CHRONIQUE DE LA PRINCIPAUTÉ FRANÇAISE D'ACHAÏE

 

Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle – traduction Jean Alexandre Buchon.

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

LIVRE II — CHRONIQUE DE MORÉE

Aimez-vous à connaître les exploits des braves et à recueillir une ample instruction? Si vous savez lire, lisez le régit de leurs exploits; si vous ne savez pas lire, asseyez-vous près de moi et écoutez; si vous êtes un homme de bon jugement, vous pourrez tirer un grand fruit des exemples que j'ai à vous citer. Avant vous, plusieurs de ceux qui ont accompagné les chefs francs dans leur expédition de Morée ont beaucoup apporté dans leur commerce intime. Je commence donc mon récit.

Le comte de Champagne, cet homme extraordinaire dont je vous ai parlé dans le début de ce livre,[1] ce célèbre guerrier qui avait conçu le projet de se rendre avec les autres chefs au tombeau du Christ, en Syrie, et qui, après avoir été choisi pour capitaine et chef suprême de l'armée des Croisés, était mort avant de jouir de sa nouvelle dignité, avait deux frères plus jeunes que lui.[2] Dès que ceux-ci apprirent qu'au lieu d'aller en Syrie les Francs, par la permission du pape,[3] avaient renoncé à leur première expédition pour se diriger vers Constantinople, et qu'ils avaient occupé la à et s'y étaient établis en seigneurs,[4] ils convinrent entre eux que l'un resterait dans la famille, et que l'autre se rendrait en Romanie,[5] afin d'y faire aussi quelques conquêtes.

Ces deux frères[6] se ressemblaient aussi bien par les traits de leur figure que par la grâce de leur personne. Le plus jeune avait cependant plus de courage, d'habileté et de talents que son aîné. Ils décidèrent que l'aîné resterait à la tête de la famille en Champagne, tandis que le plus jeune, nommé messire Guillaume de Champlitte,[7] rassemblerait autant d'hommes qu'il pourrait et se rendrait en Morée pour y faire quelques conquêtes de terres ou de villes et en former un héritage de famille. Le comte[8] donna alors à son frère tout l'argent comptant qu'il avait, et lui dit: « Cher frère, puisque je reste ici, prends tout l'argent qui est dans notre trésor et tout ce que nous avons en commun, et pars avec mes vœux et ceux de toute notre famille; j'espère en la bonté de Dieu qu'il te fera réussir. »

Guillaume commença donc à rassembler des hommes. Il envoya en Bourgogne, d'où lui vinrent beaucoup de compagnons. Les uns étaient de pauvres gens qui le suivaient pour un salaire, les autres étaient des hommes riches qui s'offraient à l'accompagner en qualité de bannerets[9] et à la condition que chacun d'eux pourrait se créer une conquête de famille. Ils arrivèrent à Venise, et après y avoir loué des bâtiments, ils se pourvurent de tous les objets utiles à leur voyage; ils s'embarquèrent et partirent au mois de mars.[10]

Le premier mai ils arrivèrent en Morée et débarquèrent dans l'Achaïe, à environ quinze milles en deçà de Patras. Ils y établirent aussitôt un château fort, bâti de briques car, à l’époque dont je parle, il n'existait encore que douze places fortes[11] dans la Morée et dans toutes ses dépendances.

A leur débarquement dans l'Achaïe ils tirèrent leurs chevaux des bâtiments et prirent deux jours pour le repos. Le troisième jour ils montèrent à cheval et s'avancèrent sur Patras. Ils cernèrent la ville et le fort, établirent leurs trébuchets[12] autour, firent avancer leurs arbalétriers et commencèrent le combat. Les troupes étaient nombreuses, et l'attaque fut poussée avec vigueur; les Francs entrèrent tout d'abord dans l'enceinte (extérieure de la place; aussitôt qu'ils s'en furent emparés, les habitants capitulèrent et livrèrent la forteresse, sous la condition que chacun conserverait sa maison et ses biens.

Lorsque les Francs furent maîtres de Patras, ils y établirent une garnison et fortifièrent la ville et le château d'hommes et d'armes, ainsi qu'il convient, et ils partirent pour l'Achaïe. Ils se concertèrent alors avec les Grecs du pays qui connaissaient les localités et les usages de chacune des provinces, et apprirent par eux que la plus belle contrée de la Morée était du côté d'Andravida.[13] La ville d'Andravida est située dans la plaine et ouverte de toutes parts, sans être défendue ni par des tours ni par des murailles. Les francs se mirent en chemin et se dirigèrent sur cette ville, bannières déployées. A leur approche, les habitants informés de leur marche sortirent tous de la ville, grands et petits, tenant entre leurs mains des croix et dés images des saints, et se soumirent à ce chef champenois qui, en homme sage, les accueillit gracieusement et leur promit qu'il ne permettrait pas qu'on leur fit aucun tort, qu'il leur conserverait toutes leurs propriétés et leur accorderait même des honneurs et des bienfaits. Lès habitants lui jurèrent à leur tour de mourir ses serviteurs.

Quand il eut tout disposé dans la ville d'Andravida, il délibéra sur quel point il devait se diriger et il fut arrêté qu'on marcherait sur Corinthe, place formidable et supérieure à toutes celles de la Morée. Cette ville est comme la tête qui domine tout le Péloponnèse, c'est-à-dire toutes les centrées qui forment aujourd'hui la Morée. « Si Dieu, lui dirent les habitants d'Andravida, vous aide à prendre Corinthe, toutes les autres places de la Morée se soumettront à vous sans combat et sans effusion de sang. »

Le Champenois adopta cet avis, et se mit en marche en laissant quelques troupes à Andravida, dans l'Achaïe et à Patras. Ses bâtiments reçurent l'ordre de le suivre par mer, tandis que lui-même, avec le reste de ses troupes, s'y dirigerait en traversant Vostitza.[14] Arrivé vers Corinthe, ils établirent tout autour leurs tentes et leurs cantonnements.

Le château de Corinthe est bâti au sommet d'une montagne[15] si merveilleusement située qu'on ne saurait assez la louer. La ville est placée au bas de la montagne, dans la plaine, et est munie de tous côtés d'une enceinte et de murailles. Dans cette ville commandait un homme illustre et un guerrier très brave. Son nom était Sgure.[16] Lorsqu'il fut informé que les Francs marchaient sur Corinthe, il en fit sortir les femmes et les enfants, ainsi que tout le reste de ceux qui étaient hors d'état de porter les armes, et les fit monter dans le château de Corinthe. Lui-même, avec tous ceux qui étaient capables de prendre les armes, il resta dans la ville pour faire bonne défense.

Dès que le Champenois fut arrivé devant Corinthe, il fit, comme je viens de le dire, cerner toute la ville. Le premier jour fut donné au repos. Le lendemain, de bonne heure, dès la pointe du jour, il fit sonner les trompettes et commença l'attaque. Les Francs firent avancer tout autour des murailles les trébuchets et leurs arbalétriers, qui tiraient contre les remparts avec tant d'impétuosité que personne n'osait se montrer aux créneaux pour voir la disposition des assiégeants. Ils dressèrent leurs échelles contre les murs, entrèrent dans la ville et la prirent. Ceux qui se soumirent furent épargnés par le vainqueur; ceux qui résistèrent furent passés au fil de l'épée. Léon Sgure,[17] en homme sage et prévoyant, se retira dans la citadelle.

Aussitôt après la prise de Corinthe le Champenois fit proclamer par des hérauts d'armes: que les habitants des contrées voisines de Corinthe qui voudraient le reconnaître et le recevoir comme seigneur, obtiendraient des honneurs et des bienfaits, mais que ceux qui préféreraient continuer la guerre n'auraient aucun quartier. Lorsque les chefs et les communautés des villes apprirent cette nouvelle, tous, grands et petits, se présentèrent au chef franc. On vit venir ceux de Damala[18] et d'Hagion-Oros.[19] Ils jurèrent au Champenois de mourir ses serviteurs, et celui-ci leur fit à tous l'accueil le plus gracieux. Bientôt de toutes parts la nouvelle se répandit que les Francs s'étaient emparés de Corinthe et qu'ils avaient un seigneur admirable appelé le Champenois.[20]

A la même époque où le Champenois, ainsi que je l'ai dit dans le prologue de ce livre, débarquait dans l'Achaïe, une année après la prise de Constantinople, il y avait avec des troupes, en Valachie,[21] dans l'intention de conquérir la Morée, Boniface,[22] roi de Salonique, qui y apprit des nouvelles du Champenois. L'admirable messire Geoffroy de Villehardouin[23] était alors avec lui. A la première nouvelle des exploits du Champenois, Boniface et lui résolurent de se diriger sur Corinthe pour le visiter. Aussitôt après cette délibération, ils se mirent en marche et vinrent à Corinthe où ils trouvèrent le Champenois. Ils célébrèrent leur réunion par beaucoup de fêtes et de réjouissances, car ils avaient depuis longtemps un vif désir de se revoir, et ils concertèrent ensuite ensemble de marcher sur Argos, où ils arrivèrent avec leurs troupes.

La forteresse d’Argos est située sur une montagne en pente rapide; la ville d’Argos, qui est considérable, s'étend dans la plaine comme une tente déployée. Les Francs attaquèrent la ville et y pénétrèrent.

Aussitôt que Léon Sgure, ce guerrier célèbre qui tenait la citadelle de Corinthe, eut vu les troupes françaises s'éloigner de la ville pour marcher sur Argos, il descendit de nuit de la citadelle et entra dans Corinthe à la tête de tous les hommes qu'il avait pu réunir, et il fit un grand carnage des Français qui occupaient la ville sans méfiance. Ceux qui se trouvèrent en bon état et purent s'armer, résistèrent en combattant; mais les malades et le reste de ceux qu'il surprit furent massacrés sans pitié.

Cette nouvelle parvint la même nuit au Champenois qui se trouvait alors à Argos, et qui ressentit un chagrin des plus vifs en songeant au sort des malades égorgés dans Corinthe. Il approvisionna bien la ville d'Argos et y laissa de bonnes troupes pour la garder, tandis que lui-même retourna à Corinthe où il séjourna six à huit jours avec le roi de Salonique, messire Boniface. Au bout de ce temps le roi de Salonique se disposa à prendre congé de lui; mais le Champenois le pria en grâce, avant son départ, de vouloir bien lui accordai? Quelques subsides et quelques avantages qu'il pouvait en sa faveur retrancher de son royaume. Messire Boniface, en homme noble et en roi comme il était, lui accorda en don la mense d'Athènes;[24] celui qui avait l'autorité dans Athènes portait le titre de Mégaskyr[25] qui venait des Hellènes. Il lui donna encore trois menses dans l'Euripe,[26] et deux autres à Bodonitza,[27] qui dépendaient de son royaume, et il ordonna que le Champenois en eût désormais la seigneurie. Le seigneur d'Athènes était de Bourgogne.[28] Les trois seigneurs de l'Euripe dont je viens de parler étaient de Vérone en Lombardie.[29] Le roi Boniface leur écrivit de venir le rejoindre, et, à leur arrivée, il les soumit au Champenois en leur ordonnant de le reconnaître désormais pour seigneur. Après quoi il fit ses adieux au Champenois et partit. Quant à Geoffroy de Villehardouin,[30] qui était venu avec le roi de Salonique, il pria le roi, au moment de son départ, de vouloir bien lui permettre de rester en Morée avec son seigneur naturel[31] le Champenois auquel il était particulièrement attaché. Après que le roi de Salonique fut retourné dans son royaume, Geoffroy, qui était resté avec le Champenois, interrogea les principaux Grecs du pays qui connaissaient les contrées, les places fortes et les villes de tout le Péloponnèse, que nous nommons aujourd'hui Morée, et les pria de lui expliquer tout ce qui était relatif à l'état de toutes ces choses. Dès qu'il fut suffisamment instruit par ces interrogatoires, il adressa la parole au Champenois et lui dit:

« Seigneur, étranger à ce pays, j'ai consulté les principaux Grecs qui sont avec vous. J'ai appris d'eux le véritable état des choses et me suis en quelque sorte assuré par mes yeux de ce qui concerne les places fortes de Corinthe, d'Argos et d'Anaplion[32] et de la force qu'elles peuvent avoir. Si vous voulez vous arrêter à les cerner, vous perdrez tout le fruit de votre expédition et serez ainsi déçu dans vos projets; ces places étant fortes et bien approvisionnées, il vous sera impossible de les prendre ni par les armes ni par la famine. Mais d'honnêtes habitants du pays m'ont assuré que depuis Patras jusqu'à Coron[33] les villes sont situées sur un terrain plat[34] et qu'on n'y rencontre plus que des plaines et des forêts qu'il vous est facile de traverser avec vos troupes. Quand les villes seront conquises, les forts ne pourront résister longtemps. Donnez donc ordre à vos bâtiments de vous suivre par mer. Nous, nous avancerons par terre, et lorsque nous aurons opéré notre jonction, j'espère en la clémence de Dieu que nous ferons la conquête du pays. »

Le noble Champenois remercia vivement son maréchal[35] de l'avis qu'il lui ouvrait. Il donna ordre qu'on approvisionnât la ville de Corinthe, y laissa de bonnes troupes pour la garder, et, suivant les conseils de messire Geoffroy, se mit aussitôt en route. Ils arrivèrent à Patras, d'où ils marchèrent sur Andravida, où étaient réunis les principaux des plaines de la Morée. Messire Geoffroy en homme sage les convoqua tous et leur dit:

« Archontes,[36] mes amis, mes frères et mes compagnons ! Voyez vous ce chef franc venu dans votre pays pour le soumettre? Ne croyez pas que son intention soit de faire du butin, de vous enlever vos bestiaux et vos biens, et de disparaître ensuite. Je sais que je vois en vous des hommes sensés, et je vais vous parler avec franchise. Voyez ces troupes ! Voyez l'éclat extérieur dont leur chef est environné! C'est un prince, c'est un roi dont le but est la conquête. Vous, mes amis, vous n'avez aucun chef qui puisse vous secourir. Si nos troupes se mettaient à parcourir et à piller votre pays, elles réduiraient en captivité les habitants de vos campagnes et massacreraient beaucoup de monde, et votre repentir serait alors inutile. Il convient donc de penser d'avance à ce qui serait plus avantageux pour vous. Venez et faisons ensemble un traité, afin d'éviter le pillage, la captivité et les massacres qui pourraient ménager vos familles. Vous qui êtes des hommes sensés et ne pouvez manquer d'avoir de l'influence sur les autres Grecs qui sont tous vos parents, vos amis ou vos compagnons, préparez leurs esprits et engagez-les à se soumettre de bonne volonté. »

Dès que les principaux des Grecs l'eurent entendu, ils le saluèrent respectueusement et envoyèrent leurs messagers partout où ils croyaient trouver quelqu'un de leurs parents ou de leurs amis. Ils les informèrent de ce qui s'était passé et leur envoyèrent une garantie du Champenois portant: que ceux qui viendraient le reconnaître conserveraient tout leur patrimoine et qu'on leur accorderait même quelque chose en sus, et que ceux qui auraient des talents et voudraient les rendre utiles au nouveau souverain parviendraient aux plus grands honneurs.

Quand les principaux Grecs et la communauté du pays lurent instruits de cette proposition, ils commencèrent à affluer de toutes parts pour venir reconnaître le Champenois. Les chefs de la Morée et de toute la Messarée[37] se réunirent alors à Andravida et firent un traité avec le Champenois aux conditions suivantes: les fils de familles distinguées,[38] qui avaient des privilèges, devaient les conserver en proportion de leurs biens. Les hommages et les avantages militaires devaient être répartis dans la même proportion. Le surplus appartenait de droit aux Francs. Quant aux habitants des campagnes, ils devaient rester sur le même pied qu'ils étaient sous la domination grecque.

On envoya alors six des principaux Grecs et six des Francs pour faire le partage du pays et des terres privilégiées. Tandis qu'on s'occupait de cette répartition, messire Geoffroy, le maréchal, vint exposer au Champenois l'avis suivant:

Seigneur, lui dit-il, songez que vous êtes ici loin de votre famille, que vous avez beaucoup de troupes de terre à entretenir à vos frais, et que votre marine vous coûte encore plus que vos troupes de terre. Je vous conseille donc de ne pas perdre inutilement votre temps et de ménager le monde que vous avez. J'ai appris des principaux Grecs que non loin d'ici se trouve le fort de Ponticos,[39] situé sur la mer; c'est là que nous devons diriger nos pas. Plus loin, sur la même direction, vient là place d'Arcadia,[40] et ensuite Coron; un peu plus loin est Catamata.[41] Ces quatre places que je vous nomme sont situées sur la mer. Pendant que nous avons nos bâtiments, dirigeons-nous donc de ce côté pour prendre les châteaux qui dominent ces ports, afin d'occuper toutes les situations avantageuses qu'il sera possible d'avoir dans la contrée. Le Champenois et tous ceux qui faisaient partie de son conseil louèrent beaucoup l'avis ouvert par messire Geoffroy et l'adoptèrent. Ils mirent leurs trompes sur pied et firent avancer leurs bâtiments. Arrivés devant Ponticos, ils attaquèrent le château qui était très faible et le prirent d'assaut. Ils y établirent une bonne garnison; et, après avoir approvisionné la place, les bâtiments se mirent en mouvement et gagnèrent la haute mer, tandis que les troupes de terre se dirigeaient sur Arcadia où ils devaient rejoindre la flottille et se reposer quelques instants.

Arrivés devant Arcadia ils étaient bien décidés à n'attaquer la ville que lorsque la flottille serait approchée et pourrait attaquer en même temps le château situé sur la mer et dominant le port; mais quelques troupes d'infanterie, ayant engagé le combat saris ordre, pénétrèrent dans les faubourgs de la ville d'Arcadia; et tuèrent à coups de sabre ceux qu'ils surprirent; le reste sauva dans le château.

Après ces événements, les Francs se mirent en marche du côté de Modon.[42] La place était déserte et toute bouleversée. Les Vénitiens l'avaient détruite quelque temps auparavant, parce que les Grecs, qui y avaient leur marine, entravaient, à l'aide de leurs bâtiments, les opérations maritimes des Vénitiens et sortaient de ce port pour porter dommage aux places vénitiennes. Les Francs sortirent ensuite de Modon et se dirigèrent sur Coron. Ils trouvèrent également cette place dans le plus mauvais état, aussi bien sous le rapport de ses mitrailles que de ses tours. C'était comme une espèce de caverne profondément enfoncée dans l'intérieur d'un rocher. La marine franque, à son arrivée, cerna la place. La cavalerie et l'infanterie commencèrent l'attaque par terre. Ils dressèrent leurs trébuchets, la serrèrent de près et ne permirent pas aux assiégés de se montrer sur les murailles. Effrayés du nombre des troupes franques et de leur audace guerrière, les assiégés capitulèrent et convinrent de rendre la place à condition que les Francs jureraient de leur conserver leurs maisons et toutes leurs propriétés. Le maréchal, messire Geoffroy, n'hésita pas à leur assurer ces avantages par serment, et, les hostilités cessèrent. Les Francs entrèrent dans la place, en prirent possession, l'approvisionnèrent et y mirent une garnison, lis partirent le lendemain, et arrivèrent à Calamata. La place était peu habitée et avait assez bien l'apparence d'un couvent. A leur arrivée ils l'attaquèrent et la prirent d'assaut. Les vainqueurs accordèrent à cette ville les mêmes avantages qu'aux autres places.

Lorsque ces Nouvelles parvinrent aux Grecs de l'intérieur du pays, de Nicli,[43] de Véligosti[44] et de Lacedemonia,[45] tous se rassemblèrent, fantassins et cavaliers. Leurs bâtiments arrivèrent de Melingos.[46] Les habitants des villages de Laconie y vinrent aussi en toute hâte, et délibérèrent sur la manière dont ils devaient combattre l'ennemi. Ils se tinrent à Capsikia,[47] dans l'endroit portant le nom d'Olivète[48] de Condoura. Leur armée s'élevait à quatre mille hommes, fantassins et cavaliers.

Les Francs apprirent bientôt leurs mouvements par les Grecs qui les accompagnaient et qui connaissaient le pays; ils s'avancèrent alors, et le combat s'engagea entre eux. Les Francs n'étaient, à ce que je pense qu'au, nombre de sept cents hommes, fantassins et cavaliers. Avec ce petit nombre ils triomphèrent pourtant des Grecs, qui n'avaient pas hésité à commencer l'attaque contre un ennemi qu'ils voyaient si peu nombreux, mais qui s'en repentirent profondément ensuite après la mauvaise issue de leur tentative. Mais pourquoi vous rapporterais-je tous ces détails, et à quoi cela vous servirait-il? Les Francs gagnèrent la bataille. La plus grande partie des ennemis furent tués, et il n'en échappa qu'un bien petit nombre. C'est le seul combat que les Grecs livrèrent à l'époque où les Francs soumirent la Morée.

Dès que les Francs se furent rendus maîtres de Calamata, ils examinèrent le pays, qu'ils trouvèrent beau et parfaitement agréable, par la variété de ses plaines, de ses collines, de ses eaux et de ses prairies. Le Champenois ordonna alors à tous ses bâtiments de retourner au lieu d'où ils étaient venus, attendu que les principaux de la Morée lui assurèrent qu'ils n'en avaient plus besoin, et il en fit, avant tout, descendre les arbalétriers, ainsi que toutes les armes et les munitions. Il tint ensuite conseil pour décider sur quel point il devait marcher. Les Grecs, qui étaient des premiers de son conseil, l'engagèrent à se diriger d'abord sur Véligosti, et de là sur Nicli, deux des plus grandes villes de la Morée, qui étaient situées dans la plaine et dont il était facile de se rendre maître, et à se porter ensuite sur Lacedemonia; mais son maréchal, messire Geoffroy, lui conseilla de marcher plutôt sur Arcadia, et de prendre cette place pour agrandir son territoire. « Envoyons, dit-il, à Araclovon où le défilé est le plus resserré, dans l'endroit appelé Scorta,[49] et où se trouve un petit fort, situé sur une position escarpée et destiné à défendre le passage. On m'a dit que cette position est occupée par un brave guerrier de la famille des Boutzara, et qui porte le surnom de Doxapatris.[50] Quand nous serons maîtres de cette position et que nous aurons agrandi notre territoire, nous pourrons alors plus facilement marcher sur les autres places. »

Le Champenois se rendit à cet avis de son maréchal, et donna ordre aux trompettes de sonner aux champs. Tout le monde sauta à cheval et on se mit en marche. Ils arrivèrent devant Arcadia à midi; ils établirent leurs cantonnements, déployèrent leurs tentes dans la plaine et sommèrent les Grecs de rendre la place. Ceux-ci s'y refusèrent, se fiant sur ce que le château est situé sur un rocher d'un difficile accès, et qu'il est protégé par une tour très forte, bâtie du temps des Hellènes ». Ils étaient bien approvisionnés, et espéraient parvenir à repousser les attaques et à n'être pas obligés de se rendre. Ce jour entier se passa; mais, à la pointe du jour suivant, le Champenois ordonna de dresser les trébuchets et de commencer l'attaque. D'un côté, la place était battue par les trébuchets; de l'autre côté les arbalétriers l'attaquaient avec vigueur. Les Arcadiotes, en voyant cette attaque formidable, contre laquelle ils ne pouvaient tenir, élevèrent une voix haute, en demandant qu'on cessât le combat et qu'on les reçût à capitulation. Le maréchal, messire Geoffroy, fit aussitôt cesser les hostilités. Les Arcadiotes demandèrent à conserver leurs franchises et leurs propriétés; on le leur promit sous serment, et la place fut livrée.

Le Champenois ne s'arrêta que deux jours dans Arcadia, après en avoir pris possession. » Sur ces entrefaites, des messagers, venant de la France et portant des lettres, arrivèrent au Champenois et le saluèrent respectueusement; il leur demanda de vive voix des nouvelles de sa famille. Ceux-ci, tout consternés, lui dirent, les larmes aux yeux: « Apprends, seigneur, que ton frère aîné, le comte de Champagne,[51] est mort. Les grands du pays et tous les bannerets, aussi bien que toute la communauté de cette contrée, qui est ton héritage, te saluent respectueusement, et te prient de retourner sur-le-champ dans ton pays, parce qu'ils n'ont que: toi pour seigneur naturel. Le roi de France, dont tu relèves, désire vivement que tu retournes en toute hâte; tous tes parents et les chefs de l'Occident t'écrivent et t'engagent à revenir le plus tôt possible. «

Lorsque le noble Champenois entendit ces nouvelles, il pleura amèrement, et ressentit la douleur la plus vive; il réunit alors les premiers de son armée et messire Geoffroy son premier conseiller, et leur tint ce sage discours:

« Grands, mes amis, mes frères, mes compagnons, braves guerriers, je prends Dieu à témoin de l'affliction qui remplit mon cœur au sujet de la mort de mon frère et de mon seigneur. Un second motif d'affliction vient me tourmenter encore. Je vois avec une vive peine qu'au moment où je commençais à gagner de l'honneur et de la gloire dans la Morée en poursuivant mes conquêtes, et où j'étais en bon chemin de parvenir au terme de mes vœux, toutes mes espérances se trouvent renversées de fond en comble. Ce triste événement entrave tous mes projets; mais j'ai assez profité dès mon enfance par les conseils des hommes anciens, pour savoir me résigner et supporter la fortune adverse avec courage. Je vous prie, en attendant, de m'aider de vos avis et de m'indiquer ce que vous croyez le plus convenable et le plus honorable à faire pour moi, en même temps que pour vous tous qui m'avez accompagné ici. »

L'avis qui lui fut donné fut d'ordonner que messire Geoffroy, assisté par deux archevêques,[52] deux bannerets et cinq autres chefs, procédât au partage dès terres et accordât à chacun un lot proportionné à la fortune qu'il possédait et aux troupes qu'il conduisait. Alors ces dix personnes se réunirent, et inscrivirent les soldats et les chefs de l'armée. Après avoir ensuite inscrit et divisé les terres, ils apportèrent les rôles[53] et les remirent entre les mains du Champenois. Tout le monde, et le Champenois lui-même, comblèrent les commissaires d'éloges. On vit avec étonnement et admiration que le premier conseiller du Champenois, messire Geoffroy, ne s'était fait allouer aucune part dans la conquête; le Champenois le loua beaucoup de cette conduite désintéressée, aussi bien que de sa sagesse et de ses talents, et lui adressa le discours suivant:

« Messire Geoffroy, je sais d'une manière certaine, et je ne vous dis que la vérité, que c'est vous qui, dans le temps, avez concerté cette entreprise de la Grèce, et donné le conseil à mon frère[54] et seigneur de faire l'expédition de Syrie et d'en être le chef souverain. La mort ayant frappé mon frère, vous n'avez pas voulu que cette cause fît manquer l'expédition. Vous avez excité le zèle des pèlerins; vous êtes arrivé avec eux dans la Romanie, et avez conquis Constantinople[55]. C'est vous qui avez tout conseillé, tout concerté, tout disposé. À peine avez-vous appris que je venais d'arriver dans la Morée, que vous avez quitté la portion de conquête qui vous revenait, l'empereur Baudouin et tous vos compagnons, pour venir me rejoindre. Ce serait une ingratitude à moi, et je mériterais le blâme des hommes, si je ne vous récompensais pas, comme il est juste et convenable que je le fasse. Je vous accorde donc, en toute propriété, Calamata et Arcadia avec leurs dépendances. »

Le Champenois revêtit alors messire Geoffroy de cette propriété, et lui donna un anneau d'or; et, après lui avoir livré et constitué cette mense, il lai adressa de nouveau la parole et lui dit:

« Messire Geoffroy, dorénavant vous êtes mon homme lige. Maintenant que vous tenez vos terres sous ma suzeraineté, votre devoir est de m'être fidèle sous tous les rapports. Je vous confierai de mon côté toutes mes affaires; et puisque je dois passer dans la France, je vous prie et je vous ordonne même de recevoir de moi et de tenir par affection pour moi tous les pays que j'ai conquis dans la Morée, sous la condition qu'ils me resteront en suzeraineté et que vous en serez le bail.[56] Vous gérerez en mon absence la souveraineté comme un autre moi-même. S'il me plaisait, dans l'espace d'un an à partir de ce jour, d'envoyer un mandataire choisi parmi mes proches parents, vous remettrez en ses mains le pays et la souveraineté, et vous conserverez vos propres terres. Mais si, après le terme d'une année écoulé, personne ne vient ici de ma part pour recevoir le pays, je veux, je désire et je le proclame ici, que vous restiez souverain de la Morée, avec le droit de transmettre cette souveraineté aux vôtres.

Messire Geoffroy, en homme plein de sagesse, s'inclina respectueusement devant le Champenois, et lui fit mille remercîments de l'honneur qu'il lui faisait, dés éloges qu'il lui donnait et des dons précieux dont il le comblait, et il accepta le baïlat et la souveraineté du pays, ainsi que le Champenois l'en priait. D'après leur ordre les conventions furent écrites sur papier; ils les confirmèrent ensuite par serment, et ils y firent apposer leurs propres sceaux et ceux des bannerets, des prélats et des chefs de l'armée.

Lorsque toutes les conventions eurent été réglées, le Champenois partit de la Morée et ne voulut emmener avec lui que douze chevaliers et douze sergents. Il s'embarqua, à bord d'une galère et arriva à Venise, d'où il se dirigea en droite ligne sur la Champagne,[57] et Messire Geoffroy resta souverain dans le pays.

Dès que messire Geoffroy fut resté souverain et bail de la Morée, comme je viens de le dire, il ordonna que tout son peuple se réunît dans la ville le Chauve, qui était alors le siège de sa souveraineté. Tous se rendirent à son invitation, grands et petits. Il fit alors apporter le livre[58] de partage, dans lequel on avait dressé par écrit un état de ce qui avait été donné par le. Champenois à chacun pour en jouir en propriété. Le premier porté sur ce livre était messire Gautier de Ronchères; il avait vingt-quatre fiefs de cavaliers dans le pays de Messarée. Il y établit un château qu'on nomma Acova, et qui porte encore ce nom.

Après lui, messire Hugues de Brières avait dans les défilés de Scorta vingt-deux fiefs de cavaliers. Il reçut des privilèges, et fit bâtir dans ce pays un château appelé encore Caritena.[59]

Messire Geoffroy de Villehardouin eut depuis un fils qui prit le nom de seigneur de Caritena, et qui devint un capitaine célèbre en Morée.[60]

Le troisième baron porté sur le livre était messire Guillaume Alaman, auquel fut accordé en apanage Patras avec toutes ses dépendances.

On avait ensuite donné à messire M. Remond, en qualité de baronnie, le château de Véligosti avec un fief de quatre cavaliers et la condition de porter bannière.

Le livre donnait ensuite à un autre messire Guillaume[61] le château de Nicli avec six fiefs. Un autre porté sur le livre était messire Guy de Nevelet. On lui donna six fiefs dans la Tzaconie,[62] et il y fit bâtir un château appelé Guéraki.[63] On privilégia aussi messire Raoul de Tournay, et on lui donna Calavryta[64] et douze fiefs. On donna aussi à messire Hugues de l’Ile huit fiefs de cavaliers à Vostitza, et il abandonna alors son ancien nom de Charpigny. Messire Lucas eut quatre fiefs en Laconie et les dépendances de Gritzena.[65] Messire Jean de Neuilly obtint Passava,[66] avec quatre fiefs et le droit de porter bannière. Il reçut aussi le titre de maréchal, avec la faculté de léguer ce titre à ses descendants. On donna quatre fiefs à messire Robert de la Trémouille. Il fit bâtir Chalatritza[67] et prit le nom de cette seigneurie.

L'hôpital Saint-Jean reçut quatre fiefs; et quatre autres fiefs furent donnés au Temple, sous la condition de lever bannière. On donna ensuite aux chevaliers de l'ordre teutonique[68] quatre fiefs en propriété dans le pays de Calamata.

Le métropolitain de Patras, avec son chapitre,[69] obtint huit fiefs de cavaliers. Quatre fiefs de cavaliers furent donnés à l'évêque d'Olène.[70]

Deux furent donnés à l'évêque de Modon et deux autres à celui de Coron. Ces derniers évêques reçurent de plus, chacun, deux fiefs de cavaliers pour leur chapitre.

On donna à l'évêque de Véligosti, à celui d'Amyclée[71] et à celui de Lacedemonia, quatre fiefs chacun.

Le registre[72] portait ensuite les noms de plusieurs chevaliers qui avaient reçu le privilège d'un fief. Plusieurs sergents avaient été privilégiés de même; mais je passe leurs noms sous silence pour ne pas trop allonger mon récit.

Après avoir lu le registre, messire Geoffroy demanda aux chefs, aux archevêques[73] et aux évêques leur avis sur les règlements qu'il devait établir relativement au service des nouveaux privilégiés, pour porter les armes quand il serait nécessaire, et garder le pays, car il disait avec justice que, si le pays conquis n'était gardé par les armes et par le service militaire il serait bientôt perdu.

On établit alors, et on régla d'un commun consentement et avec beaucoup de prudence que ceux qui avaient quatre fiefs devaient lever bannière et faire le service de bannerets et que chacun serait tenu d'avoir sous sa bannière un chevalier et douze sergents. Ceux qui avaient plus de quatre fiefs devaient entretenir deux sergents à cheval ou un chevalier par chaque fief. Les chevaliers qui n'avaient qu'un fief devaient servir en personne pour leur fief; c'est ce qui leur fit donner le, nom de Sergents de la conquête.

Ils déterminèrent ensuite tout ce qui avait rapport à la guerre, d'abord en ce qui concernait la garde du pays conquis, et en second lieu la conquête de nouveaux pays. Pendant l'année composée de douze mois, chacun devait faire le service pendant quatre mois en garnison[74] générale dans l'endroit qu'il plairait au prince de lui désigner. Pendant quatre autres mois, chacun devait être à l'armée pour servir là où son seigneur particulier le voudrait. Et enfin le privilégié pouvait passer les quatre mois restants où bon lui semblait. Mais comme le prince avait le droit de désigner sur les douze mois de l'année ceux qui lui convenaient le mieux, et qu'il devait avoir toujours la préférence, on pouvait dire qu'un chevalier était tenu de servir toute l'année. Les évêques, l'église, le Temple, les chevaliers hospitaliers[75] ne devaient être obligés à aucun service de garnison; seulement, dans une attaque contre l'ennemi, dans une excursion et dans toute guerre que le prince pouvait entreprendre ou qu'exigeait le besoin du pays, ils étaient tenus de faire partie de l'armée comme tous les autres privilégiés.

On régla encore dans le même chapitre que les évêques et les chefs ecclésiastiques et tous autres chefs, seraient obligés à lever bannière pour cause de guerre. Quanta ce qui concernait l'administration du pays et les jugements à rendre dans leur arrondissement, ils devaient y prendre part aussi bien que lès bannerets. Toutefois, dans un jugement de meurtre ou de sang, les évêques, conformément aux convenances, ne pouvaient siéger parmi les juges.

Messire Geoffroy ordonna alors à tous, grands et petits de se préparer à entreprendre une expédition dans le but de conquérir ceux des pays sur lesquels ils avaient reçu des privilèges,[76] et d'établir le droit de conquête sur ceux qu'ils avaient déjà gagnés. D'après les conseils des Grecs qui connaissaient le pays, l'armée se mit en marche tout droit vers Véligosti, où ils arrivèrent bientôt. Le fort de ce nom était placé sur un monticule peu élevé; les Francs le soumirent par la force.

De là ils se portèrent sur Nicli. Cette place est située dans la plaine. Lorsque les habitants virent approcher les troupes des Francs suivies de leurs auxiliaires grecs, les chefs s'empressèrent de fortifier la ville d'hommes et d'armes. Les murailles de Nicli étaient hautes et fabriquées de chaux;[77] pendant trois jours les habitants soutinrent le siège avec courage et refusèrent obstinément de se rendre. Alors messire Geoffroy fit apporter du bois pour construire des scrophes,[78] et surtout des trébuchets; il jura avec serment qu'il ne partirait pas de là qu'il n'eût pris de vive force le fort de Nicli, et que, s'il le prenait le sabre à la main, il ne ferait grâce à aucune personne vivante. Lorsque les Grecs qui étaient avec les Francs entendirent ce serment, plusieurs d'entre eux, qui avaient des parents dans la place, les prévinrent aussitôt, et leur assurèrent qu'en effet, s'ils ne se rendaient pas, ils seraient tous passés au fil de l'épée au moment de la prise de la ville. Les Nicliotes se décidèrent donc à se rendre, sous la condition qu'ils conserveraient leurs biens. Messire Geoffroy leur accorda leur demande; et après avoir pris possession de la place et l'avoir fait convenablement approvisionner, il marcha tout droit sur Lacedemonia.

Lacedemonia était une grande ville bien garnie de tours et de murailles fabriquées de chaux; les habitants s'étaient vigoureusement fortifiés, avec la ferme intention de ne pas se rendre. Pendant cinq jours les Francs tournèrent jour et nuit en combattant sans interruption autour de la place, et ils dressèrent les trébuchets qu'ils avaient amenés de Nicli. Enfin, après un grand carnage et la destruction des tours, la ville, cédant à la force, capitula et obtint, par une convention garantie sous serment, que les habitants conserveraient leurs propriétés et leurs privilèges.

Messire Geoffroy établit en personne son quartier dans l'intérieur de la ville, et ordonna à ses troupes de ravager et de piller toutes les parties de la Tzaconie, qui s'étend jusqu'à la ville d'Elos,[79] dans la direction de Vatica[80] et de Monembasia.[81] Alors les chefs de Lacedemonia, ainsi que ceux de Nieli, qui avaient des privilèges dans la Tzaconie et dans les autres lieux livrés aux courses des troupes franques, accoururent et prièrent messire Geoffroy d'ordonner à ses troupes de cesser le pillage, en lui promettant la soumission des villages et la reconnaissance de sa suzeraineté. Celui-ci, en homme sage, prit en considération les représentations des archontes et ordonna aux troupes de revenir. Il manda alors ceux des membres de son conseil qui étaient chargés d'établir les privilèges des chevaliers dans le pays conquis, et ceux-ci inscrivirent sur le registre les nouveaux pays conquis, depuis le départ du Champenois.

Il s'adressa alors aux premiers de la Morée et les interrogea avec exactitude, sur les places qui lui restaient à soumettre; ceux-ci lui répondirent:

«Quatre places, seigneur, vous manquent encore; la première est Corinthe, la seconde Anapli, la troisième Monembasia, et la quatrième Argos. Toutes ces places sont très fortes et bien approvisionnées. Jamais vous ne pourrez les prendre par les armes. Si donc vous voulez les avoir, et désirez que nous autres. Grecs nous mourions vos serviteurs, promettez nous par serment, et faites-en dresser par écrit un acte que nous puissions léguer à nos enfants: que jamais aucun Franc ne nous forcera à changer de religion et à devenir Latins.[82] »

Messire Geoffroy accueillit leur demande et leur accorda l'acte qu'ils désiraient, et le fit écrire et sceller de son sceau.[83]

Tout étant ainsi réglé entre les Francs et les Grecs, et messire Geoffroy ayant satisfait aux goûts et aux sentiments de chacune des deux nations, tous, grands et, petits, commencèrent à concevoir pour lui un attachement sans bornés, que lui méritaient, sa bienveillance et son impartiale justice,. Les plus sages d'entre eux examinèrent, alors sur quel pied il convenait d'établir, la principauté de la Morée. « Nous avons, disent-ils, un souverain aussi bon que sage sous tous les rapports. Qui sait si le Champenois ne nous enverra pas de France quelque jeune étourdi, mal élevé et sans discrétion, pour porter le désordre chez nous? Gardons plutôt celui que nous avons et que nous connaissons. » Ils s'adressèrent tous en effet à lui-même et lui communiquèrent leur proposition. Messire Geoffroy la repoussa comme injuste et ne voulut pas l'accepter; mais on lui en dit tant, on le força tant, qu'on finit par l'arracher à sa réserve et qu'il consentit à accepter. Il songea donc au mode d'exécution et aux moyens qu'il devait prendre pour empêcher que l'homme qu'on attendait de France n'arrivât avant l'expiration du terme convenu avec le Champenois. Il fit aussitôt partir un chevalier jouissant de sa confiance intime, avec l'injonction de se rendre à Venise, auprès du duc,[84] qu'il connaissait particulièrement et avec lequel il était intimement lié. Il lui envoya des présents et le pria d'imaginer quelque obstacle pour arrêter dans sa marche celui que le Champenois devait envoyer. Il expédia aussi un autre chevalier en France près des amis et des parents qu'il avait en Champagne.

Je laisse messire Geoffroi et passe à ce qui concerne messire Guillaume le Champenois, et raconter comment ce dernier arrangea ses affaires à son arrivée en France au sein de sa famille.

Après être parti, comme nous l'avons vu, de la Morée, il arriva en France, dans la Champagne qu'il désirait vivement revoir; il fut parfaitement accueilli par les siens. Les quinze premiers jours de son arrivée furent consacrés au repos. Il partit ensuite pour aller voir le roi de France;[85] il le trouva avec les grands de sa cour à Paris, où il célébrait la Pentecôte, d'après l'usage des Latins.[86] Le roi reçut le Champenois avec de grands honneurs et le félicita sur ses exploits dans la Romanie. Il fut également bien accueilli des nobles, ducs et comtes qui accompagnaient le roi, et dont plusieurs étaient ses parents. Le roi l'admit à succéder au fief de sa famille,[87] et il retourna en qualité de souverain dans son pays, où il mit ordre à ses affaires.

Huit mois s'étaient écoulés avant qu'il songeât à l'arrangement stipulé entre messire Geoffroy et lui relativement à la Morée. Il comptait toujours avec confiance que, dès qu'il enverrait un des siens, messire Geoffroy le reconnaîtrait comme souverain et lui remettrait le gouvernement du pays. En attendant, il délibéra avec les siens sur la personne qu'il convenait d'envoyer en Morée comme souverain et comme son homme. Il avait un cousin nommé Robert,[88] très jeune encore, mais plein d'excellentes qualités. C'est lui que le Champenois revêtit de tous ses pouvoirs, et auquel il concéda la souveraineté de la Morée. Il fit aussitôt écrire les privilèges et les lettres de délivrance qu'il devait emporter en Morée, et lui donna aussi beaucoup d'argent et une suite composée de quatre chevaliers et de vingt-deux sergents.

Robert partit de la Champagne au commencement de novembre; mais lorsqu'il, fut en Savoie et se disposa à traverser les montagnes, il trouva les neiges si épaisses, et si fortes entre la France et la Lombardie qu'il lui fut impossible, de passer. Il fut ainsi retenu plus d'un mois dans ce pays; il traversa enfin les montagnes, entra dans la Lombardie et parvint à Venise à la fin de janvier, espérant y trouver une galère pour passer en Morée.

Dès que le duc de Venise fut informé que Robert, cousin du comte, était arrivé de Champagne et voulait se rendre en Morée, il fit venir en secret son amiral et lui enjoignit de refuser des bâtiments pour qu'il pût se rendre en Morée, et de mettre ainsi tous les obstacles possibles à son départ. De son côté, le duc fit beaucoup d'honneurs et d'amitiés à Robert pour l'amener plus aisément à s'abandonner à lui et à se laisser tromper. A force de discours doucereux, de bonnes manières et de prétextes, il parvint à le retenir deux mois à Venise. Il lui donna ensuite une galère destinée pour la Crète, et ordonna au comité, qui commandait cette galère, de le mettre à terre à son passage à Corfou.

La chose arriva ainsi qu'il était convenu. Quand la galère fut arrivée devant le fort de Corfou, le comité dit à Robert: « Ma galère vient d’être percée dans la cale, et j'ai besoin de la raccommoder et de la calfater; faites donc, mon frère retirer tous vos effets afin que le bâtiment en devienne plus léger-, et que je puisse le faire calfater plus aisément. »

Robert s'imagina que tout cela était parfaitement vrai, et il ordonna qu'on transportât aussitôt ses effets dans la ville, où il se logea lui-même dans une hôtellerie. Mais lorsque la plus grande partie de la nuit se fut passée et que le coq de la galère eut fait entendre son cri, on donna le coup de sifflet du départ et on mit à la voile.

Dès qu'il fit plus grand jour et que Robert se fut éveillé, on lui apprit que la galère était partie. A cette nouvelle il s'affligea vivement; il vit le piège et s'aperçut qu'on l'avait trompé. Il chercha donc une barque à noliser, et la trouva bientôt. Mais comme messire Geoffroy, seigneur de la Morée, avait rendu quelques services au chevetain de Corfou, celui-ci fit parler au maître de la barque, et lui défendit sur sa tête de prendre Robert à son bord.

Pendant ce temps, la galère vénitienne, qui faisait voile pour la Crète, avait mis à bord un de ses hommes à Saint-Zacharias, près de la ville de Glarentza,[89] avec des lettres qui annonçaient comment Robert était arrivé à Venise; comment le duc avait retardé son départ pendant deux mois, et comment il avait été mis à terre à Corfou par là galère vénitienne qui se rendait en Crète. Messire Geoffroy se trouvait dans la ville le Chauve, au moment où le Vénitien lui apporta ces lettres. Il accueillit le messager avec distinction et lui fit de beaux présents. Il fit ensuite venir le chevetain de lia ville d'Andravida et lui donna des ordres détaillés sur ce qu'il devait faire quand Robert y arriverait. Lui-même il partit d'Andravida pour aller à Vlisiri, où il voulait attendre des nouvelles de Robert.

De son côté, quand Robert se fut aperçu de la perfidie du Vénitien, il fit tout son possible pour trouver promptement une barque qui le transportât en Morée avant que l'année du contrat fût expirée. Une barque arriva par hasard alors de la Pouille; il fit ses conditions, monta à bord, et se fit bientôt débarquer à Saint-Zacharias. Son premier soin fut de demander où se trouvait le bail de la Morée. Sur la réponse qui lui fut faite, qu'il était à Andravida, il envoya à pied un sergent pour lui chercher des chevaux afin de se rendre lui-même dans cette ville. Mais à son arrivée le sergent n'y rencontra pas messire Geoffroy qui en était parti pour aller dans une autre ville. Il n'y trouva que le chevetain accordai, auquel il annonça que Robert, cousin du Champenois, et destiné par lui à posséder la souveraineté de la Morée, venait d'arriver à Saint-Zacharias et lui demandait des chevaux pour venir à Andravida.

A cette nouvelle, le chevetain emmena avec lui tous les habitants, les archontes comme les bourgeois d'Andravida,'et se dirigea tout droit sur Saint-Zacharias. Tous firent de grandes réjouissances lorsqu'ils virent Robert, et cherchèrent à lui montrer par leur bon accueil et leur extérieur, qu'ils aimaient beaucoup à le voir leur seigneur et à vivre sous son administration; ils l'emmenèrent ensuite avec eux, toujours en lui faisant fête, et le conduisirent à Andravida, où ils le firent demeurer. Robert, à son tour, manifestait par une figure joyeuse toute la bienveillance qu'il avait pour eux; il accueillait également bien tout le monde, disait à tous des choses flatteuses; comptant et espérant bien qu'eux l'auraient bientôt pour seigneur, et que lui les aurait pour serviteurs.

Sur ces entrefaites, quelqu'un l'informa des conditions du traité conclu entre le Champenois et messire Geoffroy, bail de là Morée, et lui dit que, si le terme d'une année s'écoulait avant qu'il eut rejoint messire Geoffroy, il aurait perdu sa peine et aurait fait inutilement le voyage delà Morée. Robert, à cette nouvelle, exigea d'u chevetain de lui fournir des chevaux pour aller promptement trouver le bail, et un guide pour t'y conduire. Il fallut bien que le chevetain obéît à cet ordre; il lui donna donc des guides et une suite. Lui-même se rendit en personne à Vlisiri en sa compagnie, espérant y rencontrer le bail.

Messire Geoffroy, à qui on avait appris les démarches de Robert depuis son arrivée à Saint-Zacharias, quitta aussitôt Vlisiri, et marcha vers Calamata. Là, apprenant également que Robert venait vers lui, il partit avec toute sa suite pour Véligosti, où il arriva à midi.

Ceux qui accompagnaient Robert se dirigèrent tout droit sur Calamata; delà ils reprirent leurs chevaux et revinrent sur leurs pas. Robert resta tout seul à Calamata. Il s'adressa alors au chevetain du château de Calamata, et le pria de lui procurer des chevaux pour aller rejoindre messire Geoffroy, bail de la Morée. Le chevetain lui fit avoir des chevaux et lui donna des guides, qui le conduisirent à Véligosti; mais il n'y trouva plus le bail, qui déjà était parti pour Nicli.

Les Calamatiotes retournèrent chez eux, et Robert resta comme un homme délaissé, sans pouvoir trouver de chevaux pour continuer sa route. Cependant le chevetain de Véligosti parvint enfin à lui procurer des chevaux, qui le conduisirent à Nicli.

À son arrivée à Nicli, les messagers furent envoyés à Lacedemonia, où venait de plisser messire Geoffroy, et lui annoncèrent qu'un cousin du Champenois, nommé Robert, venait d'arriver à Nicli. Messire Geoffroy, en homme avisé, prit alors son parti, et emmena avec lui tous les habitants, grands et petits, qui se trouvaient à sa suite, et vint à la rencontre de Robert, qu'il accueillit avec beaucoup d'honneur et de marques d'affection; il lui montra devant tout le monde beaucoup de joie de son arrivée, et, à leur retour ensemble à Lacedemonia, il lui fit préparer un logement convenable dans la maison du gouvernement. Le lendemain, dès qu'il fit jour, Robert, en homme qui était venu dans l'intention de prendre en main la souveraineté du pays, fit dire au bail, messire Geoffroy, de vouloir bien convoquer dans l'hôtel du gouvernement les premiers et les plus distingués de ceux qu'il avait avec lui, afin d'entendre les ordres dont le Champenois l'avait fait porteur. Messire Geoffroy obéit à ses désirs, et lorsque tous les grands se furent réunis et curent pris place pour entendre lecture des lettres du Champenois, il fit lever le chancelier, s'avança avec lui au milieu de l'assemblée, et lui ordonna de lire les privilèges dont Robert était porteur. Après avoir lu et fait connaître les lettres par lesquelles le Champenois donnait à Robert la souveraineté de tout le Péloponnèse, tant que contient le pays de Morée, il fit lire de même les ordres adresses à tous les chefs pour qu'ils eussent à reconnaître Robert pour leur seigneur.

Lecture faite de toutes les lettres, messire Geoffroy se leva, et, en présence de toute l'assemblée, s'inclina humblement pour obéir aux ordres du Champenois; il fit ensuite apporter les conventions écrites, conclues avec le Champenois, et par lesquelles il était déclaré: qu'il lui donnait la Morée, sous la condition de la tenir comme son bail et son homme; et que si, dans l'intervalle d'une année et d'un jour, le Champenois lui-même, ou quelqu’un de ses parents en son nom, présentait pour reprendre l'autorité, messire Geoffroy serait tenu tic lui remettre et le pays et la souveraineté, mais que, si au contraire personne ne se présentait avant l'expiration de ce terme, messire Geoffroy serait alors, sans retour, héritier du pays et de la souveraineté.

Lecture faite de ces divers actes du Champenois, messire Geoffroy se leva, et adressant la parole aux prélats et aux bannerets, il dit:

« Vous venez d'entendre, seigneurs, les conventions et les, ordres de mon souverain le Champenois. Je vous prie donc et je vous conjure de prononcer, en chrétiens qui craignent Dieu et sont amis de la vérité, sur le traité qui lie le Champenois et moi, et de déclarer de quel côté est le droit. Je prie aussi messire Robert comme homme noble et comme mon souverain, de s'attacher aussi scrupuleusement que moi à ce qui est stipulé. Quant à vous, seigneurs, prononcez avec justice, ainsi qu'il convient de le faire. Qu'aucune espèce de considération pour moi ne vous fasse départir de votre impartialité; mais jugez avec la crainte de Dieu. »

Le noble Robert donna son adhésion à ce discours; il les engagea de son côté à prononcer d'après la vérité et avec la crainte de Dieu, et promit de se soumettre à leur décision. Les prélats et les bannerets relurent alors en détail et avec la plus scrupuleuse attention les conventions écrites. Ils calculèrent l'espace de temps écoulé, et trouvèrent qu'il s'était écoulé quinze jours au-delà du terme fixé pour que Robert remît entre les mains du bail, messire Geoffroy, les lettres du Champenois, et que celui-ci fût tenu de lui restituer la souveraineté du pays. Ils s'adressèrent donc aux deux prétendants et leur dirent:

« Seigneurs, nous trouvons dans les conventions faites avec le Champenois, qui nous sont présentées par vous et qui portent son sceau et notre sceau à tous, que: pour des raisons à lui particulières, et d'après certaines conventions stipulées et fort importantes, il a laissé messire Geoffroy comme son homme dans le pays. Le délai convenu étant expiré, vous avez perdu votre droit. Dans tout l'univers, partout où vivent des chrétiens, les conventions écrites l'emportent sur les lois et sur les formes judiciaires. »

Lorsque Robert entendit cet arrêt, il fut frappé d une si vive douleur qu'il ne le Conquérant parvenir à répondre un seul mot. Messire Geoffroy, au contraire, se leva aussitôt, et avec beaucoup d'affabilité et de marques d'affection, remercia les arbitres, ainsi qu'il est d'usage dans toutes les cours seigneuriales de remercier Ceux qui rendent la justice.

Aussitôt l'affaire jugée, et l'arrêt qui l'autorisait à rester maître de la Morée[90] rendu par les commissaires, messire Geoffroy fit de grands honneurs à Robert, et lui dit: « Mon seigneur et mon frère, ayez le bon esprit de ne pas vous attrister d'un arrêt émané de la justice. N'est-ce pas d'elle que chacun tient ce qui lui appartient? Si vous voulez rester avec moi en Morée, je vous traiterai en frère, et vous donnerai une part convenable de tout ce que nous pourrons conquérir ensemble. »

Robert, atteint d'un vif dépit, dédaigna d'accepter cette proposition. Messire Geoffroy lui donna alors un grand banquet, où il invita tout le monde, grands et petits. On mangea, on but et on joua à la javeline. Les danses et la musique se continuèrent sans fin. Robert de Champagne adressa alors la parole à messire Geoffroy et lui dit: je vois bien que je ne puis obtenir la souveraineté de ce pays; faites-moi donc donner des chevaux et des compagnons afin que je me mette en route. Il demanda ensuite à tous les chefs, aux prélats et aux principaux du pays, de vouloir lui donner un acte scellé par eux, et contenant l'arrêt qu'ils avaient rendu et la copie de la convention faite entre le Champenois et le noble messire Geoffroy, afin de pouvoir les emporter avec lui en France, et les montrer au roi, à tous les seigneurs et au Champenois,[91] pour qu'ils ne prissent pas son retour comme une plaisanterie et un jeu d'enfant. Tous s'y prêtèrent avec plaisir et lui donnèrent ces actes scelles par eux. Messire Geoffroy lui fit de nombreux présents, l'engagea à demander tout ce qui pouvait lui être utile, lui promit de faire tout ce qui pourrait agréable et le pria de le considérer comme tout à fait à lui.. Il l'accompagna ensuite en personne jusqu'à la ville d’Andravida, ou Robert s'embarqua à bord d'une galère et retourna en France.

Après le départ de Robert messire Geoffroy resta souverain de la Morée et s'en fit donner le titre;[92] il régla l'administration des affaires du pays en souverain légitime, et ne négligea aucun effort peur agrandir convenablement son territoire. La nature le soumit enfin à la nécessité commune, et le temps arriva pour lui de passer dans un autre monde. A ses derniers moments[93] il convoqua les capitaines et les prélats, et en homme prudent fit devant eux ses dispositions testamentaires, par lesquelles il réglait l'administration du pays; il les fit mettre par écrit, et scella le tout. Messire Geoffroy avait deux fils, le premier portait le nom de son père, messire Geoffroy; le second s'appelait Guillaume de Calamata, ainsi nommé de ce qu'il était né dans le château de Calamata. Il laissa ce dernier seigneur de la place de Calamata et de toutes les dépendances de cette châtellenie, car cette contrée était un héritage propre de la conquête de sa famille.[94] Il s'adressa ensuite avec beaucoup d'affabilité aux capitaines, Aux prélats et aux chevaliers, et leur recommanda de reconnaître pour souverain légitime en sa place messire Geoffroy, son fils aîné, et de se rappeler toujours sa conduite à leur égard et l'affection qu'il leur avait montrée. Pendant qu'il était occupé à régler ces choses et beaucoup d'autres, la mort le surprit. Que Dieu daigne lui pardonner! Tout le pays fut vivement affligé de cette mort, car il s'était fait chérir de tous par sa sagesse et par la douceur de son administration. Mais dès qu'il lut enterré et que l'affliction se fut un peu calmée, ils entrèrent tous en conseil, grands et petits,[95] et reconnurent messire Geoffroy, son fils, pour leur souverain.

Dès que messire Geoffroy II eut été reconnu comme souverain, il commença, à tenir la conduite d'un sage guerrier. Également bien intentionné pour tous, il était plein d'activité et montrait le plus grand empressement à augmenter sa réputation; sur ces entrefaites, il survint une affaire que je vais, vous rapporter.

L'empereur de Constantinople, Robert,[96] qui régnait en Romanie, avait fait avec le roi d'Aragon et de Catalogne une convention de mariage pour sa fille.[97] On avait donc embarqué celle-ci avec deux galères et une, suite brillante. Plusieurs chevaliers et, seigneurs l'accompagnaient dans son voyage. Les galères vinrent mouiller devant le château de Ponticos dans la Morée, tout près de la ville d'Andravida. La fortune voulut que messire Geoffroy, souverain de la Morée, se trouvât alors tout près de là dans la ville, de Vlisiri. On vint lui dire que deux galères venaient de mouiller dans le port de Ponticos et que sur l'une d'elles était la fille de l'empereur Robert[98] que l'on conduisait, au roi de Catalogne.[99] A cette, nouvelle messire Geoffroy se porta promptement à sa rencontre, descendit de cheval et entra dans la galère. Il salua la fille de l'empereur et la pria de débarquer pour se promener dans la ville, et s'y reposer au moins pendant deux jours et se rembarquer ensuite. La jeune fille consentit volontiers à débarquer avec les chevaliers qui l'accompagnaient, et elle entra dans la ville. Le premier jour s'était déjà écoulé et le second avait commencé. Quelques-uns des amis particuliers et des conseillers les plus intimes de messire Geoffroy lui dirent alors:

« Seigneur, vous êtes ici maître et souverain de la Morée, mais à quoi vous serviront tous ces avantages qui vous ont coûté tant d'efforts, si vous n'avez pas d'héritier auquel vous puissiez les transmettre? Il n'y a ici, en Morée, aucune femme qui vous convienne pour épouse. Et, puisque Dieu l'a ainsi ordonné et qu'il vous a amené cette noble fille, prenez-la, faites célébrer votre mariage avec elle, et faites-la notre souveraine. Si l'empereur son père venait d’abord à s'en fâcher, il finira, nous en sommes convaincus, par se raccommoder avec vous. » On engagea tant, on força tant messire Geoffroy qu'il s'adressa aux plus estimés des conseillers qu'il avait avec lui, et leur demanda à tous leur avis sur ce point difficile. Tous lui répondirent: «Seigneur, ce mariage nous plaît beaucoup, et nous vous engageons à le faire sans différer. »

L'évêque d'Olène[100] fut chargé de porter la parole et d'engager la fille de l'empereur à prendre messire Geoffroy pour mari. Il mit en avant beaucoup de bons et subtils arguments pour lui prouver qu'il valait beaucoup mieux épouser messire Geoffroy que ce roi de Catalogne dans les états duquel on la conduisait. Mais à quoi bon vous entretenir de tant de détails qui pourraient vous ennuyer? On dit tant de bonnes raisons à la jeune fille, on la pressa tant qu'elle consentit enfin, et le mariage fut conclu.[101]

Après la célébration du mariage et toutes les fêtes données à cette occasion, les galères retournèrent à Constantinople, et les chevaliers firent à l'empereur un rapport circonstancié sur ce qui s'était passé. L'empereur en fut vivement indigné, et s'il eût eu alors les moyens de se venger et que les circonstances eussent été favorables, il aurait prouvé à messire Geoffroy toute l'inconvenance et toute la grossièreté de sa conduite, lui qui épousait ainsi une fille sans le consentement de son père et déjouait ses projets de s'allier par un mariage avec le roi d'Aragon, qui devait lui fournir des troupes pour combattre les Grecs. La conduite de messire Geoffroy avait par là déçu toutes ses espérances, et l'avait privé de tous les avantages sur lesquels il comptait.

Cependant messire Geoffroy, seigneur de la Morée, en homme habile et bien élevé, ne tarda pas à envoyer des courriers à l'empereur de Constantinople pour l'informer de ce qui était arrivé et comment il était devenu son gendre.

Il lui assura que dans sa conduite il n'avait nullement cédé aux suggestions de l'orgueil, et qu'il avait été bien éloigné de vouloir faire aucun tort à l'empereur, mais que son motif véritable avait été l'avantage considérable d'une telle alliance. En effet, éloigné de sa nation et de sa famille, et ne pouvant trouver, en Morée une épouse qui convînt à son rang, il avait pensé qu'il lui était utile d'avoir dans la Romanie, où il était, aussi bien que l'empereur, en guerre continuelle avec les Grecs, un supérieur qui dirigeât sa conduite dans les pays conquis par son épée et où il commandait en Souverain: Que si l'empereur désirait un dédommagement pour prix de l'alliance de sa fille, il s'offrait à être son lige, et à relever de lui pour le territoire et la souveraineté de la Morée; que s'il avait besoin qu'il l'aidât de ses troupes et même de son corps, il était à ses ordres toutes les fois qu'il en serait requis ou qu'on aurait besoin de lui; car il désirait que l'empereur et lui hé fissent désormais qu'un, et qu'ils pussent réunir leurs forces, pour faire des conquêtes sur les Grecs.

