant la fable. Il l'exhorte à l'application, si l'enfant lui avoue qu'il travaille le moins qu'il peut.

— Ne manges-tu pas tous les jours ? lui demande l'Empereur.

— Oui, sire.

— Eh bien tu dois travailler tous les jours, car on ne doit pas manger si l'on ne travaille pas.

— Oh bien ! en ce cas, je travaillerai tous les jours.

— Voilà bien l'influence du petit ventre, dit Napoléon en tapant sur celui de Tristan. C'est la faim, c'est le petit ventre qui fait mouvoir le monde. Allons, si tu es sage, nous te ferons page de Louis XVIII !...

— Mais je ne veux pas ! s'écrie Tristan pour qui Louis XVIII est un monstre fabuleux et méchant.

 

Avec ses serviteurs Napoléon reste la bonté même. Il les gourmande, les secoue, niais s'intéresse à eux, à leurs besoins, à leur famille, ferme les yeux sur leur gaspillage ou leurs fredaines. Sa mauvaise humeur n'était jamais de longue durée, écrit Aly ; si le tort était de son côté, il ne tardait pas à venir tirer l'oreille ou à donner une claque à celui sur qui elle était tombée. Après avoir dit quelques mots relatifs à la fâcherie, il lui prodiguait les paroles si agréables de mon fils, mon garçon, mon enfant.

L'Empereur vit beaucoup avec ses domestiques, bien plus en somme qu'avec ses officiers. A tous moments Marchand et Aly vont et viennent près de lui ; ils l'habillent, lui servent ses repas, rangent ses papiers, ses livres, écrivent sous sa dictée, lui lisent les journaux. Ils ne sont pas seulement valets de chambre, mais secrétaires et confidents. Du reste, infiniment dévoués. Marchand surtout voue à l'Empereur une vénération touchante. Il l'entoure de soins, souriant, soumis, discret, jamais las ni rebuté.

Presque aussi souvent Napoléon voit Cipriani, cause avec lui en dialecte. Allant chaque jour à la ville pour les achats, il apprend tout et sans farder rapporte tout à l'Empereur. Mais il espionne aussi les Français...

La lourde maisonnée, mollement contrôlée par Montholon, allait cahin-caha. Entre les domestiques, mêmes rivalités, mêmes jalousies qu'entre les maîtres : on se détestait à l'office comme au salon. Archambault ne se trouvait pas assez payé. Il se repentait de n'avoir pas suivi son frère[24]. Le cuisinier Lepage et sa femme, Jeannette[25], se lamentaient et demandaient leur remplacement. Ils furent chassés par Napoléon le 28 mai 1818. L'Empereur venait d'apprendre que, la veille, ils s'étaient rendus tous deux à Plantation House pour solliciter leur renvoi en Europe, et qu'ils avaient complaisamment répondu à un interrogatoire de Lowe sur son état de santé.

 

L'activité de Napoléon, si longtemps prodigieuse, s'est engourdie. Les séances de travail s'espacent. Peu à peu l'irrégularité glisse dans sa vie géométrique. L'air est trop déprimant, l'entour trop monotone. L'immuable vue du Flagstaff, du profil humain du Barn, du camp de Deadwood et de la mer, très haut sur l'horizon et qu'on ne distingue presque pas du ciel... Le chant du coq le matin, la nuit le bruit de castagnettes des grenouilles ou le piétinement des rats, voilà les sons qui touchent l'oreille d'un homme habitué au fracas du canon, aux musiques de l'armée. Il fait effort pour sortir de cette langueur. Mais quels efforts qui ne soient vains ? Changer les heures de ses repas, reprendre ses cartes, ses livres, regarder une fois de plus ses tabatières, ses médailles de France, ses portraits, parcourir à nouveau les gazettes dont les plus fraîches ont deux mois...

C'est la lecture encore qui le distrait le mieux. Quand des livres, des périodiques lui arrivent d'Angleterre, il ne s'habille pas, ne s'occupe qu'à les feuilleter, à les parcourir, les rejetant pour les reprendre. Son esprit y trouve un regain de vigueur. Dans ces moments ce n'était plus le même homme, dit Aly ; son port, sa voix, son geste, tout annonçait que le feu circulait dans ses veines ; il semblait encore commander à l'Europe. Cet état durait quelques jours ; après quoi l'Empereur reprenait son allure habituelle.

 

S'il ne travaille plus guère, Napoléon continue de parler beaucoup. Les conversations de ces premières années, recueillies surtout par Las Cases et Gourgaud, le font apparaître dans un relief, une vérité, une lumière qu'aucun personnage historique n'atteindra jamais. Il se raconte inlassablement. Il ne pense tout à fait, dirait-on, que s'il pense tout haut. Et s'il rêve souvent, toujours il dit ses rêves.

Nulle part ailleurs il ne s'est révélé ainsi à nu. Le pouvait-il quand, accablé d'affaires, de soins, d'inquiétudes, ayant partout à contenir des rancunes ou des ambitions, il courait d'Iéna à Vienne et de Madrid à Moscou ? Ici, déchargé de tout, il se penche sur les rouages de son mécanisme intérieur. Il se tâte, il s'interroge, il cherche lui-même (avec bonne foi presque toujours) les raisons de ses gestes passés. Il se plaît à rappeler la Révolution, à proclamer qu'il en est issu. A traits saisissants, avec des trouvailles de mots, il la ressuscite. Le 10 août, la mort du Roi, le siège de Toulon, Vendémiaire... Le siècle agonise dans l'odeur du sang et de la poudre, le feu des incendies. Les Français en guenilles courent à l'assaut des trônes et les jettent bas en riant, dans un tumulte où passent des éclats de Marseillaise... Puis la première expédition d'Italie et sa montée vers les astres. Il retrace ses batailles en relevant à l'occasion ses erreurs de stratégie. Il avoue ses fautes politiques sans chercher à les excuser. N'est-il pas supérieur à l'excuse ? Si l'Histoire doit condamner tel ou tel de ses actes, il lui fait face, crânement.

Dans ce baraquement où son pas dandiné résonne, il remâche sans se lasser tout ce qu'il eut d'élan, de volonté, de génie. Oh ! comme il veut s'expliquer ! Comme il pense à l'avenir ! Il se campe tel qu'il se voit lui-même, être de chair, âme sillonnée et mobile, dans ses caprices, ses écarts, ses petitesses, ses préjugés, son âcre relent jacobin, avec aussi son coup d'œil de prince, son sens de l'ordre, sa merveilleuse ardeur au travail, son énergie et cette certitude superbe qu'il n'est pour griser les Français de plus beau vin que la gloire.

