L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

DEUXIÈME PARTIE — LA RÉPUBLIQUE

XVIII — FIN DE LA LIBERTÉ.

 

 

Les trois hommes dont nous avons suivi jusqu’ici la destinée, à laquelle celle de leur pays était liée, se trouvaient alors à Rome.

Pompée était revenu d’Orient avec une immense gloire. Absent, il semblait devoir être l’arbitre de la république ; mais sa présence le diminuait. Il ne savait pas se rendre populaire, et les efforts qu’il faisait pour le devenir blessaient de plus en plus le sénat.

Cicéron avait joué le premier rôle pendant son consulat ; son succès avait ébloui un moment la foule et lui-même tout le premier ; mais il lui était impossible de rester au rang où les événements et son courage l’avaient porté. Les patriciens ne subissaient qu’à regret la reconnaissance qu’ils ne pouvaient lui refuser. Les hommes de guerre n’étaient pas disposés à prendre pour drapeau la toge du consulaire, à laquelle ils n’admettaient pas que dussent céder les armes[1].

César, jusque-là, n’avait pas joué un rôle militaire qui pût être comparé à celui de Pompée, ni un rôle politique égal à celui de Cicéron. Il n’avait pas été consul ; mais, par une habileté toujours sûre et qu’aucun scrupule n’arrêtait, il avait miné le terrain sous les pas de ses rivaux, compromis Cicéron et le sénat, enfin attiré à lui la popularité que Pompée, ce grand conquérant, n’avait pas su conquérir.

Le jour où expirait le consulat de Cicéron, il se présenta au pied de la tribune pour y monter et, suivant l’usage, rendre compte au peuple de ce qu’il avait fait pendant la durée de sa charge. Le tribun Metellus y avait pris place et lui défendit de parler ; celui qui avait fait mettre à mort des citoyens romains sans les entendre ne méritait pas d’être entendu ; cet outrage était un avant-coureur des récriminations qui attendaient le consul dès qu’il aurait déposé le pouvoir.

Mais ce fut pour Cicéron un dernier triomphe. Il insista sur son droit de jurer que dans l’office qu’il venait de remplir il n’avait point démérité ; il fallut y consentir. A la tribune, à côté d’un ennemi acharné, en présence de ce peuple ébranlé, Cicéron eut un mouvement sublime, et, changeant la formule ordinaire du serment, il s’écria : Je jure qu’à moi seul j’ai sauvé la république et cette ville ![2] Ce cri d’un noble orgueil alla au cœur du peuple, qui lui répondit par des acclamations[3], et quand, simple citoyen, il rentra dans la maison des Carines, où il logeait encage, la foule l’escorta comme au jour où il avait triomphé de la conjuration de Catilina.

Dès ce moment, les haines que Cicéron avait soulevées commencèrent à le poursuivre. Ses ennemis cherchèrent à le faire passer pour un homme cruel qui avait exercé un pouvoir tyrannique. Cicéron voulut répondre à ces dangereuses accusations, et la première fois qu’il reparut simple citoyen devant le jury romain, ce fut pour défendre P. Sylla d’avoir trempé dans la conjuration de Catilina. L’innocence de ce Sylla est bien douteuse ; mais, en le défendant, Cicéron voulait surtout se défendre lui-même. Dans ce discours prononcé en présence d’une grande foule qui remplissait le Forum, Cicéron revient plusieurs fois sur son humanité, sa douceur ; on sent qu’il s’efforce surtout d’éloigner de lui tout soupçon de cruauté et de tyrannie. Il rappelle sans doute avec un peu d’emphase ce qu’il a fait dans son consulat qui vient de finir. Il s’écrie, s’adressant non plus aux juges assis sur leurs sièges, mais au peuple assemblé dans le Forum : Je dis à très haute voix pour que vous puissiez tous m’entendre et je dirai toujours... Suit un tableau des périls de Rome qu’il rend pour ainsi dire présents à ses auditeurs en leur montrant les temples, les maisons qui entouraient le Forum, et dans lesquels était une armée de conspirateurs dangereux que seul il a dissipés[4].

A partir de ce moment, Cicéron cesse de jouer un rôle politique ; pénétré du sentiment de sa faiblesse, il se résigne avec amertume à plier sous César et Pompée.

En vain s’efforçait-il de se passer de leur appui en gagnant la faveur de plusieurs hommes d’une importance secondaire parmi la noblesse ; ce fut sans doute dans ce but, et non pas seulement par amour pour les lettres, qu’il appuya d’un beau discours les prétentions du poète Archias au droit de cité. Archias, protégé de l’aristocratie, était surtout cher à Lucullus qui venait de vaincre en Asie et pouvait paraître encore devoir balancer l’influence de Pompée ; et puis Archias avait commencé à célébrer en vers le consulat de Cicéron. On voit combien il était avide de louanges par une lettre adressée plus tard à Lucceius, son voisin de campagne à Tusculum et à Cumes, qui écrivait une histoire romaine, lettre dans laquelle Cicéron[5] l’engage assez naïvement à altérer un peu la vérité à son profit.

N’ayant, pour se consoler de l’ingratitude qu’il sentait venir, autre chose que la conscience de sa gloire, n’était-il pas excusable de revenir trop souvent sur le grand acte qui l’a justement immortalisé, et de se rendre à lui-même, avec trop de complaisance sans doute, une justice que tout le monde ne lui rendait point ? Faut-il s’étonner dès lors s’il remplit les discours qu’il prononça vers cette époque de ses propres louanges ? C’est ce qu’il fit en défendant Sestius, qui avait proposé de rappeler Cicéron, et avait, à l’appui de sa rogation, opposé des gladiateurs à ceux de Clodius, d’on était résulté un tumulte au Forum, dans lequel Sestius avait été blessé.

Encore ici Cicéron plaidait pour lui-même en plaidant pour son véhément défenseur ; en même temps il accusait Clodius, Gabinius, Pison, effleurait César et même Caton, glorifiait Pompée, et, enhardi par l’attention silencieuse d’une foule immense, condamnait la fausse popularité, exaltait la vraie aristocratie qu’il disait composée de tous ceux qui voulaient le bien de la république, en y comprenant à ce titre les négociants, les paysans et les affranchis[6] ; dans ce long discours il fut très peu question de Sestius et beaucoup de Cicéron, dont l’argumentation peut se résumer ainsi : Les ennemis de Sestius et les miens sont des scélérats ; j’ai sauvé la république ; vous avez voulu mon retour, condamnerez-vous celui par qui je vous ai été rendu ?[7]

Le discours contre Vatinius témoin est dans nos idées une chose incroyable ; nous ne saurions comprendre qu’un avocat, auquel la loi donnait le droit d’interroger un témoin, l’accable d’injures à propos de faits étrangers à la cause. Cicéron reprochait à Vatinius d’avoir une fois, étant accusé, escaladé le tribunal du préteur, chassé le magistrat du tribunal, renversé les sièges des jurés, brisé les urnes, ce qui était grave ; il lui reprochait aussi, ce qui l’était moins, d’avoir paru en habit de couleur sombre[8] à un festin donné pour célébrer une victoire désagréable à Vatinius, dans le temple de Castor dont il est fait mention sans cesse à propos des événements de ce temps. Cicéron reprochait aussi à Vatinius d’avoir fait siéger dans les rostres[9] un témoin suborné pour accuser Cicéron et d’autres sénateurs d’un complot contre la vie de Pompée, tandis que les tribuns n’y faisaient placer d’ordinaire que les personnages considérables dont ils vérifiaient les pouvoirs. Tous ces faits ont leur importance pour l’histoire du Forum.

Cette violente invective, motivée seulement par la rancune de Cicéron contre Vatinius, était au fond dirigée contre César, mis hors de cause au moyen d’une précaution oratoire qui ne pouvait le tromper ; car Cicéron reprochait à l’ancien tribun les mauvais traitements subis par Bibulus l’infortuné collègue de César, traitements que celui-ci avait autorisés de sa présence et certainement encouragés.

Tandis que Pompée s’effaçait et que Cicéron descendait, César allait commencer à briller et à monter.

César voulait être consul ; pour cela il était revenu en toute hâte d’Espagne ; il avait sacrifié le triomphe au Capitole pour le triomphe au champ de Mars ; il l’avait obtenu : il était consul. Maintenant, ce dont il avait besoin, c’était de triompher au Forum.

Avant d’y paraître, il proposa dans le sénat une loi agraire qui n’était plus, comme au temps des Gracques, une revendication des terres usurpées par les riches sur l’État, mais une aliénation des terres de l’État au profit des plébéiens pauvres et chargés d’enfants.

C’était une loi populaire ; le consul se faisait tribun.

La loi était sage et ses dispositions habilement combinées. Il semble que Caton eut tort de s’y opposer ; mais sa clairvoyance, à laquelle on n’a pas rendu justice, découvrait le but auquel César voulait arriver par la popularité. Il vint donc dans la Curie avec son intrépidité ordinaire pour le combattre ; il était seul ; toutes les autres voix ou approuvaient ou se taisaient. César, le traitant comme un perturbateur, donna ordre à un licteur de l’arrêter et de le conduire en prison. Caton se leva tranquillement pour marcher vers la prison. Ce spectacle émut et indigna ; beaucoup de sénateurs se levèrent aussi et le suivirent ; un d’eux s’écria généreusement qu’il aimait mieux être en prison avec Caton que dans la Curie avec César[10].

César, qui s’arrêtait toujours à temps, fit relâcher Caton.

Puisqu’on m’y force, dit-il, je vais recourir au peuple.

Le jour des comices, César avait pris ses précautions : un grand nombre de gladiateurs, d’esclaves et de plébéiens armés de poignards occupaient le Forum. César parut sur les marches du temple de Castor et harangua le peuple. Ce jour-là Caton n’était pas seul ; le collègue de César, Bibulus, dont le temple de Castor rappelait l’impuissance[11], montra un vrai courage contre cette populace, je suis bien tenté de dire cette canaille, qui le fit rouler au bas du temple de Castor, lui jeta sur la tête un panier d’ordure, brisa les faisceaux de ses licteurs sans que son collègue César intervint pour le protéger[12] ; ses amis le sauvèrent de la furie populaire qu’il bravait résolument, en l’entraînant par la voie Sacrée dans le temple de Jupiter Stator. Caton, fendant la foule, parvint à gagner un lieu élevé, et commença à parler au milieu de ce tumulte. Les césariens le saisirent et l’emportèrent. Lui, rentrant par un autre côté, s’élança à la tribune, mais ne put se faire entendre. On voulut le chasser violemment du Forum ; mais il en sortit le dernier, ferme et indomptable jusqu’au bout.

Pompée avait figuré dans la scène du Forum, dans cette scène tragique mêlée d’incidents burlesques, et il y avait joué, j’en demande pardon à sa grande ombre, le rôle du niais. Tout glorieux de paraître protéger César, dont il faisait les affaires sans s’en douter, il était venu se placer à côté de lui et déclarer qu’il approuvait la loi ; elle donnait des terres en Campanie à vingt mille de ses vétérans. Et si l’on résiste à cette loi, lui demanda César, ne viendras-tu pas au secours du peuple ?J’y viendrai avec l’épée et le bouclier, répondit Pompée. Rodomontade séditieuse et maladroite. Peu de temps après, César s’attachait Pompée par un lien de plus en lui donnant sa fille Julia.

Cicéron s’était prudemment absenté de Rome pour n’avoir pas à combattre en face César et Pompée. On le voit à cette époque aller d’une de ses villas à l’autre, de Tusculum à Antium, d’Antium à Formies, de Formies à Arpinum. Ses villas étaient son refuge dans les moments difficiles. Les séjours qu’il y a faits tiennent une grande place dans sa vie politique ; ils en marquent souvent les défaillances. Pour se consoler, il écrivait en avec l’histoire de son consulat, qu’il célébra aussi en latin. Atticus lui conseillait un ouvrage difficile comme le plus propre à distraire de lui-même son attention en l’absorbant, et le pauvre Cicéron essayait d’un traité de géographie mathématique. Mais ce travail ne l’intéressait pas autant que ses mémoires, dans lesquels il se proposait, pour se venger, de faire une histoire secrète de son temps, pareille à celle de Théopompe, mais encore plus remplie d’amertume. Il déclarait ne plus vouloir songer aux affaires désespérées de l’État et se mourait du désir d’avoir des nouvelles de Rome, où il vivait constamment parla pensée et d’où, ù vrai dire, durant ses visites à ses villas, ce qui nie donne le droit de l’y suivre, il n’était jamais sorti. Quand je lis tes lettres, écrivait-il à Atticus, je crois être à Rome[13].

A Antium, Pompée lui avait fait en passant une visite, et lui avait renouvelé, au sujet de Clodius, ces promesses qu’il ne tenait jamais.

Puis Cicéron revenait dans la Curie, il trouvait César cherchant à le gagner par des offres qu’il était par moments tenté d’écouter, mais dont l’acceptation l’aurait compromis et que le point d’honneur le forçait de repousser un peu à regret.

Alors il s’écriait : J’aime mieux combattre !

Il remarquait qu’on avait mollement applaudi César[14], et saisi une allusion fâcheuse pour Pompée ; s’il se retournait vers Pompée, les irrésolutions de Pompée augmentaient les siennes.

César, qui, lui, n’était pas irrésolu, faisait tous les jours jouer quelque machine. Un certain Vettius parut dans le Forum, et, avec la permission du consul César, à la tribune, montrant un poignard que, disait-il, lui avaient donné Bibulus, Caton et Cicéron pour assassiner César et Pompée. C’était, à en croire Appien, un moyen dont se servait César pour exciter le peuple. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Vettius, qui avait été arrêté et devait cure jugé le lendemain, fut tué pendant la nuit dans sa prison. Cicéron a accusé[15] formellement Vatinius, créature de César, d’avoir fait mettre à mort un faux témoin dont il craignait les révélations.

Cicéron plaidait toutes les fois qu’il trouvait, en défendant un de ceux par lesquels il avait été soutenu pendant son consulat, une occasion de revenir sur ce consulat glorieux et toujours regretté ; c’est ce qu’il fit en plaidant pour Flaccus. Flaccus était accusé d’avoir rançonné des villes d’Asie. Parmi les témoins se trouvaient des Grecs et des Juifs ; Cicéron les traita aussi mal que, dans le plaidoyer pour Fonteius, il avait traité les Gaulois. Un passage de son discours fait voir que les Juifs garnissaient en grande abondance les abords du tribunal[16], attirés sans doute par le voisinage du Putéal de Libon, rendez-vous des usuriers. Dans une péroraison magnifique, Cicéron évoqua le souvenir de cette nuit mémorable où Rome avait été délivrée par lui de si terribles périls. Flaccus lui dut son acquittement, et Cicéron retrouva devant les siéges des jurés les émotions du succès qu’il ne trouvait plus ailleurs.

