SAINTE-HÉLÈNE

TROISIÈME PARTIE. — LA LUTTE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES RESTRICTIONS.

 

 

Mme de Montholon avait accouché d'une fille qui reçut le nom de Napoléone[1]. L'Empereur lui rendit visite chaque jour. Il s'asseyait auprès de son lit et causait avec elle un long moment. Cet enfant, comme on l'a prétendu, était-il le sien ? Cela ne saurait se soutenir. La conception remontait au milieu de septembre 1815. A ce moment Napoléon était sur le Northumberland. On y vivait si entassés que la liaison la plus discrète eût été aussitôt connue. Mme de Montholon logeait avec son mari, ses enfants et leur bonne dans une chambre minuscule où une visite de l'Empereur eût paru bien insolite. Et Napoléon dans sa cabine n'était presque jamais seul. Ainsi quasi-impossibilité matérielle. Mais aussi impossibilité morale. Napoléon, endolori de son désastre, ne pensait guère aux femmes. Il n'avait encore avec Mme de Montholon que des rapports distants, presque antipathiques. Gourgaud, qui dit tout[2], n'eût pas manqué de noter un rapprochement. Il accusait au contraire Mme de Montholon de vouloir séduire Cockburn. D'autre part, si courtisan qu'il fût, Montholon était amoureux de sa femme et s'en montrait jaloux.

A la vérité, Mme de Montholon aime à plaire ; elle en a l'habitude et l'instinct. Elle essaie tout ce qu'elle peut, notera plus tard Gourgaud, pour faire la passionnée avec Sa Majesté yeux doux, pieds en avant, robe pincée sur la taille, enfin elle cherche à faire la belle et ce n'est pas facile[3]. Mais n'y a-t-il pas là que des façons de coquette ? Mme de Montholon est ainsi avec tous, que ce soient les officiers anglais, les rares visiteurs, Gourgaud même aux meilleurs jours. Mme de Montholon est une Parisienne, une mondaine. Gourgaud, qui n'a guère connu que la vie des camps, donne de l'importance à des bagatelles et voit une manœuvre dans l'effusion d'un tempérament[4].

Napoléon ne lui a jamais montré grands égards. Un soir, avant le dîner, venue au salon où elle le trouve avec Gourgaud, l'Empereur la prie d'aller dans le parloir et de lui faire un peu de musique. Cependant il continue de parler grammaire avec son aide de camp. La pauvre femme, sans lumière, s'assied devant le piano désaccordé, joue Malbrough, fait des gammes, renverse les pédales pour attirer l'attention de l'Empereur qui, de loin, lui crie de jouer encore et ne la laisse revenir que longtemps après[5].

Il souffre que Gourgaud l'entretienne d'elle en termes insultants :

— Mme de Montholon est de mauvais ton, dit le jeune homme[6]. Elle croit avoir de la gorge, de jolis pieds...

— Eh bien, dit l'Empereur qui voudrait la paix, faites-lui en compliment !

— Elle se gratte trop la gorge et crache dans son assiette ; ce n'est pas d'une femme bien élevée. Je n'ai jamais cru que Votre Majesté l'aimât pour...[7] C'est elle qui fait tout ce qu'elle peut pour le faire croire.

Napoléon lui-même en parle avec acrimonie :

— Est-ce que vous croyez, dit-il à Gourgaud, que je ne sais pas tout ce qu'ils font ? Ils pensent plus à eux qu'à moi. Ils ont pris les jalousies de mon salon pour eux, eh bien, je fais semblant de ne pas m'en apercevoir... Vous devriez bien vivre avec eux. Ne croyez pas qu'elle me plaise. J'ai été habitué à vivre avec des femmes trop gracieuses pour ne pas voir les ridicules et les mauvaises manières de Mme de Montholon. Mais enfin, ici il faudrait faire sa société d'une perruche si on n'avait pas autre chose. Il n'y a pas de choix[8]...

Il n'y a pas de choix en effet. Des deux femmes venu à Sainte-Hélène pour partager son exil, seule Mme d Montholon s'efforce à le distraire, à le flatter, à l'égayer. Elle lui parle souvent de son retour probable en France, du règne assuré de son fils.

— Oui sait, dit-elle même, si Votre Majesté ne fondera pas un jour un vaste empire en Amérique ?

— Ah ! je suis bien vieux ! répond l'Empereur.

Sans y paraître, elle l'entoure de ces légers soins d, femme qui dans la tristesse sont si doux. Aussi de plus en plus elle lui devient nécessaire. Chez elle il s'établi au coin de la cheminée et, tandis qu'elle babille, tisonne le feu. C'est avec elle qu'il se promène le plus souvent au dépit de Mme Bertrand, à la fureur de Gourgaud, q se croit insulté dès qu'il n'est pas favori.

Cependant, si Mme de Montholon s'est placée dan cette position de familiarité, Napoléon n'a point de goût physique pour elle. Et il est mécontent que Gourgaud, par ses allusions répétées, puisse donner à penser qu'elle est sa maîtresse. C'est faux, dit-il à Bertrand[9], elle est trop laide. Cela pourrait se mettre dans les gazettes et faire du tort.

Il semble bien — malgré quelques plaisanteries quand il aperçoit une jolie fille — qu'il n'éprouve guère plus de besoins charnels. Depuis plusieurs années, avant même son départ pour l'île d'Elbe, ses sens, de son propre aveu, se sont fort émoussés. Comme Mme de Montholon soupire qu'on vieillit vite à Sainte-Hélène — et pour elle c'est un fait, hélas ! — Napoléon dit qu'il ne peut plus songer à faire la cour aux dames. Elle se récrie :

— A quarante-huit ans, bien des hommes font encore les jeunes !

— Oui, réplique l'Empereur, mais ils n'ont pas éprouvé mes chagrins. Gourgaud, en frac, parait plus jeune qu'il ne l'est réellement. Il est encore dans le temps des illusions. C'est comme Bertrand qui adore sa femme et ses enfants. Mais moi, je n'en ai plus. Si je perdais l'Impératrice, je ne me marierais plus[10].

