SCÈNES D'UN NAUFRAGE ou LA MÉDUSE

NOUVELLE ET DERNIÈRE RELATION DU NAUFRAGE DE LA MÉDUSE

 

CHAPITRE II. — ENTÊTEMENT FATAL. BAPTÊME DU TROPIQUE.

 

 

Dangers courus près le Cap-Barbas. — Esprit d'erreur et de contradiction qui commence. — Reconnaissance du Cap-Blanc. — Fausse route. — Sondage. — Signaux de l'Echo dédaignés. — Avertissement du danger dans lequel se trouvait engagée la frégate. — La Méduse échoue.

 

Après avoir perdu de vue Ténériffe, le capitaine nous exposa à un premier danger. Les parages dans lesquels nous nous trouvions sont soumis à des tempêtes fréquentes et à des courants qui portent violemment à terre ; il aurait dû en conséquence gouverner à l'ouest ; mais dans son imprudente sécurité il tint la route du sud-ouest, qui nous rapprochait de la terre.

Cette faute fut aggravée par l'abandon funeste de la manœuvre, lorsque nous coupâmes le tropique du Cancer.

C'est un ancien usage de célébrer ce passage par des cérémonies assez bizarres, qui n'ont pour principal but que de fournir aux matelots, diversement déguisés en dieux marins, l'occasion de recueillir de l'argent des passagers, se rachetant ainsi de l'immersion dont ils sont menacés. La vigilance s'était endormie, et sans l'officier de quart, M. Lapérère, qui aperçut la terre et s'empressa de virer de bord, nous tombions dans des écueils composés de rochers qui s'étendent demi-lieue au large. C'était le golfe Saint-Cyprien, touchant au Cap-Barbas, situé par 19° 8' de longitude et 23° 6' de latitude. Cette sage manœuvre, à laquelle nous dûmes notre salut, fut cependant blâmée par le capitaine, qui ne savait pas commander. L'esprit d'erreur et de contradiction commençait à se répandre parmi nous.

M. Correard, voulant sortir de l'isolement dans lequel le laissaient les passagers, se mit alors à nous faire la description de la côte, dont nous n'étions éloignés que de cinq à six cents mètres. La crainte que lui inspirait la vue de quelques Maures, que le voisinage de cette côte nous permettait de distinguer, avait fortement monté son imagination. Il se croyait déjà esclave et conduit au Maroc ou à Tombouctou. Vint ensuite le docteur Astruc, qui nous faisait les prédictions les plus sinistres, ne se gênant pas pour nous crier ; Nous allons périr. D'un autre côté, il était curieux de voir à tribord le capitaine Chaumareys se promenant gravement sur l'arrière de la frégate, ayant à son côté M. Richefort, officier auxiliaire de marine, investi de toute sa confiance, et semblant nous dire : Je commande aux flots. Cette étrange marque de confiance que donnait le capitaine à M. Richefort, et que rien ne justifiait, blessait vivement les officiers de la frégate ; mais comme je viens de le dire, M. Lapérère ayant viré de bord, le danger avait cessé, et il n'était resté dans notre souvenir que l'émotion produite par le récit de M. Correard, la fausse prophétie du docteur Astruc, la bonhomie du Capitaine, l'insuffisance de M. Richefort, et la mauvaise humeur des officiers de la frégate. Tout cela n'empêcha pas d'aller reconnaître le Cap-Blanc.

Le Cap-Blanc fut reconnu dans la journée du 1er juillet. Cette reconnaissance qu'on ne peut révoquer en doute, a donné lieu à quelques plaisanteries de M. Correard. Il dit que M. de Chaumareys dupe d'une mystification, prit un nuage pour le Cap lui-même, le temps était brumeux ; un marin expérimenté et même un habitant des Alpes aurait pu tomber dans une semblable erreur ; mais n'en déplaise à la vue perçante de M. Correard, le Cap fut reconnu à des signes certains.