Plein d'artifice et cependant agité d'instincts élémentaires, il abonde en saillies tranchantes, mais il a ses moments d'abandon, de candeur. Il se contredit à tout moment. Il exalte la guerre, puis la condamne. Il vitupère le peuple, puis en fait l'éloge. II se déclare contre le suicide, puis l'admet. Il dit s'être passé d'amis, et peu après il parle de Duroc, de Bessières avec des mots à tirer des larmes.

Au reste, quand il rappelle ses campagnes et fait leur part à ses lieutenants, il distribue plus de blâmes que de louanges. Injuste pour Murat et pour Ney, il se montre sévère pour Carnot, Jourdan, Junot, Drouot, Moreau, Augereau, Bernadotte, Davoust. Mais il admire Hoche et Desaix, les seuls qui pouvaient aller loin, il dit du bien de Kléber, de Lefebvre, de Rapp, de Lannes, de Cambronne.

Dans l'ensemble, estime-t-il, il a été mal entouré, mal compris. Qu'il s'est laissé duper ! ! Qu'il a été bête ! Pourquoi a-t-il gardé un Talleyrand, un Fouché, qu'il sentait traîtres ? Ah ! par faiblesse d'homme, parce qu'il les avait connus naguère dans des positions si supérieures à la sienne, parce qu'ils lui imposaient par là et aussi parce qu'appréciant leur intelligence, leurs capacités, il ne pouvait se résigner à les laisser sans emploi quand son immense État avait tant besoin de cerveaux !

Encore, Talleyrand et Fouché — bien qu'il les dépiaute et déchire —, peut-il admettre que des hommes de cette taille aient joué contre lui leur propre partie. Mais tant d'autres, si médiocres, l'ont trahi, parmi ses plus proches, et qui n'avaient de nom que par sa faveur !...

Il se repent d'avoir distribué des trônes à sa famille :

— On a souvent vanté la force de mon caractère ; je n'ai été qu'une poule mouillée, surtout pour les miens, et ils le savaient bien : la première bourrade passée, leur persévérance, leur obstination l'emportaient toujours et, de guerre lasse, ils ont fait de moi ce qu'ils ont voulu...

— Joseph ? Il n'est pas militaire et n'a pas de cœur... J'ai eu grand tort d'en faire un roi, surtout d'Espagne...

A Madrid, il ne pensait qu'aux femmes. S'il va chez les insurgés d'Amérique, il n'est pas en état de s'y bien conduire...

Lucien n'était qu'un ambitieux qui singeait le républicain. Il l'avait tourmenté pour épouser la reine d'Etrurie :

— Lucien, voyant que je ne voulais pas lui faire faire ce mariage, me déclara qu'il allait épouser une p...

Je ne le craignais en rien. Il a beaucoup volé dans son ministère et les républicains ne le considéraient pas. Et puis, quelle idée d'aller dédier un poème au Pape[26] ! Je me suis bien trompé en 1815, lorsque je crus qu'il pouvait m'être utile : il ne m'a rallié personne. Louis ? Un niais. C'est pour lui peut-être qu'il a le plus fait...

— Pendant que j'étais officier d'artillerie en garnison à Auxonne, mon jeune frère Louis me fut envoyé par ma mère. Comme je n'avais que ma paie, c'était pour moi un grand surcroît de dépenses. Je voulais qu'il dînât avec moi à la table des officiers et pour cela j'étais obligé de me priver de déjeuner et de me contenter d'un petit pain et d'une tasse de café.

Il ajoute :

— Je tenais cela de Madame, elle nous avait élevés dans l'idée qu'il fallait savoir manger du pain noir au logis pour soutenir au dehors son rang et sa position. Ah ! une mère, c'est toute l'éducation d'un homme ! Madame était au-dessus des révolutions.

Chaque fois que la pensée de sa mère lui vient, il la salue d'un éloge : C'est une Romaine, une femme antique.

D'Hortense, presque rien. Il place assez bas Eugène, bon exécutant, mais tête carrée. Il tempête quand il apprend que si riche, il fait mettre en vente Malmaison. Il est furieux aussi quand un journal du Cap annonce la nouvelle, d'ailleurs fausse, d'un remariage de Caroline avec le général Macdonald.

— Ce serait une bien grande infamie. Elle a trente-quatre ans, des enfants de seize ou dix-sept ans. Elle ne doit plus beaucoup se soucier de la petite affaire ! Et puis, pourquoi se marier ? J'espère que ce sera le gouverneur du Cap qui par méchanceté aura fait insérer cet article. Ma foi, si cette nouvelle est vraie, ce sera la chose qui m'aura le plus étonné dans ma vie !... Oh, l'espèce humaine est bien singulière !...

Le souvenir de Joséphine lui est demeuré doux :

— Elle était pleine de grâce, pour se mettre au lit, pour s'habiller. J'aurais voulu qu'un Albane la vit alors pour la dessiner... Je ne l'aurais jamais quittée si elle avait pu avoir un enfant, mais ma foi... Je puis dire que c'est la femme que j'ai le plus aimée... Elle était femme à m'accompagner à l'île d'Elbe...

Par une pente naturelle, il passe à Marie-Louise et évoque leur courte vie d'époux avec amitié :

— Marie-Louise était l'innocence même... Elle m'aimait, voulait toujours être avec moi. Si elle avait été bien conseillée et n'avait pas eu près d'elle cette canaille de Montebello et ce Corvisart, qui, j'en conviens, était un misérable, elle serait venue avec moi, mais on lui a raconté que sa tante avait été guillotinée et les circonstances ont été trop fortes pour elle. Et puis son père a mis auprès d'elle ce polisson de Neipperg.

Il scande souvent les mots, en remuant ses belles mains. Il en est un peu vain, les regarde. A ses côtés ses compagnons se taisent, songeurs.

A deux mille lieues de la France, l'Empereur nous racontant sa vie, écrit Mme de Montholon, il me venait à l'idée que nous étions peut-être dans l'autre monde et que j'entendais les Dialogues des Morts. Les fenêtres étaient ouvertes ; l'air était chaud. Les moustiques bourdonnaient autour des bougies que les souffles d'air faisaient couler„.

Qu'il surprenne sur les visages de l'incertitude, il s'agace, voulant être cru. A d'autres fois, il rit, disant :

— Ah ! monsieur le grand-maréchal ne me croit pas ! ou :

— Milady Montholon ne croit pas cela, je suis donc un menteur ?

 

De son fils, dans ces années, il parle fort peu, retenu par une sorte de pudeur. Il sait qu'il ne sera pas même prince de Parme, qu'on l'élève en archiduc, qu'on lui a imposé le nom de duc de Reichstadt. Son éducation l'inquiète :

— De quels principes nourrira-t-on son enfance ? murmure-t-il. Et s'il allait avoir la tête faible ! S'il allait tenir des légitimes ! Si on allait lui inspirer l'horreur de son père ?

