RÉVOLUTION ET EMPIRE

 

CHAPITRE X. — LE DERNIER VOL DE L'AIGLE.

 

 

3 mai 1814 : entrée de Louis XVIII à Paris. — 30 mai : premier traité de Paris. — 4 juin : promulgation de la Charte constitutionnelle. — 26 septembre : ouverture du Congrès de Vienne. — LES CENT JOURS, DU 20 MARS AU 8 JUILLET 1815. — 1815 : 7e coalition ; campagne de Belgique : victoire de Ligny, défaite de Waterloo (18 juin). — 23 juin : seconde abdication de Napoléon.

 

Marmont s'était entendu avec Schwartzenberg pour évacuer ses positions au sud de Paris. Cette trahison mise en relief par Talleyrand, rallia le Tsar à la cause des Bourbons, acclamée sur les boulevards par une poignée de royalistes. Le Sénat, sous la même influence, appela au trône Louis Stanislas Xavier, frère du dernier roi, à la condition qu'il accepterait une Constitution qui lui serait soumise et dont les principaux bénéficiaires du régime impérial entendaient bien qu'elle garantît leurs honneurs, leurs places et leurs pensions.

Louis XVIII, alors à Hartwell, ne se pressa pas de rentrer dans le pays qu'il avait quitté depuis vingt-trois ans. Les exigences du Sénat irritèrent son orgueil de prince légitime qu'un exil presque sans espérance avait laissé entier. Il envoya devant soi, avec le titre de lieutenant général, son frère le comte d'Artois. Celui-ci parut dans Paris le 12 avril. Prince léger, de cervelle étroite, type de ces hommes qui, à travers les bouleversements où s'était abîmé un monde, n'avaient rien appris ni rien oublié, il s'installa aux Tuileries, et promit tout à tous sans savoir ce qu'on pourrait tenir. Il laissa faire Talleyrand. Moins soucieux de défendre les intérêts de son pays que de plaire aux souverains alliés, ce dernier livra, le 23 avril, d'un trait de plume, toutes les places fortes — cinquante-trois — que nous tenions encore en Allemagne au delà de nos anciennes frontières, sans stipuler en échange aucun avantage, aucune garantie d'évacuation de notre territoire propre. Louis XVIII arriva le lendemain à Calais. A demi infirme, épais, goutteux, il désenchanta le public habitué à la vivacité militaire de l'Empereur. Pourtant il ne manquait pas de qualités profondes. Il était, comme beaucoup de gros hommes, d'intelligence ouverte et fine. Il avait un sens étonnant de la dignité, la volonté ferme de faire respecter son droit héréditaire. Cependant son scepticisme lui donnait par instants figure de faiblesse, et il était plus propre à tourner une lettre farcie d'aphorismes latins qu'à lire les rapports qui l'eussent mis au courant de l'administration de la France, en vérité assez modifiée depuis 1789.

Reçu à Compiègne par les maréchaux soumis, salué avec respect par Talleyrand, il se crut aussitôt assez maître pour écarter les conseils de modération du Tsar ; il repoussa avec dédain la constitution élaborée par le Sénat et lui substitua à Saint-Ouen une Déclaration où il promettait d'octroyer une Charte à son peuple.

Il prit pour ministres Talleyrand et quelques hommes assez médiocres. Il ne voulait point de chaperon. La première affaire était la paix. Elle fut signée à Paris le 30 mai. Nous recevions les limites de 1791, plus Philippeville et Marienbourg, une partie de la Savoie et Nice. Par contre nous perdions l'île de France et nous nous en rapportions aux Alliés pour partager entre eux les territoires laissés vacants par l'éboulement de l'Empire. Talleyrand trouvait cette paix bonne et plutôt noble. Elle était la conséquence directe de la malheureuse convention du 23 avril.

