De la Providence.
Si l'ou excepte les sceptiques et les épicuriens, les
anciens philosophes croyaient à la Providence, c'est-à-dire à l'action constante
de Dieu sur le monde, et à son intervention dans les affaires humaines. De
Thalès à Zénon et à Chrysippe, il y a unanimité sur ce point entre les chefs
des principales écoles. Pour s'en convaincre, on peut consulter Eusèbe,
Clément, Justin, Lactance, qui ont recueilli des témoignages aussi nombreux
qu'explicites, et les ont confrontés avec les livres saints ; on sera encore
mieux édifié si on lit le IIe livre du De natura deorum de Cicéron[1], le chapitre IV
du livre Ier des Entretiens mémorables, et surtout certains passages
éloquents des Lois et du Timée[2]. Fénelon,
en démontrant l'existence de Dieu, n'est pas plus fort, plus abondant, plus
varié dans ses preuves, ni plus sincèrement enthousiaste de la puissance et
de la bonté divines. La question est donc de savoir si Sénèque a surpassé de
tels prédécesseurs par la pureté et l'élévation de ses doctrines, en un mot,
par une plus grande conformité avec le dogme chrétien.
§ I. — ACTION DE DIEU SUR LE MONDE.
Sénèque est un des défenseurs de la Providence, il en
plaide la cause, comme il le dit lui-même[3] ; il démontre que
l'œuvre merveilleuse de l'univers ne peut durer et se soutenir sans une
intelligence suprême qui la dirige et la conserve ; il justifie Dieu des
reproches que l'impiété ou le désespoir lui adresse ; il signale les
bienfaits que sa main répand avec profusion sur le genre humain. Ô homme, être ingrat qui nie la bonté des dieux, d'où te
vient ce souffle qui t'anime, cette lumière à l'aide de laquelle tu règles et
disposes les actes de ton existence, ce sang dont le mouvement entretient la
chaleur vitale ; qui te donne ces mets dont la saveur excite ton palais, lors
même que tu es repu et rassasié, ce repos où tu languis et te corromps ?...
Et cette immensité de terres et de pays qui compose
l'univers, ces mines abondantes, ces métaux précieux, cette voûte éclatante
du ciel qui étale sur ta tête des diamants et des rubis, et dont la splendeur
et les décors varient le jour et la nuit, quelle est la main qui te dispense
ces biens ? Et tu prétends que les dieux ne t'accordent aucun bienfait ![4] — Il dit encore :
Dieu a une grandeur calme, une douce et vénérable
majesté, amie de l'homme et à sa portée[5]. — Les dieux ne veulent ni ne peuvent nous nuire ; leur
nature est douce et paisible, aussi éloignée de faire le mal que d'en sentir
l'atteinte[6].
— Aussi le soleil se lève sur les scélérats, et les
mers sont ouvertes aux pirates. — Ils nous
accordent leurs bienfaits, sans que nous ayons même le sentiment de leur
libéralité ; ils les redoublent, malgré notre ingratitude. — Pareils à d'excellents parents qui sourient aux offenses
de leurs enfants, ils comblent de faveurs ceux mêmes qui mettent en doute
leur existence. — D'une main égale ils
distribuent les biens à tous les peuples du monde : leur unique attribut est
la bienfaisance. — Tels sont les passages les plus marquants des
écrits de Sénèque sur le gouvernement tutélaire de la Providence[7].