Il semble profondément affecté.

— Mais parlons plutôt d'autre chose, dit-il avec force... Et il ne parle plus de rien...

 

Les derniers événements sont ceux qui l'occupent avec le plus d'insistance. Ainsi du retour de l'île d'Elbe. Il a reparu six mois trop tôt. Mais tout l'y poussait. Il n'avait plus de quoi nourrir ses soldats. Sa vie même était menacée. Pourtant mieux eût valu attendre la dissolution du Congrès de Vienne. Metternich et Talleyrand eussent moins aisément jeté l'Europe sur lui... Il avoue son incertitude en débarquant au golfe Juan :

— Un maire, voyant la faiblesse de mes moyens, me dit : Nous commencions à devenir heureux et tranquilles, vous allez tout troubler. Je ne saurais exprimer combien ce propos me remua, ni le mal qu'il me fit...

Si les Montholon prétendent qu'un retour en France serait encore mieux accueilli à présent qu'en 18x5, avec bon sens, Napoléon rejette la flatterie :

— Non, non, outre la volonté des puissances étrangères, l'armée n'est plus la même, Il faudrait pour revenir que j'eusse avec moi vingt-cinq à trente mille hommes rien que pour commencer et donner aux mécontents le temps de me rejoindre et de nourrir la guerre.

Sans cesse, il revient sur la bataille de Waterloo. Comment a-t-il pu la perdre ? Il semble qu'il ne l'ait jamais compris. Il en reprend les données, fait la part de la brume, de la pluie, de la fatigue, petite près de la part immense du hasard, et chaque fois aboutit à des conclusions qui, loin de l'apaiser, le blessent au profond de l'esprit.

A Sainte-Hélène, dit-il, ce n'est pas de la médiocrité matérielle qu'il souffre

— La vie que je mène ici, si je n'étais pas esclave et que ce fût en Europe, me conviendrait très bien. J'aimerais vivre à la campagne. C'est la plus belle existence. Un mouton malade fournit un sujet de conversation.

Pourtant, ce qu'il préférerait, c'est vivre à Paris avec douze francs par jour, dîner à trente sols, courir les cabinets littéraires, les bibliothèques, aller au parterre au spectacle. Un louis par mois paierait sa chambre. Il s'interrompt :

— Mais il me faudrait un domestique, j'en ai trop l'habitude, je ne sais pas m'habiller moi-même. Je m'amuserais beaucoup, en fréquentant tout au plus des personnes de ma fortune. Eh ! mon Dieu, tous les hommes ont le même don de bonheur ! Certes je n'étais pas né pour devenir ce que je suis. Eh bien, j'aurais été aussi heureux M. Bonaparte que l'empereur Napoléon...

— Si je pouvais me déguiser bien incognito, dit-il encore, je voyagerais en France avec trois voitures attelées chacune de six chevaux... j'irais ainsi à petites journées avec trois ou quatre amis et trois ou quatre femmes, m'arrêtant partout où je voudrais, visitant tout, causant avec les fermiers, les laboureurs. Si je vais jamais en Angleterre, je la parcourrai comme cela, seulement il faudra nous résoudre à admettre un Anglais dans notre compagnie. Cette manière de voyager est digne. Il serait drôle d'arriver ainsi à Parme et de surprendre l'Impératrice à la messe...

Il n'est point avare. Ou plutôt, si parfois il lésine, il reste le plus souvent généreux. Mais son sens de l'ordre l'oblige à cerner, à classer toutes choses. Il en prend des traits parcimonieux. La question des dépenses domestiques l'occupe beaucoup. Lui-même revoit le livre de comptes de Cipriani et refait ses additions. Il s'amuse souvent à poser ce problème à ses auditeurs :

— Comment, avec tant de rentes, vivrait-on ?

Il passe ainsi d'un budget de 12.000 francs à un état de 5000.000. Par goût du détail pratique, il aime priser les objets, les meubles. Attendant Montholon dans son salon, il inventorie le mobilier et l'estime dans l'ensemble trente napoléons, au plus.

 

Un soir il demande à la ronde à quelle époque on croit qu'il a été le plus heureux.

— A la naissance du roi de Rome, répond Bertrand.

— Au mariage de Votre Majesté, dit Gourgaud.

— Premier Consul, dit Mme de Montholon.

— Oui, dit-il lentement, comme s'il soulevait peu à peu les plis de sa mémoire, j'ai été heureux Premier Consul, au mariage, à la venue du roi de Rome, mais alors je n'étais pas assez d'aplomb. Peut-être est-ce à Tilsit ; je venais d'éprouver des vicissitudes, des soucis, à Eylau entre autres, et je me trouvais victorieux, dictant des lois, ayant des empereurs et des rois pour me faire la cour... Peut-être ai-je réellement plus joui après mes victoires en Italie. Quel enthousiasme, que de cris de : Vive le libérateur de l'Italie ! A vingt-cinq ans ! Dès lors j'ai prévu ce que je pourrais devenir. Je voyais déjà le monde fuir sous moi comme si j'étais emporté dans les airs...

Il ne s'attriste pas, car presque aussitôt, il chantonne. Il se promène de long en large pendant quelques moments, puis parle des femmes qu'il a eues, lectrices, actrices, Mlle Guillebeau, Mlle George, Mme Gazzani[27]. Il confie ses galanteries sans fard, sans tact, en soldat... Cet homme, qu'on croit un bloc d'orgueil, montre des veines de modestie :

— J'ai trouvé tous les éléments de l'Empire, on était las du désordre, on voulait en finir. Je ne serais pas venu qu'un autre aurait fait de même. La France aurait fini par conquérir le monde ! Je le répète, un homme n'est qu'un homme. Ses moyens ne sont rien si les circonstances, l'opinion ne le favorisent.

Cependant, ayant lu les diatribes de Goldsmith et ramassant d'un coup d'œil sa vie, il se rend témoignage

— On aura beau retrancher, supprimer, mutiler, il sera difficile de me faire disparaître tout à fait. Un historien français sera obligé d'aborder l'Empire, et s'il a du cœur, il faudra bien qu'il me restitue quelque chose, qu'il me fasse ma part, et sa tâche sera aisée, car les faits parlent, ils brillent comme le soleil...

J'ai refermé le gouffre de l'anarchie et débrouillé le chaos... J'ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites et reculé les limites de la gloire... Sur quoi pourrait-on m'attaquer, qu'un historien ne puisse me défendre ?... Mon despotisme ? Mais il démontrera que la dictature était de toute nécessité. M'accusera-t-on d'avoir trop aimé la guerre ? Il montrera que j'ai toujours été attaqué. D'avoir voulu la monarchie universelle ? Il fera voir qu'elle ne fut que l'œuvre fortuite des circonstances, que ce furent nos ennemis eux-mêmes qui m'y conduisirent pas à pas...