Mais il allait être livré à Clodius : des deux nouveaux consuls, l’un, Pison, appartenait à César ; l’autre, Gabinius, à Pompée. César fit agir, et Pompée laissa agir Clodius. La loi agraire de César pouvait se défendre, mais son but secret fut trahi quand on vit que la plus grande partie des terres de la Campanie était distribuée aux vétérans de Pompée. Tout en cajolant le peuple, César voulait payer une dette de son complaisant rival et achever de le séduire. Du reste, toute sa conduite à ce moment est celle d’un démagogue accompli. Consul, il cesse de paraître dans la Curie et transporte le gouvernement dans le Forum ; il remet à ces traitants enrichis par le pillage des provinces qu’on appelait les chevaliers, un tiers de leur ferme ; il appuie Clodius, qui avait déshonoré sa femme, mais qui l’aida à obtenir la province de la Gaule et l’Illyrie pour cinq ans avec quatre légions[17].

C’est là ce que voulait César et ce qui relève par la grandeur du but les manœuvres peu dignes de lui auxquelles il avait fait descendre sa politique. Par cette émeute du Forum, à laquelle il avait présidé, il s’était assuré la Gaule à soumettre ; il avait conquis sa future conquête.

César avait eu besoin de Clodius et avait porté la loi qui le transférait dans une famille plébéienne. Suivant la coutume antique, le père de Clodius aurait paru avec lui dans le Champ de Mars, devant les centuries assemblées, et aurait dit trois fois : Je te vends (mancipo) ce fils qui est mien. Et le père adoptif, mettant la main sur Clodius, eût répondu en jetant dans une balance une pièce de monnaie : Je déclare que cet homme est mien par le droit des Quirites et que je l’ai acheté avec cette pièce d’airain et cette balance d’airain. Car on achetait un fils qui était un esclave, comme un esclave. L’année d’avant, un tribun avait voulu, en effet, évoquer l’affaire devant les centuries au Champ de Mars[18] ; mais tout se passa autrement. Cicéron venait de prononcer un discours sur le malheur des temps. César était consul ; le discours lui déplut, et, sur-le-champ, par une loi curiata, il déclara Clodius plébéien. Tout se passa dans le Comitium, avec l’approbation des trente licteurs qui représentaient les trente Curies.

Désormais Clodius ne faisait plus partie de la gens Claudia ; il était plébéien et pouvait être tribun. C’était Mirabeau prenant une patente de drapier pour pouvoir représenter le tiers étal.

Mais, si César était, bien qu’un très grand homme, le plus habile des intrigants, il était au-dessus d’un ignoble larcin, et je ne saurais croire qu’il ait, comme le dit Suétone, enlevé du Capitole trois mille livres d’or et les ait remplacés par du bronze doré. Plus tard César devait s’emparer du trésor de l’État, mais publiquement, à la face du ciel, par la force. Non, le glorieux Capitole ne rappelle point une telle honte de César.

Avant de quitter Rome, César voulait en éloigner Cicéron ; il ne pouvait refuser cela à son ami Clodius, auquel il devait tant. D’ailleurs, il ne se souciait pas de laisser derrière lui ce défenseur éloquent du sénat, dont les paroles, plus hardies que la conduite, pourraient en son absence avoir quelque danger, et peut-être entraîner Pompée. César campa donc durant plusieurs mois aux portes de Rome avec son armée, qu’il avait mise sous les ordres d’un frère de Clodius, de manière à pouvoir assister aux assemblées tenues hors de la ville et soutenir de sa présence les manœuvres du factieux tribun.

Clodius convoqua le peuple dans le cirque Flaminius, qui était hors des murs, et où César pouvait paraître ; il harangua avec sa violence accoutumée, et provoqua chez quelques-uns une désapprobation[19] que Cicéron a peut-être exagérée. César dit qu’on savait ce qu’il pensait, que la mort des conjurés était contraire aux lois ; puis il conseilla l’oubli des choses passées, s’en reposant sur les consuls du soin d’accuser ouvertement Cicéron. Le fils de Crassus prononça quelques mots en sa faveur, et Pompée l’abandonna[20].

Cicéron alla implorer son appui dans sa villa près d’Albe, et, il nous l’apprend lui-même, tomba à ses genoux. Pompée, sans daigner le relever, lui répondit qu’il ne pouvait rien faire contre la volonté de César. Lorsque, de nouveau, Cicéron se présente à la porte de l’Albanum, Pompée, pour ne pas le recevoir, à en croire Plutarque, pendant que Cicéron entrait par une porte, sortit par une autre.

Le consul Gabinius convoqua le sénat dans le temple de la Concorde, ce temple, disait Cicéron, qui rendait présente la mémoire de mon consulat[21]. Le sénat était pour lui, mais timidement. Gabinius refusa l’entrée du temple à une députation composée d’un certain nombre de chevaliers[22], conduite par plusieurs sénateurs, parmi lesquels on aime à voir le rival de Cicéron, Hortensius. Comme ils se retiraient, Clodius fondit sur eux avec sa bande, Hortensius courut quelque danger, et un autre sénateur fut si maltraité qu’il en mourut. Dans le temple, on discutait avec violence ; Gabinius, qu’irritait la résistance du sénat, s’emporta, et déclara que, dans son opinion, Cicéron était coupable. Alors les sénateurs décidèrent qu’ils prendraient le deuil. Gabinius, furieux, laisse là le sénat rassemblé par son ordre, descend au Forum, monte à la tribune, dit que le sénat importe peu, que les chevaliers expieront leur audace, que le temps de la vengeance est venu, et, par un édit rendu avec son collègue Pison, il interdit le deuil aux sénateurs.

Cicéron ne voulut pas prolonger une lutte impossible, et résolut de s’exiler volontairement ; mais, avant de partir, il monta au Capitole et dédia dans le temple de Jupiter une statue de Minerve. Mettant Rome sous la protection de la déesse de la Sagesse pendant qu’elle serait privée de sa propre sagesse ; il sortit de la ville à pied, de grand matin, par la porte Capène, et suivit la voie Appienne pour gagner la Campanie et la Sicile.

Quelles durent être ses pensées dans ce triste départ s’il se retourna pour regarder une dernière fois le Palatin, où il laissait sa belle maison, sa femme, son fils, sa fille qu’il aimait si passionnément, et ce Capitole, où il avait obtenu, malgré César, la condamnation des complices de Catilina ! César prenait aujourd’hui sa revanche.

Je n’ai pas à suivre Cicéron dans son exil, et j’en éprouve peu de regrets ; il y montra un abattement, une faiblesse, une occupation de soi et un oubli de la chose publique dont les témoignages arrivaient trop souvent à Rome dans ses lettres. Il se reprochait de vivre, il se regrettait, et pour ainsi dire se pleurait lui-même[23].

Cette faiblesse n’était pas suffisamment excusée par sa tendresse pour les siens, et ce besoin d’être à Rome que Cicéron trahit à chaque page de sa correspondance, tout en affirmant que nul lieu n’est plus triste à habiter pour un bon citoyen.

Dès que Cicéron eut quitté Rome d’un côté, César s’en éloigna de l’autre et partit pour la Gaule, où tant de gloire l’attendait.

Après son départ, Clodius trouva moyen d’éloigner Caton en lui faisant donner par le peuple une mission dans l’île de Chypre, au sujet d’une Ptolémée que les Romains avaient résolu d’en chasser. Ce Ptolémée s’empoisonna ; Caton, considérant le peuple romain comme héritier de ses biens, les fit vendre et en tira une somme considérable qu’il déposa dans le trésor ; il ne garda pour lui qu’une statue de Zénon. Les richesses qu’il rapportait excitèrent en sa faveur un grand enthousiasme à Rome. Le sénat, les magistrats, les prêtres et une foule nombreuse altèrent au bord du Tibre attendre son arrivée : on eût dit un triomphe. Caton, qu’indignait sans doute le motif d’une pareille joie, ne s’arrêta point, ne descendit point à terre pour recevoir les remerciements du sénat, mais continua sa route jusqu’aux Navalia[24]. On trouva cette manière d’agir hautaine ; mais, quand on eut vu les trésors de Ptolémée apportés à travers le Forum dans le temple de Saturne, tout fut pardonné, et on combla Caton de louanges et d’honneurs. Il les méritait par l’intégrité qu’il avait montrée, mérite bien rare alors dans ce genre de fonctions.

Avant son départ, César avait pu consulter sur l’état de la Gaule Divitiacus, chef des Éduens, qui était venu à Rome. C’est le premier de mes ancêtres les voyageurs français qui l’ait visitée ; c’est pourquoi je le mentionne ici.

Pour Cicéron, il avait été, après son départ, banni à perpétuité, et Clodius avait affiché sur la porte de la Curie une défense de rapporter jamais la loi qui le frappait. La belle maison qu’il avait achetée, après son consulat, sur le Palatin fut mise au pillage, puis incendiée et renversée. Sa courageuse femme Terentia fut obligée de se réfugier dans le couvent des Vestales, heureusement peu éloigné de sa demeure, et dont la supérieure était sa propre sœur. Elle en fut arrachée et traînée chez un des banquiers du Forum pour déclarer qu’elle garantissait l’argent que Cicéron avait laissé. Enfin, dernière insulte, une misérable créature de Clodius, éleva sur l’emplacement de sa maison rasée une statue à ce patron bien digne de lui et Clodius une statue à la Liberté ; ce qui faisait dire à Cicéron : « La liberté est dans ma maison comme la concorde est dans la Curie. » Cette statue de la Liberté était le portrait d’une courtisane grecque enlevé à un tombeau par le frère de Clodius.

Les villas que Cicéron possédait près de Tusculum et à Formies éprouvèrent le même sort que sa maison du Palatin. A Tusculum, Gabinius, son voisin, fit transporter des arbres de la villa de Cicéron dans sa propre villa.

Cicéron en Grèce, Caton dans file de Chypre et César en Gaule, Pompée était resté seul à Rome ; mais il s’y trouva plus embarrassé que jamais. Clodius, auquel il avait lâchement livré Cicéron, ayant obtenu de sa faiblesse ce qu’il voulait, se tourna contre lui.

Pompée fut assiégé dans sa propre maison. Clodius la fit entourer par une troupe de bandits, à la tête desquels était un de ses affranchis, et que le préteur Flavius tenta en vain de repousser. Clodius menaça Pompée de jeter par terre sa maison des Carines, comme il avait fait abattre celle de Cicéron sur le Palatin. C’était un grand niveleur que ce Clodius.

Gagné par Tigrane, roi d’Arménie, que Pompée gardait dans son Albanum, Clodius alla l’enlever. Le sénateur chargé de sa garde voulut le reprendre : il s’ensuivit une bataille sur la voie Appienne, au quatrième mille, et un ami de Pompée, M. Papirius, périt dans la mêlée.

On arrêta un esclave de Clodius, armé d’un poignard, qui confessa avoir eu le dessein de tuer Pompée dans le temple de Castor, au milieu du sénat[25].

Clodius s’empara de ce temple, en détruisit l’escalier, y transporta des armes et en fit une forteresse de l’émeute. Devant le tribunal[26], siège de la justice, il enrôlait publiquement des hommes perdus. Il attaqua le consul Gabinius lui-même et brisa ses faisceaux. Au milieu de ces émeutes, ce qu’on nomme aujourd’hui la question sociale apparaissait.

D’abord il y avait les esclaves que, depuis Herdonius jusqu’à Marius, presque tous les chefs de parti avaient appelés à la liberté. Cicéron a accusé formellement Clodius d’avoir voulu les affranchir à son profit[27]. Puis il y avait la plèbe indigente, mêlée de scélérats, à laquelle il promettait les biens des riches[28], et qu’on ne pouvait désarmer qu’à prix d’argent[29], rançon payée aux barbares. Enfin Clodius avait les ouvriers (operæ mercenariæ), qui sont souvent cités parmi les agents soudoyés du désordre[30]. Les corps de métiers (collegia), dont l’organisation remontait à l’époque des rois, formaient des associations propres il recruter l’armée des factieux, et Clodius eut soin de réorganiser ces associations dangereuses, par une loi.

Je suis très sympathique aux ouvriers et très favorable aux associations, pourvu que les uns ni les autres ne soient pas un instrument d’oppression dans les mains d’un factieux.

Pompée, soit qu’il redoutât les violences de Clodius, soit plutôt qu’il voulût paraître les craindre, ne sortait plus, restait enfermé dans ses jardins d’en haut et s’y entourait d’une garde nombreuse.

Cicéron a fait de l’état de Rome, avant son départ et pour le justifier, une peinture oratoire sans doute, mais où il n’y a pas beaucoup d’exagération, el que l’on peut tenir pour vraie dans les principaux traits[31].

Dans une ville où le sénat était sans pouvoir, où tout était impuni, où on ne rendait plus la justice, où le Forum était livré à la violence et au glaive, où les particuliers étaient protégés par les murs de leur maison, non par le secours des lois, où les tribuns du peuple étaient blessés sous vos yeux, quand on marchait contre la demeure des magistrats le fer et le feu à la main, quand les faisceaux des consuls étaient brisés et qu’on incendiait les temples des dieux immortels, j’ai pensé que l’État n’existait plus.

Cicéron, pendant son exil, encore plus que lorsqu’il séjournait dans ses villas, est tout entier à Rome. Que se fait-il ? Que penses-tu de ce qui se fait ? écrit-il sans cesse à son ami Atticus. Où en est l’affaire de mon rappel ? Telles sont les questions qui remplissent toutes ses lettres. Reverrais-je ma femme, ma fille, mon fils ? Me rendra-t-on mes biens, ma maison ? De loin il assiste avec anxiété à chaque péripétie politique ; en ce qui le concerne, il voit toutes les difficultés, toutes les complications : s’il accepte l’appui que lui offrent quelques grands personnages, cela ne le brouillera-t-il pas avec les tribuns qui ont pris son parti, et comment refuser cet appui ? Fais sonder Pompée, dit-il à Atticus, par son affranchi Téophane ; informe-toi des intentions de César auprès de ses amis, des dispositions de Clodius auprès de sa sœur Clodia.

Pomponius Atticus[32], le correspondant principal de Cicéron, convenait admirablement à ce rôle et était très en mesure de lui apprendre ce qui se passait à Rome, car Atticus était ami de tout le monde ; c’était un modéré qui sut traverser les derniers temps de la république, si remplis de luttes et de vicissitudes, sans se brouiller avec aucun parti et finit par marier sa fille avec le favori d’Auguste, Agrippa ; homme prudent, peu disposé à la résistance dont il détourna trop souvent Cicéron, mais conservant une certaine dignité et fidèle à ses amis dans les disgrâces qu’il ne voulait point partager avec eux. Quand Atticus n’était pas à Athènes ou en Épire, il vivait dans une belle maison située sur le Quirinal à laquelle était joint un grand parc[33], et dans une villa aux portes de Rome. Il fut enterré dans la tombe des Cæcilii, sur la voie Appienne, vers le cinquième mille, par conséquent près du tombeau de Cæcilia Métella[34].