On peut appliquer à cette doctrine, et à la manière dont
elle est exprimée, ce que Sénèque dit de certaines maximes qu'il emprunte aux
anciens : Ce ne sont pas les opinions de tel ou tel,
mais de tout le monde. Elles font partie du domaine public[8]. De tout temps
l'humanité n'a-t-elle pas appelé Dieu très-bon
et très-grand ? Le sentiment de la
bonté divine net dans Mme aussi spontanément que l'idée de la toute-puissance
du Créateur est conçue par l'esprit. — Écoutons Cicéron, ce cœur envahi par la divinité, qui a pressenti l'amour de
Dieu et deviné la charité[9] : Oui, j'affirme que la Providence a dans
l'origine constitué le monde et toutes les parties du monde, et qu'elle les
gouverne par une action constante S'il
y avait des hommes, dit Aristote, qui eussent toujours habité sous la terre,
dans des demeures agréables et élégantes, ornées de statues et de peintures,
et pourvues de tout le luxe qui brille dans les maisons des riches ; s'ils
n'étaient jamais sortis de ce séjour souterrain, et que cependant la renommée
eût apporté jusqu'à eux le nom des dieux et l'éloge de leur puissance ; si
tout à coup, le sol venant à s'entrouvrir, ils pouvaient jouir de la lumière
et contempler le spectacle majestueux de la terre, de la mer et du ciel ; s'ils
apercevaient l'éclat du jour et les flambeaux de la nuit, les astres aux mouvements
fixes et réguliers, à cette vue ne s'écrieraient-ils point qu'il est des
dieux, et que de si grandes choses sont l'œuvre de leur providence !....
Combien cet univers est merveilleux dans toutes
ses parties ! Comme l'art infini de l'ouvrier éclate dans la perfection des
détails ! Avec quelle ingénieuse prévoyance il a formé le corps de l'homme et
celui des animaux ! De quels avantages il a comblé l'homme ! Avec quelle richesse
et quelle magnificence il a embelli son séjour ![10]....
Et cette âme, d'une nature
supérieure, cette raison, attribut divin, qui comprend la pensée,
l'intelligence, la sagesse, d'où l'homme l'a-t-il prise ? De quelle main
tient-il un tel bienfait ?[11].... Ô mon ami, disait Socrate à un athée, comblé de dons excellents par la Divinité, traité par
elle en favori et établi au sein des richesses de la nature avec les
privilèges et presque le rang d'un dieu, oses-tu prétendre quo tout cela soit
l'œuvre du hasard et non d'une Providence suprême, aussi libérale qu'elle est
sage et puissante ?.... De même que ton âme
dirige le corps où elle réside et le gouverne selon sa volonté, de même
l'esprit qui anime le monde le meut à son gré et y fait tout ce qui lui plaît[12].... Mais rien
n'égale la chaleur et l'onction du langage de Platon : — Comment se voir sans indignation réduit à parler sur
l'existence des dieux ? Oui, nous éprouvons malgré nous, pour ceux qui nous y
forcent, je ne sais quel sentiment de colère.... Ô jeune homme, qui t'imagines que les dieux ne songent pas
à toi ! ni toi ni personne ne pourra se vanter d'échapper à leur justice et
de prévaloir contre eux. Ils te surveillent. En vain tu pourrais cacher ta
petitesse dans les profondeurs de la terre, ou, sur des ailes rapides,
t'envoler dans les cieux : tu satisferas toujours à la justice divine....
Ô jeune téméraire, ne le vois-tu pas ? Ignorer cette
condition de la vie, c'est ignorer la vie elle-même, et ne pouvoir parler un
moment sur les vrais biens et les vrais maux de l'humanité ! Que dis-je ? Si
nous te persuadons aujourd'hui que tu tenais sur les immortels de vains
discours sans raison, c'est encore un bienfait de Dieu même[13]... — Espérons toujours en Dieu. Ce Dieu qui aime la vertu, s'il
lui envoie des calamités, les rendra bientôt plus légères pour les remplacer par
des faveurs ; et les biens dont il la récompense, loin d'être passagers comme
les maux, seront inséparables de son heureux avenir. Vivons au milieu de ces
espérances, doux charme de notre mémoire ; ne les oublions jamais, et que,
sans cesse rappelées par chacun de nous, elles embellissent nos travaux et
nos plaisirs[14]. — Le Portique a
recueilli, développé, soutenu avec énergie ces principes essentiels de la
doctrine socratique, malgré les railleries des épicuriens, et Cicéron leur
rend ce témoignage que leur théorie sur la Providence est pleine
de piété et de raison[15]. Les vers de
Cléanthe justifient cet éloge. Plus que toute autre école, le stoïcisme mit
en pleine lumière l'attribut divin, la bonté ; Tertullien même voit dans
l'opinion stoïcienne, exagérée ou mal comprise, le germe de l'erreur des
marcionites, qui, pour se faire un Dieu aussi bon que possible, en
imaginaient un second, chargé de tout le mal apparent ou réel qui existe dans
le monde.
