RÉVOLUTION ET EMPIRE

 

CHAPITRE V. — LES THERMIDORIENS. - LE DIRECTOIRE.

 

 

CONVENTION NATIONALE (SUITE DE LA). — Novembre 1794 à janvier 1795 : invasion de la Hollande. — 5 avril 1795 : traite de Bâle avec la Prusse. — Mai 1795 : convention de Hoche avec les Vendéens. — 20 mai : émeute de prairial. — 4 octobre : insurrection du 13 vendémiaire.
DIRECTOIRE, DU 27 OCTOBRE 1795 AU 9 NOVEMBRE 1799. — 26 octobre : constitution de l'an III. — 1796-1797 : campagne de Bonaparte en Italie. — 1797 : traité de Campo-Formio avec l'Autriche. — 4 septembre 1797 : journée de fructidor. — 1798-1799 : campagne de Bonaparte en Égypte. — 1799 : victoire de Masséna à Zurich. — 9-10 novembre 1799 : coup d'État des 18-19 brumaire ; Bonaparte renverse le Directoire.

 

Le peuple voit trop gros pour voir juste. La Révolution allait continuer. Seulement elle changea d'axe. Les ennemis de Robespierre, les Thermidoriens comme on les appela, étaient des Montagnards. Mais ils n'avaient abattu le dictateur qu'avec l'aide de la Plaine. Et cette Plaine, étonnée d'une si retentissante victoire, devint exigeante, demanda des comptes. L'opinion publique la soutenait. Les Jacobins se sentirent débordés. Pour garder le pouvoir, ils passèrent à la réaction. Tandis que les suspects sortaient des caches, que les geôles lâchaient les prisonniers, le Tribunal révolutionnaire, renouvelé, envoya à l'échafaud seize charrettes de terroristes. Carrier, Le Bon, Fouquier-Tinville à leur tour montèrent les marches sanglantes. Les comités de Salut Public et de Sûreté générale furent jugulés, l'atroce loi de prairial disparut, le club des Jacobins, en dépit des efforts des derniers Montagnards, fut supprimé. Fréron alla en fermer la porte, en compagnie de Thérésia Cabarrus, devenue la femme de Tallien, et que toute la France surnommait maintenant Notre-Dame de Thermidor. Encouragés par l'approbation publique, par les manifestations de la jeunesse dorée qui, ayant chassé de la rue sans-culottes et tricoteuses, y règne avec bruit, les Conventionnels du Centre vont plus loin. Ils rappellent les députés de l'ancienne droite proscrits de l'Assemblée et les derniers Girondins. Prêtres réfractaires, émigrés rentrent en foule. Enfin, la Vendée reçoit son amnistie.

Les vrais révolutionnaires, les patriotes, vont-ils accepter que la Convention rebrousse chemin avec tant d'impudeur ? Non. Par trois fois, le 1er et le 12 germinal, le 1er prairial (mars-mai 1795) les ventres creux des faubourgs dirigés par des meneurs communistes qui voulaient profiter de l'occasion pour amener une complète subversion sociale, envahirent l'Assemblée. Elle fut défendue par ses troupes, auxquelles s'étaient joints les muscadins. L'insurrection échoua. Les modérés vainqueurs sont rarement généreux. La répression fut dure. Plusieurs milliers d'extrémistes vinrent repeupler les prisons, 62 députés de la Montagne se virent décréter d'accusation, 6 furent condamnés à mort et, pour enlever tout prétexte à l'émeute qui avait réclamé la mise en vigueur de la Constitution de l'an I, la dite Constitution, qui n'avait jamais reçu d'exécution, fut abolie.