Après cette reconnaissance, on devait faire route à l'ouest sud-ouest ; par là, on eut évité le banc de sable d'Arguin, qui est un des principaux écueils des côtes occidentales d'Afrique ; mais le Capitaine, au mépris de ses instructions, et croyant n'avoir rien à craindre, ne s'éloigna pas de la côte, et la tint toujours à douze ou quinze lieues.

Dans la soirée du 1er au 2 juillet, vers les huit heures, il ordonna de mettre en panne, et fit jeter le plomb de sonde, on trouva de quatre-vingts à quatre-vingt-dix brasses d'eau, avec un fond de sable mêlé d'argile. Cette découverte, au lieu d'inspirer de la défiance au Capitaine, ne fit qu'accroître sa sécurité.

Le matin, vers les trois heures, j'étais de garde sur le pont ; j'aperçus, à une distance approximative de deux lieues, un feu qui brillait à tribord ; j'en fis de suite la remarque à l'officier de quart, M. Reynaud, celui-ci reconnut la corvette f Echo, ayant un fanal à l'extrémité de son mât d'artimon. Bientôt après, la corvette brûla des amorces et lança des fusées. Tous ces signaux qui avaient pour but de nous indiquer le danger, n'obtinrent aucun résultat ; l'officier de quart se contenta de mettre un fanal au mat de misaine, il avertit, me dit-il, le Capitaine, mais je n'aperçus point ce dernier sur le pont. Les feux cessèrent et le danger continua.

L'Echo voyant notre entêtement, nous abandonna, et nous le perdîmes de vue pour toujours. Malgré mon ignorance dans l'art nautique, j'observais avec surprise notre changement de position, relativement à la corvette ; le soir à huit heures, nous l'avions laissée à bâbord, et lors de l'apparition des feux elle était à tribord et gouvernait presque à l'ouest. Cette remarque, qui a été faite par les officiers de marine, n'aurait-elle pas dû les précautionner contre le voisinage de la terre ?

Nous arrivons au 2 juillet, qui devait être un jour de mort pour tant d'infortunés, la Providence qui veillait sur nous, sembla accumuler les avertissements pour nous dérober au malheur qui nous menaçait.

A neuf heures du matin, nous fûmes tous surpris du grand changement qui venait d'avoir lieu ; l'eau qui était verte la veille, avait ce jour-là, revêtu une teinte blanchâtre, et devenait trouble à mesure que nous avancions. Le ciel lui-même avait perdu son éclat.

Le capitaine Baignères, qui s'amusait à pêcher à l'aide d'un crochet, prit en peu de temps une vingtaine de morues. Il était midi, et la corvette l'Echo, que nous avions aperçue la veille, ne paraissait pas.

Les officiers font leur point, et se trouvent sur le banc d'Arguin, par 19° de longitude et 52° de latitude, à dix-huit lieues de la côte du grand désert de Zahara.

A trois heures et demie de l'après-midi, l'officier de quart, M. Maudet, fait jeter le plomb sans l'ordre du Capitaine ; on trouve quinze brasses d'eau.

Que d'indices, que de preuves, et quel aveuglement ! Le capitaine est prévenu de notre position, et ordonne de venir un peu plus au vent.

On sonde par son ordre... dix brasses ! l'anxiété la plus vive se peint déjà sur tous les visages, bien qu'il n'y ait encore rien à craindre. Officiers, soldats, marins et passagers se rassemblent pêle-mêle, sur le pont du navire dont les sinistres oscillations, au milieu des flots de l'Océan, semblent présager l'approche d'une immense catastrophe. On sonde de nouveau, dans une attente plus pénible encore et en présence de l'épouvante générale qui se trahit de tous côtés par un morne silence : on ne trouve plus que quatre brasses ! ! !

Un mouvement de la frégate la portant un peu plus en avant, la désolation est à son comble. Le navire frappe trois coups horribles contre le récif, une sorte de râle se fait entendre, notre vaisseau demeure immobile ! la consternation des uns et des autres est indescriptible ; tout est perdu ! la Méduse vient d'échouer ! ! !