SAINTE-HÉLÈNE

PREMIÈRE PARTIE. — DE WATERLOO À SAINTE-HÉLÈNE

 

CHAPITRE II. — DERNIERS JOURS DE FRANCE.

 

 

LES premières heures du voyage passèrent dans un profond silence. Napoléon paraissait absorbé. Savary, Bertrand étaient anxieux. Ils craignaient que les royalistes n'eussent préparé quelque embûche. Mais douze lieues furent franchies sans alerte. A la tombée du soir, arrivant à Rambouillet, l'Empereur voulut s'arrêter au château. Beker pensa que ce repos imprévu, Napoléon l'imposait dans l'espoir d'un changement de fortune.

Oui, peut-être espérait-il encore... Demeuraient en lui de tels pouvoirs de vie ! Ses officiers du reste ne pouvaient admettre que tout fût perdu[1]. Après le souper, l'Empereur passa dans sa chambre avec Bertrand. Bientôt il éprouva un malaise. Aly le déshabilla. La femme du concierge Hébert lui fit une tasse de thé. Ses compagnons, ainsi que Gourgaud qui venait d'arriver, dormirent sur des fauteuils dans le salon voisin, Le lendemain, il se trouva mieux et prit un potage. Il ne se décida à repartir qu'à onze heures. Aucun courrier n'était venu. Il remonta en calèche et donna l'ordre de poursuivre vers Tours. On marcha bon train. A Châteaudun, la maîtresse de poste vint demander à la portière s'il était vrai qu'il fût arrivé malheur à l'Empereur. Ses yeux allant aux voyageurs, elle reconnut le plus pâle. Elle n'attendit pas la réponse, mais se sauva en sanglotant.

Dans l'après-midi, passant dans une bourgade devant des marchands de fruits, Napoléon envoya Aly acheter des cerises. Comme on regardait d'assez près les voyageurs, l'Empereur s'enfonça dans son coin, la main sur la joue. Ensuite avec ses compagnons il prit plaisir à manger des cerises. Aly, de son siège, les voyait jeter les noyaux par les portières.

Après avoir dîné à Château-Renault, dans une auberge, ils traversèrent Tours, allant sur Poitiers. La chaleur était extrême. Le soleil dévorait les routes blanches, les champs arides où pas une feuille ne bougeait. Les voyageurs accueillaient la nuit avec soulagement. Depuis Rambouillet, ils n'avaient eu de relâche qu'aux changements de chevaux et parfois dans quelque côte qu'ils montaient à pied. A Poitiers, Napoléon demeura à la poste pour déjeuner. Il fit de là envoyer par Beker un courrier au préfet maritime de Rochefort, Bonnefoux, pour le mander à sa rencontre,

Le soir du 1er juillet la calèche arriva à Niort. Napoléon décida de coucher dans une auberge du faubourg, à l'enseigne de la Boule d'Or. Ce voyage l'avait épuisé. De nouveau il souffrait de sa dysurie. Il tombait souvent dans une somnolence dont il ne sortait qu'avec peine. De temps à autre, il puisait une pincée de tabac dans la tabatière que lui présentait Beker. Sur le couvercle d'ivoire, en médaillon, était délicatement sculpté le profil de l'Impératrice. Il prit une fois la boite entre ses mains, l'examina un instant, puis la rendit sans proférer une parole[2].

Savary alla prévenir le préfet des Deux-Sèvres, Busche, de l'arrivée de l'Empereur et lui donna audience pour le matin suivant. Quand Busche parut, Napoléon l'attendait debout devant une croisée, regardant avec intérêt quelques cavaliers qui donnaient les premiers soins à leurs chevaux. Un d'eux levant les yeux l'aperçut. Son nom passa de bouche en bouche. Toute la ville une heure plus tard sut qu'il était là Busche insista pour conduire l'Empereur à la préfecture et l'installa avec prévenance. Devant ses fenêtres, la foule grossissait, lançant des vivats. Napoléon refusa de se montrer au balcon.

Après son déjeuner, pris seul dans sa chambre, il reçut un officier de Rochefort, Kérangal, qui apportait une lettre de Bonnefoux. Le préfet maritime se disait malade pour éviter de répondre à l'appel de l'Empereur. Il déclarait que depuis deux jours l'escadre anglaise bloquait la côte. Beker, d'ordre de Napoléon, adressa aussitôt à Fauché une dépêche demandant l'autorisation de communiquer avec le commandant de l'escadre. Comme il terminait sa copie, Busche entra pour annoncer qu'un engagement d'artillerie venait de se produire au nord de Paris. L'Empereur dicta aussitôt au général un dernier paragraphe : Nous avons l'espoir que la capitale se défendra et que l'ennemi vous donnera le temps de voir l'issue des négociations entamées par vos ambassadeurs et de renforcer l'armée pour couvrir Paris. Si, dans cette situation, la croisière anglaise empêche les frégates de sortir, vous pouvez disposer de l'Empereur comme général, uniquement occupé du désir d'être utile à la patrie.

Il renouvelait l'offre de son épée. Rien n'est si dur à tuer qu'une espérance...

Joseph, qui comptait s'embarquer à Bordeaux, avait poussé jusqu'à Niort. Le général Lallemand arriva aussi et la comtesse Bertrand avec ses enfants. Lallemand, nature chaude et partisane, conseilla à l'Empereur d'exaucer les vœux du 2e hussards et de joindre l'armée de la Loire. Lamarque en Vendée, Clauzel à Bordeaux étaient prêts à se déclarer pour lui. Un moment Napoléon parut ébranlé. La foule au dehors l'acclamait toujours. Napoléon repoussa la tentation. Non, pas de guerre civile. Il expédia Gourgaud en avant pour voir si les frégates ne pourraient pas, malgré tout, gagner la haute mer par le pertuis de Maumusson. Et il annonça son départ pour le lendemain à quatre heures.

Presque tous les habitants se pressaient sur la place. Il descendit le perron dans une tempête de cris : Restez avec nous ! Ne nous quittez pas ! Les hussards rangés en haie présentaient les armes. Napoléon les salua gravement...

 

Quoiqu'il n'ait pas voulu d'escorte, un peloton de cavaliers accompagne sa calèche, sabre au clair. A la première poste, l'Empereur les congédie et fait remettre une pièce d'or à chacun des soldats.

La voiture l'emporte vers la Saintonge, Normandie atlantique où les vignes, en rangs pressés, s'élancent à l'assaut des hauteurs. Puis en Aunis, sous un ciel de molle nacre, par des chemins bordés de tamaris et d'ormeaux.