Les royalistes reprenaient tous leurs espoirs. Ils voyaient déjà la monarchie rétablie et le petit Louis XVII tiré du Temple pour monter sur le trône de son père. Mais le recul ne devait pas aller si loin. L'esprit révolutionnaire n'était pas dissous. Une flamme qui dévore ne s'éteint pas d'un coup de vent. Le jeune Louis XVII fut déclaré mort le 20 prairial. Il paraît bien aujourd'hui qu'un enfant agonisant lui avait été substitué, de façon à le tenir en réserve comme un otage ou une sauvegarde. Les royalistes, déposés à Quiberon par une flotte anglaise et trahis par l'inaction du comte d'Artois, furent écrasés par Hoche. Tallien, dépêché par la Convention à Quiberon, y fit fusiller 800 prisonniers. Les chances d'une restauration des Bourbons de nouveau s'écartaient.

La Convention thermidorienne n'était pas seulement victorieuse à l'intérieur. Pichegru, à la poursuite des Anglais, conquérait la Hollande. Amsterdam était occupée le 20 janvier 1795. Les hussards français prenaient d'assaut au Texel la flotte hollandaise emprisonnée par les glaces. Jourdan était vainqueur des Autrichiens et les rejetait au delà du Rhin. De Bâle à son embouchure, le grand fleuve formait dès lors notre frontière. L'Espagne était envahie. Sur mer, nous avions par contre éprouvé des revers. Villaret-Joyeuse fut vaincu devant Brest dans un engagement naval qu'a rendu célèbre l'héroïsme du Vengeur. Les Anglais nous prennent les Antilles. Mais l'Europe était lasse et découragée. La Toscane, puis la Hollande, firent la paix. Le roi de Prusse signa le traité de Bâle (avril 1795) qui nous reconnaissait nos conquêtes. Le roi d'Espagne l'imita en juillet. Ce Bourbon reconnaissait la République, qui entrait ainsi, victorieuse, dans le concert européen.

Ces résultats magnifiques, dus à l'intrépidité des soldats de l'an II et à la valeur de leurs généraux, ne doivent pas nous faire oublier l'extrême misère où dans cette même année 1795 se débattait la France. Après des spasmes si tragiques, de si pénibles efforts, elle est vide de substance. Il n'y a plus de monnaie. L'or s'est enfoui. Les assignats descendent à des cours dérisoires. Un louis vaut 2.500 livres en assignats aux derniers jours de la Convention. Depuis 1789, la famine reste endémique. A Paris, l'hiver est affreux. Pour avoir un morceau de pain, les femmes et les enfants font la queue devant les boulangeries par quinze ou vingt degrés de froid. Un boisseau de farine vaut 225 livres en 1795, un boisseau de charbon 10 livres, un quarteron d'œufs 25 livres.

Comment, malgré les distributions de vivres que la Convention ordonne, le menu peuple peut-il subsister ? Il n'a plus rien, il est sans travail. Les ateliers sont fermés, les métiers agonisent. Aussi les meneurs n'ont-ils point de peine — on l'a vu encore en prairial — à dresser tous ces malheureux contre un gouvernement qui n'a pas su contrôler la richesse, et qui, près d'une indigence effroyable, laisse s'étaler l'impudeur des nouveaux riches, le luxe odieux des pourris. La République est dévorée par la spéculation. Agiotage sur les monnaies, pillage par la bande noire des biens des émigrés et de l'Eglise, voleries des fournisseurs des armées. Jamais l'argent n'a coulé plus bas, ne s'est montré plus scandaleux et plus vif. Dans le complet désordre social, qu'augmente le défaut de confiance et de stabilité, éclate un luxe inouï, que double une joie suspecte. L'on soupe, l'on joue, l'on s'amuse partout. Ces époques bouleversées veulent jouir avec frénésie parce qu'elles redoutent le lendemain. Les aristocrates dépouillés partagent cette force de plaisir. Avec les trafiquants, les députés, les muscadins, les merveilleuses, on voit danser les ci-devant au Bal des Victimes, donné en l'honneur des parents des guillotinés. On danse jusque dans le sanglant jardin des Carmes, jusque dans le cimetière de Saint-Sulpice, devenu le Bal des Zéphyrs. Jamais dans notre histoire n'a soufflé un vent si fort de folie et d'immortalité.