Devant ces hommes dont il sait que presque tous ont ouvert registre de ses paroles[28], il brasse la théorie de son règne, réunit ses actes, ses idées dans un corps de doctrine, arbitraire à la vérité, mais qui a le mérite de l'harmonie, de la simplicité, de la grandeur... Il sème autour de lui les éléments de son histoire, telle qu'il entend qu'on l'écrive, telle qu'elle puisse servir de tremplin à son fils. Confiant dans le rayonnement de l'imagination, il établit les traits principaux de sa légende, mille fois plus belle, plus sonore, plus agissante que n'avait pu être sa vie. De ses rêves, de ses regrets, il fait un magique message et l'adresse à l'univers sans distinguer entre ses amis d'autrefois et ses ennemis d'aujourd'hui.

L'Europe avait pu le vaincre par la force, il préparait sa revanche par l'esprit. Il livrait là sa suprême bataille. La haine des rois, la peur des nations tomberaient devant l'écho prolongé de sa voix. Il s'érigeait en apôtre d'une politique de réconciliation et d'affranchissement qui renouvellerait un jour l'Europe retombée sous le joug de ses oligarques. Il succomberait peut-être sur son rocher, mais par ses derniers souffles, il aurait ranimé un monde et, tout renié qu'il fût des hommes, donné le bonheur, la paix, l'amour à l'humanité.

 

La religion, l'existence de Dieu, sont de ses sujets favoris. Les questions de foi l'ont toujours préoccupé. Il se prétendu du système de Spinoza. Cependant, peut-être par opposition aux idées de Gourgaud, pour le scandaliser, il fait parfois profession de matérialisme :

— Ce qui me fait croire qu'il n'y a pas un Dieu vengeur, c'est de voir que les honnêtes gens sont toujours malheureux et les coquins heureux. Vous verrez qu'un Talleyrand mourra dans son lit... Tout n'est que matière. D'ailleurs si j'avais cru à un Dieu rémunérateur, j'aurais été peureux à la guerre... Je sais bien que la mort est la fin de tout. L'âme d'un enfant, où est-elle ? Je ne me souviens pas de ce que j'étais avant de naître. C'est donc comme si mon âme n'existait pas. Quelle punition peut-on m'infliger après ma mort ? Mon corps devient navet, carotte...

Gourgaud proteste :

— Dieu nous donne la conscience et le remords.

— Moi, je ne crains pas le remords... Et puis, à l'armée, j'ai vu périr tout d'un coup des gens à qui je parlais. Bah, leur âme meurt avec eux ![29]

Il convient pourtant qu'à défaut de religion, la morale est nécessaire. Et comme Gourgaud déclare que sans religion, la morale n'a point de base, Napoléon en appelle au gendarme :

— Baht les lois, voilà ce qui fait les gens honnêtes. De la morale pour les classes élevées, des potences, des potences pour la canaille !...

Il ne croit pas, dit-il, à Jésus, mais voit dans le christianisme une construction humaine, qu'il admire. Toutefois son goût le porterait plutôt vers le mahométisme. Il a gardé de son séjour en Égypte, où il conversait avec les imans, un attrait vers la religion du Prophète. Il raille Gourgaud, prévoit qu'il finira à la Trappe.

— Il ne faut jurer de rien, sire !

Mme de Montholon dit à l'Empereur que lui-même peut-être deviendra dévot.

Il répond :

-Quand le corps est affaibli, on n'a plus sa tête, on ne devient pas dévot sans cela.

Pourtant il est sympathique au catholicisme qu'il déclare supérieur à la religion anglicane. Il estime les bons prêtres :

— L'évêque de Nantes m'accordait tout ce que je pensais sur les biens du clergé, mais il croyait en jésus et parlait toujours comme un vrai fidèle[30]. C'était un saint homme. De semblables prêtres sont bien utiles dans un pays, dans une famille...

Puis, tout d'un coup, vagues de fond, des poussées intérieures forcent ses lèvres :

— C'est une bien belle idée que celle de la rémission des péchés, voilà pourquoi la religion est belle et ne périra pas. Personne ne peut dire qu'il n'y croit pas, n'y croira pas un jour... Seul un fou peut dire qu'il mourra sans confession. Il y a tant de choses qu'on ne sait pas, qu'on ne saurait exprimer !...

 

Jour après jour, la vie coule, marquée de minces incidents qui semblent d'abord la suspendre, comme ces levées qui, dans le lit des fleuves, divisent, arrêtent un instant les eaux. Elles tournoient indécises, puis reprennent leur cours, un peu plus lentes, comme à regret, et s'en vont de nouveau, lisses et calmes.

Tristan de Montholon est malade de la dysenterie. Puis c'est — pour la deuxième fois — Gourgaud. Puis le jeune Arthur. Bertrand attrape une entorse. Le 15 Août 1817, fête de l'Empereur, est maussade. Tous s'attendent à des cadeaux. Il donne seulement à chaque enfant un double napoléon d'Italie. Le grand-maréchal espère que le prochain 15 Août ne trouvera plus les Français à Longwood. L'Empereur soupire

— Ah ! nous avons bien besoin d'un peu de bonheur !

Il a fait retourner son vieil habit de chasse, qu'il endosse presque constamment[31]. Il ne porte plus sa cocarde tricolore, la réservant pour les grandes circonstances.

Quelques réceptions. Mais à présent l'Empereur y répugne[32]. Ces étrangers l'irritent qui, à l'escale, demandent à le voir. N'est-il plus qu'une bête curieuse ? Le désir qu'il a gardé longtemps d'éveiller chez ceux qui abordent à Sainte-Hélène un sentiment d'admiration fait place à la pensée qu'il était plus habile peut-être de s'entourer d'un nuage et, par l'invisibilité, le silence, de menacer les vainqueurs...

Une de ses dernières visiteuses fut cette Mary Robinson qu'il avait appelée la Nymphe, que Piontkowski et Gourgaud avaient en vain courtisée, qu'il avait vue quatre ou cinq fois aux premiers temps, alors qu'il se promenait encore dans la vallée du Pêcheur, et qui lui avait offert de petits bouquets.

Le jour était soleilleux[33], le vent s'était tu. Napoléon avait parcouru le parc avec Bertrand et Gourgaud, quand, retournant vers la maison, il vit Mary Robinson et un jeune homme habillé en marin qui le saluaient. La Nymphe venait d'épouser le capitaine marchand Edwards ; elle allait quitter l'île et se présentait pour dire adieu à l'Empereur.