Quand Gourgaud se plaint[11] de ne pas pouvoir faire venir une femme à Longwood, quand tout le monde en a, Napoléon répond qu'il ne l'en empêche pas, puis ajoute :

— Bah, les femmes !... Quand on n'y pense pas, on n'en a pas besoin. Faites comme moi !

Là-dessus Gourgaud note : Sa Majesté a 48 ans et moi 35 !

En effet, si l'Empereur parait revenu de l'amour, ses commensaux en font une sérieuse affaire. Sans parler des Montholon qui auront deux filles en dix-huit mois, des Bertrand chez qui les accidents se succèdent[12], les célibataires sont tourmentés de désirs qu'active l'oisiveté, peut-être aussi l'atmosphère vaporeuse. Même le sévère Las Cases cède à Vénus[13]. Gourgaud, plus encore que du regret de la France, en est obsédé. Ou plutôt sa nostalgie s'accroit, se multiplie par l'abstinence. Il fait venir dans sa chambre, en cachette, une métisse de Jamestown[14]. Mais les domestiques clabaudent. L'Empereur lave la tête de Gourgaud qui bientôt recommence. Le jeune homme courtise en vain la Nymphe, miss Robinson. Bientôt elle sera fiancée à un capitaine marchand. Gourgaud se rabat sur la fille du fermier de Longwood, Betzy Breame. Sa flamme là encore n'est pas couronnée. Il poursuivra alors une servante des Bertrand. L'Empereur même le lui a conseillé, par pitié pour sa solitude. Mais les Bertrand se méfient. Quand Gourgaud arrive, ils font sortir la mulâtresse[15]. Entre temps, comme depuis sa rencontre avec Laura Wilks, il rêve toujours de mariage — et d'un mariage avantageux —, il s'enflamme pour une miss Amelia Churchill qui, venant de l'Inde avec sa sœur et ses parents, débarque à Sainte-Hélène. Il court à cheval à sa rencontre sur les routes, l'escorte, lui promet de la faire recevoir avec sa sœur par Napoléon — ce qu'elles désirent plus que tout au monde — ou, s'il ne le peut, du moins de lui donner des autographes. il prie à cet effet Napoléon, qui, bonhomme, accepte de jouer aux échecs la réception de ces demoiselles et un mot d'écrit. Gourgaud gage en retour huit tourterelles qu'il prendra à la chasse. L'Empereur, ayant perdu, revient sur sa promesse. Gourgaud se tire d'affaire en découpant quelques mots de la main de Napoléon, qu'il va remettre à Jamestown à sa belle, comme elle s'embarque pour l'Europe. L'Empereur tente de consoler le pauvre garçon en lui assurant qu'avant un an ils seront tous en Angleterre et qu'il mariera Gourgaud avec quelque demoiselle de la Cité qui par enthousiasme lui apportera sept ou huit cent mille francs. Napoléon viendra chasser au renard sur ses terres.

Les autres tant bien que mal s'accommodent. Mari chand s'est lié avec la jolie femme de chambre de Mme de Montholon, Esther Vesey, fille d'un sergent retraité de Ladder Hill. Il en aura deux enfants[16]. Napoléon voit d'un mauvais œil cette intimité. Il fait plusieurs fois des reproches à Marchand, demande à Mme de Montholon de renvoyer Esther. Elle obéit[17]. Mais chaque semaine Marchand reçoit encore sa maîtresse à Longwood où elle passe la nuit. S'il descend à Jamestown, il la voit chez elle. Lorsqu'elle est enceinte, il veut l'épouser. L'Empereur le lui défend. Il s'est attaché au jeune homme. Il prétend le marier lui-même. C'est, on le sait, sa marotte.

Noverraz courtise Joséphine, camériste de Mme de Montholon, ce qui ne l'empêche point, comme Aly et Archambault, de courir les négresses, On se plaint beaucoup à l'office. Il n'empêche que, les bouteilles aidant, et l'on y boit sec, on n'y soit très souvent fort gai.

 

Après sa dernière scène avec Lowe, Napoléon avait dicté à Montholon une longue Remontrance, qui, adressée au gouverneur, devait atteindre le ministère anglais et, au delà de lui, l'opinion européenne. Elle fut signée par Montholon et expédiée le 23 août 1816 à Plantation House. Napoléon s'en disait très content. Il se la fit relire à plusieurs reprises. Aly la copia pour la faire passer en Europe.

Quelques jours après, l'Empereur commit une erreur de tactique. Il fit écrire, par Montholon encore, qu'il ne voulait plus recevoir d'habitants de l'île, d'officiers ou d'étrangers, du moment qu'il leur fallait un laissez-passer du gouverneur. Lowe sauta sur l'occasion. Rien ne pouvait mieux faciliter sa tâche que l'isolement des Français. Il en prit acte dans une lettre à Montholon. Napoléon alors vit sa faute. Il essaya d'y remédier en faisant appeler Poppleton, à qui il dit qu'il tenait les officiers anglais pour des hommes francs et de bons soldats, et qu'il les recevrait toujours avec plaisir. Cependant Lowe se hâtait d'informer Malcolm et Bingham, qu'ils n'eussent plus à délivrer de permis pour Longwood. Dans cette guérilla misérable, il avait marqué un. point.

Le cabinet britannique redoutait toujours l'évasion. Ses craintes étaient entretenues par des avis chimériques, parfois anonymes, qui lui arrivant de toutes parts, dénonçaient de prétendus complots, financés par Joseph Bonaparte ou d'anciens dignitaires impériaux, pour enlever Napoléon. L'ex-roi d'Espagne, retiré aux États-Unis, pensait cependant beaucoup plus à s'y ménager une vie douce et fastueuse qu'à courir des aventures nouvelles, dût-il y ramasser en passant la couronne du Mexique. Quant aux grands serviteurs de l'Empire, s'ils ne pouvaient rentrer en grâce auprès des Bourbons, ils désiraient du moins s'en faire oublier. Aucun d'eux n'envoya jamais le moindre message, le moindre souvenir à l'Empereur.