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La Convention, avant de finir, et il fallait qu'elle finit, elle était au dernier période de l'anémie et de la lassitude, devait remplir une tâche essentielle : définir le régime qui lui succéderait. La Constitution de l'an I arrogée, elle avait à la remplacer par une nouvelle constitution.

Cette constitution, dite de l'an III, discutée et votée de façon hâtive, marqua un désaveu net de la politique révolutionnaire. Pour éviter la démocratisation de l'État, elle donna le droit électoral seulement aux propriétaires. Il y aura des électeurs du premier et du second degré, selon le chiffre de leurs contributions. Deux chambres se partageront le pouvoir législatif : le conseil des Cinq Cents et le conseil des Anciens, renouvelables tous les ans par tiers. Les deux tiers des nouveaux députés seront pris parmi les membres de la Convention. Les Conseils éliront un Directoire exécutif de cinq membres qui se renouvellera chaque année car cinquième.

La constitution est soumise à un plébiscite. La France s'en désintéresse au point qu'il ne recueille que 263.000 voix, contre des millions d'abstentions. Et les élections, quoique hardiment cuisinées, sont presque toutes défavorables aux Jacobins.

Les royalistes croient de nouveau leur heure venue. Trop tôt. Les sections de Paris (30 sur 48) se sont déclarées contre la nouvelle constitution. La Convention répond en la déclarant loi de l'État. Et pour la défendre, elle organise, sous le commandement de Barras une petite armée où se retrouvent les débris des dernières journées, ce qui reste des patriotes de septembre.

Le 12 vendémiaire, la section Lepelletier, en majorité royaliste, bat le rappel des autres sections. Menou, chargé d'étouffer l'insurrection, se laisse amuser, ou intimider. Barras, dont la science militaire est courte et qui le sait, fait alors appel au concours d'un jeune général de brigade, protégé de Mme Tallien, et qui s'est distingué naguère au siège de Toulon, Bonaparte.

Bonaparte est un artilleur. Et c'est d'artillerie qu'il s'agit à cette heure pour disperser les émeutiers. Bonaparte, investi du commandement, fait enlever quarante pièces du camp des Sablons qui sont ramenées aux Tuileries au matin du 13 Vendémiaire.

Prenant l'offensive, les sections marchent sur la Convention en deux colonnes. L'une est repoussée quai Voltaire. L'autre est arrêtée devant Saint-Roch par Bonaparte dont la mitraille nettoie les marches de l'église et la rue Saint-Honoré. Le soir même, Paris est rentré dans l'ordre.

La Convention n'accable pas ses ennemis ; elle n'en a plus la force. Elle récompense seulement les vainqueurs ; Barras nommé Directeur et Bonaparte fait général de division et commandant de l'armée de l'intérieur, c'est-à-dire de Paris.

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Trois semaines plus tard, le 4 Brumaire (26 octobre 1795), la fameuse Assemblée déclarait close sa session. Elle avait pendant quatre ans exercé un pouvoir si fort qu'au moment où elle allait entrer dans le passé, même ses ennemis sentirent, dit Thiébault que quelque chose de grand s'en allait et que la scène allait paraître vide.

Oui, malgré le sang versé, malgré les atrocités commises, en vérité quelque chose de grand. En comparaison de la Convention, la Constituante et la Législative semblent s'effacer. C'est en elle vraiment que s'incarne la Révolution. Car si la Constituante a détruit l'ordre ancien, la Convention a voulu fonder un ordre nouveau.

Elle a été constructive. Son principal effort a été un effort d'enseignement. Il semble que le mot de Danton : après la paix l'instruction est le premier besoin du peuple, soit demeuré sa devise. Dans ce domaine, presque toutes ses tentatives ont été excellentes. Elle a décrété l'obligation scolaire et la gratuité de ce premier enseignement. Elle a fondé les écoles centrales — d'où vont sortir les lycées —. Pour l'enseignement supérieur, il lui doit tout. Elle a créé l'Ecole polytechnique, l'École normale, l'École des Mines, le Conservatoire des Arts et Métiers, réorganisé les Facultés de Droit et de Médecine, le Musée du Louvre, la Bibliothèque nationale, les Archives, le Collège de France, le Muséum. Enfin elle a établi l'Institut.