L'empereur[102] ne voulut pas lui répondre avant d'avoir pris l’avis des siens. Il convoqua alors ses chefs et les premiers de son conseil, leur raconta l'affaire en détail, leur montra les lettres de messire Geoffroy, seigneur de la Morée, et leur développa ses propositions. Les Chefs délibérèrent longtemps avec l'empereur et considérèrent la question sous toutes ses faces. Les plus sages du conseil lui dirent, enfin: « Puisque, le seigneur de la Morée promet de devenir homme lige, de l'empire de Constantinople, de relever, de, vous pour son pays, et de réunir ses forces aux vôtres pour combattre vos ennemis partout ou vous les trouverez, il nous semble convenable d'établir la paix et la bonne amitié entre les deux souverains de la Romanie. Cette alliance de famille est même plus avantageuse qu'une alliance avec le roi d'Aragon, placé si loin de-nous. Puisque messire Geoffroy se soumet et offre de relever de vous pour le pays qu'il a conquis, il nous paraît convenable qu’on lui réponde, de la part de l'empereur: qu'il ait à venir le trouver, dans la Valachie, afin de cimenter cette alliance,».

L'empereur suivit ce conseil et se rendit bientôt lui-même dans la place de Larisse.[103] Messire Geoffroy passa à travers Thèbes, et emmena avec lui celui qui était alors seigneur d'Athènes, et qui portait le nom de Mégaskyr, et relevait de lui pour pays et la souveraineté qu'il tenait en Morée.[104]

A la jonction de ces deux souverains à Larisse, ils firent de grandes réjouissances, et eurent de fréquentes entrevues dans, lesquelles ils réglèrent ce qui suit:

1° L'empereur donna pour dot en présent à messire Geoffroy toute la Dodécanèse,[105] pour laquelle il devait relever de lui.

2° Il l'honora du titre de prince,[106] qu'il porta toujours depuis:

3° Il le nomma Grand Domestique de toute la Romanie

4° Il lui donna le droit de guerre dans la province qu'il gouvernait.

5° Il l'autorisa à frapper des tournois et des deniers.

6° Il devait enfin relever de lui pour tous les pays où il commandait.

Il lui donna ensuite par écrit les usages[107]qu'avait établis dans son royaume son frère Baudouin,[108] roi de Jérusalem. Après avoir ainsi tout réglé ensemble, ils prirent congé l'un de l'autre. L'empereur s'en alla tout droit à Constantinople, messire Geoffroy s'en retourna dans la Morée, comblé de gloire et fort satisfait d'avoir ainsi arrangé les choses et obtenu tout ce qu'il désirait.

Au retour du prince Geoffroy dans la Morée,[109] son excellente épouse, la princesse d'Achaïe, fille de l'empereur, informée que son mari venait de se réconcilier avec son père, en remercia Dieu, et fit de grandes réjouissances. Le prince Geoffroy demanda alors l'avis de ses chefs sur les mesures à prendre pour s'emparer des places que les Grecs occupaient encore dans sa principauté, telles que Monembasia, Corinthe, Argos et Anapli.

Les premiers de son conseil lui répondirent:

« Vous savez, monseigneur, que les églises possèdent environ le tiers de toute la principauté de Morée. Elles se tiennent aujourd'hui fort tranquilles, goûtant les douceurs du, repos, et ne craignant rien de la guerre que nous faisons avec les Grecs. Nous croyons donc, monseigneur, qu'il convient de les inviter à nous aider de leurs troupes dans l'attaque des places ennemies qui nous restent à prendre; et si elles n'obéissent pas, nous vous conseillons de saisir leurs privilèges. »

Le prince goûta fort cet avis; il manda les prélats en sa présence et réclama leurs secours et leur alliance dans l'attaque des places dont il voulait entreprendre la conquête. Ces secours devaient consister en hommes et en armes destinés à là garde du pays et à l'attaque de la place de Monembasia. Les prélats lui répondirent: qu'il n'avait aucun secours de ce genre à réclamer d'eux, et qu'ils ne lui devaient qu'honneur et respect, et que quant au reste ils tenaient leurs possessions du pape dont ils relevaient.[110] Le prince fit alors saisir tous les pays, et tous les bénéfices et privilèges qu'ils possédaient. Il ne voulut rien retirer lui-même des revenus de ces bénéfices ecclésiastiques, mais il les employa à faire bâtir la place de Chloumoutzi.[111] Les prélats excommunièrent le prince et maintinrent leur excommunication. Le prince de son côté retint leurs revenus pendant trois ans, jusqu'à ce qu'il eût terminé la place de Chloumoutzi. Les prélats continuaient toujours à lancer leurs excommunications contre lui et contre tous les habitants de la principauté. Enfin, quand le prince eut terminé cette place ainsi qu'il le désirait, il envoya au très saint pape à Rome des frères mineurs[112] et des chevaliers, chargés de lui exposer: comment le prince Geoffroy étant en guerre avec les Grecs dans la Romanie, il avait prié les églises, les métropolitains, les prélats, le Temple et l'Hôpital,[113] de l'aider dans cette guerre, et comment, sur leur refus, il avait saisi leurs propriétés et leurs bénéfices dans la principauté; qu'il n'avait voulu toucher en rien lui-même à leurs revenus, mais les avait employés à bâtir une place très forte et propre à protéger à la fois les habitants de cette contrée et le port du lieu sur lequel cette forteresse était bâtie; que cette place était tellement située et fortifiée que, si les Francs étaient à différentes reprises chassés de la Morée, ils pouvaient toujours la reconquérir par là. Le prince terminait ses excuses en priant le pape de lui rendre sa bienveillance et de lui accorder un plein pardon. « Car, ajoutait-il, si par suite de ces divisions les Grecs s'emparaient de la Morée, ils ne permettraient jamais l'existence des églises latines.[114] »

Le très saint pape, informé de tous ces faits, envoya sans délai un pardon général au prince Geoffroy. Celui-ci-en adressa de vives actions de grâce au Dieu de gloire.[115] Il invita alors le métropolitain de l'ancienne Patras et ses évêques suffragants,[116] ainsi que le commandeur du Temple et celui de l'Hôpital à se rendre chez lui; il leur fit voir l'ordre du pape et son absolution, relative aux bénéfices qu'il avait saisis sur eux, et leur dit ensuite avec beaucoup d'affabilité:

« Par Jésus-Christ! Ce n'est pas moi qui ai eu tort en cette affaire; le plus grand tort doit être rejeté sur vous. Ne voyez-vous pas que «si les Grecs, Dieu nous en préserve » s'emparaient du pays que nous occupons dans la Romanie, ils ne vous permettraient jamais d'avoir des églises, ni de posséder des bénéfices, ni d'avoir des provinces,[117] ils arracheraient d'entre vos mains tous vos biens et vous tueraient. Je sais bien qu'il n'est pas convenable, et je n'en fais certes pas la demande, que vous teniez garnison, comme sont astreints à le faire les autres chefs féodaux, ni que vous serviez dans les autres occasions pour la garde du pays;[118] mais vous devez nous prêter votre secours, aussi bien quand il s'agit du siège des places occupées, par nos ennemis que quand il s'agit d'une excursion contre eux. Dans toutes les occasions enfin où nous avons à. faire un effort en commun pour le maintien, de notre conquête, nous devons nous réunir tous pour la garde du pays; car vous, vous ne signifiez rien et vous né pouvez rien sans nous. Quant à la saisie que j'ai faite des revenus de vos églises, je n'en ai rien retenu pour moi; tout a été employé à construire, dans l'intérêt du pays, la place de Chloumoutzi que, vous, voyez, et qui est d'une, telle force que, quand même nous serions chassés à plusieurs reprises de la Morée; la possession de ce seul point suffirait pour nous faire regagner le reste. Je vous prie donc maintenant, en votre qualité de Pères de l'Eglise, de vouloir bien me donner votre absolution ainsi que le pape m'a donné la sienne. Soyons dorénavant d'accord ensemble. Secourez moi dans mes affaires militaires, ainsi qu'il convient; je vous accorderai de mon côté tous les secours dont vous pourrez avoir besoin. Ils se pardonnèrent alors réciproquement et se réconcilièrent, et les ecclésiastiques lui promirent de se soumettre à sa volonté.

Le prince Geoffroy n'eut pas le bonheur de pouvoir laisser son héritage à un fils. Frappé par la loi de la nature, qui veut que tout ce qui naît doive mourir un jour, il fût en proie aux douleurs d'une maladie mortelle. Prévoyant sa mort prochaine il fit venir auprès de lui son frère Guillaume, et lui dit avec affection:

« Mon très aimé et très bon frère, je vois, que le terme de ma vie approche et que je: vais vous laisser héritier souverain de tout ce que notre père et seigneur a conquis à force de peines et de travaux, comme tout le monde le sait. Une idée, mon bon frère, tourmente mon esprit. J'ai toujours eu le projet de bâtir une église pour en faire un monastère et y déposer les restes de notre père et seigneur; mais jamais il ne m'a été possible d'accomplir ce vœu. Je vous engage donc et je vous prie, mon bon frère, que, puisqu'il ne m'a pas été donné de réaliser ce projet, vous vouliez bien acquitter mon vœu; en récompense vous obtiendrez la bénédiction de ce père et seigneur) si regretté. Faites ensuite placer ses restes dans un tombeau, et que les miens reposent près dés siens. Prenez de plus mon bon frère toutes les mesures convenables pour que ce monastère ait de bons desservants, qui y trouvent une honnête existence et nous mentionnent dans leurs prières pendant les siècles des siècles. Je termine enfin, mon bon frère, en vous conseillant d'épouser une femme en mariage légitime, pour en avoir des enfants qui héritent des pays conquis par les efforts de notre père. »

Ayant ainsi fait toutes ses dispositions, il livra son âme entre les mains de son Créateur[119]-Les prélats et les bannerets couronnèrent alors pour prince messire Guillaume, frère du prince Geoffroy; Le nouveau souverain montra plus d'habileté, de sagesse et d'activité qu'aucun des hommes ries dans le pays de la Romanie. Plein de douceur et d'humanité, il s'acquit en peu de temps l'affection de tous. Au moment où il prit les rênes du gouvernement, les Grecs occupaient encore les places de Monembasia, de Corinthe et d'Anapli tout près d'Argos. Ces places dominaient les ports principaux de la Morée, et, par leur situation, les bâtiments de l'empereur des Grecs[120] pouvaient les approvisionner et y débarquer des troupes. Cet état de choses excita une vive indignation dans le cœur du prince, et il déclara qu'il né méritait pas de porter le titre de prince delà Morée, tant que ces places ne seraient pas conquises. Il réfléchit d'abord mûrement à cet objet, demanda ensuite l'avis de ses conseillers. Le résultat de leur délibération fut que le prince n'étant pas pourvu des bâtiments nécessaires pour tenir la mer et empêcher l'approvisionnement des places, il lui était impossible de les prendre sans s'en être muni. Il envoya alors des messagers auprès du duc de Venise, et conclut avec la communauté, de cet État un traité aux conditions suivantes: La communauté devait fournir au prince quatre bonnes galères bien armées, jusqu'à ce qu'il se fut emparé de Monembasia et d'Anapli, et lui, de son côté, devait céder en propriété perpétuelle à la communauté de Venise les places de Coron et de Modon, avec leurs villages et dépendances; de plus, Venise fournissait au prince deux galères pour la garde du pays, et payait la solde de l'équipage, le prince n'étant tenu qu'aux frais de l'entretien.

Cet arrangement conclu, le prince ordonna de faire le siège de Corinthe; il fit écrire au seigneur d'Athènes, qui portait encore, le titre de mégaskyr, pour qu'il eût à se rendre au siège de Corinthe; il manda ensuite le duc de Naxos,[121] les trois seigneurs d'Euripe[122] et ceux désastres îles,[123] et les pria également de se rendre au siège avec leurs troupes bien armées. Aussitôt leur arrivée, le prince commença le blocus de la place.

La montagne sur laquelle est située la citadelle de Corinthe est large à sa base, haute et escarpée. La citadelle est placée sur la partie la plus élevée. Au midi de la citadelle est un monticule surmonté d'un plateau, mais escarpé partout et entouré de ravins profonds. Ce fut là que le prince fit bâtir un château, qu'on appela Montesquiou, et qui conserve encore aujourd'hui ce nom.[124] De l'autre, côté de la montagne, au nord, le mégaskyr fit bâtir un autre fort pour lui-même. On les approvisionna et on y plaça des arbalétriers armés de boucliers. Par ce moyen on serra les Corinthiens si étroitement, qu'ils ne pouvaient plus se procurer de bois, ni recevoir aucun approvisionnement; ils n'avaient plus que l'eau des fontaines et des puits, qui est toujours abondante sur la montagne et dans l'intérieur de la citadelle, et dont personne ne pouvait les priver. Si je voulais donner les détails de tout ce qui se passa au siège de Corinthe, le récit pourrait, fatiguer mes lecteurs. Je me contente donc de dire qu'après avoir supporté, dans l'intérieur de la citadelle, les plus pénibles privations, les Grecs, voyant enfin qu'ils n'avaient plus de secours à espérer de nulle part, capitulèrent et rendirent la place, sous la condition de conserver leurs privilèges, ainsi que les autres Grecs de la principauté. Le prince Guillaume, aussitôt après avoir occupé cette place importante, la munit de vivres, d'hommes et d'armes. Il adressa ensuite la parole au mégaskyr et aux autres chefs, et leur unt ce discours plein de sagesse:

« Mes compagnons, mes amis et mes frères, nous devons rendre des actions de grâces d'abord au Christ et ensuite à sa divine mère de la faveur qu'ils nous ont faite en nous rendant maîtres de la meilleure partie de la Morée. Il ne nous reste plus à conquérir qu'une petite partie du pays; ce sont les places d'Anapli et de Monembasia. Si cela vous est agréable, puisque nous voilà tous réunis, nous allons tenir conseil ensemble sur les mesures à prendre pour nous emparer de force de ces places. » Les plus distingués de l'armée décidèrent alors que ces deux places étant situées sur la mer et ayant des ports, il fallait les assiéger à la fois par terre et par mer.

Pendant qu'on était encore assemblé en conseil, les quatre galères vénitiennes arrivèrent à Coron. A cette nouvelle le prince et tous les autres chefs ressentirent la joie la plus vive. Les conditions auxquelles Venise accordait ses galères étant acceptées, on expédia à Coron pour faire livrer aux Vénitiens cette place avec toutes ses dépendances, et la place de Modon.[125] Tous les villages qui relevaient immédiatement de la juridiction du prince, devaient à l'avenir être possédés par le duc de Venise. Dans cette cession ne se trouvaient pas compris les terres et les fiefs des seigneurs féodaux.

Dès que les Vénitiens eurent été mis en possession de la place de Coron et de ses dépendances, les galères vénitiennes se dirigèrent tout droit sur Anapli, et bloquèrent la place par mer. Le prince y marcha de son côté avec toutes ses troupes. L'été se passa ainsi, et l’hiver commença. Ils établirent alors leurs quartiers d'hiver autour de la placé, en continuant de la bloquer par terre et par mer; et lorsque le beau temps fut revenu et qu'on entrait déjà dans l'été, Anapli, étroitement resserrée et ne recevant aucun secours, entra en pourparlers, capitula et se rendit. Des deux châteaux situés sur des hauteurs escarpées, l'un, aux termes de la capitulation, fut livré aux Francs; le second, qui était le moins fort, fut conservé aux Grecs. Les conventions furent jurées, écrites et scellées de part et d'autre.

Une fois maître d'Anapli, le prince offrit avec empressement au mégaskyr la propriété héréditaire des territoires d'Anapli et d'Argos et de leurs forteresses, et le pria d'accepter ce présent comme récompense de l'appui qu'il lui avait prêté dans le siège de Corinthe, et plus encore par l'espoir de l'engager ainsi à l'aider dans la prise de Monembasia.

Après l'occupation d'Anapli, le prince se sépara du mégaskyr, qui retourna directement à Thèbes, où il faisait sa résidence. L'hiver étant passé, le prince Guillaume envoya ses messagers pour engager le mégaskyr, les trois seigneurs d'Euripe, le duc de Naxos, les seigneurs des autres îles, le comte de Céphalonie,[126] et tous les chefs de la principauté de la Morée, à se réunir, bien approvisionnés d'armes et de vivres, pour marcher contre Monembasia dont il voulait faire le siège. La place ne pouvant être prise de force, à cause de sa situation, il voulait, en la Moquant par terre cl par mer, l'obliger à se rendre par famine.

A la belle saison, vers le mois de mars, les troupes arrivèrent de tous côtés, et se réunirent sur les prairies situées dans les plaines de Méli assignées pour lieu de rendez-vous. De la, elles marchèrent sur Monembasia, et les quatre galères vénitiennes firent voile en suivant la côte, et fermèrent la mer. Le prince établit alors son blocus, et resserra Monembasia aussi étroitement qu'on renferme le rossignol dans sa cage. Les habitants de Monembasia, qui connaissaient d'avance l'intention du prince de bloquer leur place, avaient pris tous les moyens pour l'approvisionner à temps; bien fournis de tout, ils ne faisaient que fort peu de cas de l'armée franque. Ils espéraient même, et déjà ils répandaient ce bruit, que l'ennemi, convaincu de l'impossibilité de les prendre de cette manière, ne tarderait pas à lever le blocus et à partir. Le prince, de son côté, irrité de leur orgueil, et plein de colère et d'indignation, jura sur son épée de ne pas quitter son poste qu'il ne fût maître de la place. On y établit aussitôt trois ou quatre trébuchets qui tiraient jour et nuit sans interruption sur la ville, abattaient les maisons et tuaient les hommes. Mais à quoi bon vous rapporter tant de détails, et vous raconter minutieusement ce que le prince fit à Monembasia, et dans quel état se trouvaient les assiégés? Pour abréger le récit, je me contenterai de vous dire: qu'après le serment fait par le prince de ne pas quitter Monembasia qu'il n'eût pris et la hauteur et le fort, le siège dura encore trois ans. Les assiégés, manquant de toute espèce de subsistances et presque forcés de se dévorer les uns les autres, mangèrent des souris et des chats; mais enfin, se trouvant réduits aux dernières nécessités, et voyant la mort devant eux, ils se décidèrent à faire leur soumission. Ils demandèrent alors à capituler avec le prince Guillaume, et lui proposèrent de se soumettre à lui et à ses descendants, sous la condition qu'il respecterait leurs biens et privilèges, ainsi que ceux de leur famille, et qu'ils ne seraient tenus de le servir que par mer, en recevant toujours une solde pour l'équipage de leurs bâtiments, et de plus, une légère récompense.

Le prince leur accorda toutes leurs demandes, qu'il fit rédiger par écrit et sceller de son sceau. Les serments prêtés de part et d'autre, trois des principaux citoyens de Monembasia prirent les clefs de la forteresse de Monembasia et les portèrent au prince. L'un s'appelait Mamounas, le second Monoïannis, et le dernier Sophianos; tels étaient les noms des trois familles les plus distinguées de Monembasia à cette époque. Ils saluèrent le prince, qui leur fit un très gracieux accueil. En homme sage et habile qu'il était, il leur fit cadeau de chevaux, de coursiers, et d'habillements tout d'or et d'écarlate, et leur accorda aussi des terres du côté de Valica.[127]

Beaucoup de Grecs, jusque-là rebelles, arrivaient alors de la Tzaconie et se soumettaient au prince qui leur faisait à tons le plus gracieux accueil, chacun selon son rang.

Après avoir réglé tout ce qui était relatif à la place de Monembasia et à ses dépendances, le prince Guillaume congédia les troupes et les galères vénitiennes et retourna à Lacedemonia. Il consulta ensuite les chefs de son armée, qui lui conseillèrent, après cette campagne de trois ans par terre et par mer (la guerre contre Monembasia avait en effet duré aussi longtemps), de congédier tout son monde, grands et petits, et de les prier de retourner chacun dans leurs foyers pour goûter le repos, tandis que lui resterait avec ceux qui formaient sa maison pour passer l’hiver à Lacedemonia.

Le prince donna en effet congé à toute son armée, et resta, ainsi que je viens de le dire. Il se dirigea ensuite, avec toute sa maison, dans les environs de Monembasia, à Hélos,[128] à Passava et dans les contrées voisines. Il passait ainsi son temps à parcourir ces pays, et il y trouvait beaucoup de plaisir.

Dans le tour qu'il fit dans ces contrées, il trouva, à une lieue de Lacedemonia, un petit monticule situé d'une manière pittoresque au dessous d'une plus haute montagne. Cette situation lui parut convenable pour y placer un fort; il en fit en effet construire un sur cette montagne, et lui donna le nom de Mésithra,[129] qu'il porte encore aujourd'hui. Il en fit une belle place, et un fort des plus imprenables. Ayant appris des gens du pays que le défilé des Melinges[130] était une route de grande importance défendue par des gorges fortifiées, et que dans l'intérieur se trouvaient de grandes villes occupées par des hommes fiers qui n'étaient pas accoutumés à se courber devant un maître, il songea au moyen de les réduire à son obéissance. Ses conseillers furent d'avis que, puisque le fort de Mésithra était achevé et qu'il dominait par là le passage du défilé des Mélinges, il devait en faire construire un second sur une autre position dans les environs de ces montagnes, afin de pouvoir plus aisément se rendre maître de tout le pays. Le prince monta donc à cheval, traversa Passava, et arriva dans le Magne.[131] Là, il trouva un rocher d'un aspect terrible situé sur un cap; cette situation lui plut, et il y fit bâtir un fort, auquel il donna le nom de Maïna,[132] qu'il porte encore.

Lorsque les principaux du pays et les capitaines du passage s'aperçurent que les Francs avaient bâti ces deux places, ils délibérèrent sur ce qu'ils avaient de mieux à faire. Les capitaines les plus opulents proposèrent de tenir, ferme et de ne pas se soumettre, tandis que la plupart des habitants et toute la communauté proposèrent de reconnaître le prince, sous la condition qu'il leur conserverait leurs droits et ne pourrait établir de seigneuries dans le Magne, ainsi qu'il l'avait fait dans les villes situées dans les plaines.

« Que pouvons-nous faire, disaient-ils, maintenant que ces deux places nous renferment chez nous et que nous ne pouvons plus faire d'excursions pour fournir à notre subsistance; car ici, dans nos montagnes, nous n'avons pas de ressources suffisantes? »

Les principaux du pays et les capitaines du passage, voyant les dispositions de la communauté, prirent le parti de capituler. Ils envoyèrent des messagers auprès du prince Guillaume. Ils demandèrent à se conserver indépendants, sans qu'on le jamais établir des seigneuries chez eux, non plus qu'on ne l'avait fait chez leurs pères, et à ce que tout ce qu'on exigeât d'eux fût le service militaire, service qu'ils avaient coutume de faire auparavant pour l'empereur des Grecs. Le prince accepta ces conditions, les confirma, et les leur envoya écrites et scellées de sceaux pendants.

La soumission des défilés des Mélinges une fois opérée, plusieurs de ses conseillers furent d'opinion que, pour mieux contenir tous les défilés, il était nécessaire de faire construire un fort sur le rivage, près de Ghisterna. Le prince les crut, et fit aussitôt construire un château auquel il donna le nom de Leutron.[133] A l'aide de ces trois places, de Leutron, de Mésithra et du Vieux Magne,[134] il soumit entièrement toute la contrée des Slaves,[135] et put tranquillement parcourir toute la principauté qu'il avait conquise et sur laquelle il régnait.

Je vais interrompre ici mon récit des hauts faits de Guillaume, prince d'Achaïe, et parler de ce qui concerne Théodore Lascaris, empereur des Grecs, qui régnait alors dans l’Anatolie;[136] car Constantinople était occupée par un empereur franc, appelé Baudouin, comme je l'ai rapporté dans le livre précédent. On a vu dans ce livre que Théodore Lascaris, en mourant, laissa un fils en bas âge,[137] dont l'éducation fut confiée à Michel Paléologue, le premier d'entre les Grecs de la Romanie, et que Paléologue fit étrangler ce jeune prince et s'empara de l'empire de toute la Romanie. Lorsque Ange Calo-Jean Coutroulis,[138] alors despote d'Hellade,[139] apprit l'assassinat du jeune prince par; Paléologue et son usurpation de l'empire, il ressentit une vive affliction et une douleur profonde, et fit un serment terrible de ne jamais reconnaître pour empereur ce Paléologue qui s'était tyranniquement» emparé de l’empire et ne pouvait le conserver. Il ajouta qu'il ne voulait plus de lui ni pour parent ni pour ami. Cette nouvelle blessa l'orgueil de Paléologue, qui jura que, s'il, pouvait passer en Europe, il tirerait bientôt vengeance de ses mépris. Mais Constantinople étant alors occupée par Baudouin, il lui était impossible de passer en occident. Aussi, dès qu'il se fut emparé de cette capitale,[140] qu'il eut passé à Galata, et y eut rétabli le siège de l'empire grec, s'empressa-t-il de mettre de nombreuses troupes sur pied par terre et par mer, et il commença une guerre opiniâtre contre le despote d'Arta. Celui-ci, en homme habile, fit de grands préparatifs de défense, et prit à son service les troupes franques, le prince Guillaume, le seigneur d'Athènes et les seigneurs d'Euripe, qui, moyennant un salaire convenu, le secoururent dans cette guerre.

Sur ces entrefaites, le despote Jean mourut, et laissa pour héritier de son despotat son fils Nicéphore.[141] Il avait un autre fils bâtard auquel il accorda dans la Valachie une seigneurie consistant en villes et en places fortes. Ce bâtard portait le nom de Théodore Ducas[142] et devint plus tard un guerrier aussi prudent et aussi habile que brave. A la mort de son père il conçut le projet de s'emparer de la Valachie et de la moitié du Despotat. Il fit bâtir la forteresse de Néopatras, et commença alors une guerre opiniâtre avec son frère, le despote Nicéphore; et comme les Francs avaient pris le parti de ce dernier, Théodore al la trouver l'empereur Paléologue a Constantinople, et lui fil les promesses qui pouvaient le plus le flatter, telle que celle de lui livrer, pieds et poings liés, comme un rebelle, son frère Nicéphore. Paléologue le nomma alors Sébastocrator[143] de toute la Romanie et plaça toute l'armée grecque sous ses ordres, pour qu'il pût mettre facilement une fin prompte à tous ses démêlés avec le despote d'Arta, et il le combla d'honneurs et de bienfaits.

Dès que le despote d'Arta eut appris que son frère s'était révolté contre lui et s'était allié à l'empereur de Constantinople, son ennemi, il en ressentit une profonde douleur et manda tous ses chefs pour avoir leur avis sur je parti qu'il devait prendre. Son conseil l'engagea à donner sa sœur[144] en mariage au prince Guillaume, en l'assurant que s'il avait une fois, ce prince pour frère et pour allié, il n'avait, rien à craindre d'une guerre quelle qu'elle fût avec l'empereur. D'après leur mis il envoya auprès du prince Guillaume des messagers adroits, qui se rendirent sans délai en Morée, Ils y arrangèrent tout ce qui concernait le mariage et la dot, et revinrent bientôt après trouver le despote pour lui faire part de leurs arrangements. La dot de la jeune fille devait être de soixante mille perpres,[145] que le despote donna au prince sans y comprendre les parures de mariage et les présents. On ne tarda pas à célébrer l'union, qui eut lieu dans l'ancienne Patras. Depuis cette alliance de famille, le prince et le despote conçurent l'un pour l'autre une grande affection. Ils s'entendirent parfaitement en tout, et lorsque le despote avait besoin de quelques troupes, il obtenait du prince autant d'hommes d'armes qu'il lui était nécessaire.

Je vais interrompre un instant mon récit relatif au despote d'Arta, pour reprendre le fil des événements relatifs au prince Guillaume. Depuis la conquête de la place de Monembasia, qui avait complété l'agrandissement de sa souveraineté, ce prince n'était plus en guerre avec personne. Mais alors les bannerets et les chevaliers de la Morée commencèrent à se faire la guerre entre eux, ce qui obligea chacun à établir des places et des forts qui lui appartinssent en propre. Quand ces forts furent construits, les seigneurs abandonnèrent les noms qu'ils portaient en France,[146] pour prendre le nom des pays où ils commandaient.

Je passerai maintenant au récit de la dissension qui éclata entre Guillaume, prince de la Morée, et messire Guillaume de la Roche, seigneur d'Athènes. On à vu dans mon premier livre que, dans le temps où Boniface, marquis de Montferrat et roi de Salonique était arrivé à Corinthe pour y avoir une entrevue avec le Champenois, alors seigneur de la Morée, il lui avait accordé en hommage lige d'abord Athènes, en second lieu l'Euripe, et enfin Bodonitza.[147] Comme jusqu’à cette époque le prince, aussi bien que son père et son frère,[148] avaient toujours fait la guerre d'accord avec les autres chefs, ils vivaient tous en parfaite harmonie entre eux; mais lorsque le prince Guillaume se fut établi en souverain dans sa principauté d'Achaïe, il fit dire au Mégaskyr[149] de venir lui faire hommage. Il fit dire la même chose aux seigneurs de l'Euripe et de Bodonitza. Ces derniers se réunirent pour délibérer sur cette demande, et lui répondirent qu'ils ne le reconnaissaient que comme un compagnon d'armes et que, quant à l’hommage qu'il réclamait, ils ne lui en devaient aucun et ne consentiraient jamais à lui céder sur ce point.[150] Le prince fut vivement indigné de cette-réponse. Il assembla aussitôt son conseil pour communiquer ce refus pénible pour lui. On fut d'avis qu'il devait marcher contre eux et les combattre comme des rebelles qui avaient manqué à leur allégeance. Il fit en conséquence écrire dans toute la principauté; aux bannerets, aux chevaliers, aux évêques, au Temple, à l'Hôpital, et à tous les bourgeois, en les prévenant qu'ils eussent à se rendre sans faute dans les premiers jours de mai à Nicli.

Le Mégaskyr n'eut pas plus tôt appris que le prince se préparait à marcher contre lui avec toutes ses forces qu'il écrivit à tous ses amis pour les prier de le secourir dans la guerre qu'il allait avoir contre le prince. Celui de tous ses parents et amis qui lui était le plus attaché était le seigneur de Caritena,[151] homme de la plus grande bravoure et que tout le monde redoutait en Romanie. Il avait épousé la sœur du Mégaskyr.[152] Celui-ci lui écrivit et le pria en frère de ne pas l'abandonner, car il n'avait d'espoir qu'en lui.

A cette nouvelle le brave seigneur de Caritena balança longtemps dans son esprit sur ce qu'il avait à faire. Devait-il prêter secours au prince dont il était l'homme lige et le parent de chair (car le prince de la Morée était son oncle), ou au Mégaskyr son beau-frère? Après avoir hésité longtemps, il se décida enfin pour le plus mauvais des deux partis, et pour le plus contraire à son honneur, et il déclara qu'il préférait s'exposer à tout plutôt que d'abandonner son beau-frère. Ce qui le décida surtout à prendre ce parti, ce fut la persuasion où il était que le prince son oncle lui pardonnerait facilement le tort de sa conduite. Il se mît alors à rassembler des troupes de toutes parts; cette levée d'hommes extraordinaire étonnait tout le monde. Le prince, qui comptait bien voir son neveu combattre en sa faveur, vit avec le plus grand plaisir tous ses préparatifs; mais le seigneur de Caritena, sans perdre de temps, se mit à la tête de ses troupes, et passa à Thèbes, où il trouva le Mégaskyr occupé à rassembler ses soldats. En voyant arriver son beau frère, celui-ci crut gagner en sa personne la moitié de l'univers. Tous deux célébrèrent leur rencontre par de grandes réjouissances qui devaient bientôt être suivies d'un repentir amer.

En apprenant la conduite coupable de son neveu, le prince fut profondément affligé, d'abord parce que le seigneur de Caritena avait la réputation du meilleur chevalier de la Romanie, et surtout parce qu'il était son neveu et qu'il manquait à la foi due à lui, qui était son seigneur, pour se joindre à son ennemi. Toutefois, en homme sage, il prît bientôt son parti et se consola. Il mit aussitôt son armée sur pied et il arriva à Corinthe. Il traversa de vive force le défilé de Migare et s'empara de tous les passages.

Lorsque le Mégaskyr vit que le prince avait passé le défilé de Mégare, et que, maître de ce passage, il s'avançait dans son pays à sa rencontre, il s'en affligea d'abord, mais il se mit aussitôt à la tête de ses troupes et marcha contre lui. Les deux armées se rencontrèrent sur !a montagne de Carydi; un combat eut lieu sur le sommet de cette, montagne, et Dieu, qui est toujours impartial et toujours juste, donna la victoire au prince.

Dans ce combat mourut un banneret, messire Guibert de Score,[153] qui avait épousé légitimement la fille de messire Jean de Passava. Après la mort de son premier mari, elle épousa, légitimement aussi, messire Jean de Saint-Omer; de ce mariage naquit un fils qui devint fameux dans la suite, sous le nom de messire Nicolas de Saint-Omer, et fut seigneur de Thèbes, et grand protostrator[154] de toute la principauté. Un grand nombre de sergents et de chevaliers moururent aussi dans cette bataille.

Le Mégaskyr prit la fuite et se dirigea vers Thèbes avec ceux qui purent le suivre; le seigneur de Lacedemonia accompagna son ami. C'est ainsi que le prince défit dans les montagnes de Carydi le Mégaskyr, messire. Nicolas de Saint-Omer et ses frères, les trois frères du Mégaskyr,[155] tous guerriers et chevaliers fameux, chacun levant bannière, messire Thomas seigneur de Salona,[156] les trois seigneurs d'Euripe et le marquis,[157] chacun levant aussi bannière. Je passerai sous silence, afin d'éviter les longueurs, les noms des autres chevaliers qui prirent part à cette affaire.

Le prince, en homme sage, se voyant maître du champ de bataille, poursuivit les ennemis à la tête de ses troupes et en fit un grand carnage. Bientôt il les força à se renfermer dans Thèbes et ordonna à ses troupes d'établir leurs tentes[158] autour de la ville. Les troupes pillèrent les campagnes et firent un grand nombre de prisonniers. Les primats du pays, tels que le métropolitain de Thèbes et plusieurs autres avec lui, voyant les désordres commis par l'armée ennemie, et unis par leur attachement pour les parents qu'ils avaient dans ces contrées, engagèrent le Mégaskyr et tous les seigneurs qui avaient leurs possessions de ce côté et devaient voir avec peine les ravages qu'on y faisait, à entrer en accommodement avec le prince, et parvinrent enfin à les y déterminer. Le Mégaskyr jura alors au prince que, s'il faisait cesser le pillage et la destruction, et s'il se relirait sûr les frontières de Corinthe, il irait lui-même le retrouver à Nicli, pour lui faire hommage; et que, quant au tort qu'il lui avait fait en prenant les armes contre lui, il promettait de se soumettre à la réparation que la justice déterminerait. Les bannerets intervinrent alors comme garants que le Mégaskyr se présenterait à Nicli dans le terme convenu.

Cet arrangement conclu, le prince se porta sur Corinthe, d'où il passa tout droit à Nicli. Le Mégaskyr se mit aussi en route de son côté, emmenant avec lui ses bannerets et une suite honorable et brillante, et arriva à Nicli ou le prince Guillaume l'attendait.

A son arrivée, il retrouva tous les chefs de la principauté, et entra avec eux chez le prince. Tous tombèrent à ses genoux en le priant de vouloir bien pardonner au Mégaskyr la faute qu'il avait faite en portant les armes contre lui. Le prince se laissa fléchir, et accorda noblement le pardon au Mégaskyr, qui lui fit l'hommage qui lui était dû. Il le baisa sur la bouche [159] et la réconciliation fut complète. Il déclara ensuite aux chefs présents que quant à la réparation du tort que le Mégaskyr lui avait fait en portant les armes contre lui, il s'en rapportait à la décision du roi de France, qu'il prenait pour arbitre. Le Mégaskyr jura alors de se conformer exactement aux ordres du prince. Cette affaire une fois arrangée, les prélats, les chefs du pays et le Mégaskyr lui-même amenèrent messire Geoffroy, seigneur de Caritena, la hart au cou, en présence du prince. Tous se mirent à ses genoux et le conjurèrent d'avoir pitié de lui, et de vouloir bien lui accorder son pardon. Le prince repoussa leurs prières et se montra inflexible, en faisant valoir la faute que celui-ci avait commise en s'alliant au Mégaskyr, alors son ennemi, et en abandonnant son seigneur naturel. Ils renouvelèrent cependant leurs prières avec tant d'instance qu'ils finirent par fléchir son cœur. Le prince pardonna donc au seigneur de Caritena, son neveu, mais sous la condition expresse de ne relever que de lui pour les pays qu'il lui rendait et d'être désormais son homme. Après cet arrangement, les jeunes chevaliers firent de grandes fêtes et réjouissances, formèrent des joutes et rompirent des lances. Le Mégaskyr et les seigneurs d'Euripe prirent ensuite congé du prince à cause de l'hiver qui s'approchait, et se retirèrent dans leurs possessions.

Dès le mois de mars, quand vint la belle saison, le Mégaskyr arma deux galères, à bord desquelles il s'embarqua, et arrivé à Brindes, il loua alors des chevaux, continua sa route en toute hâte, et arriva à Paris où il trouva le roi[160] célébrant la fête de la Pentecôte. Il salua humblement le roi qui l'accueillit avec beaucoup d'honneur en apprenant qu'il venait de la Romanie. Le prince Guillaume avait envoyé par un de ses chevaliers un rapport écrit sur la conduite du Mégaskyr. Le chevalier, après avoir salué le roi, lui remit la lettre du prince Guillaume. Le roi la fit lire, et comprit la raison pour laquelle le prince Guillaume l'avait rendu arbitre dans l'affaire du Mégaskyr. Il vit bien qu'il ne lui avait envoyé le Mégaskyr que pour honorer le roi de France aux yeux du monde.

Il appela donc à son conseil tous les chefs qui se trouvaient réunis à Paris à l'occasion de cette fête, et après leur avoir exposé en détail la faute commise par le Mégaskyr envers le prince de Morée et le tort qu'il lui avait fait, il leur demanda leur avis. Ils délibérèrent quelque temps, jusqu'à ce qu'ils fussent parfaitement informés des faits, Ils adressèrent ensuite la parole au Mégaskyr et au chevalier, et firent mettre par écrit là réponse qu'ils venaient de leur faire de vive voix. Le Mégaskyr se tenait debout pendant cette allocution; un baron fut ensuite chargé de prendre la parole au nom de la cour et dit au chevalier du prince:

 « Ecoutez bien, frère et ami, la réponse que vous fait la cour de France. Si le Mégaskyr eût fait hommage à son seigneur le prince Guillaume, et qu'ensuite il eût porté les armes contre lui et l'eût combattu sur le champ de bataille et face à face, d'après la loi ses biens seraient confisqués, et la justice exigerait qu'il fût déshérité, lui et sa famille, de tous les biens et de toute l'autorité qu'il tenait de son suzerain.[161] Mais, d'après le rapport écrit que vous nous avez apporté et l'exposé que vous avez fait vous-même de vive voix, il ne paraît pas à la cour que le Mégaskyr ait jamais réalisé son hommage au prince de Morée, son seigneur, d'où il suit que sa faute n'entraîne pas la confiscation. Toutefois comme le Mégaskyr savait bien avoir reçu ordre de son premier souverain, le roi de Salonique,[162] de faire hommage au prince, il ne devait pas prendre les armes contre lui et combattre son seigneur. Mais considérant que le prince Guillaume a envoyé le Mégaskyr à la cour de notre seigneur, que celui-ci s'est empressé d'offrir un dédommagement, qu'il est venu en France avec beaucoup de dépenses et de fatigues, et que le voyage de Romanie en France est long et pénible, et, de plus, en l'honneur d'un aussi grand seigneur que le roi de France, nous croyons que cette réparation suffit, et nous vous déclarons absous.»

Lorsque le baron eut achevé ce discours, le Mégaskyr ôta, son chaperon, et fit une réponse modeste; il remercia le roi et la cour, et pria ensuite la cour de vouloir bien écrire au, prince sa décision et la sentence qu'elle venait de rendre. Le roi fit aussitôt dresser cet acte; et l'affaire étant terminée, il dit au Mégaskyr avec beaucoup de bienveillance

« Puisque vous êtes venu de si loin, et avec tant de dépenses, dans mon royaume de France, il ne serait pas convenable que vous retournassiez sans avoir obtenu de moi quelque, grâce et quelque faveur. Dites-moi donc hardiment ce que vous désirez que je fasse de bien pour vous. »

Lorsque le Mégaskyr eut entendu cette proposition, il s'inclina respectueusement devant le roi et le remercia mille fois; il se recueillit ensuite un moment pour penser et il répondit:

« Je remercie votre couronne et votre royauté[163] de la bonne disposition que vous me montrez à m'accorder des faveurs. Je m'adresse donc monseigneur, avec confiance à votre saint pouvoir pour vous informer que la seigneurie d'Athènes, que je possède, ayant été anciennement gouvernée par un duc, il me serait agréable, si cela vous, plaisait, que vous voulussiez bien ordonner qu’on me donnât désormais le titre de duc. Le roi accueillit sa demande, et, conformément à ses ordres, on le fit monter sur le trône, dans l'intérieur du palais.[164]

J'interromprai ici ma relation de ce qui concerne le roi de France et le duc d’Athènes,[165] et je raconterai comment le prince de la Morée, Guillaume, alla en Pélagonie[166] avec ses troupes.

Vous avez vu plus, haut comment le despote de Koutroulisis s'allia au prince de la Morée et lui donna sa sœur en mariage;[167] comment, par suite de cette alliance de famille, l'amitié s'établit entre le prince et le despote[168] et entre leurs deux peuples, aussi intimement que s'ils eussent été tous nés d'une même mère; comment la guerre de l'empereur contre le despote prit à cette époque une nouvelle force, et comment enfin le grand Saint Théodore Ducas continuait toujours ses efforts contre son frère. Le despote prit alors la résolution de faire autant de mal que possible à l'empereur, et fit sur-le-champ écrire en Morée au prince Guillaume, auquel il envoya des messagers pour l'engager à consentir à une entrevue avec lui, afin qu'ils concertassent ensemble le moyen d'attaquer plus sûrement l'empereur de Constantinople.

Le prince emmena aussitôt avec lui ses chevaliers et ses bannerets, et passa tout droit dans ancienne Patras; le despote de son côté se dirigea sur Lépante.[169] Il passa ensuite par Drépanon[170] et arriva à Patras, où il rejoignit le prince son beau-frère. Ces deux princes et leurs peuples passèrent quelques jours dans les fêtes, et se réunirent ensuite en conseil avec leurs chefs et avec les plus habiles de ceux qui les accompagnaient. Le despote prit le premier la parole pour exposer ses sujets de plainte et le tort que lui avait fait son frère le Saint Quand il eut exposé ses sujets de plainte, les hommes les plus sages du despotat donnèrent un conseil funeste, et dont ils eurent beaucoup à se repentir dans la suite. Leur avis fut: que les deux frères, le despote et le prince, se dirigeassent avec toutes leurs troupes, à travers la Valachie,[171] sur la Romanie, pour la courir et la ravager, et que s'ils rencontraient l'armée impériale ou le Saint lui-même, ils n'avaient qu'à l'attaquer en plaine,[172] et que leur victoire était certaine.

Une fois cette disposition adoptée, le despote retourna à Arta et envoya partout des ordres pour réunir ses troupes. Le prince retourna à Andravida, et envoya également ses ordres pour que tous, grands et petits, fantassins et cavaliers, se préparassent à marcher tout armés. Le moment du rendez-vous était fixé à l'ouverture de la belle saison, aussitôt après les froids de l'hiver, et dès qu'on aurait fait la Pâque. Ils devaient se rendre au mois d'avril à Andravida, d'où ils pourraient marcher sur la Romanie.

Le despote et le prince offrirent une solde à ceux qui voudraient marcher avec eux, et rassemblèrent autant de troupes qu'ils purent. Le Saint de son côté approvisionna ses places et les mit en bon état de défense, aussi bien en ce qui concernait le nombre des hommes de là garnison qu'en ce qui concernait les vivres. Il ordonna que les habitants de la campagne eussent à se renfermer dans chaque place, autant qu'elle en pourrait tenir et autant qu'ils seraient bien armés. Le reste devait se retirer sur les montagnes avec les bestiaux qu'ils étaient chargés de garder.

J'interromprai encore une fois le récit de ce qui est relatif au Saint pour reprendre le fil de l'histoire du despote et du prince de la Morée, Guillaume, et je parlerai de leurs préparatifs dans la guerre qu'ils méditaient.

Lorsque l'hiver fut passé, et qu'avec le mois de mars arriva la saison nouvelle, où les rossignols commencent leurs concerts et que la nature tout entière se réjouit et se pare,[173] le prince Guillaume, qui était plus éloigné que le despote du théâtre de la guerre, envoya dans l'île d'Euripe et dans toutes les îles pour rassembler ses troupes, il partit ensuite de Pyrgos,[174] traversa le golfe de Lépante, et marcha tout droit vers le lieu où était le despote. Ils firent leur jonction avec toutes leurs troupes à Arta, où ils ne restèrent qu'un jour. Le lendemain ils prirent le chemin de Jannina,[175] d'où ils passèrent dans la Valachie, et ils s'y arrêtèrent pour attendre les troupes qui venaient d'Euripe et des îles ainsi que de Thèbes et d'Athènes t le seigneur de Salona. Ils vinrent tout droit par Sidéroporton,[176] et trouvèrent déjà le prince dans l'intérieur de la Valachie. Ils opérèrent leur jonction dans les plaines de Thalassinum.[177]

Les principaux seigneurs délibérèrent ensuite sur ce qu'ils avaient à faire et sur le point où ils devaient marcher. Quelques-uns, émirent l'avis de bloquer Néopatras et Zeitouni[178] et les places les moins fortes; mais les plus sensés et les plus habiles dans l'art de la guerre s'opposèrent à cette résolution, en alléguant que, si on faisait arrêter les troupes à bloquer les places, on ne pourrait en tirer aucun fruit pour la campagne. « Il vaudrait beaucoup mieux, disaient-ils, que nous pénétrassions dans la Romanie pour piller et ravager les terres de l'empereur si nous le rencontrons lui-même, attaquons-le avec la protection de Dieu, et si la faveur divine nous donne la victoire, il nous sera facile de prendre Salonique; et, à notre retour, nous occuperons la Valachie, où nous passerons l'hiver. Quant au reste, nous agirons selon les circonstances; car si le peuple et les villes de la Valachie apprennent que nous avons combattu l'ennemi et obtenu la victoire, toutes les places se soumettront à nous sans difficulté. »

Les principaux de l'armée s'entendirent alors entre eux, et détachèrent mille cavaliers et trois mille fantassins qu'ils réunirent aux premiers pour piller le pays, ils les répartirent en trois divisions, et leur donneront l'instruction de parcourir les campagnes pendant le jour pour les ravager, et, vers le soif, à l'approche de là nuit, de se réunir tous dans le même lieu. Ces trois divisions furent ainsi détachées du corps d'armée et ouvrirent là marche en pillant et ravageant toute la Valachie. Ces coureurs devançaient toujours l'armée de toute une journée. Après avoir dévasté cette province, ils traversèrent les limites qui la séparent de l’empire et qui portent le nom de Catécalou;[179] ils rencontrèrent sur leur chemin la place de Servia,[180] et arrêtèrent quelques habitants de cette place, qu'ils interrogèrent sur les dispositions de l'ennemi. Ceux-ci assurèrent que le Sébastocrator, avec toute l'armée de l’empereur Michel Paléologue, les attendait près d'Andrinople dans les grandes plaines; et qu'il devait marcher à leur rencontre dans cette direction. « Nous croyons même, ajoutèrent-ils, qu'il â passé près de Salonique. »

Le prince et le despote, à ces paroles, firent éclater une vive joie en présence de l'armée, pour prouver la bonne disposition où ils étaient de livrer bataille. Ils se réunirent aussitôt en conseil pour délibérer sur ce qu'ils avaient à faire, et le résultat de cette délibération fut, qu'ils marcheraient sans délai sur le point occupé par l'armée ennemie. Ils espéraient obtenir une victoire facile sur eux, et si la fortune les favorisait, ils comptaient bien rester maîtres de la Romanie. Ils montèrent alors à cheval et arrivèrent dans là Pélagonie.

Aussitôt que Théodore Ducas, souverain de la Valachie et Sébastocrator de toute la Romanie eut appris que le prince et le despote s'avançaient contre lui,[181] il répartit son armée en plusieurs divisions, et donna à chacun de ses commandants des instructions précises sur la conduite qu'ils devaient tenir. Il avait avec lui environ deux mille Coumans, qui, formant ses, troupes les plus légères, montèrent à cheval pour lui servir d'avant-garde et éclairer le pays. Ensuite venaient trois cents Allemands. Il rangea après eux les Hongrois, et en fit une autre division. Après eux venaient les Serviens et les Bulgares. Il marchait lui-même ensuite à là tête des Grecs, et des Turcs.[182] Dans cette répartition des différents corps, on trouva vingt-sept divisions de cavaliers.

En homme, prudent et subtil, Théodore fit rassembler tous les habitants des villes et villages, et leur ordonna de conduire leurs bœufs, ânes et chevaux, sur le sommet des montagnes, de manière que, de loin, ces paysans pussent offrir l'apparence d'un corps de cavalerie. Et comme pendant la nuit chacun était tenu d'allumer une torche, les montagnes paraissaient tout en feu. Il enjoignit de plus à tout son monde, grands et petits, aussi bien à ceux de l'armée comme aux habitants des campagnes, de pousser des hauts cris tous à la fois, afin qu'on prît ces cris pour le bruit du tonnerre qui faisait trembler la terre.

Il choisit ensuite plusieurs hommes affidés qui, d'après ses instructions, devaient faire semblant de déserter à l'ennemi avec armes et bagages et débiter les nouvelles les plus fausses au prince et au despote, en faisant toujours un grand éloge de l’armée impériale, et en exagérant adroitement les choses de dix pour un. Ceux-ci débitèrent en effet tant de faux rapports que l’armée du despote tomba dans un grand découragement.

Le Sébastocrator s'adressa encore à un homme de son conseil, et il promit des privilèges et de grandes richesses s'il voulait faire semblant de déserter auprès du despote, pour lequel il lui donna en secret une lettre, en l'engageant de plus à lui parler de vive voix pour mieux le persuader de la vérité de ce qu'il disait. Celui-ci prit la lettre, se mit en chemin et vint à marches forcées vers le despote avec lequel il eut un entretien secret. Cet homme subtil et plein de ruses commença à parler au despote en versant des larmes.

« Seigneur, lui dit-il, votre frère m'envoie auprès de vous pour vous communiquer un secret. Il est vrai, et lui-même il l'avoue, que c'est par un sentiment d'envie et par suite de sa propre inexpérience des hommes que vous vous êtes brouillés ensemble. Vous vouliez avoir la Valachie; lui, voulait avoir le Despotat. C'est depuis ce moment que la haine a germé entré vous deux qui êtes frères, et a amené le spectacle scandaleux de deux frères armés l'un contre l'autre. Il est résulté de la que votre frère mon maître, voyant que vous vous avanciez contre lui pour lui enlever la Valachie, et ne sachant, dans cette extrémité, que résoudre et où donner de la tête, a eu recours à l'appui de l'empereur votre ennemi, qui venait d'apprendre que vous aviez réuni toutes vos forces, et qu'après avoir fait un frère du prince de la Morée en lui donnant votre sœur, vous l'aviez appelé à votre secours avec toute son armée. En cela, seigneur, vous avez suivi un mauvais conseil. Qui donc a pu vous aveugler au point de vous faire renoncer au repos et abandonner votre pays pour venir combattre l'empereur jusque dans la Romanie?

« Qui êtes-vous donc, ô despote, pour oser porter les armes contre un empereur qui a. tant de provinces sous son pouvoir? Daignez m'écouter et vous fier à. moi. Des armées considérables s'avancent ici à votre rencontre. L'empereur compte dans son armée cinq cents Allemands d'élite, environ trois mille Hongrois tous armés de javelots, et quatre mille Bulgares et Servions. Tous les Grecs de là Romanie font partie de l'armée, et il amène de plus des Turcs sans nombre de l'Asie. Quoique le prince de la Morée ait réuni ses forces aux vôtres, vous n'aurez à opposer à l'armée impériale qu'un homme contre deux cents. Votre frère, seigneur, assure que, bien qu'un emportement funeste vous ait brouillés ensemble, il n'aime personne au monde plus que vous. C'est cette sincère affection pour vous qui le fait s'attendrir sur votre sort. Vous savez combien l'empereur Michel Paléologue[183] nourrit de haine contre vous. St vous lui livrez bataille, peut-être y périrez-vous malheureusement; mais si vous survivez et que vous soyez remis vivant entre les mains de l'empereur votre ennemi, jamais vous ne verrez plus Arta ni votre Despotat. Votre frère mon maître a donc pris en considération l'embarras de votre position, et il vous conseille de partir avec tous les jeunes seigneurs du Despotat et de retourner dans votre patrie pour y garder vos places. Lors même que dans cette retraite vous perdriez quelques-unes de vos troupes, vous les remplacerez quand vous voudrez, si vous restez maître de votre pays. »

Après avoir rapporté ces paroles et bien d'autres, toujours les larmes aux yeux, ce perfide s'aperçut que le despote commençait à se laisser effrayer, et il demanda son congé; mais le despote le retint jusqu'à ce qu'il se fut entretenu avec le prince à ce sujet. Il manda en secret deux jeunes gens, et leur dit: « Allez sur-le-champ trouver le prince de ma part, et priez-le de venir promptement ici, car j'ai besoin de lui. » Les deux jeunes gens coururent dans la tente du prince et lui donnèrent cet avis, et le prince se hâta de se lever et de se rendre dans la tente du despote. Le perfide envoyé, qui s'y trouvait encore, recommença de nouveau son rapport, qu'il répéta en détail au prince, de la même manière qu'il venait de le faire au despote. Il prit enfin congé, retourna auprès du Sébastocrator, et lui raconta ce qu'il avait fait avec le despote et comment celui-ci lui avait promis de partir dans la suit J Théodore fut vivement réjoui de cette nouvelle, et la communiqua aussitôt à ses conseillers les glus intimes, qui n'en eurent pas moins de joie. Le despote d'Hellade, au contraire, était plongé dans l'affliction; il délibéra d'abord avec le prince sur ce qu'il avait à faire. Tous deux convoquèrent ensuite tous leurs chefs; et, après leur avoir fait prêter serment de ne rien divulguer de ce qu'on allait leur communiquer, le despote prit la parole, et raconta en détail tout ce qu'il avait appris par l'homme perfide que le rusé Sébastocrator lui avait envoyé.

Parmi ces chefs, les uns crurent que le rapport de l'envoyé était vrai; les autres pensèrent qu'il était faux d'un bout à l'autre. Le seigneur de Caritena,[184] ce fameux guerrier, était ému de honte à la seule idée d'une fuite, et prétendit que le vilain[185] qui avait fait ce rapport de la part du despote en avait menti. « Toutes ces paroles, ajouta-t-il, ne sont que des fanfaronnades des Grecs, qui ont toujours l'habitude de se vanter et de dire du mal de leurs ennemis. Arrêtons-nous ici dans Ces plaines, et s'ils viennent nous attaquer, recevons-les avec courage. N'ayez rien à redouter de leur grand nombre. Une armée désordonnée, composée de plusieurs nations qui ne parlent pas la même langue, ne saurait jamais être parfaitement unie. Si nous sommes moins nombreux, nous parlons du moins la même langue et nous sommes tous comme des frères. Ce moment va prouver si nous sommes des braves. »

La majorité des chefs avait déjà cédé à la peur et né voulut pas se rendre à l'avis du seigneur de Caritena. Il fut enfin arrêté par le conseil que cette nuit même, aussitôt que la lune se serait fait entrevoir et que tout le monde serait livré au sommeil, chacun profiterait de la lumière de cet astre pour partir aussi secrètement et aussi silencieusement que possible, afin d'éviter toute espèce de danger. Ce plan de fuite une fois arrêté par le conseil, chacun se rendit dans son cantonnement. Mais le brave seigneur de Caritena était profondément troublé et de la honte de fuir et de celle d'abandonner ses soldats. Il commença à rouler dans sa tête comment il pourrait les secourir et échapper au crime de les avoir sacrifiés injustement. Dans son agitation il s'arrêta près de sa tente, et avec un bâton qu'il tenait à la main il frappa fortement sur le poteau, en s'écriant: « Poteau ! Soutiens bien la tente qui me couvre, et dis lui d’ajouter foi à mes paroles. Je l'aime trop pour la laisser exposée au danger. Il a été décidé entre le prince et le despote: que nous, les chefs de l'armée, nous partirions dans la nuit et abandonnerions le menu peuple à tous les dangers. Je te dis donc, ô ma chère tente, de ne pas croire qu’il en soit autrement. Prends tes mesures pour ton salut et tâche d'échapper au danger.[186] »

A ce discours extraordinaire la frayeur s'empara des troupes et le désordre se mit partout. Bientôt le bruit s'en répandit de bouche en bouche. Le prince, saisi d'indignation, manda devant lui le seigneur de Caritena et lui dit avec amertume: « Imprudent ! Comment pourras-tu justifier ce que tu viens de faire? Comment as-tu pu trahir ton serment et divulguer la décision du conseil? Ta conduite est bien légère et tu as commis une grande faute. »

Le seigneur de Caritena lui répondit: « Je n'ai pas commis une grande faute, et je suis prêt à combattre contre quiconque me blâmera, et à repousser victorieusement les reproches de tout autre que vous, qui êtes mon seigneur lige et auquel je dois obéissance. Quant à ceux qui ont donné le conseil de fuir et d'abandonner ici notre armée, je les regarde tous comme des lâches et des misérables. S'ils veulent se montrer dignes d'être chevaliers, qu'ils portent les armes comme de vrais guerriers, dont ils usurpent le nom ! »

Le prince sentit toute là vérité de ces paroles, et, plein de honte, il se repentit vivement de tout ce qui venait de se passer. Il ordonna donc à son maréchal de faire proclamer dans tous les rangs: que l'armée n'eût rien à craindre de ce bruit de fuite qui s'était répandu; qu'un tel bruit était dénué de tout fondement, et que le lendemain, Dieu aidant, ils livreraient bataille à l'ennemi.

Les Moraïtes furent pleins de joie à la nouvelle de cette bataille qu'ils désiraient. Mais les troupes du Despotat en furent contristées. Les principaux chefs s'adressèrent au despote et lui dirent: « Que voulez-vous donc faire, seigneur? Voulez-vous que nous mourions tous ici avec vous? Gardez-vous bien d'écouter ces malheureux Francs de la Morée, qui prétendent que le courage de leurs troupes n'est point abattu et qu'elles demandent le combat avec ardeur...

Le despote répondit: « Ce que nous avons arrêté dans le conseil, je l'exécuterai. Les Moraïtes peuvent parler et agir comme bon leur semblé. Que quelques-uns d'entre vous aillent donc trouver les troupes du Despotat et leur annoncent que dès ce soir, à la première apparition de la lune, nous partirons tous en silence pour retourner dans nos foyers. S'il en est parmi eux qui désirent les combats, qu'ils attendent ici jusqu'à demain, et ils trouveront ce qu'ils cherchent...

Les Grecs du Despotat exécutèrent en effet cette résolution, et quittèrent leurs cantonnements au commencement de la huit; conduite bien criminelle de la part du despote, puisque c'était à sa prière seule que le prince Guillaume et la, fleur des nobles hommes de son pays étaient accourus de la Morée, où ils jouissaient d'un repos parfait et d'une puissance indépendante, pour le secourir dans une guerre qui lui était personnelle ! Et lui, il les abandonnait lâchement entre les mains de leurs ennemis !

Qui donc pourra se fier dorénavant à l'amitié et à la parole d'un Grec?

L'homme perfide qui avait tramé ces ruses, voyant le despote partir avec toutes ses troupes et le prince rester seul avec les siens, regagna promptement le camp du Sébastocrator pour lui rapporter la nouvelle de ce départ. Le Sébastocrator plein de joie mit en ordre toutes ses divisions, se plaça à leur tête et se dirigea tout droit sur la Pélagonie. Ils partirent le samedi en s'approchant toujours de l'armée du prince de Morée, et le dimanche, de bonne heure, le combat commença.