Atticus avait placé dans sa bibliothèque le portrait d’Aristote[35]. Il devait goûter la morale de celui qui mit la sagesse dans un sage milieu. Possédant des amis dans tous les partis, il avait aussi chez lui le portrait du premier Brutus, le fondateur de la liberté, et de Servilius Atala, le vengeur de l’aristocratie[36].

L’hostilité insolente de Clodius ramena Pompée à Cicéron. Les premiers qui proposèrent de le rappeler furent des tribuns. L’un d’eux, Fabricius, vint avant le jour s’établir dans les Rostres pour présenter une rogation en faveur de son retour. Mais déjà Clodius, escorté d’hommes armés, était là ; ils avaient occupé pendant la nuit le Forum, le Comitium et la Curie. Ils empêchent le tribun Cispius d’entrer dans le Forum, se jettent sur son collègue Fabricius et vont cherchant le frère de Cicéron pour le tuer. Quintus monte à la tribune, ; aussitôt on l’en précipite. Il va tomber dans le Comitium et s’échappe à grand’peine, protégé par les esclaves et les affranchis qui l’accompagnent. Beaucoup de personnes périrent dans cette mêlée nocturne ; les cadavres encombraient les égouts et le Tibre, il fallut éponger le sang dans le Forum.

Un autre jour, le tribun Sestius, favorable à Cicéron, étant venu sans suite au temple de Castor, fut attaqué par Clodius et ses sicaires armés de bâtons, d’épées et des débris de l’enceinte en bois qu’on dressait dans le Forum pour les élections et qui ce jour-là fut brisée par ces furieux. Sestius, couvert de blessures, fut laissé pour mort sur la place. On conçoit que plus tard Cicéron ait plaidé pour lui.

Tandis que Sestius et Milon opposaient leurs bandes aux bandes de Clodius, le sénat se réunit dans le temple de la Vertu et de l’Honneur, élevé par Marius, le grand parvenu d’Arpinum, le compatriote populaire de Cicéron. Il y avait dans le choix de ce lieu d’assemblée une allusion bienveillante au mérite par lequel Cicéron, comme Marius, s’était élevé aux honneurs. Le sénat invita toutes les villes d’Italie à bien accueillir sa personne et les habitants des municipes à venir à Rome ; unique moyen de contrebalancer l’ascendant de la populace urbaine. L’opinion, de plus en plus favorable à Cicéron, osa se manifester au théâtre ; des allusions à son retour y furent saisies avec empressement ; on lui appliqua un vers de tragédie sur le roi Servius, appelé comme lui Tullius et qui avait établi la liberté. Dans le Brutus d’Attius Nævius, l’auteur ayant prononcé le nom de Cicéron au lieu de celui de Brutus, on fit répéter plusieurs fois le vers, et l’on applaudit beaucoup. Des applaudissements accueillirent aussi Sestius quand, remis de ses blessures, il parut dans le Forum pendant un combat de gladiateurs ; ces applaudissements s’élevèrent depuis le pied du Capitole jusqu’à l’extrémité opposée du Forum[37]. Clodius fut hué et sifflé à son tour, et la petite rue, par laquelle il descendait du Palatin au Forum, appelée dérisoirement du nom de sa gens via Appia. Le sénat tint une séance solennelle dans le temple le plus auguste de Rome, celui de Jupiter Capitolin. Pompée, oubliant sa conduite passée, déclara que Cicéron avait agi justement. Un autre jour, le sénat décida dans la Curie qu’il rappelait Cicéron. Après la séance, plusieurs sénateurs descendirent au Forum, haranguèrent le peuple et lui communiquèrent la décision du sénat. César avait fait savoir qu’il approuvait.

Vint le grand jour où les centuries, rassemblées dans le champ de Mars, devaient prononcer. L’assemblée, grâce aux Italiens appelés à Rome par le sénat, fut nombreuse, et, grâce aux gladiateurs de Milon, fut tranquille. Plusieurs personnages considérables surveillèrent les votes. Une seule voix, avec celle de Clodius, s’éleva contre Cicéron. Pompée fit son éloge et pria toutes les classes de ratifier la rogation présentée par le sénat ; elle fut ratifiée.

Le retour de Cicéron ressembla littéralement à un triomphe, car il lui fut permis d’entrer dans Rome sur un char doré traîné par des chevaux magnifiquement caparaçonnés. Le tableau de cette entrée brillante, n’a rien perdu sans doute à être retracé par lui-même : il a peint la foule couvrant les toits et les degrés des temples, tandis qu’il s’avançait de la porte Capène, suivant la voie des triomphes, la voie Sacrée, traversant le Forum et montant au Capitole pour y aller rendre grâces aux dieux comme un général victorieux. Il reprit la statue de Minerve qu’il y avait déposée le jour de son départ pour l’exil, puis rentra sans doute dans la demeure paternelle des Carines, alors propriété de son frère, car dans cette ville où il triomphait il n’avait point de foyer, sa maison du Palatin n’existait plus, mais il était dans Rome ; il venait de franchir cette porte Capène par laquelle il en était sorti si tristement seize mois auparavant, par laquelle il y rentrait si glorieusement aujourd’hui. Le lendemain, il parla. dans le Forum et dans la Curie : il avait repris possession de ses deux anciens champs de triomphe.

Clodius, vaincu dans le sénat et dans le champ de Mars, ne se découragea point, la rue lui restait. Il y avait alors une disette de blé à Rome ; Clodius en rejetait la faute sur Pompée, et le peuple au théâtre l’en accusait. Clodius affirmait que les Italiens, accourus en grand nombre dans l’intérêt de Cicéron, avaient affamé la ville. Il organisa des troupes d’enfants, nous dirions de gamins, qui allèrent crier sous les fenêtres de Cicéron : Du blé ! du blé ! Une foule furieuse se précipita dans l’enceinte où l’on célébrait les jeux Mégalésiens, sur le Palatin, et, interrompant peut-être une pièce de Térence, se rua sur la scène[38]. Conduite par Clodius, elle assiégea le sénat dans le temple de la Concorde ; mais un grand nombre de citoyens accourut sur le Capitole[39] et la dispersa. Cicéron retrouvait atome aussi turbulente qu’il l’avait laissée. C’est sous le coup de la terreur inspirée par de pareils désordres, c’est dans cette séance menacée du Capitole que Cicéron proposa de conférer pour cinq ans à Pompée un pouvoir absolu en tout ce qui concernait l’alimentation publique. Cicéron s’était d’abord renfermé chez lui, mais sommé de paraître au sénat et apprenant d’ailleurs que la bande de Clodius avait été rejetée dans le champ de Mars, il vint donner cette marque de confiance et de reconnaissance à Pompée.

La grande affaire de Cicéron, après son retour, fut d’obtenir l’annulation des mesures qui l’avaient dépouillé. Peut-être le voit-on trop occupé à cette époque de cet intérêt particulier, mais ce n’était pas seulement pour lui une question d’argent, il y allait de sa dignité. On l’avait traité comme un outlaw, Clodius avait fait raser sa maison du Palatin après y avoir mis le feu ; par une dérision insolente, il avait consacré le terrain qu’elle occupait à la Liberté[40] : c’était déclarer la mort des complices de Catilina acte de tyrannie, la plus odieuse et la plus dangereuse des accusations à Rome et contre laquelle Cicéron se devait à lui-même de protester.

D’ailleurs cette maison lui était chère ; il s’écriait dans son exil : Je regrette la lumière (de Rome), le Forum, ma maison[41]. C’est, écrivait-il, ce que j’aime le plus au monde ; aussi il disait s’être surpassé dans le discours qu’il prononça pour que l’emplacement du moins lui en fut rendu. Elle était le symbole de son élévation ; en quittant les Carines, après son consulat, pour le Palatin, il avait passé du quartier de la finance dans le quartier patricien. Ce changement de demeure avait été comme le sceau de son ennoblissement[42]. Aussi Clodius trouvait-il que c’était une grande impertinence à un manant d’Arpinum d’habiter sur le Palatin. En effet, le Palatin, et surtout cette partie occidentale du Palatin, était habité par les plus grandes familles de Rome. Tout à côté de la maison de Cicéron, s’élevait celle de Catulus avec son portique triomphal orné des dépouilles des Cimbres et un toit en dôme[43] ; celle d’Æmilius Scaurus[44], de qui la magnificence était célèbre autant que la probité suspecte et que Cicéron eut le tort de défendre.

Celle-ci fut achetée par Clodius ; elle se trouvait derrière la maison de Cicéron, ce qui lui fournit l’occasion d’un mot ; il les aimait : J’élèverai mon toit non pour te regarder d’en haut (despiciam) mais pour que tu ne puisse voir (aspicias) cette ville dont tu as voulu la ruine. A côté de Clodius demeurait sa sœur Clodia, ce qui donnait lieu à Cicéron d’injurier son ennemi de plusieurs façons ; tantôt lui reprochant trop de tendresse pour cette sœur que dans le discours pour Cælius il peint comme une déhontée capable de tous les crimes, ayant des jardins aux bords du Tibre pour voir nager les jeunes Romains, et qu’il appelle la Médée du Palatin ; tantôt accusant Clodius d’avoir élevé à travers le vestibule de Clodia un mur qui l’empêchait d’entrer chez elle.

Nous savons déjà l’histoire de la maison de Cicéron depuis le mot célèbre de Livius Drusus. Elle avait été occupée par l’orateur Crassus[45], un des devanciers de Cicéron dans l’éloquence, puis par Crassus le triumvir, avec Pompée et César, un des trois plus grands personnages de Rome et le plus riche, duquel Cicéron l’acheta. Elle était ornée de colonnes de marbre grec, ce qui avait fait appeler l’orateur Crassus la Vénus du Palatin.

C’était une fort belle maison, comme devait être celle de Crassus Dives (le riche). Elle devait être tournée au midi[46], position, alors comme aujourd’hui, désirable à Rome pendant l’hiver ; l’été, Cicéron avait à choisir entre ses nombreuses villas. De ses fenêtres il voyait le brillant quartier étrusque et le mouvement du port marchand sur le Tibre. De l’autre côté il avait la vue du Forum et de la tribune ; aussi dit-il que sa maison est en vue de toute la ville, dont elle regarde la partie la plus importante et la plus fréquentée[47], et cette position de sa demeure lui fournissait des apostrophes éloquentes. Les fenêtres étaient étroites, ce que son architecte Cyrus soutenait par A + B être favorable à la perspective. Cicéron y logea un fils de roi, le fils d’Ariobarzane, roi d’Arménie, selon l’usage romain de mettre ainsi ces hôtes illustres dans la demeure des citoyens considérables et sous leur garde.

Si l’on en croyait une anecdote rapportée par Aulu-Gelle, certaines circonstances de l’achat de sa maison ne feraient pas à Cicéron grand honneur. Pour la payer, il aurait reçu clandestinement un prêt considérable d’un accusé qu’il s’était chargé de défendre, P. Sylla[48] ; et comme la chose transpirait, il aurait affirmé n’avoir rien reçu. Aussi vrai, aurait-il ajouté, que je n’achèterai pas la maison. Plus tard, il eût répondu aux reproches que ce jésuitisme méritait : Un père de famille prudent doit toujours dire qu’il ne veut pas acheter, afin d’éviter la concurrence. Méprisons cette anecdote, et faisons comme César qui, dans le recueil des bons mots de Cicéron circulant par la ville, reconnaissait sur-le-champ ceux qui n’étaient point de lui.

On est d’abord tenté de s’étonner de sa fortune ; son patrimoine était modeste, et il avait fini par posséder une douzaine de villas, grandes et petites, des terres en différents endroits. Il aimait les livres, les tableaux, les statués, les beaux meubles : une table lui avait coûté cent mille francs[49]. D’abord ses deux femmes furent riches ; la loi qui défendait de rien recevoir pour les plaidoiries n’était pas toujours observée, car Cicéron dit positivement, dans un chapitre du De Officiis (II, 20), que l’avocat est mieux disposé pour le client dont il espère que la rémunération se fera le moins attendre. On considérait comme un témoignage honorable d’être mis dans les testaments, et Cicéron se vantait d’avoir reçu quatre millions par héritage[50] ; sa province de Cilicie ne fut point rançonnée par lui, mais il put honnêtement accepter des dons volontaires, et sa part du butin dans l’expédition qu’il commanda[51] ; lui-même déclarait avoir déposé à Ephèse une somme considérable en monnaie d’Asie. Cicéron faisait valoir ses biens ruraux qu’en son absence Atticus était chargé d’affermer ; il louait des maisons situées dans des quartiers populeux, l’Argiletum, près de la Subura, et l’Aventin. Ces maisons appartenaient à sa femme Terentia et rapportaient seize mille francs par an. Malgré toutes ces ressources, les affaires de Cicéron, comme on le voit par sa correspondance, étaient souvent embarrassées ; il avait des dettes. César figure parmi ses créanciers[52], et parmi ses débiteurs Pompée.

Cicéron plaida pour être réintégré dans sa propriété du Palatin devant un tribunal ecclésiastique, le Collège des pontifes, probablement dans la Curia Calabra. Le grand pontife César était absent, il guerroyait contre les Gaulois ; sans cela c’est lui qui aurait jugé Cicéron. Clodius, en consacrant le terrain on s’élevait la maison du consulaire à la Liberté, prétendait lui avoir donné une attribution sacrée qui devait empêcher tout retour au propriétaire : on croit être dans la Rome moderne où l’on frustre quelquefois dit-on ses héritiers en destinant à quelque opera pia une partie de sa fortune. Heureusement pour Cicéron le tribun, peu au courant de la procédure religieuse, avait négligé quelques formalités ; les pontifes lui donnèrent tort sur ce qu’on pourrait appeler le point de droit canonique ; an civil, le sénat prononça, dans le même sens, un arrêt en faveur de Cicéron.

Ce procès au sujet de la maison de Cicéron offre quelques détails qui peignent le temps et font connaître ce que pouvait se permettre un homme tel que Clodius.

Clodius, dont la maison était placée derrière celle de Cicéron, et par conséquent v touchait presque, avait voulu profiter de l’exil de son ennemi pour s’arrondir à ses dépens ; mais la maison de Cicéron ne lui suffisait pas ; d’ailleurs une partie du terrain avait été consacrée à la Liberté. Catilina eut envie d’une maison attenante, celle d’un nommé Séjus. Séjus déclara qu’il ne la vendrait pas et que Clodius ne l’aurait jamais de son vivant ; Clodius le prit au mot, l’empoisonna et acheta sa maison sous un nom emprunté. Il put ainsi établir un portique de trois cents pieds, qui allait rejoindre celui de Catulus et rappelait de moins glorieux souvenirs. Le portique de Catulus lui-même avait été détruit par Clodius. Catulus était dans le parti du sénat ; les consuls, complices du séditieux tribun, avaient fermé les yeux.

