RÉVOLUTION ET EMPIRE

 

CHAPITRE VIII. — LES FAUTES.

 

 

1808-1813 : guerre d'Espagne. — 1809 : 5e coalition de l'Angleterre, l'Espagne et l'Autriche : victoires d'Eckmühl, d'Essling et de Wagram (6 juillet) et paix de Vienne (14 octobre) ; réunion des États romains et de la Hollande à l'Empire. — 1810 : mariage de Napoléon avec Marie-Louise d'Autriche. — 20 mars 1811 : naissance du Roi de Rome. — 1812-1815 : 6e coalition de l'Angleterre, de la Russie, de l'Espagne, etc. — 1812 : campagne de Russie, prise de Smolensk, bataille de la Moskowa (7 septembre), entrée à Moscou (15 septembre).

 

Napoléon avait commis une première faute en étendant à l'extrême les limites de son empire et en y incorporant des nationalités qu'il eût fallu des générations pour assimiler. Il en commit une seconde, et plus grave, par faiblesse pour sa famille — car des Corses il avait gardé l'esprit de clan —, en créant autour de la France une ceinture d'États feudataires dont le maintien l'appauvrissait d'hommes et d'argent sans qu'ils pussent lui être d'aucun secours, sans qu'elle fût même assurée de leur fidélité.

La troisième faute fut la déclaration du Blocus continental. Pour l'appliquer dans sa rigueur — et sans cette rigueur il devenait dérisoire —, il fallait que Napoléon tînt toute l'Europe sous une tutelle étroite. De là un enchaînement d'empiètements et de violences qui devait peu à peu soulever la plupart des pays contre Napoléon et, tandis que la France s'épuisait à les juguler, préparer contre elle non plus seulement la coalition des souverains, mais aussi celle, plus redoutable, des peuples.

Nous l'avons vu, le Pape avait été l'une des premières victimes de l'application du blocus. Le Portugal, trop inféodé à l'Angleterre, fut presque dans le même temps occupé par Junot, la Suède, vieille amie devenue ennemie, livrée à la Russie, tandis que Napoléon prenait la Poméranie suédoise (juillet 1807). La logique de son système l'entraîna à annexer peu à peu toute la côte allemande, les villes libres de Brême et de Hambourg, et même à détrôner son frère Louis, la Hollande ne se soumettant pas de bon gré au Blocus (juillet 1810). Enfin, c'est pour ôter à l'Angleterre un de ses derniers marchés que Napoléon entreprit la conquête de l'Espagne.

La guerre d'Espagne, c'est l'erreur sans excuse de l'Empereur. D'elle viendra sa catastrophe finale. Les meilleurs soldats de la France y périrent en vain. L'Empire s'y usa sans gloire. La splendide résistance du peuple espagnol servit de leçon à l'Europe et prépara pour se manifester au premier revers, sa levée massive contre Napoléon.

L'Espagne était aux mains d'un favori méprisable, Manuel Godoy, prince de la Paix, qui songeait à sortir de l'alliance française, vieille de dix ans, pour se joindre aux ennemis de l'Empereur. Talleyrand, songeant à renouveler la politique de Louis XIV, et qui jugeait la maison de Bourbon finie, conseilla à Napoléon de lui ôter son dernier trône. Un roi imbécile, Charles IV, une reine sans mœurs, un fils rebelle, le peuple, le clergé, la noblesse divisés, des émeutes un peu partout, c'était de quoi faire penser qu'il suffirait pour empocher l'Espagne d'une courte promenade militaire. On comptait là sans l'esprit national. La promenade commencée en 1808 ne devait finir qu'à la chute de Napoléon.

L'Empereur convoqua Charles IV et son fils Ferdinand à Bayonne et les obligea l'un et l'autre, après une scène pénible, à abdiquer en sa faveur. Charles IV reçut une grosse dotation et alla vivre à Compiègne. Ferdinand fut interné chez Talleyrand à Valençay. Napoléon donna la couronne d'Espagne à son frère Joseph que Murat remplaça sur le trône de Naples (1er août 1808). La péninsule de proche en proche prit feu. Une Junte insurrectionnelle établie à Séville, puis à Cadix, souleva contre les Français une guérilla sans merci qu'enfiévrèrent encore les prêches du clergé. Dans cette péninsule si montagneuse, si déchirée, si propre aux surprises, pas un rocher, pas un buisson, un chemin creux qui ne servît à une embuscade. Nos soldats y tombèrent par milliers. Tous les blessés étaient achevés avec des raffinements barbares. Les troupes françaises se vengèrent par des atrocités.