Il les fit entrer au salon, but à leur santé et à leur premier enfant. Il demanda au marié s'il savait que sa femme avait eu pour galant un officier du 53e[34]. Le pauvre diable rougit sans répondre. Napoléon lui adressa quelques questions sur son métier. Il offrit des bonbons à la Nymphe. Il semblait fâché de la voir partir. Quand ils s'en allèrent, il resta pensif un moment, puis, courant à eux, il embrassa Edwards en disant qu'il ne pouvait s'en empêcher, tant il lui rappelait son frère Joseph[35].

Il reçut encore[36] le capitaine Basil Hall qui avait suivi en Chine la mission de lord Amherst et, s'en étant séparé à Manille, revenait sur son brick Lyre. Après avoir attendu tout un après-midi chez Mme Bertrand l'audience de l'Empereur, Hall fut refusé et s'en allait déconfit, quand il eut l'idée de dire à O'Meara qu'il était le fils du savant écossais sir James Hall, qui avait résidé à Brienne du temps que Napoléon y étudiait. Le lendemain, un signal adressé par Blakeney à Plantation fit savoir que le général Bonaparte recevrait le capitaine Hall à deux heures. Aussitôt celui-ci galopa vers Longwood.

Il trouva dans le salon l'Empereur accoudé à la cheminée, où brûlait un feu. Napoléon le regarda, fit deux pas vers lui et répondit à son salut par une brève inclination.

Tout de suite il parla à Hall de son père.

— Je l'ai connu quand j'étais au collège militaire. Je me le rappelle parfaitement. Il aimait les mathématiques. Il ne se mêlait guère aux jeunes élèves, mais plutôt aux prêtres et aux professeurs.

Comme Hall témoignait sa surprise d'une telle mémoire :

— Bah ! dit Napoléon, votre père est le premier Anglais que j'aie vu. C'est pourquoi je me le suis rappelé toute ma vie.

Avec une sorte de gaieté dans la voix, il demanda :

— Votre père parle-t-il de moi ?

Hall répondit qu'il l'avait souvent entendu louer les encouragements qu'il avait donnés aux sciences durant son règne.

Napoléon sourit. Ce sourire illumina son visage. Hall n'avait vu encore en lui qu'un homme lourd, pâle comme le marbre, sans une ride. Il vit la statue s'animer les yeux brillèrent d'un jeune regard, le front rayonna.

Parlant à Hall de son voyage, il lui demanda des détails sur le séjour qu'il avait fait dans l'île de Lou Tchou. Ses questions précises découlaient l'une de l'autre avec une rigueur que le capitaine admira.

Il montra de l'étonnement quand il apprit que les indigènes de Lou Tchou n'avaient point d'armes.

— Point d'armes — c'est-à-dire point de canons — mais ils ont des fusils ?

— Pas même des mousquets...

— Eh bien donc, des lances, ou du moins des arcs et des flèches ?

— Aucune arme, sire.

— Mais, cria l'Empereur en fermant le poing, mais sans armes, comment se bat-on ?

Basil Hall assura qu'aussi loin que remonte leur mémoire, ces gens de Lou Tchou n'avaient pas connu de guerres.

— Pas de guerres ! fit Napoléon.

Le marin raconta qu'ils n'avaient pas de monnaie et ne prêtaient aucune valeur à nos pièces d'or et d'argent.

— Comment donc avez-vous pu leur payer les bœufs et les autres vivres qu'ils vous envoyèrent en abondance à bord ?

Hall répondit qu'ils n'avaient jamais voulu accepter aucune sorte de paiement. Il montra à l'Empereur des dessins, paysages et costumes de Lou Tchou et de la Corée. Napoléon s'y intéressa et l'interrogea sur le climat, les productions, les usages de ces contrées. Sa familiarité, sa bonne humeur faisaient oublier les rangs. A plusieurs reprises Hall s'en souvint et parut confus. Mais l'Empereur l'engagea à poursuivre sur le même ton de liberté.

— Que connaissent des autres pays vos amis de Lou Tchou ?

— Seulement la Chine et le Japon.

— Oui, oui, mais de l'Europe ? Que savent-ils de nous ?

— Ils ne savent rien de l'Europe, ils ne connaissent ni la France, ni l'Angleterre ; ils n'ont jamais entendu parler de Votre Majesté.

Napoléon se mit à rire. Après s'être fait présenter deux compagnons de Hall, il congédia le capitaine de la façon la plus gracieuse.

A la demande de Bingham, il consentit à donner audience aux officiers du 66e venus de Madras pour relever le 53e.

Passant devant le demi-cercle des uniformes rouges, il parla au colonel Nicoll de l'Inde, des cipayes, et il plaisanta l'habitude des officiers anglais de demeurer longtemps à boire après le dîner.

Drunk, drunk, eh ? fit-il en clignant de l'œil.

Il regarda les décorations qui couvraient la poitrine du major Dodgin, beau soldat qui s'était distingué dans la guerre d'Espagne. Ayant pris dans sa main la médaille commémorative de la bataille de Vittoria[37], dès qu'il la reconnut, il la laissa retomber.

Les officiers parurent satisfaits. Le soir, au mess, ils ne parlèrent que de Napoléon. Ils cherchaient à se rappeler toutes ses paroles. Ils riaient de l'idée que l'Empereur se faisait de leur goût pour la bouteille Drunk. drunk, eh ? passa en proverbe au camp de Dedawood.

 

Septembre ramena les courses de chevaux. L'Empereur les suivit à la lunette, d'une fenêtre de Bertrand. Puis il revint s'asseoir sur la dernière marche du perron de la véranda. Les courses finissant, il vit les trois commissaires approcher de l'enceinte de Longwood. Il dit à Montholon et Gourgaud d'aller à leur rencontre ; Bertrand et sa femme y furent aussi, et tous les enfants. Stürmer et Balmain les accueillirent froidement d'abord, puis la conversation s'engagea et tous partirent en devisant sur la route jusqu'à Hutt's Gate. Stürmer donnait le bras à Mme Bertrand, Gourgaud à Mme Stürmer, Balmain et Bertrand étaient derrière avec Gars. Mme de Montholon, puis Montchenu les rejoignirent. Lowe, son état-major, la colonie, ne les quittaient pas des yeux. Le gouverneur était furieux. Par la ferme, il vint même, comme un fou, pour savoir si les étrangers étaient ou non entrés dans le parc.

Il peut s'inquiéter à bon droit ; les Français de nouveau sont en campagne pour attirer les commissaires. Montholon trotte presque chaque jour par tous chemins dans l'espoir d'une rencontre. Il attrape enfin Balmain et Stijl-mer et plusieurs fois, longuement, cause avec eux, surtout avec le Russe qu'il sent plus libre et plus amical.