§ II. — ACTION DE DIEU SUR L'HOMME.
Dans cet accord unanime des grandes et sérieuses
philosophies au sujet de la
Providence, on remarque un dissentiment. Dieu se borne-t-il
à veiller en général sur ses œuvres, sans entrer dans les détails de ce vaste
ensemble ? Son action, tutélaire et bienfaisante, embrasse-t-elle les grandes
choses en négligeant les petites ? A-t-il l'œil ouvert sur chacun de nous ?
Lit-il dans le secret des cœurs ? Dieu est-il, en un mot, présent partout,
voyant tout, sans que le moindre mouvement de la plus infime de ses créatures
puisse lui échapper ? On a dit que Sénèque, seul de tous les anciens, avait
entendu le gouvernement de la
Providence au sens large et complet, qui est celui du
christianisme, et qu'en cela il était le disciple non du Portique, mais des
apôtres. C'est une double erreur. Il est bien vrai que les stoïciens, par une
concession faite à l'épicurisme, posaient certaines limites à l'action
providentielle ; mais il nous semble qu'ils cherchaient, en restreignant leur
théorie, à éviter les tracasseries et les sarcasmes de leurs adversaires plutôt
qu'ils n'obéissaient à l'inspiration naturelle de leurs propres sentiments,
et nous voyons dans ce système mixte une sorte de transaction, résultat
ordinaire des luttes qui s'engagent entre des écoles rivales. Ce qui paraît
le prouver, c'est qu'ils varient sur ce point et accordent tantôt plus,
tantôt moins, à la
Providence. Cicéron en fait foi[16]. Quoi qu'il en
soit de l'opinion stoïcienne, la doctrine de Socrate et de Platon sur la Providence ressemble
de tous points à celle de l'Évangile. Les dieux,
dit Platon, possèdent l'omniscience, ils voient donc
et connaissent les moindres détails et s'en occupent leur puissance n'éclate pas moins dans les
infiniment petits que dans les infiniment grands, et ces soins ne dégradent
pas du tout leur majesté[17].
Nous ne devons pas, ô mon
meilleur ami, nous préoccuper beaucoup de ce que dira de nous la multitude,
mais de celui seul qui connaît à fond ce qu'il y a de juste et d'injuste dans
notre conduite, et celui-là seul est la vérité même[18]. —Ainsi parle le
disciple de Socrate, ainsi parlait le maître : Dieu
voit tout à la fois, il entend tout, est présent partout, et s'occupe
également de tout[19]. — Cicéron
s'inspire de l'un et de l'autre lorsqu'il dit : Rien
ne peut être caché à Dieu[20]... Que l'homme ait donc cette intime conviction que les dieux
voient le caractère, la conduite, les fautes, la piété, la religion des
hommes, et qu'ils tiennent compte des vertueux et des impies[21]. Ces idées étaient
anciennes dans l'humanité. On demandait à Thalès : L'homme
peut-il cacher ses actions à la
Divinité ? — Comment
y parviendrait-il, répondit Thalès, puisqu'il
ne peut pas même lui dérober ses plus secrètes pensées ?[22] Le pythagoricien
Épicharme avait coutume de dire : Rien ne peut
échapper à l'œil de Dieu, ne l'oublie jamais ; son regard est continuellement
sur nous. A lui seul rien n'est impossible[23]. — Sextus
Empiricus cite ces deux vers de Xénophane de Colophon : Dieu voit tout, entend tout, connaît tout ; sa sagesse
conduit toutes choses sans effort. Enfin, la même pensée est attribuée
aussi à Zénon : On ne peut cacher ses fautes à Dieu,
pas même la pensée[24].