A Rochefort, il descend à la préfecture maritime. Bonnefoux persiste à penser qu'il est vain de chercher à forcer le blocus, bien que les deux frégates préparées, la Saale et la Méduse, soient les meilleures voilières de la flotte[3]. Napoléon fait réunir un conseil. L'amiral Martin le préside. Marin magnifique, sorti du rang, il est venu offrir ses services dès qu'il a su l'arrivée de l'Empereur. Le conseil, influencé par Bonnefoux, se range à son avis. Alors Martin propose de gagner Royan et de s'embarquer, en rade du Verdon, sur la Bayadère, corvette commandée par le lieutenant de vaisseau Baudin.

— Je connais Baudin, dit-il, c'est le seul homme capable de conduire l'Empereur sain et sauf en Amérique.

Napoléon accepte. Bonnefoux envoie un courrier prévenir Baudin. Celui-ci s'engage sans hésiter. Mais c'est l'Empereur qui hésite. Cette fuite avec Baudin ne lui paraît qu'une ressource extrême. Est-elle digne de lui ? Eux aussi, les Rochefortais l'ont accueilli avec enthousiasme. Le retour des Bourbons dans les fourgons de l'étranger ne va--t-il pas révolter le sentiment national ? Qui sait si son étoile ne jettera pas un dernier feu ?

Il cherche à gagner du temps. En effet, il en gagne le 6, le 7 juillet passent sans décision. Bonnefoux sue l'anxiété et aussi Beker. La suite de l'Empereur agite des idées aventureuses, comme d'embarquer sur une goélette danoise commandée par le Français Besson. On l'emplirait de barriques d'eau-de-vie, et, en cas de visite, Napoléon se cacherait dans une futaille. L'Empereur considère avec flegme ce projet et ne se prononce point. Toutefois, Bertrand, pour ne négliger aucune chance, fait rédiger et signer par Las Cases un contrat avec Besson sous les yeux de Bonnefoux.

Le soir du 7, le général Beker reçoit de Paris une dépêche signée des cinq membres de la Commission. Elle répond à sa lettre de Niort. Les commissaires, furieux des retards de Napoléon, mettent Beker en demeure de l'embarquer. Vous devez, osent-ils écrire, employer tous les moyens de force qui seraient nécessaires, en conservant le respect qu'on lui doit. Respect pour la forme. Mais contrainte d'abord[4]. Et Fouché qui a dicté l'ultimatum ajoute avec effronterie : Quant aux services qu'il offre, nos devoirs envers la France et nos engagements avec les puissances étrangères ne nous permettent pas de les accepter et vous ne devez plus nous en entretenir.

Ainsi, ce qu'on exige, c'est que Napoléon monte sur une frégate et reste en rade, loin de tout secours français, à regarder les voiles anglaises, en attendant que Fouché ait conclu pour le livrer, avec l'ennemi ou les Bourbons, le marché qu'il trouvera le plus avantageux.

Beker montre ses ordres, mais surtout il expose que, dès que Louis XVIII sera rentré aux Tuileries, Napoléon ne se trouvera plus en sûreté dans une ville de terre ferme. La Commission de gouvernement devenue sans pouvoirs, il risquera à tout moment d'être arrêté.

Le pauvre Beker, dans cette équivoque mission, réussit à garder figure d'honnête homme, Napoléon le comprend :

— Mais, général, lui dit-il en souriant, quoi qu'il arrive, vous seriez incapable de me livrer ?

— Votre Majesté sait en effet que je suis prêt à donner ma vie pour protéger son départ. Mais, en me sacrifiant, je ne la sauverais pas. Le même peuple qui se presse tous les soirs sous vos fenêtres proférerait demain des cris d'un autre genre, si la scène venait à changer.

— Eh bien ! dit Napoléon, donnez l'ordre de préparer les embarcations pour l'île d'Aix.

Là il sera tout près des frégates, et en mesure de les aborder si les vents, qui ces derniers jours ont été contraires, favorisent enfin une sortie,

Il quitte Rochefort discrètement et gagne Fouras. La mer est blanche d'écume. Pour atteindre le canot, Napoléon est porté par un marin. Une multitude couvre le rivage : pêcheurs, matelots retraités, anciens soldats, paysans venus des terres. Beaucoup pleurent. D'autres crient en agitant leurs bonnets. Napoléon les regarde, et salue de la main. Le canot s'éloigne avec peine. La mer est si dure qu'après plus d'une heure, se trouvant à portée de la Saale, mouillée comme la Méduse dans la fosse d'Enet, Napoléon ordonne de l'aborder. Il est reçu par le commandant Philibert avec les honneurs souverains, l'équipage dans les vergues et les officiers rangés l'épée nue. Point de salves, pour ne pas donner l'éveil aux vaisseaux anglais. Napoléon cause avec Philibert. Officier de valeur, il est tout aux Bourbons. Atterré que sa frégate ait été choisie pour Napoléon, il a fait les préparatifs prescrits, mais sa mauvaise volonté est évidente. Sous ses ordres est placé le commandant de la Méduse, Ponée, qui, lui, tient tous ses grades du feu et reste dévoué à l'Empereur.

 

Napoléon s'installe tant bien que mal dans la chambre du conseil coupée en deux parties par une toile. Il prend la plus grande et laisse l'autre à Beker. Il dormira mal cette nuit-là car à quatre heures il fait appeler Gourgaud qui lui dit le vent : il est tombé, la mer est calme. Napoléon veut gagner l'île d'Aix, dont avec sa lunette il voit le contour noir, cerné çà et là d'un ruban de sable. Un canot de la Saale l'y porte avec Gourgaud et Las Cases. Beker, qui n'avait point été invité, se jette dans une barque pour les rejoindre. Tous les habitants de l'ile sont sur la plage lorsque l'Empereur accoste dans l'anse des Anglais.

Quand il se dirige vers le village, ils le suivent en criant : A l'armée de la Loire ! Accompagné des officiers d'artillerie et du génie de l'île, il visite les fortifications, les digues qu'il a fait exécuter pour sa défense. Il leur parle de façon familière, discute de la position des batteries avec une étrange liberté d'esprit. Il passe devant le 14e régiment de marine rangé en bataille, commande lui-même la manœuvre et revient aux canots, escorté par toute la garnison. Remonté à bord de la Saale, il y reçoit Bonnefoux, porteur de deux dépêches de Decrès. Qu'il s'embarque sur un aviso, si un navire léger a plus de chances d'échapper au blocus ennemi, ou qu'il se fasse conduire à bord de la croisière anglaise, le gouvernement provisoire n'en a cure. Mais qu'il ne revienne plus en France ! Dans tous les cas, le commandant du bâtiment destiné à porter Napoléon ne pourra, sous peine de haute trahison, le débarquer sur aucun point du territoire français...