Mais la peur ne raisonne guère. Bathurst et ses acolytes, Bunbury et Goulburn, adressaient lettres sur lettres à Lowe pour lui recommander d'ouvrir les oreilles et les yeux et lui signaler qu'au Brésil une expédition de secours s'organisait, qu'un colon avait déjà été gagné par les Français à Sainte-Hélène, qu'un Américain nommé Carpentier équipait un bon voilier dans la baie d'Hudson pour délivrer les captifs.

Si l'on est anxieux à Londres, Lowe sur qui pèse la responsabilité doit l'être bien davantage. A la lettre, il ne dort plus. Que Napoléon, par une ruse quelconque, parvienne à s'échapper, le gouverneur est perdu, sa carrière finit dans une impasse honteuse. Or il veut réussir dans sa mission. Elle l'honore, croit-il, devant l'Angleterre et l'Europe. Car à aucun moment il n'a imaginé que ce rôle de geôlier pût avoir de l'odieux.

Lowe tenait à son emploi, non seulement pour l'avenir qui pourrait s'en suivre, mais aussi pour l'existence si large que dans le présent il lui assurait. A Sainte-Hélène, n'était-il pas un petit souverain, pourvu d'un pouvoir presque absolu, d'une résidence agréable, d'un somptueux traitement ? Cette fuite de Napoléon à laquelle il pense sans trêve, s'il réfléchissait, il se persuaderait que matériellement elle est impraticable. Peut-être le captif eût-il pu atteindre, de nuit, en évitant les cordons de garde, les abords de Prosperous Bay. Mais c'était un long chemin, abrupt, périlleux[18]. Un homme de près de cinquante ans, lourd, peu habitué à la marche dans des fondrières et des rochers, y voyant mal, car Napoléon, on l'oublie trop, était myope, se fût sans doute tué ou blessé gravement dans ce terrible chaos. Admettant que par un bonheur inouï il atteignît la mer, comment le navire qui l'attendrait au large échapperait-il à l'incessante ronde des bricks anglais ? Et il était ridicule de penser à un enlèvement de haute lutte. Il eût fallu une flotte, une armée et des mois pour arriver à Longwood...

Au demeurant, que l'impossible se réalisât, que Napoléon par un miracle quittât Ille, où serait-il allé ? Il ne pouvait songer qu'à l'Amérique. Or il était bien revenu des projets ébauchés jadis à Malmaison. Les mœurs démocratiques de la Confédération ne lui plaisaient pas. Il n'était pas sûr d'y être bien accueilli. Il craignait d'aventurer sa gloire. Pour lui-même, pour le futur de son fils, mieux valait rester à Sainte-Hélène jusqu'à ce qu'un grand événement lui rouvrit l'Europe. Si cet événement ne se produisait pas, mieux valait mourir sur ce récif : il ne trouverait jamais si haut piédestal.

 

Cependant Bathurst envoyait par l'Eurydice des ordres encore plus rigoureux. L'officier d'ordonnance devrait dorénavant, par tous moyens, contrôler deux fois par jour la présence de Napoléon à Longwood. Pour diminuer ses dépenses et ses moyens d'action, quatre au moins de ses compagnons seraient embarqués pour l'Europe, Ceux qui demeureraient seraient astreints à signer la formule uniforme de soumission qu'ils avaient remplacée par des déclarations d'un ton insolent. S'ils refusaient, Lowe les expulserait de l'île.

Bathurst comptait sur ce refus, Le secrétaire militaire de Lowe, Gorrequer, vint d'abord tâter Bertrand. Il dit au grand-maréchal que d'après les dernières instructions reçues de Londres, le gouverneur pouvait l'autoriser et sa famille à partir pour le Cap, sans tenir compte de sa déclaration antérieure, en raison de la grossesse de Mme Bertrand. Bertrand déclina l'offre : il devait tout à l'Empereur, il ne voulait pas l'abandonner. Gorrequer insista : Bertrand avait rempli son engagement de rester un an à Sainte-Hélène ; il pouvait honorablement partir. Le grand-maréchal demeurant ferme, Gorrequer recourut à Mme Bertrand. La pauvre femme n'était que trop tentée. Elle refusa, par crainte du mal de mer dans sa position. Elle redoutait aussi qu'une fois au Cap, on ne lui permit pas de se rendre en Angleterre[19].

Ce même jour, Lowe se présentait à Longwood. Napoléon, le refusant, dit à O'Meara

— Qu'il parle à Bertrand ou qu'il m'envoie le colonel Reade, je le recevrai et l'écouterai sans colère si sa mission est déplaisante, parce qu'il ne fera qu'obéir à ses ordres.

Lowe insista. En vain. Il eut l'idée saugrenue, tout en protestant de ses intentions conciliantes, de demander des excuses de Bertrand, et même des excuses de Napoléon[20].

Hudson Lowe veut des excuses de l'Empereur ! Des excuses de César à l'ancien colonel des Corsican Rangers... Napoléon sourit avec mépris... Le gouverneur lui dépêche alors Reade. Napoléon le reçoit au jardin[21]. Un extrait des dépêches de lord Bathurst lui est traduit par Las Cases. L'Empereur demande si les quatre personnes qui doivent être éloignées sont ses officiers. Reade ne peut ou ne veut répondre. Napoléon regarde Las Cases et dit en italien :

— Dans peu de temps on m'enlèvera tous les autres et un de ces matins on m'assassinera.

Marchant d'un pas nerveux dans l'allée, par deux rois il murmure :

— Quelle rage de persécution !... Mais plus on me persécutera, mieux cela sera pour le monde.

Las Cases croit que la menace d'un exode général ferait céder Lowe. Mais si Lowe ne cède pas ?... Le 8 octobre, le gouverneur adresse à Bertrand la formule à signer par tous les Français. Comme encore une fois ils ont substitué à Napoléon Buonapartel'empereur Napoléon, il refuse les feuilles. Il ne fait qu'obéir à Bathurst. Mais on sent qu'en exécutant ses instructions, Lowe n'est pas fâché de venger sa propre injure...