Les Espagnols avaient appelé les Anglais à l'aide. Palafox défendit Saragosse attaquée par Lannes. Le siège dura quatre mois, terrible. La ville fut presque détruite, on l'enleva rue par rue, maison par maison. Lannes écrivait à Napoléon que cette guerre lui faisait horreur. Ce douloureux succès fut suivi d'échecs graves. En Andalousie, le général Dupont essuya une véritable défaite et capitula honteusement à Baylen. Joseph s'enfuit de Madrid et les troupes françaises durent rétrograder au nord de l'Ebre. Bloqué à Lisbonne, par Wellesley — qui allait devenir lord Wellington —, Junot se résigna à abandonner le Portugal.

Dans toute l'Europe, une sorte de frisson courut. Le prestige français était entamé. Pour le rétablir, Napoléon décida de passer lui-même en Espagne. Auparavant, afin d'assurer ses derrières, il voulut resserrer son alliance avec le Tsar. II rencontra Alexandre à Erfurt, où tous les princes allemands vinrent l'encenser (octobre 1808). Talleyrand, chargé d'obtenir de l'empereur de Russie qu'il menaçât l'Autriche, qui de nouveau se préparait à la guerre, trahit alors. Opposé en secret à une politique qu'il applaudissait tout haut, il supplia le Tsar de sauver l'Europe en tenant tête à Napoléon. La négociation n'aboutit donc pas, sauf pour Talleyrand, grassement payé par Vienne et Pétersbourg.

Napoléon, à la tête de la Grande Armée, descendit en Espagne. Avec lui les Français retrouvèrent la victoire. Après le combat de Somo-Sierra, l'Empereur entra à Madrid et rétablit son frère (décembre 1808). Officiellement l'Espagne était conquise. En réalité, elle restait entière à soumettre.

Napoléon ne put s'y attarder. L'inlassable Angleterre lançait contre lui l'Autriche qui avait achevé ses armements et qui, avertie par Talleyrand de la bienveillance russe, comptait soulever l'Allemagne avant que les Français fussent arrivés au Rhin.

Elle se trompait. Napoléon avait prévu cette attaque. Il avait levé 100.000 conscrits en France, rappelé d'Espagne la Garde, tiré d'Allemagne et de Pologne plusieurs corps d'armée. Le meilleur, le seul général qu'eût l'Autriche, l'archiduc Charles, était entré en Bavière. Napoléon courut à lui et le battit à Eckmühl. L'archiduc fit retraite vers Vienne par la rive gauche du Danube. Napoléon le gagna de vitesse par la rive droite. Le 13 mai, il entrait de nouveau à Vienne.

Sa situation était délicate, entre l'archiduc Charles qui réorganisait ses forces, et l'archiduc Jean qui venait de remporter un succès sur le prince Eugène à Sacile. Napoléon résolut de brusquer le dénouement. Il tenta le 21 et le 22 mai de franchir de vive force le Danube, mais une crue du fleuve ayant emporté les ponts, les Français, malgré les héroïques efforts d'Aspern et d'Essling — où mourut Lannes —, durent se retrancher dans l'île Lobau. Ces deux jours de bataille avaient été meurtriers. Ils constituèrent pour Napoléon un sensible échec. Il ne se hâta pas de chercher une revanche, mais rassembla, répara ses forces. Pendant six semaines il poursuivit avec méthode ses préparatifs. Dans la nuit du 4 juillet, il passa de nouveau le Danube et le matin suivant offrit la bataille à l'archiduc Charles dans la plaine de Wagram. Ce fut la dernière grande victoire de Napoléon. L'archiduc, au soir du 6 juillet, prenait la route de Moravie. Cinq jours après, le cabinet autrichien demandait à traiter.

La paix, qui fut signée à Vienne, écrasait la vieille monarchie des Habsbourg. Elle cédait à la France la Carinthie, la Carniole, une partie de la Croatie ; au grand-duché de Varsovie, une moitié de la Galicie ; à la Bavière Salzbourg. Elle adoptait le Blocus continental. La Suède peu après l'imita. Dépouillée de la Finlande par la Russie, elle se déclara elle aussi contre l'Angleterre et offrit le titre de prince héritier au maréchal français Bernadotte. Une fois encore l'Europe s'humiliait devant Napoléon.