Lorsque le prince apprit de son côté la fuite du despote et se vit dans la Pélagonie seul avec ses propres troupes de la Morée contre toute l'armée impériale qui marchait contre lui, en homme sage et en brave guerrier qu'il était, il adressa ce discours aux chefs de son armée et à tous les chevaliers francs et grecs, en leur donnant des conseils d'un ton plein d'affabilité et en cherchant à les consoler:

« Mes compagnons, leur dit-il, mes amis, mes frères, mes enfants, Dieu m'est témoin de la douleur que me fait éprouver la conduite de mon beau-frère le despote, qui m'a trompé comme un enfant et m'a amené ici C'était par affection pour lui et dans l'intérêt de ma propre gloire que, le voyant menacé de périr ou d'être dépossédé par son frère le Sébastocrator, qui, après lui avoir pris la Valachie, voulait encore usurper sur lui le Despotat, je me suis mis à la tête de mes troupes et de vous tous, chevaliers, qui êtes mes hommes liges, et que je suis entré dans, son alliance et lui ai donné mon secours. Et lui, après nous avoir amenés dans la Romanie, il nous livre à son frère comme Judas livra le Christ aux Juifs ! Mais puisque nos péchés nous ont conduits au milieu de nos ennemis, et que, comme vous le voyez, nous sommes ici bien loin de la Morée, je dois vous prévenir de ne pas songer à une retraite. Il nous serait d'abord impossible de l'exécuter, et lors même qu'elle nous serait facile, ne serait-il pas honteux que nous, qui sommes des guerriers, nous prissions la fuite comme des femmes? Tenons donc de pied ferme ici, comme des soldats aguerris. Défendons à la fois et notre vie et notre honneur, ainsi que doit le faire tout homme qui porte des armes. Les ennemis qui se présentent contre nous sont un ramas de différents peuples, et parlent différentes langues. Des parties si dissemblables, croyez-moi, ne peuvent jamais former un bon ensemble. Nous, au contraire, nous sommes, il est vrai, moins nombreux qu'eux, mais nous nous connaissons tous, nous sommes du même rang, nous sommes tous égaux, nous devons nous aimer comme des amis et des frères. Et si nous nous portons Pua à l'autre l'affection que nous nous devons, chacun de nous vaudra quinze de nos ennemis. De toute cette armée, je ne fais cas que des Allemands. Ils sont au nombre de trois cents, et ont à leur tête le duc de Carinthie.[187] Je sais que la première division qui ouvre la marche est celle des Allemands; nous devons donc, en guerriers expérimentés, faire tous nos efforts pour repousser leur choc impétueux. Si Dieu nous accorde sur eux la victoire, le centre de l'armée sera pour nous comme des corneilles pour des faucons. Je pense donc que notre première division doit être composée d'hommes d'élite, de soldats aguerris et craignant la honte plus que la mort. Le seigneur de Caritena, mon neveu, la commandera. J'espère en Dieu d'abord, et ensuite en son courage, qu'il se conduira en bon chevalier. »

On suivit les conseils du prince pour la répartition des divisions de l'armée amenée par lui en Pélagonie. Bientôt les Grecs se montrèrent dans la plaine, ayant à leur tête le régiment allemand. A leur première vue, le seigneur de Caritena marcha contre eux en faisant abaisser les lances. Le premier qui fut atteint de sa lance fut le duc de Carinthie.[188] Il lui asséna un coup si à plein sur la poitrine qu'il l'étendit tout roide sur la terre, lui et son cheval.[189] Il en abattit ensuite deux autres à ses côtés, qui étaient ses parents. Malheureusement sa lance se brisa en morceaux dans ses mains. Il tira alors son épée et continua à donner sur les Allemands. Tous ceux qui se présentaient à lui étaient taillés en pièces, sans qu'aucun pût en échapper. Ses compagnons d'armes l'environnaient et combattaient à ses côtés, et l'exemple de l'intrépidité de chacun ajoutait à l'enthousiasme de tous. Les Allemands tombèrent tous, tués et massacrés par les Français.

Lorsque le Sébastocrator vit de sa place que les Allemands lâchaient pied et que le découragement commençait à les troubler, il accourut promptement sur le point où se trouvaient les divisions hongroises; il leur ordonna de tirer leurs flèches et s'écria résolument:

« Que la crainte de frapper les Allemands qui sont des nôtres ne vous arrête pas. Déjà je vois que ce dragon de seigneur de Caritena les a tous déconfits. Si vous ne voulez tirer que sur des Français, vous ne parviendrez jamais à les mettre en désordre. Frappez sur le gros de la bataille et tâchez surtout de faire périr les chevaux, afin que les cavaliers tombent avec eux et que nous les abattions avant qu'ils nous détruisent. Qu'importe que les Allemands en souffrent. Il vaut mieux qu'ils périssent seuls que de voir toute notre armée anéantie.»

Les Hongrois suivirent les ordres qui leur étaient donnés et commencèrent à tirer indistinctement sur les Français et sur les Allemands. Les Coumans s'avancèrent en même temps de leur côté et tirèrent sur l'armée française. A quoi bon vous donner des détails superflus? Ils détruisirent tous les chevaux des Français et des Allemands, et abattirent les cavaliers. L'intrépide seigneur de Caritena tomba lui-même avec son cheval. A cette vue, le Sébastocrator, qui suivait tous ses mouvements et qui le reconnut, poussa un cri retentissant, accourut vers lui, défendit que personne n'attentât à sa vie et lui dit:

« Seigneur de Caritena, mon frère, avant qu'on ne vous égorge, rendez-vous à moi; je vous jure sur mon âme que vous n'avez rien à craindre. » Il en renouvela le serment sur son épée, et le seigneur de Caritena se rendit.

Lorsque cet intrépide guerrier se fut rendu, on baissa sa bannière à l'endroit où il fut pris. Mais le Sébastocrator la releva de sa main et la remit entre les mains d'un homme de sa suite, en lui recommandant de la prendre sous sa garde et de la lui conserver.

Aussitôt que le prince Guillaume s'était aperçu que, dès le commencement de l'attaque impétueuse et meurtrière du seigneur de Caritena contre les Allemands, le Sébastocrator avait fait avancer les Hongrois et les Coumans, et leur avait recommandé de tirer particulièrement sur les chevaux, il était accouru lui-même pour porter secours au seigneur de Caritena et empêcher qu'il ne succombât. Mais la multitude des troupes ennemies et l'épaisseur de leurs flèches étaient telles que les chevaux tombaient partout et renversaient les cavaliers. Ainsi démontés et entourés d'ennemis de toutes parts, ne sachant plus que faire, plutôt que de mourir inutilement, il leur fallut, bon gré mal gré, se rendre tous prisonniers aussi bien que le prince lui-même. Les simples soldats seuls échappèrent et arrivèrent dans la Valachie. Le reste fut, tué et dépouillé par l'ennemi.

La bataille terminée et les Francs faits prisonniers, le Sébastocrator fit dresser les tentes, Celle de son cantonnement était soutenue par quatre colonnes. Il y entra et convoqua, tous les chefs et les principaux de son armée. Il donna ensuite ordre d'amener devant lui le prince Guillaume, le seigneur de Caritena et tous les chevaliers. Il prit honorablement le prince par la main, le salua avec affabilité et le fit asseoir auprès de lui. « Soyez le bienvenu, lui dit-il, mon frère et beau-frère.[190] Depuis longtemps j'avais un désir extrême de vous voir, et ce désir est enfin satisfait. »

Il prit de l'autre main le seigneur de Caritena, et le fit asseoir honorablement de l'autre côté, près de lui. Lorsque tous furent assis, et que la tente fût remplie des chevaliers et des autres chefs, le Sébastocrator adressa la parole au prince et lui dit:

« J'en jure par le Christ, prince mon frère et mon beau-frère, vous deviez remercier Dieu et les saints de ce qu'ils ont fait pour vous, en vous rendant vous et vos parents, maîtres de la Morée, où vous régniez avec gloire. Vous deviez jouir en paix de votre seigneurie, et ne pas chercher déshériter les autres de leurs biens. Dites-le-moi ici: quel tort ai-je eu a votre égard, quelle injure vous ai-je faite pour que-vous marchiez contre moi dans le dessein de me dépouiller de ce qui m'appartient? Mais c'était peu de me faire la guerre, à moi votre voisin, à moi dont vous avez épousé la sœur; vous avez voulu encore marcher contre le saint empereur mon seigneur, pour vous emparer de sa souveraineté et devenir empereur à sa place. Ouvrez donc aujourd'hui les yeux, et apprenez combien mon souverain est plus puissant que vous et est plus véritablement chrétien; car Dieu, qui règle tout d'après la justice, vous a livrés entre ses mains et soumis à sa volonté; et de même que vous vouliez le dépouiller de sa souveraineté, de même il va vous expulser de la Morée, qui ne vous appartient pas car c'est lui qui, de père en fils, est le souverain de toute la Romanie. »

Lorsqu'il eut fini ce discours, le prince lui répondit sagement en langue grecque: « Seigneur Sébastocrator et mon beau-frère,[191] votre position est sans doute supérieure à la mienne en ce moment, et vous permet de parler avec aisance, car je suis votre prisonnier; mais dussiez-vous me faire mettre à mort sur la place, je ne puis résister à vous dire au moins une partie de la vérité. Il ne convient pas à un homme bien né de se vanter et de déprécier ses ennemis, quand la fortune contraire lésa placés dans ses fers, comme moi dans les vôtres. Mais ce qui est plus odieux encore, c'est de blâmer les autres d'une faute dont on est seul coupable. Si j'ai cherché, mon frère, à exhausser mon honneur et à augmenter mes richesses et ma gloire, vous ne devriez que m'en louer, et n'aurais été digne de blâme que si j'eusse attaqué un de mes parents et cherché à dépouiller de leurs biens mon propre sang et les amis de mon sang. Je ne suis qu'un prince, et un faible guerrier, et cependant ce n'est pas contre un de mes parents qu'on m'a vu marcher, mais bien contre un empereur, contre le souverain d'un des Etats les plus puissants du monde, contre un homme célèbre par son courage entre les guerriers. Il était donc glorieux à moi, simple guerrier, de m'attaquer à un empereur; et d'ailleurs cet empereur est de la race et de la nation grecque, et je n'ai aucune parenté avec lui. Mais vous qui êtes le propre frère du despote, vous ne vous êtes pas contenté de ce que, sur les biens de votre père, il vous abandonnait en toute propriété la Valachie, cette portion si importante de l'héritage paternel; vous avez voulu, en vous emparant aussi du Despotat, le dépouiller de tout et le laisser pauvre et sans ressource. Tous avez commis un crime plus grand encore: c'était peu que de l'attaquer seul, quoique voisin et allié, ainsi que cela arrive dans le monde; vous êtes accouru vers l'empereur, ce puissant souverain que vous connaissiez pour son ennemi personnel; vous avez sollicité son alliance, et en avez obtenu des forces considérables, afin d'accabler entièrement votre frère et de le dépouiller. Il ne vous sied nullement, mon frère, et c'est même une honte pour vous, de profiter de ce moment où la fortune contraire des combats m'a fait tomber entre vos mains et rendu votre prisonnier, pour me faire ici, devant tant de personnages nobles, les reproches les plus durs et les plus injustes, et de vous décharger de vos propres fautes pour les rejeter sur moi qui n'en suis pas coupable. »

À ce discours du prince, à cette manifestation de fierté avec laquelle lui répondait un prisonnier assez imprudent, pour oublier les fers qu'il portait, le Sébastocrator s'enflamma de la plus vive indignation, et s'il n'eût été en présence de plusieurs personnages nobles, francs et grecs, il se fût sans doute, dans son courroux, porté à quelque acte déshonorant pour le prince; mais quand ces hommes nobles s'aperçurent du changement de la physionomie du Sébastocrator et de son courroux prêt à éclater, ils cherchèrent par de bonnes paroles et par de douces manières à calmer son indignation, et ils parvinrent enfin à les concilier.

Le Sébastocrator se reposa dans la Pélagonie avec toute son armée. Il consacra deux jours à enterrer les morts et à soigner les blessés; il se mit ensuite en route avec son armée pour se rendre à Constantinople, où était l'empereur. Il emmena aussi honorablement avec lui le prince, qui chevauchait à ses côtés et couchait dans le même lit que lui.[192] Arrivés à Constantinople, le Sébastocrator prit le prince Guillaume par la main et entra avec lui au palais. L'empereur était assis sur son trône, au milieu de tous ses jeunes seigneurs qui l'environnaient de toutes parts. Le prince se jeta d'abord aux genoux de l'empereur pour le saluer; mais celui-ci, en homme sage et noble, le prit par la main et le releva. « Que le prince de la Morée, » dit-il, et tous ses compagnons soient les bienvenus ici! » Il le fit asseoir quelques instants, et, d'après son ordre, on le conduisit ensuite avec beaucoup d'honneur dans sa prison. On plaça dans la même prison le seigneur de Caritena et tous les bannerets, afin qu'en vivant réunis ils se consolassent mutuellement.

Après une semaine d'emprisonnement, l'empereur fit amener le prince, avec les chevaliers de sa suite, dans son palais,[193] et adressant la parole au prince, il lui dit:

« Prince, vous le voyez de vos propres yeux, vous voilà entre mes mains et dans mes fers. Je puis à mon gré vous délivrer ou vous faire mourir. Soyez bien convaincu que lors même que vous seriez en personne dans la Morée, où vous régniez, vous ne pourriez soutenir longtemps cette guerre que vous avez commencée contre moi, et qu'avant peu de temps, en vous attaquant par terre et par mer, je vous aurais expulsé de la Morée et aurais repris un pays qui m'appartient par droit d'héritage. Si donc, profitant moi-même de ce moment où, vous et tous les seigneurs qui vous ont accompagné; vous êtes mes prisonniers, je voulais envoyer une armée contre la Morée, en expédiant une partie de mes forces par mer à bord de mes galères, et le reste par terre, combien ne me serait-il pas facile de m'emparer de votre pays dépourvu de troupes et de vous l'enlever? Mais puisque vos aïeux ont dépensé des sommes considérables pour conquérir la Morée que vous tenez d'eux, je vous engage, prince, plutôt que de perdre le fruit de tous ces sacrifices et d'être entièrement dépouillé de vos biens, à prendre dans mes trésors, vous et les chevaliers qui vous accompagnent, tout l'argent que je veux bien vous offrir, comme compensation. Vous recouvrerez alors votre liberté, et pourrez, de cet argent, acheter en France de nouvelles terres, pour les posséder à perpétuité vous et vos enfants; mais laissez-moi la Morée qui m'appartient, et quittez ce pays; car si j'étais assez imprudent pour vous délivrer de votre prison et vous laisser établir en Morée, comme vous étiez établis auparavant, vous ne sauriez jamais rester en paix, ni vous, ni vos enfants, et vous ne pourriez consentir à manger tranquillement votre pain. »

Lorsque le prince eut entendu ces paroles,[194] il se recueillit un instant pour répondre avec plus de mesure. Prenant alors la parole après l'empereur, il lui dit:

« Despote, saint empereur, je prie ta puissance[195] de vouloir bien excuser la réponse que je vais te faire comme étranger et homme ignorant que je suis. Tu m'ordonnes[196] de te rendre le pays et la souveraineté que j'ai dans la Morée, et d'accepter, moi et mes compagnons ici présents, une partie de tes trésors, pour retourner en France y acheter des terres et nous y reposer; je te répondrai en peu de mots sur ce que je puis faire, et cette réponse sera la vérité tout entière. Dusses-tu me retenir cinquante-cinq ans,[197] tu n'obtiendras rien autre chose de moi que ce que je vais te dire. Le pays de la Morée, seigneur, n'était ni la propriété de mon père, ni celle de mon grand-père, et elle ne m'appartient pas en propre à moi-même, de manière qu'il me soit permis de la céder ou de la rendre. Ce pays a été conquis par l'épée de ces nobles hommes qui vinrent de France en Morée avec mon père, comme amis et compagnons d'armes. Ils se sont ensuite partagé les terres, la balance à la main, et chacun a obtenu une part proportionnée à sa puissance, Cette répartition faite, ils ont choisi et désigné mon père comme l'homme le plus sage et le plus honoré, pour être chef sur eux tous.[198] Mais ils ont établi en même temps des conventions et des chartes dressées par écrit,[199] et d'après lesquelles il ne pouvait à lui seul[200] rester maître de rien faire au monde, et il devait suivre le conseil et la volonté de tous ses compagnons.[201] Ainsi donc, seigneur, tu vois bien que, de ce que mes ancêtres ont contribué à conquérir ce pays par leur épée, il ne s'ensuit pas que j'aie le pouvoir de rien céder des pays que je gouverne,[202] attendu que la charte de la conquête s'y oppose. Mais d'après les usages reçus entre les chevaliers, et relatifs aux prisonniers de guerre, nous t'offrons pour notre rançon des perpres[203] et de l'argent. Daigne proportionner ta demande aux moyens de chacun de nous, afin que nous puissions nous racheter et sortir de prison. Si tu acceptes notre offre, seigneur et saint empereur, chacun fera tous ses efforts pour te donner ce qu'il possède. Si tu ne veux pas accéder à cette proposition, tu nous tiens dans les fers, fais de nous ce que tu voudras. »

A ce discours l'empereur s'enflamma de courroux, et dit au prince avec indignation:

« Prince, vous prouvez bien ici que vous êtes un Franc; vous avez tout l'orgueil qu'on reconnaît en eux. C'est cet orgueil qui a fini par les perdre, et qui a hâté leur complète destruction; c'est ce même orgueil qui vous a amené vous-même dans cette prison et vous a livré entre mes mains. Je vous jure comme empereur, et tenez cela comme bien certain, que jamais vous ne sortirez d'ici pour de l'argent. Jamais, pour prix de votre délivrance, je n'accepterai de rançon pécuniaire. »

L'empereur le fit alors saisir et reconduire dans sa prison. Tous ceux qui étaient présents, les Francs aussi bien que les Grecs chargés de sa garde, manifestèrent au prince leur mécontentement de son orgueil et on le mena en prison. Il y resta trois ans avec les siens, faisant toujours tous ses efforts pour être mis à rançon.

Quand tous virent enfin qu'ils ne pourraient jamais sortir de prison et obtenir leur liberté par une rançon pécuniaire, le prince, du consentement du seigneur de Caritena et des autres bannerets, convint avec l'empereur de lui rendre, pour prix de leur liberté à tous, la forteresse de Monembasia, celle du Vieux-Magne, et la belle forteresse de Mesithra,[204] sous la condition de pouvoir sortir de sa prison avec tous ses gens, grands et petits. Ces conventions furent ensuite dressées, écrites et scellées.[205]

L'empereur avait alors un fils en bas âge, qu'il voulait baptiser. Il engagea le prince à tenir son fils sur les fonts de baptême.[206] C'était, à ce qu'il pensait, un moyen certain de confirmer leurs conventions, de prévenir toute guerre qui pourrait éclater plus tard, et d'assurer leur bonne harmonie; de telle sorte que si jamais l'un d'eux était menacé ou attaqué, l'autre viendrait à son secours, à la tête de toutes ses forces.[207]

Ce traité une fois conclu, le prince et ceux qui étaient avec lui chargèrent le seigneur de Caritena d'aller en personne en Morée, pour faire délivrer entre les mains du jeune fils de l'empereur, qu'il amenait avec lui, les places mentionnées plus haut.

Le prince, en acceptant ces conditions, nourrissait toujours l'arrière-pensée d'employer tous les artifices possibles pour reprendre les places qu'il allait livrer. Il voyait qu'il n'y avait aucun autre moyen de se tirer de prison, lui et les siens; et en rompant un jour les serments qu'il avait faits, il pensait qu'on ne pourrait avec raison l'accuser de parjure, puisqu'il y avait été forcé par l'occasion, que l'église d'ailleurs autorise à en agir ainsi[208] et que les hommes sensés l'en loueraient.

Le vaillant seigneur de Caritena sortit de Constantinople accompagné de ceux des officiers impériaux qui étaient envoyés avec lui pour recevoir les places. Ils firent leur voyage par terre, traversèrent la Romanie, entrèrent dans la Valachie et arrivèrent à Thèbes. C'est là qu'ils trouvèrent le Mégaskyr de retour d'auprès du roi de France,[209] auquel le prince Guillaume l'avait envoyé comme je l'ai dit plus haut, et qui était revenu avec une nouvelle dignité que ce roi lui avait accordée en ajoutant à ses titres celui de duc d'Athènes. Lorsque le duc vit arriver son beau-frère le seigneur de Caritena, qu'il aimait tendrement, il lui fit la meilleure chère, ainsi qu'on fait à un frère. Il l'interrogea sur ce qui s'était passé pendant son absence et fut vivement affligé d'apprendre que, pour se délivrer des prisons de l'empereur, le prince s'était engagé par un acte écrit à lui livrer les places de Monembasia, du Grand-Magne et de Mesithra. Il déclara même ouvertement au seigneur de Caritena: qu'il ne pouvait d'aucune manière approuver cette convention, attendu que, si l'empereur était une fois maître de ces trois places, il acquerrait une trop grande prépondérance dans le pays et pourrait, à l'aide des troupes de terre et de mer qu'il y expédierait, expulser les Francs delà Morée et l'occuper lui-même tout entière.

Le seigneur de Caritena demeura une semaine à Thèbes avec le duc. Ils se promenaient[210] tous les jours ensemble et se réjouissaient comme des personnes qui ressentent un vif plaisir de se revoir et de se retrouver réunis. Ils partirent ensuite tous les deux, traversèrent Corinthe et arrivèrent à Nicli. C'est là qu'ils trouvèrent la princesse avec toutes les dames[211] du Péloponnèse qu'on appelle aujourd'hui Morée. Elles s'y étaient réunies pour délibérer[212] sur la nouvelle qu'elles venaient de recevoir de la cession de trois places que le prince faisait à l'empereur pour se tirer de prison, lui et tous les hommes de Morée captifs avec lui. Les dames, femmes de ces chefs, réunies alors avec la princesse dans la place de Nicli, y tenaient seules des conférences et n'avaient d'autres hommes avec elles que le Logothète,[213] messire Leonart et messire Pierre de Douay, l'homme le plus prudent de la principauté, qui tous deux assistaient au conseil.

Dès que le duc d'Athènes et le seigneur de Caritena furent arrivés en Morée, ils se dirigèrent aussitôt vers Nicli, où ils vinrent voir les dames qui étaient toutes réunies dans le palais avec la princesse. La princesse les salua tous deux avec affabilité, et demanda d'abord au seigneur de Caritena comment se portait le prince ainsi que tous ses hommes prisonniers à Constantinople, et quel arrangement ils avaient conclu pour se racheter et revenir dans leurs foyers. Le seigneur de Caritena lui raconta alors comment le prince et les bannerets avaient d'abord fait tous leurs efforts pour se racheter avec de l'argent, mais que l'empereur ayant juré sur son âme que jamais ils n'obtiendraient leur liberté par ce moyen, ils s'étaient vus forcés de faire avec lui un traité par lequel ils lui livraient trois seulement des places fortes de la Morée: Monembasia, le Grand-Magne et Mesithra; qu'alors ils avaient conclu la paix, s'étaient liés par la parenté du baptême,[214] et s'étaient engagés par serment à ne jamais se faire la guerre l'un à l'autre.

Le Mégaskyr prit alors la parole et dit à la princesse et à tous ceux qui étaient présents:

« Tous les hommes de la principauté, grands et petits, savent assez mes débats avec mon seigneur le prince, et comment j'ai repoussé comme injuste la sommation qu'il me faisait de devenir son homme lige et de relever de lui pour un pays et une souveraineté qui était mon héritage. J'ai même pris les armes contre lui et l'ai combattu. Mais, revenu de mon erreur, je me suis enfin soumis à l'expiation qu'il m'a lui-même ordonnée. Il serait donc possible que, parmi les hommes présents ici, il s'en trouvât quelques-uns qui pensassent que je garde rancune à mon seigneur le prince à cause du ce qui s'est passé. Ils se tromperaient cependant, car je ne parle ici que d'après la vérité. Soyez tous assurés que, si l'empereur était une fois maître de ces trois places, il ne garderait pas les serments qu'il a faits, et qu'il enverrait contre la Morée des troupes considérables afin de nous chasser et de nous dépouiller de nos biens. Connaissez donc maintenant la foi que je porte à mon prince. Je vous déclare et je vous jure que je suis prêt à tenir prison à sa place. S'il faut de l'argent pour sa rançon, je vais mettre mon pays en gage pour en obtenir et pour délivrer mon seigneur lige.[215]»

Le seigneur de Caritena se leva après lui, et, adressant la parole à la princesse, en présence du Mégaskyr, il dit:

« Madame, nous avons, pendant notre emprisonnement, pris en considération tout ce que le Mégaskyr vient de vous exposer, et nous avons examiné, et nos moyens de délivrance et les dangers qui nous menaçaient. Ce n'est qu'après avoir mis à l'épreuve l'orgueilleuse opiniâtreté de l'empereur que nous avons fait usage de notre dernière ressource. Considérant que la place de Monembasia avait été conquise par le prince lui-même, ainsi que tout le monde le sait; que celle du Magne et de Mesithra avaient été bâties par lui; nous avons cru qu'il serait aussi par trop injuste que le prince et les siens finissent leurs jours dans une prison plutôt que de renoncer à des places conquises et bâties par lui. D'ailleurs, en sortant de prison, le prince retrouvera son pays, et ensuite, Dieu aidant, il reconquerra peut-être un jour les places qui lui appartenaient avant cette malheureuse expédition. Je vous déclare en attendant, et c'est moi qui m'y engage, que jamais, par considération pour quelque homme que ce soit, et par complaisance pour de vaines raisons, fruit de l'imagination, je ne souffrirai que mon souverain reste plus longtemps en prison. Le serment qu'il a fait, je l'accomplirai. Je vais de ce pas livrer les places promises, et le dégager de tout danger.[216] »

Le Mégaskyr prit de nouveau la parole et répondit au seigneur de Caritena:

« Par le Christ ! Mon cher frère, je n'ai dit que la vérité. Croyez-vous donc que si l'empereur apprenait, et s'il en était bien convaincu, que nous ne lui rendrions pas les places fortes qu'il demande, il mangerait notre prince à la croque au sel, et qu'il n'aimerait pas mieux recevoir une bonne somme d'argent pour le remettre en liberté? Le prince est peut-être tellement occupé de sa sûreté personnelle qu'il ne songe qu'à son retour; mais moi, je vous déclare qu'il vaudrait cent fois mieux qu'il périt lui seul que de faire perdre aux Francs de la Morée les héritages gagnés au prix de la sueur de leurs pères. C'est ainsi que fit le Christ, lorsqu'il consentit à la mort pour délivrer les âmes de l'espèce humaine des supplices de l'enfer réservés à tous. Il vaut mieux qu'un homme meure que d'en voir périr des milliers à cause de lui. Quant à moi, je me suis déchargé de ce que je pensais, et j'ai dit la vérité. « Vous, mon frère, faites ce qu'on vous a ordonné de faire. »

A la suite de cette conférence, le seigneur de Caritena, qui portait les signes[217] que le prince lui avait donnés pour les montrer aux châtelains, partit de Nicli, emmenant avec lui l'officier impérial chargé de recevoir les places au nom de l'empereur. Il arriva à Mesithra, qui lui fut livrée la première. De là il se porta sur Monembasia et ensuite sur le Magne. Quand il eut fait remise de ces trois places, il donna en otage à l'empereur la fille du seigneur de Passava, messire Jean de Neuilly, maréchal de toute la principauté, et la sœur de Jadre, grand connétable de toute la principauté. Toutes les deux furent transportées en otage à Constantinople, et le prince fut mis en liberté avec tous ses chevaliers et bannerets, grands et petits, qui furent accueillis en Morée avec les plus grandes réjouissances.

Lorsque le prince retourna en Morée et eut été parfaitement bien reçu de tout le monde, comme il désirait vivement revoir et inspecter ses places, il ne resta pas longtemps dans le même lieu; mais il emmena avec lui tous les chevaliers de sa suite et parcourut le pays, visitant partout les places et les villes. Ils prirent leur route tout droit sur Lacedemonia, dans le dessein de voir en passant toute la Morée. Le prince ne marchait pas tout seul comme un pauvre guerrier, mais il faisait ses tournées en prince et bien accompagné. Tous ceux qui l'aimaient et désiraient le revoir à son retour accouraient de toutes parts pour se joindre à son escorte, les uns armés, les autres désarmés. Quand les Grecs du parti impérial le virent, du haut des remparts de Mesithra, s'avancer ainsi accompagné, ils pensèrent aussitôt que les Francs venaient avec les gens de leur parti pour les attaquer. Ils eurent des pourparlers avec les chefs des défilés des Mélinges, et ils s'arrangèrent avec eux. Ces derniers leur jurèrent de prendre le parti de l'empereur et d'abandonner les Francs.[218] Ils envoyèrent aussitôt des messagers à Monembasia, et prévinrent dans leur lettre, d'une manière positive, un certain Cantacuzène, chef des Grecs impériaux dans la Morée, que le prince avec toute son armée avait commencé les hostilités contre l'empereur. Celui-ci ajouta foi à leurs paroles et arma aussitôt un bâtiment, à bord duquel il envoya à Constantinople des messagers qui informèrent l'empereur que le prince de la Morée Guillaume avait rompu ses serments, commencé les hostilités dans la Lacédémonie, à la tête de toute son armée, et fait des incursions dans le pays de l'empereur.

Le grand Paléologue ajouta foi aux nouvelles qu'on lui annonçait, et fut aussi étonné qu'indigné d'apprendre que le prince violait aussi promptement les serments qu'il avait faits avec lui, pour commencer une guerre acharnée dans la Morée. Il envoya en Turquie[219] pour y avoir des troupes salariées, et obtenir mille cinq cents hommes d'élite. Il lui arriva aussi environ deux mille hommes de troupes asiatiques. Il mit à leur tête son cousin Macrynos, et lui ordonna de se porter, avec les troupes qu'il lui confiait, en Morée, contre son compère[220] le prince Guillaume. Il lui recommanda de ne pas épargner l'argent qui pourrait être nécessaire à lui ou à ses troupes, et de ne mettre dans son expédition ni retard ni négligence d'aucune sorte. « Car, lui dit-il, puisque le prince a commencé le premier les hostilités et a violé les serments que nous avions juré tous les deux, il est juste qu'il en porte la peine et le blâme. » Il lui donna ensuite des blancs-seings et une bulle d'or[221], et lui dit: «Prends, Macrynos, tous ces décrets en blanc avec toi; et si la nécessité se présente d'accorder des privilèges et des avantages proportionnés à la puissance de ceux qui te serviront dans cette guerre, ordonne qu'on les remplisse selon que tu le trouveras convenable. » Il lui accorda aussi une bulle d'or par laquelle il invitait les habitants des défilés des Mélinges et de la Tzaconie à prendre les armes. Les troupes s'embarquèrent sur des térides et toute sorte de petits bâtiments et passèrent par mer à Monembasia; et c'est ainsi que commença la guerre dans la Morée, entre l'empereur et le prince, qui étaient compères.

Aussitôt que Macrynos fut dans le port de Monembasia, il fit débarquer ses troupes et entra dans la ville. Il demanda aussitôt le nom des chefs qui commandaient dans les défilés des Mélinges et dans la Tzaconie, et leur fit savoir à tous par écrit les intentions de l'empereur. Vatica et la Tzaconie se soumirent à l'empire, et les défilés des Mélinges se révoltèrent également contre le prince de la Morée.

Dès que celui-ci eut appris ces nouvelles, et comment Macrynos était arrivé en Morée, avait commencé les hostilités, et courait et ravageait son pays, il envoya des messagers au Mégaskyr, dans l'Euripe et dans les îles, pour les engager tous à venir à son secours avec leurs troupes; mais les seigneurs de ces pays désobéirent, et refusèrent de se rendre à son appel.[222] Le prince, fortement courroucé contre eux, se mit cependant à la tête de ses propres troupes de la Morée, et arriva à Nicli. Là, ayant appris que la Tzaconie, Vatica et le défilé des Slaves[223] s'étaient révoltés, son conseil ne fut pas d'avis qu'il marchât contre eux, car la population de ce pays est très nombreuse, et il n'avait que fort peu de troupes avec lui. On lui conseilla de garnir ses places, de bien les approvisionner, de les fortifier parfaitement, et d'aller lui-même en personne à Corinthe, pour tâcher de persuader le Mégaskyr, les trois seigneurs d'Euripe, le marquis de Bodonitza et les seigneurs des îles, de marcher avec lui. Ainsi que le conseil lui en avait été donné, il se dirigea vers Corinthe; mais toutes ses pensées ne tendaient qu'à livrer une bataille en rase campagne s'il pouvait rencontrer le commandant impérial Macrynos.

Aussitôt que ce dernier se fut aperçu que les pays dont nous venons de parler s'étaient soumis, il écrivit des lettres et envoya des messagers à l'empereur de Constantinople; il lui annonçait qu'aussitôt son arrivée en Morée avec toutes ses troupes, grâce à la protection de Dieu et à la bénédiction de l'empereur, il avait gagné le tiers de la Morée sans tirer l'épée, « et si l'empereur, ajoutait-il, veut bien m'envoyer un nouveau renfort de troupes, j'espère, à la faveur de l'appui de Jésus-Christ et des saintes bénédictions de l'empereur, pouvoir conquérir tout le reste du pays. »

L'empereur ressentit une vive joie à cette nouvelle, et dit au Grand Domestique qui était son frère:[224] « Voulez-vous, mon frère, marcher sur la Morée; voici mille hommes tous cavaliers, tous hommes choisis que vous emmènerez avec vous. Accordez-leur tel salaire qu'ils voudront. Que Cantacuzène se joigne avec vous, car c'est un guerrier fameux et justement estimé. Hâtez-vous de vous rendre en Morée pour rejoindre Macrynos que j'y ai déjà envoyé afin de conquérir tout le pays. »

Le Grand Domestique ayant reçu les ordres de l'empereur son frère ne perdit pas de temps. Il recruta la fleur des troupes de la Romanie, s'embarqua à bord de galères et autres bâtiments de transport, et arriva â Monembasia quinze jours après. A son débarquement il apprit que Macrynos se trouvait à Mesithra à la tête de ses troupes pour faire le blocus de Lacedemonia, et qu'un jour lui suffirait pour se réunir à lui; il se hâta donc de se mettre en marche, et passa rapidement dans la Lacédémonie où il rejoignit Macrynos. Ils délibérèrent ensuite sur ce qu'ils avaient â faire, et ayant appris que le prince se tenait à Corinthe, ils pensèrent qu'il y avait toute son armée. Il fut donc décidé qu'ils se dirigeraient dans l'intérieur de la Morée, qu'ils espéraient trouver dégarnie de troupes, et tâcheraient de la reconquérir. Ils firent alors la répartition de leurs troupes. Leur cavalerie montait à six mille hommes dont ils firent dix-huit régiments, c'est-à-dire trois régiments par chaque mille. Leur infanterie était innombrable, car ils avaient réuni toutes les troupes de Dragalivos et de la Tzaconie, celles du défilé des Mélinges et du Grand Magne. Les Scortins[225] étaient aussi révoltés et réunis à eux.

Ils marchèrent d'abord dans la direction de Chelmos,[226] et s'avancèrent sur Véligosti où ils mirent pied à terre. Ils brûlèrent le marché public[227] et ne conservèrent que le château. Le lendemain, ils arrivèrent dans la plaine de Caritena. Le surlendemain, ils parvinrent à Lidoria.[228] Ils descendirent tout droit le long des rives de l'Alphée[229] et attendirent à Osiva une division de Turcs. Après avoir, ô monstrueux péché ! Brûlé le monastère de cette ville, ils descendirent à Prinitza[230], mirent pied à terre et dressèrent leurs tentes.

A la vue de cette multitude de troupes les Scortins[231] se soumirent aussitôt à eux, ce qui fut une grande faute de leur part, et ils leur servirent de guides pour marcher en avant.

Je laisserai ici le Grand Domestique pour vous conter la bataille livrée à Prinitza, et dans laquelle trois cents Français battirent toutes les troupes de l'empereur.

Je vous ai déjà rapporté plus haut que le prince s'était porté sur Corinthe, dans l'intention de décider le duc d'Athènes et les seigneurs des îles, avec leurs troupes, à l'aider de leur alliance, laissant dans la Morée pour le remplacer, comme son homme et son bail, un chevalier aussi sage qu'expérimenté. C'était un guerrier intrépide et habile au maniement des armes; mais il était malheureusement attaqué d'une grave maladie chronique, d'un rhumatisme violent qui l'empêchait de tenir entre ses mains ni l'épée ni la lance. Dès que ce vaillant homme apprit qu'une armée impériale commandée par le Grand Domestique s'avançait contre lui, il se hâta de parcourir toutes les plaines de la Morée et de réunir toutes les troupes qu'il put avoir. Après les avoir réunies, il les fit compter. Elles ne montaient qu'à trois cent douze hommes. Il se mit à leur tête et marcha dans la direction de Cresthène[232] à la rencontre de l'armée impériale qui s'avançait du côté des plaines de la Morée. A la première nouvelle de l'arrivée de l'armée impériale à Prinitza, il suivit les rives de l'Alphée, et dès qu'il eut vu de loin les cantonnements de l'armée ennemie, il passa derrière elle afin de s'en approcher plus sûrement. Arrivé dans une gorge très étroite appelée Agrédi Kounoupitza, il vit toutes les plaines occupées par les troupes ennemies. Il était encore de très bonne heure. C'était le moment où le jour commence à poindre, et la vue de cette vaste armée lui apparut ainsi tout d'un coup.

Messire Jean de Catava, ce célèbre guerrier, ne se laissa point effrayer par la multitude de ses ennemis. Sa figure en parut au contraire toute rayonnante, et plein d'une sage prévoyance, il adressa ces paroles à ses compagnons d'armes:

« Seigneurs, frères, amis et chers compagnons, c'est à ce moment qu'il vous convient de vous réjouir tous et de rendre grâce à Dieu d'avoir bien voulu nous conduire dans une position aussi avantageuse pour triompher de troupes si nombreuses qu'à peine pouvons-nous les découvrir toutes. Et gardez-vous, chers compagnons, de vous laisser effrayer à la vue de cette multitude d'ennemis. Leur grand nombre même tournera contre eux. Ils seraient bien plus à craindre pour nous s'ils étaient moins nombreux, mais tous hommes de même race. Eux sont tous étrangers et viennent de terres différentes. Ils n'ont pas d'ailleurs l'expérience des combats avec les Francs.[233] Ne craignons pas de nous montrer ici; mais attaquons-les fièrement et inopinément avec nos lances. Leurs chevaux ne sont pas bien dresses, et le choc d'un seul des nôtres pourrait en abattre quinze des leurs. Rappelez-vous, seigneurs et amis, que ce pays a été conquis par les travaux et l'épée de nos frères. Si nous prenons aujourd'hui la ferme résolution de défendre chacun notre corps, pour prouver à nos adversaires que nous sommes de vrais chevaliers experts au métier des armes, et ensuite de conserver nos héritages de conquête, nous triompherons, n'en doutez pas, de tous nos ennemis. Que si nous ne tenons pas cette honorable conduite, nous ne méritons plus de porter le nom d'hommes d'armes; nous ne sommes plus dignes de conserver nos privilèges et nos honneurs. Considérez de plus, amis et chers compagnons, que si Dieu et la fortune des armes nous faisaient la grâce de vaincre le frère de l'empereur grec avec toutes ses troupes, en bataille rangée et l'épée à la main, que la gloire de cette journée durerait aussi longtemps que l'arche restera sur le mont Ararat, et tous ceux qui un jour entendraient conter nos exploits nous loueraient à jamais. Quant à moi, je ne puis, comme vous le savez et comme vous le voyez, manier ni la lance ni l'épée. Mais je saurai bien ne pas rester oisif. Je me charge de porter la bannière du prince. Liez-la seulement entre mes mains, afin que je puisse la tenir ferme. J'aperçois d'ici la tente du Grand Domestique; je vous jure sur le Christ d'y marcher tout droit. Et si quelqu'un d'entre vous me voit reculer ou trembler, je le déclare l'ennemi du Christ s'il ne m'égorge pas. »

Le Grand Domestique était alors assis dans sa tente, dressée sur un monticule assez élevé, près de Prinitza. En découvrant tout à coup la petite troupe des Francs, il s'écria d'un ton plein d'assurance: «Voilà donc un petit déjeuner qu'on nous sert. » Aussitôt il donna ordre à trois régiments de cavalerie, composés ensemble de mille hommes, de s'avancer à la rencontre des Francs. Les trois régiments montèrent aussitôt à cheval, et marchèrent en avant. Les Francs les reçurent de pied ferme et la lance à la main. A ce premier choc le tiers des Francs fut démonté; mais, par une faveur particulière de la Divinité, aucun d'eux ne reçut de coup de lance ni de blessure. Ceux qui avaient été portés à terre remontèrent aussitôt à cheval, tirèrent leurs sabres, et s'élancèrent sur les Grecs qu'ils taillèrent en pièces. Il se passa longtemps avant qu'on pût voir les Francs se dégager du milieu des Grecs. Messire Jean de Catava ne s'arrêta pas à combattre les régiments grecs qui s'étaient avancés contre lui, mais il marcha impétueusement en avant, en se portant sur la tente même du Grand Domestique, qu'il apercevait de loin. Des hommes de l'armée grecque rapportèrent alors qu'ils avaient vu un cavalier monté sur un cheval blanc et armé d'une épée nue et flamboyante, qui marchait devant les Francs, et assurèrent et jurèrent que c'était saint Georges lui-même. D'autres prétendirent que c'était l'immaculée Sainte Vierge, patronne du monastère d'Isova, que l'armée grecque avait incendié dans sa marche. Quelques autres attribuèrent la présence d'un saint à la tête des Francs à ce que l'empereur avait violé ses serments, et avait fait attaquer le prince Guillaume, sans que celui-ci lui en eût donné sujet, mais s'en rapportant uniquement à de faux rapports et à des nouvelles perfides, sur la foi desquels il avait expédié des troupes contre le prince et cherché à le dépouiller. Aussi Dieu, le dominateur suprême, avait abandonné les Grecs, et les Francs avaient triomphé dans cette journée.

Le combat avait commencé à trois heures.[234] Les Francs arrivèrent à midi devant la tente où restait le Grand Domestique, qui de là tenait toujours les yeux fixés sur le corps qu'il avait porté en avant, pour voir ce que devenaient les Francs de la Morée; et comme il ne voyait plus alors que des Grecs et croyait bien les Francs anéantis, il leva les yeux au ciel et rendit grâces à Dieu. Mais au moment où ses yeux étaient encore tournés vers cette armée, voilà que tout d'un coup apparaissent les bannières des Francs. Le Grand Domestique les reconnaît, et voit qu'elles se dirigent sur sa tente, où les Francs avaient aperçu le sceptre du commandement. Il pousse aussitôt un cri aussi élevé qu'il peut le faire entendre, et appelle les pallicares[235] de sa suite: « Qu'on m'amène, dit-il, à l'instant mon coursier, mon turcoman[236]. Ne voyez-vous pas les bannières des Francs, qui déjà sont arrivées sur nous et nous attaquent? » A peine ses hommes eurent-ils vu les sabres des Francs, nus, flamboyants et tout teints du sang des Grecs, que chacun se hâta de prendre la fuite, emportant avec soi tout ce qu'il pouvait emporter. Mais l'un d'eux, plein de sens et d'honneur, accourut près d'un cheval tout enharnaché, qui était un des meilleurs coursiers du Grand Domestique, l'amena à son maître et l'aida à le monter. Là se trouvait un homme du pays, qui connaissait fort bien les environs de Prinitza et qui guida et accompagna le Grand Domestique dans sa fuite. Ils traversèrent d'abord Levitza, d'où ils se rendirent à Capelos.[237] Ils prirent ensuite leur direction à travers des lieux sauvages, pour qu'on ne pût pas les découvrir; et après avoir marché ainsi avec beaucoup de circonspection et d'habileté, ils parvinrent à Mesithra, où le Grand Domestique était fort impatient d'arriver. Quant aux troupes grecques réunies à Prinitza, elles n'eurent pas plus tôt vu les Francs arriver en bataille devant les tentes, que toutes se débandèrent, et cherchèrent à qui mieux mieux à regagner leurs loyers. Elles trouvèrent un grand obstacle à leur marche précipitée dans la forêt de Prinitza; car ce pays est d'un accès difficile et tout couvert de bois. C'est de ce côté que les troupes grecques s'étaient sauvées. Les Francs, qui les avaient poursuivies jusque-là, lurent aussi forcés de s'arrêter harassés de fatigue. En voyant l'ennemi prendre la direction des montagnes, ils cessèrent leur poursuite et retournèrent, sur leurs pas. Les Francs gagnèrent mille chevaux dans cette affaire.

Lorsque les habitants des villages voisins eurent appris cette défaite des Grecs, ils accoururent aussi, grands et petits, sur le champ de bataille, pour profiter de ce que l'armée grecque aurait abandonné dans son camp.

Les Francs se dirigèrent alors sur Servia; car à la suite d'une telle fatigue et avec l'ample butin qu'ils venaient de l'aire, ils ne pouvaient s'avancer plus loin Le lendemain ils arrivèrent à Vlïsiri.

Messire Jean de Catava, ce guerrier goutteux, fît écrire des lettres et envoya des messages au prince de la Morée à Corinthe, et lui donna tous les détails de l'engagement et de la bataille de Prinitza, lui racontant ce qu'il avait fait lui-même, et l'avantagé que les Francs avaient obtenu sur l'ennemi. A cette nouvelle, le prince leva les yeux au ciel et rendit grâces à Dieu et à l'immaculée Sainte Vierge. Sa joie fut cependant mêlée d'un regret. Tout en se réjouissant de la victoire remportée par ses troupes, il était fâché de n'avoir pas été lui-même présent à cette affaire.

Le Grand Domestique fut vivement affligé de sa défaite, et peu s'en fallut que la douleur ne le conduisît au tombeau. Mais près de lui se trouvait alors un certain homme noble et instruit, Franc de nation et né dans l'intérieur du pays des Francs.[238] Il arrivait alors de Constantinople, d'où l'empereur l'avait envoyé en message auprès du Grand Domestique. Il entreprit de le consoler par ces paroles:

 « Au nom du Christ, seigneur, pourquoi vous, affliger si profondément? Ne savez-vous pas que la fortune des combats est entre les mains du hasard, et que souvent l'adresse et la ruse triomphent de la force et de la bravoure, Vous avez vu vous-même tout l'avantage d'un stratagème habile, lorsque Sébastocrator remporta la victoire dans la Pélagonie. Il se garda bien alors de ne compter que sur le nombre considérable de ses troupes; mais laissant de côté leur vaillance, il eut recours à la ruse. Qui ne sait pas, partout l'univers, l'habileté des Francs à manier la lance et l'épée? Le prudent Sébastocrator, qui les connaissait, fit donc avancer les Allemands, pour en venir d'abord aux mains avec les Francs, ralentir leur fougue et supporter leurs premiers coups de lance. Aux Allemands il fit succéder les Hongrois, les Turcs et les Coumans, qui tirèrent indistinctement leurs flèches sur la mêlée, et qui, frappant à la fois et les Allemands et les Francs, tuèrent tous les chevaux et décidèrent ainsi de la victoire. S'il n'eût pas eu alors ces archers qui tuèrent les chevaux, jamais il n'eût obtenu la victoire. Vous, seigneur, autant du moins que je puis le savoir par le rapport des chefs de votre armée qui ont pris part à cette affaire, vous avez commis une faute dans le combat livré contre les Francs à Prinitza. Vous placiez toute votre confiance dans le nombre des troupes que vous voyiez autour de vous; et parce que les Francs n'étaient qu'en petit nombre, vous les méprisiez et dédaigniez de les combattre, ce que ne fait jamais un guerrier prudent; car, quelque brave que soit un guerrier, toujours son courage doit s'appuyer sur la prévoyance et le stratagème, et quand il attaque son ennemi, son attention tout entière doit être concentrée sur ce moment décisif. Vous le savez (et c'est une vérité consacrée par la sagesse), l'art et la ruse triomphent du courage. Si vous eussiez employé tous vos archers à tirer sur les chevaux des Francs, au moment où vous les voyiez marcher sur vous, vous les eussiez mis en désordre et eussiez remporté sur eux une victoire complète; mais vous avez, dit-on, ordonné que mille lances marchassent sur eux, espérant ainsi les détruire en un instant, et en cela vous n'avez suivi que le conseil de votre courage. Je ne fais du moins que rapporter ici ce que je tiens de vos chefs. Mais un Franc à cheval vaut vingt Grecs, et vous ne l'avez que trop vu par ce qu'ils ont fait à Prinitza. En hommes prudents et habiles au métier des armes, quand ils virent la multitude de vos troupes, ils pénétrèrent aussitôt jusque dans leur sein, commencèrent l'attaque avec la lance, et tirèrent ensuite leurs sabres, tuant de tous côtés vos soldais hors d'état de se mesurer avec eux. Les Francs ont fait cette guerre à la manière des loups, qui pénètrent dans les parcages et dispersent les brebis. Ne vous affligez donc pas de ce qui vient d'arriver. Ainsi va la fortune des combats; l'un gagne et l'autre perd. Consolez-vous et suivez maintenant un autre plan. Faites rassembler vos troupes, et prenez les mesures capables de vous procurer à la fois du profit et de l'honneur, afin de contrebalancer le malheur qui vous est survenu. Je viens d'apprendre que le prince est arrivé à Andravida, et que les troupes qu'il avait amenées sont retournées dans leurs foyers. Marchez tout droit contre lui à Andravida; et s'il a l'imprudence de s'avancer à votre rencontre, prenez bien garde ne pas l'attaquer avec impétuosité. Sachez recourir à fart et aux stratagèmes. Ne le combattez pas avec la lance; contentez-vous de faire avancer les Turcs armés d'arcs, et faites-les tirer sur les chevaux des Francs, afin de renverser les cavaliers. Si le sort veut que ce prince tombe entre vos mains, vous pouvez regarder le pays comme conquis. » Le Grand Domestique s'en rapporta aux paroles du Franc. Il réunit ses principaux chefs, et leur communiqua ce discours qu'ils trouvèrent plein de sagesse. Le Grand Domestique lit aussitôt assembler tous les chefs de l'armée, et leur ordonna de se tenir prêts à marcher en toute hâte sur la ville d'Andravida, où était le prince. Il s'adressa ensuite à Cantacuzène et à Macrynos, auxquels il fit part de tout ce que le Franc lui avait dit, et de la résolution que son conseil avait approuvée; mais ces deux généraux lui répondirent:

« Ne vous inquiétez en rien, Grand Domestique, notre seigneur. L'avantage que les Francs ont eu sur vous ne porte aucune atteinte à votre honneur. La faute en doit retomber sur nous plus encore que sur vous, et nous désirerions bien vivement qu'une victoire prouvât à l'empereur que nous ne sommes ni peu fidèles à sa cause, ni peu attachés à sa personne; mais la saison avance, le temps est mauvais, et il nous convient de nous conduire en guerriers prudents. Et d'ailleurs, nous ne savons pas même encore à combien se monte le nombre des soldats que nous avons perdus et de ceux qui nous restent-, nous ne savons pas quelles sont celles de nos troupes qui ont conservé leurs chevaux. Puisque l'été est passé et que nous sommes entrés en hiver, pendant lequel il convient que les troupes se reposent, attendons la belle saison, et assurons-nous du nombre de nos troupes. Si Dieu et la fortune nous donnent vie jusqu'au mois de mars, jusqu'à cette saison de l'année où nos troupes organisées de nouveau pourront se présenter au combat, alors, seigneur, marchons contre le prince partout où nous pourrons le rencontrer, et sachons enfin nous venger ou mourir. »

Le Grand Domestique leur répondit: « Dieu sait, mes amis, mes frères et mes compagnons, combien le souvenir d'avoir été défait par un simple chevalier me tourmente et me déchire. Si au moins nous eussions été attaqués et même battus par le prince en personne, qui est un grand homme et un guerrier célèbre, j'aurais eu encore quelque sujet de consolation; mais m'avouer à moi-même que le frère de l'empereur a été battu en plaine par un pauvre chevalier podagre, et, ce qui est pis encore, que trois cents Francs ont battu des milliers de Grecs, voilà ce dont je ne puis me consoler. »

Le Grand Domestique, Macrynos, Cantacuzène et tous les autres chefs de l'armée, s'assemblèrent alors en conseil pour considérer ce qu'ils avaient à faire et arrêtèrent le plan à suivre.

L'hiver se passa. Le mois de mars arriva et la belle saison revint, pendant laquelle les hommes se mettent en mouvement et marchent aux combats. Ce fut alors que le frère de l'empereur commença à donner ses ordres. Le lieu du rendez-vous fut assigné dans les plaines de sapico,[239] où se trouvent de vastes prairies et de belles fontaines.[240] Il réunit, beaucoup de troupes de divers pays, telles que l'infanterie de la Tzaconie, du dédié des Mélinges et de tous les lieux qui s'étendent jusqu'à Monembasia et aux défilés de Scorta. Il répartit alors les divisions, et tous se mirent en marche. Ils campèrent le soir à Caritena, descendirent ensuite l'Alphée, et passèrent devant Prinitza. A la vue de ces lieux, ils se rappelèrent avec douleur l'échec qu'ils y avaient éprouvé, et continuèrent leur marche, en faisant retentir leurs menaces contre les Francs, et en se promettant bien de ne plus s'exposer à un pareil malheur; et s'ils venaient aux mains avec l'ennemi, de lui lancer de loin leurs javelots et leurs flèches, pour le détruire plus sûrement. Ils s'informèrent ensuite où ils pourraient trouver le prince Guillaume, et apprirent qu'il les attendait à Andravida, où il était campé avec toutes ses troupes. Le Grand Domestique s'adressa alors aux chefs de l'armée, et les consulta sur ce qu'il avait à faire. Les hommes du pays, qui connaissaient les lieux et les passages, l'engagèrent à ne pas marcher directement sur Andravida, attendu que les chemins sont étroits, et que les arbalétriers pourraient lui faire beaucoup de mal. Ils le firent passer de préférence près de Serviana,[241] et il campa sur la hauteur à l'orient, dans le lieu où se trouve une petite église dédiée à Saint-Nicolas. Cet endroit porte le nom de Mesiscli. C'est là qu'on dressa la tente du Grand Domestique. Le revers de ces hauteurs, et les plaines situées à leurs pieds, furent bientôt couverts de troupes. Ils s'y établirent dans la soirée, et y passèrent la nuit.

Le lendemain matin, vers l'heure où se lève le soleil, arriva aussi le prince avec toutes ses troupes, cavaliers et fantassins. Il les répartit en plusieurs divisions, et en composa trois corps, en s'avançant vers Serviana, où étaient campés les Grecs. Chacun eut ordre de se tenir prêt à combattre.

Le premier corps d'armée des Grecs, suivant la répartition qu'ils avaient faite de leurs troupes, était commandé par Cantacuzène, guerrier des plus distingués. Il s'avança en dehors du la ligne de bataille, monté sur son coursier. Il portait un carquois,[242] et tenait une massue de fer.[243] Il s'avança ainsi entre les Francs, et son propre corps d'année, et fit rapidement quelques tours en allant et en revenant, et en faisant faire d'élégantes courbettes à son coursier. Lorsqu'il eut parcouru trois fois cet espace, il descendit de son cheval, en fit seller un autre qu'il monta, et commença à se présenter fièrement aux Francs, allant et venant, et faisant écumer son coursier fougueux, comme pour montrer qu'il méprisait le petit nombre des troupes des Francs, et pour relever la supériorité des Grecs, dont l'armée était bien plus nombreuse que la leur. Mais comme il chevauchait ainsi en avant et en arrière, son coursier s'emporta, prit le mors aux dents, et entraîna le cavalier tout près du prince de Morée. Là, le pied du cheval de Cantacuzène s’étant embarrassé dans une ronce, il tomba avec son cavalier. A cette vue, les troupes du prince accoururent, égorgèrent le cavalier et s'emparèrent du cheval. Le Grand Domestique et Macrynos, voyant ainsi périr sous leurs yeux le guerrier qui était comme l'âme de l'armée, se crurent frappés en même temps que lui.[244] Les Grecs accoururent aussitôt, et se rendirent maîtres du cadavre de Cantacuzène. Ils firent ensuite sonner les trompettes de retraite et partirent.

Le prince voulait d'abord marcher contre les Grecs, mais ses compagnons le retinrent, en lui représentant quasi les Grecs revenaient, nombreux comme ils étaient, ils pourraient envelopper toute la cavalerie française, et la détruire aisément par le nuage épais de flèches qu'ils feraient pleuvoir; ainsi, le prince pourrait être immolé lui-même, et tout son pays et ses troupes perdus avec lui. D'après ce conseil, le prince s'arrêta, et retourna dans ses foyers à Andravida, tandis que le Grand Domestique se porta tout droit avec son armée dans les plaines de Nicli, cerna d'abord la place, et la fit étroitement bloquer. »

C'est dans ce lieu qu'arriva au Grand Domestique un événement malheureux auquel il était loin de s'attendre. Les Turcs, qui étaient avec lui, au nombre d'environ mille hommes,[245] lui demandèrent le salaire qu'ils prétendaient leur être dû depuis six mois. Le Grand Domestique alors, profondément affligé de voir que, loin de parvenir à la conquête de la Morée et à la victoire dont il se flattait, il était au contraire revenu déshonoré, après avoir perdu une bonne partie de son armée, fit aux Turcs une réponse extrêmement fière et leur dit avec sévérité:

« Ne rougissez-vous pas de honte de venir me demander un salaire, après vous être enrichis dans le pays de l'empereur par le butin fait sur les Francs, et par les avantages que vous a procurés l'empereur? Lorsque vous êtes arrivés en Morée, vous étiez tous pauvres, mal vêtus, et presque nus; mais depuis que vous êtes dans l'empire, grâces à la bénédiction de l'empereur, les avantages dont il vous a gratifiés et le butin que nous avons fait sur les Francs vous ont rendus des hommes riches, tandis que l'empereur n'a rien gagné par votre entremise. Nommez-moi, je le veux, les avantages que vous lui avez procurés, et je consens à vous accorder votre salaire; autrement, soyez certain que vous ne le recevrez jamais de ma main. »

« A ce discours les Turcs s'écrièrent: » Que veulent dire ces paroles, seigneur, et que signifient ces reproches? Dans quel combat avons-nous été placés, sans que nous fissions œuvre de nos armes? Nous avons marché avec vous sur Prinitza, où étaient les Francs; mais vous n'avez pas voulu nous employer dans ce combat. Vous avez préféré faire avancer les chefs Grecs pour attaquer les Francs à coup de lance, et vous avez vu l'avantage qu'ils ont obtenu et l'honneur dont ils se sont couverts. Avez-vous jamais entendu citer un peuple qui ait combattu les Francs avec la tance ou le sabre, et les ait vaincus? Quant à nous, le seul gain que nous ayons fait ce jour-là a été de partager la honte des Grecs, et d'être obligés de fuir après le combat. Vous nous avez ensuite emmenés à Andravida, faisant retentir vos menaces contre le prince que vous prétendiez vouloir anéantir. Nous sommes enfin arrivés en présence des Francs; mais à peine les Francs, tout disposés à accepter le combat, étaient-ils à la portée de nos flèches, que vous avez donné l’ordre de faire retraite et de fuir comme des femmes, et tout cela à cause de la mort d'un seul individu, qui est tombé victime de sa propre imprudence. Avons-nous jamais pris la fuite ou désobéi à vos ordres, quand vous nous avez donné le signal du combat? Ainsi donc, puisque vous retenez injustement notre salaire et notre solde, nous vous demandons notre congé. Retenez notre paie si vous le voulez; nous vous saluons, et nous allons faire la guerre ailleurs.»

Ils rentrèrent aussitôt dans leurs cantonnements et se mirent en conseil. Ils levèrent ensuite leurs quartiers, montèrent à cheval, et se mirent en route. Ils reprirent le chemin par lequel ils étaient venus, et parvinrent à Caritena, où ils passèrent la nuit.

Dès que le Grand Domestique eut été informé que les Turcs, qui étaient les meilleures de ses troupes, étaient partis, et qu'ils étaient allés prendre du service auprès du prince de la Morée son ennemi, il en fut vivement affligé, et il voulait même courir après eux pour les déterminer à revenir mais quelques-uns de ceux qui étaient alors avec lui représentèrent qu'il y allait de son honneur, et qu'il ne convenait nullement au frère de l'empereur de courir après les Turcs. Et d'ailleurs qui lui répondrait que les Turcs irrités ne tourneraient pas leurs armes contre lui et ne pourraient pas l'attaquer, le combattre et le vaincre complètement? Ce qui serait en effet un événement capable de le couvrir de honte. Ils l'engagèrent donc à envoyer plutôt quelques chefs auprès d'eux pour leur parler, et pour chercher à les apaiser par des paroles bienveillantes, en leur promettant de leur payer leur solde convenue, et une légère récompense en sus de celle à laquelle ils avaient droit. On leur envoya, en effet, deux seigneurs de Constantinople, auxquels on donna quelques guides qui les conduisirent auprès des Turcs.

Ils arrivèrent le même soir à Caritena et y trouvèrent les Turcs déjà cantonnés. Ils vinrent donc près de Mélik[246] qui était leur chef, et le rencontrèrent dans sa tente. Ils lui apportèrent des compliments de la part du Grand Domestique, frère de l'empereur, aussi bien que de la part de tous les autres chefs, et lui dirent combien ils avaient été surpris de voir les Turcs se séparer d'eux pour de vaines paroles « Vous avez oublié, lui dirent-ils, et votre serment, et le service que vous avez promis à l'empereur, et pour lequel, vous êtes venus ici. Revenez sur vos pas, seigneur, et nous vous jurons que vous serez payé sans retard de tout ce qui vous est dû. »

Mélik, s'étant consulté avec tous, les chefs des troupes turques, répondit ainsi à ces deux seigneurs: «Le frère d'un empereur ne doit jamais violer la parole qu'il a donnée à qui que ce soit. Nous répondrons donc, seigneurs et compagnons, à ce que vous venez de nous dire que le Grand Domestique nous a déclaré lui même, et de la manière la plus positive, qu'il ne voulait pas nous payer notre solde. Allez maintenant lui déclarer de notre part que, jamais nous ne retournerons ni ne le servirons, attendu que jamais nous n'avons trouvé la vérité en lui. Nous avons ouï dire que bien, différents de lui, les Francs sont toujours vrais, et nous allons les rejoindre et vivre avec eux.[247] »

Les deux seigneurs voulurent alors s'en retourner, mais un Turc, leur ami, leur conseilla de rester cette nuit avec eux, pensant que les Turcs pourraient bien changer d'avis et consentir à retourner avec eux dans le camp grec.

Cependant les Turcs, qui avaient un vif désir de rejoindre le prince Guillaume pour lui offrir leurs services, firent sonner, dès le grand malin, leurs nombreuses trompettes et leurs clairons. Ils levèrent aussitôt leurs tentes, se mirent en route, en suivant les bords de l'Alphée, et continuèrent à s'avancer de Perigardi à Vlisiri. Dès qu'ils furent arrivés à Servia, Mélik fit venir deux Turcs de sa suite, fort expérimentés et parlant la langue grecque, et les envoya, suivis d'une escorte de douze autres Turcs, auprès du prince à Andravida, pour lui annoncer le motif qui amenait les Turcs auprès de lui.