L'Empereur défend qu'on signe ; Sir Hudson vient à Longwood et, se tenant dans la maison où les Bertrand s'installeront dans quelques jours, il fait comparaître un à un devant lui les officiers de Napoléon. Bertrand, agité, essaie en vain de l'impressionner. Las Cases se perd dans le labyrinthe de ses phrases. Montholon fait le diplomate. Tous trois refusent de signer une déclaration qui implique la déchéance de l'Empereur. Gourgaud, naïf, dit qu'il signerait sans attacher d'importance à l'absence d'un titre, mais qu'il doit obéir à la consigne reçue.

Le soir, à la veillée, chez l'Empereur, arrive l'ultimatum du gouverneur : ceux qui ne se seront pas soumis doivent se préparer à partir sans délai pour le Cap. Napoléon qui lisait tout haut Don Quichotte essaie de garder son calme et veut reprendre sa lecture. Un moment après, il ferme le livre :

— On ne peut pas lire de fadaises en de telles circonstances.

Tous sont atterrés. Mme de Montholon, pourtant courageuse, pleure. Le pénible silence est tout à coup rompu par la voix de Gourgaud :

— Je vais signer !

Il aime mieux céder que d'abandonner l'Empereur. Il va vers la porte. Montholon l'imite. Napoléon les regarde et ne les arrête pas. Son orgueil a fléchi. Il sait bien qu'il ne pourrait ici vivre seul.

Les trois Français remettent les feuilles à Poppleton. A minuit cette angoisse a pris fin[22]. Le lendemain, à son tour, Bertrand envoyait sa déclaration. Tous les domestiques avaient signé, hormis Santini.

Ayant triomphé sur ce chef, Lowe passa aux autres. Il désigna pour quitter l'île Piontkowski et trois serviteurs, Santini, Rousseau et Archambault[23].

Le départ de Piontkowski ne pouvait gêner ni peiner Napoléon. Quoi qu'ait affirmé plus tard le Polonais, l'Empereur ne lui confia aucun message pour l'Europe ; il le tenait en trop mince estime. Cependant, par pitié, il lui accorda ad honores le grade de chef d'escadron avec une année de solde. Les trois domestiques reçurent un livret attestant leurs services, deux ans de gages et une pension du tiers de ces gages jusqu'à leur mort[24]. Le second piqueur, Archambault cadet, et l'argentier Rousseau, qui se proposaient de gagner les États-Unis, furent chargés par Napoléon de porter de ses nouvelles à Joseph.

A l'huissier Natale Santini[25], fut dévolue une véritable mission. Ce Corse aux cheveux drus se fût fait hacher pour son maitre. Il brûlait de haine contre Lowe Patient chasseur, battant les environs de Longwood ave son fusil, il rêvait de le trouver un jour au bout de son canon. Sans doute n'eût-il pas manqué sa vendetta.

Napoléon le sut. Un soir à dîner, il apostropha Santini

— Comment, brigand, tu voulais tuer le gouverneur ! Misérable, qu'il te revienne de pareilles idées et tu verras comme je te traiterai !

Et s'adressant à ses officiers :

— Ce drôle allait nous faire là une belle affaire !

Napoléon donna lui-même à Santini ordre de ne pas signer la déclaration, afin que le gouverneur le désignât pour partir. Puisqu'on n'avait pas encore réussi à envoyer en Europe la Remontrance du 23 août, Santini l'y porterait.

Écrite en caractères très fins sur un morceau de satin blanc emprunté à une robe de Mme de Montholon, il la cousit dans la doublure de son habit. Pour plus de sûreté, quoique presque illettré, il apprit ce long texte par cœur en deux jours, et le récita sans faute à Napoléon qui dit, en lui tirant l'oreille :

Con la tua aria di non, saper far niente, credo bené que riusciroi ![26]

Les instructions de l'Empereur étaient simples :

— Si tu peux arriver jusqu'à Londres, tu le feras l imprimer. En Angleterre tu trouveras de braves gens ; il y en a beaucoup qui ne partagent point à mon égard les préventions de leur gouvernement. Va les trouver, ils t'aideront[27].

Les quatre déportés quittèrent Sainte-Hélène le 19 octobre, sur le David qui devait les conduire au Cap[28]. Ils y seront détenus un mois, à la citadelle, et n'arriveront à Portsmouth que le 12 février.

 

Depuis le 10 octobre, les limites où Napoléon pouvait se mouvoir sans le contrôle d'un officier anglais étaient réduites de douze à huit milles. Sa chaîne était raccourcie d'un tiers sans raison véritable, avec une soudaine brutalité.

Bien plus, il lui était désormais interdit d'entrer dans aucune maison, de parler à aucune personne qu'il pourrait rencontrer, hors de la présence d'un officier anglais[29].

Les sentinelles, qui jusqu'alors ne se rapprochaient pas avant neuf heures du soir, furent postées autour du jardin de Longwood dès le coucher du soleil. Elles enveloppaient la maison depuis neuf heures jusqu'au lever du jour[30].

La question d'argent n'a pas été résolue depuis deux x mois, malgré de longues palabres entre Montholon et Gorrequer. La somme de 8.000 livres sterling fixée par le gouvernement lui paraissant à lui-même insuffisante, Hudson Lowe a pris sous sa responsabilité de l'élever à 12.000 livres en attendant une décision de Bathurst[31]. Napoléon de nouveau offre sans succès de payer toute sa dépense à condition de se procurer des fonds par lettres scellées. Il ne veut pas que le cabinet britannique connaisse les sommes qu'il a en Europe[32], il est persuadé qu'on les saisirait. Il se trouverait dès lors à la merci de ses ennemis.

Ce problème des dépenses de Longwood a pendant un siècle soulevé des controverses irritées ; on peut l'envisager aujourd'hui sans parti pris.