Peuplée de juristes, elle a décidé de fondre et d'unir les lois en un seul code. Malgré ses hérésies financières, elle a ouvert le grand livre de la Dette publique qui bientôt pourra servir de base à notre crédit.

Mais cette œuvre intérieure est peu de chose si on la compare à l'œuvre extérieure. Elle a victorieusement dressé la France contre l'invasion. Elle a insufflé à ses pauvres soldats sans pain une telle abnégation, un enthousiasme si pur et si fort que les meilleures armées de l'Europe ont pâli devant eux. Le royaliste Berryer disait beaucoup plus tard, en 1825, devait de farouches adversaires de la Révolution : Je n'oublierai jamais que la Convention a sauvé mon pays.

Elle l'a sauvé, elle l'a rendu plus grand qu'il n'était encore. Elle a par là achevé l'œuvre des rois dont elle héritait. Après Richelieu, après Louis XIV, par un effort surhumain, en trois années elle a donné à la France ces limites naturelles vers quoi la nation aspirait depuis des siècles. Certes, il est dans les annales de la Convention de sombres pages, mais il en est aussi et beaucoup d'immortelles ; c'est par là que l'histoire d'aujourd'hui, quand elle est objective, la juge ; c'est par là que le souvenir, non seulement des Français, mais de tous ceux qui par le monde garderont foi dans la patrie et la liberté l'honorera demain.

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Le Directoire institué par les Thermidoriens a duré quatre ans, du 27 octobre 1795 au 19 novembre 1799. Époque trouble, agitée, où tout paraît provisoire, hommes et événements.

Les cinq directeurs étaient tous régicides : Barras, intelligent et vénal, le roi des pourris, dont le rôle depuis Thermidor, par une curieuse fortune, n'avait cessé de grandir ; La Réveillère-Lépeaux, honnête homme, mais philosophe à théories fumeuses, Rewbell et Letourneur, anciens montagnards de second plan, et, sur le refus de Sieyès, mécontent de ne pas voir adopter son projet de constitution, Carnot, l'Organisateur de la victoire, élu aux Anciens par dix-sept départements, et certainement à cette heure l'homme le plus populaire de France. Ils s'installèrent au Luxembourg devenu le palais de l'Exécutif.

Le nouveau gouvernement était à la fois menacé par les jacobins et les royalistes. Ceux qu'on appelait maintenant les Jacobins, c'était surtout la queue terroriste des Chaumette et des Hébert. Groupés autour de Gracchus Babeuf, publiciste illuminé qui rêvait de communisme intégral, ils avaient fondé la Société des Égaux ou Club du Panthéon, et projetaient le renversement du régime. Le Directoire, prévenu par un traître, fit arrêter Babeuf et ses principaux lieutenants. Leur procès dura près d'un an. En mai 1797 seulement Babeuf monta sur l'échafaud.

La lutte contre les royalistes fut plus longue et plus dangereuse. La Vendée s'était insurgée de nouveau. Hoche surprit Stofflet et Charette qui furent fusillés. Il passa ensuite sur la rive droite de la Loire où les Chouans de Bretagne faisaient une guerre brigande et pacifia le pays.

Cependant les élections de 1797, destinées à renouveler le tiers des Conseils, y envoyèrent des députés très modérés ou royalistes. Barthélémy, négociateur des traités de Bâle et monarchiste reconnu, entra au Directoire. Pichegru, qui correspondait en secret avec Louis XVIII, devint président des Cinq Cents. Les deux Assemblées s'entendirent pour révoquer les lois contre les prêtres réfractaires et les émigrés rentrés. Et bientôt l'on y parla de mettre les Directeurs en accusation.