Le prince Guillaume les accueillit avec beaucoup de distinction. Les Turcs lui racontèrent le motif pour lequel ils avaient quitté le service du frère de l'empereur et étaient venus auprès de lui, sur la réputation de sa bonne conduite dans ses fonctions de prince et de sa gloire comme chef d'armée. « Nous voulons, lui dirent-ils, vous secourir, autant qu'il est en nous, dans la guerre que vous font les Grecs; car nous avons assez vu et appris que cette guerre n'était fondée de leur part sur aucune raison légitime, et il convient de n'attaquer son ennemi que quand on a le bon droit de son côté. Si donc, seigneur prince, vous ayez besoin de nos services, nous nous engageons à nous réunir à vous pendant un an, en qualité d'archers; mais si vous n'avez pas besoin de nous, nous vous prions, en votre qualité de seigneur et de prince, de vouloir bien ordonner qu'on nous laisse le passage libre pour retourner dans l'Asie,[248] qui est notre patrie. »

En homme sage et bien élevé, le prince ordonna à messire Ancelin de Toucy, qui était fort versé dans la langue turque,[249] d'aller à leur rencontre. Celui-ci partit, en effet, à la tête de trois cents hommes, tant chevaliers que sergents, et arriva à Vlisiri, où il trouva les chefs des troupes turques. Mélik se réjouit beaucoup de le voir auprès d'eux. « Depuis, bien longtemps, lui dit-il, seigneur et frère, je désirais vivement vous voir; car vous êtes un des plus célèbres chevaliers de la Romanie, et vous connaisse de plus la langue turque et pouvez parler avec nous.» Mélik termina son discours en lui expliquant la cause qui l'avait amené auprès des Francs. Messire Ancelin de Toucy lui répondit avec politesse: « Soyez le bienvenu, frère et ami. Depuis longtemps aussi je désirais vous voir réuni avec nous. » Après s'être ainsi mutuellement félicités à Vlisiri, ils prirent la routé d'Andravida, où ils arrivèrent le soir.

Le prince sortit de la ville, accompagné de ses chevaliers, pour aller à leur rencontre. Ils se rejoignirent tous ensemble sur les rives de l'Eliacos.[250] Les Turcs, selon leur usage, descendirent de cheval et saluèrent respectueusement le prince Mélik et Salik seuls, qui étaient leurs chefs et qui accompagnait messire Ancelin de Toucy, ne descendirent point de cheval comme les autres. Le prince Guillaume les salua fort honorablement, leur tendit la main et ils se mirent en marche. Les Turcs n'attendirent pas leur arrivée à Andravida pour parler au prince; tout en continuant leur route à cheval, ils commencèrent à lui exposer leurs plaintes et à lui rendre compte des raisons qui les avaient amenés auprès de lui. « Le Grand Domestique. Lui dirent-ils, nous a retenus et notre salaire et nos épargnes, prix de notre engagement, sans que nous ayons été coupables de notre côté de la moindre faute ou que nous ayons jamais manqué au respect dû à l’empereur. Alors, en soldats loyaux, nous avons déclaré que nous prenions congé des Grecs et nous sommes sortis de leur camp ouvertement et en plein jour. Aujourd'hui, seigneur, nous venons ici pour être tout à vous et vous servir avec fidélité, comme le font de vrais soldats; et lorsque nous vous aurons servi ainsi que vous nous l'indiquerez, nous vous demandons pour toute récompense et pour tout bienfait, la permission de retourner dans notre patrie. La vérité est, seigneur, que nous ne sommes pas venus ici pour nous reposer et perdre notre temps. Mettez donc aujourd'hui vos troupes sur pied, et dès demain matin nous marcherons contre les Grecs et contre ce perfide frère de l'empereur. Jamais nous n'avons trouvé de vérité en lui. Il nous amusait sans cesse par de vaines paroles, et a fini, comme vous le voyez, par retenir notre salaire. Aussi, seigneur, nous ne vous demandons que de venir avec nous près de son camp. Là arrêtez-vous et reposez-vous; nous saurons bien combattre seuls la race des Grecs.[251] »

Le prince, aussi bien que tous les bannerets et les simples chevaliers, fut très satisfait de ce discours. Il adressa la parole à messire Ancelin de Toucy, son premier conseiller, et lui ordonna de faire tenir toutes les troupes prêtes à partir le lendemain matin, et à marcher tout droit sur le camp des Grecs commandés par le Grand Domestique, dans la Lacédémonie. Ainsi l'ordonna le prince, ainsi fut-il exécuté. Le lendemain matin ils partirent d’Andravida, et les Turcs assurèrent le prince qu'au premier combat livré contre le Grand Domestique, ils se faisaient forts de le vaincre. A la sortie d’Andravida, les Turcs formèrent l'avant-garde. Ils avaient pris des guides du pays et s'en servirent pendant quatre jours. Au cinquième jour, ils arrivèrent à Coprinitra, près d'Arcadia. Les Turcs s'y arrêtèrent et prirent leurs quartiers dans l'endroit appelé Mountra, où il y a une très belle fontaine. Après s'y être arrêtés quelques instants, ils vinrent et assurèrent que, le lendemain samedi, ils engageraient le combat tout près de là, dans les montagnes qu'on voyait de leurs cantonnements. Ils eurent ensuite un entretien avec les Francs qui leur servaient de guides, et prièrent les chefs de les conduire au lieu où était le prince Guillaume, auquel ils voulaient communiquer une chose qui lui serait aussi utile qu'honorable. A leur demande les guides montèrent à cheval et conduisirent les chefs Turcs, Mélik, Salik et quinze autres, au prince Guillaume, Celui-ci, en les voyant arriver, se leva pour leur faire honneur et leur dit: « Que mes frères, que les Turcs soient les bienvenus !»

Les Turcs le saluèrent respectueusement, et lui dirent: « Sachez, prince notre seigneur, et tenez pour certain que, demain samedi, nous voulons engager le combat dès la pointe du jour. Nous ne sommes venus ici que pour vous en prévenir. » Ils firent ensuite leurs adieux au prince et retournèrent dans leurs quartiers.

Le prince, à ce discours, convoqua près de lui les chefs de l'armée, et leur demanda leur conseil sur la conduite qu'il devait tenir. Messire Ancelin émit le premier son avis, et dit: « J'ai appris d'un homme que j'avais envoyé comme espion, que le frère de l'empereur, le Grand Domestique, était arrivé avec toutes ses troupes à Véligosti,[252] et qu'aussitôt qu'il avait appris notre marche contre lui, il avait fait occuper tous les passages et toutes les gorges de ce mont élevé que l'on nomme la Longue Côte.[253] Je demande donc, seigneur, que tes Turcs qui, jusqu'ici, ont marché à l'avant-garde, soient placés au centre de nos troupes, afin de nous assurer qu'ils ne prendront pas la fuite an moment de l'attaque; car ce désordre pourrait détruire tous nos plans et nous faire perdre la bataille. Si vous voulez bien, seigneur, en donner Tordre, je me placerai à la tête de la première colonne qui servira d'avant-garde. Les Turcs formeront le centre, et vous, vous conduirez l'arrière-garde. Je chargerai moi-même en avant de toutes nos colonnes, et j'ai la confiance dans le Christ miséricordieux d'accomplir une action telle qu'elle plaira à Dieu et vous sera agréable à vous-même. »

Le prince donna son adhésion entière à»cette proposition et lui répondit: « Ce que vous venez de me dire, sire Ancelin, me plaît beaucoup: Répartissez nos colonnes, et que les Turcs soient placés au centre. »

Messire Ancelin se rendit alors auprès des Turcs, auxquels, en homme prudent, il adressa des paroles flatteuses. « Frères et amis, leur dit-il, le prince désire que, puisque vous êtes étrangers et ne pouvez comme nous connaître le pays, je me charge de la conduite de la première colonne et que je forme l'avant-garde. Vous, vous marcherez après moi, tandis que le prince i conduira après vous l'arrière-garde. Je compte sur vous pour nous porter secours partout où nous en aurons besoin. »

Les Turcs se unrent honorés de cette proposition, et montèrent à cheval pour continuer leur marche. Messire Ancelin, à la tête de sa colonne, déboucha de la plaine de Calami, se porta vers la Longue Côte, et lit halte un instant pour dire à sus troupes:

« Seigneurs, amis et frères, sachez d'une manière certaine que le frère de l'empereur nous attend, avec toutes ses troupes, dans ces montagnes que vous voyez d'ici et dont il occupe toutes les gorges. Je vous engage donc à vous bien tenir sur vos gardes, et à ne pas vous troubler, au cas où l'ennemi tomberait inopinément sur nous; mais sachez, en hommes d'honneur et en guerriers, tenir ferme dans l'attaque. Distinguez-vous comme des braves doivent le faire. Rendez-vous dignes des louanges de toute l'armée, et rappelez-vous bien que, si Dieu nous condamnait à être vaincus, notre défaite entraînerait la perte de toute la principauté. »

Les soldats lui promirent de mourir tous pour conserver leur honneur. Les trompettes sonnèrent. Ils commencèrent à monter le revers de la Longue Côte et arrivèrent à Phanéromène. Parvenus à ce point, ils se trouvèrent au sommet de la montagne et se montrèrent. Les embuscades grecques s'élancèrent alors et fondirent avec ardeur et impétuosité sur les Francs. Comme les Grecs étaient de beaucoup plus nombreux, ils ébranlèrent d'abord les Francs et les firent reculer sur la pente, environ un bon jet de flèche. Les Grecs continuèrent leur poursuite, et commencèrent à les faire tomber sous leurs coups-, mais messire Ancelin fit alors entendre une voix éclatante: « Enfants, s'écria-t-il, compagnons d'armes, marchons en avant, et ne leur montrons pas le dos. » Les Francs s'arrêtèrent tout à coup à cette voix et firent face aux Grecs. Ils les chargèrent à leur tour, la lance et i'épée à la main, et les repoussèrent, en remontant la côte, jusqu'à Phanéromène. Le bruit que les Grecs firent dans cette déroute, fut entendu du reste de leurs troupes. Un autre corps accourut pour les appuyer, et le nombre considérable des Grecs dirigé contre les Francs les força de nouveau à reculer, comme la première fois, un bon jet de flèche. Je ne vous dis ici que l'exacte vérité, ils rompirent les rangs des Francs comme des faucons dissipent des corneilles. Enflammé d'indignation à ce spectacle, messire Ancelin cria à ses compagnons: « Que faites-vous, seigneurs? N'avez-vous pas de honte? Pensez-vous donc que ce soient là des jeux d'enfants? Croyez-vous jouer aux barres? Mourons plutôt que de montrer le dos à l'ennemi. Compagnons, chargez tous avec moi. »

Les Francs rougirent à la voix de leur chef, et se sentirent animés d'une nouvelle vigueur. Tous marchèrent sur les Grecs, et commencèrent l'attaque le sabre à la main. Les Grecs en firent autant de leur côté; mais à la fin ils furent repoussés, et regagnèrent en fuyant le sommet du monticule.

Les Turcs, qui venaient après l'avant-garde des Francs, en seconde colonne, accoururent au bruit que les Grecs faisaient dans leur déroute et gagnèrent en toute hâte le revers de la montagne. Cette vue accéléra encore la fuite des Grecs, et les Turcs en poussèrent leur attaque avec plus d'ardeur. Le bruit et le désordre des deux premières divisions grecques, si vivement poursuivies, fit perdre tout courage aux autres divisions placées en embuscade, et tous se mirent à fuir dans la plus grande confusion.

Messire Ancelin, qui avait un frère nommé César[254] détenu en prison à Constantinople, dit alors aux siens: « Quel malheur me poursuit! Aucun des chefs grecs n'a été pris dans ce combat, et un ou deux auraient suffi pour les échanger contre mon frère César de Romanie, détenu en prison à Constantinople, dans les anciens palais!»[255]

Un de ses sergents appelé Pierre Cumain, entendant ces paroles, lui demanda ce qu'il obtiendrait de lui s'il lui faisait avoir un chef grec. « Tout ce que vous demanderez, lui répondit sire Ancelin, sauf mon corps et mou honneur. » Le sergent, tenté par la magnificence de cette promesse, lui dit: » Venez donc avec moi, et je vais vous le montrer. » Il conduisit alors messire Ancelin sur une hauteur, d'où on dominait une caverne située entre deux montagnes et enfoncée dans un ravin et dans l'endroit où est bâti aujourd'hui le fort de Gardiki.[256]

[«Regardez là-bas, seigneur, tout au milieu de ce ravin; ce sont le Grand Domestique et Cavaleritzès,[257] et plus loin, dans l'intérieur de la caverne, c'est Macrynos. Des Turcs les tiennent entre leurs mains et parlent avec eux; ils les accablent, à ce qu'il semble, à la fois de reproches et d'outrages. Comme le Grand Domestique leur a retenu leur solde ils le traitent en ennemi. » Dès que messire Ancelin fut parvenu sur un tertre qui dominait le ravin, il vit en effet ces chefs et les reconnut à l'éclat de leurs armes. Aussitôt il fit entendre une voix retentissante et cria aux Turcs: « Que faites-vous là, camarades et frères? Gardez-vous de manquer à l'honneur militaire, et amenez-moi à l'instant ces prisonniers sous bonne et fidèle garde. » Les Turcs n'eurent pas plutôt reconnu sire Ancelin à ses armes qu'ils dirent à leurs prisonniers: « Marchons à la voix qui nous appelle.» Ils les désarmèrent donc, les firent monter à cheval, et, servant d'escorte à leurs captifs, ils les amenèrent en présence de messire Ancelin. Celui-ci leva les mains au ciel, glorifiant Dieu de ce que ses vœux étaient enfin accomplis et de ce qu'il allait pouvoir racheter son frère.[258] Il prit possession de ses prisonniers, fit sonner la trompette du départ pour rassembler ses gens, se mit en route avec eux et arriva plein de joie à Véligosti. Sire Ancelin abandonna ses prisonniers au prince, et le prince lui adressa les plus vifs remercîments sur ce don précieux. Dès que les divers corps de l'armée française furent réunis à Véligosti, on fit le dénombrement des prisonniers que chacun avait amenés, afin d'en savoir exactement le nombre total. Le résultat du dénombrement fut que les Français possédaient, vivants entre leurs mains, les prisonniers suivants: Le Grand Domestique, Macrynos et Cavaléritzès;[259] plus, trois cent cinquante-quatre archontes de premier ordre, et cinq mille trente, et plus, archontes de dignité inférieure et soldats. Le prince ordonna que ses troupes prissent un peu de repos à Véligosti; elles s'y reposèrent donc ce jour-là. Le lendemain arrivèrent à Véligosti, au camp du prince, tous les archontes du pays de Scorta qui avaient pris part à la dernière révolte. Ils supplièrent le prince d'avoir pitié d'eux et de leur accorder leur pardon, et tous les chevaliers francs se joignirent à eux pour obtenir de lui qu'il accédât à leur demande. Le prince, toujours plein de sagesse et de bonté, et qui était un seigneur doux, clément et affable envers tous, leur accorda sur-le-champ leur pardon, mais il leur fit jurer qu'à l'avenir ils ne se rendraient plus coupables d'un tel acte de félonie et lui resteraient toujours fidèles. Le surlendemain le prince ordonna qu'on amenât en sa présence tous les prisonniers grecs; il voulait les voir de ses propres yeux et avoir un entretien avec le Grand Domestique et avec les principaux chefs.][260]

On amena donc devant lui le Grand Domestique, frère de l'empereur, qu'il désirait beaucoup voir et qu'il était assez heureux pour tenir comme prisonnier. A son arrivée, le prince Guillaume se leva de sa place, le salua avec affabilité, et, le prenant par la main, le fit asseoir auprès de lui. Les chefs francs s'assirent ensuite, et le prince, prenant la parole, exposa au Grand Domestique: Que les Francs avaient fait avec l'empereur un traité confirmé par des serments réciproques, et d'après lequel les deux parties contractantes devaient désormais vivre perpétuellement en paix et bonne amitié, et ne jamais briser les liens de la parenté spirituelle[261] établie entre l'empereur et le prince; que l'empereur, violant le premier ses serments, avait commencé les hostilités, et ravagé et ruiné le pays du prince par ses incursions et des combats livrés avec des troupes nombreuses; que cette faute de l'empereur était une des plus graves qu'il eût pu commettre; que Dieu, suprême vengeur de toutes les injustices, ayant vu la conduite coupable de l'empereur et le grand carnage qui s'en était suivi, s'était courroucé contre lui, et qu'il en était résulté le malheur dont le Grand Domestique était victime. « C'est cette conduite coupable de l'empereur, poursuivit-il, qui vous a réduit, seigneur et frère, à l'état où vous êtes. Les armées de cavaliers et de fantassins que vous avez amenées dans les plaines de Prinitza étaient nombreuses; vous veniez avec tout l'éclat d'un empire, et comptiez bien vous rendre maître de la Morée; mais trois cents de mes Francs ont remporté la victoire sur vous, et ont fait un grand carnage de vos troupes. Aujourd'hui encore vous voyez, mon frère, l'échec qui vous est arrivé à la Longue Côte, malgré la multitude de vos troupes. Loin de moi la pensée de tirer vanité de ces avantages; mais je rends grâce à Dieu, le grand redresseur de tous les torts, d'avoir bien voulu faire justice, ainsi que vous le voyez. »

Lorsque le prince Guillaume eut terminé ce discours, le Grand Domestique prit la parole à son tour et lui répondit: « Ma présente position, prince de la Morée mon frère, ne me permet pas de vous dire tout ce que je voudrais et tout ce qu'il me conviendrait de répondre dans cette circonstance. Vous le savez, je suis votre prisonnier et vous me tenez dans vos fers. Mais dussiez-vous faire à l'instant tomber ma tête, je répondrai au moins à une partie de ce que vous venez de me dire, et je repousserai vos accusations personnelles. Il ne sied jamais à l'homme noble de se vanter, quand la fortune a favorisé ses armes et a conduit entre ses mai ns l'ennemi qu'il combattait; car les chances de la guerre sont, vous le savez, variables ici-bas. Quant à ce que vous avez dit contre mon seigneur l'empereur des Grecs: je vous le déclare, le plus grand tort est de votre côté. Tout le monde sait que le pays de la Morée n'est point vôtre. Vous ne le possédez que par un héritage dont la source est injuste, et uniquement par le droit de la force. Ce pays est le légitime héritage de l'empereur de Romanie. Vos ancêtres, en arrivant ici, ont, par une oppression tyrannique, usurpé sur l'empereur le pays que vous occupez. Vous n'avez pas sans doute perdu toute mémoire du jour où l'ambition et la mauvaise fortune vous firent tomber entre les mains de l'empereur mon saint maître, et vous conduisirent dans les prisons de Constantinople V Si l'empereur l'eût voulu alors, il eût pu faire de vous tout ce qu'il voulait; mais, toujours humain et toujours inspiré par une douceur chrétienne dans sa conduite avec tout le monde, il vous a généreusement et honorablement tiré de votre prison. Vous êtes alors revenu dans la Morée, et vous n'avez pu vous y tenir en repos. Réunissant aussitôt des troupes, vous vous êtes armé, vous avez passé dans la Lacédémonie pour ravager le pays, vous avez couru après une vaine gloire, vous vous êtes rendu coupable de perfidie envers l'empereur, vous avez foulé aux pieds tous vos serments, et avez tenu une conduite tout opposée à celle que vous aviez juré de tenir. Si vous eussiez conservé le souvenir du malheur que vous avez essuyé dans la Pélagonie, vous ne tireriez pas vanité de voire succès présent, et ne verseriez pas tout le blâme sur les autres; car dans toutes les choses humaines, et surtout dans la guerre, la fortune est variable. Mais mon infortune et la douleur de me voir captif m'ont poussé à dire plus que je ne devais. Je vous prie donc de m'excuser, vous et tous les chefs présents ici.

Le prince lui répondit avec calme et sagesse: « Je sais, Grand Domestique mon frère, que la douleur seule de votre position vous a fait tenir ce langage, et je l'excuse comme venant d'un homme noble tombé en mon pouvoir. Mais si partout ailleurs et dans toute autre occasion un homme jouissant de sa liberté[262] eût osé m'appeler parjure et me reprocher de fouler aux pieds mes serments, fût-ce l'empereur lui-même, il faudrait que je me coupasse la gorge avec lui. Vous êtes mon captif, et je dois tout excuser. Cependant tout le monde sait que la faute de cette guerre ne peut être rejetée sur moi. L'empereur a été trompé par de faux rapports des perfides Grecs de Monembasia. Il a ajouté foi à leurs trompeuses nouvelles, et a envoyé ses troupes contre moi. C'est lui qui, le premier, a commencé la guerre et s’est rendu coupable de la violation des traites. Mais puisse le Dominateur des mondes lui pardonner cette faute ! Car je suis convaincu qu'il a été entraîné par d'autres, et n'a commencé les hostilités que pour s'en être trop fié à leurs rapports. »

Ils se lurent alors tous les deux, et rejetèrent le blâme de cette affaire sur les habitants de Monembasia. Le même soir, le prince ordonna de disposer toutes ses prisons, et il envoya chacun de ses captifs dans une prison adaptée à son rang. Il envoya à Chlomoutzi[263] le Grand Domestique et sa suite, ainsi que Cavaléritzès.[264] Les autres prisonniers furent répartis dans différentes places. Après quoi, il convoqua tous les chefs militaires et autres sages hommes[265] de son armée, pour délibérer avec eux sur ce qu'il avait à faire, et pour savoir sur quel point il devait se diriger, et comment il fallait s'y prendre pour assurer le succès de leur entreprise. Une partie du conseil fut d'avis que toute l'armée retournât dans ses foyers pour s'y reposer des longues fatigues de la guerre; mais les plus sages, qui n'étaient pas moins lus de ces continuelles hostilités, pensèrent que l'armée devait se diriger sur la Lacédémonie. Ce pays offre de nombreuses ressources pour le maintien et la subsistance d'une armée, et toutes les choses de la vie y sont abondantes. Ils étaient ainsi à portée de faire le siège de Mesithra; et si le hasard pouvait leur fournir les moyens de se rendre maîtres de cette place, il leur devenait facile de ressaisir tout le pays.

Le prince adressa alors la parole à messire Ancelin, son premier capitaine, et à messire Jean de Catava, son maréchal, et leur ordonna de tout disposer pour que l'armée compliments se mettre en route et se rendre dans la Lacédémonie, conformément à l'avis adopté par le conseil.

Ces deux chefs prirent soigneusement toutes les mesures nécessaires, et le lendemain, de bonne heure, ils arrivèrent à l'endroit désigné. Ils reçurent aussitôt des informations inattendues sur l'état des choses, et apprirent que la majeure partie des habitants grecs de la contrée avait passé, ainsi que toute leur famille, dans la place de Mesithra. Le prince fut extrêmement fâché de voir que le pays avait été abandonné par tous les habitants du fort de Lacedemonia et des campagnes, et il ordonna aussitôt, dans son dépit, que les maisons et biens de ceux qui avaient émigré fussent donnés à d'autres habitants, qui étaient des Francs du pays, hommes de vérité, et dans lesquels on pouvait avoir beaucoup plus de confiance que dans les premiers. Il prescrivit aussi à ses troupes de courir et de ravager ces campagnes et les environs, partout où on s'était révolte contre lui. Il approvisionna ensuite la ville de Lacedemonia, y plaça une garnison, et donna ordre d'y faire toutes les constructions et fortifications nécessaires.

Ses troupes se répandirent dans le pays, et pillèrent Vatica, Hélos et toute la contrée, jusqu'à Monembasia. Elles parcoururent de là Dragaligos et toute la Tzaconie, qu'elles pillèrent, ravagèrent et détruisirent complètement. Toute la Lacédémonie était bien approvisionnée, et les troupes qui furent envoyées de ce côté s'enrichirent autant qu'elles voulurent.

Le prince Guillaume avait l'intention de passer l'hiver dans la Tzaconie; mais, ainsi que cela arrive souvent dans les choses humaines, on songe à une chose et on en rencontre d'autres, si bien que les chances nouvelles qui se présentent finissent par entraver tous nos premiers projets. A peine un mois entier s'était-il écoulé depuis le moment où le prince avait commencé ses opérations, qu'il reçut la nouvelle que les Scortins s'étaient de nouveau révoltés, et qu'après avoir embrassé le parti des Grecs, ils avaient formé le blocus de la place d'Araclovon, et jetés des troupes à Caritena, dans le dessein d'occuper ces deux places et de les conserver au nom de l'empereur. A cette nouvelle, le prince munit la place de Lacedemonia[266] de toutes les troupes et de toutes les choses nécessaires, et se mit à la tête de son armée, avec laquelle il arriva à Véligosti. Il réunit alors ses chefs, et délibéra avec eux sur la manière de pénétrer dans les défilés de Scorta, pays que ses montagnes, ses ravins et ses gorges étroites rendent d'un très difficile accès. Il adressa alors la parole à messire Ancelin, ce guerrier expérimenté, et lui dit avec une grande effusion d'amitié: « Vous avez déjà, mon frère et mon compagnon, fait pour moi beaucoup de choses. Grâce à la sagesse de vos avis et de vos conseils, j'ai obtenu de grands avantages et de nombreux succès dans les combats. Tout le monde connaît les services que vous m'avez rendus dans cette guerre contre l'empereur. Je m'adresse donc encore à vous, frère, ami et parent, et vous prie de m'aider dans cette affaire, et de tâcher avec moi de réparer tout le mal et tout le chagrin que m'a causé mon neveu, le seigneur de Caritena, ce grand perturbateur, qui, abandonnant ce pays et moi son oncle, dont il tient sa seigneurie de Caritena, est allé afficher sa honte dans le royaume de Pouilles. Aidez-moi, je vous prie encore, contre la perversité et les mutineries de ces Scortins sans foi, de ces perfides rebelles qui après mon pardon se sont encore une fois révoltés. Mettez sur pied les Turcs que nous avons ici parmi nos troupes; envoyez-les dans les défilés de Scorta. Qu'ils brûlent et ravagent les maisons et les villages; que tous les hommes qu'ils feront prisonniers soient à l'instant massacrés, et que tout le butin qu'ils prendront leur appartienne. »

Messire Ancelin, homme plein d'habileté, comprit promptement toute la douleur qu'éprouvait le cœur du prince, et lui promit d'exécuter ses ordres. «Seigneur, lui dit-il en cherchant à le calmer, ne vous chagrinez pas; je ferai tout ce que vous désirez, et vous serez satisfait de moi. » Il s'adressa alors aux chefs turcs, et particulièrement à Mélik, le premier d'entre eux, et leur communiqua en détail la volonté du prince, qui leur ordonnait de pénétrer dans les défilés de Scorta, et il ajouta que, tout le butin qu'ils feraient, ils pourraient se le partager entre eux.

A ces paroles Mélik manifesta une vive joie, et répondit qu'il allait s'empresser d'exécuter les ordres du prince. Tous les Turcs firent de même éclater leur joie. Mélik les partagea en trois divisions, qui devaient marcher séparément, et messire Ancelin leur donna des guides pris parmi les gens du pays.

Les Turcs se jetèrent aussitôt dans les défilés de Scorta, parcoururent toutes les campagnes, brûlant et dévastant le pays, et taillant en pièces tous ceux qu'ils rencontraient armés. Ceux qui se soumirent furent traités avec humanité et amenés devant le prince auquel ils furent livrés. Les chefs scortins, voyant l'état désespéré des choses, gagnèrent les hauteurs des montagnes.[267] [Là ils délibérèrent sur le parti qu’ils avaient à prendre, et dépêchèrent au prince un envoyé pour lui demander grâce et merci; déclarant qu'ils ne s'étaient nullement révoltés contre lui, mais que les motifs de leur conduite étaient tout différents, puisque] ils ne s'étaient ainsi réunis que pour se décider sur ce qu'ils avaient à faire après la défaite de l'armée grecque, abandonnés comme ils l'étaient parle seigneur de leur pays, le seigneur de Caritena.

Le prince refusa d'abord de se rendre à leurs supplications; mais les grands et les chefs, qui conservaient de l'affection, et même une véritable amitié pour le seigneur de Caritena, prièrent instamment le prince d'accorder un généreux pardon à tous ces hommes qui se présentaient en suppliants devant lui. Le prince accueillit enfin leurs prières et se rendit à leurs désirs. Sans perdre de temps, il envoya un messager à Mélik, et l'engagea à faire cesser le pillage et à revenir auprès de lui. Celui-ci revint en effet, au premier ordre, à Véligosti, présenter ses respects au prince qui lui fit le meilleur accueil.

Le prince Guillaume licencia alors toutes ses troupes, et chacun se retira pour aller se reposer dans ses foyers. Lui-même il rentra dans le pays de la Morée avec sa suite. Les Turcs l'y accompagnèrent, et lorsqu'il fut de retour chez lui, ils demandèrent leur congé, conformément aux arrangements stipulés entre eux et lui lors de leur arrivée à Andravida. La retraite des Turcs causa un vif chagrin au prince, qui leur paya leur solde complète, et y joignit pour Mélik une gratification et des présents, en le priant de rester avec lui encore six mois, après lesquels il pourrait se retirer s'il le voulait. Mélik lui répondit en s'inclinant avec respect: « Prince et puissant seigneur, je vois avec plaisir que mes services ne vous ont pas été inutiles, et que vous en avez retiré quelque fruit; mais lorsque je me suis engagé au service du Grand Domestique, je ne devais rester qu'un an avec lui, et voici déjà deux ans que je suis absent de mes foyers, et mes compagnons d'armes ne me permettraient pas de rester plus longtemps dans ce pays. Je vous prie donc, seigneur, de ne pas me forcer à rester ici, car j'ai fait le serment de revenir à cette époque auprès de mes parents. »

Le prince, en entendant ce discours, cessa d'insister; il leur fit à tous de nombreux dons d'amitié, et leur fournit des guides chargés de les accompagner jusque dans la Valachie.[268] Toutefois, quelques-uns d'entre eux n'hésitèrent pas à rester en Morée. D'après l'ordre du prince on les baptisa.[269] Il fit deux d'entre eux chevaliers, et leur accorda des fiefs. Ils se marièrent ensuite, et eurent des enfants qui sont encore établis dans la Morée, à Bournabos et à Renta.

Je vais maintenant quitter ce sujet, et rapporter ce qui concerne ce célèbre guerrier, le seigneur de Caritena, et raconter sa conduite antérieurement à cette affaire.

Dans le temps que le prince était en guerre avec l'empereur des Grecs et avec le frère de l'empereur, ainsi que je viens de le rapporter, le seigneur de Caritena, qui était regardé comme un des premiers chevaliers du monde, et dont la réputation de bravoure était répandue dans tous les royaumes, succomba à la tentation du démon, et se laissa (malheur commun à beaucoup d'autres sages guerriers) prendre d'amour pour la femme d'un certain chevalier connu sous le nom de messire Jean de Catava.[270] Il enleva cette femme de la Morée, et l'emmena en Pouilles, sous prétexte d'un pèlerinage dans les couvents de ce pays. Il prétendit d'abord aller visiter Saint-Nicolas à Rome, et ensuite l'Archange Michel, dans le vaste couvent de ce nom situé sur le sommet d'une montagne voisine de Manfredonia.[271] Le roi Manfred[272] gouvernait alors la Pouille, et était roi de Sicile et de toutes les parties de ce royaume. Lorsqu'il eut appris, par le rapport de quelques personnes, que le seigneur de Caritena, cet homme célèbre dans le métier des armes par toute la Romanie, était venu en Pouille, il s'en étonna beaucoup, et s'informa du motif qui l'y amenait et de ce qu'il voulait y faire. Les gens de sa suite qui se trouvaient dans le pays dirent au roi: que leur seigneur venait en pèlerinage dans les saints couvents de son royaume, et que de là il se rendrait à Rome. Mais un autre homme, bien instruit, qui tenait le secret d'un de ses parents et était lui-même de la suite du seigneur de Caritena, rapporta au roi qu'il s'était pris d'amour pour la femme d'un chevalier, l'avait enlevée de la Morée, et l'avait amenée avec lui pour jouir de son amour et vivre sans crainte avec elle.

Le roi Manfred fut vivement affligé d'apprendre cette conduite honteuse d'un aussi grand guerrier, et envoya aussitôt un chevalier bien accompagné, pour dire de sa part à messire Geoffroy, seigneur de Caritena, de se rendre vers le roi qui avait à lui parler. Sur cette invitation, messire Geoffroy monte aussitôt à cheval, et arrive avec toute sa suite auprès du roi. Le roi Manfred se lève à son approche, le prend par la main, le fait asseoir à ses côtés, et commence à l'interroger sur ce qu'il était venu faire en Pouille. Le seigneur de Caritena lui dit: qu'il était venu faire un pèlerinage dans les saints monastères, pour remplir un vœu qu'il avait fait lors de son emprisonnement à Constantinople par l'empereur des Grecs. Mais le roi lui répondit: « Je m'étonne qu'un homme qui jouit de votre réputation, et qui est si fameux dans le métier des armes, ait pu prendre une résolution semblable, et ait abandonné le prince Guillaume, son seigneur, au moment d'une guerre aussi importante, et lorsqu'on avait un si grand besoin de troupes pour repousser l'attaque de l'empereur de Constantinople. Jamais un homme noble, et encore moins un guerrier qui jouit d'une aussi brillante renommée que vous, ne doit se souiller d'un mensonge; une telle faute est véritablement affligeante pour tout cœur noble. Apprenez, seigneur de Caritena, et tenez pour certain que je connais le véritable motif qui vous amène ici, et je vous jure, sur le Christ, que j'en suis douloureusement affecté, à cause delà réputation dont vous jouissez. Votre conduite est tout à fait inconvenante, et je répugne à la nommer par son nom. Toutefois, mon amitié pour vous me fait un devoir de la blâmer en votre présence, afin de vous la faire mieux connaître. Vous avez abandonné votre seigneur pendant la guerre qui se continue en Morée; vous avez foulé aux pieds tous vos serments; vous êtes à la fois infidèle et parjure envers votre seigneur lige. Et, chose inconvenante et perfidie indigne ! Vous avez enlevé la femme d'un chevalier, sa femme légitime, et vous courez le monde avec elle; et cependant vous étiez lié par des serments réciproques avec lui.[273] Vous voyez donc que votre conduite est connue. Je vous accorde toutefois un délai assez long encore, le terme de quinze jours, pour quitter mon pays et retourner en Morée secourir le prince votre seigneur dans sa guerre contre l'empereur des Grecs. Mais si, ce terme écoulé, je vous trouve dans mon royaume, je vous jure sur ma couronne et par mon âme que je vous fais à l'instant trancher la tête. »

Lorsque messire Geoffroy, seigneur de Caritena, eut entendu ce discours, et dès qu'il vit que le roi connaissait sa conduite coupable et lui avait même expliqué en détail la faute qu'il avait commise, la honte qu'il ressentit d'abord de ces reproches l'empêcha de parler. Il ne savait d'ailleurs que dire pour sa défense. Il répondit toutefois du mieux qu'il put:

« Seigneur roi, vous voyez un suppliant qui tombe à vos genoux et se prosterne devant vous. Tout ce que vous m'avez dit et raconté est vrai. Moi-même, je sens toute la gravité de ma faute. Je m'humilie et je remercie votre royauté, et je vais partir sans retard pour retourner promptement auprès de mon seigneur le prince Guillaume. »

Il prit alors congé du roi, retourna dans son logis, emmena toute sa suite, et partit aussitôt pour se rendre à Brindes.[274] Il y trouva une galère toute prête, à bord de laquelle il s'embarqua, et il arriva, après un voyage de vingt-trois jours, à Glarentza.[275] Il s'informa aussitôt où il pourrait trouver le prince; un homme bien instruit de ce qui se passait lui assura que le prince Guillaume était à Andravida, où il avait convoqué une assemblée de tous les chefs, des prélats et des bourgeois, grands et petits. Cette assemblée était alors occupée à délibérer sur une nouvelle qu'ils venaient de recevoir, et ils discutaient sur le parti qu'ils devaient prendre dans l'affaire que je vais vous raconter.

A l'époque dont je parle, le comte d'Anjou, seigneur de Provence,[276] avait eu de la comtesse[277] sa femme, trois belles filles.[278] Il maria la première, qui était l'héritière, avec le frère puîné du roi de France,[279] appelé messire Charles, célèbre guerrier. Celui-ci hérita, par ce mariage, de la seigneurie d'Anjou et de tout le comtat.[280] Sa deuxième fille épousa le roi de France,[281] et la troisième et dernière[282] fut mariée au roi d'Angleterre. Le comte de Provence ne vécut que peu de temps après avoir marié ses trois filles,[283] ainsi que je vous le rapporte, et messire Charles, frère du roi de France, devint son héritier à sa mort, attendu que son épouse était l'aînée des sœurs.[284]

A cette époque, l'empereur d'Allemagne, Frédéric, était aussi roi de Sicile et seigneur de Pouilles.[285] Il avait attaqué le pape,[286] et lui avait pris la Campanie. Il lui avait ensuite enlevé la souveraineté de Rome, et l'avait forcé à s'enfuir de cette ville et à se réfugier à Venise, afin d'éviter la mort. Le pape fut tellement courroucé, aussi bien que toute l'Eglise, qu'il ordonna qu'on cessât tout chant sacré en son honneur,[287] qu'on ne célébrât le service divin ni pour lui ni pour les pays placés sous sa domination;[288] qu'on ne baptisât plus les enfants; qu'on ne dît plus les prières des morts, et qu'on ne célébrât plus de mariages. Partout l'univers, dans toutes les églises, dans tous les couvents, les prélats et les chefs d'église prononcèrent l'excommunication contre lui.

L'empereur Frédéric avait un fils bâtard, appelé Manfred,[289] prince de Salerne, et il avait sa souveraineté dans le territoire de Capoue. Après la mort de Frédéric, on couronna pour roi de Sicile Manfred,[290] qui régna comme son père, et occupa le même pays avec la même suzeraineté. Ainsi que son père, Manfred souilla l'Eglise; mais, après un certain temps, que je crois peu considérable,[291] on engagea le pape à retourner à Rome.

Ces événements n'étaient pas inconnus à messire Charles, comte d'Anjou et seigneur de Provence, qui était, comme je viens de le dire, frère du roi de France, et un guerrier terrible et renommé par tout l'univers. Avec le consentement des prélats et des cardinaux, on envoya auprès de lui; on lui offrit des bénédictions et des prières; on lui fit de grandes promesses s'il voulait se rendre auprès du pape et combattre Manfred, tyran de l'Eglise, et l'exterminer. On s'engagea à mettre à sa disposition tout le trésor de Saint-Pierre; à prêcher une croisade pour déterminer tous ceux qui croyaient au Christ et avaient reçu le baptême à marcher sous ses ordres; à lui donner le sceptre de l'Eglise,[292] comme un héritage qu'il pourrait transmettre à ses enfants; à l'honorer du titre de roi, et à lui conférer la couronne de Sicile, autant que ce royaume pouvait embrasser de territoire, et la souveraineté de toute la Pouille.[293]

Lorsque messire Charles, ce célèbre guerrier, frère du roi de France, vit toutes les promesses que le très saint pape lui faisait, sa première pensée fut cependant de refuser d'entreprendre cette expédition; car il craignait d'engager le roi de France, son frère, dans une guerre avec les Allemands[294] et les Gibelins, et de l'induire au péché par le scandale, le carnage et la destruction qui pourraient résulter d'une guerre entre les chrétiens. Sur ces entrefaites survint un incident que je vais vous rapporter.

A ce moment, le roi de France conçut le projet de faire des réjouissances publiques et de convoquer une brillante réunion des siens. Il écrivit à son beau-frère, le roi d'Angleterre,[295] une lettre d'amitié, dans laquelle il le priait avec instance de venir avec la reine, sœur de sa femme, le visiter à Paris, pour y passer quelques jours agréablement avec lui. Le roi d'Angleterre accepta cette invitation, qui provenait d'une amitié sincère, et fut charmé de l'idée de revoir le roi de France, et de se réjouir avec lui. Il amena avec lui la reine son épouse, et tous deux arrivèrent à Paris, bien accompagnés.[296] Ils y firent de grandes réjouissances, comme les rois ont coutume de le faire. Un jour, c'était un dimanche, au milieu de tout l'éclat des fêtes, les deux sœurs reines, la seconde, qui était reine de France, et la troisième qui était reine d'Angleterre, étaient réunies ensemble. Au moment où elles étaient assises dans la chambre de la reine de France, arriva la comtesse de Provence, leur sœur, qui avait hérité de tout l'héritage paternel. Quand les deux reines la virent arriver, elles se levèrent d'abord de leur siège, et s'assirent ensuite ensemble ainsi qu'il est d'usage parmi les femmes. Pendant qu'elles étaient assises, la reine de France, qui était la seconde, adressa la parole à sa sœur aînée, la comtesse, et lui dit: « Il ne vous convient pas, ma bonne sœur, quoique vous soyez l'aînée,[297] de vous asseoir à côté de nous, attendu que vous n'êtes que comtesse tandis que nous sommes reines, et que c'est à nous que l'honneur et la supériorité appartiennent. »

A ce discours, la noble comtesse fut tellement mortifiée et saisie de honte qu'elle se leva aussitôt de sa place, se rendit dans son hôtel, et entra dans sa chambre, en fondant en larmes. Un instant après arriva le comte de Provence, qui demanda du dehors où était la comtesse. Quelqu'un lui répondit qu'elle était dans sa chambre. Le comte alors entra librement, et sa noble épouse, s'apercevant de son approche, se hâta d'essuyer ses yeux avec son mouchoir. Le comte s'aperçut que sa femme avait pleuré, et lui dit d'un ton de compassion: « Qu'avez-vous à pleurer, comtesse? » Celle-ci voulut d'abord nier la chose et ne pas avouer ce qui lui était arrivé; mais le comte fit entendre avec colère un serment terrible: « Si vous ne m'avouez pas à l'instant, lui dit-il, le motif de vos pleurs, je saurai vous en punir et vous donner juste cause de pleurer. »

La comtesse, saisie de frayeur, lui avoua donc la vérité tout entière: « J'étais allée, dit-elle, voir mes deux sœurs. Je me suis assise à leurs côtés, afin de m'égayer avec elles; mais ma sœur cadette, la reine de France, voyant que je m'asseyais sur le même rang qu'elles et ne leur faisais pas de déférence en leur qualité de reines, a commencé à me dire: « Il ne vous convient pas, ma bonne sœur, d'être assise à côté de nous, et de vouloir tenir le même rang et la même dignité que nous; car il est juste qu'étant reines nous recevions de plus grands honneurs qu'une comtesse, une duchesse, ou toute autre femme. Lorsque j'entendis ces paroles, je sentis une douleur profonde, et vins ici, dans ma chambre, où je pleurai abondamment. »

En entendant ce récit le comte fit un serment terrible, et dit à la comtesse son épouse: « Je vous jure par le Christ et par sa mère de ne plus entrer dans votre lit que je ne vous aie fait reine couronnée. » Il sortit aussitôt de chez lui,[298] et alla trouver le roi de France, son frère, qui se promenait avec son beau-frère le roi d'Angleterre. Il le prit à part, et lui dit: « Seigneur roi et frère, vous devez savoir que le très saint pape de Rome m'a écrit plusieurs fois, et m'a envoyé sa bénédiction et ses prières, en m'engageant à me rendre à Rome, me promettant, si je voulais déclarer la guerre au roi Manfred et l'attaquer avec mes troupes, de me faire déclarer roi de Sicile et de me reconnaître comme défenseur de l'Eglise de Rome. Jusqu'ici j'avais refusé de me jeter dans une semblable entreprise, et Dieu m'est témoin que j'agissais ainsi pour ne pas vous engager dans une guerre et ne pas vous exposer au malheur d'avoir à combattre l'empereur d'Allemagne aussi bien que tout le parti des Gibelins. Mais je cède enfin à l'idée d'entreprendre aujourd'hui cette guerre. Je me prosterne donc à vos pieds, et vous prie, comme mon seigneur et comme mon frère, de m'accorder d'abord votre permission, et ensuite des secours, de l'argent et des troupes, afin que je puisse partir avec honneur, et ainsi qu'il convient à mon rang. »

Le roi de France accueillit avec bienveillance cette proposition, et répondit à son frère en ces termes. « Je remercie le Roi Créateur de l'univers de vous avoir inspiré l'idée d'une entreprise d'où doit résulter un grand honneur, et qui doit faire le salut du monde.[299] J'en appelle à témoin le Dieu de gloire ! Dès longtemps j'avais envie de vous la conseiller, et je n'étais retenu que par la crainte de vous faire croire que je voulais vous éloigner de moi; mais puisque le Dieu de gloire vous l'a inspiré, puisque vous vous êtes décidé de vous-même à la mettre à fin, disposez de mes trésors et de mon peuple. Salariez de bonnes troupes pour les décider à vous suivre. Que la bénédiction de Dieu, celle du Saint-Père et de moi-même qui suis votre frère, vous accompagnent et vous soutiennent partout où vous irez ! J'espère en Dieu et en votre prudence que vous vous conduirez de manière à honorer l'Eglise, moi, vous et toute notre famille. «

Le comte, qui était un homme prudent et habile, remercia le roi comme son seigneur et frère. Il arrangea ensuite ses affaires, se procura de l'argent, rassembla beaucoup de troupes composées d'hommes expérimentés et braves, tant fantassins que cavaliers, fit ses adieux au roi de France, et passa en Provence. Il prépara ses bâtiments, monta à bord[300] et arriva à Rome dans l'espace d'un mois.

Rome n'est située qu'à douze milles de la mer. Lorsque Charles d'Anjou eut débarqué avec toutes ses troupes, ses chevaux, ses coursiers de main, ses armes et tous ses bagages, il fit tout charger sur des chars et des mulets, et on se mit en marche pour se rendre à Rome.

Aussitôt que le pape[301] fut informé que messire Charles, seigneur de Provence, était arrivé avec de brillantes troupes, la fleur de la France, il leva les mains au ciel et remercia Dieu et les apôtres saint Pierre et saint Paul qui avaient inspiré au comte la pensée de venir à son secours contre les tyrans et les ennemis de l'Eglise, pour mettre enfin un terme aux désordres et aux actes de despotisme qu'ils exerçaient, et le replacer lui-même paisiblement sur le trône de Rome. Afin même de mieux prouver au comte toute la joie que son arrivée lui causait, et stimuler encore son activité, le pape lui-même monta à cheval avec tous ses cardinaux et la noblesse de Rome, vint à la rencontre du comte de Provence[302] et lui rendit les plus grands honneurs dans cette entrevue.

En arrivant à Rome, chacun se retira dans son logement. Le pape envoya ensuite auprès du comte cinq cardinaux, quatre métropolitains et douze évêques, qui le prièrent avec instance de se rendre auprès du Saint-Père, qui désirait lui parler. Ils l'accompagnèrent en lui rendant toute sorte d'honneurs. A son approche, le pape se leva de son siège, le prit par la main, et le fit asseoir à ses côtés.»Soyez le bienvenu, lui dit-il, noble homme, sang de France, défenseur des chrétiens, fils de l'Eglise. » Il lui demanda ensuite des nouvelles du roi de France; et étant informé par lui des intentions de son frère, il l'en remercia, et loua beaucoup le roi d'avoir bien voulu contribuer aux besoins de l'Eglise, et d'avoir consenti à une expédition aussi essentielle à son honneur et à sa propre utilité qu'au repos des chrétiens et de toute l'Eglise. Après s'être entretenus ainsi de tout ce qui les intéressait, le comte retourna dans son logement. Le pape de Rome invita ensuite tout le monde, grands et petits, à se réunir à lui. Tous ceux qui étaient venus avec le comte, et tous les nobles de Rome, formèrent ainsi une cour plénière et une assemblée des plus brillantes, et se rendirent à l'église de Saint-Pierre, où le pape célébra la messe. Les prières terminées, il sortit du sanctuaire, et couronna messire Charles roi de Sicile, en lui plaçant de sa propre main une couronne d'or sur la tête, et tous, grands et petits, le saluèrent roi par acclamation.

A peine Charles fut-il devenu roi de Sicile que, ne voulant pas perdre son temps, il vint trouver le pape, et lui dit: « Saint-Père et seigneur, je ne suis pas venu ici pour me reposer, ainsi qu'une femme, mais bien pour faire la guerre au roi Manfred et aux Gibelins, ennemis de l'Eglise et excommuniés. Je ne serais pas assez orgueilleux pour penser que seul je pusse mener cette guerre abonne fin; mais, puisque vous êtes sur le trône de Rome et que vous m'avez déclaré le défenseur de l'Eglise, envoyez vos ordres dans tous les royaumes, et invitez ceux qui croient au Christ, et sont ainsi sous votre dépendance, à accourir à votre secours avec leurs troupes, pour combattre les ennemis de l'Eglise. »

Le pape de Rome approuva la proposition du roi, et envoya des lettres et des messagers par tous les royaumes et par tout l'Occident, avec ses bénédictions et ses prières, en invitant tous les chrétiens à le secourir contre les ennemis et les tyrans qui avaient souillé l'Eglise. Beaucoup de troupes, à cet appel, accoururent de tous les royaumes. Les Guelfes arrivèrent aussi de l'Italie. Quand toutes les troupes furent rassemblées à Rome, le roi les répartit en corps d'armée séparés. Il leur donna ensuite l'ordre de quitter la ville de Rome, et lui-même, revêtu de ses armes brillantes, qu'il portait avec beaucoup d'élégance, il se rendit auprès du pape, se mit à genoux devant lui, et lui demanda sa bénédiction. Le pape la lui accorda, et plaça sur son côté gauche la croix qu'il venait de faire faire pour lui, et que lui et toutes ses troupes devaient toujours porter dans cette expédition. Il donna ensuite sa bénédiction à toute l'armée, et déclara que le Christ toujours vivant et le pape accordaient une absolution plénière à tous ceux que l'épée moissonnerait dans cette expédition. Après toutes les bénédictions du pape, le roi se mit aussitôt en marche et se dirigea sur la Pouille.[303]

Lorsque le roi Manfred eut appris que le roi Charles marchait contre lui, il manda des troupes d'Allemands, et il lui en vint en effet de nombreuses, de bonnes et de braves. Il lui en vint aussi de la Lombardie et de la Toscane, contrées qui étaient de son parti, du parti gibelin. Il lui en vint encore de la Sicile, ainsi que de la Calabre. Les troupes de ce roi étaient innombrables.[304] Il marcha à leur tête à Bénévent, pour attendre le roi Charles, qui y arriva bientôt. Une grande bataille eut lieu entre les deux armées.[305] Dieu voulut que la balance penchât du côté de la justice,[306] et le grand roi Charles gagna la bataille; Manfred fut tué.[307] Ceux de ses soldats qui lui survécurent, se soumirent au roi Charles, et le reconnurent pour souverain; et depuis ce moment, celui-ci régna en paix, comme souverain des royaumes de Sicile et de Pouille.

Je vais reprendre ici mon récit relatif à Guillaume, prince de Morée, et je dirai sa conduite avec le noble seigneur de Caritena. A son retour du voyage dans le royaume de Sicile et de Pouille, dont j'ai parlé dans ce livre, le prince lui pardonna et lui rendit la seigneurie pour laquelle il relevait de lui, mais sous la condition, stipulée par écrit, qu'elle ne serait transmissible qu'à ses héritiers en ligne directe.

Le prince continuait alors à Nicli la guerre contre l'empereur des Grecs, et il en était de cette guerre comme de la plupart des guerres, où les chances sont souvent partagées et où l'on a aujourd'hui des succès, demain des revers. Ce serait sans doute un véritable tourment que de vouloir rapporter dans ce livre tous tes détails de ces affaires. Mais pour me soulager un peu dans mes récits et soulager aussi mon lecteur, je me suis imposé le devoir de ne choisir que la fleur des événements et des transactions qui ont porté un fruit. Une fois avertis de l'obligation que j'ai contractée, écoutez-moi donc, et apprenez les événements. Dès que le prince Guillaume eut su que le roi Charles avait vaincu le roi Manfred, et qu'il lui avait coupé la tête,[308] et s'était emparé de toute sa seigneurie et de son royaume, il en fut vivement réjoui, parce que cette victoire était utile à la race des Français à laquelle il appartenait, et de plus, parce que ce souverain de la même race devenait voisin de sa principauté de Morée. Une idée vint alors s'emparer de son esprit. Il délibéra dans l'intérieur de son âme que, puisque l'empereur de Constantinople avait pris racine[309] en Morée, et que sa puissance menaçait de s'étendre, il ne pourrait jamais, seul et avec ses propres troupes, le chasser de sa principauté, dont les forces étaient trop peu nombreuses; mais " que puisque Dieu avait voulu que le roi Charles fût venu établir une seigneurie tout près de lui, dans la Pouille; que la Providence lui avait refusé à lui-même un fils qu'il pût laisser pour prince naturel du pays, au moment où la mort viendrait le frapper, et qu'il n'avait que des filles pour héritières, il serait convenable pour lui d'établir une alliance de famille avec le très puissant roi Charles, en lui donnant sa fille pour bru, et qu'ainsi il obtiendrait des troupes exercées et des forces suffisantes pour chasser l'empereur de sa principauté. Après avoir longtemps médité sur cette idée, le prince convoqua les chefs et leur exposa son avis. Ceux-ci considérèrent alors les moyens de parvenir à l'accomplissement de cette négociation; car le roi Charles était noble et puissant, et le prince Guillaume ne possédait que peu; mais un de ceux qui se trouvaient présents dans le conseil du prince émit un avis important. Cet homme sage s'appelait messire Nicolas de Saint-Omer.[310] Il était seigneur de Thèbes, et était fort estimé pour sa prudence. Il s'avança donc, et donna son avis au prince. « Prince, lui dit-il, si vous voulez mettre à fin cette affaire, je prends sur moi de conclure votre alliance avec le roi Charles, pourvu que vous consentiez à suivre mes conseils. Tout le monde sait que votre père, uni avec les nôtres, a conquis la Morée, appelée aujourd'hui du nom de principauté. C'est par l'épée seule que nous avons conquis ce pays, placé aujourd'hui sous notre domination. Votre père ne l'a reçu de personne et ne relevait pour sa souveraineté d'aucun individu. Il ne la tenait que de Dieu et de son épée. Lorsque votre père passa dans l'autre monde, et que messire Geoffroy,[311] votre frère, succéda à sa seigneurie, vous savez comment il retint la fille de l'empereur Robert, que celui-ci envoyait en mariage au roi d'Aragon; comment il fit sans délai célébrer son mariage avec elle; et comment, pour compenser la faute qu'il avait commise envers l'empereur, obtenir son amitié et assoupir l'affaire, il conclut un traité avec lui, devint son homme, et releva de l'empereur pour sa seigneurie. Tel fut l'accommodement conclu par votre frère, qui devint homme lige de l'empereur. Par là il ne pouvait plus servir aucune autre cause que celle de l'empereur même. Puis donc que votre frère, dans son propre intérêt et pour arriver au but de ses désirs et en retirer quelque utilité, vous a donné cet exemple, conduisez-vous de même à l'égard du roi Charles, afin d'arriver aussi au but de vos désirs, et en retirer quelque profit. Si vous vous engagez à ratifier cette promesse, que je ferai en votre nom, je prends sur moi de faire consentir le roi Charles avec empressement à cette alliance. »

Le prince et ceux de son conseil donnèrent de grands éloges à cet avis, et l'approuvèrent entièrement. Cette proposition fut arrêtée en conseil, et en conséquence messire Pierre de Douay et l'évêque d'Olène,[312] qui jouissaient dans la principauté d'une grande réputation de sagesse, furent choisis pour être envoyés en message auprès du roi. Ils se mirent en route, et arrivèrent par mer à Brindes, d'où ils passèrent auprès du roi qu'ils trouvèrent à Naples. Ils le saluèrent respectueusement, et lui remirent les lettres dont ils étaient porteurs. Le prince écrivait dans ces lettres qu'il priait le roi d'accorder toute confiance à ce que ces deux personnages lui diraient de sa part.

Le roi, après avoir lu les lettres, les fit appeler en particulier, et leur demanda ce qu'ils avaient à lui dire. Les deux envoyés lui expliquèrent alors en détail l'objet de leur mission et le désir qu'avait le prince de conclure une alliance de famille avec lui, si Dieu et le roi voulaient bien y consentir, afin que désormais ils ne fissent plus qu'un. Le roi leur répondit qu'il en délibérerait.

Il convoqua à cet effet tous ses chefs et les hommes les plus expérimentés de son conseil, et leur fit part de la proposition du prince. Le conseil discuta l'affaire, et décida que les envoyés seraient introduits pour qu'on pût entendre d'eux tous les détails de cette proposition. Lorsque ces derniers eurent été introduits, on leur demanda à quel titre le prince Guillaume possédait la Morée, qui il avait pour suzerain, quel pays était la Morée, et quels secours lui seraient nécessaires. Messire Pierre, qui connaissait parfaitement tout ce qui concernait la Morée, fut chargé de répondre à ces questions. Il raconta donc tout ce qui s'y était passé depuis le commencement jusqu'à la fin.

Lorsque le roi et son conseil eurent appris de quels secours pouvait avoir besoin la principauté de la Morée, tous les conseillers furent d'avis que le roi devait conclure cette alliance, qui était fort avantageuse. Le roi se rendit à leur avis, et prit sur le champ les mesures nécessaires pour la conclusion de cette alliance. Un évêque, deux bannerets et deux autres chevaliers furent chargés de se rendre auprès du prince Guillaume pour lui porter la réponse du roi.

Ces envoyés partirent, et arrivèrent à Brindes ou ils trouvèrent des bâtiments qui leur étaient destinés, et à bord desquels ils s'embarquèrent et arrivèrent à Glarentza. Ils rencontrèrent le prince Guillaume à Andravida. L'évêque d'Olène et messire Pierre s'adressèrent les premiers au prince, et lui rapportèrent en particulier les arrangements qu'ils avaient pris avec le roi. On invita ensuite les envoyés du roi Charles à venir exposer l'objet de leur mission. Ceux-ci déclarèrent au prince de la Morée: que le roi consentait volontiers à cette alliance de famille, aux conditions proposées, et qu'il priait le prince de vouloir bien amener celle de ses filles qui était l'héritière de la principauté, et qui portait le nom d'Isabelle, auprès de lui à Naples, pour que son fils l'épousât, et afin de faire en personne hommage[313] de sa principauté, et la relever du roi Charles.

Le prince accepta ces propositions avec plaisir. Il fit l'accueil le plus honorable aux envoyés, auxquels il distribua de grands présents et des dons d'amitié. Ceux-ci retournèrent ensuite auprès du roi, et lui annoncèrent que ses conditions avaient été acceptées, et que le prince avait adhéré à toutes, et se préparait à venir en personne à Naples pour conclure l'affaire. Il envoya alors dans l'île d'Euripe; d'où on loi amena une galère bien armée. Une autre galère fut préparée à Glarentza; et toutes les dispositions qui convenaient à son rang illustre étant terminées, il s'embarqua à bord des galères avec sa fille Isabelle et toute sa suite. Il avait également amené autant de chevaliers qu'il l'avait jugé nécessaire. Ils débarquèrent à Brindes, louèrent des chevaux, continuèrent leur route par terre, et arrivèrent à Naples où demeurait le roi.

Lorsque le roi eut été informé que le prince était près de la ville, il monta lui-même à cheval et vint à sa rencontre. Il le prit d'abord par là main, et il revint à ses côtés, en lui rendant i des honneurs qui étonnèrent tout le monde. Tous deux descendirent de cheval dans l'intérieur du palais, et le prince fut logé, d'après les ordres du roi et ainsi qu'il convenait, dans un appartement d'honneur. Le lendemain le roi, pour honorer son hôte, invita tous les nobles de la ville au banquet qu'il lui donna. Il unt ensuite une cour plénière et fit faire de nombreuses réjouissances, après quoi chacun se retira.

Le lendemain de ce jour, le prince vint faire sa visite au roi, qui donna ordre de convoquer tous les chefs. On recommença dans le conseil à traiter des conventions entre les deux parties. On manda les messagers envoyés précédemment auprès da prince en Morée. Ceux-ci racontèrent en détail le voyage qu'ils avaient fait pour conclure avec le prince une alliance de famille, ce qu'ils avaient réglé à ce sujet, et jusqu'à quel point ils avaient mené l'affaire dont ils avaient été chargés; et ils terminèrent en disant que, puisque le Roi de gloire avait voulu que le prince Guillaume fût venu auprès du roi de Naples, on devait s'en remettre à ces deux souverains personnellement pour la conclusion d'une affaire qui intéressait à la fois et leur propre honneur et le repos de leurs peuples. Quand ils eurent terminé ce qu'ils avaient à dire relativement à cette alliance, le prince prit la parole et raconta comment, suivant le désir du roi, il était venu à Naples avec sa fille, tout prêt à exécuter ce qui avait été réglé dans la Morée entre lui et les envoyés du roi.

Le roi répondit: que tout ce que venait de dire le prince était parfaitement vrai, et que lui-même désirait et voulait accomplir ce mariage conformément aux conventions stipulées. Ils déterminèrent ensuite la rédaction des articles, et firent amener les jeunes gens. L'archevêque de Naples, qui était métropolitain, consacra leurs fiançailles, et le mariage fut célébré aussitôt après Le prince fit alors hommage au roi Charles pour son pays. Il se dépouilla de sa souveraineté en faveur du roi, qui, à son tour, en revêtit son propre fils messire Louis.[314] Messire Louis, de son côté, rendit le même pays à son beau-père, pour qu'il en jouît toute sa vie.

Ces affaires ainsi réglées, le prince resta encore quinze jours avec le roi Charles à Naples, où on lui donna des fêtes brillantes. Sur ces entrefaites, il reçut de Morée la nouvelle qu'un neveu de l'empereur de Constantinople était arrivé à Monembasia, amenant avec lui des troupes de Coumans, de Turcs et de Grecs des contrées de Lycie, et que le peuple de Morée, saisi de crainte, le pressait de hâter son retour. Il se rendit aussitôt auprès du roi, auquel il communiqua en détail toutes ces nouvelles, et lui demanda son congé pour retourner aussitôt en Morée secourir son peuple et ravitailler ses places. Le roi approuva la résolution du prince de retourner dans son pays pour le mettre en état de résister à ses adversaires. Le prince prit donc congé de lui, monta à cheval, et arriva à Brindes ou ses galères l'attendaient. Il s'embarqua, et parvint en dix jours à Glarentza, d'où il passa à Andravida.