Y a-t-il invitation, promesse ? En tout cas, un dimanche, le 28 septembre, Balmain et les Stürmer viennent jusqu'à la porte intérieure de Longwood et trouvent les Bertrand et Montholon. Napoléon de loin trouve Mme Stürmer jolie, d'un beau teint ; il lui fait envoyer des fleurs. Mais déjà les étrangers sont partis. L'Empereur dit le soir, que lorsqu'ils reviendront, il leur fera servir une collation. On les attend le dimanche d'après. Montholon croit qu'ils l'ont promis. Aussi les deux femmes font-elles grande toilette. On pare les enfants. L'Empereur fait préparer une corbeille de sucreries. Gourgaud prétend que les commissaires ne viendront point. Bertrand, qui fait l'important, affirme qu'ils viendront.

Le temps passe. Personne sur la route, que quelques indigènes. Napoléon lorgne en vain, s'impatiente. Un moment il prend Archambault pour un des commissaires... Mais non, il est près de cinq heures. Gourgaud avait raison, ils ne viendront pas. L'Empereur distribue des bonbons aux enfants, puis rentre chez lui, fatigué, dit-il.

Lowe convoque les trois commissaires à une conférence à laquelle assiste Plampin. Il s'élève contre ces rencontres qui influent sur l'esprit de ses prisonniers, si bien qu'il s'aperçoit toujours le lendemain, à leur langage, que quelqu'un les a vus la veille.

Les commissaires lui répètent ce que Balmain a déjà dit : Que Longwood est la seule promenade agréable de l'île, qu'on y rencontre beaucoup d'officiers anglais et qu'ils ne voient pas dans leurs causeries avec les Français rien qui puisse mettre leur surveillance en péril.

Hudson Lowe rompt l'entretien, n'ayant rien gagné. Les promenades continuent et les rencontres. Montholon entreprend d'abord Stürmer. L'Empereur, lui dit-il, ne va pas bien. Il voudrait voir en particulier le commissaire d'Autriche.

— S'il était en danger de mourir et qu'il vous fit appeler, viendriez-vous ?

Stürmer se tait. Montholon n'insiste pas l'Autrichien n'est qu'un pataud. Il se tourne du côté du Russe. Le 2 novembre, il lui dit ouvertement :

— L'Empereur a fort loué votre conduite la première année ; elle était prudente. Ne connaissant ni le terrain ni les individus, vous ne pouviez mieux faire que de temporiser ; mais après toutes les avances qu'il vous a faites, c'est pousser la réserve trop loin. Vous a-t-on dit de l'éviter, de le fuir, ou bien dépendez-vous entièrement des caprices, de la folie du gouverneur ?

Dans son rapport à sa cour, Balmain assure qu'il n'a pas répondu un mot. Cela n'empêche point Montholon de poursuivre :

— Longwood se plaint de votre indifférence, niais ne vous en veut pas. On vous y recevra toujours à bras ouverts ainsi que M., Mme de Stürmer et le capitaine de Gars_ Quant au marquis de Montchenu, on l'en exclut. Sa conduite est indigne. Il fait de nous des contes ridicules et en emplit les journaux...

La tentative échoue encore. Lowe, qui à ce moment se trouve en conflit violent avec Longwood, pèse de façon si forte sur Balmain et Stürmer qu'ils cèdent une fois de plus. Pendant quelques mois ils éviteront les Français.

Un tremblement de terre se produit dans la nuit du 21 septembre. Vers dix heures, trois fortes secousses ébranlent toute l'île, sans grands dégâts. Un bruit sourd semblable à celui d'un lointain tonnerre les accompagne. Napoléon est couché ; il croit d'abord — il le dit à O'Meara le lendemain — que le Conqueror ancré dans la baie avait sauté. Peu après, parlant de l'incident à ses compagnons

— Je pense comme Gourgaud, dit-il. Nous aurions dû enfoncer avec l'île. C'est un plaisir que de mourir de compagnie...

Le plaisir ne tente pas Mme de Montholon. Elle soutient que l'Empereur n'est pas sincère et qu'il ne donnerait pas sa part de ce qui peut encore lui survenir d'heureux.

 

A se renfermer dans Longwood, Napoléon n'a fait qu'aviver la curiosité des habitants qui, la plupart, in petto désapprouvent Lowe. Ils interrogent les domestiques, les soldats. La santé du général surtout préoccupe. Est-il si souffrant que le prétendent ses familiers et O'Meara ? Nul en somme n'en sait rien.

Un jour, une chambrière de lady Lowe, miss Vincent, jeune, jolie, qui parle assez bien le français et s'est liée avec Aly, se risque jusqu'à Longwood et obtient de voir l'Empereur par le trou d'une serrure. Napoléon quand il le sait — par Cipriani — s'en montre mécontent. De nouveau on reparle de bâtir une maison pour remplacer Longwood. Lowe a reçu de Bathurst carte blanche, et cette fois il est résolu à aboutir.

II envoie Wynyard à Bertrand pour s'accorder sur le choix d'un emplacement. Le grand-maréchal décline les propositions, du reste accommodantes[38]. Après plusieurs mois d'attente, Lowe pour en finir décidera de construire à Longwood même, à deux cents pas des vieux bâtiments, tout près de la maison de Bertrand. Le plateau sera profondément entaillé pour placer l'habitation à l'abri du vent. Le 2 octobre 1818, les fondations seront terminées. En novembre, le pavillon de gauche arrivera à la hauteur du toit. Napoléon vit les travaux avec indifférence : cette maison, il semblait sûr de ne l'habiter jamais.

 

 

 



[1] Voici deux extraits inédits de cette correspondance singulière retrouvée dans les papiers de Lowe au British Museum. D'abord la protestation de Montchenu (7 novembre 1817) : Je ne pourrai jamais me persuader que huit ou dix minutes prises cinq ou six fois par an sur les leçons de Mlle Suzanne puissent faire péricliter son éducation. Il se lamente sur sa solitude. Tout mon désir se borne à faire le plus souvent que je peux un whist après dîner pour passer deux ou trois heures, parce que je n'aime pas à m'occuper sérieusement en sortant de table. Ma seule prétention est de tuer le temps avant qu'il me tue. (Lowe Papers, 20.203.)