Cicéron se hâta de faire reconstruire sa maison. Il indique plusieurs fois dans ses lettres à quel point cette reconstruction est arrivée et de sa villa de Cumes écrit à Atticus pour le remercier de ce qu’il a été fréquemment visiter les travaux.

Après la déclaration des pontifes, Clodius, avec une effronterie sans pareille, vint déclarer à la tribune qu’ils avaient jugé en sa faveur et que Cicéron songeait à s’installer par la force ; qu’il fallait aller lui résister, défendre la Liberté et son temple. On ne le suivit pas. Le lendemain, il parla trois heures dans la Curie contre le décret du sénat ; mais l’impatience des sénateurs fut si grande, l’on fit tarit de bruit que le démagogue fut obligé de se taire et de laisser voter le décret.

Le portique de Catulus devait être relevé aux frais de l’État. On n’en fit pas autant pour la demeure de Cicéron ; Cicéron n’était pas un si grand seigneur que Catulus, il semble même qu’une aristocratie ingrate ait trouvé mauvais qu’il se permît d’habiter là où habitait un Catulus ; on lui conseillait de ne pas reconstruire sa maison, de vendre le terrain. Une indemnité lui fut accordée, environ quatre cent mille francs[53], pour sa maison du Palatin : elle lui avait coûté près du double[54], cent mille francs pour sa villa de Tusculum et cinquante mille francs pour sa villa de Formies. Cicéron déclare que les deux dernières sommes étaient très insuffisantes.

La maison de Cicéron ne devait pas être une des plus chères de Rome, celle de l’orateur Crassus, mort en 663, fut évaluée douze cent mille francs[55], et la valeur des maisons avait encore augmenté ainsi que le prix des loyers. La maison qu’habitait Sylla était louée environ mille francs[56]. Au temps de Cicéron, deux mille francs était un loyer modeste et six mille francs un loyer dispendieux[57]. La maison de Sylla était, il est vrai, une petite maison à deux étages et dans un quartier peu élégant, mais la différence dans le prix des loyers et par suite des maisons n’en est pas moins notable et prouve qu’une élévation réelle s’était opérée dans la valeur des immeubles entre les deux époques. C’est ce que confirme la villa de Cornélie, près de Misène, achetée par L. Lucullus trente-trois fois plus cher qu’elle n’avait coûtée à la mère des Gracques[58].

Clodius, lui qui ne respectait rien, voulut soulever contre Cicéron la superstition populaire. Des signes funestes avaient paru et des Aruspices, ces devins de bas étage, murmuraient que les dieux étaient irrités parce qu’on avait rendu à un usage profane un lieu consacré. Clodius s’en faisait une arme contre Cicéron. Cicéron, qui était Augure et connaissait la science augurale, sur laquelle il a écrit un livre, réfuta ces accusations ridicules par un discours sur les réponses des Aruspices qui fut prononcé dans le sénat.

Clodius ne se tint pas pour battu. A la tête d’un ramas d’ouvriers armés d’épées et de butons, il attaqua Cicéron tandis qu’il descendait la voie Sacrée et le contraignit à se réfugier dans le vestibule d’une maison de cette rue dont les amis du consulaire défendirent l’entrée. Quand Cicéron voulut rebâtir sa maison, Clodius arriva avec son monde, chassa les maçons, renversa le portique de Catulus déjà relevé jusqu’au toit et fit même jeter des torches dans la maison du frère de Cicéron qui fut cri grande partie brûlée. Quintus avait conservé la maison paternelle dans les Carines, mais il l’avait louée et était venu habiter à côté de son frère sur le Palatin. L’amitié des deux frères les portait à se rapprocher ; ils demeuraient l’un près de l’autre à Rome et à Tusculum. Celte amitié ne fut que passagèrement troublée, et ils se retrouvèrent pour mourir.

Quintus Cicéron fit rebâtir cette maison du Palatin par Cyrus, architecte grec à la mode dans le beau quartier, car il était aussi employé par son frère et par Clodius. En attendant que sort habitation pût le recevoir, Quintus loua pour sa femme Pomponia une maison qui appartenait aux Licinius, vraisemblablement près des jardins Liciniens[59], sur l’Esquilin, lieu éloigné des bagarres du Forum et convenable à la vie retirée d’une femme que son mari était obligé de quitter. Cicéron promettait que tout serait terminé pour le 1er juillet, jour où l’on renouvelait les loyers, et l’entrepreneur Longilius l’avait solennellement promis ; mais la maison n’était pas encore terminée au mois d’octobre[60]. Ces petits détails, si je ne me trompe, ont, surtout en présence des lieux, le mérite de nous transporter dans ce que j’appellerais l’intérieur de la vie romaine. Plus tard, on voit Cicéron s’occuper d’une statue élevée à Quintus, près du temple de Tellus, dans son ancien quartier des Carines[61].

La villa de Tusculum tient une grande place dans la vie de Cicéron. Ce nom, consacré par lui dans les Tusculanes, nous représente son existence philosophique et littéraire, bien que nous sachions que plusieurs de ses ouvrages ont été composés dans d’autres villas. Toutes sont liées à la vie de l’écrivain et à l’existence du politique ; elles virent les travaux du premier ; elles recueillirent les absences souvent calculées du second ; il y reçut Pompée, César, Brutus. Ces villas étaient nombreuses ; les principales étaient : la villa paternelle d’Arpinum, bien que déjà embellie par le père de Cicéron, la plus rustique de toutes et qu’il appelait son Ithaque ; la villa d’Antium, au bord de la mer, où il se plaisait à compter les vagues[62], trait de rêverie moderne qui frappe au milieu de la vie agitée et affairée de Cicéron ; la villa d’Astura, dans laquelle il pleura sa fille. Près de là était comme aujourd’hui la macchia (Silva densa et aspera[63]) ; la villa de Formies, d’où il sortit pour rencontrer la mort ; deux villas près de Naples, dont une à Pompéi et l’autre à Cumes : l’acquisition de celles-ci fut un hommage à la mode élégante ; Baïes et les bords du golfe de Naples étaient alors ce que sont nos villes d’eaux ou de bains de mer, le rendez-vous d’un monde brillant et quelquefois d’un inonde corrompu. Il avait à Ficulée[64], sur la route de Nomentum, un suburbanum, et un autre, du même côté, à Sicca. Le Tusculanum de Cicéron était sa villa préférée. , disait-il, je me repose de toutes mes fatigues et de tous mes ennuis ; non seulement l’habitation mais la seule pensée de ce lieu me charme. Ce lieu était à sa portée, il pouvait en deux heures échapper aux agitations, aux inquiétudes, que lui faisaient une situation difficile, un caractère d’autant plus irrésolu que son esprit était plus pénétrant, et là, à cinq lieues de Rome, recevoir des nouvelles toutes fraîches, écouter de près tous les bruits de Rome, dont il était singulièrement avide.

La villa de Cicéron avait appartenu à Publius Sylla[65], défendu par Cicéron, et probablement avant lui au dictateur. Elle était destinée à passer du plus impitoyable des hommes à l’un des plus humains. Cette villa, qui contenait un xyste[66], c’est-à-dire un parterre avec des allées couvertes, était formée de terrasses, comme l’étaient presque toujours les villas antiques, et comme le sont fréquemment aussi les villas modernes qui leur ont succédé. Cicéron, plein des souvenirs d’Athènes, avait appelé la terrasse supérieure le Lycée et l’inférieure l’Académie. Il se plaisait à orner sa demeure champêtre de statues, de tableaux, de terres cuites, d’objets d’art de toute espèce qu’il priait son ami Atticus de lui envoyer de Grèce, mais dans lesquels il semble n’avoir jamais vu qu’un moyen de décoration[67]. Il parle de bustes à tête de bronze, d’hermès comme ceux qu’on trouve partout où il y a eu des villas romaines, de putéals ornés de figures comme ceux qu’on voit au musée du Capitole. Il envoyait à Atticus des modèles de bas-reliefs[68] en terre cuite qu’il voulait encastrer dans les murs de son atrium, comme ceux qu’on a appliqués contre les murs de la villa Campana.

On montre, aux lieux où fut Tusculum, des ruines qu’on appelle la maison de Cicéron. Ce ne sont pas plus les ruines de la maison de Cicéron que l’amphithéâtre de Tusculum n’était, quoi qu’en disent les ciceroni de l’endroit, fort indignes de porter le nom de ce grand homme, l’école où Cicéron enseignait aux Tusculans à parler latin, tradition absurde née peut-être d’une confusion avec le Gymnase de Cicéron ; ce ne sont pas même les ruines d’une villa mais, comme on n’en peut douter quand on les voit avec M. Rosa, des conserves d’eau au-dessus desquelles était l’area d’un temple. La villa de Cicéron, située sur le flanc de la montagne[69] qui domine Frascati et non au sommet de cette montagne, était beaucoup plus bas que ses prétendues ruines ; tout porte à la placer dans une des villas qui sont au-dessous de la Rufinella, laquelle aurait remplacé la grande villa de Gabinius, et quelque part dans le voisinage de la belle villa Aldobrandini, où l’eau Crabra, mentionnée par Cicéron[70], coule encore et, unie aux fraîches ondes de l’Algide, chanté par Horace, forme la belle cascade qui tombe en face du Casin.

C’est donc là qu’il faut aller chercher Cicéron ; c’est là qu’il était tout entier avec sa double condition d’homme politique et d’homme littéraire, l’une qui lui causa tant de mécomptes, l’autre qui lui a donné tant de gloire. Là on le suit sous ses ombrages, occupé jusqu’à la passion des grands intérêts de Rome et aussi de toutes les intrigues qui viennent les traverser, ou plongé dans l’étude de la philosophie et des lettres. La littérature le console et la politique l’afflige presque toujours ; mais, cela soit dit à son honneur et pour nous servir de leçon, à nous tous qui terrons une plume, l’une ne lui fit jamais oublier l’autre.

Les environs de Tusculum étaient habités par l’aristocratie romaine, comme les villas de Frascati appartiennent la plupart à des princes romains ; ce sont aujourd’hui les Borghèse et les Torlonia, c’était alors les Catulus et les Crassus, c’étaient Pompée, Hortensius, Lucullus, Æmilius Scaurus, Lépide, Varron, Brutus, presque tous les personnages qui figurent dans cette période de la république romaine.

Depuis son retour de l’exil, la situation politique de Cicéron était bien abaissée ; il était rentré à Rome par la protection de Pompée et par le pardon de César ; Clodius le menaçait et l’effrayait toujours. Cicéron se voyait forcé à bien des complaisances pour se ménager l’appui de deux hommes dont il avait eu à se plaindre et dont il avait besoin.

Dans la première ardeur du succès, Cicéron l’avait pris d’assez haut ; il était allé au Capitole arracher les tables de bronze sur lesquelles étaient gravées les lois de Clodius ; il avait en toute occasion célébré à pleine voix sa conduite dans l’affaire de Catilina, ce qui ne pouvait plaire à César ; il avait traité avec la dernière violence Vatinius, un de ses instruments ; il avait pris part au projet de révoquer sa loi agraire de Campanie. Mais bientôt cette belle ardeur s’était refroidie, et pendant la discussion de cette loi il avait fait comme il faisait volontiers toutes les fois que son rôle dans la Curie l’embarrassait : il était allé visiter ses villas. Cette fois il avait éprouvé tout à coup le besoin d’arranger sa bibliothèque d’Antium[71].

Enfin, il se rapprocha décidément de son ancien persécuteur. Dans le discours sur les Provinces consulaires, Cicéron demanda qu’on laissât la Gaule à César et profila de cette occasion pour se réconcilier avec lui en plein sénat, ce qui était se donner, après lui avoir envoyé un poème en son honneur composé en grand secret à la campagne et dont l’auteur avait fait mystère même à son fidèle Atticus.

La défense de Balbus[72], entreprise pour plaire à César et à Pompée, fut une occasion de célébrer les louanges de César. Balbus avait acheté près de Tusculum une villa qui avait appartenu aux Metellus et aux Crassus ; on trouvait cela bien outrecuidant de la part d’un étranger sans aïeux et sans importance, mais Cicéron, auquel on avait reproché de même son habitation sur le Palatin, se moquait de ce dédain.

La situation de Pompée n’était pas meilleure que celle de Cicéron. Cette intendance des vivres qu’on lui avait accordée pour cinq ans n’était point ce qu’il lui fallait ; elle ne servait qu’à le rendre aux yeux de la foule responsable de la disette et de la hausse du prix des blés. Il aurait voulu un grand commandement, mais cette proposition, mise en avant par un tribun de ses amis, déplut tellement au sénat, dont la défiance croissait toujours, que Pompée fut obligé de la désavouer. Pour avoir une flotte et une armée, il désirait être chargé de replacer sur le trône d’Égypte Ptolémée Auletès, que son frère en avait chassé. Ce roi fugitif demeurait dans la villa albaine de Pompée ; il y tenait un comptoir de corruption, empruntant pour acheter les sénateurs. En jour, il prit la fuite tandis que Pompée était en Sicile occupé à surveiller des envois de grains, et probablement d’accord avec lui. Mais l’on découvrit que les livres sibyllins défendaient d’entreprendre cette guerre, et Pompée dut renoncer à la faire.

Clodius était toujours menaçant, le sénat toujours mal disposé. Pompée finit par avoir tout le monde, même Cicéron, contre lui. Ce fut alors que, de désespoir, il se jeta dans les bras de César : c’était ce que César attendait.

Pompée alla le rejoindre à Lucques, qui faisait partie de la province de Gaule et où César venait l’hiver, aussi rapproché de Rome que la loi le permettait, compléter par ses intrigues les résultats de ses victoires. Crassus y vint. aussi de son côté. Un pacte fut formé entre eux, tout au profit de César : il aiderait de son influence à Rome et de l’or des Gaulois l’élection de Pompée et de Crassus au consulat, eux feraient prolonger de cinq ans son commandement en Gaule et obtiendraient les troupes et l’argent dont il aurait besoin[73].

Pompée et Crassus furent en effet nommés consuls, mais après une bataille dans le champ de Mars et une victoire moins glorieuse que celles de César en Gaule, Caton, jugeant avec raison qu’il y avait là un combat à livrer pour la liberté à des ambitieux ligués contre elle, se rendit, avec son candidat Domitius[74], dans le champ de Mars[75] avant le jour. Des hommes armés y étaient déjà embusqués pour les repousser ; les torches qui les précédaient furent éteintes, un de ceux qui les portaient fut tué. Caton, blessé au bras droit, tint ferme et encouragea Domitius à l’imiter, mais celui-ci eut peur et se sauva.