La nouvelle de l'arrivée du prince répandit la joie dans le cœur de tous les habitants de la Morée et les remplit d'audace contre l'ennemi. Des lettres furent expédiées sur tous les points, pour engager les chevetains des places à l'aire bonne garde avec leurs garnisons respectives; car l'ennemi venant les combattre, ils devaient garnir les places et mettre le peuple en état de garder son propre pays ainsi que les frontières. Il ne se reposa que pendant quatre jours. Après quoi, ses chefs, convoqués par lettres, s'étant rendus autour de lui, il monta à cheval et se dirigea avec eux vers ses différentes places, qu'il mit en bon ordre de défense[315] et en état de repousser aisément les attaques de l'ennemi.

Le roi Charles, plein d'une amitié sincère et d'une vive affection pour le prince Guillaume son allié, et renommé par son habileté dans l'art de la guerre, considéra que, puisque l’empereur de Constantinople avait envoyé des troupes dans la Morée contre le prince, il devait lui-même l'aider de ses secours. Il fit donc venir un de ses chevaliers, homme expérimenté dans l'exercice des armes, Galeran de Brie,[316] et lui dit: « Je veux que vous alliez en Morée porter secours au prince de Morée, mon allié, à la tête de cent soldats salariés, à cheval, de deux cents fantassins, tous hommes d'élite, de cent arbalétriers, et le reste écuyers. J'ordonne qu'ils reçoivent d'avance une solde de six mois, et que vous soyez investi des fonctions de bail et de capitaine. Préparez-vous donc, et partez sans délai. Les bâtiments sont déjà prêts et vous attendent à Brindes. Embarquez-vous et partez pour la Morée, afin de porter vos secours au prince. Faites-lui mille compliments de ma part, et dites-lui bien que s'il a besoin de plus de troupes, il n'a qu'à m'en prévenir, et je les lui enverrai aussitôt. »

Le chevalier, qui était un homme prévoyant, eut bientôt terminé tous ses préparatifs, et, conformément aux ordres du roi, il partit pour Brindes où il s'embarqua, et il arriva à Glarentza en trois jours. Le prince Guillaume était alors à Vliziri. Messire Salona lui envoya six messagers, dont quatre étaient sergents et deux chevaliers. Il lui annonçait par eux qu'il venait de la Pouille par ordre du roi, avec des troupes, pour se réunir à lui et lui porter secours.

Dès que le prince eut appris que messire Salona,[317] ce bail, venait de la part du roi et amenait avec lui une troupe brillante de cavaliers et de fantassins, il ressentit une vive joie; et pour faire honneur au bail du roi, il monta aussitôt à cheval, et escorté de ses propres troupes, il se dirigea tout droit vers le lieu où le bail s'était arrêté; mais le chevalier, informé de l'arrivée du prince, monta promptement à cheval avec ses compagnons, tous armés, fantassins et cavaliers, et vint à la rencontre du prince Guillaume qu'il trouva tout près de la rivière Eliacos,[318] dans l'endroit appelé Criva.

Tous deux se réjouirent de cette rencontre, et Salona le premier salua le prince de la part du roi, et lui dit: «Le roi m'a envoyé pour vous porter secours en qualité d'allié, avec les troupes que vous voyez. Il espère qu'elles vous mettront en état de résister à l'empereur de Constantinople. Si vous avez besoin de plus de troupes, donnez-lui-en avis et il vous les fera passer. » Le prince remercia le roi de sa fidélité à son alliance et des secours qu'il lui envoyait.

Arrivé à Glarentza, le prince fit chercher des chevaux pour que chaque soldat pût marcher plus à l'aise en plaçant dessus ses effets et ses armes. Après avoir ainsi satisfait les Français envoyés à son secours par le roi, il réunit les hommes de son conseil, pour délibérer sur les pays qu'il pouvait laisser à eux-mêmes, et ceux qu'il devait occuper pour mieux résister aux Grecs ses ennemis. On arrêta dans le conseil, que l'on partirait de là pour se porter le long de l'Alphée. Tous les chevetains étaient déjà arrivés dans l'endroit appelé Isova, amenant avec eux toutes les troupes qu'ils avaient pu rassembler. Les bannerets se réunirent aussi à eux. Ils se pourvurent de provisions pour deux mois, et délibérèrent sur l'endroit où ils devaient établir leur camp. Il fut décidé qu'on se dirigerait sur Nicli; car le pays étant plat, les troupes s'y disposeraient plus à l'aise, et toute l'armée pourrait attaquer les Grecs en se déployant, et revenir plusieurs fois à la charge, s'il était nécessaire. Le prince comptait sur son armée et sur l'appui de la Providence pour triompher des Grecs, espérant bien, si Dieu lui accordait la victoire, pouvoir aisément occuper toute la principauté. L'armée fut alors répartie en divisions, et se mit en marche, et arriva le même soir d'Isova dans le beau fort de Caritena. A la nouvelle de l'approche du prince avec ses troupes, le seigneur de Caritena monta aussitôt à cheval avec les siens, et vint à sa rencontre. Messire Gautier, seigneur d'Acova,[319] s'y rendit aussi de sa seigneurie avec toutes ses troupes. Après avoir opéré cette jonction à Caritena, on fit l'énumération des troupes de chacun, et il se trouva que les deux seigneurs bannerets[320] de Caritena et d'Acova avaient cent cinquante hommes à cheval, tous hommes d'élite et guerriers expérimentés.

Pendant que l'armée était canopée dans les plaines de Caritena, le prince Guillaume ordonna au seigneur de cette place, à celui d'Acova et aux autres chefs de l'armée, de se réunir en conseil, et il leur demanda leur avis sur le pays où ils devaient établir leur camp. Le seigneur de Caritena prit le premier la parole, celui d'Acova lui succéda, et tous deux conseillèrent de se porter sur Nicli, ainsi que cela avait déjà été arrêté dans le premier conseil. Le seigneur de Caritena dit alors aux chefs de l'armée que, connaissant le chef mis par l'empereur à la tête de ses troupes pour un homme hautain et plein d'une confiance exagérée dans son armée, il ne doutait pas qu'il ne montrât un vif empressement à accepter le combat partout où l'on voudrait, soit dans la plaine, soit sur les montagnes. « Si Dieu, ajouta-t-il, permet qu'il engage le combat avec nous, et que nous remportions la victoire, nous pouvons arracher toute la Morée aux mains des Grecs. »

L'armée fut alors répartie en différents corps, et se mit en marche, ayant les coureurs en tête. Ils entrèrent à Gardilivon, et ravagèrent la Tzaconie, qui s'était révoltée et avait embrassé le parti de l'empereur. Pendant les cinq jours que les troupes passèrent à piller, elles firent un butin immense, et elles retournèrent ensuite à Nicli. Le chef de l'armée impériale se tenait avec toutes ses troupes dans la Lacédémonie, d'où il ne sortit pas. Si vous me demandez la raison qui l'y retenait, je vous répondrai qu'il en avait reçu l'ordre formel. L'empereur Michel Paléologue lui avait expressément prescrit de tenir les Grecs sur les montagnes, d'y défendre le pays, de ne combattre que de loin avec les flèches, et de n'engager la bataille avec les Français que quand il trouverait l'occasion favorable et quand la ruse ou le hasard le placerait dans une situation plus avantageuse.

Lorsque le prince Guillaume eut appris cet ordre de l'empereur, il s'adressa aux chefs de son armée pour leur demander conseil. La plupart furent d'avis de marcher tout droit sur le lieu où était le général de l'armée impériale, et de lui livrer bataille pour en finir; mais les plus sensés des chefs présents au conseil n'approuvèrent pas ce plan. Ils dirent que le pays qui sépare Nicli de la Lacédémonie étant boisé, hérissé de montagnes et entrecoupé de gorges étroites, cette situation donnait un grand avantage aux archers qui, des hauteurs, pouvaient tirer sur les hommes et les chevaux sans qu'on put leur faire aucun mal. Le prince s'adressa alors à messire Salona, au seigneur de Caritena et à celui d'Acova, ainsi qu'à tous les chefs nobles, et leur demanda de nouveau ce qu'ils croyaient convenable de faire. Quelques-uns d'entre eux proposèrent de se tenir à Nicli pour cerner les Grecs dans le pays de Mesithra, et les empêcher d'en sortir pour ravager le pays; d'occuper en même temps les passages, et de les bien garder pour que le général des troupes impériales ne pût s'avancer dans l'intérieur ni dans les environs de Scorta, ni vers Argos, ni dans la Messarée,[321] attendu que s'ils s'en allaient et laissaient le pays tout découvert et mal gardé, les Grecs pourraient le parcourir et le ravager. Toutefois le prince et les plus prudents de ses conseillers ne purent s'entendre sur cette proposition, parce que messire Salona et ses troupes salariées ne trouvaient pas de vivres à acheter en cet endroit, ni pour eux ni pour leurs chevaux, ainsi que cela arrive quelquefois dans les armées.

Le prince ordonna alors d'approvisionner la place de Nicli de tout ce dont elle avait besoin. Il y nomma pour commandant messire Jean de Nevelet[322] avec cent chevaux, cent arbalétriers, cent écuyers et trois cents archers. Il les chargea de se tenir dans la place et de parcourir les environs et les plaines de Nicli jusqu'à Véligosti, aussi bien que les environs de Chelmos,[323] afin d'empêcher les Grecs d'y pénétrer pour ravager le pays ou livrer bataille.

Après avoir établi cette garnison et assuré la défense du pays de Nicli, le prince Guillaume se mit à la tête de ses propres troupes, se dirigea sur Glarentza, et licencia le reste de l'armée. Le seigneur de Caritena et sa suite, ainsi que le bail du roi de Naples, messire Salona, accompagnèrent le prince. Aussitôt qu'ils eurent mis pied à terre à Glarentza, le prince manda en sa présence le logothète messire Léonard,[324] qui était de la Pouille, et le seigneur de Caritena, et leur dit: « Vous voyez les honneurs que m'a rendus le roi de Naples, et toute l'affection qu'il m'a témoignée en m'envoyant Galeran avec des troupes salariées, pour porter secours à la principauté. Dites-moi donc, je vous prie, ce que je puis faire pour répondre à cet honneur et à ce bienfait; car ce renfort seul nous a pu mettre en état de marcher contre l'armée impériale et son chef. »

En demandant ce conseil, le prince avait particulièrement en vue de prouver sa reconnaissance pour la conduite du roi de Naples. Il adressa ensuite la parole à messire Galeran, et lui dit en présence de tous:

« Mon seigneur, le roi, en vous envoyant ici avec les troupes destinées à secourir la principauté, a conféré un grand honneur et un grand bienfait à moi et à tout mon peuple. Je vous prie donc, mon ami, de recevoir de moi, en récompense du service qui m'a été rendu par lui, l'office du bail et de gouverneur. Gouvernez désormais toute la principauté, d'abord au nom du roi, et ensuite au mien, pour l'avantage et l'honneur de nous tous et de vous-même. »

A cette proposition, la première idée de messire Galeran fut de répondre au prince: qu'il ne pouvait s'établir dans le pays, et qu'il songeait à retourner en Pouille; mais pensant ensuite à l'honneur que lui faisait le prince en l'établissant bail du pays au nom du roi, il répondit: « Seigneur, puisque telle est votre volonté, j'accepte ce que vous me proposez, et je ferai tous mes efforts pour le bien faire. » Le prince prit alors son gant,[325] et sire Galeran fut établi bail de la principauté durant toute la vie du prince Guillaume.

J'interromprai ici le récit de ces événements et passerai à ce qui concerne le roi Charles et la guerre qu'il fit avec Conradin,[326] neveu de l'empereur Frédéric et cousin du roi Manfred. Après que le roi Charles eut conquis les royaumes de Pouille et de Sicile et tué le roi Manfred dans le combat, il s'était emparé de son royaume et y vivait en paix. Mais un certain noble très illustre d'Allemagne, nommé Conradin, neveu, comme je viens de le dire, de l'empereur Frédéric et cousin du roi Manfred, apprenant que ce dernier était mort et que le roi Charles qui l'avait combattu et défait s'était emparé de la souveraineté, cédant à ses propres désirs et à la volonté des siens, résolut d'entreprendre la guerre et de s'avancer dans la Pouille pour combattre le roi Charles et venger la mort de son cousin. Dans cette intention, il parcourut toute l'Allemagne, sollicitant tous les princes et seigneurs de l'aider de leurs secours, et de l'accompagner dans la Pouille pour combattre le roi Charles et venger la mort du roi Manfred. Tous lui promirent de lui fournir des troupes et de marcher avec lui dans la Pouille.

Il rassembla ainsi une puissante armée composée de fantassins et de cavaliers, partit de l'Allemagne, et pénétra dans la Lombardie où il trouva les Gibelins,[327] ces tyrans de l'Eglise et ennemis du pape. Conradin les engagea à prendre les armes, et ils le suivirent avec empressement, animés du désir de combattre à ses côtés jusqu'à la mort. Les Gibelins étaient attachés aux Allemands et détestaient les Français. Etant parvenu ainsi à réunir une armée innombrable, il répartit ses troupes et sépara son infanterie de sa cavalerie, et de la Lombardie il se dirigea sur la Pouille.

De son côté, lorsque l'illustre roi Charles eut appris que Conradin s'occupait à réunir une armée pour marcher contre lui, en homme sage et en guerrier habile qu'il était, il ne négligea rien de ce qui était nécessaire, et se garda bien de mépriser son ennemi. Il informa aussitôt son frère le roi de France[328] de ce qui se préparait, et lui demanda des secours et des troupes françaises aguerries. Le roi de France communiqua l'affaire à son frère le comte d'Artois,[329] et lui ordonna de réunir deux mille chevaliers, l'élite de la France, et d'aller au secours de leur frère le roi Charles, de ce digne et célèbre guerrier.

Le roi Charles avait également envoyé dans son pays de Provence, et en avait fait venir soixante bâtiments et térides chargés de troupes et de chevaux.

D'un autre côté, le très saint pape de Rome, informé que Conradin marchait contre l'Eglise pour détruire son pays et ses villes, s'adressa au roi Charles, et lui dit:

« Puisqu'il est certain que Conradin marche contre l'Eglise, je vous permets de puiser dans les trésors de l'apôtre Pierre et de l'Eglise de Rome. Désirez ou demandez, et ces trésors seront à vous. Salariez autant de troupes que vous en pourrez trouver, et conservez la souveraineté et les droits de l'Eglise.[330] »

Le roi, en homme plein de sagesse, remercia le pape. Il le salua respectueusement en s'inclinant jusqu'à terre, et le pape lui donna sa bénédiction.

D'après les ordres du pape on écrivit aussitôt dans tous les royaumes des lettres qui furent portées par des cardinaux et des prélats. Le pape envoyait partout sa bénédiction, et priait les souverains de le secourir, soit en venant en personne avec leurs troupes et leur peuple, soit en faisant passer des forces au roi Charles, qui portait le gonfanon de l'Eglise de Rome, afin qu'il mutations la défendre et conserver ses droits.

Le roi Charles écrivit aussi à Guillaume, prince de la Morée, et le pria affectueusement de venir à son secours avec les hommes de son pays et les troupes qu'il pouvait avoir. Le prince fut vivement affligé parce qu'il craignait Conradin, dont il avait appris que les forces étaient très nombreuses. Aussitôt cette, invitation reçue, il envoya donc auprès du général de l'empereur de Constantinople, qui était à Mesithra, et conclut avec lui une trêve d'une année, afin de pouvoir rester en paix pendant cet espace de temps. Il régla ensuite que ses premiers et ses meilleurs guerriers, l'élite de la Morée, iraient avec lui au secours du roi. C'étaient entre autres le seigneur d'Acova, le grand connétable Jadre, messire Jean de Tournay[331] et d'autres chevaliers, au nombre de quatre cents et tous à cheval; et sans perdre de temps, il passa tout droit du Despotat à Brindes. Il y acheta tous les chevaux qu'il put trouver, se mit en route, et arriva à Bénévent avec les siens.

Lorsque le roi reçut la nouvelle de l'arrivée du prince, il sortit pour aller à sa rencontre. Il le salua avec aménité et lui tendit la main. A la vue des belles troupes qu'il amenait avec lui, il le remercia vivement et ils s'en réjouirent ensemble. Il l'informa ensuite que Conradin était arrivé et avait pénétré dans la Pouille à la tête de forces très nombreuses qu'il avait amenées avec lui. Ce dernier demandait en effet partout où il pourrait rencontrer le roi Charles, et en cherchant l'armée de ce souverain il s'avançait et s'en approchait peu à peu.[332] Alors le prince Guillaume, qui connaissait par expérience la manière de combattre de la aux et tous les stratagèmes et les ruses employés par les Grecs et les Turcs, prit avec lui ceux qu'il affectionnait le plus, se mit à cheval et monta avec eux sur une colline dans l'intention de bien examiner l'armée de Conradin. Quand il eut tout observé avec attention, il éprouva un grand étonnement et dit aux chevaliers qui l'avaient accompagné: « Venez près de moi, compagnons, venez voir des troupes braves, nombreuses et formidables. L'armée de nos ennemis me semble le double de celle du roi. "

Il regagna aussitôt le camp, et à son retour il dit au roi:« Croyez à ce que je vais vous dire, mon seigneur, car je vous en garantis la; vérité. Moi-même, accompagné de guerriers expérimentés, je viens d'observer l'armée ennemie, et il me semble que Conradin a une armée double de la nôtre. Ses troupes sont brillantes; je les ai bien vues et bien examinées. Vous n'ignorez sans doute pas, seigneur, que les Allemands sont un peuple sans chef régulier, et sont tous volontaires.[333] Lorsqu'ils font la guerre, ils n'ont ni but fixe ni bon ordre militaire, et ils marchent au combat en véritables étourdis. Je vous engage donc, mon seigneur et maître, si votre royauté y consent, à ne pas les combattre à la manière des Francs, car dans ce cas nous perdrions la bataille, mais par stratagème et par ruse, suivant la manière employée par les Turcs et les Grecs en aux Si nous adoptons ce moyen, j'espère en Dieu et en la justice de notre cause que nous obtiendrons la victoire.[334] » Le roi, qui était lui-même un guerrier plein de sagesse, répondit au prince en ces termes: «Sachez, prince, mon frère, mon ami et mon allié, qu'il n'est aujourd'hui aucun stratagème et aucun artifice que je ne sois prêt à employer contre mon ennemi, pourvu que j'y voie un moyen de le vaincre et de conserver ma souveraineté. Puis donc, mon cher allié, que vous avez l'expérience des guerres de aux, et que vous connaissez les ruses employées par les Turcs, voici mes troupes, arrangez-les avec prudence à votre gré. »

Le prince lui répondit: « Puisque vous consentez, mon seigneur, à ce que je m'en charge, et à ce que nous agissions avec prudence et artifice, écoutez les moyens que je vais vous proposer; s'ils vous paraissent bons, je les mettrai en pratique. Les Turcs et les Grecs ne sont pas, comme les Francs, des hommes que l'on puisse combattre en face; ils ont toujours recours à la ruse; et puisque vous trouvez bon que nous usions des mêmes moyens, voici le plan qu'il nous faut suivre. Le pays où nous sommes campés est un pays fermé,[335] et n'est pas une plaine vaste et unie, propre au genre de guerre que l'on fait en France et dans tous les autres royaumes. Choisissons dans notre armée des hommes légèrement montés, prudents et aussi habiles à poursuivre l'ennemi qu'à fuir rapidement à cheval. Formons trois[336] ou quatre divisions de cette cavalerie légère, et faisons-la marcher contre les Allemands. Ces derniers, qui sont très impatients d'engager le combat, marcheront avec ardeur, j'en suis certain, contre ces trois divisions. Les nôtres devront agir avec prudence et les laisser avancer, et aussitôt qu'ils seront près d'eux, ils feront semblant de fuir[337] et les attireront dans la direction de nos tentes. Arrivés près de notre camp, les nôtres ne devront pas y entrer, mais fuir en toute hâte et passer de l'autre côté, en se maintenant cependant toujours réunis et en prenant garde à ne pas se disperser. Je connais bien les Allemands, les Lombards et les Toscans. Quand ils apercevront dans l'intérieur de nos tentes nos habits, nos effets et nos brillantes armures, ils cesseront de poursuivre nos troupes et entreront dans les tentes pour, piller nos effets. Nous, de notre côté, après avoir distribué notre armée en deux corps, nous placerons des embuscades dans des positions avantageuses. Je ne demande peur moi que les troupes qui sont venues avec moi de la Morée, et que je connais bien. Quand nos vedettes, placées sur les montagnes, verront les Allemands entrés dans nos tentes et leurs rangs rompus pour aller à leur butin, elles sonneront leurs trompettes pour nous en donner avis; nous sortirons alors de nos embuscades et nous marcherons contre eux, vous d'un côté, et moi de l'autre, chacun de nous avec ses troupes. En même temps, les quatre divisions légères reviendront sur leurs pas aussitôt qu'elles auront entendu le son des trompettes. Nous envelopperons ainsi nos ennemis, nous les attaquerons avec ardeur, et après que nous les aurons dispersés et que nous aurons mis leurs divisions en désordre, il nous sera facile de les détruire en peu de temps. »

Le roi admira le plan que lui proposait le prince et approuva tout. Se tournant ensuite vers lui, il lui dit:« Je vous prie, mon frère, de vouloir bien mettre a exécution tout ce que vous venez d'exposer, car ce plan me plaît beaucoup.»

Le prince s'adressa ensuite aux chevetains qui commandaient les divisions. Il arrangea tout de concert avec le roi. Les quatre divisions légères furent choisies. On instruisit les chefs en particulier de la manière dont ils devaient se conduire. Le roi et le prince eux-mêmes se mirent à la tête des corps qui restaient, et firent placer les embuscades dans les positions avantageuses où elles devaient se tenir.[338]

Les quatre divisions partirent alors, et marchèrent tout droit sur l'armée de Conradin. Lorsque ce chef allemand apprit que le roi s'avançait près de ses tentes pour lui livrer combat, il partagea son armée en quatre corps pour que chaque nation combattît à part. La bataille fut livrée à Bénévent,[339] pays tout fermé et entrecoupé de ravins et de gorges Les Allemands restèrent d'abord comme tout stupéfaits; car avant d'avoir vu les troupes du roi Charles, ils furent tout à coup surpris par les quatre divisions mises en avant pour les attirer. Croyant que le reste de l'armée suivait, ils se mirent à marcher en avant avec toute l'ardeur et l'impétuosité qu'ils mettent dans leurs attaques. Mais au moment où ils étaient prêts à en venir aux mains et à faire usage de la lance, les quatre divisions tournèrent pied et prirent la fuite en se dirigeant vers les lentes. Les Allemands voyant que les Français fuyaient devant eux, et animés par l'ardeur du combat, commencèrent à les poursuivre et arrivèrent à leur suite jusque près des tentes. Là, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu, les Français passèrent sur le côté, et continuèrent leur fuite au-delà du camp. Les Allemands, voyant devant eux les tentes abandonnées, des armes brillantes, des effets et de l'argent, cessèrent leur poursuite et se jetèrent sur les tentes où ils se mirent à piller les effets, à briser les coffres qui contenaient l'argent, et à enlever tout ce qu'ils trouvaient. Dans leur soif de butin ils en vinrent même à se battre entre eux le sabre à la main.

Quand les vedettes des Français virent la conduite des Allemands,[340] elles sonnèrent leurs trompettes, et les embuscades, qui comprirent ce signal, se présentèrent aussitôt, ayant à leur tête le prince et le roi, dont l'un venait d'un côté et l'autre d'un autre côté. Les quatre divisions des Français, qui avaient feint de prendre la fuite, revinrent également à leurs cantonnements, et les Allemands furent enveloppés de toutes parts. Les fantassins francs, avec leurs arbalètes et leurs arcs, massacraient les Allemands comme on tue des sangliers.

Il n'y eut que peu d'Allemands qui échappèrent au carnage; mais les Toscans et les Lombards, qui connaissaient le pays et avaient des amis pour les guider, se sauvèrent en plus grand nombre. Conradin fut pris, et on lui trancha la tête. Ses assassins étaient quelques Napolitains[341] qui lui en voulaient, et qui préféraient avoir le roi Charles pour souverain.

On porta la tête de Conradin sur la pointe d'une lance, et on la présenta au roi Charles qui, en homme noble et sage, fut vivement indigné de ce meurtre.[342] Il se courrouça contre ceux qui en étaient les auteurs, et dit, en présence de tout le monde: qu'il eût préféré perdre une de ses meilleures provinces plutôt que de voir Conradin mort ainsi, et que, s'il eût pu le posséder vivant entre ses mains, son intention était de le combler d'honneurs; car ce guerrier généreux, dont la noble audace avait voulu venger la mort du roi Manfred son cousin, ne méritait pas de perdre la tête.[343] Lorsque le combat fut terminé, le roi fit transférer dans les différentes places fortes les ennemis pris vivants. Quant au butin fait par les siens, il ordonna que chacun gardât ce qu'il avait pris, et retint pour lui-même la tente de Conradin soutenue par dix colonnes, ses armes brillantes, ses habits et son argent. D'après l'ordre du roi, le prince Guillaume reçut la tente du duc de Carinthie,[344] ses armes et son argent, comme un présent et un droit sur sa part des dépouilles.

Le butin fait après la victoire ainsi distribué, et les troupes récompensées, le roi licencia l'armée, et chacun se retira dans ses foyers. Il retint toutefois auprès de lui le prince Guillaume, et le ramena avec lui à Naples pour qu'il vît la reine et sa propre fille Isabelle, mariée; au fils du roi Charles. Dès leur arrivée à Naples, le roi loua beaucoup le prince, et releva son mérite devant la reine, et lui avoua que c'était par sa prudence et ses savantes dispositions militaires qu'il était parvenu à remporter la victoire et à triompher de ses ennemis les Allemands. La reine, en femme noble, remercia beaucoup le prince, lui fit rendre toute sorte d'honneurs, et le combla de présents. Le roi, de son côté, eut pour lui de si grands égards que tout le monde admira la noblesse de ses procédés. Il le retint près de lui, et il se fit de grandes réjouissances.

Le prince resta environ vingt-trois jours auprès d'eux. Le roi désirait beaucoup le retenir plus longtemps, pour passer le temps agréablement avec lui; mais le prince reçut alors des nouvelles fâcheuses de la Morée, et apprit que ses ennemis les Grecs avaient rompu la trêve et recommencé la guerre. A cette nouvelle, il vint trouver le roi et lui demanda son congé, afin de retourner en Morée et prévenir les dangers qui menaçaient son pays. Le roi vit ce départ avec peine 5 mais réfléchissant que c'était véritablement par l'effet des sages dispositions prises par le prince de Morée qu'il avait remporté la victoire sur Conradin et conservé sa souveraineté sur le royaume de Pouille, et considérant que le prince avait dû faire de grandes dépenses pour toutes les troupes qu'il avait amenées à son secours de la Morée, il lui offrit en retour de l'argent, de l'or et de nombreux dons. Il lui fit présent de vingt de ses meilleurs coursiers, et y ajouta des armes et des hommes, tels que, cinquante cavaliers d'élite et deux cents arbalétriers. Tous ces soldats, aussi bien fantassins que cavaliers, furent salariés pour six mois par le roi, qui les mit aux ordres du prince de Morée, pour le secourir dans sa guerre contre les Grecs.

Quand tout ce que le prince avait obtenu du roi de Naples eut été préparé, troupes, armes, chevaux, tentes et argent, il demanda congé et fit ses adieux au roi. Il se rendit de Naples à Brindes, où, d’après les ordres du roi, il trouva des bâtiments tout préparés. Il s'embarqua aussitôt avec tout son monde, et arriva à Glarentza dans la Morée.

Les habitants de la Morée n'eurent pas plus tôt appris que le prince venait d'arriver sain et sauf avec tous les siens, à l'exception de trois hommes qu'il avait perdus, et qu'il était comblé de profits et de richesses gagnées dans la guerre contre Conradin, que tous, grands et petits, rendirent grâce au Seigneur. Les indigènes même de la Morée s'en réjouirent. Le prince s'informa alors du vrai motif de la rupture de la trêve. Les hommes les mieux instruits lui annoncèrent que c'étaient les Grecs qui avaient commencé la guerre, sur le bruit faussement répandu, et cru vrai par quelques-uns, qu'il avait été tué dans la guerre entre Conradin et le roi de Naples. Le prince s'écria: « Jamais les prétextes ne manqueront à ces misérables Grecs. Leur inclination à rompre leurs serments leur suggérera toujours les moyens de se satisfaire. » Il s'adressa ensuite au seigneur de Caritena, et lui dit: « Prenez avec vous, mon cher neveu, les. Francs que nous avons amenés de la Pouille, et que le roi a envoyés à notre secours, et allez avec eux dans le canton de Scorta pour garder notre pays et ravager celui de l'ennemi. »

Messire Geoffroy, seigneur de Caritena, reçut cet ordre avec plaisir, espérant, à l'aide de ses troupes, pouvoir protéger efficacement le pays des Francs, et ravager celui des Grecs. Dès son arrivée, il établit ses troupes dans le canton de Scorta, les distribua en différents corps, et fixa leurs cantonnements. Il les plaça particulièrement dans la bourgade d'Arachova-la-Grande,[345] située sur l'extrême frontière des défilés de Scorta, et du côté du pays occupé par les Grecs.[346]

Mais un malheur funeste se fit sentir alors. A peine un mois s'était-il écoulé qu'il se manifesta dans l'armée une grave maladie provenant des eaux froides du pays. Cette maladie était la dysenterie qui gagna tous les Français cantonnés dans la bourgade d'Arachova, et qui en fit périr un grand nombre. Le seigneur de Caritena ne prit pas un instant de repos. Il était constamment à la tête de ceux qui se portaient bien et étaient en état de porter les armes et de monter à cheval, et il allait attaquer les Grecs qui souvent l'attaquaient à leur tour.

Mais la fortune vint bientôt porter un coup funeste aux Français de la Morée. Le seigneur de Caritena, ce célèbre guerrier, tomba malade d'un délire grave; et la nécessité de la nature triompha de lui et l'emporta au tombeau. Cette mort fut un véritable malheur pour tous les habitants de la Morée et causa la plus vive affliction aux Français. Le prince regretta profondément son neveu. Tous les hommes grands et petits le pleurèrent. Même les oiseaux s'attristèrent sur son sort. Ce fut là une grande perte pour la Morée. Comme il ne laissait malheureusement aucun héritier qui Valéry lui succéder dans la possession de ses places fortes et de sa seigneurie de Morée, son héritage fut divisé en deux parties; l'une revint au prince, en sa qualité de seigneur suzerain; l'autre fut accordée en douaire[347] à sa veuve.

Cette dame[348] était sœur de messire Guillaume, duc d'Athènes,[349] qui portait le titre de Mégaskyr, titre transmis depuis les Hellènes. Après le nombre voulu de mois et de jours, le Mégas Kyr envoya des messagers prudents dans le royaume de Pouille, auprès du comte de Brienne, appelé sire Hugues, et qui était comte de Lecce.[350] Il fut convenu qu'il épouserait la sœur du Mégaskyr, la dame de Caritena. Cet arrangement conclu, le comte de Brienne passa dans la Morée, et arriva dans la ville d'Andravida. Le Mégaskyr s'y rendit aussi de Thèbes. Ils s'entendirent entre eux sur ce qu'il y avait à faire, et envoyèrent chercher la dame de Caritena, que le comte de Brienne épousa. Après avoir pris possession des forts et des villes qui appartenaient à cette dame dans la Morée, il l'emmena avec lui dans la Pouille.

Il ne s'écoula pas un long espace de temps avant que, par la volonté du Seigneur, la dame devint enceinte du comte Hugues son mari, et mit au monde un bel enfant, auquel on donna le nom de Gautier.[351] Avec le temps, cet enfant devint un homme illustre à la guerre et se rendit fameux par ses faits d'armes dans tous les royaumes de l'Occident. Et lorsque, dans la suite des temps, messire Guy de la Roche, duc d'Athènes, vint à mourir, la souveraineté de ce pays tomba en partage à Gautier,[352] fils du comte Hugues, qui était cousin de ce messire Guy et qui vint prendre possession du Méga-Kyrat,[353] et s'installer dans le pays en qualité d'héritier et de nouveau duc d'Athènes.

A cette époque les Catalans, qui avaient pris le nom de la Grande Compagnie, venaient d'arriver dans le pays d'Armiros.[354] C'est là que les avait conduits messire Guy, duc d'Athènes, qui était convenu avec eux d'attaquer la Morée. Il espérait avec, leur secours la soumettre et s'emparer de la souveraineté en faisant valoir les droits de son épouse Mathilde[355] qui en était l'héritière. Il prétendait que le prince son parent retenait injustement la principauté d'Achaïe qu'il Réclamait comme son héritage. Lorsqu'à son arrivée le duc Gautier trouva dans le, pays cette Grande Compagnie, à laquelle s'étaient réunis plus de mille Turcs, il convint avec eux de porter la guerre en Romanie, afin de s'emparer de la Valachie. Mais lorsqu'ils se furent emparés de la place de Domocos, une grande dissension et des symptômes de jalousie se manifestèrent entre les Catalans et le duc. Les Catalans conçurent une vive haine contre le duc d'Athènes, et celui-ci, excité à la fois et par cette fierté naturelle aux Français et par les mauvais conseils qu'on lui donna, s'engagea dans une bataille où il fut défait, et eut la tête tranchée.[356] Le Méga-Kyrat, son pays, fut alors occupé par la Compagnie catalane qui y règne encore aujourd'hui.[357] Ce combat eut lieu le lundi 15 mars de l'an 6817 de la création du monde, la septième indiction.[358]

J'arrête ici le récit de ce qui concerne le comte de Brienne et le duc d'Athènes, et je vais reprendre le récit de ce qui est arrivé au prince Guillaume.

On se rappelle qu'après sa sortie des prisons de Constantinople, il était convenu avec l'empereur de lui remettre en otage la sœur du grand connétable Jadre et la fille du seigneur de Passava, maréchal de la principauté.[359] Pendant que ces dames étaient à Constantinople pour le prince, il arriva que le seigneur d'Acova, messire Gautier de Ronchères, mourut sans enfant qui Valentino hériter de ses domaines. Il ne laissa après lui qu'une petite nièce, fille de sa sœur et du maréchal messire Jean de Passava. Cette fille s'appelait madame Marguerite. A l'époque de la mort du seigneur d'Acova, dont elle était héritière, elle était à Constantinople, où le prince l'avait envoyée pour otage à sa place. Cette circonstance l'ayant empêchée de se présenter au prince dans le terme convenu pour en obtenir l'investiture[360] de la seigneurie d'Acova son héritage, le prince retint cette seigneurie; et quand plus tard madame Marguerite revint de Constantinople où elle était restée, comme je l'ai dit, en qualité d'otage du prince Guillaume, et réclama la seigneurie d'Acova, le prince lui répondit: que puisqu'elle avait laissé écouler l'année et le jour fixés par les usages du pays, en cas de succession, sans se présenter à la cour pour la réclamer, elle avait perdu tous les droits qu'elle pouvait y avoir et qu'il n'avait rien à lui donner. Cette réponse surprit vivement la dame, qui s'attendait d'autant moins à une pareille mesure, que c'était à la place du prince qu'elle avait été mise en otage, et que c'était lui-même qui l'y avait envoyée, et qu'il devait bien savoir qu'il n'y avait aucune faute de sa part; car si elle fût restée tranquille en Morée, elle n'eût jamais manqué aux lois relatives à la succession aux fiefs. Après être restée comme otage pour lui en prison, elle ne devait donc pas s'attendre à recevoir de lui une semblable, réponse et de pareils prétextes.

Lorsque madame Marguerite et ses conseillers se furent assurés que le prince refusait de lui rendre justice, elle partit et revint chez elle profondément affligée. Un mois et quelques jours après, elle retourna auprès du prince, accompagnée d'un conseil et de quelques amis, et réclama encore une fois la place d'Acova avec ses dépendances ainsi que toute la baronnie. Elle répéta ensuite une seconde et une troisième fois ses réclamations; mais le prince lui fit toujours la même réponse que la première fois. Madame Marguerite, reconnaissant enfin qu'il lui était impossible d'obtenir justice du prince, pria tous ses amis et parents de l'aider de leurs conseils, et de lui indiquer ce qu'elle avait à faire pour reconquérir ses droits et ne pas être déshéritée. Les plus sages de ses amis lui conseillèrent d'épouser un homme puissant et sage, et d'une haute naissance, qui, par sa propre puissance et le secours de ses parents, Valentino la replacer dans son héritage. La dame, en femme prudente, consentit à ce mariage. Les principaux membres de sa famille y contribuèrent de tous leurs efforts, et elle épousa enfin un homme d'une haute naissance, messire Jean de Saint-Omer, frère du noble sire Nicolas de Saint-Omer, seigneur de Thèbes. Ils avaient un troisième frère appelé messire Othon. Messire Jean, après son mariage, prit l'office de maréchal qui était héréditaire dans la famille de sa femme. Ces seigneurs de Saint-Omer étaient d'une illustre extraction. Leur père messire Abel de Saint-Omer[361] avait épousé la sœur du roi de Hongrie dont il avait eu ces trois fils, qui étaient aussi cousins germains du duc d'Athènes.

Messire Jean de Saint-Omer ne voulut pas laisser s'écouler un long temps sans faire ses réclamations sur l'affaire d'Acova. Il pria ses frères de l'accompagner, et ils vinrent avec lui en Morée. Ils trouvèrent le prince à Glarentza, occupé avec ses chefs à mettre ordre à l'administration de la principauté. Les deux premiers jours de leur arrivée ils ne parlèrent pas de leurs affaires, mais se réjouirent avec les Moraïtes. Ces deux jours passés, messire Jean se présenta devant le prince, accompagné de ses deux frères et de sa femme l'héritière d'Acova. La dame déclara alors au prince qu'elle se présentait pour réclamer l'héritage de tous les biens de sa famille, et qu'elle désignait messire Jean son mari comme son avoué,[362] conformément aux usages reçus, et messire Jean adressa à l'instant même la parole au prince, et lui dit:

« Mon seigneur, prince de Morée, je vous prie, en votre qualité de suzerain et d'héritier,[363] de vouloir bien convoquer tous les chefs,[364] bannerets et chevaliers liges de la Morée, pour entendre la requête que j'ai à vous présenter, et prononcer sur mon affaire une décision conforme aux principes de la justice. Que ce jugement soit rendu d'après les Usages de la Morée. Je ne veux aucune grâce et ne demande que mon droit. »

Le prince lui répondit: « J'y consens avec plaisir. Puisque vous ne réclamez que la justice, je suis prêt avec ma cour à vous satisfaire. »

D'après les ordres du prince, les bannerets et tous les chevaliers de la Morée se réunirent dans l'église de Sainte-Sophie à Andravida, où le prince se rendit aussi. Alors messire Nicolas de Saint-Omer, seigneur de Thèbes, se leva. Il prit de sa main droite sa belle-sœur madame Marguerite, épouse de son frère, et dit au prince de la Morée:

Tous les hommes de la principauté savent de vérité que ma belle-sœur, qui se présente ici devant la cour, est la nièce du seigneur d'Acova, étant fille de sa sœur. A la mort de ce seigneur, qui ne laissa aucun enfant pour hériter de lui, cette dame se trouvait à Constantinople en qualité d'otage, ainsi que vous le savez fort bien, mon seigneur, vous pour le compte duquel elle y était. Par suite de cet empêchement, ne se trouvant plus dans le pays lors du terme voulu, elle ne put se présenter devant le prince dans le délai de quarante jours,[365] fixé par les Usages de toute la principauté. Il n'y a en cela nulle faute de sa part; car retenue en otage par l'ordre du prince, elle ne pouvait venir se conformer aux usages que lorsque le prince l'aurait fait revenir dans son pays. Aussitôt son retour, elle se présenta en effet devant vous et réclama son droit; mais vous, vous lui répondîtes qu'elle n'avait plus aucun droit. Plusieurs fois elle a répété ses réclamations, et jamais vous n'avez voulu convoquer une cour pour prononcer sur sa réclamation. Vous lui parliez en autocrate; et elle, de son côté, comme une femme sans volonté et sans mari, elle s'en retourna chez elle désespérée, attendant que la Providence lui envoyât ses secours. La Providence lui a enfin envoyé secours, et elle appartient à un homme illustre et de noble maison, qui saura bien, comme tout homme noble doit le faire, lui faire rendre les droits qui lui reviennent. C'est dans cette intention qu'ils se présentent tous deux devant vous. Je me présente avec eux, et en ma qualité de frère je leur offre mes services, à l'un comme héritier, à la femme comme avoué, et je réclame de vous justice. Ils vous prient donc instamment, par mon organe, de leur rendre ce qui leur est dû, et de les remettre en possession de leur héritage de famille, c'est-à-dire de la forteresse ainsi que des dépendances de la baronnie d'Acova. Ils sont prêts de leur côté à faire pour vous tout ce qu'ils vous doivent relativement à leur service et à leur hommage lige.[366] » Le prince répondit à messire Nicolas de Saint-Omer: « Nous avons bien entendu en détail, ainsi que notre cour, le discours que vous venez de prononcer et l'affaire que vous nous présentez. Nous avouons et déclarons qu'il est bien vrai que c'est à cause de nous, et pour une affaire qui nous est personnelle, que cette dame a perdu ses droits et a été privée de son héritage de la seigneurie et du fort d'Acova. Maintenant, nous vous demandons si vous désirez que je vous fasse justice selon la loi, ou si vous réclamez une faveur et une grâce de moi comme de votre prince, en faisant valoir que c'était à cause de moi qu'elle était hors du pays, et n'avait pu se présenter dans la principauté pour faire valoir son droit au terme prescrit par les Usages.[367] »

Messire Nicolas de Saint-Omer fit alors au prince la réponse suivante:

« Seigneur prince de Morée, je vous prie de croire que si j'étais convaincu que ma sœur ne fût pas fondée dans ses réclamations du fort et delà baronnie d'Acova, je n'aurais pas dédaigné de vous les demander comme une grâce. Mais ici ses droits sont évidents, ainsi que vous le savez bien vous-même C'était pour vous que ma sœur était détenue et ne pouvait sortir de Constantinople pour venir réclamer en Morée son héritage d'Acova. Je ne vous demande donc point une grâce, mais une justice, conformément à ce que la loi prescrit. »

Le prince Guillaume lui dit alors: « Puisque vous n'avez pas besoin d'une grâce de ma part et que vous n'invoquez que la justice de la cour, je vous déclare en vérité que ce serait pour moi un péché devant Dieu et un juste sujet de blâme aux yeux des hommes, si je ne me conformais pas à la demande que vous me faites de vous rendre justice. Je veux donc que la chose soit décidée d'une manière régulière, et que les Usages du pays soient consultés avec attention et discernement. Mais pour ne tomber dans aucune erreur et éviter tout reproche, je veux convoquer tous les bannerets, prélats et chevaliers de la principauté de Morée, et leur soumettre cette affaire pour qu'ils prononcent un jugement avec la crainte de Dieu, et conformément aux Usages que l'empereur Robert[368] nous a transmis lors de ses arrangements avec son gendre.[369] »

Le prince fit donc écrire des lettres à tous les bannerets, chevaliers et liges de la principauté, qui arrivèrent à Glarentza et se réunirent pour juger l'affaire conformément aux Usages. Le prince dit alors à messire Nicolas de Saint Orner: « Je désire savoir quel est l'avocat qui doit défendre votre sœur et parler pour elle devant la cour. » Nicolas de Saint-Omer répondit qu'il voulait l'être lui-même, et qu'il se chargerait de faire valoir pour elle tout ce que la loi lui offrait de favorable relativement à l'affaire de la baronnie d'Acova. Le prince lui répondit: « Puisque vous vous chargez des fonctions d'avocat dans l'affaire de la dame Marguerite, moi de mon côté, par amitié pour vous et pour vous tenir compagnie, je me déclare l'avocat chargé de défendre les droits de la cour. »

Il s'adressa alors au chancelier messire Léonard,[370] originaire de la Pouille, qui était un homme sage et très instruit, ami intime du prince et son premier conseiller. Il lui remit la verge du commandement qu'il tenait entre ses mains, et que portent tous les princes et les seigneurs du monde, et lui dit: « Je vous confère la puissance que je possède, afin que vous présidiez la cour et rendiez justice conformément à la loi, avec l'avis et l'assistance de tous ceux qui composent la cour. Je vous conjure sur le Christ et sur le salut de votre âme, aussi I bien vous que tous ceux qui siègent dans cette cour, de tenir autant aux droits de la dame Marguerite qu'à ceux de la cour. Ne vous laissez entraîner ni par la crainte ni par l'amitié. Je vous enjoins sur votre âme de prendre bien garde à ne pas vous laisser induire en erreur; car moi, par affection pour messire Nicolas de Saint-Omer, et pour lui tenir compagnie, je vais faire le rôle d'avocat et soutenir contre lui les droits de la cour. »

Messire Nicolas commença ensuite le premier à exposer l'affaire dès son origine, c'est-à-dire en racontant comment la seigneurie d'Acova était échue à la maréchale d'Achaïe, madame Marguerite, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut; et enfin tous les motifs, tous les incidents et toute la marche de l'affaire. Quand messire Nicolas eut terminé son discours, le prince prit la parole à son tour, et exposa tous ses motifs et toutes ses raisons en opposition à ce que messire Nicolas avait avancé, ainsi que cela est établi par les règlements suivis dans les tribunaux, et de manière à ce que chacun puisse dire ce qu'il croit utile à sa cause. Après que chacun eut parlé longtemps et abondamment, le prince fit apporter le livre des Usages,[371] et il expliqua en détail ce qui y était contenu; comment, au cas où le suzerain serait fait prisonnier par l'ennemi et jeté dans les fers, son homme lige doit, si le suzerain le réclame, se rendre en prison comme otage en sa place, pour obtenir sa mise en liberté, et comment le suzerain doit ensuite de son côté employer tous ses moyens pour faire sortir de prison son homme lige qui a pris sa place. Tous ceux qui siège aient «lors dans la cour émirent l'avis que, puisque c'était pour lui que la maréchale avait été mise en otage, elle était fondée, par cette distinction particulière, à revendiquer son héritage du fort d'Acova et de ses dépendances. Mais le prince ouvrit de nouveau le livre de la loi, et développa un chapitre par lequel il prouva que, selon les termes de l'Assise, elle était engagée par un devoir indispensable à se constituer otage, et que d'un autre côté il était déclaré formellement par l'assise que, puisqu'elle ne s'était pas trouvée en Morée dans les termes voulus par l'usage, elle n'avait plus aucun droit à réclamer son héritage.

Les juges changèrent alors d'opinion, et reprenant la parole ils déclarèrent: que, puisque la dame était tenue d'entrer en prison lorsque son seigneur lige le demandait, aux termes des Assises, et qu'elle ne s'était pas présentée, dans le délai voulu, en Morée au prince pour réclamer ses droits, elle avait perdu tous ses droits du jour même où ce délai était expiré. Ils déclarèrent donc toutes les réclamations de la dame mises au néant.

Le prince et messire Nicolas furent alors invités à se présenter devant la cour. Le chancelier, qui tenait la place du prince, prit la parole et leur annonça que la cour seigneuriale avait décidé que le fort d'Acova était perdu pour elle et gagné pour le prince, ainsi que cela était prouvé d'une manière précise par le livre des Usages, tel qu'il avait été rédigé dès le commencement de sa formation.

Quand le prince eut entendu cet arrêt, il remercia la cour, ainsi que cela est usité, et prit congé; mais le maréchal messire Jean de Saint-Omer ne voulut pas remercier la cour. Tous les grands et les bannerets prirent congé du prince, et chacun se retira comme il voulut et où l'appelaient ses affaires.

Le prince dit ensuite au chancelier avec un grand discernement: « Je vous jure devant le Seigneur, mon chancelier, que le jugement qui vient d'être rendu, et par lequel la dame Marguerite a été déshéritée de la seigneurie du fort et des dépendances d'Acova, m'a fait d'autant plus de peine que je sais fort bien que c'est moi qui l'ai envoyée en prison à Constantinople, et que c'est là ce qui l'a empêchée de se présenter, dans le délai voulu, devant ma cour pour réclamer son héritage d'Acova. Voici comment il m'est arrivé d'être cause de ce malheur. Lorsqu'on m'apprit, pendant l'époque de l'emprisonnement de madame Marguerite, que le seigneur d'Acova venait de mourir, l'idée me vint de prendre entre les mains le livre des Assises, et de lire le passage que je vous ai fait entendre devant la cour. En lisant cet article je vis que, puisque la maréchale se trouvait à Constantinople comme otage en ma place et ne pouvait venir se présenter à la cour dans le délai fixé par les Usages, il était conforme aux arrêts de la justice qu'elle fût déshéritée de ses droits. Je fis cependant une distinction, et je me dis en moi-même que, puisque c'était en mon nom qu'elle était en prison et perdait l'héritage qui lui était échu, ce serait un grand péché et un grand blâme pour moi de lui faire ce tort. Je pensai donc que, pour réparer le tort que je lui faisais, je devais lui donner la moitié de la baronnie d'Acova, et conserver l'autre moitié en propriété pour ma plus jeune fille Marguerite.[372] Mais vous avez vu avec quelle audace et quelle présomption ces Saint-Omer se sont présentés ici. Leur conduite m'affecta vivement, et mon cœur en murmura; et c'est pour cette raison que je demandai alors à messire Nicolas, si c'était une faveur ou une justice qu'il venait solliciter de ma cour. Il me répondit avec fierté qu'il n'avait pas besoin d'une grâce de ma part, et ne venait demander que ce qui appartenait de droit à la dame Marguerite. J'ordonnai donc qu'on apportât le livre des Assises et Usages de la Morée, pour que l'on prononçât entre nous et que son orgueil fût confondu; et vous voyez que, d'après la déclaration des droits des liges, la dame Marguerite a été déshéritée. Je sais d'une manière certaine, d'après mon registre,[373] qu'il est parfaitement exact que la baronnie d'Acova avec ses dépendances contient vingt-quatre fiefs de cavaliers.[374] Prenez avec vous Colinet qui est le maréchal de toute la principauté;[375] réunissez les anciens de la baronnie d'Acova; faites-leur apporter le livre de pratique,[376] et faites ensemble le partage de toute la baronnie. Partagez-la en trois parties, et placez-en la meilleure partie dans l'une des trois. Par exemple, sur huit fiefs, séparez-en cinq et les meilleurs pour le revenu. Sur les hommages, choisissez et mettez de côté les trois plus hauts, et faites dresser un privilège franc,[377] qui portera que j'offre ce fief d'Acova, contenant le tiers de la baronnie, à la dame Marguerite, comme une faveur que j'accorde à elle et à ses enfants. » Le chancelier exécuta avec empressement l'ordre du prince. Il scella lui-même ce privilège et le lui apporta. Le prince le lut et l'approuva de tout point. Il leva la couverture[378] de son lit de justice, le plaça par-dessous, et dit ensuite au chancelier: «Allez en personne, et faites venir ici la dame Marguerite. Dites-lui que j'ai besoin d'elle et désire lui parler. « Le chancelier partit aussitôt pour exécuter son message. A l'arrivée de la dame, le prince lui dit: « Je prends Dieu à témoin, ma chère fille, que mon intention et ma ferme volonté étaient de vous faire une courtoisie, et de vous accorder une grâce sur l'héritage de la baronnie d'Acova qui eût dû vous revenir. C'est pour cela que, quand vous vous êtes présentée devant la cour, j'ai demandé au vieux messire Nicolas s'il sollicitait de moi une justice ou une faveur. Mais par fierté et par présomption, ce seigneur prétendit n'avoir besoin d'aucune faveur de ma part, et ne demanda de la cour qu'un acte de justice. C'est là ce qui m'a engagé à présenter le livre des Assises à la cour pour qu'elle prononçât entre nous conformément aux lois. La cour, comme vous l'avez entendu, a décidé que je n'avais rien à vous rendre. Cependant, comme c'était pour moi que vous étiez à Constantinople au moment où la baronnie vous est échue, j'ai bien voulu, par affection et par compassion, diviser la baronnie d'Acova, et vous en donner le tiers comme une nouvelle inféodation pour vous et vos enfants. »

Le chancelier prit alors le privilège et le remit entre les mains du prince, qui de son côté fit approcher la dame Marguerite: « Venez, ma fille, lui dit-il, que je vous donne l'investiture. » La dame s'approcha de lui et reçut l'acte. Le prince tira alors son gant et la revêtit.[379] Celle-ci, en femme noble, reçut cette donation avec grâce, remercia le prince, le salua humblement, prit congé de lui et se relira à son hôtel. Elle y trouva messire Jean, son mari, et s'empressa de lui raconter les détails de tout ce qui s'était passé dans son entrevue avec le prince, et comment il lui avait fait don du tiers de la baronnie d'Acova. Dès que messire Jean apprit cette nouvelle, il s'en réjouit vivement, leva les mains au ciel, et remercia Dieu de ce qu'en opposition de toutes ses espérances il avait obtenu une si bonne part de la baronnie d'Acova.

Après avoir réglé cette affaire, le prince ordonna au chancelier d'inscrire un second privilège, comprenant les deux autres tiers du fort et des dépendances de la baronnie d'Acova, en portant qu'il les donnait en héritage à sa propre fille Marguerite. Ce privilège une fois écrit et scellé, il le remit entre les mains de sa fille, lui donna l'investiture et la mit en possession, en faisant des vœux pour qu'elle pût conserver cet héritage.

Au milieu de toutes ces occupations, et quand il eut fait tout ce que je rapporte ici et bien d'autres choses, le prince Guillaume, cédant à la loi commune, paya son tribut à la nature et but la coupe de la mort. Il venait de passer à Calamata qu'il désirait vivement revoir, parce qu'il y était né et que c'était son propre domaine. Le Champenois[380] l'avait donné en propriété légitime et en héritage à son père, le vieux messire Geoffroy de Villehardouin. Une maladie mortelle le surprit dans cette ville. Aussitôt il envoya ses ordres pour que les bannerets, les prélats et prud'hommes de toute la principauté eussent à se réunir. Il les pria de lui conseiller ce qu'ils trouvaient convenable qu'il fit à ses derniers instants. On examina tout avec attention; et, d'après les dispositions qu'on arrêta, le prince nomma le grand connétable Jadre bail de la Morée;[381] il écrivit au roi Charles et le pria de gouverner avec justice et affection, d'abord ses filles et ensuite tous les hommes de la principauté, grands et petits, qui devaient lui être soumis; de protéger les couvents de l'Eglise latine et aussi ceux de l'Eglise grecque; de conserver les dotations et les privilèges des monastères qu'il avait fait construire lui-même, afin qu'on y priât jour et nuit pour le salut des chrétiens sanctifiés par le baptême; de ne permettre à personne de les attaquer ni de les inquiéter sur tous les avantages qu'il leur avait conférés; de conserver de même tous les dons faits par lui aux hommes qui l'avaient servi avec zèle et persévérance, et de veiller à ce que personne ne pût les inquiéter. Il ordonna de plus qu'après sa mort, et aussitôt que cela serait possible, on eût à placer ses ossements séparés dans un cercueil, à les transporter à Andravida, dans l'église de Saint-Jacques qu'il avait fait construire et qu'il avait donnée aux chevaliers du Temple, et à le déposer dans le monument qu'il avait élevé à son père, de manière que son frère se trouvât à la droite, lui à la gauche, et que leur père occupât le milieu. Il établit aussi des privilèges pour quatre chapelains qui devaient s'y tenir constamment et sans pouvoir s'absenter, et y chanter et dire des messes pour le repos des âmes de sa famille et la sienne. Il ordonna même, par ses dernières volontés et sons peine d'excommunication de l'Eglise, que personne au monde n'eût à inquiéter ces chapelains.

Toutes les dispositions que je rapporte ici, et bien d'autres encore que je ne puis raconter étant prises, il rendit son âme qui fut emportée par des anges. Priez tous pour lui, car c'était un bon prince. Tout le monde doit vivement regretter qu'il n'ait point eu d'enfant mâle de son sang pour succéder à ce qu'il avait gagné avec beaucoup de fatigues. Il n'eut que des filles et perdit ainsi tout le fruit de ses travaux; car une femme ne saurait jamais être admise à succédera la souveraineté depuis la malédiction lancée contre la femme.[382] Il ne convient donc pas à un souverain de se réjouir quand il n'obtient que des filles pour héritières, car le gendre que Dieu lui donnera deviendra maître de toute sa souveraineté et de toute sa gloire.

Après la mort du prince Guillaume, le grand connétable messire Jadre, devenu bail de la Morée, écrivit des lettres et envoya des messagers à Naples où était le roi Charles; il l'informa en détail delà mort du prince et de l'état des choses. Le roi fut vivement affecté de cette nouvelle; il convoqua tous les premiers de son conseil et leur demanda leur avis sur la manière dont il devait gouverner la Morée. Ses conseillers furent d'avis qu'il devait y envoyer un homme sage et expérimenté dans les armes comme bail et gouverneur, avec plein pouvoir de tout administrer selon les vœux et pour le repos des indigènes. Le choix du roi tomba pour ces fonctions sur un chevalier appelé Rousseau de Sully,[383] homme prudent et habile guerrier. Il lui donna cinquante cavaliers salariés et deux cents arbalétriers, tous hommes d'élite, et lui recommanda expressément de les employer à la garde des places de la Morée. Il le fit ensuite accompagner d'une commission de prélats, de bannerets et de chevaliers, et écrivit des lettres dont il le chargea. Le bail sortit alors de Naples avec sa suite et arriva à Glarentza vers la fin de mai. Il envoya aussitôt aux prélats du pays et à tous les chevaliers les lettres dont le roi l'avait chargé. Il leur écrivit aussi de sa part en les engageant à se rendre le plus tôt possible à Glarentza pour prendre connaissance des ordres qu'il leur apportait de la part du roi. A la réception de ces lettres ils partirent en effet, et à leur arrivée ils se réunirent tous, grands et petits, et ouvrirent et lurent les lettres par lesquelles le roi ordonnait à tous les hommes de la Morée de recevoir Rousseau de Sully pour bail, et à tous ceux qui étaient ses liges et lui devaient hommage, de faire hommage de leurs fiefs à Rousseau de Sully, comme s'il était le roi lui-même. Les prélats et les bannerets, à la réception de ces ordres, délibérèrent aussitôt sur ce qu'ils avaient à répondre; le métropolitain de Patras, nommé Benoît,[384] fut choisi pour porter la parole au nom de tous. Il dit alors au bail: que tous les seigneurs de la Morée, grands et petits, se soumettaient aux ordres transmis dans les lettres du roi; qu'ils acceptaient toutes ses conditions, accueillaient le bail qu'il leur envoyait et le tenaient comme l'image du roi lui-même; mais que, quant à l'hommage lige qu'il leur ordonnait de faire à lui comme bail, ils ne le feraient jamais, attendu que cela était contraire aux Assises et Usages de la Morée, rédigées et jurées lors de la conquête par ceux qui avaient conquis le pays. Ces Assises et Usages portent que: quand le prince ou seigneur du pays viendra dans le temps fixé prendre sa souveraineté, il devra se présenter en personne dans l'intérieur de la principauté et jurer avant tout au peuple de la Morée, en mettant la main sur l'Evangile du Christ, de le gouverner avec justice et conformément aux Usages du pays, et de n'inquiéter personne dans ses privilèges; et ce n'est que quand le prince aura prêté serment conformément aux Assises, que les liges de la principauté viendront lui faire leur hommage.[385] L'hommage lige se fait en s'embrassant sur la bouche, et cet hommage est réciproque, car le prince doit foi à son lige aussi bien que le lige la lui doit de son côté, et il n'y a aucune différence dans la nature de leurs obligations, sauf l'honneur et la gloire qui appartiennent au suzerain.[386] Dans le cas où le prince se trouvait éloigné et dans un autre pays, et se faisait remplacer par un fondé de pouvoir chargé de recevoir les hommages dus par ses liges, les hommes liges de la Morée pouvaient refuser de faire cet hommage et ce service à d'autres qu'à lui en personne et dans l'intérieur du pays. « D'après ces lois, » dirent-ils au bail," les hommes liges de la Morée vous prient de ne pas prendre en mauvaise part ce qu'ils mettent en avant. Ils préféreraient être tous déshérités de leurs biens, et même brûlés vifs, plutôt que d'être dépouillés de leurs lois; mais, pour l'honneur du roi et pour qu'il ne pense pas que c'est à cause de lui personnellement que "nous en agissons ainsi, faites ce que nous allons vous dire. Nous savons que la principauté a changé de maître et est aujourd'hui entre les mains du roi notre suzerain; mais, lors même que notre devoir serait de faire ce que vous demandez, nous tous, présents ici avec votre seigneurie, nous n'aurions pas le pouvoir de le faire sans la présence du duc d'Athènes, des trois seigneurs d'Euripe, du duc de Naxos et du marquis de Bodonitza.[387] Toutefois, pour éviter les longs discours, puisque vous êtes investi de l'autorité de bail et que vous n'êtes pas le souverain naturel qui pourrait réclamer l'hommage, se faire respecter des Grecs indigènes et leur inspirer de la confiance en leur montrant la volonté de les gouverner conformément aux lois, veuillez consentir à faire avec nous un accommodement avec la crainte de Dieu. Jurez donc le premier sur l'Evangile du Christ que vous nous gouvernerez d'après les lois du pays, et ces seigneurs jureront ensuite à leur tour de rester fidèles au roi et à vous. »

Rousseau de Sully consentit aussitôt à ce serment réciproque et l'arrangement fut conclu. On fit apporter les saints Evangiles; le bail jura le premier, et les liges prêtèrent ensuite serment d'être les serviteurs fidèles, d'abord du roi Charles, puis de ses successeurs, conformément aux lois du pays.

Rousseau prit alors le baïlat et commença à s'acquitter de son office. Il déplaça les anciens officiers et les remplaça par de nouveaux. Il changea le protovestiaire, le trésorier, les provéditeurs[388] des forteresses et les châtelains. Il répartit ses arbalétriers dans les places et régla ensuite les affaires du pays. La souveraineté du roi s'agrandit alors au nom du prince messire Louis,[389] fils du roi et mari d'Isabelle, fille du prince Guillaume.