Ceux-ci ne perdirent pas de temps. Ils appelèrent de l'armée d'Italie une division ; Augereau la commandait. Dans la nuit du 17 au 18 Fructidor, ils firent arrêter Barthélémy et les principaux députés royalistes.

Le lendemain, sous la pression de Barras, les républicains des deux Conseils, ce la façon la plus illégale, cassèrent les élections de 49 départements et condamnèrent non seulement Barthélémy, mais son collègue Carnot et 53 députés, plus une centaine de citoyens, dont beaucoup de journalistes, à la déportation en Guyane. La plupart devaient y mourir.

Ce régime si instable basculait d'un excès à l'autre. Enhardis par Fructidor, les Jacobins reprirent vigueur. Ils rouvrirent leurs clubs. Les élections de 1798 leur furent favorables. Le 22 floréal, on les annula. L'année d'après, Sieyès entré au Directoire, fit, avec la complicité de Barras et l'appui des conseils, évincer trois de ses collègues que trois médiocrités plus soumises : Gohier, Moulin et Ducos, vinrent remplacer.

De coup d'Etat en coup d'État, usé par l'intrigue et la violence politiciennes, le gouvernement avait perdu toute autorité. Au bord de la banqueroute, il avait réduit les rentes des deux tiers. Le Trésor n'en était pas moins vide. Rebelles à la conscription et aux emprunts forcés, la plupart des provinces se rendaient indépendantes de Paris. Les brigands pullulaient. Compagnons de Jéhu dans le Midi, Chauffeurs dans l'Ouest coupaient les routes, détroussaient les rares voyageurs, tuaient les soldats isolés. La France se décomposait.

Ne restait qu'un élément sain dans ce grand pays abattu que traversaient par moments des frissons nerveux : l'armée. La nation n'avait plus d'espoir et de fierté que par elle. Il semblait que dans le désastre où légistes et traitants l'avaient conduite, seuls les soldats pourraient la sauver.

Le Directoire avait hérité de la guerre contre l'Autriche et l'Angleterre. Que tenter contre celle-ci ? A peine un débarquement en Irlande qui échouera. Mais l'Autriche était vulnérable, et une campagne heureuse pouvait, par les réquisitions et les contributions forcées, aider à rétablir les finances. En outre elle occuperait les généraux que le pouvoir civil n'a jamais aimé voir inactifs à Paris.

Carnot avait dressé un plan de campagne simple et hardi. Deux armées, conduites par Jourdan et Moreau, entreraient en Allemagne et descendraient le Danube, tandis qu'une autre devait s'avancer par l'Italie et les rejoindre aux abords de Vienne. Elle fut confiée au général Bonaparte.

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Bonaparte n'avait pas vingt-sept ans. Né à Ajaccio au lendemain de l'annexion de la Corse, il avait été boursier du roi à Brienne. Reçu à l'Ecole militaire de Paris, il avait franchi les bas échelons de la hiérarchie et se trouvait capitaine au siège de Toulon où, pour la première fois, son nom fut prononcé. Il était alors lié avec Augustin Robespierre, frère de l'Incorruptible, et ses sentiments étaient jacobins. Sa jeunesse pauvre et solitaire, son culte pour Rousseau, son dégoût aussi de la faiblesse de Louis XVI l'avaient porté aux opinions extrêmes. Nommé général de brigade en Vendée, il refusa ce poste et fut mis en retrait d'emploi. Barras le tira de disgrâce et le 13 Vendémiaire lui donna l'occasion de faire fortune. On sait comme il la saisit. Son mariage avec Joséphine de Beauharnais, amie du Directeur, lui fit offrir l'armée d'Italie.

Au regard de chefs militaires tels que Hoche, Marceau, Jourdan, Masséna, Moreau, Kléber, il avait encore un prestige assez mince. L'armée voyait en lui un général de rue, dont la politique avait doré les chevrons. Mais dès son arrivée à l'armée, du regard il écrasa — le mot est d'Augereau — les officiers et électrisa les soldats : Vous n'avez, dit-il à ceux ci dans sa première proclamation, ni souliers, ni habits, ni chemises et nos magasins sont vides, ceux de l'ennemi regorgent de tout : c'est à vous de les conquérir. Vous le voulez, vous le pouvez : partons !