***

Tant de puissance, tant d'éclat seraient-ils condamnés à rester viagers? Depuis plusieurs années, l'Empereur était travaillé du souci d'assurer sa dynastie. Il n'avait pas d'enfants de sa femme Joséphine, plus âgée que lui. Il avait pensé à adopter le fils de Louis et d'Hortense, mais cet enfant était mort. La constitution de l'Empire donnait bien sa succession à son frère aîné Joseph et après lui à Louis et Jérôme, Lucien étant exclu, car faute d'avoir voulu divorcer pour épouser une princesse, l'ancien président des Cinq Cents, l'ancien ministre de l'Intérieur du Consulat était rejeté hors de la famille impériale. Pourtant Napoléon, si imaginatif qu'il fût, voyait trop clair pour croire que la France accepterait après lui pour souverain un homme de talents moyens, doux, effacé, comme Joseph, un valétudinaire comme Louis, un jeune homme ami du plaisir comme Jérôme. Fouché, adroit et patient, le travaillait. Il trouvait alors un intérêt personnel à perpétuer un régime qui l'avait fait ministre, duc d'Otrante, riche à millions et tout-puissant dans la moitié de l'Europe. Napoléon, quel que fut son regret d'abandonner une femme qui, malgré ses anciennes légèretés de conduite, faisait, par sa souplesse, sa grâce, comme il disait, le charme de son intérieur, se résolut, au lendemain de Wagram, à la répudier pour contracter un nouveau mariage capable de lui donner des fils. Il n'avait encore que quarante ans.

Joséphine s'inclina tristement et, le divorce prononcé, quitta la cour et se retira à Malmaison où elle devait mourir en 1814. Napoléon eût voulu épouser une jeune sœur du Tsar ; l'opposition de la tsarine-mère fit écarter le projet. L'Autriche offrait une archiduchesse de dix-huit ans, Marie-Louise. Napoléon ébloui par la perspective de s'allier à la plus vieille maison de l'Europe et d'entrer dans la famille de Charles-Quint, demanda sa main et l'épousa (1er avril 1810).

Ce mariage ne satisfaisait pas seulement son orgueil. Il avait une signification politique. Napoléon, reprenant l'idée de Louis XV — ce qu'on avait alors appelé le renversement des alliances —, cherchait dans l'Autriche, à défaut de la Prusse qu'il savait, sous sa soumission apparente, ennemie implacable, l'alliée dont la France, pour faire contrepoids à la puissance russe, avait besoin sur le continent. Car, même sous Napoléon, la politique française, c'est la politique de l'équilibre des forces.

Il est certain toutefois que ce mariage inouï qui le faisait neveu de la dernière reine de France grisa Napoléon, obscurcit dans sa tête lucide la vision des faits. Quand un an plus tard un fils lui fut né (20 mars 1811), fils qui reçut aussitôt le titre majestueux de roi de Rome, il sembla à beaucoup que sa prodigieuse fortune était fixée et que l'Empire français était fondé sur des bases que rien n'ébranlerait plus.

Il comptait alors cent trente départements. La France s'étendait depuis la Baltique jusqu'à la mer Tyrrhénienne. Roi d'Italie, maître de l'Allemagne et de la Suisse, Napoléon était encore le suzerain des États donnés à ses frères et sœurs : Espagne, Naples, Toscane, Westphalie. Mais cette colossale puissance, fondée sur le succès militaire, offrait de multiples points faibles. La France était fatiguée et maussade. Fouché et Talleyrand, disgraciés, intriguaient contre l'Empereur qui n'osait les foudroyer. Non content d'avoir annexé les Etats de l'Église, il avait à la veille de Wagram ordonné l'arrestation du Pape pour répondre à l'excommunication qui l'avait frappé. Pie VII fut appréhendé, mis en voiture fermée, et dirigé comme un malfaiteur sur Savone puis sur Fontainebleau. Le vieillard y arriva presque mourant. Au retour de la campagne de Russie, l'Empereur lui arrachera un nouveau Concordat, mais le Pape se ressaisira presque aussitôt, et Napoléon que ses ennemis accablent, finira par lui rendre la liberté et ses États (janvier 1814).

L'Europe était muette. Cependant, la Prusse réformant ses cadres civils et militaires, se préparait sourdement à la revanche. L'Autriche, alliée par force, se résignait mal à la perte de ses provinces et au rôle d'obscur second que Napoléon prétendait lui faire jouer. L'Espagne enfin continuait par sa guérilla l'effroyable décimation de l'armée française. Partout les masses réveillées aspiraient à la délivrance nationale. Napoléon l'avait pu comprendre quand, en 1809, il avait interrogé le jeune Staps qui avait essayé de l'assassiner à Schœnbrunn. La France qui, dix ans plus tôt, était pour toute l'Europe le symbole du progrès social et des idées de liberté, n'apparaissait plus à présent que comme un État-Moloch qui dévorait la substance des peuples.