La somme que Lowe proposait de leur affecter, 12.000 livres, soit 300.000 francs-or[33], était-elle suffisante pour entretenir la maisonnée française ? Sans aucun doute, à la condition que le coulage fût réduit. Il était extrême. Sous la direction de Montholon, gourmand, exigeant, qui veut que la table soit pourvue à profusion, s'est installé un gâchis magnifique et par trop impérial. Bertrand a essayé un instant d'y remédier. Sentant derrière Montholon la coalition de la livrée, effrayé d'avance de la lutte à soutenir, il recule et se tait. Gourgaud montre plus de courage. Exaspéré des voleries qu'il sent partout, il tente d'ouvrir les yeux de l'Empereur :

— Il y a trop de gaspillage, lui dit-il. Il est impossible que l'on boive dix-sept bouteilles de vin[34] ou que l'on mange quatre-vingt-huit livres de viande et neuf poulets par jour : c'est donner prise contre nous.

Et il ajoute, avec grand sens :

— Dans notre position, prendre le moins possible est ce qu'il y a de mieux.

Napoléon approuve. Il pense à donner à chaque domestique une somme fixe pour se nourrir : huit francs aux Français, trois francs aux autres. Sa table dès lors très réduite pourrait être surveillée de près. Montholon fait abandonner l'idée pour la raison que l'Empereur mènerait un train trop bourgeois.

La solution était là pourtant. Car ne s'atténueront jamais les pilleries de l'office. Seul Marchand gardait de l'ordre et comptait. Ces valets, trop nombreux pour une demeure si exiguë, ont connu la plupart l'énorme dépense des palais impériaux ; ils voient un déshonneur à se restreindre. Ce désordre les paie un peu de l'exil[35].

Il est accru par les vols des fournisseurs et l'état de certaines provisions qu'on ne peut garder.

Pourvoyeur général, Balcombe a-t-il abusé de son monopole ? Sans doute, et avec lui ses commis qui alimentaient Longwood, aux prix maxima, par quantités irrégulières, au hasard d'un ravitaillement incertain et que les besoins imprévus des navires qui faisaient relâche tarissaient parfois. La vie avait toujours été chère à Sainte-Hélène, en raison de sa population trop élevée et de son sol ingrat. Elle l'était devenue bien davantage par l'afflux des troupes envoyées pour garder Napoléon.

Il n'était pas si démuni d'argent qu'il ne pût pendant quelque temps au moins payer le supplément de dépenses que l'Angleterre refusait de solder. Les deux cent cinquante mille francs en or emportés de France étaient intacts. Mais ils avaient été jusque-là dissimulés aux Anglais, Les produire éveillerait de nouveaux soupçons chez Lowe. Du reste l'Empereur voulait les garder comme trésor de guerre, pour faire face à toute éventualité. Avant de toucher à cette réserve, il pouvait emprunter à Bertrand et Las Cases qui tous deux à Londres avaient des fonds. Plus tard il s'en servira pour payer des dépenses personnelles, les indemnités de ses officiers, les gages de ses serviteurs. Mais dans ce moment il ne veut pas y avoir recours. La parcimonie de Bathurst lui fournit une occasion trop belle d'exciter l'indignation, la pitié du monde. Il ne la laissera pas échapper. Il convoque Balcombe et l'avertit qu'il va lui faire envoyer une partie de son argenterie. Balcombe la vendra pour lui. Ce qu'on en tirera aidera à couvrir sa dépense.

Comme le pourvoyeur s'étonne, Napoléon lui dit :

— De quel usage peut être la vaisselle plate lorsqu'on n'a rien à manger dedans ?

Il donne l'ordre de prendre une partie — le quart environ — de son argenterie, à la vérité très abondante, d'en ôter les aigles et de la marteler. Cipriani la remettra dans cet état à Balcombe qui la convertira en numéraire et inscrira la somme au crédit de l'Empereur.

Lowe fut très dépité. Que penserait-on à Londres ? Ne lui reprocherait-on pas de n'avoir rien fait pour empêcher Napoléon d'en venir à cette extrémité ? Mais que pouvait-il ? Quand, pour la troisième fois, Cipriani descendit à Jamestown porter de l'argenterie, le gouverneur le fit appeler au château.

— Quel besoin avez-vous de tant d'argent ? lui demanda-t-il.

Cipriani, que la sombre humeur de Lowe réjouissait, répondit simplement

— Pour acheter de quoi manger, Excellence.

Lowe bondit :

— Comment, est-ce que vous n'avez pas assez de vivres ?

Cipriani assura que les quantités accordées ne suffisaient pas pour l'entretien de la maison et qu'il devait acheter beaucoup en surplus.

— Pourquoi tant de beurre et de volailles ? répétait le gouverneur, démonté.

Il avait informé Bathurst dès qu'il avait connu l'intention de Napoléon. Effrayé à son tour de l'éclat qu'allait faire cette nouvelle l'ex-empereur des Français réduit à vendre son argenterie pour ne pas mourir de faim, le ministre capitula. Non seulement il approuva Lowe d'avoir porté l'allocation de Longwood de 8.000 à 12.000 livres, mais il l'autorisa à faire en sus toutes autres dépenses qui lui paraîtraient raisonnables[36]. Enfin il cédait sur un point capital. Il admettait que Napoléon envoyât en Angleterre une lettre scellée à un banquier pour obtenir les fonds dont personnellement il aurait besoin.

La concession parut trop dangereuse à Hudson Lowe. Il n'en informa point Napoléon. L'Empereur aura donc recours pendant plus d'une année encore à des expédients.

Tout irrité qu'il fût par les restrictions, Napoléon a même alors témoigné d'un désir d'apaisement. Le maintien de son titre impérial provoquait d'incessantes difficultés. On sait comme il s'y attachait et pourquoi. Il proposa cependant un compromis, sans doute par lassitude. Le 16 octobre 1816, il chargea O'Meara de remettre à Lowe une note où il déclarait qu'il était toujours disposé à prendre un nom qui entrât dans l'usage ordinaire[37] : colonel Muiron ou baron Duroc[38].

— Qu'est-ce qu'un nom ? disait-il au docteur. Cela ne m'importe pas. J'ai fait assez de bruit dans le monde, plus qu'un autre homme n'en fera jamais, trop peut-être... je vieillis et j'aspire à la retraite.