Napoléon confère avec Beker et Bertrand. Poussé par eux, il se résout à envoyer Las Cases et Savary en parlementaires à bord du Bellérophon, le plus gros des deux navires qui surveillent les passes. Ils y remettront une lettre de Bertrand demandant si les sauf-conduits réclamés à Londres pour le voyage aux États-Unis sont arrivés. En même temps, ils sonderont, en causant avec l'état-major, les dispositions du gouvernement britannique. Las Cases, qui sait l'anglais, feindra de l'ignorer, pour que les officiers du Bellérophon devant lui prennent moins garde à leurs propos.

Sur le Bellérophon les accueille avec courtoisie le capitaine Maitland, homme maigre, sec, aux cheveux ébouriffés, au teint blême, et dont les larges yeux sont profonds[5].

Il ne sait rien, assure-t-il, des derniers événements, sauf que Napoléon a été vaincu à Waterloo. Il n'a reçu aucun ordre à son égard... Il ment. Son chef le contre-amiral Hotham, qui croise dans la baie de Quiberon, lui a transmis la nouvelle de l'abdication : Le gouvernement anglais a reçu dans la nuit du 30 juin une demande adressée par les chefs de France à l'effet d'obtenir un passeport pour que Bonaparte puisse se rendre en Amérique. Une réponse négative a été faite à cette demande, et lord Keith (l'amiralissime) ordonne de redoubler de vigilance pour intercepter Bonaparte... Je pense que Bonaparte a pris la route de Rochefort. A la fin de la même dépêche, Hotham ajoutait : C'est à vous d'employer les meilleurs moyens pour intercepter le fugitif, de la captivité duquel parait dépendre le repos de l'Europe. S'il vient à être pris, il doit m'être amené dans cette baie, parce que j'ai des ordres pour disposer de sa personne.

Le mot captivité est écrit. Ces instructions explicites, Maitland ne songe qu'à les exécuter. Pourquoi demander de la chevalerie à ce subalterne, habitué aux devoirs stricts ? Il use de duplicité : pourquoi pas ? N'est-on pas en guerre ? Et Bonaparte est-il un homme à ménager ? Il a bouleversé l'Europe. Les Alliés l'ont déclaré ennemi et perturbateur de la paix du monde. Il faut s'emparer de lui, le mettre enfin et pour toujours hors d'état de nuire. Par les meilleurs moyens, portent les ordres. Maitland les emploiera, et d'abord la ruse. Elle est nécessaire, croit-il, car Napoléon peut encore lui échapper. Quoi qu'en pense Bonnefoux, il n'est pas certain d'empêcher la sortie des frégates. Dès lors son jeu s'éclaire : il flattera d'espérances les envoyés de Napoléon, et en même temps demandera des renforts à son chef. Las Cases, novice en ces affaires, et Savary, toujours épais, se laissent prendre à ses obligeances. Maitland leur assure qu'il va transmettre la lettre de Bertrand à l'amiral. Puis les invite à déjeuner. Pendant le repas approche la corvette Falmouth qui par signaux annonce qu'elle apporte des nouvelles pour le Bellérophon. Maitland lit ses dépêches sans sourciller[6].

Après le déjeuner, demeurés seuls avec Maitland et le capitaine Knight, commandant du Falmouth, les deux Français reprennent l'entretien. Ils déclarent que Napoléon dispose encore dans le pays d'un parti formidable et qu'il ne tient qu'à lui de prolonger la guerre. L'intérêt de l'Angleterre est donc de le laisser librement partir pour l'Amérique.

Maitland assure qu'il va rendre compte à l'amiral et leur fera connaître sa réponse dès qu'il l'aura reçue. Il se met en effet à écrire devant Las Cases et Rovigo.

— Mais cela ne va-t-il pas entraîner des délais ? observent-ils.

— La chose ne dépend pas de moi, dit Maitland.

Alors les envoyés de Napoléon — le porte-parole semble avoir été Las Cases — lui posent trois questions. Maitland y répond nettement.

— L'Empereur ne veut pas dérober son départ, mais si, avant d'avoir votre réponse, le vent devenait favorable, qu'il voulût en profiter, et qu'il sortît sur les frégates, que feriez-vous ?

— Si l'Empereur sort sur les frégates, je les attaquerai et les prendrai si je puis ; dans ce cas, l'Empereur sera prisonnier de guerre.

— Si au lieu de sortir sur les frégates, il sortait sur un vaisseau de commerce français, que feriez-vous ?

— Comme nous sommes en guerre, je prendrais le vaisseau ; l'Empereur serait encore prisonnier.

— Et si, au lieu de tout cela, il partait sur un neutre, tel qu'un américain, par exemple ?

— Je le retiendrais et en référerais à mon amiral.

Voilà de quoi abattre chez les deux émissaires toute espérance de fuite. Mais Maitland, continuant de causer en rédigeant ses dépêches, va faire naître d'autres illusions :

— L'Empereur a raison de demander des passeports pour éviter des désagréments ; mais je ne crois pas que notre gouvernement le laisse aller en Amérique.

— Où donc lui proposerait-on d'aller ?

— Je ne le devine pas, mais je suis presque certain de ce que je vous dis. Et Maitland ajoute, sans paraître y toucher :

— Pourquoi ne demanderait-il pas un asile en Angleterre ? De cette façon, il trancherait toutes les difficultés.

Las Cases répond que l'Empereur ne s'est pas arrêté à cette pensée parce qu'il craint les effets d'un ressentiment né d'une guerre si longue. Il pense trouver en Amérique une plus clémente atmosphère, plus d'aise et de liberté.

— C'est une erreur de croire, réplique Maitland, que le climat de l'Angleterre soit mauvais et humide ; il y a des comtés où il est aussi doux qu'en France, ainsi le Kent. Quant aux agréments de la vie sociale, ils sont incomparablement supérieurs en Angleterre à tout ce que l'Empereur pourrait trouver en Amérique.

Savary et Las Cases se taisent, tentés. Maitland peut-être n'a pas tort. Il parait sincère. L'exil anglais, si prés de la France, cet exil qu'ils pensent partager, les effraie moins que l'exil américain. Napoléon lui-même y a beaucoup songé.

— Pour les ressentiments qu'il pourrait craindre, reprend Maitland, venir en Angleterre est le moyen de les éteindre tous. Vivant au milieu de la nation, il serait placé sous la protection de ses lois.

Las Cases déclare qu'il rapportera cette conversation à Napoléon :

— Dans le cas où l'Empereur accepterait l'idée d'aller en Angleterre, — et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour la lui faire agréer, — peut-il compter sur un transport à bord de votre vaisseau ?