Bientôt après ce fut Caton qui sollicita la préture pour résister aux consuls et pour empêcher quelle ne fût donnée à cette âme damnée de César, Vatinius, auquel son impopularité faisait cruelle ai en[expier sa bassesse, à tel point qu’il fut obligé de demander aux édiles d’obtenir du peuple qu’on ne lui jetât plus de pierres, mais seulement des fruits à la tête[76]. La première tribu appelée ayant voté pour Caton, — l’on considérait ce vote comme très important, souvent il était décisif, — Pompée prétendit qu’il avait entendu tonner, et l’élection fut remise à un autre jour. Cette fois là Pompée et Crassus ayant, dit Plutarque, répandu beaucoup d’argent et chassé du champ de Mars tous les gens honnêtes, Vatinius fut nommé par la violence[77]. L’indignation était générale. Une assemblée populaire se forma dans le Champ de Mars sous la présidence d’un tribun ; on voulait tuer Crassus et Pompée. Caton annonça les maux qui allaient fondre sur la république ; il fut reconduit dans la ville et jusqu’à sa maison par une foule immense.

Quand on croit que pour être politique il est nécessaire de n’être pas honnête, on traite Caton de rêveur chimérique ; Caton au contraire jugeait parfaitement la situation de l’État romain. Il voyait les périls, seulement il ne croyait pas que se livrer fût se sauver. Il prédit très clairement à Pompée ce qui adviendrait de sa complicité avec César, l’avertissant qu’il se mettait César sur le cou et lui annonçant le jour où il ne voudrait plus le porter et ne pourrait pas le jeter par terre[78].

Dans la mêlée, le vêtement de Pompée fut taché de sang. Ce vêtement, rapporté dans sa maison, fit croire à Julie que son époux était dangereusement blessé ; elle était grosse, la terreur détermina un accident qui, dit-on, amena sa mort après une seconde grossesse. Il parait que la fille de César, unie à Pompée dans un but politique, aimait sincèrement son mari ; les sentiments naturels rencontrés au milieu des haines de parti font du bien.

Caton est un intrépide soldat de la liberté, d’une liberté sans doute orageuse et menacée, mais qui, malgré ses abus et ses dangers, valait mieux que la servitude ; car, pour qui porte un cœur d’homme, tout vaut mieux que la servitude.

Caton combat vaillamment et sans relâche dans la Curie, dans le Champ de Mars, dans le Forum.

Un tribun, gagné par Pompée Trebonius, vint proposer de lui accorder par une loi, pour son commandement en Espagne, où il n’était pas allé, l’illégale prolongation accordée à César pour son commandement dans la Gaule qu’il avait en partie soumise. Pompée, par vanité, voulait obtenir ce qu’avait obtenu César, sans voir que l’égalité du titre ne lui donnerait pas l’égalité de la gloire. Caton résolut de s’opposer à cette insolente prétention que rien ne justifiait. Il alla au Forum, et demanda deux heures pour parler contre la loi proposée et faire connaître tous les maux qu’elle entraînait. C’était beaucoup attendre de la patience de ses adversaires ; il fut bientôt interrompu, mais refusa de quitter les Rostres. Un licteur vint l’en arracher. Il continua de parler du pied de la tribune. Le licteur le saisit et l’entraîna hors du Forum ; mais il y rentra, remonta à la tribune et invita tous les bons citoyens à le soutenir. Cette fois Trebonius ordonna, comme dans une autre occasion avait fait César, de conduire Caton en prison. Caton, en y marchant, continuait à haranguer le peuple qui le suivait. Il fallut le relâcher.

Le lendemain, la violence consulaire triompha. Aquilins Gallus[79], un tribun, décidé à s’opposer à Trebonius, s’était caché dans la Curie, qui touchait au Forum, pour être là au moment où le peuple serait rassemblé ; on l’y enferma. Caton, voyant que la loi allait passer, cria qu’il entendait tonner. J’ai peine à croire qu’il ait eu recours au stratagème patricien qu’avait employé Pompée. Peut-être tonnait-il en effet, ou prit-il pour le tonnerre quelque bruit du Forum. Un citoyen le souleva dans ses bras, et il répéta son affirmation. Alors le carnage commença. Le tribun Aquilius, qui était parvenu à s’échapper de la Curie, fut blessé. Le sang d’un sénateur coula sous les coups de Crassus[80], et la loi passa.

Mais ceux que révoltaient ces indignités se précipitèrent du côté des Rostres, où était la statue de Pompée[81]. Ils voulaient la mettre en pièce ; Caton les en empêcha.

Cependant César avait trouvé dans la Gaule un théâtre digne de lui, et il commença d’une manière brillante ces campagnes où il devait déployer le génie militaire qu’il avait reçu du ciel, comme tous les autres dons de l’intelligence. A Rome, nous n’avons guère vu que l’admirable intrigant ; en Gaule, s’il nous était permis de l’y suivre, nous admirerions le grand capitaine. Mais il a été mieux admiré et mieux jugé par un émule de sa gloire, Napoléon. Retenus à Rome, nous pouvons du moins y observer l’effet qu’y produisirent ses merveilleuses victoires. Du reste, César absent y était toujours par la pensée. Toutes ses victoires avaient un but, et ce but était à Rome. En conquérant la Gaule, César voulait conquérir le pouvoir suprême, et il ne subjugua les Gaulois que pour subjuguer les Romains.

Voltaire a fait dire à Cicéron :

Romains, j’aime la gloire...

César, lui aussi, aimait la gloire, mais il aimait encore plus la puissance. La gloire était pour lui un moyen comme l’intrigue ; seulement c’était un moyen plus noble.

Pendant les neuf ans qu’il mit à soumettre la Gaule, César occupa constamment l’imagination des Romains par des victoires dans un pays à peu près inconnu, remportées sur un peuple belliqueux dont le nom avait laissé à Rome une grande terreur ; car, seul de tout le peuple du monde, il avait occupé Rome et fait payer une rançon aux défenseurs du Capitole.

Quand il commença cette suite de campagnes immortelles, César laissait à Rome beaucoup d’ennemis ; mais, pour le moment, ils étaient réduits à l’impuissance.

Crassus lui appartenait, Pompée était son allié ; il se croyait son rival, mais il ne faisait plus rien de grand. Clodius soulevait le peuple contre lui ; le sénat le ménageait encore, mais au fond le haïssait et le craignait. Cicéron, dégoûté de Pompée, se sentait . attiré vers César. César, qui le connaissait et qui, s’il l’avait desservi comme chef d’un parti contraire, voulait bien de lui comme instrument, César commençait avec Cicéron ce manège de coquetterie auquel celui-ci ne sut jamais résister.

De cette Curie où régnait une aristocratie mécontente de son chef et n’osant se brouiller avec lui, parce qu’elle n’en avait pas d’autre ; de ce Forum turbulent, de ce Champ de Mars où le sang coulait pendant les élections, les yeux des Romains se détournaient pour se fixer sur le théâtre d’une guerre glorieuse, et en mère temps que César entretenait par des succès continuels l’admiration et l’étonnement, il ne négligeait rien pour satisfaire les ambitions qui se donnaient à lui. Après avoir arrêté les Helvétiens aux bords du Léman et repoussé Arioviste au delà du Rhin, il revenait dans la Gaule d’Italie, et, là, dit Plutarque, il jouait le rôle de démagogue[82], accordant à ceux qui allaient vers lui ce qu’il leur fallait et les renvoyant satisfaits de ce qu’ils avaient reçu ou pleins d’espérances.

A la nouvelle des succès de César, une grande joie remplit Rome. L’enthousiasme dut être bien vif pour forcer le sénat à décréter quinze jours d’actions de grâces, ce qui était sans exemple. On n’en avait accordé que dix à Pompée après la guerre de Mithridate. Ce fut Cicéron qui demanda cette augmentation ; le sénat n’osa pas la refuser.

Mais son mauvais vouloir à l’égard de César ne tarda pas à se montrer. Un tribun vint dans la Curie proposer l’abrogation de la loi araire de César, et en attaqua sans ménagement l’auteur. Il ne fut point interrompu. Le sénat écoula en silence ; ce silence était une approbation timide sans doute, mais c’était une approbation. Le tribun revint à la charge ; cette fois, Cicéron fit un discours véhément, mais contre Clodius et non contre César. Tout à coup on entendit de la Grécostase, voisine de la Curie, les cris que poussaient les ouvriers de Clodius, et les sénateurs se retirèrent chez eux[83].

Pompée alla à Lucques, où il trouva César entouré de ce que Rome avait de plus considérable, et ayant déjà une cour avant d’être souverain. Ce spectacle ne le fit pas réfléchir au danger d’une alliance qui lui donnait un maître, et il revint à Rome, avec Crassus, servir, sans le vouloir, les plans de celui que, aveuglé par sa présomption, il ne savait pas craindre.

Il fut encore question dans la Curie de l’abrogation de la loi de César, mais cette fois sans qu’on donnât suite au dessein. Les deux cents sénateurs qui étaient allés complimenter César à Lucques ne pouvaient lui faire une opposition bien vive.

César fit rappeler à Cicéron, par son frère Quintus, qu’il s’était attaché comme lieutenant, la condition qu’il avait mise au rappel de l’exil . le silence sur la loi de Campanie. Cicéron comprit le devoir que lui imposait la reconnaissance, comme il l’écrivit à Lentulus[84].

Il partit pour une de ses villas.

Il reparut dans la Curie pour appuyer toutes les demandes de César en hommes et en argent, ainsi que la seconde prolongation de son commandement ; puis de nouveau s’absenta de Rome, où il ne parut guère que pour assister aux jeux donnés par Pompée.

Un nouvel étonnement vint saisir les Romains. César avait passé le Rhin pour aller chercher les Germains dans leurs forêts, qu’on disait impénétrables. En dix jours il avait construit un pont en bois de son invention sur le fleuve. Il avait fait plus, il avait franchi la mer et abordé le premier dans cette île de Bretagne qu’on disait, encore après lui, séparée du monde.

... et toto divisos orbe Britannos.

Cette double expédition dans une contrée inconnue qui communique maintenant avec Rome en quelques secondes, mais qui semblait alors comme un autre univers, comme une Amérique lointaine à l’existence de laquelle quelques-uns ne croyaient point, cette expédition assez inutile, ce me semble, au point de vue militaire, fut très bien conçue au point de vue politique ; elle frappa vivement les imaginations populaires ; on dut en parler beaucoup à Rome dans les boutiques des barbiers et parmi les oisifs qui se rassemblaient devant la tribune, au bord du canal ; ce fut, en petit, la campagne d’Égypte du Bonaparte romain.

De plus, il parait qu’on espérait trouver dans file de Bretagne une sorte d’Eldorado, des mines d’or et d’argent. Ces richesses, dans la pensée de César, étaient sans doute destinées à appuyer, dans le Forum et le Champ de Mars, les candidatures de ses partisans.

L’enthousiasme à Rome allait croissant, car, cette fois, le sénat dut décréter, non plus quinze, mais vingt jours d’actions de grâce. Durant ces vingt jours de fête, les travaux cessaient ; tous les temples étaient ouverts ; la foule allait de l’un à l’autre, chacun selon sa dévotion particulière. Certains moments de l’année romaine pendant lesquels se succèdent des solennités très rapprochées peuvent donner quelque idée de l’aspect que la ville offrait alors. Les exploits de César furent vingt jours durant racontés, commentés, exaltés de mille façons, sans doute avec accompagnement de récits merveilleux et d’aventures incroyables.

Ce transport du peuple romain pour des hauts faits prodigieux était bien naturel, mais il préparait l’asservissement de Rome. La gloire militaire est la plus dangereuse sirène pour les peuples liures.

Mais que faire contre le torrent ? Quand le tribun S. Lupus avait parlé dans la Curie contre la loi agraire de César, la Curie avait été muette.

Caton ne s’y trompa point. Au milieu de l’enivrement général, il éleva une voix sévère. César, après avoir promis à des ambassadeurs germains de ne pas attaquer avant leur retour, avait profité d’une agression partielle et désavouée pour violer sa promesse. Peut-être y était-il autorisé par ce qu’on appelle le droit de la guerre, et qui ressemble beaucoup au droit du plus fort. Hais Caton, qui n’aimait pas ces victoires, car il sentait très bien qu’elles étaient remportées sur la république et que c’était la liberté de Rome qui périssait dans les Gaules et en Germanie, Caton se leva au sein de la Curie et prononça ces paroles :

Je demande que César soit livré aux barbares pour que la malédiction qui s’attache au parjure soit détournée de nous et retombe sur son auteur.

Ce que rapporte Suétone des extorsions et des pillages de César dans les Gaules justifie la colère de Caton[85].

La mort de la fille de César fournit à ceux qui ne pensaient point comme Caton, et ils étaient en grand nombre, une occasion de montrer leur sympathie pour le glorieux conquérant. La voix des tribuns entraîna le peuple ; du Forum il se précipita vers les Carines, qui en étaient très proche, et où Julie était morte dans la maison de Pompée. Le corps fut enlevé et porté dans le Champ de Mars, où l’on n’enterrait que les personnages considérables. Elle alla y attendre son père, qui devait être porté au même lieu après elle.

On vit dans ce malheur privé un présage de la division qui allait s’accomplir entre César et Pompée, et d’où sortit la guerre civile. Si Julie eût vécu, elle n’eût rien empêché ; mais la multitude aime à donner de petites causes aux grands événements. Cependant il est possible que cette mort et celle que bientôt après Crassus alla chercher parmi les Parthes aient hâté une rupture inévitable. César et Pompée se trouvèrent face à face, sans lien, sans intermédiaire, et leur dissentiment ne tarda pas à se montrer. Avant de suivre les progrès de ce dissentiment d’abord voilé, je dois revenir de la Gaule à Rome pour y observer la conduite politique de Cicéron et de Pompée, et y signaler les œuvres monumentales de celui-ci.

Cicéron s’était peu à peu laissé gagner aux séductions de César ; dans le discours pour les provinces consulaires, il avait hautement déclaré dans la Curie sa réconciliation. L’occasion était bonne : on voulait. ôter à César l’une de ses deux provinces pour la donner à Gabinius, ennemi de Cicéron. En s’opposant à un pareil projet, Cicéron satisfaisait à son ressentiment et ne semblait céder qu’à la justice et à la gloire.

Tous les plaidoyers qu’il prononça vers cette époque prouvent son envie de se rendre agréable à César sans cesser de plaire à Pompée. Il plaida pour Cornelius Balbus, ami de tous deux, en avouant que c’était surtout par déférence pour Pompée, de qui Balbus tenait le droit de cité qu’on lui disputait avec raison ; non sans de grands éloges de César, et l’expression un peu trop vive d’une résignation un peu trop complète à ce qui n’avait pu s’empêcher[86].