La Charte promise fut lue par le roi devant la chambre des Pairs, composée pour une grande part des sénateurs, auxquels furent adjoints une fournée d'anciens grands seigneurs, et le Corps législatif gardé sans nouvelles élections, parce qu'on ne pouvait espérer de trouver jamais chambre plus disposée à la bassesse. Cette constitution, simple don du souverain, établissait un régime parlementaire semblable au système anglais. Les institutions existantes, dans leur ensemble, étaient consolidées, les acquisitions de biens nationaux garanties. Quoique réticente, elle fut bien accueillie dans l'ensemble du pays. Les anciens fonctionnaires de Napoléon s'étaient presque tous ralliés. Les Jacobins essayaient de se faire oublier. La bourgeoisie exultait. La noblesse par contre et le clergé réclamaient un retour presque complet à la vie sociale d'avant 1789. L'armée plus ou moins ouvertement était hostile. Les paysans, inquiets, défiants, se taisaient.

La cour des Tuileries s'encombrait de généraux qui n'avaient jamais servi — ou bien contre la France, au temps de l'émigration. Par contre les officiers de la Révolution et de l'Empire étaient renvoyés chez eux, à demi-solde. Le vaincu de Baylen, le général Dupont, devenu ministre de la Guerre, épurait l'armée sans égard aux services ni aux droits acquis. Le ministère gouvernait cahin-caha. A la Chambre, des débats maladroits s'élevaient à propos des biens nationaux. L'opinion peu à peu se gâtait.

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Talleyrand, envoyé au Congrès de Vienne qui se chargeait de raboter la nouvelle Europe, avait cherché d'abord à rompre le concert des Alliés. Il avait fait montre, au nom de la France, d'un complet et excessif désintéressement. Il soutenait en toute occasion la théorie de la légitimité, chère à Louis XVIII, et par laquelle les territoires qui avaient si souvent changé de mains au cours de ce quart de siècle devaient retourner à leurs souverains légitimes d'avant la Révolution. Cependant l'empereur Alexandre depuis qu'il avait battu Napoléon se croyait devenu le Roi des Rois et prétendait imposer au Congrès ses vues. Il déclarait que les convenances de l'Europe étaient le droit. Contre lui, contre la Prusse, étroitement unie à la Russie, Talleyrand se rapprocha de l'Angleterre et de l'Autriche. Dans l'énorme et luxueux chaos du Congrès, ce représentant de la nation démembrée prit une influence et un poids inattendus. La Prusse voulait la Saxe, la Russie la Pologne. Talleyrand s'y opposa, ameuta Metternich et Castlereagh et signa avec eux un traité secret d'alliance. A la fin le Tsar et la Prusse cédèrent. Le premier se contenta d'une moitié de la Pologne, la seconde d'une moitié de la Saxe. La Prusse, en compensation, reçut les territoires rhénans. C'est là l'impardonnable erreur de Talleyrand. Il installait les Hohenzollern, race de proie, à notre frontière, nous préparant ainsi de terribles lendemains.

Pour le reste, on s'entendit aisément. L'Allemagne devenait une Confédération sous la présidence de l'empereur d'Autriche. La Norvège fut annexée à la Suède pour récompenser Bernadotte. Un royaume des Pays-Bas était formé par la réunion de la Belgique et de la Hollande, avec pour roi le prince d'Orange. Maîtresse en fait de l'Italie, l'Autriche reprenait sous son administration directe la vallée du Pô, Venise et Milan, — ce qu'on appela le royaume lombardo-vénitien. — Le Pape était rétabli dans ses États. La Sardaigne recevait Gênes ; Parme fut donnée à Marie-Louise, le petit roi de Rome étant écarté de sa succession. Quant à Murat, l'Autriche l'abandonnait aux rancunes des Bourbons.