Par ce moyen Longwood et Plantation pourraient faire trêve. Les rapports de société seraient facilités. Lowe mesura l'importance d'un tel changement. Le 18 il avisa Bathurst de l'intention de Napoléon. Le lendemain il se rendit chez Bertrand et eut avec lui une conversation assez amicale. Mais la décision appartenait à Londres. Bathurst, fort gêné, n'osa pas répondre par un refus catégorique. Il écrivit à Lowe[39] : Je ne vous donnerai probablement point d'instruction au sujet de la proposition du général Buonaparte. Il semble dur de la refuser, mais il pourrait naître bien des embarras d'un acquiescement formel. En conséquence vous n'encouragerez pas le renouvellement de cet entretien. Bathurst repoussait par le silence une solution qui eût infiniment adouci le sort de Napoléon. De toutes les duretés du ministre anglais, c'est celle qui trouve le moins d'excuse. Napoléon n'en restait pas moins captif et sous la main anglaise. Mais sa détention perdait de l'odieux. Napoléon eût échappé à de multiples vexations, à son isolement, pour une part à l'ennui. Son entourage, plus libre, eût moins pensé à le quitter. Les commissaires auraient été reçus à Longwood. Rapprochement de grande conséquence pour l'avenir. Sans doute était-ce là ce que Bathurst voulait empêcher avant tout.

Lowe obéit : il se tut. L'Empereur ne pouvait insister davantage. Le conflit douloureux sur le titre se prolongera jusqu'à la fin de sa captivité...

 

Dans ce combat contre l'Angleterre, phis encore que contre Lowe en qui il voit surtout un exécutant maladroit, Napoléon a donc remporté quelques avantages. Mais il n'a rien obtenu quant à sa liberté matérielle. Là Lowe est moins que jamais enclin à fléchir. Ses démêlés avec l'Empereur, avec Bertrand, l'attitude générale des Français l'ont porté sinon à la haine — le mot serait trop fort — du moins à une vive antipathie. Son entourage l'aggrave : Reade, Gorrequer l'inclinent vers la rigueur[40]. Mais le rôle le plus bas est joué par O'Meara, bourdon qui va de Longwood à Plantation, jetant sur tout des traits de venin.

Gourgaud et les Montholon n'iraient point aux extrêmes. Mais Bertrand, raidi dans ses rancunes, est pour la résistance pied à pied. Las Cases est plus acharné encore[41]. L'Empereur selon lui, ne doit pas cesser de protester à toute occasion, par tous moyens, pour forcer enfin l'Europe à revenir sur son verdict. Napoléon lui-même ne croit pas que le silence soit de bonne politique. Le monde risquerait de l'oublier. Il faut lutter sans arrêt, lutter contre Lowe, contre Bathurst, maintenir en éveil l'opinion, créer des difficultés constantes au cabinet de Londres, en somme harasser les Anglais.

Les deux groupes poussant au pire, prisonnier et geôlier se meuvent dans une atmosphère exaspérée. Aucun accommodement n'est possible, aucun essai de comprendre et de pallier, du moins dans ces années-là Mais quand on pèse tout, on arrive à penser que pour Napoléon même, la bataille vaut mieux que le renoncement. L'ennui l'accablerait trop ! Tant qu'il combat, il a encore l'espoir de vaincre. Et cet espoir, attaché au fond de son âme, mettra longtemps à mourir.

 

 

 



[1] Le 18 juin 1816. En l'absence d'un prêtre catholique, le révérend Vernon baptisa l'enfant selon le rite anglican (Registre de la paroisse de Jamestown). L'accouchement de Mme de Montholon qui fut pratiqué par le docteur Livingstone, directeur de l'hôpital de Sainte-Hélène, donna l'occasion à O'Meara d'exercer sa verve aux dépens d'une femme exilée et à qui il donnait des soins. Dans une lettre du 24 juin 1816 à Gorrequer (Lowe Papers, 20.116) il écrivait : je ne suppose pas qu'il y ait eu moitié autant d'anxiété à propos de la naissance du roi de Rome. On pourrait croire qu'il s'agit du premier accouchement d'une fillette de quinze ans nouvellement mariée au lieu d'une femme mûre et ridée qui a eu trois maris (tous vivants) et huit ou neuf enfants, dont aucun ne paraît avoir été trop comprimé lors de son arrivée dans le monde. (Nous supprimons une obscénité.) Cette lettre inédite fait juger du personnage.

[2] Au point que (dans le texte original de son Journal) il note quand l'un ou l'autre prend médecine, nous révèle des particularités intimes, cite sans farder les propos les plus salés de Longwood l'on parlait souvent fort gras.

[3] 4 janvier 1817. Inédit. Il semble que Gourgaud, dans les premiers temps du séjour à Longwood, avait lui-même fait près d'elle des tentatives qui furent repoussées.

[4] Mme de Montholon prenait d'ailleurs des airs avantageux qui prêtaient à la malveillance. Ainsi avait-elle assuré à Gourgaud qu'on lui avait prédit qu'elle serait reine sans l'être.

[5] Gourgaud, 11 février 1817 (en partie inédit. Bibl. Thiers).

[6] Le 20 janvier 1817 (inédit).

[7] En faire sa maîtresse. Les termes de Gourgaud sont trop crus pour être reproduits.

[8] 12 février 1817. Inédit. A la même date, il convient encore, dit Gourgaud, que la Montholon n'est ici que parce qu'à Paris elle est mal vue, que son séjour ici la blanchira et lui donnera de la considération. Mais que m'importe le motif ! Ils font une société et si cette femme était plus jolie, j'en... (profiterais) de toutes les manières. (Inédit.)

[9] 4 Janvier 1817 (inédit). Nous aurons du reste à revenir au cours du récit sur cette question si controversée des rapports de l'Empereur avec Mme  de Montholon.

[10] Même note, le 7 avril : A cinquante ans, dit Napoléon, on ne peut plus aimer. Berthier aimait toujours, niais moi j'ai le cœur bronzé.

[11] 2 septembre 1817. Inédit.

[12] Mme Bertrand fit cinq ou six fausses couches avant et après la naissance du petit Arthur.

[13] Gourgaud (25 décembre 1816) prétend qu'il aurait reçu plusieurs fois une femme Blake qui devait être une native.