Maitland va consulter l'amiral, mais si l'Empereur lui demande passage sur son bord avant qu'il en ait réponse, il commencera par le recevoir.

Les Français le quittent et regagnent la Saale. Leur mouche est suivie par le Bellérophon qui, à pleines voiles, vient jeter l'ancre dans la rade des Basques. Las Cases a parlé d'un départ sur un bateau de commerce : Maitland ne veut rien laisser au hasard.

 

Tandis que Napoléon reçoit le rapport de ses envoyés, les équipages des deux frégates s'indignent en voyant s'avancer le navire anglais. L'Empereur va-t-il être pris comme un lièvre au gîte ? Le capitaine Panée, commandant de la Méduse, demande à Montholon de soumettre à l'Empereur un projet héroïque :

— Cette nuit, la Méduse marchant en avant de la Saale, surprendra, grâce à l'obscurité, le Bellérophon. J'engagerai le combat bord à bord, j'élongerai ses flancs, je l'empêcherai de bouger. Je pourrai lutter pendant deux heures. Après, ma frégate sera en bien mauvais état. Mais pendant ce temps la Saale aura passé en profitant de la brise qui chaque soir s'élève de terre. Ce n'est pas le reste de la croisière, une méchante corvette et un aviso qui arrêteront la Saale, frégate de premier rang.

Ainsi la Méduse se sacrifierait pour sauver l'Empereur. Plan audacieux mais non pas fou, et qui peut réussir. Napoléon en est touché. Pourtant il ne se croit pas le droit d'envoyer tant de braves gens à la mort. D'ailleurs le commandant Philibert, après avoir balancé, semble-t-il, refuse, peut-être sur le conseil de Beker, à moins que ce ne soit sur l'ordre de Bonnefoux, de courir cette aventure qui lui vaudrait la gloire, mais où sa carrière périrait.

Ce même jour, on reçoit à bord les journaux du 5 juillet qui annoncent la capitulation de Paris. Napoléon perd le calme qu'il s'est imposé et jette avec violence les feuilles sur une table. Puis il s'enferme dans sa cabine.

Dans ce réduit misérable il souffre... Comme à Waterloo, il éprouve d'intolérables élancements dans le bas-ventre. Souvent Beker, séparé de lui par une simple toile, l'entend étouffer des plaintes. Cette douleur obscurcit son jugement, paralyse son activité. S'il paraît apathique, la cause profonde en est là dans ces heures qui se perdent alors que de plus en plus l'étau rapproche de lui ses mâchoires. Du moins se décide-t-il à quitter la Saale, où il ne se sent plus en sûreté, pour l'ile d'Aix. Auparavant il a envoyé le général Lallemand en Gironde pour savoir si Baudin, le capitaine de la Bayadère, est toujours prêt à le transporter.

Le 12 au matin, avec Gourgaud, Bertrand et Beker, il débarque à l'île d'Aix. A ce moment, on entend une canonnade, C'est le Bellérophon, qui fait feu de toutes ses batteries en l'honneur de l'entrée des Alliés à Paris.

Napoléon va loger dans une maison grise que lui-même avait donné ordre, en 18o8, de faire construire pour le commandant de place. Il prend, au premier étage, une chambre à alcôve, dont les fenêtres surveillent la rade des Basques. Un lit de noyer à rideaux blancs, quelques fauteuils d'acajou, un guéridon à trois pieds couvert de basane verte. Humble refuge, entouré du frémissement continu du vent et de l'eau. Il va passer là ses dernières journées de France.

Puisqu'il a renoncé aux frégates, pourquoi ne se confierait-il pas à un léger bâtiment qui, lui, pourrait se glisser dans la nuit le long de la côte ? De jeunes officiers du 14e régiment de marine, ayant à leur tête le lieutenant Genty, viennent le demander à Bertrand. Ils équiperont deux chasse-marées et, avec l'Empereur et quelques personnes de sa suite, ils gagneront la haute mer. Là ils arrêteront le premier navire marchand qu'ils rencontreront et, si l'on ne peut l'acheter, le forceront de changer sa route et de prendre celle des États-Unis.

Feux de l'enthousiasme, dévouement de la jeunesse... Ému, Napoléon hoche la tète. Par la fenêtre ouverte sur la claire nuit d'été, il voit la rade des Basques étendue comme un bouclier où coulent les rayons de la lune. Il s'accoude, interroge le vent. Gonflera-t-il les voiles de la fuite ? Il marche par cette chambre où les bougies font trembler son ombre, s'arrêtant parfois devant l'étroite glace où semble s'enfoncer son visage jaune et gras...

L'Empereur ne veut pas décevoir Genty et ses camarades. Il donne l'ordre d'acheter les deux chasse-marées, de les armer et d'y transporter ses effets. Une partie de sa suite s'y embarquera, tandis que lui-même montera sur la goélette danoise commandée par Besson, avec Bertrand, Savary, Lallemand et Marchand. Les femmes resteront en France. Dès qu'elles connaissent ce plan sage, elles se récrient. Mme de Montholon déclare que, bon gré mal gré, elle se glissera à bord du chasse-marée. Mme Bertrand tempête et jure que, si on l'abandonne, elle mourra.

Dans cette journée du 13 juillet, si trouble, Joseph vient à l'ile d'Aix. Il a affrété un navire américain qui l'attend dans l'estuaire de la Gironde. Il presse son frère de s'y embarquer avec lui. Pourquoi Napoléon n'accepte-t-il pas ? Pourquoi n'adopte-t-il pas davantage les projets que Lallemand rapporte de Royan ? Le commandant de la Bayadère y demeure aux ordres de l'Empereur. Mieux, le consul des États-Unis à Bordeaux, Lee, met à sa disposition le Pike, bâtiment américain tout prêt à partir pour New-York. Il est si rapide qu'aucun vaisseau de guerre ne peut le distancer. C'est le meilleur moyen de salut qui ait encore été offert... Pourtant Napoléon n'en profitera point. Éclipse totale d'énergie, a-t-on dit ? Ce n'est pas assez. Une force inconsciente pousse-t-elle Napoléon à rejeter l'un après l'autre tous les partis, pour qu'à la fin il se trouve acculé à suivre l'idée qui croît dans sa tête : demander asile aux Anglais ? Peut-être. Mais aussi, il refuse parce qu'il se heurte à un obstacle que rien n'aplanira l'opposition du général Beker et du préfet Bonnefoux. S'ils laissent Napoléon revenir à terre pour gagner Royan, ils se rendront coupables de haute trahison vis-à-vis du gouvernement de Paris. La Relation de Beker invoque le danger qu'eût couru Napoléon clans un pays qui se couvrait de drapeaux blancs. Il en a parlé à l'Empereur, mais il a d'abord, et c'était naturel, invoqué sa consigne. Napoléon s'est soumis. Il se trouve dans une de ces déroutes de l'esprit où l'on se jette à tout flot. Il interrompt les instances de Joseph, embrasse à plusieurs reprises ce frère qu'il a beaucoup aimé, qui lui a coûté si cher et qu'il ne reverra plus... Qu'il se sauve, et que sous un ciel nouveau, avec les millions, les objets précieux qu'il emporte de France, lui du moins soit heureux...