Et maintenant la réponse de Lowe (non datée), dont on remarquera le français amusant dans sa gaucherie :

Monsieur le Marquis, je ne me suis jamais refusé à vos visites ; aussi l'argument quant à moi tombe de soi-même, ni dans une lettre vous ai-je donné motif à me dire que vous convenez avec moi que tout le monde est maître chez lui, etc. J'ai dit : Toute dame est maîtresse chez elle. J'ai fait la distinction entre ma situation publique et la sienne. Une dame peut sans blesser personne (au moins chez nous) se refuser le matin. il suffit généralement faire dire de n'être pas chez elle et on ne demande pas savoir au delà... Vous parlez d'une visite de huit ou dix minutes, mais lorsque lady Lowe reçoit, elle est trop polie pour quitter la personne avant qu'elle prenne son congé...

Les deux premiers billets dont vous parlez n'ont fait aucune impression ; l'autre n'était pas dans le ton ni dans les expressions suivant nos usages... Cependant je n'ai jamais su que lady Lowe s'est refusée aux attentions du marquis de Montchenu ni manqué aux égards qui lui sont dus...

Nous nous entendrons mieux après ces petites explications et la société n'y perdra pas... (Lowe Papers, 20.120.)

[2] Il avait fini par quitter la pension Porteous et s'était logé avec Gors presque en face, chez la veuve Martin qui lui avait cédé trois chambres garnies.

[3] Napoléon avait saisi l'occasion pour faire pièce à Lowe (Gourgaud II, 299) : L'Empereur a ordonné à Noverraz de casser publiquement son lit parce qu'on manquait de bois pour se chauffer. Cela fait beaucoup de bruit dans l'île, et la tyrannie du gouverneur est à l'agonie...

[4] Le 23 janvier 1818, en pleine saison d'été, l'officier de surveillance écrivait à Gorrequer :

Le Général Bonaparte ayant pris la fantaisie de manger plus de fruits que d'habitude, pensez-vous qu'une quantité supplémentaire pourrait être accordée durant cette saison, puisque celle qui existe n'est pas suffisante pour toute la famille ?La famille désignait souvent dans les rapports anglais l'entourage de Napoléon. (Lowe Papers, 20.121, inédit.)

[5] Montholon dit à Gourgaud, le 19 septembre 1817, qu'il n'est pas venu à Sainte-Hélène pour ce qu'on y fait. Il voudrait bien trouver une occasion de s'en aller, mais étant enfourné dans le parti de ceux qui, on ne sait pourquoi, crient : Vive l'Empereur !, il faut attendre... Il aurait bien dû suivre les conseils du duc de Vicence qui voulait l'empêcher de venir : Ah ! vous ne connaissez pas S. M. ! Vous vous repentirez bientôt de l'avoir suivie ; surtout ne vendez rien. S. M. ne donnera jamais un sou. Sa femme est furieuse, tout à fait abattue et malade... (Bibl. Thiers. Inédit.)

[6] Cette animosité n'avait échappé ni aux Anglais ni aux commissaires : Tous ces Français, écrivait Balmain dès le 8 septembre 1816, se haïssent cordialement. Chacun veut être le favori du maitre et vise à la direction des grandes affaires de Longwood.

[7] Le 26 avril 1817. Inédit.

[8] Mme Bertrand m'a dit que S. M. allait en cachette chez les Montholon très souvent, qu'Elle leur donnait beaucoup d'argent, plus de cinquante mille francs par an. (Gourgaud, 21 janvier 1818. Inédit.)

[9] Gourgaud, 15 juin 1817. Inédit.

[10] Gourgaud, 5 novembre 1817. Mme de Montholon va en grande toilette chez Sa Majesté qui est au bain. Montholon en sort, je lui dis : C'est bien, on vous chasse, quand madame entre. Je reste sur la porte à causer une heure. Alors Sa Majesté demande Montholon. J'ai envie de lui dire : Des chandelles ! (Inédit.)

[11] Gourgaud, inédit, 15 octobre 1817. Si peu galant que se montrât souvent l'Empereur, ce n'est pas toutefois, semble-t-il, une boutade qu'il eût pu lancer s'il avait été l'amant de Mme de Montholon (et peut-être le père de l'enfant qu'elle portait).

[12] Elle mourut en 1819 à Bruxelles.

[13] Gourgaud, inédit, 6 février 1818.

[14] 15 décembre 1819. Inédit.

[15] Le 7 janvier 1816 : Mme de Montholon qui croit que Bouton de Rose va devenir la maîtresse de S. M. la cajole beaucoup. Mais miss Knipe ne revint à Longwood qu'une seule fois, le 21 juillet, toujours avec sa mère, et elle ne dit que quelques mots à l'Empereur, dans le jardin. Elle épousera en 1820 un sieur Hamilton et quittera l'île.

[16] Montchenu interrogea Gourgaud à la veille de son départ sur la vie intérieure de Longwood. A cette question :

— Comment Mme de Montholon est-elle parvenue à lui plaire ?

Gourgaud répondit :

— Elle joue la femme savante, sait assez bien l'histoire de France, et ne cesse de répéter à l'Empereur que l'on devrait guillotiner tous les jours quatre-vingts Parisiens, pour les punir de l'avoir trahi, que la France mérite d'être vingt fois plus malheureuse qu'elle ne l'est, etc. Il écoute tout cela avec plaisir. (Montchenu à Richelieu, 18 mars 1818.)

Si Gourgaud, plein de rancune contre Longwood, avait eu des informations plus lestes à répandre, il l'eût fait. Et si Montchenu avait eu vent de quelque gaillardise, il n'aurait pas manqué d'en régaler sa cour.

[17] Napoléon avait au contraire à Sainte-Hélène et notamment parmi les officiers du camp, bien placés pour savoir ce qui se passait à Longwood, si près d'eux, une réputation bien établie de continence.

Le médecin militaire Henry, du 66e, qui demeura à Sainte-Hélène du 5 juillet 1817 jusqu'après la mort de Napoléon et assista à son autopsie, dans les notes qu'il envoya le 12 septembre 1823 à sir Hudson Lowe, à titre de témoignage dans le procès que l'ancien gouverneur intentait à O'Meara, écrivait, in fine, ces lignes significatives : L'ensemble du système génital semblait montrer une cause physique pour l'absence de désir sexuel et la chasteté qui sont connues comme ayant caractérisé le défunt. (Lowe Papers, 20.214.)

En pareille matière il est délicat de nier ou d'affirmer. Notre opinion est que Napoléon n'eut en tout cas aucun rapport avec Mme de Montholon pendant les deux premières années de la captivité. Que par la suite, il ait pris avec elle une habitude, comme dit Frédéric Masson, reste, croyons-nous, très douteux.