Mais peu de temps s'était écoulé lorsque, par suite du grand nombre de péchés qui pesaient sur la Morée et la privaient du bonheur de conserver un bon prince, messire Louis, mari d'Isabelle, mourut. Cette mort l'ut d'autant plus malheureuse qu'il manifestait toutes les dispositions qui pouvaient faire espérer un bon prince. Il était frère cadet du jeune roi Charles II et fils du vieux roi Charles d’Anjou. Après la mort de messire Louis la souveraineté de la malheureuse Morée revint entre les mains du roi Charles.[390]

Je terminerai ici le récit de ce qui concerne le roi Charles et son frère messire Louis, prince de Morée, et je raconterai ce qui concerne le Mégaskyr qui était duc d'Athènes et excellent seigneur, et se nommait messire Guillaume de la Roche. Je parlerai aussi du comte de Brienne, messire Hugues, comte de Lecce, qui tenait du roi Charles son comté dans la Pouille, ainsi que je l'ai rapporté plus haut.

Lorsque le duc d'Athènes revint de France,[391] le prince Guillaume avait déjà été fait prisonnier dans la Pélagonie, et se trouvait à Constantinople où l'empereur des Grecs[392] le tenait renfermé; ce duc n'était pas encore marié. Il s'arrangea quelque temps après avec le Sébastocrator Théodore, seigneur de Valachie, et épousa sa gracieuse fille dont il eut un fils, messire Guy de la Roche qui, après la mort de son père, prit les rênes du gouvernement et devint duc d'Athènes; il garda aussi le titre grec de Mégaskyr. Après s'être bien établi et être devenu chevalier[393] il s'arrangea avec la princesse de Morée, madame Isabelle, dont il relevait pour son pays et qui était sa suzeraine, et il épousa sa fille nommée Mahaut.[394] Il vécut quelques années encore, après que le prince Guillaume avait déjà passé dans un autre monde, et que la Morée était échue au roi Charles. Le premier bail que ce roi envoya en Morée fut Rousseau de Sully; mais, quelque temps après, Guillaume, duc d'Athènes, lui succéda en qualité de bail et de vicaire général de toute la principauté. Le roi lui envoya de la Pouille ses pouvoirs par lesquels il occupa l'office du baïlat, et fut bail du roi tout le temps de sa vie. C'est à cette époque que fut reconstruite la place de Dimatra que les Grecs avaient détruite dans les défilés de Scorta; le Mégaskyr lui-même présida en personne à cette construction jusqu'à ce qu'elle eut été complètement achevée.

Quelque temps après la mort vint frapper la comtesse, épouse du comte de Brienne et sœur de messire Guillaume, duc d'Athènes, et qui avait été, comme je l'ai dit plus haut, épouse en premières noces du célèbre et vaillant seigneur de Caritena. Cette dame eut du comte de Brienne un fils d'un excellent naturel, nommé Gautier, qui devint un preux chevalier et se rendit célèbre dans tous les royaumes. Il fut tué plus tard par la compagnie Catalane à Armyros.[395] Guillaume, duc d'Athènes,[396] mourut peu de temps après la comtesse, et sa mort fut une calamité publique, car il était aussi sage qu'humain envers tout le monde; aussi une affliction profonde régna-t-elle dans la principauté.

Je vais rapporter maintenant les événements qui ont précédé tous ceux dont je viens de parler. Le comte Hugues de Brienne eut le goût de voyager et passa de la Pouille en Morée, d'où il se dirigea tout droit sur Thèbes pour voir la duchesse et la consoler de son veuvage, car elle venait de perdre son mari, qui était messire Guillaume, duc d'Athènes, son beau-frère. Il la visita en effet et s'entretint avec elle. Il resta à Thèbes plusieurs jours dans l'intention de la consoler; mais en s'entretenant ils finirent par s'entr'aimer. Le comte épousa alors la duchesse sa belle-sœur avec des arrangements fort avantageux pour lui. Ils eurent de ce mariage une fille à laquelle ils donnèrent le nom de Jeannette, et quand elle fut en âge nubile on la maria à messire Nicolas de Sanudo, duc de Naxos. Jeannette et son mari, le duc Nicolas, ne vécurent jamais en bonne intelligence ensemble, et ils n'eurent malheureusement aucun enfant auquel ils pussent laisser l'héritage de la forteresse et des îles[397] qui appartenaient à messire Nicolas[398] Quant à Hugues, comte de Brienne, par suite de son mariage avec la duchesse d'Athènes, il occupa tout le pays et la souveraineté du Mégaskyrat. Deux ans après, la comtesse mourut et le comte Hugues revint dans son pays, en Pouille, laissant son enfant en bas âge, nommé Guy de la Roche.[399] Quand cet enfant eut terminé son éducation et fut parvenu à l'âge de majorité, il prit possession de la souveraineté du Mégaskyrat, devint chevalier et se conduisit en bon seigneur. Il s'acquit une brillante renommée dans tous les royaumes; mais malheureusement il tomba dans la débauche et Dieu ne lui accorda aucun enfant pour lui succéder dans le pays et la souveraineté qui lui appartenaient.

Après la mort du prince Guillaume de Villehardouin, la princesse son épouse, qui était sœur du despote Nicéphore, seigneur d'Arta, resta veuve en Morée où elle possédait beaucoup de domaines, aussi bien que dans la châtellenie de Calamata; car elle avait droit de seigneurie dans le pays de Mania, à Platanos, à Glyki et dans plusieurs autres endroits.

Le vieux messire Nicolas de Saint-Omer, qui était d'une haute noblesse et fort riche, ayant perdu sur ces entrefaites sa première épouse, la princesse de la ville d'Antioche[400] qui lui apporta de grandes richesses, prit alors, en homme noble et prudent qu'il était, des arrangements avec la princesse de Morée et l'épousa. Il s'établit alors en Morée où il vint avec elle. Par ses grandes richesses et sa puissance nouvelle il se vit en état de faire construire à Thèbes le château de Saint-Omer; il y fit bâtir une habitation si magnifique qu'un empereur eût pu s'y établir avec toute sa maison, et il l'orna de très belles peintures; mais les Catalans détruisirent ces beaux édifices par la crainte qu'ils avaient de voir le Mégaskyr, messire Gautier, duc d'Athènes, s'y établir lui-même. Ils ne s'en étaient emparés qu'après les plus grands efforts, et cette possession leur donna le moyen de se rendre maîtres du Mégalo-Kyrat. Ces chiens de Catalans commirent un grand péché en détruisant une si belle forteresse.

Messire Nicolas fit aussi construire un petit fort dans le pays de Mania, dans l'intention de protéger cette contrée contre les attaques des Vénitiens. Il fit ensuite bâtir la place de Navarin[401] dans l'intention d'obtenir du roi[402] d'en faire un fief pour son neveu, le grand maréchal[403] messire Nicolas.

A la mort du Mégaskyr, qui vécut longtemps, le baïlat de la Morée passa entre les mains de la Trémouille, seigneur de Chalantritza. Quand la Trémouille eut exercé quelque temps l'emploi de bail, le roi envoya de la Pouille des ordres par lesquels il confiait cette dignité à messire Nicolas de Saint-Omer. Ce dernier administra habilement les affaires, gouverna paisiblement le pays et se montra aussi supérieur aux autres par sa sagesse que par sa noblesse.

Je vais maintenant m'occuper de ce qui concerne Isabelle, fille de feu le prince Guillaume, qui portait le titre de souveraine de la Morée, et je dirai comment, par le secours de la Providence, elle rentra dans son héritage et fut princesse de toute l'Achaïe.

A l'époque dont je parle ici,[404] cette princesse se trouvait à Naples avec le roi Charles[405] qui, conformément aux traités conclus entre le prince Guillaume, le vieux roi Charles[406] et le prince Louis,[407] fils de ce dernier roi et mari d'Isabelle, possédait la suzeraineté de la Morée. Il y avait alors en Morée deux nobles chevaliers qui étaient bannerets: l'un était le grand connétable Jadre, établi dans la principauté de Morée; l'autre, messire Geoffroy de Tournay. Le roi qui les avait pris en affection et les honorait d'une manière particulière, nomma le grand connétable Jadre grand amiral de toute la principauté. Ces deux chevaliers venaient fréquemment à Naples à la cour du roi. Le roi de Naples avait alors à sa cour un frère du comte de Hainaut, nommé messire Florent.[408] Ainsi qu'il arrive souvent parmi les hommes qu'ils se prennent d'amitié entre eux et rompent ensuite ces liens d'affection, messire Florent se plut dans la société de ces deux chevaliers Moraïtes, messire Jean Jadre et messire Geoffroy de Tournay. Pendant le cours de cette amitié qui les unissait, messire Florent, en homme sage, dit à ces deux chevaliers:

« Mes amis et mes frères', si vous voulez que je vous reste attaché toute la vie comme compagnon et comme ami, faisons serment de ne plus nous séparer et de vivre entre nous Comme frères. Le roi, je le sais, vous aime et vous consulte avant tous; si donc vous avez en effet pour moi l'amitié que je me flatte de vous avoir inspirée, parlez lui pour que j'épouse votre souveraine, la dame Isabelle, veuve de son frère. Tâchez de lui prouver par des discours fondés en vérité que la Morée est dans un état perpétuel de guerre, et qu’en y envoyant, comme il le fait, des officiers, il court risque de la perdre; car ces hommes ne cherchent que leur propre intérêt. Ainsi la principauté s'épuise peu à peu et court de grands dangers, le roi dépense ses trésors pour l'entretien du pays, et d'autres en profitent. Pourquoi retenir auprès de lui, comme dans une prison, l'héritière de la principauté ? Chacun s'en étonne ici et il ferait un acte aussi honorable qu'avantageux pour lui s'il mariait Isabelle avec un chevalier noble, de son rang, qui fût attaché à la Morée et sût la garder avant qu'elle soit tout à fait épuisée et perdue pour les Français. Mais je ne m'appesantirai pas sur de fastidieux détails; faites tous vos efforts, parlez au roi avec adresse et tâchez de lui persuader qu'il est de son avantage d'accepter cette proposition. Si vous parvenez au succès et à la conclusion de cette affaire, je vous promets que vous pouvez regarder et la Morée et moi-même comme tout à fait à vous; je porterai le titre de prince, mais vous serez 0 les véritables souverains du pays. »

Messire Jadre et messire Geoffroy approuvèrent beaucoup cette proposition, lui promirent de prendre tous les moyens d'arranger cette affaire et lui dirent qu'ils espéraient en Dieu de la faire réussir.

Ils guettèrent donc le moment où le roi serait en bonne humeur pour lui en parler. Ils trouvèrent en effet l'occasion et lui firent des ouvertures; ils lui donnèrent beaucoup de bonnes raisons; ils lui montrèrent que toute la principauté était en danger, qu'elle était épuisée et courait à sa ruine, attendu qu'il n'y avait pas de prince qui y veillât en personne. « Vous envoyez, poursuivirent-ils, dans la Morée un bail et des soldats mercenaires, mais ils ne font que tyranniser les pauvres et commettre des injustices envers les riches; ils ne cherchent que leur propre intérêt, et le pays se ruinera certainement si vous ne prenez soin d'y placer un homme à qui vous le donniez en propriété, qui ait l'administration générale de tout ce qui le concerne et ait un intérêt direct à augmenter le bonheur du pays. Soyez certain que sans cela vous perdrez toute la principauté. Puisque vous avez, ô roi notre souverain! Un héritier du pays dans la personne de la dame Isabelle, fille du prince Guillaume, mariez la à un homme noble et à un guerrier distingué qui tienne la principauté de vous; vous ferez ainsi une action honorable et qui vous tournera à profit, et tous ceux qui en entendront parler vous béniront de l'avoir faite. »

Pourquoi vous fatiguer par de longs détails? Les chevaliers dirent tant de choses au roi, ils le pressèrent par des raisons si fortes, qu'il consentit à la conclusion de l'affaire; en sorte que messire Florent épousa en mariage légitime la dame Isabelle, et obtint la principauté pour la posséder comme son propre héritage et la transmettre à ses descendants. On dressa par écrit toutes les conditions et tous les articles de la tenure. On fixa ce que le prince devrait au roi, et respectivement ce que le roi devrait au prince. Un des articles portés dans le privilège devait faire le malheur du pays, et était en même temps une grande injustice: c'était que, si jamais la principauté venait à échoir à une fille, elle pourrait régner seule; mais que, si elle voulait se marier, elle devait obtenir la permission du roi de Naples alors régnant, faute de quoi elle serait déshéritée de la souveraineté de la Morée et de toute la principauté. Cet article fut assurément très funeste.

On confirma ensuite ces conventions, et le roi fit aussitôt conclure le mariage. Ainsi messire Florent épousa la dame Isabelle, fille du prince Guillaume. Ce mariage fut célébré avec beaucoup de pompe, de réjouissances et de frais. Les nouveaux mariés furent conduits à l'église, où le métropolitain de Naples les bénit selon l'usage. Le roi revêtit alors Isabelle comme héritière naturelle de toute la principauté. Il donna de même l'investiture à messire Florent, qu'il fit placer sur le trône de prince, et le revêtit du titre de prince d'Achaïe.

Les fêtes du mariage étant terminées, messire Florent se mit en route pour partir de la Pouille et se diriger avec pompe vers la Morée. Il fit ses salutations respectueuses au roi dont il prit congé, fit ses adieux aux comtes et aux chevaliers, augmenta sa suite en engageant et en prenant de nouveaux mercenaires à sa solde, et amena des chevaliers et des seigneurs à cheval au nombre de plus de cent, ainsi que trois cents arbalétriers. Il arriva à Brindes cl y trouva ses bâtiments, à bord desquels il se rendit à Glarentza. Le bail de la Morée, le vieux messire Nicolas de Saint-Omer, qui se trouvait alors à Andravida, dès la première nouvelle de l'arrivée du prince se hâta de monter à cheval et arriva à Glarentza, où il présenta ses salutations respectueuses au souverain et à ceux qui l'accompagnaient. Le prince lui fit un brillant accueil; et après avoir réuni tout le monde dans l'église du couvent des frères mineurs, il convoqua tous les chefs, grands et petits, et leur lit voir les ordres du roi dont il était porteur. Il les remit d'abord entre les mains du bail, et lui montra que le roi, dans ses lettres, lui ordonnait de remettre entre ses mains les places et la souveraineté de toute la Morée et de la principauté. Il tira ensuite la commission par laquelle le roi prévenait par écrit tous les Moraïtes, liges et chevaliers, grands et petits, qu'ils eussent à reconnaître messire Florent pour prince et souverain, et à lui rendre l'hommage lige que chacun devait au prince pour les fiefs et héritages qu'il tenait de lui, sous la réserve toutefois de la foi et de l'hommage lige qu'ils devaient au roi. On fit alors apporter les saints Évangiles, et on dit au prince: « Jurez d'abord que vous nous gouvernerez avec justice et conformément aux lois du pays, et que vous n'inquiéterez personne dans les franchises qu'il possède, et nous ferons ensuite notre serment; car telle est la coutume que nous tenons de nos pères. »

Le prince jura sur les saints Évangiles de gouverner les Moraïtes en respectant les franchises et les usages qu'il trouvait dans le pays; et, son serment l'ait, les chevaliers et les bannerets lui rendirent l'hommage lige que chacun lui devait suivant son fief, et sous la réserve des droits et des serments dus au roi. Le bail livra alors les places et la souveraineté du pays à messire Florent, qui devait les relever du roi.

Après avoir reçu tous les hommages, le prince changea tous les officiers, en commençant par les châtelains et les sergents des places fortes, qu'il remplaça par d'autres à lui. Il nomma aux emplois de protovestiaire, de trésorier, de provéditeur des places fortes et à toutes les autres charges. D'après les conseils du vieux messire Nicolas de Saint-Omer, du grand connétable messire Jean de Jadre, de messire Geoffroy de Tournay et de tous les autres liges, grands et petits, il commença ensuite à régler les affaires du pays. Il vit que toute la Morée avait été épuisée par les soldats salariés et par les employés du roi, et il les consulta sur ce qu'il y avait à faire pour y porter remède. Les plus sensés lui firent entendre que, s'il continuait à entretenir la guerre avec les Grecs, le pays ne pouvait qu'aller en s'épuisant toujours davantage, et que, s'il voulait le remettre en bon état, il devait conclure une paix durable et sûre avec eux, et s'engager mutuellement par serment avec l'empereur que chacun resterait toujours en paix.

Cet avis fut communiqué au conseil et accepté par tous. Le prince envoya donc deux messagers auprès du chef impérial des Grecs de Morée. Il lui fit part de ses intentions pacifiques, et l'invita à lui communiquer à son tour ses intentions, au cas où il aurait les mêmes vues. Le chef impérial agréa cette proposition. Il donna des éloges à la sagesse du prince, et en homme noble et prudent il lui répondit que, conformément à l'habitude de l'empereur de préposer chaque année un nouveau commandant à la tête de ses possessions de Morée, il allait être avant peu de temps remplacé par un autre général, et que, puisqu'il voulait conclure une paix durable et sincère pour une longue suite d'années, il se chargeait, par amitié pour le prince et par zèle pour le repos du pays, d'en faire part lui-même à l'empereur son maître, et qu'il espérait en Dieu que l'empereur agréerait cette proposition. Il expédia en effet un messager à Constantinople, auprès de l'empereur, pour lui exposer en détail, et par les lettres qu'il portait et de vive voix, que le prince Florent, qui venait d'arriver en Morée, avait demandé à faire avec lui une paix durable qui permît enfin aux habitants français et grecs de jouir de quelque repos. L'empereur accueillit d'abord cette proposition; mais cependant on ne fit rien ensuite pour confirmer cette paix, ainsi que je vous le rapporterai plus bas, et comme vous allez l'apprendre. A l'époque dont je vous parle, l'empereur Michel Paléologue rassembla des troupes pour marcher contre Arta,[409] et détruire et bouleverser, s'il lui était possible, tout le Despotat. Le despote d'Arta[410] de son côté, ayant appris que l'empereur faisait des préparatifs pour marcher contre lui par terre et par mer, réunit ses chefs et leur demanda leurs conseils sur ce qu'il avait à faire dans l'intérêt de la conservation du pays. Les plus sensés l'engagèrent à faire un arrangement avec messire Florent, prince de Morée, pour l'engager à se joindre à lui avec ses troupes. D'après ce conseil, le despote envoya comme messagers deux seigneurs des plus prudents et des premiers de son conseil. Il fit rédiger des lettres de créance qu'il leur remit, et les investit du plein pouvoir de conclure, par tous les moyens possibles, un traité avec le prince Florent, époux légitime de sa nièce, la princesse Isabelle, fille de sa sœur.[411] Les messagers partirent d'Arta pour la Morée, où ils trouvèrent le prince qui siège ait en conseil avec ses chefs. Ils lui remirent leurs lettres de créance, et lui firent leurs compliments au nom du despote leur maître. Ils lui expliquèrent ensuite avec détail et de vive voix le motif qui les amenait dans son pays. Mais pour écarter les détails oiseux et arriver au fond de la question, un traité fut conclu par lequel le despote s'obligeait à envoyer son propre fils, qui s'appelait Thomas,[412] en otage auprès du prince, jusqu'à son retour en Morée avec ses troupes, sans vain prétexte et sans fraude. Le despote se chargeât de plus de la solde et de l'entretien de toutes les troupes que le prince amènerait avec lui.

Ces conventions ainsi réglées, les envoyés retournèrent auprès du despote, auquel ils rapportèrent: qu'ils venaient de conclure un traité par lequel le prince Florent s'obligeait à venir à son secours à la tête de cinq cents hommes d'élite, les meilleurs de toute sa principauté. Ils amenèrent ensuite avec eux le fils du despote qu'ils environnèrent de toutes sortes d'honneurs; ils le conduisirent en Morée dans la ville d'Andravida, et le remirent entre les mains du prince pour qu'il le gardât, conformément à ses désirs. Le prince l'envoya dans la place de Chlomoutzi, et recommanda qu'on le traitât avec honneur, et qu'on le retînt comme otage jusqu'à son retour en Morée Les envoyés apportèrent en outre au prince la solde de trois mois de ses troupes, à partir du moment où l'empereur Paléologue devait commencer contre le despote d'Arta cette guerre si chaude qu'il lui fit par terre et par mer.

Dès que le despote apprit que les hostilités étaient commencées, il prit conseil des siens, et s'occupa avec beaucoup d'activité de ses moyens de défense. De même qu'il avait fait un traité avec messire Florent, prince de Morée et mari de sa nièce, il résolut d'en faire un autre avec le comte Richard, seigneur et comte de Céphalonie,[413] et lui donna sa fille aînée pour qu'il la retînt comme otage jusqu'à son retour.[414] Ce comte fut invité à venir en personne, avec toutes ses troupes, porter secours dans cette guerre au despote, qui s'engageait de son côté à le solder lui et ses troupes. Il arriva en effet aussitôt après cet arrangement à la tête de cent cavaliers, tous hommes d'élite et guerriers consommés. Le prince de Morée passa de Glarentza sur le Despotat. A la première nouvelle de son arrivée, le despote sortit pour aller à sa rencontre, et lui adressa aussitôt le compliment suivant: « Soyez le bienvenu, prince mon bon neveu. C'est maintenant que je suis convaincu de toute votre affection de parent pour moi. » Lorsqu'ils se furent assez embrassés à la grecque, ils partirent et se dirigèrent tout droit sur Arta. Le comte de Céphalonie arriva d'un autre côté.

Qui pourrait décrire toute la joie que manifesta le despote, lorsqu'il vit les Francs dans son pays? Il crut avoir gagné tout l'empire. Le prince fut logé dans l'hôtel du despote, tandis que celui-ci se retira dans l'intérieur du fort. Tous les chefs furent ensuite distribués avec tous les honneurs dus au rang de chacun, surtout les chevaliers et les sergents nobles.

Le despote, avec les grands et les chefs de toutes ses troupes, alla faire visite au prince dans le logement qui lui avait été donné pour lui-même, ainsi que pour le comte Richard, le maréchal, les bannerets et les chevaliers. Tous étaient alors assemblés en conseil et discutaient sur les moyens à employer dans cette guerre où ils étaient venus au secours du despote. Lorsqu'ils virent entrer le despote, tous se levèrent, et ils s'assirent ensuite tous également.

Le despote fut vivement réjoui de trouver le prince et son conseil occupés des moyens les plus propres à faire réussir son entreprise; et dès qu'ils eurent tous repris leurs places, ainsi que je viens de le dire, le despote prit la parole le premier, et dit au prince et aux autres chefs: qu'il les remerciait, comme ses amis et comme ses frères, de la tendresse et de l'amitié sincère dont ils avaient fait preuve en accourant avec tant d'empressement pour le secourir dans la guerre que l'empereur venait de lui déclarer. Il les pria alors, en braves guerriers et en hommes nobles et prudents qu'ils étaient, de lui donner leurs conseils sur les moyens à prendre pour se conduire avec honneur et gloire, et mériter la louange des hommes. « Si Dieu, continua-t-il, nous accorde la victoire, jamais aucun Franc ni aucun Grec ne songera à attribuer cette gloire à moi seul qui me trouve en guerre avec l'empereur; c'est vous qui en recevrez tous les éloges et tous les honneurs; tout le monde sait, en effet, en se qu'il n'existe pas de guerriers supérieurs aux Français de la Morée; car vous possédez au suprême degré la prudence et l'art de la guerre.

Quand le despote eut cessé de parler, le prince prit la parole et lui répondit: « Despote, mon seigneur et cher oncle, je vous remercie des louanges que vous venez de donner aux braves et nobles guerriers qui sont venus ici avec moi dans votre Despotat. Ne croyez pas que ce soit l'appât de la solde que vous leur avez envoyée en Morée qui les a décidés à vous offrir leurs secours en qualité de militaires salariés;[415] car cette solde ne leur suffirait même pas à payer les armes et les chevaux qu'ils ont dû acheter pour venir vous secourir d'une manière honorable au moment du besoin. Quant à moi, je vous assure, et vous pouvez m'en croire, que c'est uniquement par affection pour vous, par suite de nos liens de parenté, et par ces égards de bon voisinage qui engagent des voisins à se secourir mutuellement, que je suis accouru à voire secours. Peut-être ai-je cédé aussi à cette habitude qu'ont les Français de courir aux armes toutes les fois qu'ils entendent parler d'une bataille dans laquelle ils peuvent être utiles; car ce sont de braves guerriers qui préfèrent l'honneur et la louange des hommes au butin, à l'argent et aux salaires. Voilà dans quelle intention nous sommes accourus auprès de vous; et soyez assuré, mon bon oncle, que la plupart d'entre les nobles guerriers que vous voyez ici, seraient venus, s'ils l'eussent pu, à leurs propres frais et sans exiger de vous une épingle.[416] Tous sont accourus en amis et en hommes nobles pour vous offrir leurs services dans le besoin que vous avez d'eux. Ils vous promettent en attendant, et je vous promets avec eux, que nous ne quitterons pas le Despotat sans avoir combattu les troupes impériales entrées dans votre pays, et avoir reçu la mort ou l'avoir donnée à nos ennemis. »

Le despote remercia beaucoup le prince. Ils prirent ensuite conseil sur ce qu'ils avaient à faire. La discussion fut longue, et il fut enfin décidé que, dès le lendemain matin, on mettrait les troupes en marche, et qu'on se dirigerait tout droit d'Arta sur Jannina, où ils avaient appris que les troupes ennemies étaient arrivées. Tous se réjouirent de l'espérance que les Grecs consentiraient à accepter le combat, et ils priaient Dieu de vouloir bien leur inspirer une semblable résolution. Les hérauts d'armes proclamèrent aussitôt de la part du despote, du prince et du maréchal, que toutes les divisions des Francs eussent à se tenir prêtes à marcher sous les bannières du grand maréchal de Morée partout où on le verrait se porter. Le lendemain matin les divisions se mirent en marche, se dirigeant sur Jannina.

Le Grand Domestique, qui commandait les troupes de l'empereur et avait plein pouvoir d'agir, fut informé que le prince de Morée et le comte de Céphalonie étaient arrivés à Arta avec toutes leurs troupes salariées par le despote, et qu'ils s'avançaient tout droit pour l'attaquer. Aussitôt il s'adressa aux premiers de son conseil et leur demanda leur avis. On décida que ce serait une honte et un grand blâme pour eux s'ils partaient de cette place, et qu'il valait mieux s'y tenir jusqu'à ce qu'on fût parfaitement informé de ce qui se passait. Peu de temps s'écoula avant qu'ils apprissent d'une manière certaine que les Francs étaient arrivés à Arta et marchaient tout droit sur Jannina. A cette nouvelle, le Grand Domestique et toutes les troupes, sans attendre une nouvelle délibération, levèrent leurs tentes et quittèrent leurs quartiers. Ils se mirent en marche et partirent précipitamment, et sans autre disposition militaire que celle que chacun trouvait à propos de prendre. Ils ne déployèrent pas leurs bannières, ils ne livrèrent aucune bataille, mais ils se mirent en déroute et prirent la fuite par le chemin qu'ils avaient suivi en venant de la Valachie, comme si les Francs les eussent poursuivis la lance à la main, ou pire encore. De l'intérieur de la place de Jannina on les vit marchant en désordre, et l'on s'aperçut qu'ils étaient en fuite. Lorsque le despote apprit qu'ils fuyaient loin des murs de Jannina, il s'en réjouit beaucoup, et accourut avec empressement auprès du prince, auquel il communiqua ces nouvelles. « Qu'attendez-vous donc pour les poursuivre?» dit alors le prince, et aussitôt il donna ordre au maréchal Nicolas de Saint-Omer de réunir les troupes et de répartir les divisions de manière à accélérer leur marche, et à arriver assez promptement à Jannina, pour y atteindre les Grecs avant qu'ils fussent trop éloignés et donnassent plus de peine à poursuivre. L'armée arriva le soir même à Jannina, où elle trouva les quartiers des Grecs que les Francs occupèrent. Le despote, ainsi que les bannerets et les premiers de l'armée, vinrent à la tente du prince, où ils prirent conseil sur ce qu'ils devaient faire. Ils arrêtèrent qu'ils devaient poursuivre sans relâche l'ennemi qui fuyait, et l'attaquer, selon qu'ils le désiraient tous, et au cas où ils ne l'atteindraient pas, ravager le pays de l'empereur en Romanie.

Le lendemain matin ils se mirent en marche par la route qu'avaient prise leurs adversaires. Le prince fit alors prier le despote de passer auprès de lui, et l'invita à envoyer quelques-uns de ses gens au Grand Domestique, commandant de l'armée ennemie, pour lui dire, de la part du prince et du despote, qu'ils l'attendaient sur le champ de bataille pour se mesurer avec lui, et qu'il n'était pas digne d'un aussi brave guerrier que lui de venir chercher le combat et de se mettre aussitôt en retraite pour revenir sur ses pas au moment même où il l'avait trouvé.

Ceux qui reçurent l'ordre de porter cette demande partirent avec rapidité, et atteignirent bientôt les Grecs. Ils leur crièrent do loin qu'ils venaient en message, et demandèrent à être reçus pour rendre compte de la mission qu'ils avaient acceptée sous serment. Le Grand Domestique donna ordre de les introduire près de lui avec un sauf-conduit, et ils lui dirent: «Le prince et le despote saluent votre seigneurie, et vous préviennent, en amis et en frères, que, puisque vous avez trouvé ceux que vous cherchiez, ils croient qu'il est de votre honneur de les attendre dans la position que vous jugerez la plus avantageuse pour vous, afin de leur donner le temps d'arriver avec leurs troupes et de pouvoir se mesurer avec vous. Faites donc, en homme sage et noble, ce qui convient à votre honneur, et n'écoutez pas les conseils de ceux qui voudraient vous entraîner à des choses indignes de vous. Autrement vous tomberiez dans la honte, et mériteriez les reproches de l'empereur, qui ne manquerait pas de vous accabler de sa disgrâce. »

Le Grand Domestique répondit: « Je fais mes compliments au prince de Morée et au despote, comme à des frères et à des amis. Prévenez-les de ma part que si toutes mes troupes eussent été disposées à suivre mon commandement, je n'aurais pas manqué de me rendre à leur invitation; mais j'ai dans mon armée des Turcs et des Coumans dont les chefs refusent d'obéir à mes ordres. »

Les messagers, après cette réponse, revinrent sur leurs pas. Partout sur leur chemin ils rencontraient des traîneurs, des chevaux qu'on avait abandonnés parce qu'ils étaient harassés de fatigue, des armes et toutes sortes d'effets jetés par les troupes en fuyant. Ils prirent avec eux tout ce qu'ils purent, rejoignirent leur propre armée, et rapportèrent la réponse du Grand Domestique. Quand le prince et le despote apprirent que l'ennemi continuait toujours à fuir de toutes ses forces, ils donnèrent ordre à leurs troupes de courir le pays. Tout le pays de l'empereur fut en effet bientôt détruit et dévasté. Ils firent un grand butin et causèrent d'autant plus de dommages au pays que les habitants se croyaient parfaitement en sûreté, sachant que l'armée impériale bloquait la place de Jannina. Ce malheur leur arriva donc inopinément, et ils eurent beaucoup à souffrir des excursions des cavaliers qui ravageaient le pays. A peine deux jours s'étaient-ils écoulés qu'on apporta au despote la nouvelle que les ennemis étaient arrivés dans le golfe d'Arta avec soixante galères génoises,[417] et qu'ayant débarqué à Prévéza, ils dévastaient le pays et se dirigeaient tout droit sur Arta. Le despote s'affligea vivement de cette nouvelle, parce qu'on lui assura que ces bâtiments génois étaient à la solde de l'empereur,[418] et qu'ils s'avançaient contre lui pour lui faire tout le dommage possible. Le despote passa alors promptement auprès du prince, et lui communiqua ses craintes que l'ennemi ne vînt occuper son pays. Le prince lui répondit: « Vous savez, seigneur et oncle, que je n'ai quitté la Morée et ne suis venu ici que pour vous secourir dans la guerre où vous vous trouvez engagé. Ordonnez donc, tant que je serai dans le Despotat, tout ce dont vous avez besoin, et je suis prêt à le faire. »

Là-dessus le despote le remercia vivement et le prince ordonna aussitôt à son maréchal de faire sonner les trompettes afin de se mettre en retraite.[419]

A ce signal, les escadrons commencèrent leur mouvement en arrière. Dans l'endroit où ils dressèrent leurs tentes, ils formèrent de leurs cavaliers trois divisions et un corps de mille cavaliers et ordonnèrent à ceux-ci de se porter en toute hâte au secours d'Arta, « dans la crainte, dit le prince, que la flotte génoise ne nous y devance, pendant que nous de notre côté nous marcherons en droite ligne par derrière. » Alors ils se mirent en marche et allèrent sans s'arrêter. Cependant les troupes de l'empereur qui étaient à bord des galères génoises débarquèrent.[420] Elles arrêtèrent des gens du pays et leur demandèrent où était le despote, et s'il avait avec lui des forces imposantes et quelques troupes étrangères. Ceux-ci les informèrent de tout ce qui venait de se passer; ils leur dirent que le prince de Morée et le comte de Céphalonie étaient arrivés avec toutes leurs forces, et qu'aussitôt leur arrivée, sur la nouvelle qui leur fut donnée que le Grand Domestique était arrivé de son côté et assiégeait la place de Jannina , ils s'étaient mis en mouvement pour marcher directement sur lui; mais que le Grand Domestique, apprenant leur approche, avait levé le siège et avait pris la fuite; qu'alors ceux-ci s'étaient mis vivement à sa poursuite pour l'atteindre; « et depuis peu, ajoutèrent-ils, on nous a dit qu'ils avaient taillé ses troupes en pièces et qu'ils revenaient de ce côté et qu'ils sont même sur le point d'arriver. » A ces nouvelles, les chefs des galères qui avaient fait débarquer leurs trébuchets et leurs échelles de siège pour aller attaquer la place d'Arta, les firent précipitamment replacer à bord de leurs térides.[421] A ce moment on leur apporta la nouvelle que les troupes franques arrivaient en effet. Aussitôt ils envoyèrent prévenir leurs propres troupes, dispersées çà et là pour courir le pays et qui déjà avaient ravagé la contrée, brûlé les villages et entièrement pillé le canton de Vagenetia, situé près de la mer, après y avoir fait des prisonniers. Les premiers des cavaliers, francs qui arrivèrent furent les mille cavaliers du despote détachés pour se porter en avant. Tous ceux qu'ils surprirent à terre, Grecs et Génois, et qui résistèrent, ils les passèrent au fil de l'épée et firent les autres prisonniers. Ceux qui étaient à bord des galères génoises prirent alors conseil entre eux comment ils pourraient incommoder le despote. Les plus sages et les plus expérimentés dirent: «Vous savez tous, et il convient de vous le rappeler, quelles sont les volontés de l'empereur. Vous savez qu'il a ordonné au Grand Domestique de se mettre en marche avec ses troupes et d'entrer dans le Despotat par terre, pendant que nous nous y porterions par mer, afin de nous prêter un mutuel secours, autant que les lieux le pourraient permettre. Mais puisqu'il s'est enfui sans livrer de combat et qu'il a emmené ses troupes sur lesquelles nous devions compter, et que, comme vous le voyez, le prince de Morée et le comte de Céphalonie sont arrivés avec leurs Francs et se sont réunis au despote, comment pourrions-nous, nous qui n'avons que des troupes de pied, porter le ravage dans l'intérieur du pays. Vous avez vu comment nous venons de perdre les soldats que nous avions débarqués et qui ont été surpris par les troupes du despote composées de cavaliers. Toutefois, restons dans notre station jusqu'à l'arrivée du despote. Nous pourrons voir par nous-mêmes le nombre des troupes du prince de Morée et en donner avis au saint empereur. Au moment où ils étaient encore à délibérer, arrivèrent le despote et le prince avec leurs troupes. Lorsqu'ils surent que les Génois n'avaient pas marché sur Arta, le despote en fut rempli de joie; et en apprenant que les galères étaient encore dans le port, il se dispensa de donner l'ordre de courir le pays. Lorsque le prince en eut aussi été informé, il dit au despote: «Puisque les galères génoises sont encore dans le port, ne mettons pied à terre nulle part jusqu'à ce que nous soyons arrivés en leur présence avec toutes nos troupes, hommes de pied et cavaliers. Là, dressons nos tentes vis-à-vis les galères, afin de bien garder le lieu et les empêcher de débarquer et de nous causer quelque dommage; car autrement ce serait une honte pour nous. » Ainsi que l'ordonna le prince, ainsi fut-il exécuté; les trompettes sonnèrent, l'armée se mit en marche et parvint au port, dans lequel se trouvaient les galères des Génois. Là ils dressèrent leurs tentes et prirent leurs cantonnements. A cette vue les galères tirèrent les ancres et prirent la haute mer. Le despote délibéra alors avec le prince, pour savoir ce qu'il devait faire et comment il devait agir. Le prince, en homme expérimenté, dit au despote, « Il me semble, mon cher oncle, que nous devons rester dans ce même endroit où nous sommes campés, afin de les empêcher d'effectuer un débarquement, ou de commettre le moindre dégât ou même de faire de l'eau. Envoyez aussi vers les troupes stationnées en dehors de nos cantonnements pour qu'elles aient à garder également la côte et les empêcher de faire du dégât.» Ainsi ordonna le prince, ainsi fit le despote. Les Grecs et les Génois qui étaient sur les galères à la solde de l'empereur, voyant tout ce qui se passait, s'en émerveillaient et se demandaient où le prince avait trouvé des troupes si considérables et si belles et toute cette armée. Ils en louèrent grandement le prince, et dirent que lui seul avait pu organiser l'expédition et la conduite de cette armée, formée à la discipline des Francs et à la tactique de l'Occident.

 

Ceux des galères, voyant donc que là où se tenaient le prince et le despote il leur serait impossible de commettre aucun dégât, se réunirent en conseil. «Eloignons-nous d'ici, se dirent-ils, et portons-nous par un autre lieu sur la terre ferme, là où nous puissions débarquer avec sécurité; et s'il se peut nous ferons du butin et ravagerons le pays; car il serait vraiment honteux pour nous de retourner à Constantinople sans avoir fait aucun dégât dans le pays du despote. » Ainsi fut résolu, ainsi fut-il fait. Ils levèrent donc les ancres et prirent les rames, et ils arrivèrent promptement dans le canton de Vonitza.[422]

Dans le temps de l'administration du vieux messire Nicolas de Saint-Omer, seigneur de Thèbes et bail de Morée, un certain noble Français, originaire de Champagne, portant le nom de messire Geoffroy de Brienne, et cousin germain du seigneur de Caritena, ayant appris que ce seigneur venait de passer dans l'autre monde sans laisser d'héritier, conçut l'idée de se rendre en Morée pour réclamer la seigneurie de Caritena.[423] Il mit ses domaines en gage, emprunta de l'argent pour entretenir huit sergents et les emmener avec lui, prit des certificats des prélats et des seigneurs, qui attestèrent par leurs sceaux qu'il était bien le cousin légitime et de sang de messire Geoffroy, seigneur de Caritena, fit des préparatifs dignes de sa naissance, se mit à la tête de ses huit sergents, et partit de la Champagne, en se dirigeant sur Naples, où il trouva le roi. Il lui fit voir les certificats dont il était porteur, et déclara que, conformément aux usages reçus parmi les Francs, il venait, en sa qualité de parent et de chef de sa famille, prendre possession de son héritage, et faire son hommage tel qu'il est exigé par la loi. Le roi, après avoir entendu ce discours et vu ses certificats, fit écrire au bail de Morée, le vieux messire Nicolas de Saint-Omer, pour que tous les seigneurs de Morée eussent à se réunir et à former une cour plénière, chargée d'examiner les certificats apportés de la France par messire Geoffroy. Au cas où cette cour trouverait ses réclamations justes et fondées, elle était autorisée à le mettre en possession du fort de Caritena et de ses dépendances, et à lui en donner l'investiture.

Quand la cour réunie à Glarentza eut vu les certificats de messire Geoffroy et l'ordre du roi, elle donna lecture de toutes les pièces. Il y eut alors une assez longue discussion, dans laquelle on rendit particulièrement compte de la conduite qu'avait tenue le seigneur de Caritena, lorsqu'il s'était révolté et avait passé à Thèbes du côté du Mégaskyr, avec lequel il était venu à cheval et armé taire la guerre au prince Guillaume son souverain naturel, dont il Relevait pour son fort de Caritena et pour tout son domaine. Comme il avait manqué à sa foi et s'était révolté contre son souverain, il avait été déshérité, lui et ses descendants. Quelque temps après, les grands de la principauté obtinrent cependant du prince, par leurs instantes prières, que ses propriétés lui seraient rendues, sous la condition qu'il ne les posséderait qu'à titre de domaine transmissible seulement aux enfants nés de son corps. Tous ces faits examinés, messire Geoffroy fut invité à se présenter, et l'évêque d'Olène prit la parole, et lui expliqua de point en point la décision de la cour, l'ondée sur la conduite qu'avait tenue le seigneur de Caritena, conduite qui l'avait fait déshériter lui et sa famille, conformément aux usages reçus dans tous les royaumes, et d'après lesquels tout homme qui manque à sa foi et prend les armes contre son souverain est privé, lui et sa famille, de ses terres et de sa souveraineté. «Ainsi, dit l'évêque en terminant, vous voyez, mon ami, que vous n'avez aucun droit à faire valoir à l'appui de la demande que vous nous faites. »

Quand messire Geoffroy de Brienne entendit la décision qu'on rendait contre lui, en opposition à toutes ses espérances, il revint dans son logis et s'assit tout seul, pleurant et se lamentant comme s'il eût perdu tout le royaume de France qui eût été sien. Après deux jours, il se mit à agiter dans son esprit et à considérer quelle serait sa position s'il retournait en France sans avoir réussi dans son projet. Il vit que tout le monde se rirait de lui et le blâmerait d'être revenu sans aucun autre résultat que d'avoir dépensé son argent. Il se dit donc en lui-même: « Plutôt mourir que de revenir sans rien faire et sans profit. »

II fit alors connaissance avec un certain homme du pays, et prit de lui les renseignements les plus exacts sur les places du pays de Scorta, telles qu’Araclovon et Caritena, sur leur situation, sur la nature de leurs fortifications, sur la force de chacune, et sur les troupes qui les gardaient. Cet homme, qui connaissait fort bien les deux places, lui donna les renseignements les plus circonstanciés. Messire Geoffroy bâtit là-dessus son projet. Il s'avança dans l'intérieur de la Morée, et arriva à Xénochori.[424] A son arrivée en cet endroit, il feignit de tomber dangereusement malade, et dit à tout le monde qu'il était attaqué de la dysenterie. Il s'informa où il pourrait trouver à boire de l'eau de citerne, qui est astringente et arrête les cours de ventre. Un homme du pays lui apprit qu'il y avait d'excellentes citernes dans la place d'Araclovon, et que c'était là qu'il devait envoyer demander de l'eau. Il s'adressa alors à un de ses sergents qu'il affectionnait beaucoup et dans lequel il avait la plus grande confiance, et lui dit: « Prends un flacon,[425] et va au château d'Araclovon. Tu diras au châtelain que je le prie de me faire donner de l'eau de sa citerne comme médicament. C'est un médecin qui me l'a prescrit comme chose fort utile. Cependant songe à entrer adroitement dans la place pour t'informer de l'état des issues et du nombre des soldats de la garnison, afin de m'en instruire à ton retour. Prends bien garde surtout que personne au monde ne sache rien de ce que je te dis. »

Le sergent se rendit au château, où il trouva le châtelain. Il le salua très humblement de la part de son maître, et le pria de lui faire donner de l'eau delà citerne; ce que le châtelain ordonna aussitôt. Le sergent entra dans l'intérieur de la citadelle, et l'examina bien. A son retour, il rapporta à messire Geoffroy ce qu'il avait vu. Dix jours s'écoulèrent, et messire Geoffroy continuait toujours à dire qu'il était fort malade, et son sergent se rendait tous les jours dans la place pour lui en rapporter de l'eau fraîche. Il fit dire ensuite au châtelain qu'il le priait instamment de venir lui parler. Le châtelain se rendit aussitôt auprès du chevalier, qui l'accueillit avec reconnaissance, lui expliqua sa maladie, et le pria de le recevoir dans la place avec un de ses chambellans, et de lui donner une chambre pour y jouir de quelque repos et se procurer aisément de l'eau toute fraîche de la citerne. Le reste de sa suite devait rester hors du fort.

Le châtelain, qui ne se doutait d'aucune ruse, promit aussitôt de le recevoir dans le fort. Le lendemain messire Geoffroy y entra, amenant avec lui quelques effets. On dressa un lit, et il se reposa dans sa chambre, n'ayant avec lui qu'un seul sergent. Le reste de sa suite était dans la partie de la ville située hors de la forteresse. Le chevalier se fit ensuite apporter le reste de ses effets, parmi lesquels étaient cachées ses armes, et continuait toujours à garder le lit. Il invitait de temps en temps le châtelain à dîner avec lui, et lui faisait les plus grandes démonstrations d'estime et d'amitié, dans l'intention de lui inspirer une sécurité plus aveugle et de parvenir plus aisément à le tromper. Dès qu'il pensa lui avoir inspiré assez de confiance et crut le moment favorable, il invita auprès de lui tous ses sergents, sous prétexte qu'il voulait faire son testament, par la crainte de voir la mort terminer la maladie qui le tourmentait. Il leur fit alors jurer dans sa chambre de garder le secret sur ce qu'il allait leur communiquer et de l'aider dans l'exécution du projet qu'il méditait. Après avoir obtenu leur serment, il leur unt ce discours: « Mes compagnons, mes amis et mes frères, vous m'avez accompagné en Romanie, et vous savez comment j'ai été forcé de mettre mes domaines en gage pour venir d'une manière digne de moi dans un pays où j'espérais et comptais bien être mis en possession de la seigneurie de Caritena et de ses dépendances; car cette place avait été bâtie par mes parents. Vous savez cependant comment ces honnêtes Moraïtes m'ont déshérité et m'ont dépouillé de ces propriétés. Une affliction des plus vives s'empara de moi. J'eus honte de moi-même, et mon cœur se serra d'amertume. Alors, comptant bien sur vous, je conçus l'idée d'une tentative audacieuse que je vais vous expliquer, et qui réussira, si vous voulez bien m'aider, ainsi que je l'espère. Cette place que vous voyez est très forte. Un très petit nombre de gens suffit à sa garde, parce qu'elle est bien construite et bien approvisionnée. De plus, elle est située dans l'intérieur du pays de Scorta qu'elle domine. Emparons-nous donc de ce fort, et déclarons que nous voulons le vendre au général de l'empereur grec. Je ne doute pas que quand le bail de la Morée apprendra cette nouvelle, il ne se trouve très heureux de transiger avec nous, et de nous donner le fort de Caritena en échange des défilés de Scorta, et ne préfère me voir occuper Caritena plutôt que de voir Araclovon vendu aux Grecs, car si les Grecs venaient à occuper cette place, ils se rendraient maîtres et des défilés de Scorta et de toute la principauté. »

A cette proposition, ses sergents se concertèrent entre eux et examinèrent les moyens d'exécution les plus propres à parvenir à leur but. Messire Geoffroy prit les derniers arrangements. Il dit à ses sergents, qu'il avait appris qu'il y avait hors de la place une taverne où l'on vendait du vin, et où le châtelain allait quelquefois, et que souvent même il s'y arrêtait pour boire avec les autres. « Voici donc ce qu'il me paraît convenable de faire. Nous avons dans la place beaucoup de pain et de biscuit. L'eau et les armes ne nous manquent pas. Allez vous promener près de la taverne, deux ou trois des plus adroits d'entre vous et invitez le châtelain avec le connétable, et les meilleurs sergents de la place. Vous avez assez d'argent; achetez une grande quantité de vin au tavernier, et abreuvez-les-en jusqu'à ce que vous les ayez enivrés. Quant à vous, prenez-y bien garde, et laites attention à ne pas boire beaucoup de vin; car autrement nous serions déjoués dans toutes nos espérances. Dès que vous vous serez aperçus qu'ils sont ivres, que l'un d'entre vous, le premier qui le pourra, sorte et vienne me trouver ici. Un autre le suivra, et successivement tous ses compagnons. Prenez alors le portier, et jetez-le hors du fort. Prenez les clefs, fermez la porte, et montez aussitôt sur les murs de la porte pour la garder et empêcher qu'on ne la brûle, qu'on n'entre et qu'on ne nous fasse prisonniers. »

Les sergents exécutèrent l'entreprise de la même manière que messire Geoffroy le leur avait prescrit. Les Français se soulevèrent, comme je viens de le dire, et s'emparèrent du fort. Messire Geoffroy ordonna alors qu'on en fit sortir les gardes, qui n'étaient qu'au nombre de douze, et pris parmi les Grecs du pays, et il chargea l'un d'eux d'une lettre dans laquelle il écrivait au général de l'empereur de Constantinople d'accourir aussi promptement que possible auprès du fort d'Araclovon qu'il venait d'occuper, car il avait le dessein de le lui vendre et de le lui livrer.

Le général des troupes impériales ressentit une grande joie à cette nouvelle; il réunit promptement ses troupes, et s'avança en toute hâte vers le fort. Il occupa le passage de l'Alphée, dans la position appelée Aplos, qui est située sur la rive du fleuve. C'est là qu'il déploya ses tentes et campa avec ses troupes.

A la nouvelle de la prise d'Araclovon, le châtelain, appelé Philocalos, envoya aussitôt au chevetain de la ville, messire Simon de Vidone, deux messagers qui vinrent lui annoncer; à Arachova même où il se trouvait avec ses troupes, la rébellion de messire Geoffroy de Brienne, en lui disant que ce dernier voulait vendre au général de l'empereur grec le fort qu'il venait d'occuper.

Messire Simon monta aussitôt à cheval avec ses troupes, et envoya partout des ordres pour qu'il lui vînt d'autres hommes de tous côtés. Il cerna ainsi la place d'Araclovon, pour empêcher qu'il n'y entrât aucun homme ni aucune chose de la part des Grecs impériaux. Messire Simon expédia ensuite des messagers auprès du bail de Morée, messire Nicolas de Saint-Omer, qui se trouvait alors à Glarentza, pour l'informer que messire Geoffroy de Brienne venait d'occuper le fort d'Araclovon, et avait écrit au général de l'empereur, en lui offrant de lui vendre la place s'il lui envoyait de l'argent. Il ajoutait qu'il fallait que messire Nicolas accourût promptement avec ses troupes pour le secourir et empêcher la perte de la place. Le bail partit en effet avec toutes les troupes qu'il avait autour de lui, et expédia en même temps ses ordres partout, pour que les troupes eussent à se réunir sur ce point. En arrivant à Araclovon, il trouva le chevetain, messire Simon, bloquant le fort avec ses troupes, et occupant les passages pour empêcher que personne pût arriver du côté de l'armée impériale, et il le loua beaucoup de ces dispositions. Les troupes des Français arrivaient cependant de tous côtés, et elles occupèrent les défilés de Scorta qu'elles étaient chargées de garder. Le bail, apprenant d'une manière certaine que les Grecs impériaux avaient pris position à Aplos, sur les rives de l'Alphée, donna ordre à messire Simon, chevetain de Scorta, de prendre toutes ses troupes, c'est-à-dire celles du défilé de Scorta, de Calamata, de Périgardi, d'Alandritza et de Vostitza, pour se diriger à leur tête sur Isova, occuper le passage de Ptéra, sur les rives de l'Alphée, le garder et empêcher les Grecs de pénétrer dans l'intérieur du canton de Scorta.

Messire Simon suivit les ordres du bail, et vint à la tête de ses troupes occuper cette position où il se campa en face de l'armée impériale. Le bail, en homme prudent, et d'accord avec son conseil, ordonna à deux chevaliers d'aller à Araclovon, et de dire à messire Geoffroy que s'il rendait cette place à la souveraineté royale,[426] ainsi qu'il l'avait trouvée, on lui pardonnerait la conduite qu'il avait tenue, et que d'ailleurs il ne devait pas penser à garder cette place pour lui-même, ou à la vendre à un autre. « Dites-lui bien, ajouta-t-il, que malgré tous ses efforts pour tenir solidement cette place, je préférerai, et nous préférerions tous, mourir ici plutôt que de nous éloigner avec nos troupes avant d'avoir abattu de fond en comble tous les murs du fort, et de l'avoir enseveli lui-même sous les ruines qui l'écraseront de leur chute. » Les deux chevaliers partirent, s'approchèrent, demandèrent une trêve, firent signe de loin qu'on ne tirât pas sur eux, et déclarèrent qu'ils étaient envoyés par le bail pour s'entretenir avec messire Geoffroy d'un arrangement qui intéressait son repos et son honneur. Messire Geoffroy se réjouit de cette nouvelle, et se montrant sur la muraille, il demanda aux chevaliers ce qu'ils avaient à lui dire. « Le bail de Morée, lui répondirent-ils, vous salue en ami, et ne peut voir sans étonnement la conduite que vous avez tenue dans cette affaire, et qu'après le traitement honorable que vous aviez reçu dans ce fort, vous l'ayez pris, vous le reteniez entre vos mains, et vous veuillez le vendre au général de l'empereur grec. Il vous prie donc, et nous vous prions tous avec lui, de ne pas vous laisser entraîner par une idée de déception, et par la vaine gloire de ce monde. Tous sont étonnés de l'action que vous venez de faire. La rébellion ne sied pas à un homme noble tel que vous, et vous ne deviez pas même laisser un tel projet s'emparer de votre esprit. Nous tous, les Français de ce pays, nous avons été vraiment honteux de cette entreprise, et nous en sommes encore affligés. Nous savons bien que vous y avez été entraîné par le chagrin de n'avoir pu obtenir la baronnie de Caritena dans le défilé de Scorta, que vous comptiez posséder, et par l'humiliation de vous trouver déçu dans vos espérances; mais nous ne doutons pas cependant que vous ne vous repentiez de l'action que vous venez de faire. Nous vous conseillons donc avec instance de rendre ce fort avant d'y être contraint d'une manière peu honorable pour vous, et vous obtiendrez en échange votre pardon, des bienfaits et des honneurs. Ne nourrissez pas de projet caché, et songez bien que vous ne pourrez résister à nos forces. Le bail vient d'envoyer chercher des ingénieurs, ouvriers de Venise, pour construire des trébuchets qui abattront vos murailles, et vous enseveliront sous leurs débris dont la chute vous écrasera. »

Messire Geoffroy leur répondit: « Seigneurs, vous m'avez injustement privé de mon héritage, et vous n'avez mis en avant, vous autres Moraïtes, que de vains prétextes et de misérables chicanes. Le ressentiment et l'affliction que j'en ai éprouvé m'ont poussé à la conduite que je viens de tenir. Je sais fort bien, et je suis tout prêt à le reconnaître, qu'elle ne m'est pas fort honorable; et puisque vous me conseillez avec tant d'instance, je vous rends la place, sous la condition que la décision relative à ma succession sera portée en appel à la cour du roi; je me soumettrai à tout ce qu'elle décidera. Je ne suis venu en Morée que dans l'intention d'y vivre avec vous. Abandonnez-moi donc une propriété qui m'y fasse vivre; car autrement j'aurais honte de retourner en France. Mes parents, mes amis et mes voisins me reprocheraient de n'avoir agi dans mon voyage en Morée que comme un enfant.

Les discours que les chevaliers tinrent alors à messire Geoffroy, et ceux que celui ci leur répondit, sont trop longs pour les rapporter ici, et moi-même je m'ennuie de les écrire. En dernier résultat, messire Geoffroy s'arrangea avec eux; il rendit la place, et obtint comme héritage transmissible le fief de Morena. On le maria à la dame Marguerite, nièce du seigneur d'Acova, qui avait pour héritage le fief de Lisaréa. Ils eurent, grâce à Dieu, de leur mariage, une fille appelée Hélène.

Cette Hélène fut mariée avec le temps à messire Vilain d'Aunoy, seigneur d'Arcadia,[427] et ils eurent par la suite un fils nommé Erard et une fille nommée Agnès.

Agnès épousa ensuite messire Etienne Mauros et ils eurent aussi des fils et des filles; mais de toute cette famille il n'est resté qu'un seul héritier, qui est cet Erard, seigneur d'Arcadia. Il a enrichi les orphelins, réjoui le cœur des veuves, et tous les pauvres et indigents ont été comblés de ses bienfaits. Souvenez-vous de lui dans vos oraisons, car c'était un bon seigneur.[428]

 

FIN

 

 

 



[1] Thibaut III, onzième comte de Champagne, père du célèbre Thibaut IV, roi de Navarre, dit le Posthume et le Grand, qui composa de fort jolis vers français. Thibaut III avait été nommé chef de la quatrième croisade à l'âge de vingt-trois ans, en l’année 1200. Il mourut le 24 mai de l'année 1201.

[2] Thibaut III n'eut qu'un frère, Henri II, auquel il succéda dans le comté de Champagne, en 1197. Les deux frères champenois dont notre chroniqueur parle ici étaient bien, comme Thibaut, de la tige des comtes de Champagne, et en conservaient même le titre de Champenois; mais leur père, Eudes, fils de Hugues Ier et d'Elisabeth de Bourgogne, avait été déclaré illégitime par son père, qui se croyait impuissant. Eudes se retira à Champlitte en Bourgogne, terre de sa mère. Il eut de Sybille sa femme, fille de Josselin, vicomte de Dijon, trois fils: Eudes, Louis et Guillaume. Eudes mourut en 1204, à Constantinople. Une charte de l'an MCXCVI, du cartulaire d'Aubin, diocèse de Langres, fait mention d'un quatrième frère nommé Hugues, décédé à cette époque. Ces quatre frères étaient ainsi oncles à la mode de Bretagne, et non pas frères, de Thibaut III, arrière-petit-fils d'Etienne, frère de Hugues Ier.

[3] Innocent III.

[4] Maître, en grec ancien. Les Turcs ont fait effendi.

[5] La Romanie désignait alors l'empire grec dans son entier.

[6] Il y avait, comme je viens de le dire, quatre frères issus d'Eudes de Champenois, dit de Champlitte: Eudes l'aîné, qui mourut en 1204 à Constantinople, Louis, Guillaume et Hugues.

[7] Est-ce messire Guillaume de Châlons, , ou messire Guillaume de Sa-Lo. La corruption de Champlitte en Sa-Lo ne paraîtra pas trop extraordinaire à ceux qui savent combien nous mêmes aujourd'hui nous estropions les noms étrangers. Guillaume de Champlitte portait premièrement le titre de Seigneur de la Marche; mais en 1202, du vivant de son frère Eudes, il se qualifia de vicomte de Dijon, ainsi qu'on peut le voir dans une charte tirée du cartulaire d'Aubin, dans laquelle il parle, comme on va le voir, de son projet de voyage à la Terre Sainte, et d'un fils qu'il avait alors du même nom que lui.

[8] C'est-à-dire l'aîné des deux frères, celui qui portait le titre de la famille.

[9] Porte-bannières; porte-étendards.

[10] En 1205.

[11] Ces douze places fortes étaient: Patras, Corinthe, Argos, Anaplion, Ponticos, Arcadia, Coron, Calamata, Morfon, Nicli, Lacedemonia et Monembasia.

[12] Machines de guerre usitées au moyen âge.

[13] Suivant Pouqueville, cette ville, qu'il appelle aussi Andravida, et que Lequien (Oriens christianus) nomme Andravitza ou Andravilla, est située sur l'emplacement de l'antique Cyllène. Les Francs, presque aussitôt après la conquête, y firent bâtir une église gothique, qui existe encore et qui fut jusqu'au quinzième siècle la métropole des évêques latins, sous l'invocation de Sainte-Sophie. M. Boblaye pense que Glarentza est l'antique Cyllène, et place avec raison Andravida plus avant dans les terres, la géographie de la Morée a été pour la première fois bien éclaircie par les honorables travaux de l'expédition française en Morée. Voyez l'intéressante relation historique de M. Bory de Saint-Vincent et le mémoire de M. Boblaye.

[14] Vostitza est, suivant Pouqueville et Boblaye, l'antique Egium où Agamemnon réunit les chefs grecs pour former la coalition destinée à venger les Atrides de l'injure qui fut la cause ou le prétexte de l'expédition contre Troie. Tite-Live la cite comme le lieu où se rassemblait la diète des Achéens.

[15] C'est ce qu'on appelait l'AcroCorinthe; Strabon en estime la hauteur à trois stades et demi.

[16] Nicétas Choniatès, dans sa vie de Baudouin, dit que Léon Sgure, né à Napoli de Romanie, avait succédé à son père dans la tyrannie de cette ville, et qu’après s’être emparé d’Argos et de Corinthe, il chercha inutilement à se rendre maître d’Athènes et prit Thèbes d’assaut. Il épousa Eudoxie, fille de l’empereur Alexis et veuve de Murtzuphle.

[17] Nicétas Choniatès, dans sa vie de Baudouin, dit que Léon Sgure, né à Napoli de Romanie, avait succédé à son père dans la tyrannie de cette ville, et qu'après s'être emparé d'Argos et de Corinthe, il chercha inutilement à se rendre maître d'Athènes, et prit Thèbes d'assaut. Il épousa Eudoxie, fille de l'empereur Alexis et veuve de Murtzuphle.

[18] Damala est près de l'ancienne Trézène. Consultez sur la géographie de Morée le mémoire de M. Boblaye qui est le guide le plus sûr.

[19] Suivant Pouqueville Hagion-Oros est aujourd'hui un village de 80 familles libanaises chrétiennes.

[20] Albéric de Trois-Fontaines l'appelle aussi par le nom de Campaniensis.

[21] partie de la Grèce située entre la Thessalie et l'Épire, ainsi que nous l'avons déjà dit dans les notes du premier livre, et qui embrasse particulièrement les montagnes de l'Épire. La partie où se trouvait alors Boniface pouvait être les Vlacho-Choria qui font partie de la Livadie.