Cicéron défendit Rabirius Posthumus, un usurier chassé d’Égypte pour ses extorsions, mais que soutenait César. Il défendit, par un sentiment de reconnaissance personnelle, Plancius, qui lui avait été fidèle dans son exil. Il eut le malheur de plaider pour Vatinius, auquel il avait prodigué les dernières injures, mais que César protégeait, et à la suite d’une visite de pompée. Cicéron avait dit dans son invective contre Vatinius que ce serait une honte de le défendre[87], et il le défendit ; comme il l’avouait, sa haine n’était pas libre[88].

Cicéron n’usa pas toujours aussi largement du droit qu’il réclame quelque part de défendre de mauvaises causes[89] aux dépens de la vérité ; mais on doit avouer que toutes celles qu’il défendit n’étaient pas excellentes, et qu’il eut souvent d’assez fâcheux clients. Comment l’ignorer devant le témoignage des faits ? Comment le taire en présence de ce Forum qui a entendu ces discours pleins de complaisances et de contradictions ? Elles font partie de l’histoire de Cicéron et de l’histoire du Forum.

Ces complaisances[90] furent d’abord, et ce sont encore les plus justifiables, pour ceux qui l’avaient servi, qui avaient secondé ses efforts pendant son consulat ou encouru des dangers pour amener. son rappel. De ce nombre était Flaccus, que Cicéron sauva malgré l’évidence de l’accusation, dit Macrobe[91].

Ces complaisances personnelles m’affligent moins que celles qui sont inspirées à Cicéron par César, l’ennemi de sa cause, ou par Pompée, dans lequel il déclare n’avoir pas plus de confiance que dans César. Pompée, disait-il, a coutume de penser une chose et, d’en dire une autre, et n’a pas assez d’esprit pour qu’on y soit trompé. Quelquefois les deux motifs se réunissent. Rabirius Posthumus lui avait rendu service, et César le favorisait.

Les contradictions de Cicéron à l’endroit de César sont vraiment curieuses ; il le craint, le maudit et l’adore tour à tour ; tantôt il parle de sa très douce union avec lui, tantôt il repousse avec horreur la très honteuse alliance avec le tyran[92]. César a voulu son exil ; César travaille à détruire la liberté. Cicéron le voit, car il est homme d’esprit ; Cicéron le sait, car il a compris que, dés le temps de son édilité, César a voulu être roi, et pourtant, pendant la guerre de Gaule, pendant que César fait triompher à Rome les ennemis de Cicéron et de sa cause, Cicéron est avec lui dans les termes d’une véritable tendresse[93] que César a soin de lui rendre[94] ; puis, quand César marche à main armée contre Rome, Cicéron, qui ne manquait pas de courage, est pris d’une terreur d’imagination incroyable ; plus tard, il fait des vœux pour qu’il arrive en Espagne quelque chose de semblable à ce qui est arrivé à Crassus chez les Parthes. Il se console en pensant que César périra par lui-même ou par un autre, et il espère bien que ce sera de son vivant ; après cela, il se réconcilie avec le dictateur tout-puissant et fait éclater des transports de joie à sa mort.

Les faiblesses politiques de Cicéron l’entraînant à de singulières faiblesses oratoires, Caton avait eu raison de désapprouver que Cicéron, consul, défendît Murena, en dépit d’une loi dont lui-même était l’auteur[95]. Ce fut bien pis quand il se vanta d’avoir, par un discours très élégant (ornatissime), fait absoudre Scaurus[96], qu’il avouait avoir, pour être élu, distribué de l’argent au peuple[97]. Scaurus s’était entendu avec d’autres candidats pour briguer le consulat à frais communs, et Cicéron disait d’eux à Atticus : Ils seront absous ; mais, après cela, on ne pourra plus condamner personne. Il ajoute : Tu me demandes ce que je pourrai dire pour eux ; que je meure si je le sais !

Malgré le désir de Pompée, il ne plaida point pour Gabinius, son ennemi mortel, tant outragé par lui et qu’il avait accusé d’avoir sacrifié un enfant aux dieux infernaux ; mais il témoigna en sa faveur, c’était déjà trop.

La cause était si mauvaise, que les jardins de son gendre, Crassipès, situés près de la porte Capène, ayant été atteints par un débordement extraordinaire, Cicéron disait que Jupiter avait puni ainsi l’absolution de Gabinius, et lui-même avait concouru à cette scandaleuse absolution.

Un tel rôle ne convient pas à Cicéron ; mais il l’accepte et le subit.

Tu me demanderas comment je supporte tout cela ; très bien, et je m’applaudis d’être ainsi. Nous avons, mon cher Atticus, perdit non pas seulement la sève et le sana, mais jusqu’à l’apparence et la couleur de notre ancienne Rome. Rien dans la politique ne me plaît, rien ne me satisfait, et je m’en arrange parfaitement, car je me rappelle combien la république était belle quand nous la gouvernions et quel gré on m’en a su. Je ne m’afflige point qu’un seul puisse tout, car ceux qui ont vu avec peine que je pusse quelque chose crèvent de dépit[98].

Je ne suis pas de ces écrivains qui insultent Cicéron et qui, sans tenir compte à cette généreuse et brillante nature de ses intentions droites, de ses nobles aspirations, l’accablent sous l’aveu de ses faiblesses ; c’est écraser un oiseau avec la pierre qu’il a fait tomber. Je ne consens pas à voir son dernier mot dans une boutade échappée au découragement et au désespoir, mais j’aimerais mieux que Cicéron n’eût pas écrit cette lettre ; car, si elle eût été surprise, elle eût réjoui les partisans intéressés de César, qui valaient moins que Cicéron.

Cicéron avait un sentiment honnête, l’horreur de la guerre civile, et il pensait très justement qu’il ne pouvait en sortir pour Rome qu’un maître[99].

On l’applaudissait encore parfois au théâtre, et il s’attachait à ces dernières marques de la faveur qui lui échappait, comme une coquette sur le retour s’attache aux derniers hommages qu’elle reçoit. Un envieux seul, écrivait-il, a pu dire que c’était Curion et non pas moi qu’on a applaudi.

Cicéron, à cette époque de détresse où il avait besoin de tous les appuis et ne pouvait être mal avec personne, se réconcilia aussi avec Crassus, qui l’avait autrefois ménagé, quand César et Pompée l’abandonnaient, pour leur faire contrepoids, mais qui l’avait abandonné à son tour. La réconciliation fut scellée par un souper dans les jardins de son gendre, Crassipès, situés près de la porte Capène[100], la veille du départ de Crassus pour cette expédition chez les Parthes qui lui coûta la vie et simplifia la situation de César en ne lui laissant qu’un rival et un rival bien maladroit, à jouer.

Ce départ de Crassus eut lieu sous des auspices menaçants. Au Capitole, le tribun Ateius Capito lui annonça des signes funestes. Arrivé à la porte de la ville, le peuple ne voulait pas le laisser partir, et il ne put la passer que protégé par les soldats de Pompée. Le tribun le somma encore de s’arrêter, ordonna aux serviteurs publics de le saisir et le voua aux dieux infernaux.

Ce furent les tristesses de sa situation politique qui firent de Cicéron un écrivain. Son premier écrit considérable est le traité de l’Orateur. Cicéron a placé les interlocuteurs de ce dialogue dans la villa de L. Crassus, près de son cher Tusculanum, non loin duquel le jurisconsulte Scævola, un des personnages du dia loque, avait, lui aussi, une maison.

L. Crassus, dont l’éloquence était célèbre, et d’autres Romains de la génération qui avait précédé Cicéron, discutent sur l’art oratoire sous un beau platane, tel qu’on en pourrait trouver encore aux environs de Frascati ; non pas comme les interlocuteurs du Phèdre de Platon, étendus avec le laisser aller des mœurs grecques sur un gazon odorant aux bords de l’Ilissus, mais gravement assis, dans leur majesté sénatoriale, sur des coussins.

Le lendemain du jour qui avait vu le premier de ces entretiens, Crassus, tombé soudainement malade, était couché dans sa villa de Tusculum. Le jeune Sulpicius et l’orateur Anionius se promenaient sous le portique, quand arrivèrent de Rome Q. Catulus et C. Julius César Strabo ; ayant entendu parler des conversations de la veille, ils venaient écouter, et Crassus et l’autre grand orateur Anionius, qui devait ce jour-là parler sur toutes les parties de l’éloquence. Crassus y consent, à condition qu’ils passeront la journée entière chez lui. Cette invitation est faite et acceptée avec cette courtoisie grave et fine qui était l’urbanité[101] romaine, qui règne dans tout l’ouvrage et qu’on aime à retrouver parmi ces grands personnages en sortant comme eux des violences de la Curie et des turbulences du Forum.

On se sépare un peu avant midi : c’est l’heure, en effet, où la chaleur se fait sentir le plus vivement à Rome ; puis, après deux heures de repos, on se réunit dans la forêt voisine, et on reprend les discours du matin, dans cet endroit ombreux et frais (opacus et frigidus).

Cette mise en scène n’offre pas le charme exquis de celles qu’on admire dans quelques dialogues de Platon ; mais elle a aussi le sien, elle est locale et vraie. Comme il est doux de lire le Phèdre au bord de l’Ilissus, il y a plaisir à lire le de Dratore sous les platanes et dans la foret de Frascati, dont il reste un peu plus qu’il ne reste des beaux arbres qui, au temps de Platon, ornaient les rives aujourd’hui dépouillées de l’Ilissus.

Pendant les neuf ans employés par César à soumettre la Gaule, Pompée ne fit qu’une chose, son théâtre. C’était sans doute une grande captation pour les Romains : le premier théâtre en pierre, contenant quarante mille spectateurs[102], et disposé de telle manière qu’il pouvait servir d’arène, se prêter aux combats de gladiateurs, aux exhibitions et aux chasses d’animaux étrangers, comme aux représentations moins goûtées de l’art dramatique. Mais César donnait d’autres spectacles, et montrait de loin au public de Rome un autre drame : la conquête de la Gaule, intermède héroïque dans la grande tragicomédie où il jouait le principal rôle, et dont le dénouement devait être sa mort et celle de la liberté.

Le théâtre de Pompée fut un souvenir de ses campagnes d’Asie et de ces succès qu’il aimait à se rappeler pour se consoler de n’en plus obtenir d’autres. Tandis qu’il était à Mitylène, après avoir vaincu Mithridate, il y avait institué un concours littéraire parmi les poètes du lieu, dont le thème unique était les hauts faits de Pompée[103]. Cette circonstance lui avait rendue chère cette ville, patrie de l’affranchi Théophane, un Grec auquel il était fort attaché, et qui avait auprès de lui beaucoup de crédit. Aussi ce fut le théâtre de Mytilène qu’il voulut imiter à Rome, mais en l’agrandissant et l’accommodant aux goûts des Romains.

Malgré l’importance et la grande situation de Pompée ; bâtir un théâtre avec des gradins était une innovation hardie. Déjà la tentative avait été faite, elle avait échoué devant la sévérité des magistrats, qui craignaient que, si le peuple pouvait s’asseoir au théâtre, il n’en voulut plus sortir.

Pompée éluda la difficulté par un artifice bien ingénieux pour lui, et dont l’idée appartenait peut-être à son affranchi Théophane. Au-dessus des gradins, il plaça un temple dédié à Vénus victorieuse[104]. — Il fallait qu’il y eût du victorieux dans tout ce qui concernait Pompée. — Les gradins se trouvèrent ainsi transformés en degrés du temple ; la scène n’en fut plus qu’un accessoire, et les jeux, qui, à Rome, étaient toujours liés à la religion, purent être considérés comme faisant partie du culte de la déesse[105].

Le temple était dédié aussi à la Félicité, — Pompée avait commencé par être l’élève de Sylla, si dévot à cette divinité, — et aussi à l’Honneur et à la Vertu, c’est-à-dire aux honneurs qui récompensent le mérite, religion bien naturelle à un homme qui, sans l’appui de la naissance, était arrivé aux plus grands emplois. On a prétendu que le théâtre avait été construit avec les trésors dont un affranchi de Pompée, Démétrius, avait dépouillé l’Asie, et que Pompée y avait mis son nom pour qu’on ne pût dire qu’un de ses affranchis eût amassé de telles richesses et fût en état de faire une dépense semblable.

Cette anecdote injurieuse pour Pompée est invraisemblable[106], et a été probablement inventée par ses ennemis. Mais tout ce qui peint les passions du temps dans lequel un monument a pris naissance fait partie de l’histoire politique de ce monument, et c’est à cette histoire que je m’attache surtout.

A en croire Varron[107], Pompée, au moment de faire inscrire sur son théâtre : Pour la troisième fois consul, aurait hésité entre tertio et tertium, timidement, dit Varron[108], comme pour indiquer que l’adversaire de César n’osait rien décider, pas même cela. Cicéron, consulté, pour ne mécontenter aucune opinion, aurait proposé d’écrire seulement tert.

Cette historiette de grammairien est suspecte, mais elle peint le caractère de Pompée, indécis dans les petites choses comme dans les grandes, et montre Cicéron tel qu’il était alors, très désireux de vivre bien avec tout le monde et de ne déplaire à personne.

Du théâtre de Pompée, plusieurs fois incendié et réparé sous l’empire, il reste encore à Rome de reconnaissables débris dans l’intérieur du palais Pio, dans les caves et les écuries environnantes[109]. A quelque distance, on a trouvé une inscription contenant ces mots : Le Génie du théâtre de Pompée.

A Rome, chaque chose, comme chaque homme, avait son Génie[110].

La courbure des murs du théâtre est encore indiquée par celle des rues voisines du palais Pio. La petite église de Santa Maria in Grotta Pinta doit son nom à un des arceaux qui soutenaient les gradins, et dont on avait fait une chapelle, sur les parois de laquelle étaient des peintures. Dans cette église, consacrée à la Vierge, on a trouvé une inscription en l’honneur de Vénus, où l’on a lu ces deux mots : Veneris victricis, la Vénus victorieuse de Pompée.

La place des Satyres (piazza dei Satiri) est ainsi appelée parce qu’on y a découvert deux satyres qu’on suppose avoir orné la scène[111], et qui ont été transportés dans la cour du musée Capitolin. Ces satyres formaient sans doute la décoration de l’orchestre et faisaient peut-être partie des statues que Pompée avait demandé à Pomponius Atticus de disposer dans son théâtre.

Les restes des murs sont en péperin, comme presque tous les monuments de la république, et tiennent encore de la construction étrusque[112].

Tous les théâtres à Rome n’étaient pas couverts ; Pline, en nous l’apprenant pour le théâtre de Libon, bâti par Valérius[113], semble indiquer que cet usage n’était pas général ; ce qui fait comprendre pourquoi les théâtres antiques étaient presque toujours placés de manière à offrir une belle vue, dont on n’aurait pu jouir s’ils eussent été constamment couverts.