Ces traités de Vienne prétendaient juguler le continent. Pour les maintenir, le tsar, l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse ne tarderont pas à se liguer par une Sainte-Alliance, à la fois mystique et politique, d'esprit autoritaire et rétrograde dans laquelle tous les peuples et surtout l'Allemagne et l'Italie verront un instrument odieux d'oppression. La paix qu'elle croyait assurer dans un cadre conforme aux intérêts des princes et qui ne tenait compte ni des événements révolus, ni des vœux, ni des besoins des sujets, n'était qu'une paix de contrainte, riche en germes mortels. Les révolutions qui en 1830, 1848 secoueront l'Europe et détruiront tout l'ordre ancien sont nés des conciliabules de 1815 menés par des hommes sans âme, qui ne voyaient que la puissance et les profits matériels. Talleyrand, Metternich, Castlereagh et Nesselrode se sont ainsi montrés médiocres hommes d'Etat et détestables Européens.

Les travaux s'achevaient quand une nouvelle stupéfiante parvint à Vienne. Napoléon qu'on n'appelait plus que Buonaparte — s'était échappé de l'île d'Elbe et avait abordé sur la côte de Provence. La coalition un instant disloquée se reforma aussitôt. Talleyrand lui-même prépara la déclaration du 13 mars par laquelle les Puissances déclaraient Napoléon exclu des relations civiles et sociales et livré à la vindicte publique comme ennemi et perturbateur du repos du monde. Talleyrand avait agi là dans le sens de ses rancunes et de ses intérêts. Une fois de plus il avait oublié la France.

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Napoléon avait pu être sincère quand, atterrissant à l'île d'Elbe, il déclarait ne plus songer qu'à son repos. Il essaya d'abord dans le cadre si étroit de ce royaume de Sancho Pança, comme il disait, à contenter son activité. Il s'occupa de mettre en exploitation les mines de l'île, commanda des travaux publics, maintint en ordre et discipline sa petite armée — 1.200 grognards de la Vieille Garde qui l'avaient suivi dans l'exil. Sa mère et sa sœur étaient venues le retrouver. Il attendait Marie-Louise et son fils.

Ce fut sa première et sans doute sa plus profonde déception. Marie-Louise, malgré ses lettres pressantes, ne vint pas. Bientôt il ne reçut même plus de lettres d'elle. Il comprit qu'elle était retombée, naïve et sensuelle Viennoise de vingt-deux ans, aux bras de sa famille autrichienne qui cherchait à lui faire oublier la France. Il put prévoir que le petit roi de Rome serait élevé en prince allemand.

Le traité de Fontainebleau qui lui garantissait deux millions de liste civile n'était pas exécuté. Ses fonds personnels allaient tarir. Il ne pourrait bientôt plus payer ni nourrir ses derniers soldats. Sans doute voulait-on ainsi l'obliger à les licencier, c'est-à-dire à demeurer sans défense, alors qu'il pouvait redouter un coup de main. En France les royalistes exaltés parlaient ouvertement ou de l'assassiner ou de le déporter au fond d'un océan, à Sainte-Hélène ou à Sainte-Lucie.

Il était parfaitement informé par les amis qu'il gardait à Paris, par Maret surtout, du mécontentement qui croissait en France contre les Bourbons. La monarchie restaurée avait dressé contre elle l'armée par les procès intentés aux anciens généraux de l'Empire, la bourgeoisie par le ton d'insolence de la Cour, les libéraux constitutionnels par la prorogation des Chambres, le monde de l'industrie par les faveurs douanières accordées aux produits anglais. Les paysans craignaient la révocation des ventes de biens nationaux. Les royalistes les en menaçaient. Les impôts, si lourds, continuaient d'être perçus, alors que le ministère avait promis leur suppression. Une sourde colère couvait dans toutes les classes de la nation qui maintenant regrettaient l'Empereur.

Napoléon, depuis deux mois, était décidé à tenter un retour. Il en avait prévenu Murat qui, se sachant condamné à Vienne, revenait à lui. Le 26 février, il s'embarqua sur le brick Vin-constant et, suivi de six petits bateaux qui portaient son millier de soldats, fit voile vers la France.