[14] A plusieurs reprises, notamment le 25 juin et le 24 septembre 1816, il introduisit à Longwood des indigènes. Il note à propos de l'élue du 25 juin : Je lui donne 6 pounds. Toute la valetaille de la maison se met en insurrection. Sa Majesté me dit que j'ai tort, je la fais partir pour la ville. (Inédit. Bibl. Thiers.)

[15] A la fin, pour éviter des complications avec Gourgaud, Mme Bertrand la congédiera (16 décembre 1817.)

[16] La seconde, une fille, mourut en bas âge. L'aîné, un garçon, nommé James-Octave et surnommé Jimmy, demeura dans l'île avec sa mère en 1821.

[17] Elle ne figure plus dans l'état des personnes composant l'établissement de Longwood en avril 1817. (Lowe Papers, 20.118.)

[18] Napoléon l'avait compris dès les premiers jours. A diverses reprises Las Cases, Montholon, Gourgaud agitèrent des projets. Chaque fois l'Empereur les découragea. Aussi Gourgaud écrira-t-il : Montholon dit que S. M. ne se sauvera jamais d'ici, qu'Elle est trop douillette. Elle pourrait compromettre bien des gens, mais an bout du jardin, Elle dirait qu'Elle est trop fatiguée et ne veut pas se faire tirer un coup de fusil. (Gourgaud, 4 octobre 1817. Inédit.)

[19] Conversation entra Mme Bertrand et Gorrequer, 1er octobre 1816. Lowe Papers, 20.142.

[20] Bertrand, disait-il, lui devait des excuses pour la conduite et le langage qu'il avait eu à supporter dans leur dernière entrevue. Les mêmes expressions de regret lui étaient dues pour la manière dont le général Buonaparte l'avait reçu et lui avait parlé. Cela admis, bon prince, il n'hésiterait pas à formuler lui-même des regrets pour ce qui aurait été trouvé désagréable dans ses manières ou ses expressions. (Lowe Papers, 20.116.)

[21] Le 4 octobre. Reade a hissé une minute de cet entretien. (Lowe Papers, 20.116.)

[22] O'Meara a profité de l'occasion pour décrire à Finlaison, à sa manière moqueuse et perfide, la scène où Montholon, Las Cases et Gourgaud vinrent dans la chambre du capitaine Poppleton en pleine nuit, la contenance abattue, les yeux ruisselants de pleurs, tendant leurs déclarations qu'ils le suppliaient de faire parvenir à cette heure absurde au gouverneur (23 décembre 1816. Lowe Papers, 20.216.) Cette hâte n'était pas nécessaire et O'Meara a inventé ces détails pour faire rire aux dépens des Français. Le rapport de Poppleton du 15 octobre fournit une note simple et exacte : Entre onze heures et minuit, le général Montholon, le général Gourgaud et le comte de Las Cases sont venus dans ma chambre avec quatre feuilles de papier qui, me dirent-ils, contenaient les déclarations exigées d'eux. (Il y en avait trois signées par les officiers ci-dessus désignés et l'autre par tous les domestiques, sauf Santini.) Ils me prièrent de les présenter au gouverneur. Ce fut le comte Las Cases qui porta la parole ; il me dit qu'ils étaient résolus de ne pas quitter Napoléon, qu'ils avaient signé ces papiers sans le consulter, qu'il n'en savait rien... (Lowe Papers, 20.116 — 20.208. Inédit.)

[23] On doit remarquer que Lowe, qui eût pu facilement priver Napoléon d'un ou plusieurs de ses principaux officiers, sans crainte d'être désavoué par son ministre, agit ici avec modération. Il désigna les personnes dont Napoléon pouvait le plus aisément se passer.

[24] A acquitter par la famille de l'Empereur, en particulier par le prince Eugène sur les 800.000 francs qu'il avait en dépôt.

[25] Santini n'avait pas à Longwood d'emploi bien défini. Mais adroit et bricoleur, il y rendait beaucoup de menus services. Il coupait les cheveux de l'Empereur, remettait des coiffes à ses chapeaux. Il lui tailla un habit dans une vieille redingote grise. Il lui fit aussi des gilets de flanelle, et une paire de souliers. Surtout il braconnait sur le plateau de Longwood, abattant sur les terres de la Compagnie des cochons sauvages ou des chevreaux qui venaient augmenter le menu de l'office à Longwood.

[26] Avec ton air de ne savoir rien faire, je crois bien que tu réussiras. (Santini, 43.)

[27] Santini, 42. Napoléon reçut avant leur départ Archambault Rousseau, Il ne voulut pas voir Piontkowski. (Gourgaud, I, 254.)

[28] On les fouilla avec rigueur. Piontkowski dont les Anglais se défiaient surtout fut mis nu. (O'Meara, II, 161.)

[29] Lowe pensait ainsi parer au danger d'une conversation possible entre Napoléon et les commissaires. Cette interdiction parut bientôt à lui-même si excessive qu'il la supprima (26 décembre 1815. O'Meara à Finlaison, 29 décembre).

Les lettres devaient être toutes remises à Poppleton. Elles étaient, à Plantation, décachetées avec soin et recachetées. Les Cases, dans un fragment de son manuscrit original, écrit : Les lettres réellement lues ne conservaient aucune trace. Les précautions étaient complètes. Dès que quelqu'un se trouvait couché sur la liste de surveillance, ses armes, son cachet étaient aussitôt gravés par le bureau (du gouverneur), si bien que ses lettres après avoir été lues lui parvenaient intactes sans aucun indice de soupçon. (Lowe Papers, 20.215, Inédit.)

[30] Pendant le jour, la surveillance des prisonniers était assurée par quatre-vingt-cieux hommes postés en piquets autour des limites, Quatre sentinelles gardaient le parc de Longwood. Seize hommes étaient à Longwood Gate, et vingt-trois aux écuries. Ces chiffres sont ceux de novembre 1817 (Lowe Papers, 20.225.) Ils n'ont que très légèrement varié durant la captivité. Chaque soir, un quart d'heure après le canon d'Alarm Signal, vingt-huit sentinelles entouraient le jardin. A neuf heures, seize étaient postées tout contre la maison, quarante-deux étaient à Longwood Gate et quatorze aux écuries. Il faut y ajouter vingt-quatre hommes et un officier pour le service des télégraphes optiques.