Manifestement, Sénèque n'est pas le premier philosophe qui
ait dignement apprécié l'étendue de la puissance divine et son rôle dans les
affaires humaines. Il y a plus : il n'en parle pas toujours en termes
convenables, et s'éloigne du dogme chrétien beaucoup plus que Socrate et
Platon. Son opinion, comme celle des stoïciens, ne paraît pas bien fixée ;
suivant les besoins de sa cause il soutient le pour et le contre, et, en vrai
rhéteur, s'inquiète peu des contradictions. Voici d'abord ses meilleurs
passages : Nous avons prouvé que Dieu (ou un dieu) préside
à l'univers et se trouve en nous. — Il ne
sert de rien de cacher sa conscience : Dieu (ou un dieu) lit en nous. Rien n'est
caché à la Divinité.
Elle est dans nos âmes et se mêle à nos pensées. — Vivez avec les hommes comme si un Dieu vous voyait[25], etc.
On a coutume de rapprocher ces fragments de quelques
versets des livres saints : Dieu discerne les
pensées et les intentions du cœur, nulle créature n'est invisible en sa
présence ; tout est nu et ouvert à son regard ; rien de couvert qui ne soit
révélé, rien de caché qui ne soit su... Priez
votre Père dans le secret, et votre Père, qui voit dans le secret, vous
répondra[26].
Le lecteur connaît assez la question pour décider s'il y a
lieu de supposer que Sénèque ait eu besoin de recourir au Nouveau Testament
pour exprimer des pensées aussi anciennes que la philosophie et la nature
humaine.
Nous avons dit que Sénèque est moins chrétien que Platon.
En voici la preuve : Il y a des dieux qui règlent le
monde par leur puissance, qui prennent soin du genre humain, et de temps en
temps s'occupent des individus[27]. — Les dieux s'occupent bien plus de l'ensemble que des
détails[28].
Est-ce là encore une imitation de l'Évangile ? Et ce sentiment se trouve-t-il
dans Platon ?
Pour ne rien omettre, expliquons ici certaines expressions
du Traité de la
Providence qu'on a quelquefois citées en les détournant
de leur sens naturel. L'auteur, se proposant de démontrer que Dieu aime les
gens de bien, malgré les calamités qu'il leur envoie ou qu'il laisse fondre
sur eux, dit avec cette vivacité particulière à son talent, et avec ce
redoublement d'expressions qui lui est si familier : Entre
les gens de bien et Dieu il y a une certaine amitié dont la vertu est le
lien. Que dis-je, amitié ? Il y a ressemblance et parenté : en effet, l'homme
de bien ne diffère de Dieu que par la durée ; il est son disciple, son émule,
sa vraie postérité : Discipulus ejus œmulatorque et vera progenies...
Dieu a l'âme d'un père pour les hommes de bien[29]. Tout dans ce
passage, pensées et expressions, est de l'essence même du stoïcisme. Quoi
d'étonnant que l'homme soit l'ami et le parent de Dieu, puisqu'on le proclame
égal à lui, sinon supérieur ? Et puisqu'il vient de Dieu, qu'il est une
partie de Dieu, et porte en soi la divinité, n'est-il pas, à proprement
parler, son fils et sa race ? Le reste de ce Traité contient la partie la
plus antichrétienne des doctrines du stoïcisme. Le sage y est mis au-dessus
de Dieu[30]
; le suicide de Caton y est glorifié ; il y est dit que la Divinité s'est réjouie
en voyant un mortel plonger le fer dans son sein, et qu'elle a permis que ce
grand acte s'accomplît en deux fois afin de prolonger son plaisir[31] ; on y lit
encore que le destin est plus fort que Dieu[32] ; l'auteur
exprime un doute sur l'immortalité de l'âme[33], et conseille le
suicide comme le remède le plus efficace contre les malheurs de la vie[34]. Tel est
l'ensemble de cet ouvrage que M. de Maistre appelle un
beau traité, dans ce même Entretien où il dit que Sénèque a inventé le
mot de Providence[35] !
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