On a trouvé dans le voisinage du théâtre de Pompée plusieurs autres de ces statues qu’avait arrangées le goût délicat d’Atticus. On cite une Melpomène colossale, bien à sa place dans un théâtre ; une Cérès ; Pompée voulait-il rappeler qu’il avait reçu la mission d’approvisionner Rome de blé ? Le Torse du Vatican[114], ouvrage certainement grec et qui a pu être rapporté de Grèce par Pompée. Les colonnes de la cour du palais de la Chancellerie passent pour provenir du théâtre de Pompée[115].

Une coupe de marbre blanc et noir a décoré la villa Albani après avoir orné le portique du théâtre de Pompée, que rappelle par son aspect le portique de cette villa, et dans lequel étaient des eaux jaillissantes[116] qui ont pu retomber dans cette coupe.

Ce qu’on n’a pas retrouvé, ce sont les tableaux dont j’ai parlé et qui décoraient les murs du portique : l’Homme montant ou descendant l’échelle, de Polygnote ; le Cadmus et l’Europe, d’Antiphile ; le Pâris et la Calypso, de Nicias ; les Bœufs noirs, en raccourci, sur un fond sombre, de Pausias. Ces tableaux faisaient du portique de Pompée une véritable galerie. Les tentures, dont parle Martial, servaient sans doute à les protéger.

Selon le précepte de Vitruve[117], le portique de Pompée était derrière la scène, et des rangées d’arbres l’embellissaient.

Il est cité comme un des lieux de promenade où se rassemblaient de préférence les oisifs de Rome.

Cicéron met sur la même ligne une promenade sous le portique de Pompée et une promenade dans le Champ de Mars[118]. Catulle dit à son ami Camerius : Je t’ai cherché dans le cirque, dans toutes les boutiques de libraires, dans le petit Champ de Mars, dans le temple sacré de Jupiter, dans la promenade de Pompée[119]. Ovide[120] en vante la fraîcheur pendant l’été, il conseille à celui qui veut plaire aux darnes romaines d’aller flâner à l’ombre de ce portique et sous les arbres qui l’entouraient.

Properce emploie à peu près les mêmes termes en indiquant qu’on s’y promenait en toilette (cultus) ; la jalouse Cynthie lui défend de se promener, élégamment vêtu, à l’ombre du portique de Pompée[121].

Le portique de Pompée était bordé de deux rangs de platanes parmi lesquels on avait placé des figures d’animaux[122] ; des tapisseries étaient suspendues entre les colonnes[123]. On peut se faire une idée de l’effet qu’elles produisaient par les tentures qui ornent le portique de Saint-Pierre pendant la procession de la Fête-Dieu.

Il faut distinguer du portique de Pompée le portique aux cent colonnes qui était voisin[124].

Deux fragments[125] du plan antique de Rome nous ont conservé la disposition du théâtre de Pompée et de ces portiques, dont les ruines existaient encore au quinzième siècle[126].

Il y avait aussi des lauriers : c’est un arbre que Pompée ne pouvait oublier. Le jour où César fut tué dans la Curie de Pompée, qui était près de son théâtre, un roitelet fut vu apportant un rameau d’olivier, et d’autres oiseaux sortant des bois voisins le déchirèrent[127]. Ces bois voisins étaient les arbres plantés des deux côtés du portique, — le Nemus duplex de Martial, — parmi lesquels nous savons ainsi que des lauriers croissaient auprès des platanes.

Ce monument fut l’orgueil de Pompée ; il croyait s’être assuré la faveur du peuple de Rome en assurant ses plaisirs ; les applaudissements qui l’accueillaient quand il paraissait dans son théâtre retentissaient encore de loin à son oreille après qu’il eut fui de Rome devant César, pour n’y plus rentrer ; il en rêva, la veille de Pharsale ; mais, toujours incertain, il douta du présage, parce que, dans ce songe, victorieux, il ornait son temple de Vénus ; il craignit que ce ne fût un signe favorable pour César, qui descendait de Vénus, et il lui sembla que ces applaudissements résonnaient comme une plainte.

Il se revoyait jeune, dit Lucain[128], tel qu’il était quand, vainqueur de Sertorius, il recevait, simple chevalier, les applaudissements du sénat. Maintenant il ne devait plus revoir sa patrie, et c’est ainsi que la Fortune lui donna Rome.

Pompée inaugura son théâtre par des jeux magnifiques ; Cicéron, quittant la campagne, y vint assister, non par goût pour le spectacle des tombais d’animaux, nous savons qu’il ne l’aimait point, mais parce que c’était faire une politesse à Pompée, et qu’il entrait alors dans son plan de conduite, tout en s’adoucissant pour César, de ne pas négliger Pompée.

Dans ces jeux, on tua cinq cents lions et vingt éléphants. Le peuple, qui voyait avec plaisir mourir les hommes, s’attendrit aux gémissements et aux attitudes suppliantes des éléphants. C’est que les hommes mouraient sans se plaindre. Les lamentations de madame Du Barry émurent la féroce populace, que ne touchaient point la pieuse résignation de la reine ou la fermeté stoïque de madame Roland ; et puis ce fut une occasion de maudire publiquement Pompée. L’irritation populaire se soulagea en s’en prenant à lui de la mort des éléphants.

Du reste, les applaudissements même, et Pompée dut en recevoir, quand il était encore glorieux et semblait puissant, retentissent tristement à notre oreille, à travers les siècles, parmi les ruines de son théâtre ; car nous savons la fin lamentable qui l’attendait, et Lucain a eu raison de dire, en parlant de ces applaudissements : Pourquoi ceux qui remplissaient ton théâtre ne t’ont-ils pas pleuré ?

Qui te non pleno pariter planxere theatro[129]

Ces jeux ne plurent point à Cicéron, qui, en ce moment, était fort mécontent de Pompée et assez de tout le monde[130]. On avait, selon lui, déployé un grand appareil pour peu d’effet. Il avait vu sur la scène des personnages qu’il croyait ne pas devoir s’y trouver[131], et cette vue l’avait indisposé contre le spectacle, les pièces et les acteurs ; la gaieté manquait, Ésope ne savait pas son rôle ; la mise en scène de Clytemnestre avec six cents mulets, les trois mille cratères du Cheval de Troie, le déploiement de l’infanterie et de la cavalerie lui avaient semblé ridicules. Nous reconnaissons bien Pompée dans ce fastueux étalage.

On ne le reconnaît pas moins dans le soin qu’il avait eu de placer auprès de son théâtre les images enchaînées de quatorze nations vaincues, celles qu’il énumérait dans sa pompeuse inscription. Plusieurs statues de provinces et de pays qui sont encore à Rome peuvent nous en donner une idée. Celles-là firent donner le nom de Portique des nations à l’édifice qu’elles décoraient, et qui ne peut être, puisqu’elles sont dites voisines du théâtre, que le portique de Pompée ou le portique aux cent Colonnes.

Pompée voulait la dictature ; son ambition, plus lente et plus douce que celle de César, comme dit Montesquieu, n’était pas moindre ; seulement il désirait qu’on lui offrît la toute-puissance que César finit par prendre ; mais le sénat, et c’est là sa gloire, ne voulait pas d’un maître. Pompée employait toutes sortes de ruses pour arriver au but qu’il ne devait point atteindre. Des tribuns qui lui étaient dévoués, sous prétexte de signes funestes, retardaient l’élection des consuls ; ils prolongèrent l’interrègne de sept mois. Un d’eux proposa enfin que Pompée fût dictateur. Caton et le sénat s’y opposèrent, et Pompée alla bouder dans sa villa d’Alsium[132].

J’ai dit que Pompée avait élevé un temple à Hercule dans le voisinage du grand Cirque[133], comme il convenait au dieu qui, en Grèce, présidait aux jeux de la palestre et de l’hippodrome. Pour hercule, comme pour Vénus, comme pour la Félicité, Pompée professait la religion de son maître Sylla.

A mesure que son importance réelle diminuait, il prenait des airs plus importants. Jusqu’à son triomphe, il avait vécu simplement dans sa maison des Carines, si modestement ornée que son successeur (c’était, il est vrai, le voluptueux Antoine) s’écria : Où donc soupait Pompée ?

Mais, après ce triomphe, première date du déclin de ses prospérités, Pompée renonça à cette simplicité qui jusque-là avait formé un honorable contraste avec les profusions de César, et il se fit construire une maison beaucoup plus belle que la première auprès de son théâtre[134]. C’était, à vrai dire, un suburbanurn ; car le théâtre était hors de la ville, mais assez voisin de la porte Carmentale. Cette résidence convenait, par là même, à Pompée, qui affectait de se tenir à l’écart, et il trouvait commode, pour ses menées dans les élections, de n’être pas trop en vue. Ceux dont il achetait le suffrage savaient bien l’aller trouver dans ses nouveaux jardins, où il leur en payait le prix.

En présence des incertitudes et des mollesses de Pompée, l’agitation des rues durait toujours. Cela ne lui déplaisait point ; il espérait que ces désordres amèneraient le sénat à lui donner le pouvoir de les réprimer.

Une telle conduite, sans lui concilier la multitude, exaspérait tout ce qu’il y avait d’honnête dans le sénat : Bibulus, le vieux Curion et d’autres, que soutenait secrètement la jalousie de Crassus, se plaignirent hautement dans la Curie des manœuvres de Pompée. Pompée était absent. Huit jours après, il assista à une séance dans le temple d’Apollon[135]. Là le tribun C. Cato lui adressa les plus vifs reproches, auxquels Pompée répondit très aigrement. Un autre jour, il était bafoué dans le Forum par Clodius et hué par la bande de Clodius.

Ce calcul peu noble de Pompée devait échouer comme tous ses autres calculs ; mais, s’il désirait le trouble pour en profiter, il était servi à souhait par deux hommes, Milon et Clodius, qui aspiraient, le premier à la préture, le second au consulat, et qui soutenaient leur prétentions aux plus liantes magistratures de l’État par la violence.

C’est alors qu’eut lieu entre ces deux hommes la rencontre où Clodius fut tué. Voici comment fut amené cet événement que le plaidoyer de Cicéron en faveur de Milon a rendu célèbre.

Milon était, comme Clodius, de race sabellique ; fils d’un Samnite[136], il avait été adopté par un Annius, son aïeul maternel. La gens Annia était plébéienne, et elle aussi sabellique, originaire de Setia, ville du pays des Volsques[137]. C’était le plébéien Milon qui soutenait la cause de l’aristocratie et le descendant des Claudii qui l’attaquait.

Du reste, les moyens employés par tous deux étaient les mêmes : l’un et l’autre avait à ses ordres une troupe de gladiateurs ; seulement, il faut le reconnaître, Milon faisait de la sienne un meilleur emploi, et ce fut pour se défendre contre Clodius qu’il prit le parti de l’imiter.

Clodius avait assiégé sa maison sur le Germale[138], et Milon n’avait sauvé sa vie qu’en se réfugiant dans la demeure de P. Sylla[139].

Pendant ce temps, un ami de Clodius était allé donner l’assaut à une autre maison de Milon sur le Capitole[140].

Clodius briguait alors l’édilité pour échapper aux poursuites que lui attiraient ses violences. Milon, afin de l’empêcher d’être nommé, voulait qu’il fût jugé avant l’assemblée des comices. Le jour de l’élection venu, Milon se rendit à minuit dans le Champ de Mars avec sa bande et y resta jusqu’à midi. Clodius ne parut point. Le consul Metellus, qui s’entendait avec lui, se retira en annonçant que, s’il y avait opposition, le lendemain il recevrait les réclamations dans le Comitium. Milon transporta sa troupe dans le Forum pendant la nuit pour y attendre Clodius ; mais il apprit qu’il avait été joué, et que le consul se dirigeait, par des rues écartées, vers le Champ de Mars. Il l’atteignit sur le Capitole[141] pour lui présenter son opposition. Le consul, pris en flagrant délit de perfidie, s’éloigna au milieu des insultes. Quelques jours après, Cicéron écrivait à Atticus que Milon était dans le Champ de Mars, et qu’à la porte de la maison de Clodius, — il pouvait facilement le savoir, car elle était tout à côté de la sienne, — il n’y avait qu’un ramas de gens en guenilles avec une lanterne, tandis que dormait encore Marcellus, un des candidats, car Cicéron l’entendait ronfler. La présence de Milon empêcha qu’on tînt les comices dans le Champ de Mars ce jour-là.

Le sénat s’assembla en petit nombre. Les amis de Cicéron soutenaient que Clodius devait être jugé avant les comices, les partisans de Clodius demandaient que l’on procédât sans retard à l’élection. Cicéron et Clodius étaient en présence dans la Curie : le premier parla, le second répondit. Pendant son discours, on entendit les cris des siens qui hurlaient dans le Forum. Il n’y eut, cette année-là, ni jugement, ni élection. Le sénat ne décida rien.

Au commencement de l’année suivante, Clodius parvint à se faire nommer édile. A son tour, il voulut accuser Milon de violences.

Tous deux comparurent devant le tribunal, escortés de leurs gladiateurs. Caton et Pompée défendirent Milon. Pompée, interrompu par les clameurs des partisans de Clodius, ne se laissa point intimider ; recommençant plusieurs fois son discours, il parvint à se faire écouter.

Clodius parla durant deux heures, interrompu aussi à tous moments par des injures, par des quolibets et des vers satiriques sur lui et sa sœur Clodia ; pâle de colère, de sa voix furieuse il parvint à dominer les cris. Au lieu de s’adresser à ses juges, il se tourna vers le peuple, et montant sur un lieu élevé, probablement les marches du temple de Castor, il dit :

Qui est un autocrate impuni ? qui fait mourir le peuple de faim ? qui se gratte la tête avec son doigt ?

A toutes ces questions, à d’autres encore plus injurieuses, le peuple, frémissant de rage ou éclatant de rire, répondait :

C’est Pompée ! c’est Pompée !

Puis les gens de Clodius se mirent à cracher au visage de leurs adversaires ; ce fut le signal d’une mêlée générale dans laquelle ils eurent le dessous et se virent forcés de vider le Forum.

Dans la Curie, on n’accusa ni Clodius ni Milon, mais Pompée, dont le discours avait aigri le peuple. Le sénat lui-même pardonnait tout bas à Clodius, parce qu’il gênait Pompée.

Un autre jour, celui-ci vint se défendre devant les sénateurs réunis au Champ de Mars dans le temple d’Apollon. Attaqué vivement par un tribun et soutenu par Cicéron, Pompée, qui devenait énergique lorsqu’il se mettait en colère, fit entendre des menaces, et s’en prit à Crassus, n’osant s’en prendre à César.

Hais la visite à Lucques le réconcilia avec Clodius, que protégeait César. Clodius, de son côté, se déclara l’ami et le soutien de Pompée, qu’après son enrôlement dans le parti de César il n’avait plus de raison pour combattre. Son audace contre le sénat et les consuls s’en accrut. Un jour qu’on l’avait interrompu à la tribune, il se précipita comme un furieux dans la Curie ; entouré par les sénateurs auxquels il était doublement odieux depuis qu’il prenait le parti de Pompée, il aurait pu avoir le sort de Romulus ; mais la populace vint à son aide avec des cris et des torches, l’enleva du sein de la Curie et le ramena au Forum en triomphe.