La faute suprême de Napoléon, celle qui couronnant les autres, allait entraîner sa chute, fut la guerre de Russie. Non qu'il l'eût désirée d'abord. La rupture de l'alliance franco-russe est venue d'Alexandre. Il eût voulu que la France lui laissât dépecer l'empire turc et reconstituer à son profit le royaume de Pologne. Napoléon s'y opposait. D'autre part, l'Angleterre n'avait pas cessé d'intriguer à Pétersbourg, dans l'entourage même du Tsar. Le Blocus qu'Alexandre s'était engagé à observer n'avait jamais été réellement appliqué dans ses États, A la fin de 1810, les marchandises anglaises revenaient ouvertement dans les ports de la Baltique. En même temps la Russie frappait notre commerce de droits prohibitifs.

Alexandre n'osait pourtant attaquer Napoléon. Mais celui-ci l'exaspéra par l'annexion du grand-duché d'Oldenbourg, qui appartenait au beau-frère du tsar. La guerre fut dès lors résolue par la cour russe. Cependant les choses traînèrent en longueur. Alexandre gagna du temps pour compléter ses préparatifs. Quand ils furent achevés, il sortit de sa patience et adressa à Napoléon un véritable ultimatum (27 avril 1812) exigeant l'évacuation de toute l'Allemagne au delà de l'Elbe. Il s'allia à l'Angleterre et à la Suède dont le prince héritier Bernadotte menait la politique et qui, envieux de son ancien maître, était devenu, quoique Français, l'un des plus dangereux ennemis de la France. Pour se délivrer d'un souci vers le sud, il fit la paix avec le Sultan, à qui il rendit la Valachie et la Moldavie. Désormais il subordonnait tout à la guerre contre Napoléon.

Celui-ci de son côté resserrait ou croyait resserrer l'alliance autrichienne en caressant Metternich. Il obligeait le roi de Prusse à s'associer à la guerre. Coalition contre coalition. Mais François Ier, comme Frédéric-Guillaume, assurèrent Alexandre par des envoyés secrets que s'ils étaient contraints de marcher avec la France, ils demeuraient de cœur avec lui.

C'est dans ces conditions que commença la campagne de Russie. Napoléon avait eu tort de l'engager ; il eut plus tort encore de la mener lentement, malgré la menace de l'hiver. — Ainsi l'on perdit 20 jours à Vilna —. Il passa le Niémen le 24 juin, à Kowno. La Grande Armée comprenait 350.000 hommes, dont seulement 190.000 Français. Le reste était des auxiliaires autrichiens, prussiens, italiens. On y trouvait des contingents de la Confédération du Rhin, du grand-duché de Varsovie, de Saxe, de Westphalie, de Bavière, de Suisse. Levée d'hommes de tous les pays, de toutes les langues, que seuls rassemblaient la crainte et le prestige de l'Empereur. Alexandre avait à lui opposer des forces presque égales, mais beaucoup plus homogènes. Il en avait fait deux armées, l'une confiée à Bagration, l'autre à Barclay de Tolly.

La tactique russe, issue du conseil de Bernadotte, était d'éviter la bataille, d'attirer Napoléon et d'affamer son armée. L'Empereur chercha en vain l'ennemi et sur son passage ne trouva que le steppe. Le 17 août, il prit Smolensk que les Russes avaient incendié. Encore quelques jours de marche et il allait atteindre Moscou.

Un revirement se produisit alors dans l'entourage d'Alexandre. On ne pouvait livrer la ville sainte sans combattre. La Russie ne le comprendrait pas. Le vieux Kutuzof, le vaincu d'Austerlitz, fut nommé généralissime. Il allait offrir la bataille à Napoléon sur la Moskowa, en avant de Moscou. Ce fut une sanglante journée (7 septembre). Kutusof avait perdu 40.000 hommes. Il se retira en bon ordre, laissant libre le chemin de Moscou.

Napoléon entra dans la capitale russe six jours plus tard et s'installa au Kremlin. Dès le lendemain, la ville n'était qu'un brasier. Son gouverneur, Rostopchine, en la quittant y avait fait mettre le feu. Seul le Kremlin demeura sauf. L'armée campa dans les décombres. Napoléon croyait qu'Alexandre allait traiter. Le tsar était bien loin de cette idée. Maintenant, disait-il, ma campagne va commencer.

Napoléon demeura cinq semaines à Moscou. Le 19 octobre, la gelée étant venue — cet hiver fut précoce — il comprit que seule une prompte retraite pouvait sauver son armée. Il se résigna à donner l'ordre de regagner Smolensk.

Le 19 octobre au matin, lui-même quitta Moscou. Il la quittait encore en vainqueur. Mais les revers étaient proches.