Reste la fuite avec Besson et les chasse-marées. Beker non seulement n'y fait pas obstacle, mais l'approuve. C'est dans l'entourage de Napoléon qu'éclatent les résistances, quand les préparatifs ont commencé. On se jalouse âprement, on se dispute. Mme de Montholon se déguise en hussard pour monter sur une des chaloupes. Gourgaud, apprenant que Napoléon ne peut l'emmener dans la goélette, monte à sa pauvre chambre et parle avec rudesse. L'Empereur, dit-il, eût mieux fait de se rendre en Angleterre. C'était le parti le plus noble. Il ne pouvait jouer le rôle d'un aventurier. L'histoire lui reprocherait un jour d'avoir abdiqué par peur, puisqu'il ne faisait pas un entier sacrifice.

Napoléon ne bondit pas à ces mots d'un aide de camp. Il discute. Lui aussi croit qu'il serait bien traité en Angleterre. Mais vivre au milieu de ses pires ennemis... Aux États-Unis, en tout cas, il serait libre.

— Si l'Empereur est pris, répond Gourgaud, il peut être maltraité.

— On est toujours le maître de se tuer.

— Non, réplique Gourgaud, Sa Majesté ne le pourra pas. A Mont-Saint-Jean, c'était bien, mais aujourd'hui cela ne se peut plus. Un joueur se tue, un grand homme brave l'adversité.

Napoléon l'interrompt. La veille il a eu l'idée de se rendre à la croisière anglaise et de s'écrier en arrivant

— Comme Thémistocle, ne voulant pas prendre part au déchirement de ma patrie, je viens vous demander asile.

Mais il n'a pu s'y résoudre...

A cet instant, un oiselet entre par la fenêtre ouverte. Au loin, sur l'eau glacée de rose par le crépuscule, le Bellérophon, enfle ses voiles.

— C'est un signe de bonheur ! s'écrie Gourgaud en courant à l'oiseau qui se heurte aux murs. Et il le prend dans sa main.

— Il y a assez de malheureux, dit Napoléon, rendez-lui la liberté. Gourgaud obéit. Le passereau volète par la chambre.

— Voyons les augures, dit l'Empereur.

L'oiseau retrouve la fenêtre et part vers la droite.

— Sire, s'écrie Gourgaud, il se dirige vers la croisière anglaise !

L'Empereur le congédie : Gourgaud viendra avec lui. Après le dîner, morne, les effets de Napoléon sont chargés sur la goélette. Une des chaloupes reçoit les bagages. Philibert et Poilée n'ont pas été mis dans la confidence. Ils croient, avec l'équipage, que l'Empereur va se rendre aux Anglais...

Les préparatifs sont achevés maintenant ; Besson le fait dire. Beker va chez Napoléon qui s'est enfermé dans sa cabine.

— Sire, tout est prêt, le capitaine vous attend.

Napoléon ne répond pas ; Beker se retire. Dans l'obscurité, sur le pont, les officiers piétinent, Il est près de minuit. Ces retards peuvent tout perdre. Bertrand monte à son tour chez l'Empereur. Quand il entre, Napoléon lui dit :

— Il y a toujours danger à se confier à ses ennemis, mieux vaut risquer de s'en remettre à leur honneur que d'être en leurs mains prisonnier de droit. Dites que je renonce à m'embarquer et que je passerai la nuit ici.

Cette fois, son parti est arrêté. Il a renoncé à fuir. Les dernières paroles de Gourgaud l'ont frappé, sans doute, et aussi ces gémissements, ces pleurs de femmes qu'il a entendus derrière sa porte. Il lui a fallu longtemps, mais sa décision maintenant est prise et il s'y tiendra.

Napoléon n'avait point de haine pour l'Angleterre. Au contraire de tout temps il avait apprécié son courage, admiré sa ténacité[7]. Partant pour l'île d'Elbe, il avait dit à sir Neil Campbell :

— Je vous ai fait la guerre par tous les moyens, mais j'estime votre nation. Je suis convaincu qu'il y a plus de générosité dans votre gouvernement que dans aucun autre.

Générosité qu'il a reconnue dans le traitement accordé à Théodore, à Paoli, plus récemment à Lucien. Lui ferait-elle défaut, à lui ? Il pense que sa personne est sympathique sinon aux tories, du moins aux whigs qu'il croit toujours dans les idées de Fox. Enfin il sait combien ce peuple est fier de sa tradition d'hospitalité.

Il va y faire appel. Librement, il se confiera au pays qui depuis quinze ans mène contre lui la guerre inexpiable où il a fini par succomber. Cela est grand, pense-t-il, digne de son nom et de son destin. Il n'est pas possible qu'à pareil témoignage de confiance l'Angleterre ne réponde par un traitement qui les honore elle et lui.

La nouvelle transmise par Bertrand est colportée avec joie. Ceux qui devaient partir, ceux qui devaient rester sont tirés de leurs affres. A l'aube, Las Cases et Lallemand se rendent en parlementaires à bord du Bellérophon.

— L'Empereur a tant à cœur, dit Las Cases, de prévenir une nouvelle effusion de sang qu'il se rendra en Amérique sur un bateau français ou britannique, au choix du cabinet anglais.

— Je n'ai pas autorité, déclare Maitland, pour accepter aucun arrangement de cette sorte et je ne crois pas que mon gouvernement y consentirait. Mais je pense pouvoir le conduire en Angleterre. Toutefois je ne puis faire de promesses sur l'accueil qu'il y recevra.

Cependant, comme il veut attirer Napoléon[8] et qu'il sent, sous le verbiage de Las Cases, que la décision est proche, sans prendre aucun engagement, il fait entendre que la magnanimité anglaise rendra cet accueil plus qu'honorable. A ce moment, peut-être le croit-il...

Las Cases dit alors :

— Dans ces conditions, je ne doute guère que vous ne voyiez l'Empereur à bord du Bellérophon.

Les deux envoyés reviennent à l'île d'Aix. Napoléon consulte ses compagnons. Savary, Bertrand, Gourgaud et Las Cases sont pour la reddition aux Anglais. Montholon soutient encore le projet de la Bayadère : Lallemand, celui du brick danois. Comme l'Empereur dit non de la tête, il propose de gagner la côte avec le régiment de marine et de rejoindre l'armée. L'Empereur y serait porté en triomphe. Il pourrait menacer Paris, et, s'il ne reprenait pas le pouvoir, du moins dicter ses conditions.