[18] Le Journal de Gourgaud, admirable de vérité quotidienne, répète presque à chaque page : Ennui, tristesse, mauvaise humeur. S. M. est sombre. Grand ennui ; mélancolie... Et voici une semaine, entre tant d'autres : Mardi 25, ennui, ennui ! mercredi 26, idem ; jeudi 27, idem... Cet ennui était d'ailleurs presque également ressenti par les commissaires étrangers, privés de toute occupation. Stürmer confiait naïvement à Lowe : Je voudrais bien que Buonaparte mourût, ça ferait mon bonheur, car alors ma mission à Sainte-Hélène serait finie. A quoi Lover répondait qu'il en serait bien fâché pour sa part, tant qu'il était. (Lowe Papers, 20.143, Inédit.)

[19] A quatre heures, l'Empereur me fait demander. Montholon est éreinté. Il me dicte sur la réponse à Bathurst, les restrictions, etc. Il me dicte et cause jusqu'à huit heures. (Gourgaud, II, 133.)

[20] Toutefois Marchand assure que dès 1817, il dérangeait rarement la unit les deux généraux. Il leur disait parfois le matin : — J'ai beaucoup travaillé cette nuit ; et vous, qu'avez-vous fait, monsieur le paresseux ? (Inédit. Bibl. Thiers.)

[21] Gourgaud, 24 novembre 1817 (inédit).

[22] Napoléon disait à Gourgaud, à propos de Bertrand : C'est sa femme qui est une mauvaise créole qui le tourmente. Est-ce que vous croyez que si elle n'avait pas été dans la misère, elle l'aurait épousé ? Elle est si sotte qu'elle ne vient pas me voir et pourtant je pourrais lui donner un médaillon de diamants. Ne lui dites pas cela. Au moins qu'elle fasse ce qu'elle veut. (Gourgaud, 11 juin 1817, inédit.)

Mme Bertrand étant parfois des semaines sans rencontrer l'Empereur. Elle disait à Montchenu qui consignait ce propos dans sa dépêche du 8 janvier 1818 : Je n'ai pour le voir que la cour à traverser, et je ne le vois jamais. Depuis trois mois, j'y a dîné une seule fois ; depuis quelque temps il Bine seul et ne veut voir personne.

[23] Ainsi, le 28 juillet 1818, Napoléon leur donnera 3.000 livres sterling.

[24] Gourgaud, II, 42-99. Archarribault, qui buvait, se rendit à plusieurs reprises coupable de graves écarts. Ainsi, aux courses de septembre 1818, on le verra, revêtu de sa livrée et monté sur un des chevaux de l'Empereur, se faufiler parmi les officiers anglais pour prendre part aux courses. Il fut hué, puis chassé à coups de fouet de l'enceinte. Napoléon mit Archambault aux arrêts pour un mois.

[25] Jeannette était Belge et s'appelait Catherine Sablon. Dès qu'elle arriva, le 13 juin 1816, pour seconder Lepage, qui s'était blessé au pouce, celui-ci déclara son intention de l'épouser.

Cipriani, à qui il s'adressait, lui fit d'abord observer qu'il serait nécessaire de s'informer si elle n'avait pas déjà un mari, ou peut-être, à défaut d'un mari, un amant. Oh, pour ce dernier, cela ne ferait rien, dit Lepage, peu m'importe qu'elle en ait plusieurs. Puis, courant à elle avec le bras en écharpe, il lui dit : Madame, êtes-vous mariée ?Non, monsieur. — Alors, si cela vous convient, je vous épouserai immédiatement. Elle lui répondit cependant qu'elle ne pouvait penser cela si vite. Au moins, dit-elle, attendons deux ou trois jours. Il y consentit, non sans un visible déplaisir. (O'Meara à Gorrequer, 14 juin 1816, Lowe Papers, 20.115.)

[26] Charlemagne. (Gourgaud, II, 158. En partie inédit.)

[27] Gourgaud, II, 56, Napoléon s'était égayé à la lecture d'un pamphlet, les Amours secrètes de Buonaparte, emprunté par O'Meara à Lowe. Citant cet absurde ouvrage, il assura qu'il ne connaissait presque aucune des femmes dont on lui attribuait la conquête. Ils font de moi un Hercule, disait-il en riant. (Gourgaud, I 432.)

[28] Après Las Cases, après Gourgaud, il y avait Montholon qui tenait un agenda, sa femme, Marchand, Aly qui prenait des notes en vue de futurs Souvenirs. Et à n'en pas douter, les Anglais admis à Longwood, depuis O'Meara jusqu'à la petite Betzy. Napoléon était parfois agacé de se savoir tant d'annalistes : On ne peut plus parler, dit-il le 12 mars 1817, parce qu'on tient des journaux de tout ! (Gourgaud, Inédit.)

[29] Gourgaud, II, 16 avril 1817. Inédit.

[30] Gourgaud, I, 441. Il ajoute avec naïveté : Le cardinal Consalvi et le Pape croyaient aussi en Jésus !

[31] Gourgaud, II, 256, 21 août 1817. L'Empereur qui depuis la fête du 15 portait son frac marron, arbore aujourd'hui son habit vert retourné, d'après mes avis. Il me demande comment je le trouve. Il préfère ce vêtement à un qu'on aurait fait de drap anglais. Au moins, celui-ci est-il de drap français.

[32] Après le 11 octobre 1817, il ne recevra plus que les Balcombe (à leur départ, en mars 1818) et, le 2 avril 1819, M. Ricketts, cousin de lord Liverpool. Sa porte dès lors ne s'ouvrira plus pour aucun Anglais.

[33] C'était le 26 juillet. Gourgaud, II, 229. Rapport de Robinson à Lowe, même date. Lowe Papers, 20.143. — Car le père adressa aussitôt un rapport au gouverneur sur cette entrevue, ce qui montre dans quel réseau étaient pris tous les gestes de Napoléon.

[34] Le lieutenant Impett. Napoléon avait dit à Robinson qu'il donnerait 500 livres à sa fille si elle épousait cet officier.

[35] Rapport Robinson. (Inédit.)

[36] Le 13 août 1817. Basil Hall, Voyage to the Eastern, 318.

[37] Défaite infligée par Wellington à Jourdan le 21 juin 1813. Elle obligea les Français à évacuer l'Espagne.

[38] Un mémorandum de Lowe, présenté par Wynyard à Bertrand énumère les lieus où l'on pourrait construire, avec les raisons favorables ou défavorables. Les mots : objection locale, qui reviennent souvent, signifient défaut de sécurité, difficulté de surveillance.

Wm. Doveton. — Très resserré. Humide. Objections locales.

Briars. — Trop chaud. Objections locales.

Miss Mason. — Pas d'objections locales.

Leech. — Pas d'objections locales. Bonne situation, des arbres, mais la famille voudra-t-elle le céder ?

Rosemary. — Arbres. Bonne situation.

Smith. — Id.

(Lowe Papers, 20.143. Inédit.)