[22] Le marquis de Montferrat, qui était devenu roi de Salonique ou plutôt de Thessalie après l'élection de Baudouin.

[23] Il est probable que le chroniqueur confond ici les deux Geoffroy de Villehardouin, l'oncle et le neveu. L'historien, qui est l'oncle, raconte qu'au moment où Boniface assiégeait Corinthe et Napoli de Romanie, il apprit que Geoffroy son neveu, jeté par la tempête au port de Modon, s'était emparé de plusieurs places de la Morée, d'accord avec un Grec du pays; que ce Grec étant mort, son neveu Geoffroy vint trouver Boniface à Napoli de Romanie; que celui-ci lui offrit des terres, mais que le jeune Geoffroy préféra aller en conquérir lui-même en s'associant à son ami Guillaume de Champlitte, dit le Champenois, auquel il offrit de relever de lui pour les terres qu'ils conquerraient ensemble. Ils partirent ainsi, selon le vieil historien français, laissant Boniface occupé du siège de Napoli, et marchèrent à Modon avec tous les compagnons qu'ils avaient amenés.

[24] Le mot mense ou mensa, dans le droit féodal, désigne certaine portion de terrain avec la demeure du maître. Quelquefois, suivant le Supplément de Charpentier, il s'étendait à la réunion de plusieurs bâtiments de maîtres, avec les forêts, les eaux et tout ce qui en dépendait. On appelait tenere ad mensam, tenir sous certaines conditions et moyennant une redevance annuelle payée au possesseur du fonds. Ainsi le dominum nobile, c'est-à-dire la suprématie féodale, se trouvait séparée du dominium utile, ou possession matérielle. Le chroniqueur a constamment fait passer dans sa langue tous les termes féodaux.

[25] Ce fut plus tard que les seigneurs d'Athènes prirent un autre titre, comme on le verra par la suite de cette chronique, qui donne une explication parfaitement naturelle des événements successivement arrivés dans la Morée pendant tout le temps de l'occupation. Si, avant de composer son Histoire de Constantinople sous les empereurs latins, qui fut son premier ouvrage, Ducange l'eût connue aussi bien qu'après l'impression de son Glossaire grec dans lequel il la cite souvent, il aurait eu moins de peine à débrouiller les premiers temps, et aurait laissé subsister moins d'erreurs sur tout ce qui concerne le Péloponnèse. Il en a redressé une bonne partie dans la seconde édition qu'il eu avait complètement préparée lui-même et que j'ai publiée le premier conformément à l'exemplaire corrigé de sa main, déposé à la Bibl. R.; les derniers livres y sont presque entièrement refondus.

[26] L'Euripe est le détroit placé entre l'île d'Eubée et la Béotie, et dans lequel la tradition prétend qu'Aristote se précipita par désespoir de n'avoir pu deviner les causes du flux et du reflux. L'Euripe se prend ici pour la côte qui longe le détroit. Les trois seigneuries mentionnées ici paraissent être celles de Chalcis ou Nègrepont, d'Oréos et de Carystos, dont le nom a été changé par les Italiens en Castel Rosso, et par les Français en Château-Roux.

[27] Etienne de Byzance croit que Dodone et Bodone sont un même nom. M. Pouqueville pense que le canton de Bodonitza a pris son nom de la Dodone thessalique, dont Suidas plaçait le temple près de l'ancienne Larisse. Le Bodonitza mentionné dans le texte est près des Thermopyles

[28] Le seigneur d'Athènes s'appelait Othon de La Roche, et ce ne fut que plus tard qu'il devint duc d'Athènes. Rhamnusio le prétend originaire de La Rocca, ville de Montferrat, sur le Tanaro. Albéric de Trois Fontaines a été bien informé en le disant fils d'un Pons de La Roche en Bourgogne. Dunod, dans son Nobiliaire de Bourgogne, donne sur cette famille des renseignements dont j'ai vérifia l'exactitude sur les lieux. Othon, fils de Pons de La Roche, était seigneur de Ray en Franche-Comté. Il conquit Athènes, puis Thèbes, et quelques années après prit le titre de sire; il assiégea et prit Argos en 1212 et ne quitta le Levant, pour retourner dans ses terres de famille, qu'après 1330. Il laissa alors sa seigneurie à Guy, son neveu, fils de son frère cadet, Pons de La Roche. Un morceau de la vraie croix qu’Othon de La Roche avait rapporté de la Croisade s'est conservé jusqu'à nos jours, comme faisant partie de la substitution de la terre de Ray qui, par le mariage de la dernière héritière, Rose de Ray, avec Alexandre de Marmier a passé aux héritiers de la famille Marinier. Dans une visite que je fis au possesseur actuel de Ray, le marquis de Marinier, j'ai revu cette relique déposée par sa mère dans l'église de Ray, mais comme propriété de famille, et j'ai retrouvé parmi les papiers un titre daté d'Athènes par lequel le duc prescrit à son frère de Ray de donner en son nom à l'église de Ray quelques arpents de terre en expiation de certaines fautes commises par lui. J'ai prié M. de Marinier de m'envoyer cet acte dont j'avais conservé le souvenir.

[29] Je trouve, dans la description des îles de l'Archipel, par le Flamand Dapper, qu'un certain noble de Vérone, appelé Raban, ou, selon d'autres, Reinier dalle Carceri, s'empara de l'île de Nègrepont, et la vendit plus tard aux Vénitiens, en 1210. Spon et Wheeler citent l'inscription suivante, gravée sur une colonne à Chalcis, aujourd'hui Nègrepont, et qui montre qu'en effet cette ville avait des gouverneurs vénitiens: « L'an de l'incarnation de N. S. J.-C, 1273, noble seigneur Nicolas Millioni, bail de Nègrepont, et ses conseillers, Michel d'Andro et Pierre de Navagero, ont fait commencer cet ouvrage au mois de mai, en l'honneur de Dieu et de saint Marc l'évangéliste. »

[30] Neveu de l'historien.

[31] La famille de Villehardouin était champenoise.

[32] aujourd'hui Naupli, ou Napoli de Romanie.

[33] l'ancienne Colonis, située sur le golfe de Messénie à 15 milles de Modon.

[34] L'ancienne Colonis, aujourd'hui Petalidi, est en effet située dans la plaine; mais la nouvelle Coroné, dont le territoire est limitrophe de celui de l'ancienne, est située à mi-côte, et la citadelle est bâtie sur une hauteur qui domine tout le golfe messénien.

[35] maréchal. Geoffroy, oncle de celui-ci, était maréchal de Romanie, tandis que le neveu n'était sans doute que maréchal de la Morée. Quelques-uns des chroniqueurs le désignent comme sénéchal de Romanie.

[36] C'est quelquefois le nom d'une magistrature; mais ici cela signifie uniquement les principaux habitants du pays.

[37] Probablement la partie inférieure du Péloponnèse, l’ancienne Arcadie, si toutefois le manuscrit est correct et qu’on n’a pas voulu ici désigner la Messénie, car ce nom ne se trouve ni dans Mélétius ni dans Etienne de Byzance.

[38] Ce que nous appelions en vieux français, les varlets, les fils de nobles.

[39] Le château de Ponticos. M. Pouqueville appelle ce lieu Pundico Castron, Château-des Rats, et rapporte que ce nom lui vient de la ressemblance du cap sur lequel il est bâti avec un de ces animaux. Suivant lui, les gens du pays assurent que le château actuel a été bâti par Geoffroy de Villehardouin. Pinson avancera dans la lecture de cette chronique, plus on sera convaincu de sa parfaite conformité avec tes traditions locales.

[40] Arcadia occupe l'emplacement de l'ancienne Cyparisséis ou Cyparissia. Cette ville, située au penchant des escarpements du promontoire Platanistas, et près de la rivière Néda, commande les chemins qui conduisent de l'Elide dans la Messénie. On avait cru jusqu'ici qu'Arcadia était l'ancien évêché de Christianopolis, mais M. Boblaye a trouvé les ruines de cette ville épiscopale au village de Christianos, à douze kilomètres au sud d'Arcadia.

[41] Calamata, située à dix minutes de la mer, au fond du golfe de Messénie, parait avoir succédé à l'ancienne ville de Pherte, où aboutissait la route directe de Sparte à la Messénie, suivant Tite-Live et de Sparte à Pylos, suivant Homère.

[42] Modon, l'ancienne Méthone, est aujourd'hui défendue par un fort bâti sur une langue de terre qui s'avance dans la mer, en face de l'île Sapienza.

[43] M. Boblaye a prouvé que cette ville doit être placée à l'endroit où se trouve aujourd'hui Palœo-Moukli ou Tégée; je me suis conformé à ses consciencieuses et intelligentes observations.

[44] sur l'Eurotas, près de l'ancienne Leuctre, aujourd’hui Leondari.

[45] Près de l'ancienne Sparte.

[46] Les Mélinges étaient une ancienne tribu slave dont on retrouve des restes dans te mont Taygète. Un village de Tzaconie porte encore le nom de Meliogon.

[47] M. Zinkeisen le place près de l'ancienne Mantinée, à l'ouest.

[48] Lieu planté d'oliviers. Il y a aussi dans la Mégaride une bourgade du nom de Condoura où l'on trouve encore beaucoup d'oliviers, mais l'Olivète de Coudoura du texte est en Arcadie, près de Capsikia.

[49] Défilé formé par les embranchements du Mont Malevo. Zinkeisen l’indique un peu au sud-est de Gardiki, près du Chelmos.

[50] C'est-à-dire gloire de la patrie.

[51] Ils étaient bien de la tige des comtes de Champagne, mais leur père ayant été déclaré illégitime, Thibault III, neveu d’Hugues Ier, leur grand-père, hérita du comté de Champagne. Les trois fils d'Eudes avaient conservé leur nom de Champenois, mais ils étaient devenus seigneurs de Champlitte et vicomtes de Dijon. Le frère dont il est question ici devait s'appeler Louis, et il était le second fils d’Eudos. Leur frère aine, Eudes, était mort à Constantinople en 1204.

[52] Il ne donne le nom que de l'archevêché de Patras.

[53] On verra plus loin des détails sur ce livre de partage.

[54] Il y a ici confusion dans les faits. Le chroniqueur confond Thibaut comte de Champagne avec son oncle qui fut le grand-père de la branche illégitime des Champlitte et messire Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Romanie et de Champagne, l'historien, avec Geoffroy de Villehardouin son neveu.

[55] Suite de la même erreur de noms. Les Grecs ont fait des deux Villehardouin un seul Villehardouin, comme autrefois leurs ancêtres firent de plusieurs Hercules un seul Hercule.

[56] Bail, gouverneur; terme féodal qui désigne le gouverneur chargé de l'administration du pays en l'absence d'un grand vassal. On en a fait depuis le mot bailli, pour désigner ceux qui remplacent les seigneurs d'un ordre inférieur dans la perception de leurs revenus et l'exercice d'une partie de leurs droits.

[57] Suivant Ducange, Guillaume de Champlitte, après la conquête de Morée, passa dans la Pouille, laissant pour Bail un certain Hugues de Champ, sans doute Champlitte, avec un ample pouvoir, « et il est, dit-il, à croire que Guillaume de Champlitte mourut dans ce voyage car en l'an 1210 Geoffroy de Villehardouin, sénéchal de la Romanie, lui avait succédé en la principauté d'Achaïe, comme on peut le voir dans les épîtres d'Innocent III. Le récit de notre chroniqueur confirme tous ces faits en les expliquant et en les développant. Guillaume de Champlitte quitta en effet la Morée pour se rendre en France par Venise. Il laissa Geoffroy de Villehardouin bail pour un an. Cette année révolue, il envoya un.de ses parents, celui que Ducange nomme Hugues de Champ. On verra plus tard comment ce parent, appelé Robert dans la chronique fut obligé de renoncer à ses prétentions et de laisser l'héritage à Geoffroy de Villehardouin. Dans sa seconde édition que j'ai publiée en 1838 d'après ses manuscrits Ducange pense que Guillaume de Champlitte mourut en Italie en 1210, et il cite plusieurs actes de cette même année dans lesquels Geoffroy prend le titre de prince d'Achaïe.

[58] Un livre semblable fut dressé par Guillaume le bâtard immédiatement après la conquête de l'Angleterre; il est connu sous le titre de Domesday book, livre de jugement. Il prononçait en effet le jugement d’expropriation des anciens habitants. La liste donnée ici paraît comme un fragment du livre de partage dressé par ordre du Champenois.

[59] Caritena est placé dans l'ancien pays des Tricalons, sur l'Alphée, un peu au sud de l'ancienne Mégalopolis.

[60] Il en sera souvent question dans la suite de cette chronique.

[61] Le chroniqueur ne donne pas son nom propre.

[62] Canton de la Laconie, appelé aussi le Magne. Sous le Bas empire on appelait ses habitants chacons.

[63] Guéraki est à quelques heures de distance des sources de l’Eurotas, près de l’ancienne Géronthrae.

[64] Calavryta, dit Pouqueville, est la première ville de l'Achaïe qu'on aperçoive dans le bassin du Cerynite, à peu de distance de la rive droite de ce fleuve. On prétend que sa fondation ne remonte qu'au temps de l'invasion de la Morée par Villehardouin, qui regarda sans doute l'entrée des défilés du mont Chelmos comme un passage assez important pour y bâtir un fort, dont les ruines, que quelques voyageurs ont prises pour celles de Cynèthes, se voient encore sur un escarpement des montagnes.

[65] C'est peut-être ce que Pouqueville appelle le coli ou subdivision de Gritzianos.

[66] M. Zinkeisen place Passava dans sa carte entre l'ancien Gythium et la pointe de Laconie qui se termine par le cap Tenare.

[67] Aujourd’hui Chalandritza à peu de distance de l’ancienne Tritée.

[68] Il les appelle les Allemands.

[69] Le texte dit: avec ses chanoines.

[70] Olène était un des cinq évêchés suffragants de Patras. C’est l’ancienne ville de Strabon.

[71] L’ancienne Amyclée près de Sclavochoria.

[72] Du français registre, livre où l’on consigne les actes, les faits, res gestae.

[73] Il semblerait qu’il y eut dès l’origine deux archevêques, quoiqu’il n’en nomme qu’un ici, celui de Patras.

[74] Le mot français garnison est grécisé par notre chroniqueur, qui entend par garnison générale le service de garnison dans l’intérêt général de la principauté

[75] C'est-à-dire l'hôpital de Saint-Jean de Jérusalem et celui de l'ordre teutonique.

[76] Les Francs avaient fait, en Grèce comme à Constantinople, la distribution des terres sur la foi de la soumission future des habitants.

[77] On a vu auparavant que presque toutes les autres places du Péloponnèse, parmi lesquelles il en compte douze au moment de l'arrivée des Francs, étaient bâties en tuiles.

[78] Ducange ne cite pas ce mot dans son glossaire grec, mais on le trouve dans son glossaire latin. Scropha, ou scrofa, dit-il, est une machine de guerre propre à ruiner les murailles d’une ville assiégée.

[79] , conserve le même nom. La nouvelle Hélos est placée à peu de distance de l’ancienne.

[80] Suivant Mélétius,  est, dans la Laconie, à trois heures de Scutari et à une heure de Kolokythia.

[81]  est devenue Monembasie et Napoli de Malvoisie ainsi que les Italiens et les Français ont corrompu ce mot.

[82] Le texte dit: A devenir Francs, c'est-à-dire à embrasser le rite latin catholique que professaient les Francs.

[83] Pour cet acte de tolérance envers les Grecs schismatiques, et pour la fermeté de son caractère dans ses relations avec le clergé catholique romain, Geoffroy de Villehardouin encourut les censures de Rome; mais il continua à agir dans l'intérêt des populations soumises, et Rome céda.

[84] Pierre Ziani succéda à Henri Dandolo, mort le 4 juin 1205, à Constantinople.

[85] Cette visite eut lieu entre 1206 et 1208, puisqu'on sait par les lettres d'Innocent III, que Geoffroy de Villehardouin était établi prince de la Morée en 1210, et que Guillaume resta huit mois avant de faire aucun préparatif pour se donner un successeur. Le roi de France était alors Philippe Auguste, qui régna de 1180 à 1223.

[86] Le texte dit: des Francs.

[87] Le texte dit: il lui établit sa mense en qualité d'héritage.

[88] C’est celui que Ducange nomme Hugues.

[89]  près de l’ancienne Cyllène conserve le même nom.

[90] Le texte dit: le Péloponnèse qu’on appelle Morée.

[91] Il l'appelle constamment le comte de Champagne. J'ai expliqué la source de cette erreur.

[92] Jusque-là il avait porté le titre du bail, et ne commença à prendre le titre de souverain qu'en.1208.

[93] La mort de Geoffroy Ier de Villehardouin, seigneur de Morée, dut avoir lieu entre les années 1213 et 1216.

[94] C'est-à-dire formait son domaine privé, distinct de son domaine princier.

[95] Guillaume de Champlitte et Geoffroy de Villehardouin n'avaient amené avec eux pour conquérir la Morée qu'un bien petit nombre de chevaliers. Dans ce pays, étranger aux chevaliers aussi bien qu'aux hommes d'armes de leur suite, toutes les fois que les Francs avaient à délibérer sur un sujet relatif au maintien de la conquête, toute l'armée était naturellement appelée à dire son avis.

[96] Je crois que le chroniqueur grec commet ici une erreur et qu’il ne s’agit pas de Robert de Courtenay mais de Pierre de Courtenay, son père. Pierre de Courtenay fut élu empereur de Constantinople à la mort d’Henri en 1216 et mourut en 1218.

[97] Robert n'eut jamais d'enfants. Pierre de Courtenay eut au contraire un assez grand nombre d’enfants de ses deux femmes, et je trouve dans Ducange qu'Agnès, qu'il avait eue de sa seconde femme Yolande, sœur des empereurs Baudouin et Henry fut mariée à Geoffroy de Villehardouin II. L'art de vérifier les dates nomme Eléonore cette fille, qui est celle dont le chroniqueur parle.

[98] Il faut lire Pierre, qui devint empereur dans cette même année 1216.

[99] Précédemment il a dit roi d'Aragon, et il le dira plus bas encore. Jayme Ier était en effet roi d'Aragon et comte de Barcelone en Catalogne.

[100] L'évêque d'Olène était un des cinq évêques suffragants de l’archevêché du vieux Patras. Les quatre autres évêques étaient ceux d’Amyclée, Modon, Coron et Andravida. Lequien ne donne la liste de ces évêques que depuis Guillaume, évêque en 1261, sous Guillaume de Villehardouin.

[101] Le mariage des filles des empereurs de Constantinople avec les rois d'Aragon paraît avoir été de tout temps fort difficile à effectuer. En 1174, Eudoxie, sœur d'Alexis II, étranglé par ordre d'Andronic et fille de Manuel Comnène, avait été envoyée par son père, avec des ambassadeurs pour épouser Alphonse, roi d'Aragon. Celui-ci voyant qu'on tardait trop à lui amener la princesse, épousa Sanche de Castille. Cependant Eudoxie, qui, comme la fiancée du roi de Garbe (Gerbe en Afrique), avait été retenue en chemin par les Pisans, arrive enfin à Montpellier avec un prélat et deux ambassadeurs grecs, et apprend que son futur mari a conclu mariage ailleurs. Le jeune seigneur de Montpellier, don Guillem ou Guillaume, fils de la duchesse Mathilde, se présenta pour réparer l'impolitesse du roi d'Aragon, et quoique les ambassadeurs, disent les chroniques, tinssent à grande honte et abaissement que la fille d’un empereur se mariât avec un homme qui n'était ni roi ni fils de roi, le jeune Don Guillem fit si bien, en promettant aux uns de loger leur maîtresse dans une maison digne d'un prince, et à la jeune fille de l'aimer comme un homme qui n'était pas prince, qu'il parvint à la persuader, et le mariage se célébra sans qu'on crût indispensable d'en prévenir le père de la nouvelle mariée. Marie, fille d'Eudoxie et de Guillem de Montpellier, épousa Pierre d'Aragon, père du roi Jacques, qui devait épouser la princesse de Constantinople mentionnée dans le texte.

[102] Le texte grec le nomme toujours père au lieu de frère de cette princesse.

[103] Larisse est située sur le Pénée, à neuf lieues de la mer, du côté de Platamona; à douze du port de Volo, trente-deux de Salonique, cinquante-quatre d'Athènes, trente-sept de Jannina, et cent quatorze de Constantinople.

[104] On a vu plus haut que le marquis Boniface, roi de Thessalonique, avait placé les seigneurs de Thèbes et d'Athènes sous la suzeraineté des seigneurs de la Morée. Nos vieux chroniqueurs traduisent les mots grecs par Grand Sire.

[105] On appelait ainsi les Cyclades, qui, suivant Strabon, livre 10, étaient d’abord au nombre de douze, mais qui furent plus nombreuses ensuite. Ces douze îles étaient: Cythnos, Paros, Amorgos, Délos, Tinos, Ios, Sériphos, Myconos, Syros, Siphnos, Andros et Naxos. Plus tard, lorsque la république de Venise se fut emparée de Naxos, elle y établit un duc de la famille des Sanudo, qui commandait à toutes les Cyclades.

[106] Il s'appelait auparavant seigneur.

[107] Les Assises et bons usages du royaume de Jérusalem furent rédigés d'abord par l'ordre de Godefroy de Bouillon, aussitôt qu'il se fut rendu maître de Jérusalem, en 1099, pour servir à l'administration du pays conquis. La rédaction des assises que nous possédons est plus récente, ayant été recompilée de nouveau, en 1368, par Philippe d'Ibelin, seigneur de Jaffa. L'édition française de ce livre, qui est le véritable code féodal, a été donnée par la Thaumassière d'une manière fort incorrecte et fort incomplète. Le savant et respectable M. Agier avait projeté, avant la révolution, d'en publier «ne meilleure édition, d'après le manuscrit qui a servi à la traduction de Alta e bassa, corte donnée par Venise au royaume de Chypre. Son parent, M. Duplès, a bien voulu me communiquer ses notes. Quant au manuscrit de Venise, il a été transporté aux archives antiques de Vienne. Le gouvernement autrichien l'envoya à Paris il y a peu d'années pour qu'une copie plus nette en fût tirée. Les Assises sont le monument le plus précieux de notre droit féodal.

[108] Le chroniqueur a été trompé par la ressemblance des noms, Baudouin, roi de Jérusalem, n'était nullement le frère de l'empereur de Constantinople mentionné ici, puisqu'il vivait un siècle avant.

[109] Le chroniqueur lui donne toujours maintenant le titre de prince.

[110] Dans tous les pays conquis par les peuplades catholiques romaines, ces discussions ont toujours suivi de près l’établissement de la conquête.

[111] Appelée aujourd’hui par les italiens Castel-Tornese. William Gell l’appelle Chlomouki.

[112] Les frères mineurs étaient alors souvent employés dans les ambassades.

[113] l'Hôpital Saint Jean de Jérusalem.

[114] Le texte dit: des églises des Francs.

[115] Ducange, dans ses notes sur la famille des Villehardouin, attribue les querelles avec le pape à Geoffroy Ier. Il est assez probable qu'elles auront pu commencer à cette époque. On sait en effet que, dès 1208, l'empereur de Constantinople, Henry, avait rendu un édit, renouvelé en 1210, pour s'opposer aux envahissements des terres par les églises; que les prélats de ce pays avaient voulu se soustraire à l'obligation où ils étaient, même en France, de conduire en personne à l'armée leur contingent d'hommes, proportionné à l'importance des fiefs de leur église, et que tous les seigneurs français, et Geoffroy surtout, s'opposèrent à ces prétentions. Innocent fit déclarer en 1212 l'édit de l'empereur Henry nul et frivole; mais, malgré ses excommunications, les seigneurs de la Morée et de la Thessalie maintinrent leur droit. Honorius III releva en 1223 Geoffroy de Villehardouin II des excommunications lancées contre lui par les évêques de Thèbes et d'Athènes.

[116] Ces évêques étaient ceux d'Amyclée, Modon, Coron, Olène et Andravida.

[117] Le chroniqueur prend ce mot dans l'acception ecclésiastique, et l'entend comme les chrétiens du rit latin entendaient le mol provincia, c'est-à-dire la métropole d'où un archevêque étendait sa juridiction sur les évêques suffragants. Le patriarcal de Constantinople du rit latin comprenait 32 provinces.

1° Celle d’Athènes a dans Lequien 25 suffragants qui étaient les évêques de Nègrepont, des Thermopyles, de Mégare, de Daulis, d'Aulon en Laconie, de Zorcon, de Carysto (en Eubée), de Coronée (en Béotie), d'Andros, de Scyros, de Zéa, d'Egine, de Cythnos, de Salona (Amphisse) et de Rea?

2° Celle de Césarée, pas de suffragant connu.

3° Celle de Corfou, idem.

4° Celle de Corinthe, 10 suffragants, qui étaient les évêques de Céphalonie, Zante, Malvoisie, Damala, Gilas? Giménès? Argos, Lacedemonia, Maina et Christianopolis.

5° Celle de Crète on Candie, 10 suffragants, qui étaient les évêques de Chiron ? Sitia, Arcadia (Crète), Calamona, Agria, Cissamos, Cantania, Aria? Milopotamon, Hierapetra.

6° Celle de Cyzique, 4 évêques suffragants, ceux d'Adramytta, Libari ? Proconnèse, Parium.

7° Celle de Dyrrachium (Durazzo), 5 évêques: ceux de Kernos? Prisca, Croia, Lyssus et Candavia.

8° Celle d’Ephèse, 3 suffragants, les évêques de Pergame, Dimitri (Antandros) et Auréliopolis.

9° Celle d’Andrinople, 3 suffragants, les évêques de Sozopolis, Scopelos et Agathopolis.

10° Celle d’Héraclée, 8 suffragants, les évêques de Panion, Selymbria, Mizinum, Gallipoli, Chersonèse, Rodosto, Peristasi et Bizia.

11° Celle d'Hiérapolis, 1 évêque suffragant, celui d'Ancyre.

12° Celle de Larisse, 8 suffragants, les évêques de Gardiki, Dimicos. Démétrias, Sîdonia, Nazora?, Calidon?, Lidoriki, Thèbes (Zeituni).

13° Celle de Macra, pas de suffragant connu.

14° Celle de Mitylène, idem.

15° Celle de Naupacte (Lépante), 4 suffragants, les évêques de Buthronto, Nikopolis, Crona? Acta?

16° Celle de Naxos et Paros, 2 suffragants, les évêques de Santorin et de Thera et Zéa réunis.

17° Celle de Néopacte? Pas de suffragant connu.

18° Celle de Néopatras, 1 suffragant: l'évêque de La val a?

19° Celle de Nicomédie, 2 suffragants, les évêques de Chalcédoine et de Césarée.

20° Celle du Vieux Patras, 5 suffragants, les évêques d'Amyclée, de Modon, Coron, Olène et Andravida.

21° Celle de Philippe, 2 suffragants, les évêques de Valachia? et Christopolis.

22° Celle de Rhodes, 5 suffragants, les évêques de Nizeria, Milo, Carpathe, une et Micone, et Chios.

23° Celle de Sardes, 1 suffragant, celui de Tripoli.

24° Celle de Sébaste (Cabira en Arménie), 2 suffragants, les évêques de Sébastopolis et.Béryle.

25° Celle de Serrhes, 1 suffragant, l'évêque de Zichna.

26° Celle de Smyrne, 1 suffragant: l'évêque de Phocée.

27° Celle de Thèbes, 2 suffragants, les évêques de Castoria et de Zaratoria?

28° cette de Thessalonique, 1 évêque suffragant, celui de Cytron (ancienne Pydna en Macédoine, aujourd'hui Cilro).

29° Celle de Trajanopolis, l évêque suffragant, celui de Rhusium.

30° Celle de Trébizonde, pas de suffragant connu.

31° Celle de Vérisi? (en Macédoine ou en Thrace), suffragants, les évêques de Rusium ? Apt ? K iptalis ? et Meda ?

32° Celle de Zichia (en Scythie), 11 suffragants, les évêques de Caffa, Soldaia, Sara, Chemach, Sibula, Tanis, Chersonèse, Bosphore, Matriga? Syba? Et Lucuca?

Lequien cite ensuite 20 autres sièges épiscopaux non compris dans cette liste; ce sont ceux d’Abos? Ajaccio (en Cilicie), Arca, Ahidos, Ançyre, Buecovia, Ceretus? Cumanie, Dionysiopolis, Dimitaque? H'iéropolis, Kiew, Moscou, Natura? Nea? Nelis? Perga? Russie, Scopias et Smolensk.

[118] Voyez le texte qui précise les droits de chacun et exemple formellement le clergé, et les ordres militaires du Temple et de Saint-Jean de Jérusalem du service de garnison, en les astreignant tous en même temps, chefs militaires et ecclésiastiques, à se réunir à l'armée, soit dans les excursions, soit pour la défense du pays.

[119] Je trouve le nom de Geoffroy mentionné dans des lettres d'Honorius III de l'année 1225; dans des lettres de Grégoire IX, de l237 puis par Ducange en 1234, 1236, 1239 et 1248. La date de sa mort est incertaine. Ducange mentionne pour la première fois son frère Guillaume comme prince d'Achaïe en l'an 1283.

[120] Après la prise de Constantinople par les Latins, plusieurs des Grecs les plus puissants de la cour byzantins; avaient pris le titre d'empereur. Il veut sans doute parler ici de Jean Ducas Vatatzès, qui en 1322 avait succédé à Théodore Lascaris, à Nicée. David Comnène régnait en même temps à Trébizonde, et Théodore l'Ange Comnène à Thessalonique, pendant que Robert de Courtenay devait se contenter de la ville de Constantinople.

[121] Marco Sanudo subjugua les îles de Naxos, Milos, Paros et Érine (l'ancienne Théra) et prit le titre de duc de Naxos. Le duc de Naxos possédait douze îles, d'où sa souveraineté fut sans doute appelée la Dodécanèse.

[122] On a vu plus haut que le véronais Raban dalle Carceri, un des conquérants de l'île d'Euripe, ancienne Eubée, l'avait enlevée en 1210 aux Vénitiens.

[123] André et Jérôme Ghisi s'étaient emparés de Scyros et de Mycone; Pierre Giustiniani et Domenico Michieli de Céos; Philippe Navagero, de Lemnos; Marin Dandolo d'Andros.

[124] Ce château n'existe plus.

[125] D'après l'acte de partage rapporté dans la chronique de Dandolo, on voit que les Vénitiens avaient déjà obtenu Coron et Modon; mais il y avait eu probablement ensuite quelques difficultés, qui se terminèrent au moyen de l'arrangement proposé par Guillaume de Villehardouin.

[126] Je vois dans Coronelli qu'en 1224 un nommé Gaïo, qui était seigneur de Céphalonie, en fit don à la république de Venise. Il y eut plus tard des comtes de Céphalonie de la maison de Tocco.

[127] Du coté de Vatica en Tzaconie.

[128] On retrouve encore, suivant Boblay, des ruines de cette ville du moyen âge à Priniko. L'antique Hélos était plus à l'est, mais assez rapprochée.

[129] Aujourd'hui Mistra, aussi en Laconie.

[130] Tribu slave.

[131] L’ancienne Eleuthéro-Laconie.

[132] Ici les conjectures de M. Boblaye, presque toujours si ingénieuses, ne me semblent pas devoir être adoptées. Il place le Maïna, construit par Villehardouin, près de Mezapo, dans le petit village de Mina, où l'on doit, dit-il, dans les églises quelques sculptures du moyen-âge. Je mettrais à cet endroit le Vieux Magne de la chronique, et je placerais le Maïna de Villehardouin, qui était bâti sur un rocher d'un aspect terrible situé sur un cap, précisément dans l'enceinte crénelée indiquée par M. Boblaye ou plutôt au sommet du plateau de Korogonianika et non loin du port d'Achille, aujourd'hui Porto Quaglio.

[133] En Laconie, qu'il ne faut pas confondre avec Leuctres, en Béotie, célèbre parla victoire d'Épaminondas. C’est devenu le village de Leftro.

[134] Le village de Mina. Voyez la note précédente.

[135] Les Melinges et les Ezérites, race slave.

[136] Théodore Lascaris régnait à Nicée.

[137] Jean Lascaris

[138] Michel Ange Comnène Manuel Coutroulis. Il mourut en 1267.

[139] L'Hellade comprenait l'Épire, la Thessalie, l’Acarnanie et l'Étolie; Arta était la capitale de ce despotat et lui a donné son nom

[140] Suivant Pachymère, Constantinople fut reprise par les Grecs le 28 juillet, jour de Sainte-Anne, de l'année 6769 de la création du monde, indiction 4, ou 1261 de J.C. Michel Paléologue était alors à Météoron en Asie. Il fit son entrée triomphale dans cette ville le 15 août de la même année 1261.

[141] Calo-Jean eut trois fils légitimes; Nicéphore Ange Comnène, Jean Ange Comnène et Démétrius Auge Comnène Ducas Michel Coutroulis, et trois filles: Anne Ange, mariée à Guillaume de Villehardouin, Hélène Ange, mariée à Manfred, roi de Sicile, et N. Ange, mariée au domestique Alexis Raoul; et deux bâtards, Théodore Ange Comnène et Jean Ange Comnène. Nicéphore, l'aîné de ses enfants, eut en partage toute l'Étolie, la Thesprolie, l’Acarnanie, la Dolopie, Corfou, Céphalonie et Ithaque. Nicéphore mourut vers l'année 1288.

[142] Théodore Ange Comnène mourut avant son frère en 1289. Il est sans doute question ici de son frère Jean Ange Ducas Comnène, qui obtint dans sa succession la Pélasgie, la Phtiotie, la Lucride, que les francs appelaient duc de Patras. Il mourut en 1290.

[143] Je vois dans Nicéphore Grégoras que c’était Jean Paléologue, second frère de Michel Paléologue, qui était revêtu de la dignité de Sébastocrator, la seconde de l'empire. Le chroniqueur aura confondu cette dignité avec celle de protostrator ou maréchal.

[144] Anne Ange.

[145] Monnaie d'or des empereurs de Constantinople.

[146] Comme l'usage des noms propres n'était pas encore introduit généralement, les chevaliers qui en France avaient ajouté à leur nom de baptême le titre de leur terre, continuèrent à suivre cette méthode, et leurs noms francs devinrent delà sorte des noms grecs avec ta forme franque. C'est ainsi que Robert de la Trémouille s'appela Robert de Chalatritza, Jean de Neuilly s'appela Jean de Passava

[147] Bodonitza, près des Thermopyles, en face de Nègrepont.

[148] Il avait pour père Geoffroy Ier, et pour frère Geoffroy II.

[149] Grand Sire, titre du seigneur d'Athènes.

[150] Le marquis Boniface, qui, dit Nicolas Choniates, « tenait toute la cote maritime» depuis Thessalonique jusqu'au-dessous d'Arinvro; ainsi que toute la plaine de Larisse, et recevait un tribut de l'Hellade et du Péloponnèse, avait concédé au Champenois Champlitte son droit seigneurial sur la Morée, et lui avait en outre soumis comme vassaux les seigneurs d'Athènes, de l'Euripe et de Bodonitza. Guillaume de Villehardouin était donc dans son droit.

[151] Geoffroy, seigneur de Caritena, était, comme on le voit ici et comme l’a déjà dit le chroniqueur, neveu du prince Guillaume. Dunod le fait fils d'Odon de Cicon (château près d'Ornans en Franche-Comté), dont on trouve le nom parmi les Croisés de 1204. Il donne à sa femme, sœur de Guillaume de La Roche, le nom d'Hélène, tandis que Ducange la nomme Isabelle. Après la mort de son premier mari, le seigneur de Caritena; elle épousa Hugues de Brienne, de qui elle eut Gautier de Brienne, duc d'Athènes du droit de sa mère.

[152] Othon de la Roche, premier seigneur français d'Athènes, en retournant prendre possession de son fief de Ray en Franche-Comté, après l'année 1220, avait laissé sa seigneurie à Guy de Ray son neveu, fils de son frère puîné Pons de La Roche. Guy eut un seul fils, nommé comme lui Guy ou Guillaume, qui lui succéda dans le duché d'Athènes, épousa Mathilde de Hainaut, fille d'Isabelle de Villehardouin et de Florent de Hainaut, et mourut sans enfants en 1308.

[153] Je ne puis découvrir ce nom dans aucune liste des chevaliers de la quatrième croisade.

[154] Maréchal.

[155] Les trois frères du Grand Sire ne sont indiqués dans aucune des chroniques que j'ai consultées.

[156] l'ancienne Amphissa, capitale des Locriens-Ozoles.

[157] Le marquis de Bodonitza.

[158] Ils dressèrent leurs tentes; mot franc grécisé, de tente.

[159] Usage admis dans les réceptions de chevalier.

[160] Ce fait a dû se passer vers l'an 1255 ou environ, sous saint Louis, qui régna de 1220 à 1270. Aucun autre historien byzantin ni français ne mentionne ce fait.

[161] Ces décisions féodales n'étaient stipulées en France dans aucun code écrit. L'usage faisait loi; mais on a vu que lorsque les Francs eurent fondé deux empires hors de France, l'un à Jérusalem et l'autre plus tard à Constantinople, ils assemblèrent une commission choisie pour déclarer quel était l'usage dans la mère patrie, et ils rédigèrent un code de ces diverses déclarations. La bibliothèque royale de Paris possède sous le n° 1390 un manuscrit qui contient la traduction grecque d'une partie de ces Assises. Il parait écrit avec une plume de roseau sur du papier de colon. Le copiste a écrit les mots sans accents et conformément à la prononciation. Il y a d'ailleurs beaucoup de lacunes et plusieurs endroits rongés des vers. Ce manuscrit ne contient que la deuxième partie des Assises.

[162] Boniface, marquis de Montferrat, roi de Thessalonique.

[163] Formules du protocole byzantin.

[164] Les rois seuls étaient portés sur le pavois en dehors du palais.

[165] Le chroniqueur ne le mentionnera plus maintenant que sous ce nom de duc d'Athènes. Il est, comme je l'ai dit, le seul historien byzantin, ou français qui mentionne le fait de la transformation du titre de mégaskyr en celui de duc, et on n'a aucune objection sérieuse à faire à sa narration.

[166] Cette province est située sur les confins de la Macédoine et de l'Albanie.

[167] Comme toutes ces alliances de famille jettent le lecteur dans un véritable dédale, je joins à cette chronique des tableaux généalogiques pour les principales familles grecques ou franques, et j'ai tâché de les rendre aussi succincts et aussi clairs que possible. J'y renvoie le lecteur désireux de sortir de ces perplexités.

[168] Michel, despote d'Etolie, dit Georges Acropolite, enorgueilli de la double alliance qu'il venait de faire non seulement avec le roi de Sicile, Manfred, mais avec Guillaume, prince d'Achaïe, se décida à entreprendre la guerre. Manfred lui envoya quinze cents de ses meilleurs cavaliers; le prince d'Achaïe y vint en personne avec une troupe nombreuse de Francs du Péloponnèse et ils marchèrent contre le Sébastocrator Jean, frère de l'empereur. Suivant Pachymère Manfred, son gendre par Hélène sa fille, lui envoya trois mille cavaliers germains, et le prince Guillaume, son autre gendre par Anne sa fille, arriva en personne avec toutes ses forces. Nicéphore Grégoras rapporte aussi le même fait sous l'année 1259, et fait venir Manfred en personne. Georges Phranza fait aussi venir Manfred lui-même. Pachymère et Acropolite sont souvent plus exacts et circonstanciés.

[169] Naupacte, plus connue sous le nom de Lépante.

[170] village de Morée et mouillage dans le golfe de Lépante ou de Corinthe.

[171] aujourd'hui canton de Patradgik.

[172] mot grécisé du latin campus ou de l'italien campo.

[173] Ces essors poétiques ne sont pas ordinaires à notre poète chroniqueur, qui est habituellement fort sobre d'ornements

[174] ville de l'Élide, à deux ou trois lieues au nord de l'embouchure du Rouphias, l'ancien Alphée.

[175] aujourd'hui capitale de l'Épire.

[176] Je ne puis trouver cette ville, qui était probablement un lieu de débarquement sur la côte de Thessalie, près de l'embouchure du Pénée.

[177] Aujourd'hui Alassona, non loin de la vallée de Tempé.

[178] Ville de Thessalie au nord de l'ancien Spechius, vers son embouchure dans le golfe de Zeitouni.

[179] Sans doute le nom d'un passage dans le mont Olympe.

[180] Servia, en Macédoine, a conservé son nom.

[181] Ces derniers événements, qui sont de l'année 1259, sont racontés fort en détail par les auteurs grecs contemporains.

[182] Suivant Pachymère il avait aussi avec lui un corps de Persans. J'ai donné dans ma Notice lés extraits des auteurs byzantins relatifs à cette bataille décisive.

[183] Michel Paléologue ne devint empereur que dans l'année qui suivit cette bataille. Le bâtard Michel Ange Manuel Comnène Coutroulis avait été créé despote par Jean III Ducas Vatace. Il se révolta, comme on le voit, contre l'empereur Théodore, qui envoya contre lui le grand connétable ou grand domestique, Michel Paléologue, par lequel le despote et le prince furent battus.

[184] On a vu que c’était le neveu du prince Guillaume.

[185] Paysan.

[186] Aucun de ces détails ne se trouve dans les autres écrivains grecs.

[187] Ulric III, fils de Bernard, était duc de Carinthie et seigneur de Carniole de l’année 1256 à l’année 1269.

[188] L’erreur se trouve redressée. Ce n'est plus le duc Carentanos, mais le duc des Carentaniens ou Carinthiens.

[189] Je ne vois pas qu'Ulric ait été présent à cette bataille. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y fut pas tué, puisque la charte par laquelle il déposséda son frère date de l'année 1368. Aucun autre des historiens byzantins ne fournit d'aussi nombreux détails.

[190] Le prince avait épousé Anne Ange, sa sœur.

[191] Frère de ma femme.

[192] Usage des anciens chevaliers qui s'est perpétué jusqu'au seizième siècle.

[193] La prison était sans doute dans une sorte de caveau du même palais, conformément aux coutumes du moyen âge, mais non à Constantinople.

[194] Cet entretien ne put avoir lieu que deux ans après sa défaite dans la Pélagonie, car ce ne fut qu'en 1201 que Michel Paléologue chassa les francs de Constantinople.

[195] Formule de la cour Byzantine.

[196] Mot à mot, la puissance de ta souveraineté m'ordonne.

[197] Traduction littérale.

[198] Jamais le droit de souveraineté féodale n'a été analysé dans aucun auteur avec plus de clarté et de vérité que notre chroniqueur ne le fait analyser ici par le souverain de la Morée.

[199] Voici la véritable charte du pays, le contrat social qui lie la société nouvelle.

[200] il ne pourrait rester seul, posséder le pouvoir absolu.

[201] C'est ainsi que se sont établies toutes les souverainetés dans les pays conquis; c'est ainsi que les Francs s'organisèrent dans la Gaule, les Visigoths en Espagne, les Saxons et plus tard les Normands en Angleterre, et les Francs à Jérusalem. Le plus récent de ces établissements d'un peuple conquérant est celui dont il est question dans cette chronique. Voilà pourquoi des vérités, défigurées dans des temps éloignés de nous, s'y présentent d'une manière si claire, dans une conquête qui ne date que du treizième siècle, c'est-à-dire deux siècles après l'établissement des Normands en Angleterre.

[202] Analyse parfaite des pouvoirs souverains dans les états où la souveraineté s'est conservée parmi la race conquérante. Dans l'origine, le chef ne pouvait porter atteinte à l'intégrité de la conquête sans la permission de ses compagnons, ou plutôt de cette espèce d'état-major qui composait la tête de l'armée, le reste des soldats étant tiré d'hommes de la terre des fiefs, ou de stipendiés. A cet état-major se joignirent plus tard, comme autorité influente, les aumôniers de l'armée, devenus prélats ou évêques; et c'est ce corps toujours souverain, toujours agissant, qui depuis a formé les parlements. En Sicile, l'ancien parlement avait même retenu jusqu'aux noms qui démontraient son origine, et il se composait d'abord d'un Braccio militare ou baronale, classe militaire, et Braccio ecclesiastico, classe ecclésiastique, auxquels vint se joindre plus tard le Braccio domaniale, classe d'hommes du domaine. Ce qui s'est passé en Sicile à l'époque de la conquête normande, a trop d'affinité avec ce qui est raconté dans cette chronique pour qu'il ne soit pas utile de le rapporter ici d'après ce que j'en ai dit ailleurs en 1820: L'établissement de l'ancien parlement sicilien sur les mêmes bases que les autres parlements des monarchie» dites constitutionnelles doit son origine à la même cause, c'est-à-dire à la conquête et à l'établissement du pouvoir féodal.

« Lorsque, dans l'année 1060, les barons normands, conduits par Roger, fils de Tancrède de Hauteville et frère de Robert Guiscard, conquérant de Naples, eurent chassé les Sarrasins de la Sicile et se furent substitués à la jouissance de toutes les propriétés des vaincus, deux difficultés se présentèrent dans le maintien de leur nouvelle propriété: il leur fallait d'abord se mettre en état de résister au peuple sicilien asservi, et se prémunir ensuite contre les prétentions, soit de leur chef, soit des officiers les plus puissants de leur parti. De là la nécessité d'une réunion fréquente de ces barons, composant en quelque sorte l'état-major de l'armée victorieuse. Cette assemblée, destinée seulement à la protection de l'armée, était la seule qui existât dans le principe.

« L'influence extraordinaire du clergé catholique, les prétentions exorbitantes des papes, la part active qu'ils prenaient à toutes les affaires, la présence continuelle des missionnaires et prédicateurs au milieu des camps, firent bientôt appeler les évêques et les abbés aux délibérations; et rien ne put se décidez sans l'assistance de cette partie ecclésiastique de l'assemblée.

« Lorsque toutes les mesures de sécurité avaient été discutées et convenues, il ne restait plus pour les mettre à exécution qu'à lever sur les sujets les sommes nécessaires à ce qui s'opérait dans les villes libres par le ministère du magistrat nommé par les habitants, et partout ailleurs à l'aide de l'officier ou agent particulier de chaque propriétaire.

Quand il fallait entreprendre une guerre, établir des châteaux forts, construire des routes, fournir en un mot à tous les besoins de l'armée d'occupation, les sujets payaient de leur bourse sans être admis à examiner la validité ou la nécessité des demandes.

« Cependant les barons, de temps en temps, dans l'intérêt de leur domaine, et le roi dans l'intérêt du domaine royal, faisaient venir devant eux quelques-uns de ces hommes du sol et de ces magistrats urbains, pour les questionner sur la manière la plus convenable de lever des impôts sur eux-mêmes sans s'appauvrir. Par degrés, quand ces demandes devinrent plus fréquentes, que les vaincus furent accoutumés à contempler leurs maîtres de plus près, que l'extension des cités et du commerce eut donné plus d'indépendance aux bourgeois, ces hommes mandés devant l'assemblée hasardèrent quelques observations sur l'énormité des taxes; ils firent quelques stipulations; ils profitèrent des besoins pressants des barons pour obtenir quelques concessions avantageuses à eux et aux leurs. Peu à peu l'habitude fut convertie en droit, et aux deux premières classes de l'assemblée vint s'en joindre une troisième qui entra en partage de toutes ses délibérations.

[203] C'était une monnaie d'or qui s'appelait des différents noms de hyperperuni, hypperus, perpera, perpérum, perpartis et perpra. Elle se trouve plusieurs fois désignée dans le traité de mariage entre Ferrand, fils du roi de Majorque, et Isabelle, fille de Guillaume, prince d'Achaïe.

[204] Ces trois places étaient du domaine particulier du prince. Monembasia avait été conquise, et le Magne et Mesithra bâties par lui. Il pouvait donc à la rigueur les livrer, s'il préférait sa liberté au salut de son pays et de ses compagnons de la Morée. Cependant on voit qu'il ne l'osa faire sans l'agrément préalable de tous les chefs prisonniers avec lui. On verra plus tard que cette cession ne se fit pas sans de grandes difficultés, le besoin du maintien de la conquête enlevant au propriétaire de la terre le droit d'y introduire l'ennemi et de mettre ainsi en danger les terres des possesseurs voisins. Au reste, tous ces principes du droit féodal sont développés et expliqués en détail dans le code féodal destiné à la Romanie On a vu qu'à l'époque du mariage de Geoffroy de Villehardouin avec la fille de l'empereur de Constantinople, ce dernier, entre autres présents, lui fit don du Livre des Usages établis par Baudouin à Jérusalem. J'ai dit quelques mots de ce livre intitulé les Assises et bons usages de Jérusalem. Cet ouvrage, rédigé d'abord en français, fut traduit en langue grecque et en langue italienne pour l'usage de la Romanie et de la principauté d'Achaïe. La traduction grecque est conservée parmi les manuscrits de la bibliothèque royale. La traduction italienne, ou plutôt une nouvelle rédaction appropriée a l'usage des conquérants de la Morée, a été imprimée par Canciani dans sa collection des Barbarorum leges mitiqtiœ, d'après un manuscrit de la bibliothèque Saint-Marc. Elles cotaient de la page 495 à la page 530 de son 3e volume in folio, et est intitulée: Liber consuetudinum imperii Romaniae in Venetorum et Francorum ditionem reducti, concinnatus in usum principatus Achaiae. Les trois premiers chapitres forment une sorte de préambule historique qui est d'autant plus curieux qu'il y est fait mention, comme dans notre chronique grecque, d'un livre de la conquête qui paraît avoir été comme un guide entre les mains des chroniqueurs de ce temps et qui nous est complètement inconnu aujourd'hui, et que de plus les faits relatifs au mariage du prince avec la fille de l'empereur y sont racontés avec les mêmes détails et les mêmes erreurs qui ne peuvent provenir que d'une source commune.

[205] Nicéphore Grégoras dit que le prince donna par ce traité Monembasia, Maina près de Leutron, que les Grecs appelaient autrefois cap Ténare, et Sparta, ville principale de la Laconie. Pachymère y ajoute Gheraki, et dit qu'on laissa dans le doute la propriété d'Anaplion, d'Argos et de tout le pays qui entoure Ghisterna, pays étendu et fertile.

[206] Cette même circonstance est rappelée par Pachymère mais Grégoras n'en parle pas.

[207] Les autres conditions furent, suivant Pachymère, que le prince se déclarerait vassal de l'empire, et accepterait une dignité de la cour de Byzance. La dignité qui lui fut conférée fut celle de grand domestique.

[208] comme l'Église le veut. Telle était alors l'immorale idée qu'on se faisait du pouvoir de l'Église romaine. Les papes avaient habitué à cette monstruosité par les fréquentes dispenses ou injonctions données pour de semblables violations de la foi promise, et rien n'a peut-être plus contribué à avilir leur autorité. Pachymère rapporte en effet que le pape Alexandre IV fut le premier à délier le prince de ses serments, avant même que celui-ci en eût fait la demande.

[209] Saint Louis roi de France de 1226 à 1270.

[210] Se promener a toujours été une habitude étrangère à ce pays, et cette remarque seule annonce un Franc.

[211] Les femmes des seigneurs.

[212] On sait que presque tous leurs maris avaient été faits prisonniers en Pélagonie.

[213] Il y avait plusieurs espèces de Logothète. Celui dont il est question ici devait remplir des fonctions analogues à celles de trésorier et de chancelier.

[214] Le père naturel et le père spirituel, ou parrain, contractent une espèce de parenté, puisque tous deux ont un même fils.

[215] Le mot lige s’appliquait aussi bien au devoir du seigneur-lige qu’à celui de l’homme-lige.

[216] Afin qu’il soit débarrassé des tentations du démon; qu’il soit tiré de cette épreuve, de ce mauvais pas.

[217] Une bague ou un cachet qui servait à faire reconnaître l’authenticité de la mission.

[218] Pachymère et Nicéphore Grégoras, après avoir mentionné la délivrance du prince et la délivrance des places, gardent le silence sur les troubles qui éclatèrent presque immédiatement après en Morée. Notre chroniqueur est le seul historien qui nous donne des détails aussi précis. Ces troubles étaient inévitables avec l’organisation politique qui résultait de la conquête. Le prince n’était que le chef de douze de ses égaux qui étaient: le duc d’Athènes, le duc de Naxos ou de la Dodécanèse, les trois seigneurs de l’Euripe, le marquis de Bodonitza, le comte de Céphalonie, le baron de Caritena, le seigneur de Patras, celui de Matagrifon, celui de Calavryta et le maréchal héréditaire d’Achaïe. De plus il y avait à côté d’une population bourgeoise de Francs, une population libre de Slaves et une population libre et esclave de Grecs.

[219] aujourd'hui la Caramanie.

[220] le parrain de son fils.

[221] Décret impérial, lettre par laquelle les empereurs de Constantinople conféraient certains droits.

[222] les douze seigneurs que j'ai désignés dans une note de la page précédente, d'après les Assises de Romanie, étaient les seuls qui possédassent, au même degré que le prince, ce qu'on appelait la vendetta di sangue, la vengeance de la justice par le sang, c'est-à-dire le droit de haute justice; et leurs prétentions à l'indépendance, suite de l'organisation du système féodal, donnèrent lieu, là comme partout, aux déchirements intérieurs les plus propres à augmenter les forces de l'ennemi.

[223] c'est le même qu'il a appelé auparavant le défilé des Mélinges. Les Mélinges étaient de race Slavonne.

[224] Après la victoire de 1259 sur le prince de la Morée, Michel Paléologue avait nommé despote Jean son frère, auparavant Auguste; le grand domestique fut fait César; Constantin, son autre frère, qui était César, fut fait Sébastocrator (Pachymère et N. Grégoras).

[225] C'étaient aussi des tribus slaves qui habitaient les défilés de Scorta dans la Tzaconie.

[226] Le mont Chelmos a conservé son nom.

[227] endroit où l'on dépose les marchandises au moment du débarquement, entrepôt.

[228] dans le canton actuel de Liodora, à la pointe du delta formé par les deux branches de l'Alphée ou Rouphia, près des ruines de Theutis, dans l'ancienne Orchoménie.

[229] s'appelle Rouphia.

[230] probablement le lieu désigné aujourd'hui sous le nom de Vinitza, et de Vililza dans la grande carte du voyage de Morée de Bory Saint-Vincent. Il faut trop souvent avoir recours ici à la géographie conjecturale.

[231] les mêmes que les Scortins.

[232] Krestena, sur la rive gauche de l'Alphée, tandis que Prinitza est sur la rive droite, à peu près à la même distance du fleuve.

[233] Les Francs étaient couverts d’armes défensives, l’armure des Grecs était purement offensive. Les Francs pouvaient donc résister plus facilement à leur attaque tandis qu’eux ne pouvaient pas aussi bien résister à la longue lance et à la pesante épée des Francs. C’est ainsi qu’un petit nombre d’hommes couverts d’acier triomphait d’une multitude.

[234] Il est probable qu’on comptait alors les heures à l’italienne en commençant à les compter depuis le lever du soleil. Ainsi dans cette saison, trois heures répondaient à huit ou neuf heures du matin.

[235] Ducange, dans son glossaire, fait dériver le mot pallicare, si usité aujourd’hui dans les chants nationaux de la Grèce, de l’ancient mot hellénique adolescent.

[236] Cheval de race turque, fort estimé pour sa légèreté.

[237] Ces positions ne sont pas indiquées sur les cartes.

[238] La France se prend souvent pour tout le pays des Francs, l’Occident.

[239] Le Sapico du texte doit être situé dans le centre de la Tzaconie. La grande carte du voyage de Morée n’indique aucune ville de ce nom dans cette partie de la Tzaconie.

[240] Les fontaines ont de tout temps été chères aux Grecs. Dans tous les chants populaires on retrouve les traces de cette espèce de culte, et les Naïades et les Néréides sont encore regardées par le peuple comme des divinités tutélaires.

[241] Serviana serait-elle la même ville que Servia, mentionnée sur la route de Prinitza à Vlisiri pour aller à Andravida ?

[242] car on se servait également du mot Tarcaissum ou Caicaissum, dans le moyen âge, pour remplacer celui de Pharetra, des Grecs et des Latins. Les français en ont fait carquois, écrit aussi alors carcois, d'où le mot grec est sans doute venu.

[243] arme empruntée des Turcs.

[244] Le texte dit: Il leur parut comme si eux-mêmes venaient d’être tués.

[245] Les Grecs les habituèrent ainsi à les conquérir.

[246] Nicéphore Grégoras cite un Melek qui fut frère du sultan Aza Ed-din, qui l'avait exilé.

[247] En toute occasion le chroniqueur s'applique à faire ressortir la supériorité du caractère franc, et cette tendance de ses idées me semble un indice de plus de son origine franque. Muntaner rapproche souvent aussi dans sa chronique la similitude de bravoure et de franchise entre les Francs et les Turcs, pour l'opposer aux défauts contraires dans les Grecs asservis du bas-empire.

[248] Les Turcs étaient encore nomades.

[249] Le texte dit: dans la langue grecque. Mais il y a certainement ici une erreur qui est rectifiée dans la réponse de Mélik à Ancelin de Toucy: « et vous connaissez de plus la langue turque et pouvez parler avec nous. »

[250] appelé aujourd'hui Igliako ou rivière de Gastouni. C'était autrefois le Pénée, qui traversait Elis.

[251] On voit que déjà les Turcs commençaient à comprendre le peu de danger qu'il y avait à attaquer les Grecs impériaux, et cependant il s'écoula près de deux cents ans encore jusqu'à la conquête de Constantinople.

[252] Véligosti est placée par Métélius dans l'Arcadie. M. Boblaye a trouvé des ruines du moyen âge à Léondari, et pense que ce sont les ruines de Véligosti. Il croit assez vraisemblable que Léondari a succédé à Leuctron, ville de l'ancienne Aegytis, qui formait la frontière de l'Arcadie, près de la Messénie et de la Laconie.

[253] J'ai cru indispensable de dresser une carte de la Morée au moyen âge pour la meilleure intelligence de cette chronique; trop souvent il m'a fallu me contenter de conjectures. Je renvoie à cette carte, en appelant sur elle une critique qui puisse m'éclairer en même temps que le lecteur.

[254] Le frère d'Ancelin de Toucy avait probablement été fait prisonnier dans la Pélagonie en 1259, ou peut-être avait-il été envoyé à Constantinople comme un des otages réclamés pour le prince Guillaume.

[255] Les palais des Blachernes.

[256] Ici se trouve dans le manuscrit grec de Paris, et dans la copie qui en a été faite, une lacune que j'avais signalée dans ma première édition. Le manuscrit de cette même chronique provenant de l'ancienne bibliothèque de Rongars, et qui se trouve maintenant à Berne, a été copié sur le même manuscrit, et j'y ai trouvé la même lacune. Le manuscrit de la bibliothèque de Copenhague est le seul qui offre le moyen de la combler. Une page de ce manuscrit, mutilé au commencement et à la fin, a été arrachée un peu plus haut, et y forme aussi une lacune comblée par le manuscrit de Paris, de sorte qu'en cet endroit les deux manuscrits se complètent l'un par l'autre. La lacune dans le manuscrit de Paris est de cinquante-deux vers; j'en place la traduction dans le texte français entre deux crochets. Quant au texte grec, un habile professeur de l'université de Paris, M. Landois, philologue grec fort distingué, en prépare dans ce moment, pour la collection allemande de la Byzantine, une édition qui figurera certainement sans désavantage à côté des autres éditions critiques données par ses confrères les érudits allemands.

[257] Quel est ce Cavaléritzès? Ce ne peut être évidemment ici qu'une désignation personnelle, répétée dans trois passages, à peu de vers de distance, de manière à ne laisser aucun doute. Dans ma première édition j'avais adopté l'interprétation de Ducange, qui citait le troisième passage, le seul dans lequel le manuscrit de Paris reproduit ce mot, et j'avais traduit d'après lui: la cavalerie. C'était évidemment une erreur; mais le mot nouveau Cavaléritzès substitue une question historique à une question philologique, et je ne puis découvrir quel est ce Cavaléritzès qui, aussitôt après la mort de Cantacuzène, pouvait l'avoir remplacé et être devenu un personnage important dans l'armée grecque, où il parait être cité à côté des deux autres chefs, le Grand Domestique et Macrynos. Peut-être y a-t-il dans le texte du manuscrit de Paris, après la mort de Cantacuzène, une courte lacune dont je ne me suis pas aperçu, et dans laquelle le chroniqueur aura introduit ce Cavaléritzès comme successeur de Cantacuzène. Un membre de la noble famille des Cavaléritzès de Byzance fut, suivant Pachymère, délégué de la puissance impériale en Morée; c'est de ce Cavaléritzès qu'il doit être question ici; mais il y a lacune dans le manuscrit au moment où l'auteur l'aura mis en scène.

[258] Celui qui a été mentionné plus haut comme étant dans les prisons impériales.

[259] Voici ce nom qui se présente une deuxième fois; c’est certainement le Cavaléritzès de Pachymère.

[260] Ici se termine la lacune comblée par le texte de Copenhague.

[261] On a vu que le prince de Morée avait été le parrain ou le père spirituel du fils de l'empereur.

[262] C’est-à-dire, qui ne fût ni mon prisonnier ni celui d'un autre.

[263] Place édifiée par Geoffroy II de Villehardouin, sur la route de Clarentza à Gastouni, au sud-ouest et à trois lieues d'Andravida.

[264] Voici la troisième fois que ce nom se représente. C'est l'exemple qu'avait cité Ducange, d'après le manuscrit de Paris.

[265] Le besoin de bons conseils faisait sans doute admettre au milieu des chevaliers, soit de simples hommes d'armes, soit des Grecs du pays, alliés avec eux.

[266] Le texte dit le pays.

[267] Ici se trouve dans le manuscrit de Paris une lacune de cinq vers, supplée par le manuscrit de Copenhague. Je place entre crochets la traduction de cette lacune dans le texte.

[268] Il y avait aussi des Turcs déjà établis dans une partie de ce pays.

[269] La bravoure des Francs en faisait des frères pour les Turcs.

[270] C’était ce guerrier goutteux dont il est question plus haut.

[271] Bâtie par Manfred, dont elle prit le nom.