— Non, conclut l'Empereur. S'il était question de conquérir un empire ou d'en sauver un, je pourrais tenter un autre retour de Ille d'Elbe, mais je ne cherche que le repos. Je ne veux plus être la cause d'un seul coup de canon.

Il les congédie. Qu'ils s'apprêtent. Seul avec Gourgaud qui depuis sa scène semble le favori, Napoléon lui montre le brouillon daté de la veille, 12 juillet, d'une lettre au Prince-régent d'Angleterre :

Altesse royale,

En but aux factions qui divisent mon pays, et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique, et je vais comme Thémistocle m'asseoir sur le foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois que je réclame de V. A. R., comme du plus puissant, du plus constant, et du plus généreux de mes ennemis.

Ile d'Aix, 13 juillet 1815.

NAPOLÉON.

 

En lisant ces lignes héroïques, Gourgaud pleure, Napoléon lui dit qu'il l'a choisi pour aller porter sa lettre au Régent. Il lui dicte ses instructions, qu'il communiquera ce même soir au capitaine Maitland :

Mon aide de camp Gourgaud se rendra à bord de l'escadre anglaise avec le comte de Las Cases. Il partira sur le navire que le commandant de cette escadre expédiera soit à l'amiral, soit à Londres... Il tâchera d'obtenir une audience du Prince-régent, et lui remettra ma lettre. Si l'on ne voit pas d'inconvénients pour délivrer des passeports pour les États-Unis d'Amérique, c'est ce que je désire ; mais je n'en veux pour aller dans aucune colonie. A défaut de l'Amérique, je préfère l'Angleterre à tout autre pays. je prendrai le titre de colonel Muiron ou Duroc. Si je dois aller en Angleterre, je désirerais être logé dans une maison de campagne à dix ou douze lieues de Londres, où je souhaiterais arriver le plus incognito possible. Il faudrait une habitation assez grande pour y loger tout mon monde. Si le ministère avait envie de mettre un commissaire près de moi, Gourgaud veillera à ce que cela n'ait aucun air de servitude.

C'est une renonciation tacite à l'Amérique. Napoléon se résigne à demeurer en Angleterre. Il ne demande plus qu'à y être traité décemment. Il s'engage à y vivre obscur. Entre ses premiers projets et cette nouvelle attitude, tient une large, progressive désillusion.

Infatué de sa mission, Gourgaud prend avec lui Las Cases et rejoint le Bellérophon. Maitland admire la lettre au Prince, la montre à ses officiers, et charge le commandant du Slaney, Sartorious, de mener Gourgaud en Angleterre.

Ici nouvelle équivoque. Laissant croire à Gourgaud qu'il sera directement conduit à Londres, dans le même temps il donne ordre à Sartorious d'aborder au port le plus proche et, gardant Gourgaud à bord, d'expédier la lettre de Napoléon par son premier lieutenant.

Pour recevoir l'Empereur et les siens, Maitland fait aménager des cabines. Le soir il a une chaude alerte, Un bateau de La Rochelle vient lui annoncer — l'argent anglais soudoyait de nombreux espions sur la côte — que Napoléon s'est enfui par le Pertuis Breton. Affolé, il court à Las Cases :

— Comte Las Cases, vous m'avez trompé ! Pendant que je traite avec vous, que je me démunis d'un bâtiment, on m'annonce que Napoléon vient de m'échapper. Cela me mettrait dans une position affreuse vis-à-vis de mon gouvernement...

Son visage est si menaçant que Las Cases un instant voit clair. Il souhaite que la nouvelle soit vraie. Cependant, faisant bonne contenance, il demande :

— A quelle heure votre donneur d'avis prétend-il que l'Empereur a passé devant La Rochelle ?

— A dix heures du matin.

— Alors, rassurez-vous, dit Las Cases avec un soupir ; quand je l'ai quitté ce soir à l'île d'Aix, il était cinq heures et demie.

Il était temps que l'Empereur se décidât. Le 8 juillet, Louis XVIII était rentré à Paris. Le 13, le baron Richard, ancien régicide nommé, grâce à Fouché, préfet de la Charente-Inférieure, apportait à Bonnefoux les ordres du nouveau ministre de la Marine, Jaucourt. Le préfet maritime devait garder Napoléon à bord de la Saale, et l'empêcher de communiquer avec les Anglais. On voulait le leur livrer comme prisonnier de guerre[9].

Bonnefoux, malgré sa prudence, agit en homme d'honneur. Il écrivit à Philibert pour l'avertir du péril de l'Empereur. Puis, feignant d'obéir aux ordres du Roi, il se fit conduire, très tard dans la nuit, à bord de la Saale où il savait bien que Napoléon n'était plus, repartit ensuite pour Rochefort où il assura à Richard et écrivit au ministre qu'il n'avait pu remplir sa mission, Bonaparte étant déjà en route vers le Bellérophon. Il empêcha ainsi une infamie que ni l'armée ni le peuple n'eussent pardonnée à la Restauration.

Cette nuit-là sa dernière nuit française, Napoléon a-t-il dormi ? Couché sous les rideaux blancs, dans ce pauvre lit, a-t-il mêlé son souffle au halètement de la mer qui monte jusqu'à lui ? Creusant ses souvenirs ou songeant aux jours inconnus, a-t-il entendu battre les heures ?

En tout cas son sommeil a été court. Vers minuit, déjà levé il se fait habiller par Marchand. Il reprend l'uniforme quitté depuis Malmaison : habit vert de colonel des chasseurs de la Garde, épée au côté, petit chapeau.

Les étoiles de cette chaude nuit pâlissent ; le jour va naître. L'Empereur sort. Tous ceux qui doivent l'accompagner le suivent, silencieux. Des pêcheurs du village, mal réveillés, sont sur leur porte. Muets aussi, le cœur serré, ils lui font une haie de saluts militaires. Trois heures et demie. Le petit quai léché d'une eau calme. Le canot, Quelques mots dits à voix basse. L'Empereur contemple Ille et fait un geste de la main, comme pour lui dire adieu. Les rames se lèvent et frappent sans bruit la mer. Comme le soleil apparaît au ras de la côte, la barque accoste le brick l'Epervier mouillé sous un des forts et qui doit conduire Napoléon aux Anglais. On y monte d'un pas ferme. L'Empereur parle à quelques-uns. Parfois il mord ses lèvres...