Cette campagne fut la foudre. Bonaparte passant les Alpes sépare à Montenotte (12 avril 1706) les Autrichiens des Piémontais, poursuit ces derniers et force le roi de Sardaigne à signer l'armistice de Cherasco qui cède à la France Nice et la Savoie. Se retournant alors contre les Autrichiens, il les enfonce au pont de Lodi et les chasse de la Lombardie. Le cabinet de Vienne envoie successivement contre lui en six mois quatre armées commandées par ses meilleurs généraux. Il bat Wurmser à Castiglione et à Bassano, il bat Alvinzi à à Arcole et à Rivoli. Mantoue est prise. Les ducs de Parme et de Modène, alliés de l'Autriche, demandent la paix. Bonaparte l'accorde moyennant 50 millions de contribution de guerre. Le pape à son tour traite à Tolentino. Après un dernier effort, l'Autriche se résigne. Bonaparte est déjà au Semmering, à vingt lieues de Vienne. Les préliminaires de Léoben, que ratifiera le traité de Campo-Formio (17 octobre 1797), reconnaissent à la France la rive gauche du Rhin et abandonnent la Lombardie érigée en République cisalpine. Par contre, Bonaparte cède à l'Autriche les Etats de Venise, pour punir la vieille république d'avoir laissé massacrer à Vérone les blessés français. Le Directoire eût préféré que se prolongeât une guerre si fructueuse. Mais il ne pouvait songer à désavouer Bonaparte dont le renom, en quelques mois, avait tout éclipsé. Il ratifia la paix.

Tandis que Bonaparte triomphait ainsi en Italie, nos armées en Allemagne mêlaient les revers aux succès. Jourdan était battu par l'archiduc Charles. Moreau, engagé en Bavière, devait rétrograder jusqu'en Alsace. Hoche enfin remportait trois victoires. Mais les négociations s'ouvraient déjà à Léoben. Bonaparte s'était assuré seul la gloire de la paix.

Nous n'avions plus qu'une ennemie, l'Angleterre. Encore hésitait-elle. Des pourparlers bientôt rompus avaient été entamés à Lille. Pour l'obliger à céder, Bonaparte proposa d'aller couper en Egypte la route des Indes. C'était une vieille idée ; Leibnitz l'avait conçue autrefois. Bonaparte, enivré par le souvenir d'Alexandre, pensait que les grands noms ne se font qu'en Orient. Les Directeurs, enchantés de le voir s'éloigner, facilitèrent son projet. Le 19 mai 1798, le général quittait Toulon avec Kléber et Desaix, une phalange de savants et d'ingénieurs et les meilleurs soldats de l'armée. En passant il enleva Malte. Le 1er juillet, Alexandrie était prise. Vainqueur des Mamelucks, maîtres du pays, aux Pyramides, mais sa flotte détruite à Aboukir par Nelson, ainsi enfermé dans sa conquête, Bonaparte entreprend de l'organiser et de refaire de l'Egypte, comme à l'époque romaine, l'un des greniers du monde. Les Turcs le menaçant en Syrie, il y passe, les bat au Mont-Thabor, mais échoue devant les remparts de Saint-Jean d'Acre. Dès lors, il ne peut plus songer à la conquête de l'Inde. Les nouvelles qu'il reçoit d'Europe, où la France, attaquée par une seconde coalition, semble succomber à l'assaut, lui font passionnément désirer le retour. A la fin, il n'y tient plus. Il confie son armée à Kléber et s'embarque en secret pour la France. Il arrive à Fréjus le 9 octobre 1799, trop tard pour la sauver du péril extérieur dont sans lui, par un rétablissement inattendu, elle s'était délivrée, mais à temps du moins pour l'arracher au désordre et à l'anarchie où le Directoire l'avait fait glisser.