Echappant à la croisière anglaise, il arrive le 1er mars au golfe Jouan, près d'Antibes. Il ne veut pas tirer un coup de feu. Comme le dit sa proclamation, l'aigle, avec les couleurs nationales, doit voler de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame. Il évite la route du Rhône, prend celle des Alpes, par Digne et Grenoble. Les populations l'acclament au passage. Toutes les troupes qu'on lance contre lui se joignent à ses vétérans. Lyon lui ouvre ses portes. Ney envoyé contre son ancien chef et qui avait promis à Louis XVIII, dans un moment de folie, de lui ramener Bonaparte dans une cage de fer, ne résiste pas à l'entraînement général. Il apporte son corps d'armée à l'Empereur qui le reçoit à Auxerre comme au lendemain de la Moskowa. Le soir du 20 mars il arrive à Paris. Louis XVIII s'en est sauvé la veille pour se réfugier à Gand. Napoléon est arraché de sa voiture par une foule enthousiaste et porté en triomphe dans son cabinet des Tuileries, tandis que le drapeau tricolore jaillit de toutes les maisons.

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Dès le lendemain il se mit au travail. Il avait à rassembler et redresser la France. Il ne doutait pas qu'il n'eût bientôt à combattre l'Europe, malgré les assurances pacifiques qu'il fit donner dans toutes les cours sur la base du traité de Paris que, sincère ou non, il acceptait. Les Français avaient censuré son despotisme. Il voulut leur montrer qu'il pouvait s'adapter à des temps nouveaux et promulgua l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire, qui fondait en quelque sorte un Empire libéral, avec ministres responsables devant les Chambres, vote de l'impôt par le Parlement, liberté de la presse, garanties individuelles. Ces réformes furent accueillies sans joie. Le premier moment d'enthousiasme passé, le pays songeait avec angoisse à la guerre inévitable. A peine rétabli, le régime impérial paraissait condamné. Autour de l'Empereur on intriguait. Fouché, qu'il avait pris comme ministre de la police pour le neutraliser, envoyait un émissaire à Metternich proposer une régence avec Napoléon II.

— Vous êtes un traître, Fouché, je devrais vous faire pendre, lui dit l'Empereur.

Le duc d'Otrante répondit avec son froid esprit :

— Je ne suis point de l'avis de Votre Majesté.

La Chambre nouvellement élue était composée pour la majeure part de libéraux défiants ou hostiles. Napoléon qui en revenant avait trouvé la France changée ne pouvait plus garder de doute. Seule une grande victoire extérieure lui permettrait de mater l'opposition.

Murat, qui eût dû attendre le mot d'ordre de l'Empereur pour entrer en campagne, avait cru l'occasion bonne de devenir roi d'Italie. Il envahit les Etats du Pape qui s'enfuit une fois de plus. L'Autriche envoya contre lui une forte armée. Ses mauvais Napolitains ne tinrent pas devant ces troupes exercées. Battu à Tolentino (3 mai), il revint à Naples et s'embarqua sous un déguisement pour aborder en Provence où Napoléon le consigna sans lui permettre de revenir à Paris.

Cette folle équipée lui semblait un présage de sa propre défaite. L'Europe armait à outrance. Blücher et Wellington étaient déjà en Belgique avec 230.000 soldats. Napoléon en avait réuni à peine 200.000 au prix d'un effort surhumain. Et Schwartzenberg allait arriver avec une nouvelle armée et les Russes. Si ces masses se joignaient il serait submergé. Une seule chance de salut : recommencer le jeu de la campagne de France et attaquer les Alliés isolément, les vaincre l'un après l'autre. Pour cela, il n'y avait plus un jour à perdre. Partie désespérée, mais il fallait jeter les dés.