Napoléon plaignait les soldats harassés par les piquets, les gardes, les patrouilles dangereuses au ras des précipices.

— Ces pauvres diables, disait-il, auraient raison de me haïr et de souhaiter ma mort. Mais ils doivent voir que les fatigues qu'on leur impose sont inutiles et vexatoires. La seule vue de l'île convaincra quiconque n'est pas un soupçonneux carbone n'une évasion est impossible. (O'Meara à Finlaison, 10 octobre 1816. Lowe Papers, 20.216. Inédit.)

Lowe eût pu, dès le début, élargir les limites, au lieu de les rétrécir. (Il le fera plus tard d'ailleurs.) Sa responsabilité là est directe, Bathurst ayant seulement décidé u qu'il devait y avoir des limites et qu'elles devaient être raisonnables.

[31] Minutes Gorrequer, Lowe Papers, 20.116. Lowe informa Bathurst le 8 septembre.

[32] Au total Napoléon avait en Europe 5 millions. Les Anglais le croyaient beaucoup plus riche. On disait à Londres qu'il avait en sûreté un trésor d'au moins quelques dizaines de millions. Aussi Bathurst estimait-il qu'il pouvait payer une partie de son entretien.

[33] C'était le chiffre même de son traitement de gouverneur. Il lui permettait de mener un train luxueux.

[34] Gourgaud (Journal, I, 213). Les quantités de vin fournies au Il total étaient, par jour, de : 9 bouteilles de Bordeaux, 24 de vin du Cap, 6 de Ténériffe, de Graves, de Constance, de Madère. Par mois, 14 de Champagne et 4 de Porto. Les autres fournitures de vivres étaient dans ces proportions. Par jour, 30 livres de mouton, 46 livres de bœuf, 6 poulets, 30 œufs, 2 livres de jambon, 2 livres de lard, 5 livres de beurre, 10 livres de sucre, 6 livres de poisson, 10 livres de fruits, 20 livres de légume ; 60 livres de pain, 2 gallons et demi de lait, 2 livres de café. Par semaine, 8 canards, 2 dindons, 2 oies, cochon de lait. Ces provisions s'appliquaient à 38 personnes dont 5 enfants. L'officier d'ordonnance et l'officier de garde anglais, de même que les soldats anglais qui servaient comme domestiques étaient nourris à part. (Lowe Papers, 20.145.)

Les quantités ci-dessus furent encore augmentées par la suite. Ainsi, quand il n'y eut plus que 28 personnes à Longwood, dont 4 enfants, la fourniture de viande de boucherie seule monta à 96 livres par jour. Ce qui n'empêchait pas Cipriani et après lui Pierron d'acheter encore des volailles et des œufs à Jamestown.

[35] Vivres et vins étaient vendus par eux aux indigènes et aux soldats du camp. De menus faits montrant l'état d'esprit du personnel à Longwood. Les archives de la colonie gardent traces d'une guerre des bouteilles entre Longwood et Plantation. Les bouteilles étaient rares et chères dans l'île, toutes provenant d'Europe ou du Cap. Aussi Hudson Lowe, qui faisait monter à Longwood une moyenne de 630 bouteilles par quinzaine, insistait pour que les verres lui fussent rendus. Les domestiques de Napoléon les brisaient exprès et le gouverneur, quand il venait à Longwood, s'exaspérait chaque fois à voir aux entours du domaine clos monceaux de bouteilles cassées. Il menaça à plusieurs reprises de ne plus envoyer de vin si ce manège continuait. Il dura pourtant près de deux ans.

[36] Bathurst à Lowe, 22 nov. 1816. Votre dépêche paraissant prouver l'insuffisance de l'allocation même élevée à 12.000 livres, je ne vois pas d'inconvénient à vous autoriser à porter sur le compte du général Buonaparte telles dépenses supplémentaires qui seront nécessaires pour éviter toute réduction dont il pourrait se plaindre avec raison. (Lowe Papers, 20.118.)

[37] O'Meara à Lowe, 16 octobre 1816. Napoléon ajoutait : et je réitère que, lorsqu'on jugera à propos de me faire sortir de ce cruel séjour, je suis dans la volonté de rester étranger à la politique, quelque chose qui se passe dans le monde. (Lowe Papers, 20.117.)

[38] Déjà pendant son séjour aux Briars, il avait, par Montholon, transmis cette suggestion à Cockburn. L'amiral en avait référé à Londres, sans recevoir de réponse. (O'Meara à Finlaison, 23 décembre 1816. Lowe Papers, 20.216.)

[39] Le 14 décembre 1816. (Lowe Papers, 20.117.)

[40] On pourrait citer ici, à l'appui de ces lignes, la plupart des rapports de Gorrequer conservés en minute dans les papiers de Lowe. Le secrétaire militaire du gouverneur revient souvent sur cette idée. u qu'il n'est pas d'usage pour un prisonnier de guerre d'avoir pareille maison ni pareille dépense u. Cf. notamment son mémorandum du. septembre 1816. (Lowe Papers, 20.142.) Reade aurait dit à O'Meara le 12 décembre : C'est un misérable proscrit, un prisonnier, et le gouverneur a le droit de le traiter avec autant de sévérité qu'il le jugera convenable. Dans sa lettre du 29 décembre 1816, O'Meara écrivait à Finlaison : Je pense qu'on a usé envers lui (Napoléon) d'une grande rigueur inutile, ainsi que vous pouvez en juger par la nature des restrictions, et je sais que telle est l'opinion de tous les officiers de l'île, excepté l'état-major de sir Hudson.

[41] On ne doit pas non plus compter pour rien l'état d'esprit des valets dont les récriminations, les exigences, le découragement ont des échos jusqu'auprès de l'Empereur. Gourgaud, le 16 décembre 1816, écrit cette phrase importante : Un ange serait gouverneur de Sainte-Hélène qu'on s'en plaindrait. (Inédit, Bibl. Thiers.)