Au moment où le commandant du brick, Jourdan de la Passardière, donne l'ordre d'appareiller, le général Beker s'approche de Napoléon

— Sire, Votre Majesté désire-t-elle que je l'accompagne sur le Bellérophon, conformément aux instructions du gouvernement ?

— Non, général, on ne manquerait pas de dire que vous m'avez livré aux Anglais. Comme c'est de mon propre mouvement que je me rends à bord de leur escadre, je ne veux pas laisser peser sur la France une pareille accusation.

Beker souhaiterait de rester digne. Mais il est suffoqué par l'émotion.

Napoléon lui dit tristement :

— Embrassez-moi ; je vous remercie de tous les soins que vous avez pris. Je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt je vous aurais attaché à ma personne. Adieu, général.

Beker ne peut que murmurer :

— Adieu, sire, soyez plus heureux que nous ![10]

Il redescend dans le canot. Napoléon demeure sur le pont. Mme de Montholon est venue s'asseoir près de lui. Il ne lui parle pas d'abord. Il est froid, pensif. Après quelques minutes, passant la main sur la manche de son habit :

— Est-ce vert ou bleu ? lui demande-t-il.

Il a toujours mal distingué les couleurs. Mais peut-être n'a-t-il dit cela que pour échapper au silence... Étonnée, Mme de Montholon répond :

— Vert, sire.

Il demande du café. On lui en sert dans une tasse de vermeil sur la tête du cabestan.

A plusieurs reprises, montant sur le coffre d'armes, la lorgnette d'Austerlitz aux yeux, il fait le tour de l'horizon. Le pavillon tricolore flotte toujours sur Oléron et La Rochelle. Le drapeau blanc n'a pas encore osé s'y déployer.

Le brick avance avec lenteur vers le Bellérophon qu'on aperçoit au large, les voiles molles, car la brise est faible. La mer est unie et brillante. Le soleil monte dans un ciel sans tache. Bientôt on aperçoit une chaloupe qui rame vers l'Epervier. C'est Maitland qui l'envoie. Elle accoste. Le premier lieutenant du Bellérophon monte à bord. Il salue l'Empereur en anglais.

Napoléon regarde autour de lui : Bertrand et Mme de Montholon sont pâles. L'officier baisse les yeux. Pas un bruit sur le bateau. On y pourrait entendre les cœurs. Napoléon rompt ce charme d'angoisse. Il demande aux deux femmes si elles se sentent la force de gagner la chaloupe. Elles s'inclinent.

— Eh bien ! embarquons-nous.

L'officier anglais offre son bras à la comtesse Bertrand. Les compagnons de l'Empereur les suivent. Napoléon adresse un bref remerciement aux officiers de l'Epervier, à l'équipage qui l'entoure, puis descend.

Dès qu'il est assis et que la chaloupe s'arrache du brick, les matelots français, rués sur le bordage, lancent un long cri poignant : Vive l'Empereur ! Napoléon se penche vers la mer, prend un peu d'eau dans sa main et la jette, par trois fois, sur la coque de l'Epervier. Signe d'adieu, aspersion à la manière antique, peut-être seulement geste instinctif d'une âme en dérive qui s'en va vers l'inconnu...

Maitland voit la chaloupe avancer. Il ne peut d'abord distinguer l'Empereur. Il passe la lunette à ses officiers. Enfin on le reconnaît. Ils en tremblent tous. La proie est là plus proche à chaque immersion des rames... Il est six heures. La chaloupe se range contre le flanc du Bellérophon. Au bas de l'échelle, Maitland n'a pas daigné venir recevoir Napoléon.

Bertrand monte sur le pont :

— L'Empereur est dans le canot, dit-il au capitaine.

Maitland ne parait pas entendre. Entouré de son état-major, il reste sur le gaillard d'arrière.

Napoléon monte à son tour, en soufflant un peu. Il passe devant une haie de marins, mais ils ne lui présentent pas les armes[11].

Il va sans se hâter vers le groupe des officiers britanniques. Las Cases, venu à sa rencontre, lui nomme Maitland. Napoléon ôte son chapeau et dit à haute voix :

— Commandant, je viens me mettre sous la protection de votre prince et de vos lois.

Maitland le salue, en l'appelant Sir[12]. Il le conduit à la grand'chambre de la dunette. L'Empereur la parcourt des yeux.

— Voilà une belle chambre.

— Telle qu'elle est, monsieur, elle est à votre service pour tout le temps que vous demeurerez sur le navire que je commande[13].

Il se fait ensuite présenter les officiers, puis visite en détail le vaisseau, accompagné par Maitland.

A neuf heures, le déjeuner est annoncé. Napoléon s'assied à la table du commandant. Il mange peu ; les mets sont froids et il a l'habitude d'un repas chaud[14].

Du large, le Superb s'est avancé, poussé par la brise meilleure. A dix heures et demie il jette l'ancre. Maitland prend congé de Napoléon pour aller rendre compte à son amiral.

— Dites-lui, je vous prie, que je désire le voir...

Hotham dans l'après-midi vient saluer l'Empereur. Napoléon lui montre sa bibliothèque de campagne et pose sur le service quelques questions auxquelles l'amiral répond d'un ton respectueux.

Le dîner est servi à cinq heures, dans la vaisselle de l'Empereur, et par ses gens. Napoléon entre le premier dans la salle à manger et s'assied au milieu de la table, invitant sir Henry Hotham à prendre place à sa droite, et la comtesse Bertrand à sa gauche.

Le café pris, il se lève et dans le salon cause de façon familière. Il se retire de bonne heure, après avoir accepté une invitation à déjeuner, le lendemain dimanche, à bord du vaisseau-amiral.

 

En sortant de sa chambre pour gagner le Superb, l'Empereur s'arrêta devant les soldats rangés pour lui faire honneur. Il parcourut leur : rangs, inspecta leurs armes. Même, Maitland lui servant d'interprète, il leur fit croiser la baïonnette. Comme son ordre était exécuté gauchement, il saisit un fusil, avec lequel, à la surprise de tous, il montra comment on faisait ce mouvement chez les Français.

Entrant dans le canot avec toute sa suite, femmes et enfants, il plaisanta Las Cases, qui, pour la première fois, avait revêtu l'habit de capitaine de vaisseau.

— Comment, Las Cases, vous êtes donc militaire ? Je ne vous ai jamais vu en uniforme.

— Pardon, sire, avant la Révolution, j'étais lieutenant de vaisseau, et comme je pense qu'un uniforme vous obtient plus de considération en pays étranger, j'ai repris le mien.