Napoléon quitta l'Elysée dans la nuit du 11 juin, après avoir reçu les délégations des deux Chambres, plus déférentes que sincères dans leurs vœux. Le 15 juin il passa la Sambre à Charleroi. Le général de Bourmont, ancien chef vendéen, à ce moment passa à l'ennemi et avertit Blücher de l'arrivée de Napoléon. Le lendemain il attaquait l'armée prussienne dans le voisinage de Fleurus, à Ligny. Blücher fut enfoncé. Mais l'irrésolution de Ney empêcha que la victoire ne fût décisive. Le général prussien fit retraite en bon ordre. Napoléon donna ordre à Grouchy de le poursuivre, tandis que lui-même marchait sur l'armée anglaise. Il la rejoignit le soir du 17 juin devant la forêt de Soignes, non loin de Waterloo, sur la route de Bruxelles. Il avait à ce moment avec lui 75.000 hommes. Wellington n'en avait que 70.000. Mais ses positions, à Hougomont, à la Haie-Sainte et à la Papelotte étaient très fortes. Toute la nuit il plut. On ne put allumer de feu. Les troupes mangèrent à peine et ne purent dormir. Pour les laisser reposer, sur le conseil de Drouot, Napoléon n'attaqua pas les Anglais le 18 au matin, comme il était prévu. Cette erreur devait tout perdre.

Drouet d'Erlon échoua d'abord dans l'assaut mené contre la gauche de Wellington. Il y essuya de grosses pertes. A l'aile opposée, Reille ne put emporter Hougomont. Double échec. Il était deux heures, Napoléon alors fit foncer sur le centre. A ce moment, 30.000 Prussiens, commandés par Bülow, parurent sur la droite. La masse d'attaque en fut diminuée. Ce fut la cavalerie, avec Ney qui s'élança sur la Haie-Sainte. La mêlée fut acharnée et sanglante. La cavalerie, trop serrée, ne put se déployer. Pendant trois heures il y eut un immense corps à corps. Wellington, avec une ténacité admirable, tenait toujours le plateau. L'Empereur lança pour soutenir Ney la partie disponible de la Garde. Elle fut hachée par la mitraille et recula. A la droite de Napoléon, qui depuis midi attendait Grouchy, parut alors une sombre masse d'hommes. C'était Blücher qui, échappant à Grouchy, avait marché au canon et accourait au secours de Wellington. Épuisés par cette terrible journée, les Français furent saisis de panique. Les régiments décimés se disloquèrent. L'armée s'enfuit vers Genappe, poursuivie par les cavaliers prussiens. Seuls les vétérans de la vieille Garde, rangés en carrés, continuèrent de lutter sans espoir, dans la nuit tombante, autour de Ney, de Cambronne, de l'Empereur. A la fin cette poignée d'hommes dut se résigner à la retraite. Napoléon marcha avec eux jusqu'à Genappe et là, confiant les débris de l'armée à son frère Jérôme, prit en toute hâte le chemin de Paris.

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Il comptait faire appel au patriotisme des Chambres, réunir autour de lui la nation pour repousser l'envahisseur. Tout l'abandonna. Fouché avait trop bien tendu ses filets. Dignitaires de l'Empire, libéraux, royalistes s'y prirent avec hâte. Napoléon, sommé par la Chambre d'abdiquer, s'y résigna. Il gagna Malmaison et de là Rochefort. Il voulait partir pour l'Amérique et y vivre en simple citoyen. L'Angleterre qui gardait les côtes refusa les passeports. Pour ne pas tomber aux mains des royalistes, l'Empereur, montant à bord du Bellérophon, adressa un émouvant appel à l'hospitalité britannique.

Les ministres de George III étaient des hommes mesquins, haineux, incapables du mouvement de générosité supérieure qu'attendait Napoléon. Traité en prisonnier de guerre, conduit avec quelques compagnons rassemblés par le hasard à l'île de Sainte-Hélène, perdue à 2.000 lieues au fond du Sud-Atlantique, il y subira pendant près de six ans la détention la plus douloureuse, mais aussi la plus utile à sa gloire.

L'excès du malheur effaçait ses fautes. Cet homme qui, sur son rocher tenait encore tête à l'Europe apparaissait au monde comme un nouveau Prométhée, foudroyé par les Rois parce qu'il avait voulu lui donner la liberté.