[272] Manfred fut roi de Sicile, duc de Pouille et prince de Capoue, de l'an 1254 à l'an 1265. Il était fils naturel de Frédéric II et oncle du jeune Conradin, son pupille, qu'il déposséda de la couronne.

[273] La confraternité d'armes, mentionnée plus haut.

[274] Le chroniqueur a grécisé la forme italienne Brindisi.

[275] Les ducs anglais de Clarence prennent leur nom de cette ville.

[276] Raymond Bérenger, dont notre chroniqueur veut parler, était comte de Provence et de Forcalquier, mais non comte d'Anjou. Ce qui lui a fait commettre cette erreur, c'est que sa fille ayant épousé Charles, frère de saint Louis, investi par celui-ci des comtés du Maine et d'Anjou, il a cru qu'il avait reçu à la fois l'Anjou et la Provence de sa femme.

[277] Raymond Bérenger avait épousé en 1220 Béatrix, fille de Thomas, comte de Savoie.

[278] Il eut quatre filles, qui toutes furent reines: l'aînée, Marguerite, épousa saint Louis, roi de France; la seconde épousa Henri III, roi d'Angleterre; la troisième, Sancie, épousa Richard, duc de Cornouailles, frère d'Henri III et depuis roi des Romains; et enfin la quatrième fut mariée à Charles d'Anjou, qui devint ensuite roi de Naples. Dante attribue à son ministre Romée l'honneur de ces quatre alliances. Dante, presque contemporain des faits mentionnés, puisqu'il était né en 1265, vingt ans seulement après la mort de Raymond Bérenger, commet ici une erreur fort répandue dans son siècle poétique et ami du merveilleux, erreur qui a été accréditée par le moine des îles d'Or et par Nostradamus, dans leurs Vies des plus célèbres Poètes provençaux, au nombre desquels ils placent Raymond Bérenger. M. Raynouard, de son Choix de Poésies originales des Troubadours, cite en effet de lui une pièce en forme de tenson entre carn et ongla et un tenson avec Arnaud. L'erreur de Dante vient d'une équivoque sur le nom de Romée de Villeneuve, Roméo et Romiou désignant en italien et en provençal un pèlerin qui vient de faire le voyage de Rome et par extension tout autre pèlerinage. Voici comment les commentateurs de Dante expliquent le fait: Un gentilhomme inconnu, revenant du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, arriva chez le comte de Provence, et, ravi de sa bonté généreuse, s'attacha bientôt à son service. Il montra tant de capacité et de sagesse que le prince lui confia l'administration de ses finances. Les soins, l'économie du nouveau ministre triplèrent le revenu de l'état, de manière que Bérenger put non seulement tenir une cour brillante, mais soutenir glorieusement la guerre contre le comte de Toulouse, qui avait quatorze comtes pour vassaux. Le mariage des quatre filles du comte mit le comble aux services du pèlerin. Cependant il n'échappa point à l'envie et à la méchanceté des courtisans. Leurs calomnies déterminèrent Bérenger à lui demander ses comptes. Il les rendit et prouva son intégrité. « Monseigneur, dit-il ensuite, je vous ai servi longtemps; j'ai mis un tel ordre dans vos finances que votre état est devenu très considérable de petit qu'il était. La malice de vos barons vous engage à me payer d'ingratitude. J'étais un pauvre pèlerin quand je suis venu à votre cour, j'ai vécu honnêtement des gages que vous m'avez donnés; faites-moi rendre mon mulet, mon bourdon et ma panetière, et je m'en retournerai comme je suis venu. » Selon les mêmes auteurs, le comte touché de ces paroles voulut retenir le pèlerin; mais il résista aux sollicitations; il partit et on n'a jamais su ce qu'il était devenu. Des investigateurs scrupuleux, doués d'une imagination moins poétique, ont prouvé que toute cette relation n'était qu'une fable. Le comte de Provence, par son testament daté de 1238, sept ans avant sa mort, laissa la tutelle de ses filles et la régence à son ministre Romieu de Villeneuve dont la famille était fort connue dans le Midi, et le testament de ce ministre, daté de 1250, était conservé dans les archives de Vence et prouvait à la fois sa naissance, sa parenté et son opulence.

[279] Béatrix, qui après la mort de son père épousa Charles d'Anjou, fut bien en effet l'héritière, d'après le testament de Raymond Bérenger; mais elle n'était que la quatrième fille.

[280] L'Anjou avait été confisqué par Philippe Auguste, grand-père de saint Louis, sur Jean Sans Terre, après le meurtre d'Arthur de Bretagne, et il était resté depuis ce temps entre les mains des rois de France. Saint Louis en investit son frère Charles le 27 mai 1246. Charles avait épousé en 1245, l'année même de la mort de Bérenger, sa fille Béatrix, déclarée, comme je viens de le dire, seule héritière du comté de Provence.

[281] On vient de voir que Marguerite, qui épousa saint Louis, était l'aînée.

[282] Des quatre filles de Raymond Bérenger, Éléonore, épouse d'Henri III, était la seconde.

[283] Il mourut avant le mariage de la dernière. Ce fut Romieu de Villeneuve qui la maria à Charles d'Anjou.

[284] J'ai expliqué qu'il hérita par suite du testament.

[285] Frédéric II, surnommé Roger, était fils de l'empereur Henri VI et de Constance, fille de Roger, roi de Sicile. Il naquit le 26 décembre 1194, fut élu roi des Romains en 1196, avant son baptême; devint roi de Sicile en 1198, empereur d'Allemagne en 1220, roi de Jérusalem en 1226, et il mourut le 4 décembre 1250, dans la cinquante-septième année de son âge. Le savant Pierre des Vignes, dont il nous reste plusieurs lettres fort curieuses et quelques vers, était son chancelier. Les débats entre Frédéric II et Grégoire IX ont été racontés avec beaucoup d'impartialité et présentés d'une manière fort dramatique dans l'excellent ouvrage de M. Raumer sur la maison des Hohenstaufen, dont Frédéric II est l'un des plus illustres représentants

[286] D'abord Grégoire IX qui l'avait déclaré déchu de l'empire et avait offert sa couronne à plusieurs souverains, et ensuite Innocent IV qui le déposa à son tour et fit élire à sa place roi des Romains, en 1246, Henri Raspon, qui reçut le surnom de roi des prêtres à cause de son élection, et mourut l'année suivante. Le sujet de leur débat est la grande querelle des investitures qui troubla si longtemps l'Europe.

[287] L'interdit avait été fulminé par Grégoire IX d'abord et ensuite par Innocent IV, avant que Frédéric dirigeât ses armées contre lui. Grégoire IX avait dit dans une de ses bulles que Dieu avait confié aux papes la souveraineté temporelle et spirituelle du monde. Innocent JV, qui anathématisait Frédéric avec tant de caprice, avait été intimement lié avec lui.

[288] C'est-à-dire que ses États furent mis en interdit, pouvoir terrible et dangereux à celui même qui le possède, comme tout ce qui est sans contrôle.

[289] Manfred avait été nommé par son père prince de Tarente et non de Salerne. Comme un indicé de plus de l'origine occidentale de notre chroniqueur, on remarquera qu'il reproduit ici la désinence française du nom de Manfred, plutôt que la désinence italienne du vrai nom, Manfredi.

[290] Frédéric II eut pour successeur au trône de Sicile son fils Conrad, frère légitime du bâtard Manfred. Conrad couronné en 1260, mourut en 1254. La couronne passa à son fils mineur Conradin, qui fut détrôné par son oncle Manfred, régent du royaume; Manfred devint ainsi roi de Sicile en 1258.

[291] Il fut excommunié dès l'an 1259 par Alexandre IV; mais collu excommunication produisit peu d'effet.

[292] Il entend probablement par là l'espèce de protectorat des intérêts du peuple contre les papes, créé en 1144 sous Innocent II, avec le titre de sénateur, dignité dont fut investi Charles sous le titre de sénateur perpétuel de Rome.

[293] Ce fut Urbain IV qui, l'an 1204, fit offrir à Charles d'Anjou la couronne de Sicile. Innocent IV l'avait déjà fait offrir en 1254 à Edmond, frère d'Henri III d'Angleterre. On trouve dans la nouvelle édition des Fœdera de Rymer, à l'année 1254, un très grand nombre d'actes relatifs à cette transaction.

[294] Les Allemands composaient ce qu'on appelait le parti gibelin, opposé au parti guelfe. L'empereur Henri V étant mort sans enfants en 1235, la diète des princes allemands, assemblée à Mayence pour nommer son successeur, avait été partagée entre deux maisons dès longtemps rivales, dont les divisions bouleversèrent l'Italie et l'Allemagne et dont les noms même devinrent dans la suite des distinctions de parti. Les quatre derniers empereurs étaient sortis d'une maison qui gouvernait le duché de Franconie, qu'on désignait tantôt par le nom de Salique et tantôt par celui de Geibelinga ou Waiblinga, château situé dans les montagnes de la Souabe, près de Stuttgart, d'où cette maison était peut-être sortie. Ses partisans furent ensuite appelés Gibelins. Une autre maison puissante originaire d'Altdorf possédait à cette époque la Bavière; comme elle eut à sa tête successivement plusieurs princes qui portaient le nom de Guelfe ou Welf, elle fut elle-même, ainsi que ses partisans, désignée par celui de Guelfe, ha maison des Gibelins avait eu de longues guerres avec l'église, les Guelfes s'en étaient déclarés les constants protecteurs. De là ce nom de Gibelin pour désigner le parti des empereurs allemands contraire aux papes, et celui de Guelfe pour désigner le parti des papes et tous ceux qui leur étaient favorables. Ces noms survécurent à la grande inimitié de l'empire et du sacerdoce, et désignèrent par la suite: le nom de Gibelin, le parti contraire à l'indépendance italienne; le nom de Guelfe, le parti de l'indépendance.

[295] Henri III, qui avait épousé Éléonore, sœur de Marguerite, femme de saint Louis.

[296] Le roi d'Angleterre vint en effet faire un voyage en France avec la reine et Sancie, sa belle-sœur, mais ce fut dans l'année 1254, et dix années par conséquent avant l'époque dont il s'agit.

[297] On a vu que la reine de France était l'aînée, et la comtesse de Provence la quatrième.

[298] Le récit de notre chroniqueur est parfaitement conforme à celui des chroniqueurs français du même temps. Tous rapportent que ce fut l’ambition qu’eut sa femme d’être reine, ainsi que l’étaient ses sœurs, qui décida Charles d’Anjou à accepter l’offre du pape. Giovani Villani, auteur contemporain, parle de l’humiliation que ressentit la comtesse de Provence.

[299] Saint-Louis avait refusé la couronne de Sicile qui avait été offerte à un de ses fils.

[300] Charles s'embarqua le 15 mai 1265 avec quatre-vingts voiles. On trouvera quelques détails plus circonstanciés sur ce qui concerne Charles d'Anjou dans la Chronique de Ramon Muntaner qui suit celle-ci; je me contenterai de relever les erreurs matérielles que le chroniqueur a pu commettre dans cette espèce d'épisode de son histoire.

[301] Gui Foucaut, Français de nation, devenu pape en 1265 sous le nom de Clément IV.

[302] Clément était alors à Viterbe, mais il envoya deux cardinaux pour le remplacer autres de Charles, qui était arrivé à Home, le jour des Rois de l'année 1266.

[303] Le jour même de son arrivée à Rome, Charles fut couronné roi de Sicile et de Pouille, et en sortit immédiatement pour marcher par la Campanie au-devant de l'armée de Manfred.

[304] Suivant la relation animée de G. Villani, si Manfred eût seulement attendu un jour ou deux pour livrer bataille, c'en était fait de l'armée de Charles déjà tourmentée par la famine, et auquel il ne restait plus de ressources pécuniaires pour y porter remède. Encore quelques jours, et Manfred eût pu agglomérer les divers corps d'armée qu'il avait disséminés en divers lieux, et qui revenaient auprès de lui à marche forcée, des Abruzzes, de la Calabre et de la Sicile; mais, ajoute G. Villani, Manfred voulut attaquer sur-le-champ. Il fit trois corps de bataille, le premier composé d'Allemands, au nombre de douze cents cavaliers; le second composé de Toscans et Lombards, dont Villani n'évalue pas le nombre; le troisième commandé par Manfred en personne et composé d'hommes de la Pouille et des Sarrasins de Nocera. Ce dernier corps était de quatorze cents cavaliers, sans y comprendre les piétons et archers sarrasins qui étaient en grand nombre.

[305] Le combat eut lieu le dernier vendredi de février 1266, près de Bénévent, sur les bords du fleuve Calore, dans une plaine nommée par les Français le Champ-Fleury, et par Villani la Pietra a Roseto.

[306] Au peu de sympathie que notre chroniqueur montre pour les souffrances des Grecs et des autres peuples, et à son enthousiasme pour tout ce qui concerne les Français, je serais tenté de croire qu'il descendait de quelques-uns de nos compatriotes, et que né dans le pays il avait pu se familiariser avec la langue grecque sans renoncer à son admiration pour la langue encore barbare de la France, dont il cherchait à enrichir l'idiome hellénique. Il est évident aussi par un grand nombre de passages de sa chronique qu'il professait le culte catholique, ce qui le rapprochait encore des occidentaux par ses sympathies religieuses. Franc et catholique, quoiqu'il résidât en Grèce, sa patrie était ailleurs; la pairie des fervents catholiques est à Rome.

[307] Sabas Malaspina raconte que Manfred, ayant été renversé de son cheval, fut tué par des Ribauds à l'âge de trente-trois ans. Villani dit qu'il périt de la main d'un Français, et que son corps ne fut retrouvé que trois jours après, par un ribaud qui mit le cadavre en travers sur un âne, en criant: « Qui veut acheter le roi Manfred.»

[308] On a vu que Manfred était mort dans le combat; ce fut Conradin que Charles fit plus tard décapiter sur l'échafaud.

[309] Par l'occupation des trois places fortes cédées après la défaite de 1259 dans la Pélagonie.

[310] Guillaume, châtelain de Saint-Orner, eut plusieurs enfants de sou mariage avec Jeanne d'Avesnes; son fils puîné, Nicolas de Saint-Omer l'ancien, épousa la veuve de Démétrius, roi de Thessalonique, fille d'Othon de la Roche, seigneur de Thèbes et d'Athènes, de laquelle il eut deux fils, Abel, appelé aussi Béla, et Guillaume, qui mourut sans postérité. Il est probable qu'au moment où Othon de la Roche appela à sa succession son neveu Guy de Ray, il voulut avantager sa fille en lui laissant la seigneurie de Thèbes qu'il avait conquise. Ce serait ainsi que la seigneurie de Thèbes serait échue à Abel, fils aîné de Nicolas de Saint-Omer et de la fille d'Othon de la Roche. Abel eut trois fils, Nicolas de Saint-Omer, Othon et Jean de Saint-Omer. Nicolas, dont il est question, dans le texte, épousa plus tard Marie d'Antioche.

[311] Geoffroy II.

[312] Cet évêque paraît être Guillaume de Pontoise, d'abord prieur de la Charité-sur-Loire, puis abbé de Cluny et enfin évêque d'Olène en 1250.

[313] Il y a ici une légère erreur. A l'époque de son mariage avec Anne, fille de Pierre de Courtenay, Geoffroy de Villehardouin, frère aîné de celui dont il est question ici, avait fait hommage de sa principauté aux empereurs de Constantinople, ainsi qu'on a pu le voir dans notre chronique. Depuis ce temps la suzeraineté de la Morée était restée annexée à l'empire latin. Lorsque Baudouin fut oblige de quitter Constantinople pour aller demander des secours aux puissances chrétiennes, à son passage dans le royaume de Naples, il céda sa suzeraineté à Charles d'Anjou, moyennant certains secours que celui-ci s'engagea à lui donner. Cet acte, fait sous la sanction et en présence du pape Clément IV, est daté de Viterbe en 1267. La cession ne venait donc pas originairement de Guillaume de Villehardouin. Ce qui a pu tromper le chroniqueur c'est qu'en effet à cette époque Guillaume ratifia cette cession et vint faire hommage à Charles d'Anjou, au fils duquel il maria sa fille.

[314] Louis, qui était l'aîné des enfants de Charles d'Anjou, mourut dans l'île de Chypre, l'an 1248, quelques jours après sa naissance. Le nom du prince qui épousa Isabelle de Morée est Philippe, fils cadet de Charles d'Anjou. Ptolémée de Lucques dit que le mariage se fit en 1269. Giovanni Villani dit aussi que Philippe devint prince de la Morée par sa femme, per la moglie fu prenze della Morea. Voyez aussi le chapitre 263 de Ramon de Muntaner qui embrouille un peu toutes les généalogies

[315] Vers incomplet dans son second hémistiche.

[316] Le nom qui lui est donné est sujet à de fréquentes mutations: ici c'est Gautier. Je lui laisse le nom de Galeran pour le distinguer du seigneur d’Acova, appelé aussi Gautier, seigneur de Ronchères.

[317] La maison de Brie, à laquelle appartenait Galeran, avait aussi une branche en Chypre.

[318] L'ancien Pénée, appelé aujourd’hui Igliako, qui traversait l’Elide et coulait à Élis.

[319] Gautier de Ronchères.

[320] Les Bannerets seuls pouvaient bâtir des forts.

[321] Est-ce là le nom particulier d'une division territoriale, ou le chroniqueur désigne-t-il seulement par ce mot l'intérieur de la Morée comme de tout autre pays, que je pourrais appeler la partie méditerranéenne?

[322] descendant de ce Guy de Nevelet qui fit bâtir le château de Guéraki en Tzaconie.

[323] C'était une forteresse bâtie sur le mont Chelmos, non loin des sources de l'Iri ou Iris, l'ancien Eurotas. « A trois kilomètres à l'est de Bélémina, dit M. Boblaye s'élève une haute montagne rocheuse nommée Khelmos, dont le sommet est couronné de ruines du moyen âge, avec les substructions d'une forteresse que M. Blouet a reconnues de construction polygonale. Elle est consacrée à sainte Irène, et les démogérontes de Kolinaes m'ont rapporté des traditions relatives à un grand massacre des habitants de l'Hélos dont ce lieu aurait été le théâtre. Cette forteresse antique défendait l'embranchement des chemins de Sparte, d'un côté à la Parrhasia, de l'autre à la Maenalia. Elle est mentionnée dans la chronique de Morée sous le nom de Chelmos. »

[324] Il y avait deux officiers civils pour la principauté d'Achaïe: le protovestiaire, chargé de la vente des revenus de la principauté; le trésorier ou logothète, chargé de leur recette et de leur distribution. Ce dernier prenait aussi le nom de chancelier, et c'était, comme on le voit, Léonard de Vernies qui occupait cet office. Il y avait de plus un capitaine d'armes, appelé ailleurs bajulus, bail. Les Uxance fixent leurs divers droits. Il y avait de plus sous le capitaine d'armes, bajulus ou bail, deux capitaines de justice placés à Glarentza et à Andruzza, et des chevetains ou chastelains placés au nom du prince dans certaines places fortes, en dehors desquelles ils n'avaient aucune sorte de juridiction, et ils devaient être assistés des liges dans leurs jugements. Les termes des Uxance sont formels.

[325] L'investiture se faisait de plusieurs manières. Les Uxance déterminent (art. 68 et 156) les différentes formes de l'investiture et du serment. Le bail devait prêter serment avant d'entrer en office. Aucun bail, dit l'article 136, ne peut être reconnu comme tel qu'après avoir prêté serment.

[326] Il était fils de Conrad IV, empereur d'Allemagne, et neveu de Manfred et de Frédéric II.

[327] Après être resté trois mois à Vérone, Conradin, qui s'était dirigé vers la côte de Gènes, fut aidé par les Génois et se rendit par mer à Pise au mois de mai 1268. Là tous les Gibelins d'Italie se réunirent à lui, et malgré les excommunications du pape, il entra en vainqueur à Rome. Le 10 août de la même année, il partit de Rome et prit le chemin des Abruzzes.

[328] Saint-Louis

[329] Robert, comte d'Artois, frère de Saint-Louis et second fils de Louis VIII et de Blanche de Castille.

[330] Clément IV avait prononcé contre Conradin, comme contre l'empereur Frédéric, un anathème qui devait être promulgué dans toutes les églises de la chrétienté. Un curé de Paris proclama ainsi l'interdit contre Frédéric: « J'ai ordre de dénoncer l'empereur comme excommunié; j'ignore pourquoi. J'ai appris seulement qu'il y avait un grand différend entre lui et le pape; je ne saurais dire de quel côté est le bon droit. En conséquence, autant que je le puis, je donne ma bénédiction à celui des deux qui a raison et j'excommunie celui qui a tort. »

[331] Seigneur de Calavryta, un des douze pairs d'Achaïe.

[332] Au moment où Conradin s'avançait par les Abruzzes sans trouver aucune garnison qui l'arrêtât. Charles assiégeait dans Nocera les Sarrasins qui s'étaient révoltés. A l'arrivée de Conradin il leva le siège, marcha à sa rencontre, entra à Aquila et s'approcha de l'armée de Conradin, qui était campée dans les plaines de Saint Valentino et dont il n'était séparé que par la rivière.

[333] L'idée française, volontaire, est traduite ici par un ancien mot grec modernisé dans sa désinence.

[334] Suivant Villani ce fut à Allard de Saint-Valéri, chevalier français, qui arrivait de la Terre Sainte où il avait combattu plus de vingt ans, que Charles fut redevable de ce conseil.

[335] Les Abruzzes.

[336] Villani dit que ce fut Allard de Saint-Valéri qui fut chargé des dispositions militaires, et qu'il fit trois corps de bataille

[337] Vers incomplet et altéré.

[338] Les chroniqueurs napolitains partagent l'honneur de ces dernières dispositions entre Guillaume de Villehardouin et Allard de Saint Valéry. Dante ne nomme qu'Allard.

[339] Ce ne fut pas à Bénévent qu'eut lieu cette bataille. Conradin, qui voulait en effet se diriger par cette ville pour secourir Nocera dont Charles faisait le siège, fut arrêté par sou rival, qui accourut au-devant de lui et le rejoignit dans l'Abruzze ultérieure, à Tagliacozzo, près d'Aquila et à cinq lieues du lac Fucino. Le chroniqueur grec a confondu cette bataille avec celle qui fut livrée à Manfred et qui eut lieu en effet sous les murs de Bénévent. Bourdigné, dans sa chronique d'Anjou, défigure le nom de Tagliacozzo en celui de La Glatise. On voit que notre anonyme n'est pas le seul qui ait mérité le reproche de défigurer les noms propres. La bataille de Tagliacozzo eut lieu le 23 août 1268.

[340] Des Tudesques, du mot Deutsche. Il leur donne plus haut le nom d'Allemands, faisant appel tantôt à une langue et tantôt à une autre. Les Italiens se servent du mol Tedeschi.

[341] Le récit de notre chroniqueur est, dans tous ses détails, conforme à celui des historiens italiens, à l'exception de ce seul fait. Conradin, le duc d'Autriche et plusieurs autres prirent la fuite par le chemin de la Maremme, déguisés en paysans, et arrivèrent à Asturi maison de campagne des seigneurs de Frangipani, située près de Rome. Giovanni Villani raconte qu'au moment où, sans avoir été reconnus, ils étaient déjà à bord d'une petite barque qui devait les conduire dans la Sicile, en partie révoltée en leur faveur. Charles forma une commission qui condamna ses prisonniers à mort, comme traîtres à la couronne et ennemis de l'Église. Ils furent exécutés sur le marché de Naples, le 29 octobre 1268.

[342] Les sentiments de Charles d'Anjou étaient bien différents, puisque, après avoir fait condamner et exécuter Conradin, il le fit enterrer comme excommunié. Plusieurs historiens dignes de foi assurent que Charles avait consulté Clément IV sur sa conduite à l'égard de Conradin, et que ce pape lui ayant répondu par ce peu de mots: Vita Corraditïi mors Caroli, mors Corradini vita Caroli, il n'hésita pas à le faire exécuter. L'Art de vérifier les dates dément ce fait. L'arrêt fut prononcé par Robert de Bari, un des juges, qui fut tué au moment même par Robert de Béthune, comte de Flandre. Cet événement est raconté par Giovanni Villani avec une simplicité qui explique tout le siècle.

[343] Au lieu d'exposer les sentiments de Charles d'Anjou, le chroniqueur rend ici l'impression que dut produire sa mort sur l'esprit du peuple; tous les chroniqueurs du temps nous disent en effet que le trépas d'un si jeune homme fit verser partout des larmes abondantes. On l'aimait de toute la haine qu'on portait à Charles d'Anjou, dont l'insolence et la cruauté appelèrent quelques années plus tard sur la tête des Français la terrible représaille des Vêpres siciliennes, dont ou lira une relation à la suite de ce volume, d'après un chroniqueur sicilien contemporain.

[344] Il est évident que le chroniqueur veut parler ici du jeune Frédéric, duc de Zeringhen, ami et parent de Conradin, et qui fut décapité en même temps que lui. Il prétendait, du droit de sa mère à l'Autriche et à la Carinthie.

[345] Arachova la Grande est située dans le voisinage du Mont Malevo ou Zarex, en Tzaconie à l’ouest de cette montagne et au sud d’Hagios-Petros.

[346] Sur le revers des montagnes de Laconie.

[347] Le chroniqueur grécise le mot français douaire. D'après les Uxance, la veuve avait en douaire la moitié du fief, lors même qu'elle n'eût été qu'une seule nuit dans le lit de son mari.

[348] Appelée Hélène ou Isabelle.

[349] Guillaume de la Roche, duc d'Athènes, neveu d'Othon de la Roche auquel il succéda vers 1225, et père de Guillaume II, dont il sera question plus loin. Guy Ier frère d'Hélène ou d'Isabelle, avait été appelé de la terre de Ray, en Franche-Comté, par son oncle le mégaskyr Othon de la Roche, pour succéder à sa seigneurie.

[350] Hugues, comte de Brienne et de Lecce, était fils de Gautier IV, comte de Brienne et de Lecce, mort en 1244, et de Marie de Chypre, fille du roi Hugues de Lusignan. Il fut le grand-père de Gautier VI, connétable de France, mort en 1256 à la bataille de Poitiers. Hugues, comte de Brienne, avait accompagné Charles d'Anjou dans la conquête de Naples, et celui-ci lui avait donné, l'an 1269, les seigneuries de Lecce, de Saint-Donat, de Tripuzzo et de Terenzano, dans la terre d’Otrante, à titre de comté. Au reste ces mêmes terres avaient été déjà données, avec la principauté de Tarente, par Innocent III, à son aïeul Gautier, lors de son mariage avec Albéric, fille de Tancrède, roi de Sicile.

[351] Gautier V, qui depuis devint duc d'Athènes et père du connétable de France Gautier VI. On verra ses hauts faits, dont notre chroniqueur était contemporain, dans la chronique de Muntaner qui suit celle-ci.

[352] Du droit de sa mère Isabelle de la Roche.

[353] En 1308.

[354] Armyro était un port appartenant au duc d'Athènes. Ramon Muntaner fixe l'époque de ce débarquement. « Ara es veritat, dit-il, que nos haviem estat al cap de Galipol e en aquella contrada vu anys despuix que'l César (Roger) fo mort.

[355] Guy de la Roche, duc d'Athènes, avait épousé Mathilde ou Mahaut de Hainaut, âgée à peine de six à huit ans. Mahaut de Hainaut était fille d'Isabelle de Villehardouin et de son second mari Florent de Hainaut. Mahaut épousa en secondes noces Louis de Bourgogne.

[356] Selon l'usage des Turcs, en combattant; ce fait eut lieu dans l'année 1309.

[357] Elle conquit ensuite le duché de Néopatras.

[358] Au lieu de suivre ici, comme il l'avait fait précédemment, l'ère de Théophile, évêque d'Antioche, d'après laquelle la naissance de J.-C. tombe l'an 5516 de la création, notre chroniqueur a adopté cette fois l'ère mondaine de Constantinople, suivie encore aujourd'hui par l'église grecque et d'après laquelle la naissance de J.-C. tombe l'an 5508 de la création. Ainsi l'an 6817 répond à l'an de J.-C. 1309, calcul conforme à celui donne par l’Art de vérifier les dates.

[359] Jean de Neuilly, seigneur de Passava, était maréchal héréditaire de la principauté et en cette qualité était un des douze grands feudataires qui avaient droit de haute justice sans appel et pouvaient bâtir des forts dans leur seigneurie. Le texte des Assises définit clairement ces droits, et quels sont ceux auxquels ils sont réservés.

[360] Le texte des Uxance del principato d'Achaia est fort clair à ce sujet, et ce qu’il y a de curieux, c'est que le fait sur lequel ce texte de loi s'appuie est précisément le fait mentionné ici par notre chronique, ce qui ajoute une grande valeur non seulement à ce récit du chroniqueur, mais à tout l'ensemble de sa narration, en prouvant à la fois et ses lumières et son exactitude habituelle.

[361] Appelé aussi Belas.

[362] L’avouerie, dit l’article 39 des Uxance, appartient à celui dans les mains duquel arrive la succession. Les devoirs de l’avoué sont fixés par l’article 83.

[363] Quand les droits n'avaient pas été réclamés à temps par le plus prochain héritier naturel, le prince devenait l'héritier du fief.

[364] Les feudataires avaient le droit de réclamer cour plénière, c'est-à-dire assemblée générale de tous les chefs, et non pas seulement du conseil habituel du prince.

[365] D'après l'article 36 des Uxance, l'héritier doit en effet se présenter dans les quarante jours, sous peine de perdre le revenu d'une année du fief; et s'il ne se présente pas dans le terme d'un an et un jour en cas de présence dans la principauté, de deux ans et deux jours en cas d'absence, il est dépossédé du fief. cette loi, qui retenait les possesseurs de fiefs dans les pays conquis, est appelée par les Uxance loi de conquête.

[366] Aussitôt qu'un feudataire arrivait à une succession de fief, il était tenu de faire hommage à son seigneur. L'art. III des Uxance détermine le mode de serment et la nature des obligations. Il est nécessaire d'avoir le texte sous les yeux pour bien suivre cette discussion légale.

[367] Suivant l'article C des Uxances: Tout individu absent de la principauté, même avec permission, est dépossédé de tout droit à un fief qui viendrait à vaquer s'il ne se présente pas dans l'intervalle de deux ans et deux jours, et le fief est donné à l'héritier qui suit. Il ne peut faire valoir aucun empêchement en excuse de son absence:

Ma, ajoutent les Uxances, si lo signor die sucieder, lo puo prolongar lo lermene a tuia soa voluntade. C'est-à-dire, le prince peut, à sa volonté, accorder dans ce cas l'héritage au réclamant; mais s'il l'accorde, c'est une faveur et non une justice. C'est là sans doute ce que le prince Guillaume voulait dire en demandant à Nicolas de Saint-Omer s'il réclamait justice ou faveur.

[368] On a déjà vu que ce n'était pas la fille de Robert de Courtenay, mais de Pierre de Courtenay, qu'avait épousée Guillaume de Villehardouin.

[369] Geoffroy II de Villehardouin, frère de Guillaume.

[370] Léonard de Vérules.

[371] Il s’agit du livre des Assises et bons usages de la principauté.

[372] Il lui donna en effet une partie de l'ancien fief d'Acova, et en le réunissant à d'autres fiefs de son domaine, il en forma la baronnie de Matagrifon dont elle fut titulaire. Plus tard il la déclara par son testament héritière de sa sœur aînée Isabelle dans la principauté, au cas où Isabelle mourrait avant elle sans laisser d'enfants légitimes.

[373] C'est le livre dont il est parlé dans le commencement de cette chronique et dont le contenu rappelle celui du Domesday.

[374] Les fiefs étaient divisés en fiefs d'infanterie et fiefs de cavalerie, suivant la nature de leurs services. Les fiefs de cavalerie étaient plus riches et leurs obligations plus étendues, et le prince ne pouvait faire peser cette charge sur les feudataires si cela n'était exprimé dans le texte de création de leur fief. Il y avait même quelques dispenses pour eux.

[375] C'est-à-dire le capitaine d'armes, un des trois fonctionnaires de la principauté, tels qu'ils sont mentionnés dans les Assises.

[376] C'est-à-dire le livre dans lequel on consigne le sultat des délibérations des assemblées publiques.

[377] C'est à dire un fief d'hommage simple, différent de l'hommage de feudataire et d'un ordre inférieur. Voici les trois articles dans lesquels ou spécifie cette différence.

LXXII. La différence entre l'homme lige et l'homme de simple hommage est:

L'homme de simple hommage est tenu d'accepter de son seigneur un office honorable; le lige, non.

Le lige est du conseil du seigneur; l’homme de simple hommage, non.

La femme lige peut se marier sans le demander au seigneur, en lui donnant le tiers des revenus de la première année, ou la valeur; la femme de simple hommage doit obtenir permission.

Le lige, si sa terre est saisie par le seigneur, a un an et un jour pour déposer plainte; l'homme de simple hommage a quarante jours.

Le lige a une cour; l'homme de simple hommage, non.

[378] On était assez habitué alors à tout placer sur le lit; cet usage s'est conservé fort longtemps, puisqu'on trouve dans les instructions données sous le règne d'Henri VIII, par un duc de Northumberland, sur la manière de remplir les fonctions de gentilhomme de la chambre, qu'on doit empêcher de déposer les manteaux et les chapeaux sur le lit du roi.

[379] On a vu dans l'article 68 des Uxances que la formule de l'investiture était de se servir tantôt du gant et tantôt d'autre chose, comme d'un anneau. Le vieil auteur du roman de Girard de Roussillon duc de Bourgogne, fait aussi mention de cette investiture avec le gant.

[380] Guillaume de Champlitte, dont il a été question au commencement de ce second livre.

[381] Les devoirs du bail sont déterminés par les Assises.

[382] Les antiquaires qui ont écrit sur la loi salique et l’exclusion des femmes de la couronne, dans les royaumes fondés par les Francs, n’avaient pas encore songé au péché originel.

[383] Son vrai nom était Hugues de Sully et Rousseau n'était qu'un surnom pris de la couleur de ses cheveux. C'est ce qu'attestent deux autorités tout à fait diverses. L'une est un acte de 1294 dans lequel on le trouve sous son nom et son surnom, Hugo dictus Rufus de Soliaco, signant comme témoin à l'engagement pris par Catherine de Constantinople de ne pas se marier sans l'agrément de Charles d'Anjou et de ses héritiers. L'autre autorité est celle de Pachymère qui aura probablement induit Ducange en erreur; (peut-être Sully le Magne, à cause de sa grande taille), mais qui explique parfaitement bien que Rousseau n'est qu'un surnom. Le roi Charles, dit-il, nomma pour commander cette expédition sur Constantinople (en 1281) un homme qui surpassait tous les Francs en orgueil, homme d'une taille extraordinaire, d'un esprit hautain, toujours prêt à s'emporter dans les conseils. Ses cheveux étaient d'un blond ardent; il portait insolemment la tête haute et tous ses mouvements indiquaient un homme, passionné. C'est de sa chevelure et de sa figure colorée qu'il avait, à ce que je crois, pris le nom de Rousseau.

[384] Ce Benoît est peut-être le huitième archevêque de Patras, dont le nom est laissé en blanc dans Oriens Christianus, et qui succéda à Guillaume et précéda Nicolas Ier dans cet archevêché.

[385] Ces obligations du prince envers les liges et des liges envers le prince forment les deux premiers articles des Uxance.

[386] Il est difficile d'exprimer plus nettement l'égalité qui existait alors entre tous les membres qui composaient le corps social; car à cette époque les nobles, les prélats et les souverains formaient à vrai dire toute la société. Alors les droits étaient bien définis et l'égalité était incontestable entre tous; chaque acte public forçait le souverain à se ressouvenir des limites de son autorité

[387] Ce sont les pairs du prince et hauts justiciers dont j'ai parlé plus haut. Les trois seigneurs de l'Euripe étaient les trois fils de Guillaume dalle Carceri. Lorsque Guillaume dalle Carceri, fils de Rahan, conquérant de Naxos, épousa Hélène de Montferrat, et devint par ce mariage roi de Salonique, il divisa l'Euripe en trois seigneuries pour ses trois fils.

[388] J'ai indiqué, d'après l'article 171 des Uxance, ces divers offices. Le protovestiaire, le trésorier, appelé aussi chancelier ou logothète, et le capitaine d'armes avaient l'autorité générale. Sous le capitaine d'armes étaient placés les deux provéditeurs qui rendaient la justice au nom du prince à Glarentza et à Andruzza, et les châtelains, qui n'avaient d'autorité que dans l'intérieur de leur forteresse. Cette autorité était d'ailleurs fort limitée, comme on le voit par l'article IX, que j'ai déjà cité en ce qui les concerne, et comme ou peut en conclure du peu d'autorité du prince, qui était plutôt le chef d'une aristocratie qu'un autocrate. Je me contenterai d'en rapporter quelques exemples tirés du code.

L'exception est, pour marier sa fille et pour se racheter s'il est pris: alors il peut mettre un impôt sur les hommes de simple hommage et sur les autres habitants à mourir; s'il veut aller au Saint-Sépulcre ou aux tombeaux des apôtres saint Pierre, saint Paul et saint Jacques.

[389] Il s'appelait Philippe et mourut fort jeune, en 1277.

[390] Les rois de Naples possédaient déjà la seigneurie directe en vertu du traité de 1267; par la mort de Philippe ils succédèrent aussi au domaine réel.

[391] On a vu dans le cours de ce livre qu'il y avait été envoyé par le prince Guillaume Ier en expiation de sa révolte. Je donne à la suite de ma notice deux actes signés par Guy de la Roche pendant son voyage en France; ils sont tous deux du mois de février 1260. Il dut partir avant la guerre de Pélagonie de 1259, et ne revint qu'au moment où, après l'entrée de Michel Paléologue à Constantinople, en 1261, le prince Guillaume traita de sa rançon.

[392] Alors Michel Paléologue.

[393] Les Francs conservèrent comme un voit leurs usages dans les pays de leur conquête.

[394] Abréviation de Marguerite.

[395] En 1309. On a déjà parlé de cet événement dans le cours de cette chronique. Il est raconté avec détail dans la chronique catalane de Ramon de Muntaner qui suit.

[396] Il est question ici de Guillaume de la Roche, frère de la comtesse de Brienne.

[397] Le duc de Naxos était en même temps souverain des Cyclades et se disait souverain de la mer Egée, Égéopélage, corrompu en celui d’Agiopélage (mer sainte), et Archipélage, devenu Archipel. Bondelmonti, dans son livre des îles de l'archipel, donne au mot Archipel une autre étymologie qu’Agiopélage.

[398] Voyez, pour l'histoire des ducs de Naxos, un volume intitulé: histoire nouvelle des anciens ducs et autres souverains de l'Archipel. Paris, 1698, in 12.

[399] Sa femme l'avait eu d'un premier mariage avec Guy Ier de la Roche. Hugues avait aussi un fils de son premier mariage avec la sœur de Guy Ier. Il s'appelait Gautier de Brienne et était resté en Sicile. De leur second mariage ils eurent Jeannette, mariée depuis à Nicolas Sanudo.

[400] Nicolas de Saint-Omer avait épousé en premières noces Marie, fille de Bohémond, VIe du nom, prince d'Antioche et de Tripoli, et de Sibylle, fille d'Aïlhon, roi d'Arménie, et n'en eut pas d'enfants.

[401] C'est probablement le vieux Navarin, le nouveau ayant été bâti par les Turcs. On y voit encore une chapelle dédiée à Saint-Nicolas.

[402] Le roi de Naples, suzerain de la Morée.

[403] Ou maréchal héréditaire, par son mariage avec l'héritière de Jean de Neuilly, office fort différent de celui de maréchal temporaire ou capitaine d'armes.

[404] Ce fui en 1291 que dorent de Hainaut épousa Isabelle de Villehardouin, dont il eut une fille, nommée Manant, qui naquit en 1295. Florent mourut vers l'an 1297.

[405] Charles II, délivré de sa prison en novembre 1288.

[406] Charles Ier d'Anjou, mort le 7 janvier 1285.

[407] Au lieu de Louis il faut lire Philippe.

[408] Florent de Hainaut, seigneur de Braine et de Hall au comté de Hainaut, grand connétable du royaume de Sicile. Il était fils puîné de Jean d'Avesnes, comte de Hainaut, et d'Alix de Hollande. Il est mentionné dans les livres de Baudouin d'Avesues, à la suite de la généalogie de sa famille, en qualité de prince de Morée, ainsi que dans l'ex-Irait latin que Jacques de Guise donne de ces mêmes livres. Voici l'extrait français des livres de Baudouin: "Monseigneur Jehan d'Avesnes, fils de la comtesse Marguerite (fille de Baudouin de Constantinople) qu'elle avoit conchu de monseigneur Bouchard d'Avesnes au vivant de sa mère, se maintint très noblement, et suiroit joustes, ne hours, tournois et tous aultres esbatemens çhevallereux, et menoit très grant train, et faisoit grans despens; dont on cliantoit de lui:

Pour le sacrement d'amour Jehan d'Avesne donnoit tout. i! print à femme la sœur Willequin d'AIIemaigne, qi, estoit conte de Hollande de son héritage. Il eult de sa femme sept fils, dont l'aisné eult nom Jehan, qui fut conte de Haynault après le dechès de la comtesse Marguerite, sa taye; car son père, messire Jehan, mourut devant sa mère; le second fils monseigneur Jehan d'Avesnes eult nom Baudouin; le tiers Florens, et fut prince de la Mourée; le quart Guillaume et fut évesque de Cambray; le quint Bouchard, et fut évesque de Mes; le sixiesme eult nom Guy et fut évesque d'Ulret; le septiesme Jehan et fut aveugle. » L'extrait latin donné par Jacques de Guise dit: «Tertius filius vocatus est Florentins, et fuit princeps de la Mourée. »

[409] Il s'agit ici non pas du conquérant de Constantinople, Michel Paléologue mort le 11 décembre 1282, au retour se son expédition d'Orient, et au moment où il avait résolu de réunir toutes ses forces pour ramener à l'obéissance l'occident de l'empire, mais de son petit fils.

[410] Nicéphore Ange Ducas Comnène.

[411] On a vu que Guillaume de Villehardouin avait épousé la sœur du despote d'Arta.

[412] Thomas Ducas Comnène, fils de Nicéphore et d'Anne Paléologue, fille d'Eulogie qui était sœur de Paléologue.

[413] Il s'appelait Richard III de Tocco. Le père Coronelli dit que ce fut ce Richard, qu'il appelle le marquis Ricciardo de Tocchi, qui fonda l'évêché de Céphalonie et y érigea un chapitre de chanoines.

[414] Il est probable que ce fut cette fille qui fut mariée ensuite au fils du comte Richard, nommé Jean, comte palatin, sire de Céphalonie et de Zante, comme on peut le voir dans un acte de 1304, signé de ce Jean.

[415] Soldats, souldiers ou soudoyers.

[416] Le texte dit une petite aiguille.

[417] On appelait alors en français les Génois Genevois de l’italien Genova.

[418] Un traité conclu à Ninfée en 1261, entre Michel Paléologue et les Génois, fixe à 50 le nombre des galères qui devaient être fournies à l’empereur sur sa demande, et déterminer la solde que celui-ci devait payer à tous les Génois employés à bord.

[419] Après ce vers se trouve une lacune dans le manuscrit de Paris. Je l'avais indiquée dans ma première édition, sans pouvoir en déterminer retendue; mais le manuscrit de Copenhague donne après ce vers 80 autres vers relatifs à cette même campagne d'Arta, et faisant suite à ce récit. Après ces 80 vers, le manuscrit de Copenhague se termine brusquement et d'une manière tronquée après ces mots: « Ils arrivèrent promptement dans le canton de Vonitza, » sans rien donner des derniers feuillets du manuscrit de Paris, ni de l'amusant épisode de Geoffroy de Brienne, qu'on va lire dans le texte. Il paraît même que le récit de la campagne de l'empereur contre le despote Nicéphore est loin d'être complètement terminé. Tel qu'il est, le morceau qui comble une partie de cette lacune est cependant important, et je le rétablis dans la traduction. Ce manuscrit de Copenhague, bien que tronqué an commencement, au milieu et à la fin, n'en est pas moins fort intéressant. Non seulement le style grec est meilleur que celui du manuscrit de Paris, et l'écriture plus rapprochée du commencement quatorzième siècle, époque à laquelle écrivait le chroniqueur, mais quelques lacunes du manuscrit de Paris y sont comblées, et certains récits y sont plus développés. Parfois, il est vrai, ce ne sont que deux ou trois vers ajoutés; mais quelquefois aussi les additions et modifications sont beaucoup plus essentielles. On en jugera par les deux exemples que je vais rapporter. Après avoir dit, comme le manuscrit de Paris, que « Le prince envoya deux messagers auprès du chef impérial des Grecs de Morée; » au lieu de la phrase qui suit, le manuscrit de Copenhague ajoute:

« Il les chargea de lui communiquer (au chef impérial en Morée) et de lui dire: que le prince de Morée venait d'arriver dans cette partie du pays soumise à la domination des Français; qu'il avait trouvé ce. pays désert et entièrement ravagé, et qu'on lui avait répondu que c'était là le résultat de la guerre faite par l'empereur à la principauté; que telle est en effet l'œuvre de la guerre: les plus belles contrées du monde, la guerre les détruit ou les transforme en solitude; que si donc il désirait faire amitié avec le prince de Morée, il eût à lui faire connaître ses internions. Le chef impérial, etc. » (Le reste comme dans le manuscrit de Paris.) Une addition très importante est fournie par le manuscrit de Copenhague. Après avoir dit que le chef annuel impérial de la Morée allait être remplacé par un autre qui pourrait être porteur de la volonté impériale, et qu'il était donc utile « d'expédier un messager à Constantinople auprès de l'empereur pour lui exposer en détail et par les lettres qu'il porterait et de vive voix, que le prince Florent, qui venait d'arriver en Morée, avait demandé à faire avec lui une paix durable, qui permît enfin aux habitants français et grecs de jouir de quelque repos, le manuscrit de Paris termine brusquement son récit pour passer au despote d'Arta, comme on le voit dans les sept vers suivants:

Au lieu de ces vers, le manuscrit de Copenhague donne une addition toute nouvelle et fort intéressante dont voici le sens:

« A cette nouvelle (des intentions pacifiques du nouveau prince de Morée) l'empereur fut charmé. Le nouveau chef qu'il allait envoyer en Morée était un certain noble seigneur de la cour impériale, nommé Philanthropinos, faisant partie des douze familles du palais; ce fut lui qu'il chargea de faire connaître sa réponse à messire Florent, prince et seigneur de Morée. Dès son arrivée en Morée, Philanthropinos envoya un messager au prince et le chargea de la réponse de l’empereur. Il lui faisait savoir: que lui-même était arrivé comme chef impérial en Morée, et qu'il avait reçu l'ordre de son souverain d'aller le trouver, et d'avoir un entretien avec lui au sujet de la paix que le prince demandait à conclure. Le prince lui envoya dire aussitôt, par deux chevaliers porteurs de ses serments écrits et d'un sauf-conduit, qu'il eût à se rendre à Andravida. Philanthropinos prit avec lui les plus expérimentés des chefs impériaux, et, accompagné d'une suite honorable, il se rendit à Andravida, où le prince était déjà arrivé, accompagné aussi de ses chefs, les plus habiles qui fussent alors en Morée. Dès que le prince et Philanthropinos furent réunis; ils entrèrent aussitôt en conférence au sujet de la paix qu'ils voulaient conclure. Ils mirent par écrit les divers chapitres de la trêve et les jurèrent, le prince le premier, puis le chef impérial ensuite. Le prince lui adressa alors la parole en ces termes: « Je vous prie, mon ami, de ne pas recevoir mes paroles avec déplaisir; je vais vous parler et n'expliquer avec franchise. Viras voyez de vos yeux que je suis seigneur et prince en Morée; que je puis y faire tout ce que bon me semble; que ma volonté y est respectée et immuable; que je ne suis soumis à aucune nécessité étrangère, et que mon pouvoir se maintiendra aussi longtemps que cela pourra me convenir. Il n’en est pas ainsi de votre seigneurie, mon frère, vous le savez; vous ne gouvernez ce pays qu'à terme, et vous ne pouvez rien faire qui dure au-delà de ce terme. Ainsi comme c'est moi, moi le seigneur et maître perpétuel de ce pays, qui ai signé en personne, il convient que ce soit aussi l'empereur qui signe en personne. Je désire donc qu'il fasse dresser un acte scellé de la bulle d'or, afin que je le conserve entre mes mains pour sûreté de la paix, de même que vous avez entre vos mains mes lettres scellées de mon sceau. Le chef impérial répondit alors: « Messire, votre puissante seigneurie dit la vérité; je le déclare, tout ce que vous dites est parfaitement vrai. Si donc vous voulez que tout se fasse conformément à ce que vous demandez, ordonnez à deux de vos chevaliers de venir avec moi. Je les ferai accompagner par deux nobles seigneurs grecs, et j'écrirai à mon saint maître pour lui faire part de ce que désire et demande votre seigneurie, afin qu'il ordonne qu'on mette par écrit les chapitres de la trêve, qu'il les fasse sceller de la bulle d'or, et qu'il fasse lui-même, en présence des deux chevaliers envoyés par vous, un serment conforme à celui que vous avez fait.» Le prince avant entendu ces paroles, les approuva fort, et donna l'ordre à messire Jadre, son grand connétable, et à messire Geoffroy d'Aunoy, seigneur d'Arcadia, de se rendre tous les deux à Constantinople, auprès de l'empereur. Philanthropinos lui-même s'y rendit avec eux. L'empereur leur fit un très gracieux accueil. Il trouva fort désirable de conclure la trêve et la paix avec le prince de Morée, à cause des grandes dépenses que lui occasionnaient les troupes qu'il était obligé d'envoyer dans ce pays pour résister aux Français. Il fit aussitôt écrire les chapitres de la trêve, fit rédiger son serment et le scella de la bulle d'or; puis, en présence des deux chevaliers, il jura en personne de s'y conformer, et le remit entre leurs mains. Ils le prirent, revinrent en Morée, et le donnèrent au prince qui le reçut avec de vives démonstrations de joie. Lorsque la trêve et la paix furent ainsi garanties entre l'empereur et le prince de Morée, celui-ci, en homme sage qu'il était, se livra tout entier à l'administration de son pays et au développement de toutes les ressources qui s'y trouvaient. Il vivait en paix avec ceux des Grecs qui étaient sujets de l'empereur, et tous prospérèrent, Français et Grecs. L'empereur s'étant ainsi assuré les moyens de vivre en bonne paix avec le prince de Morée, se décida bientôt à attaquer le despote d'Arta, Kyr Nicéphore. Il nolisa soixante galères génoises et leur ordonna de mettre à la voile et de sortir de la Morée pour entrer dans le golfe d'Arta, de débarquer dans l'intérieur du Xéroméron, près d'Arta, et de courir et ravager tout le pays. Il fit aussi avancer en même temps par terre quatorze mille hommes de cavalerie et trente mille d'infanterie; car on en comptait tout autant. Ces troupes partirent de là Romanie, traversèrent la Valachie et arrivèrent sous les murs de Jannina, devant le château de Lambros. Ils y dressèrent aussitôt leurs tentes pour en faire le siège. Le fort de Lambros est très élevé. Il est construit dans un marais et tout entouré du grand lac Ozeros. Les habitants y entrent au moyen d'un pont, et on ravitaille la place à l'aide de barques; et pourvu que ce fort soit approvisionné suffisamment, les habitants pensent que le monde entier ne pourrait s'en rendre maître. Ici je cesse de vous parler de l'empereur, et je vais vous conter la conduite du despote. »

Tous ces détails sont, comme on le voit, fort intéressants pour l'histoire des dernières années du treizième siècle et de la domination française en Morée, et se lient fort naturellement avec les faits suivants, qu'ils expliquent. Les détails géographiques sont, comme tous ceux donnés par cette chronique, d'une exactitude parfaite, et quoique les lieux n'aient pas conservé les mêmes noms, on peut presque toujours les reconnaître par la description qui en est donnée. Ainsi le château de Lambros, par exemple, est le château du Lac, qui commande Jannina; le grand lac Ozeros (ozeros est un mot slave qui signifie lac) est le lac de Jannina, et non le Grand-Ozeros, situé beaucoup plus loin, A tout prendre, cette chronique est une des plus intéressantes des auteurs byzantins, et je me félicite d'avoir le premier mis tous les amis de l'histoire en état de l'apprécier. En la republiant une seconde fois, et eu mettant le premier au jour le texte tout entier, au bas de ma traduction, j'ai moins pour but l'avancement de la philologie grecque, dont je suis juge peu compétent, que celui de notre histoire nationale dans tous ses embranchements, étude à laquelle a été dévouée la meilleure partie de ma vie. La partie philologique de cette chronique va d'ailleurs être traitée d'une manière tout à fait satisfaisante, puisqu'un professeur aussi éclairé et aussi scrupuleux que M. Landois se charge de publier le texte du manuscrit de Copenhague dans un volume de la Byzantine de Bonn.

Au reste, bien que j'aie été le premier à publier en entier cette chronique, plusieurs autres avant moi lui avaient rendu justice. Outre Ducange, qui l'a souvent citée dans son précieux Glossaire grec, il m'est tombé l'année dernière entre les mains, chez M. de la Reynaude, libraire de Toulouse, une histoire en grec moderne, que j'ai aujourd'hui en ma possession, et qui contient une analyse rigoureuse et suivie de cette chronique, analyse certainement faite sur un autre manuscrit que ceux de Copenhague et de Paris, ou celui de Berne qui est la reproduction de ce dernier, puisque j'y trouve, sur les li mites des possessions françaises et grecques en Morée et sur quelques autres points, des détails qui n'existent pas dans les manuscrits que je cite ici. L'histoire grecque dont je parle est intitulée: On peut voir à la suite de ma notice les morceaux de cette chronique qui sont évidemment tirés de la Chronique métrique, bien qu'elle n'y soit jamais nommée ou désignée, et dont l'insertion dans cette compilation historique de Dorothée, avait été jusqu'ici inaperçue.

[420] De Prévéza.

[421] Les térides étaient des bateaux longs de transport. C'est un mot d'origine catalane souvent employé par Ramon de Muntaner dans sa Chronique qui suit celle-ci. Il est probable qu'après les excursions des Catalans au commencement du xive siècle, et la terreur qu'ils portèrent dans les provinces de l'empire grec, ce mot usité par eux aura passé dans la langue grecque. La Chronique de Muntaner qui suit offre l'explication de beaucoup de termes relatifs à ces navires et à leurs manœuvres. On trouvera dans une note antérieure tout ce qui concerne les personnes composant l'équipage d'un vaisseau au XIIIe siècle, et pour compléter ces notions, je donne ici les stipulations entre saint Louis et les Génois, qui font connaître tout ce qui compose le matériel d'un navire à la même époque.

Le cahier coté 456-24 des Archives du royaume contient un traité entre la république de Gênes et le roi saint Louis, par lequel la commune s'engage à faire faire pour 14,000 1ivres tournois deux vaisseaux destinés au voyage d'outre-mer en 1270. Je donnerai ici tout ce qui dans ce traité est nécessaire à notre objet.

[422] Vonitza est située sur la langue de terre qui forme au midi le golfe d'Arta. Ici se termine le manuscrit de Copenhague. Il est évident que le récit du chroniqueur devait être plus complet et s'étendre au moins jusqu'à la mort de Michel Paléologue. Il ne parait pas que la chronique allât au-delà. La compilation de Dorothée, extraite évidemment de cette chronique, se termine aussi, pour les événements de Morée, à l'année 1282.

[423] Les événements qui ont fourni le sujet de cet épisode sont antérieurs à l'arrivée de Florent de Hainaut, en Morée; mais je ne puis en déterminer l'année précise.

[424] Le pays des étrangers.

[425] De l’italien fiasco.

[426] Au roi de Naples, seigneur supérieur de la Morée. A la mort de son fils Philippe, mari d'Isabelle, en 1277, le titre de prince de Morée avait été conféré à l'héritier du royaume de Naples, qui le conserva jusqu'à ce qu'il passât à Florent de Hainaut par suite de son mariage cette même Isabelle

[427] J'ai rectifié l'erreur, du chroniqueur qui donnait cette seigneurie d'Arcadia à Ancelin de Toucy. Beaucoup d'autres témoignages attestent en effet que c'est à la famille d'Aunoy que fut donnée la seigneurie d'Arcadia; et la généalogie placée ici dans le texte vient encore les confirmer

[428] Ici se termine le manuscrit de Paris, et cette fin indique bien la clôture de tout le poème, sans laisser supposer qu'il y manque rien de ce qu'a voulu y insérer l'auteur. Les lacunes qui se trouvent dans le manuscrit sont disséminées çà et là dans la chronique. J'ai pu en combler quelques-unes; il en reste probablement d'autres que je ne puis combler; de ce nombre est le récit de la guerre d'Arta dans lequel j'ai rétabli la partie donnée par le manuscrit de Copenhague, mais qui est encore incomplet. Les historiens byzantins m'ont fourni quelques faits de plus, en même temps que la confirmation des faits donnés dans cette chronique. On trouvera année par année, dans ma notice, la réunion de toutes ces autorités historiques contemporaines. Le morceau de Dorothée, par lequel je clos les citations et qui contient à la fois l'analyse de ce poème et des détails tout nouveaux sur les limites des possessions entre les Francs et les Grecs en Morée, prouve qu'outre les manuscrits connus, il doit exister de notre chronique quelques autres manuscrits qu'on trouverait probablement un Grèce.

Cette conviction de la nécessité de visiter en personne tous ces lieux conquis ou fondés par des hommes qui nous appartiennent, et de la presque certitude d'y trouver de nouveaux faits à ajouter a nos annales et probablement de nouvelles gloires à ajouter à nos gloires, me détermine à faire le voyage d'Orient et à y suivre pas à pas les traces qu'ont pu y laisser les noires. De grandes lacunes existent dans cette partie de notre histoire. Des travaux précieux ont sans doute préparé la voie: Ducange, par son Histoire de Constantinople sous les empereurs français; M. Bory de Saint-Vincent, par son magnifique et curieux ouvrage sur la Géographie et l'Histoire naturelle de la Morée; M. de Saulcy, par son excellent travail sur la Numismatique byzantine; mais une foule de données manquent encore pour recomposer en entier l'intéressant édifice, tout français, qui surgit tout à coup sur les mers de Grèce, comme résultat de la croisade de 1200 et au moment où Saladin venait de nous arracher Jérusalem. Où trouver les éléments de l'histoire de tous ces royaumes, de toutes ces seigneuries, démembrés alors de l'empire grec? La chronique de Morée que j'ai publiée nous a révélé beaucoup de faits sur l'histoire intérieure de cette belle principauté; mais que sont devenus tous ces états confédérés ou indépendants, jusqu'au moment où tous passèrent sous l'inflexible niveau de servitude des Turcs? Que sont devenues toutes ces îles, couvertes d'une population si intelligente et si active, sous la rude main de nos Francs? Ce vaste ensemble ne nous apparaît que confus, parce que tous les détails nous en sont inconnus. Le volume que je publie contribuera sans doute à éclaircir quelque peu ce nuage, puisque pour la première fois on pourra y suivre l'organisation féodale, légale et politique d'un vaste pays, qu'on y retrouvera et les monnaies frappées sous tous les princes, et l'existence des douze pairies qui contrebalançaient l'autorité du prince, et les lois féodales rendues vivantes par les applications qui en sont faites; et, avec la chronique de I Muntaner, les guerres intestines faites par les vainqueurs entre eux pour se disputer la propriété des vaincus. Toutefois beaucoup reste à trouver, et c'est pour aplanir la voie aux autres et à moi-même que j'ai résolu d'aller étudier les faits sur les lieux. Paris et Copenhague possèdent dans leurs bibliothèques deux leçons différentes du poème le plus curieux écrit sur cette époque. Comment supposer qu'on ne retrouve pas en Morée, surtout dans les montagnes du Magne, ou dans une des cent îles qui émaillent l'Archipel, un seul exemplaire du même ouvrage? Des familles françaises s'y sont conservées, et on n'y retrouverait aucun de ces monuments qui survivent aux familles mêmes dont ils perpétuent l'illustration! Cela me semble impossible; et la compilation de Dorothée est us témoignage parlant en faveur de mon opinion, puisqu'elle offre un extrait de notre poème grec d'après un manuscrit plus complet que les nôtres. Ce manuscrit existait donc à la fin du dix-septième siècle, époque de la rédaction de la compilation de Dorothée, et peut-être à Monembasia dont il était métropolitain. Si ce poème existe, comment ne trouverait-il pas d'autres monuments du même genre. Les châteaux ont sans doute été détruits par la guerre, mais les églises et les couvents fondés à la même époque ont généralement été respectés, et leurs archives peuvent nous offrir des détails curieux sur la vie intérieure de la principauté, et peut-être sur ses rapports religieux et politiques avec les antres seigneuries de même race. J'ai donc cru le moment venu de faire cette investigation historique avec plus de chances de succès; j'ai pensé de plus que mes études précédentes me permettaient plus qu'à tout autre d'espérer ci d'amener ces heureux résultats; et je me suis adressé à la vieille amitié de M. le comte Mole pour le prier de me seconder dans la réalisation d'un projet qui me semble d'une utilité réelle et générale. Je ne sais encore si M. le comte Mole, dans le jugement duquel j'ai foi entière, ne se défendra pas contre ma demande, par la crainte respectable de céder plutôt au laisser-aller d'une affection personnelle qu'au sentiment bien entendu de l'utilité publique; mais comme c'est le public qui doit juger en dernier ressort et de l'à-propos de mon projet et de sa bonne exécution, j'ai cru devoir insérer ici en entier ma lettre à M. le comte Mole. Par là j'aurai appelé l'attention sur une mesure nécessaire à prendre, et si ce n'est moi qui suis chargé de la mettre en œuvre, un autre ne saurait manquer d'y être promptement appelé; et enfin, si mon projet et moi nous obtenons faveur ensemble, le public pourra prononcer plus tard avec inflexibilité, si mes actes ont été conformes à mes paroles, les résultats conformes aux espérances.