Une musique jouait sur le Superb. Une tente, ayant pour plafond le grand pavillon d'Angleterre, occupait la majeure partie du pont. C'est sous son abri qu'était dressé le couvert. Tête nue, l'amiral Hotham s'adressa à Napoléon avec la déférence la plus courtoise. Il exprima le vœu que l'Empereur demeurât à son bord ; Napoléon refusa, par crainte de mortifier Maitland. Il regagna le Bellérophon à midi.

Peu après, suivi du Myrmidon, le vétéran d'Aboukir, ses vieux ais gémissant sous la peinture neuve, entra en louvoyant dans le pertuis d'Antioche. Le vent était si faible qu'au soleil couchant il n'avait pas encore atteint la haute mer. Napoléon, assis à tribord, regardait la côte de France, basse et grise, s'engloutir dans les plis d'une brume dorée.

 

 

 



[1] On croyait toujours, dit Beker (Relation, 69), que des nouvelles moins sinistres viendraient ouvrir les chances d'un sort moins rigoureux...

[2] Beker, 80. — Lavallette et Méneval l'avaient informé, dès son retour de l'île d'Elbe, des rapports de Marie-Louise et de Neipperg.

[3] Ces frégates étaient neuves, bien équipées et armées. Leurs équipages étaient composés d'anciens matelots délivrés depuis 1814 des pontons anglais. Le capitaine Maitland, chargé du blocus des rades de Rochefort et d'Aix, ne disposait que du Bellérophon, navire ancien et lent, de la corvette Slaney (à partir du 11 juillet) et du brick Myrmidon. Quoi qu'ait affirmé Bonnefoux, une des frégates françaises au moins pouvait passer.

La Méduse, commandée en 1816 par un ancien émigré, l'incapable Duroy de Chaumareys, s'échoua le 2 juillet sur le banc d'Arguin, à quarante lieues de la côte d'Afrique, où elle allait prendre possession du Sénégal, rendu à la France par les traités de 1815. Les survivants se réfugièrent sur un radeau improvisé, On sait quelle fut leur agonie. C'est le célèbre Radeau de la Méduse.

[4] En même temps, le ministre de la Guerre avisait Beker qu'il prescrivait aux généraux commandant à La Rochelle et à Rochefort, de lui prêter main forte et de le seconder de tous leurs moyens dans les mesures qu'il aura jugé convenable de prendre pour exécuter les ordres du gouvernement. (4 juillet 1815.) Rien n'est plus clair : si Napoléon résistait, Beker devait lui mettre la main au collet.

[5] Maitland (Frederick-Lewis), Écossais, était né en 1777 d'une famille de marins. Il se battit tout jeune à Ouessant. Il avait été choisi par l'Amirauté britannique pour bloquer la côte parce qu'il connaissait parfaitement les rades de Rochefort. Il y commandait l'Esmerald en 1809, lors de l'attaque de notre flotte par les Anglais qui l'incendièrent au moyen de brûlots.

Le Bellérophon, navire de 74 canons, était déjà en 1798 à Aboukir. Il avait pris part à la bataille de Trafalgar.

[6] Elles émanaient de l'amiral Hotham : Il vous est commandé de faire les plus complètes recherches, à bord de tout bâtiment que vous rencontrerez. Si vous êtes assez heureux pour intercepter Bonaparte, vous devez le transporter avec sa famille sur le vaisseau que vous commandez, l'y tenir sous bonne et sûre garde et revenir avec toute la diligence possible au port d'Angleterre le plus voisin. A votre arrivée, vous interdirez toute communication avec la terre. Vous ferez en sorte que le plus grand secret soit gardé. Baie de Quiberon, 8 juillet 1815. (Maitland, Relation, 27-28.)

[7] Au moment de la rupture de la paix d'Amiens, il dit au ministre russe Markoff : C'est avec regret, avec horreur, que je vais faire la guerre... Car, parlant en Européen plutôt qu'en Français, je serais tout aussi affligé que vous, si en vous levant un beau matin, vous appreniez que l'Angleterre n'existe plus. (L. Madelin, Vers l'Empire, 354).

[8] Que Maitland ait passionnément désiré de saisir Napoléon n'est pas discutable. Il dira crûment au commandant du Swiftsure : I have got him ! (je l'ai pris !) Il était d'abord un soldat qui exécutait ses ordres sans s'occuper de ce qui suivrait.

[9] Paris, 13 juillet 1815. Le commandant de la station anglaise qui bloque la rade de Rochefort est autorisé à demander au commandant de la frégate sur laquelle se trouve Napoléon qu'il lui soit remis immédiatement. Je vous ordonne, en conséquence, de remettre au commandant anglais Napoléon Buonaparte aussitôt qu'il le réclamera de vous. Si vous étiez assez coupable ou assez aveugle pour résister à ce que je vous prescris, vous vous établiriez en rébellion ouverte, et vous seriez responsable du sang qui aurait coulé et de la destruction de votre bâtiment. (Archives de la Marine, BBr, 426.)

[10] Relation, 127. Beker pourtant n'oublia pas en rentrant à Paris de demander, pour récompense de sa mission, la grand-croix de la Légion d'honneur. Il n'obtint rien d'abord. Mais en 1819, il fut fait pair de France ; en 1825 il reçut le grand-cordon de Saint-Louis. Bonnefoux et Jourdan de la Passardière furent destitués, les officiers qui avaient voulu faire échapper l'Empereur sur les chasse-marées rayés des cadres, Besson et Baudin obligés de démissionner. Ces exécutions montrent le dépit des ministres de Louis XVIII qui croyaient se saisir de la personne de Napoléon. Philibert seul — et pour juger de sa conduite, c'est un élément dont on doit tenir compte — fut maintenu dans son commandement. Il reçut la rosette en 1821 et le grade de capitaine de vaisseau de première classe.

[11] Maitland s'en excusera en disant qu'il n'est pas d'usage à bord des vaisseaux de guerre anglais, de rendre d'honneurs avant que le pavillon soit arboré, ce qui a lieu à huit heures du matin. (Relation, 70.)

[12] Monsieur. Il n'y a pas là d'offense. Sir, venu de notre ancien sieur (seigneur), se dit chez les Anglais au Roi et aux princes comme aux particuliers. Maitland n'eût pas traité autrement le Régent. Il emploiera du reste bientôt, à l'imitation de l'amiral Hotham, les formes Sire et Votre Majesté.

[13] Relation, 72. La pièce qui précédait servit de salle à manger. Un aide de camp y dormait chaque nuit. Marchand couchait dans la chambre même de Napoléon, et Aly au dehors, en travers de la porte. Maitland s'était logé dans le poste, fort mal. (Mémoires de l'aspirant G. Home, 165.)

[14] Le jour même Maitland donna l'ordre de servir l'Empereur selon ses habitudes. Depuis ce jour-là dit-il, nous vécûmes à la française. (Relation, 83.)