Cette seconde coalition, soudoyée par l'Angleterre, inquiète de l'expédition d'Égypte et qui ne pouvait se résigner à nous laisser maîtres des bouches de l'Escaut et du Rhin, avait pris pour prétexte la politique agressive du Directoire. En effet il avait occupé l'Italie, déporté le pape Pie VI à Valence, proclamé la République à Rome et à Naples, annexé le Piémont, envahi la Suisse. Le Congrès de Rastadt, où la paix de Campo-Formio devait être ratines par l'Empire, fut dissous et nos envoyés lâchement massacrés. La guerre parut d'abord désastreuse. Jourdan battu à Stockach, Moreau à Cassano, Macdonald à la Trebbia, Joubert tué à Novi, nous étions chassés d'Allemagne et d'Italie. A ce moment la fortune changea de camp. Les Anglo-Russes furent vaincus à Bergen (Hollande) par Brune, et Masséna, après une magnifique série de manœuvres, défit les Russes de Souvorof à Zurich (26 septembre 1799). L'Europe, encore une fois reflua chez elle et songea à la paix.

***

Lorsqu'il arriva à Paris, Bonaparte était décidé à s'emparer du pouvoir. Par ses frères, par Talleyrand, il savait le gouvernement discrédité ; l'enthousiasme qui accueillit son retour — pourtant irrégulier et presque coupable — lui montra qu'il était le maître de tout entreprendre. La France l'attendait, était prête à se donner à lui sans réserve. Lasse de l'anarchie, elle ne croyait plus à la liberté. Assez de sang et de misères ; elle voulait de l'ordre, et non plus des jours mais des années de paix. Elle croyait ne pouvoir les tenir que des mains d'un soldat merveilleux.

Sieyès, depuis qu'il était au Directoire, ne songeait qu'à le trahir pour devenir dictateur civil de l'État. Il avait pensé s'appuyer sur Joubert. Nulle intrigue politique ne se concevait plus sans épée. Joubert tué à Novi, Bonaparte surgi d'Égypte, Sieyès se tourna vers lui. En quelques conférences, ils décidèrent de la forme à donner au coup d'Etat. Assurés du directeur Ducos, ayant endormi Barras, aidés par Talleyrand et Fouché, maîtres de la diplomatie et de la police, nantis de l'argent nécessaire par quelques financiers, ils avaient encore pour eux le questeur du Conseil des Anciens, Cornet et le président des Cinq Cents, Lucien, frère de Bonaparte. Beaucoup d'intérêts en outre les soutenaient. Les paysans qui voulaient garder les biens nationaux achetés par eux à vil prix, le négoce qui espérait revivre, de nombreux fonctionnaires qui tenaient à leur place et à des traitements réguliers, enfin l'Institut, dont Bonaparte était membre, et à qui il faisait entrevoir une grande influence dans l'Etat. Jamais complot ne réunit plus d'éléments de succès. Cependant il faillit échouer.

Le 18 Brumaire, par décret des Anciens, les Conseils furent transférés à Saint-Cloud. Le commandement de l'armée de Paris était donné à Bonaparte. Barras, mi-effrayé, mi-acheté par Talleyrand, s'enfuit. Ses collègues, Gohier et Moulin, qui tentaient de résister furent enfermés au Luxembourg. Le lendemain, 19 Brumaire, à Saint-Cloud, Bonaparte parut devant les Cinq Cents. Accueilli par une hostilité furieuse, il perdit contenance ; l'audace de Lucien le sauva. Sautant à cheval près de son frère, il exhorta les troupes hésitantes et leur donna l'ordre de chasser de leur salle les Cinq Cents. Les grenadiers obéirent. Le soir, ce qui restait des Conseils nomma trois consuls provisoires : Bonaparte, Sieyès et Roger Ducos qui devaient remplacer le Directoire et préparer une nouvelle constitution. L'ère du désordre était close. Sur les décombres accumulés par la Révolution, Bonaparte, doué d'un génie civil au moins égal à son génie militaire, va créer une nouvelle société.