Il meurt le 5 mai 1821 dans sa pauvre maison de Longwood. Mais son nom va demeurer vivant. Malgré la Sainte-Alliance qui voudrait ramener l'Europe au despotisme plus ou moins éclairé d'avant 1789, il servira de Sésame aux peuples pour reprendre la lutte contre l'arbitraire. Comme il y a eu un retour de l'île d'Elbe, il y aura ainsi un retour de Sainte-Hélène. Mais un retour d'idées, celui-là invincible, car rien ne prévaut contre les sortilèges de l'esprit...

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Tandis que le Northumberland emportait le vaincu vers les tropiques, les vainqueurs entraient à Paris. Un million de soldats, vague haineuse, déferla sur la France, la piétina, la ruina. Les Alliés, surtout les Prussiens, voulaient la démembrer. Le Tsar et Wellington, généralissime de la coalition, s'y opposèrent. Cependant le second traité de Paris fut désastreux. Nous perdions la Savoie et Nice, la Sarre, les villes de Bouillon, Marienbourg et Landau, françaises depuis Louis XIV. Une indemnité de guerre de 700 millions (cinq milliards au moins de nos jours) nous était imposée. Pendant cinq ans, cent cinquante mille soldats alliés devaient occuper les départements du nord et de l'est. Cette paix est une des plus humiliantes que nous ayons connues. Il eût été à l'honneur des Bourbons de n'y pas consentir. Mais comment demander de l'héroïsme au vieillard obèse et sceptique qu'était Louis XVIII ? Il montra que pour régner il était prêt à tous les sacrifices. Dès son retour il prit comme ministre principal, à côté de Talleyrand, le président du gouvernement provisoire Fouché, régicide et massacreur de Lyon : son influence lui paraissait indispensable pour consolider le trône deux fois perdu et si péniblement retrouvé.

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La plus grande figure de l'histoire depuis César, et qui le dépasse peut-être, Napoléon ne peut se séparer de la Révolution française. Il la continue, il sème à travers l'Europe son esprit et ses lois. Il en est le missionnaire botté. La lutte sans merci poursuivie contre lui par les monarchies à la solde de l'Angleterre est la suite logique de la guerre commencée en 1792 par Pitt et Cobourg. Waterloo achève ce terrible duel.

Napoléon, a-t-on dit, a coûté cher à la France. Certes il a commis des fautes. La guerre d'Espagne et la guerre de Russie, on l'a vu, pouvaient s'éviter. Une sorte d'enivrement l'a saisi quand, au sommet de sa courbe, il a étendu sur la moitié de l'Europe un Empire sans bases réelles et qui ne pouvait durer qu'autant que durerait son bonheur.

On ne saurait pourtant oublier que dans la plupart de ses guerres, il a été l'attaqué et non l'assaillant. On ne saurait non plus méconnaître les services immenses qu'il a rendus à la France. Il l'a sauvée de l'anarchie, il l'a arrachée à la Révolution qui la tuait. Le Corse au teint fiévreux s'est penché vers cette grande forme exsangue, et l'a relevée dans ses bras, a essuyé le sang de son visage et la menant devant l'Europe ennemie, l'a fait marcher d'un pas si ferme qu'autour d'elle il fallut tomber à genoux.

N'est-ce rien que cela ? n'est-ce rien que ce prestige, qui dure encore et qui, même aujourd'hui, fait la France plus grande aux yeux des étrangers? N'est-ce rien non plus que d'avoir réparé tant de ruines, rassemblé toutes les forces qu'il retrouvait de l'ancienne monarchie, depuis les églises rouvertes jusqu'aux familles restituées, d'avoir rétabli dans cette nation mourante la justice, le goût du travail, l'industrie, les finances, d'avoir en un mot refait la France dans une forme de son choix, à la vérité despotique, mais dont la base a tant de naturel équilibre qu'elle dure encore, et qu'après un siècle nous vivons dessus ? La Révolution a détruit le vieux monde. Napoléon a rebâti le monde nouveau. Qu'on le veuille ou non, l'âge moderne date de lui. C'est son honneur et, si l'on y tient, son excuse. Quand une œuvre dure tant et donne tant de fruits, elle porte en soi sa justification.

 

FIN DE L'OUVRAGE