Par suite du rapprochement de Pompée et Clodius, la haine de celui-ci et de Milon avait paru dormir ; elle se réveilla au moment où tous deux se trouvèrent candidats, l’un à la préture et l’autre au consulat. Milon, qui était le plus riche, donnait des jeux et gardait ses gladiateurs ; Clodius faisait venir de ses possessions d’Étrurie des esclaves pour les armer. Les bandes de celui, qui aspirait à être le chef de la justice, et de celui qui prétendait à gouverner l’État, se rencontraient chaque jour et chaque jour en venaient aux mains. Les consuls ne pouvaient instituer les comices ; eux-mêmes se mêlaient à ces bagarres, où l’un d’eux fût blessé.

Survint un autre candidat, Antoine, qui voulait la questure ; sa présence amena de nouvelles scènes de trouble. Il venait du camp de César, qui l’avait chargé sans doute de tenir en respect Clodius, devenu trop l’ami de Pompée. La bouillante ardeur d’Antoine alla un peu loin ; il poursuivit Clodius, l’épée à la main, à travers le Forum et le contraignit à se cacher dans l’escalier d’une boutique de libraire[142], probablement une des boutiques de la voie Sacrée, pour ne pas être tué par celui qui devait un jour faire tuer Cicéron.

Pompée aurait bien désiré qu’on lui offrît la dictature, et pouvoir renverser la constitution sans paraître la violer. Il s’éloigna des murs de Rome pendant que deux tribuns, ses instruments, proposaient qu’on le nommât dictateur, pour paraître étranger à cette manœuvre. C’était encore une imitation de Sylla. Mais Caton parut à la tribune et souleva l’indignation du peuple, qui menaça de déposer les tribuns. L’année précédente, un tribun, pour avoir appelé Pompée dictateur, avait manqué d’être tué dans le Forum. Caton consentit à ce que Pompée fût seul consul. C’était irrégulier ; mais le danger de l’omnipotence dictatoriale, qui aurait pu se prolonger indéfiniment, était ainsi écarté ; au bout de quelque temps, Pompée s’adjoignit un collègue.

Pompée apprit son élection dans ses jardins, près de son théâtre.

Grâce à sa coupable politique, qui consistait à empêcher sous main les élections des magistrats pour que l’anarchie conduisit à la dictature, Rome n’avait eu pendant plusieurs mois ni consuls ni préteur, Milon et Clodius se faisaient librement la guerre dans le Forum et dans les rues.

Personne ne dut être fort étonné quand on apprit qu’un de ces deux chefs de partisans avait été expédié par l’autre, et Cicéron moins que personne, car il avait écrit à Atticus :

Si Milon rencontre Clodius, il le tuera[143].

Voici comment la chose s’était passée.

Clodius était allé à Aricia pour une affaire. Le lendemain, il s’était arrêté dans sa villa, voisine du mont Albain, où il devait coucher. La nouvelle de la mort de son architecte le fit partir assez tard. A peine avait-il commencé à suivre la voie Appienne, qu’il se croisa près de Boville avec Milon ; Milon se rendait à Lanuvium, d’où il était originaire, pour y installer dans sa charge un prêtre de la déesse du lieu, Junon Sospita.

Je crois que les deux ennemis ne s’attendaient pas à se rencontrer. Milon était en voiture avec sa femme ; escorté par ses esclaves, parmi lesquels se trouvaient deux gladiateurs renommés. Dans la situation où il se trouvait vis-à-vis de Clodius, cette escorte n’avait rien .d’extraordinaire.

Clodius était à cheval, suivi de trois amis et d’une trentaine d’esclaves.

Les deux ennemis s’étaient dépassés sans se rien dire. Une querelle s’engagea entre ceux qui formaient leur suite.

Selon Cicéron, un grand nombre des gens de Clodius attaquèrent Milon d’un lieu qui dominait la route. Son cocher fut tué. Milon sauta à terre pour se défendre ; les gens de Clodius coururent vers la voiture pour attaquer Milon, et commencèrent à frapper ses esclaves à coups d’épée. Ce fut alors que le gladiateur Birria, attaquant Clodius par derrière, lui perça l’épaule.

Les serviteurs de Clodius, beaucoup moins nombreux, s’enfuirent et emportèrent leur maître dans une hôtellerie ; l’hôtellerie tut assiégée par les hommes de Milon, l’hôte tué. Clodius, arraché de cet asile, fut ramené sur la route, et là percé de coups. Milon ne fit rien pour l’empêcher. On dit plus tard qu’après le meurtre il était allé dans la villa de son ennemi, qui était tout proche, pour chercher son enfant et l’égorger ; que, ne le trouvant pas, il avait torturé ses esclaves ; mais ces accusations n’ont aucune vraisemblance.

La suite de Clodius s’était dispersée. Un sénateur qui passait par là trouva son corps gisant sur la route et le fit reporter dans sa maison du Palatin. La foule s’y précipita. Fulvie parut poussant des cris et montrant au peuple les blessures de son époux. Le lendemain, la foule était encore plus grande. Un sénateur fut écrasé ; deux tribuns, dont l’un, Plancus, était attaché à Pompée, firent porter le corps dans le Forum. On l’exposa, couvert de sang et de boue, devant les Rostres. Les tribuns y montèrent et haranguèrent la multitude, qui, conduite par le frère de Clodius, prit le cadavre et l’alla brûler dans la Curie pour insulter le sénat. On forma le bûcher d’un amas de tables, de bancs et de papiers.

Le cadavre ne fut qu’à demi consumé par ce bûcher improvisé, mais le feu prit à la Curie. Selon Dion Cassius, il avait été allumé dans ce dessein (XI, 50). La Curie, Monument vénérable fondé par le roi Tullus Hostilius, dont il portait encore le nom, fut brûlée ; avec elle brûlèrent la basilique Porcia et d’autres bâtiments voisins de la Curia Hostilia.

Pendant ce temps, les tribuns continuaient à exciter le peuple et n’abandonnèrent les Rostres que lorsqu’ils en furent chassés par les flammes.

Puis les partisans de Clodius dressèrent dans le Forum des tables pour le festin funèbre, à la lueur de l’incendie.

On nomma un entreroi : ce fut Lépide. Comme il tardait à désigner des consuls, les satellites de Clodius, réunis à ceux des rivaux de Milon pour le consulat, Hypsæus et Scipion, allèrent assiéger la maison de Lépide, brisèrent les portes, entrèrent dans l’atrium, jetèrent à bas les images des ancêtres de la gens Æmilia, parmi lesquelles devaient se trouver celles de Paul-Émile et de Scipion Émilien ; puis prenant les faisceaux consulaires sur le lit funéraire de Clodius, oà un les avait placés, allèrent les porter à Hypsæus, à Scipion, à Pompée, qu’ils furent trouver dans ses ,jardins, ses nouveaux jardins, près de son théâtre, hors de la porte Carmentale.

Avant que Milon fût rentré durant la nuit dans Rome, on avait voulu brûler sa maison, ruais des sénateurs et des chevaliers l’avaient. défendue. Milon était brave ; il osa paraître au Forum quand la Curie fumait encore, pour se justifier de toute préméditation dans le meurtre de Clodius. Il accusa intrépidement les incendiaires qui l’accusaient.

Mais deux tribuns amis de Clodius ne lui laissèrent pas achever son discours. Ils se ruèrent dans le Forum à la tête d’une bande, en chassèrent Milon et son ami le tribun Cœlius. Ayant pris des vêtements d’esclaves, tous deux parvinrent à s’échapper.

Sous prétexte de les poursuivre, on entra dans les maisons particulières, on les pilla ; on se jetait sur tous ceux qui étaient bien vêtus et portaient des anneaux d’or.

Pendant plusieurs jours, Rome fut livrée au fer et au feu.

Pompée, qui s’était retiré dans sa villa d’Alsium, revint à Rome ; le sénat se rassembla dans le Champ de Mars, près de son théâtre, sans doute dans la Curie qui portait son nom. C’est là que César devait être frappé.

Le sénat décida qu’on donnerait la sépulture à Clodius ; que la Curia Hostilia, que Sylla avait réparée, serait relevée par son fils Faustus, et que du nom de celui-ci elle s’appellerait Cornélienne, de peur sans doute qu’elle ne s’appelât Pompéienne. Effrayé du désordre populaire, le sénat semblait vouloir se réfugier derrière le nom de celui qui avait tenu le peuple sous ses pieds ; mais Faustus n’acheva point la nouvelle Curie, et elle ne s’appela point Cornelia. Ce retour posthume vers le nom et le souvenir de Sylla ne laissa pas plus de trace que sa sanguinaire et impuissante réaction n’en avait laissé.

Pompée, — qui  singulière politique pour un illustre général — jouait la peur, affecta une grande crainte de Milon. Il refusa de le voir dans ses jardins[144] qui bientôt ressemblèrent à un camp. Là il délibérait avec ses amis sur ce qu’il devait faire pour sa défense et pour celle de l’État, espérant toujours qu’on lui offrirait la dictature ; mais on ne la lui offrait point. Il fit répandre le bruit que Milon avait formé le dessein de l’assassiner. Un pauvre diable de victimaire ou de cabaretier du quartier étrusque[145] affirmait que des esclaves de Milon, qui s’étaient enivrés chez lui, avaient avoué ce dessein, l’avaient maltraité et menacé de la mort s’il parlait. Milon fut obligé de montrer en plein sénat qu’il ne portait point un poignard caché sous sa tunique. Pompée vint même à la tribune entretenir le peuple de ses dangers. Ses créatures proposèrent timidement sa dictature dans le sénat ; mais cette proposition indigna tellement, que Pompée fut obligé de la désavouer. Ce flat alors qu’on consentit à le nommer seul consul. C’était fort différent. Le pouvoir d’un consul n’égalait point, à beaucoup près, la puissance absolue d’un dictateur.

Pompée, qui croulait perdre Milon depuis que Milon avait voulu être consul sans sa permission, institua une question touchant le meurtre commis sur la voie Appienne ; puis il désigna les trois cent soixante jurés qui devaient juger Milon et le quæsitor chargé de présider au jugement.

Pour la première fois, le procès commença par l’audition des témoins ; jusque-là elle n’avait lieu qu’après les plaidoiries[146], mais elle fut troublée par la fureur des amis de Clodius. Un des défenseurs de Milon se vit obligé de se réfugier dans le Tribunal, et on demanda que Pompée, qui assistait au tumulte, assis près du temple de Saturne[147], où il semblait présider au Forum, vînt avec une force armée assurer la tranquillité des débats. Il vint en effet le lendemain avec des soldats. Ce jour-là, Rome avait un air d’émeute ; toutes les boutiques étaient fermées. Pompée avait placé des soldats à toutes les issues et devant tous les temples du Forum.

Cicéron prononça un discours plein d’habileté, mais où l’on sent un peu d’embarras ; car tantôt il disculpe, tantôt il loue Milon d’avoir tué Clodius. On peut croire que cet embarras fut encore plus grand en présence d’une foule dans laquelle beaucoup regrettaient Clodius, et de bandits contre lesquels il ne se sentait protégé que par l’ennemi de Milon. En effet, le commencement de son discours fut accueilli par d’immenses huées, et le silence ne se rétablit dans cette multitude que quand elle eut senti le fer des soldats.

Cicéron put alors reprendre son exorde ; mais il y avait dans cet incident de quoi troubler l’avocat.

Qu’on se figure bien la situation et le lieu de la scène. Domitius, qui préside le débat, est sur le Tribunal, à la gauche du Forum, devant le temple de Castor, dont trois colonnes indiquent aujourd’hui, l’emplacement. Au pied du Capitole, du côté de l’Ærarium, c’est-à-dire du temple de Saturne, dont huit colonnes sont encore debout, Pompée est assis, comme la veille, entouré de ses soldats. En présence des lieux, on s’explique pourquoi Cicéron, s’adressant à lui, disait : J’élève la voix pour que tu m’entendes[148].

En effet, il y avait entre eux plus de la demi-longueur du Forum. C’était ce même Forum dans lequel peu de temps auparavant avaient eu lieu les scènes de désordre qui suivirent la mort de Clodius ; Cicéron, en l’accusant d’avoir incendié mort le temple du sénat qu’il voulait renverser vivant, pouvait montrer les ruines de la Curie embrasée par ses funérailles.

On le sait, le discours que nous admirons n’est point celui que Cicéron prononça, et probablement on peut en dire autant de la plupart de ses autres discours. En général, ils n’étaient point lus[149] et n’étaient pas non plus entièrement appris par cœur comme ceux de nos prédicateurs. Improvisés[150], au moins en partie, ils furent ensuite retouchés par l’auteur avant d’être publiés.

Plusieurs allusions aux circonstances des jugements ont dû être suggérées par la présence des lieux eux-mêmes ; en les voyant tels qu’ils sont, en se les représentants tels qu’ils étaient, on comprend mieux, et surtout on sent plus vivement, les mouvements d’éloquence qu’il ont inspirés à l’orateur ; on voit naître cette inspiration, on en surprend le secret.

Si l’on veut se faire une idée vraie de tout l’effet oratoire produit par les discours de Cicéron, il faut placer sur cette scène, pour ainsi dire ressuscitée, les personnages qui y figurent, avec leur aspect, leur attitude ; il faut voir dans le procès de Sestius un de ses témoins se lever du tabouret où il était assis près de l’accusé et jurer qu’il l’appuiera jusqu’au bout ; dans le procès de Plancius, une vestale, sortir de sa sainte demeure pour venir embrasser son frère en pleurant devant le peuple ému de piété. et de religion ; enfin, dans le procès qui nous occupe, Milon, ferme et farouche, refusant de rien faire pour attendrir ses jurés, et Cicéron, éperdu, éploré, répandant devant les juges ces larmes auxquelles dédaigne d’avoir recours la fierté de son ami.

Quand on va de Rome à Albano, on traverse le lieu de la rencontre homicide que Cicéron retrace si vivement, mais au point de vue de la défense. M. Rosa a déterminé ce lieu avec une grande précision.

L’événement se passa, dit Cicéron, devant le terrain appartenant à Clodius[151], sur lequel il construisait une villa. Là étaient, à droite en allant à Rome, au-dessus de la route qu’elles dominaient, les substructions démesurées (insanas substructiones), dont parle l’orateur.

Là les gens de Clodius, selon Cicéron, attaquèrent Milon d’en haut (de superiore loco) et se précipitèrent sur lui.

Cette agression, qui eût mis tous les torts du côté de Clodius, n’est appuyée sur aucun témoignage ; il est plus probable que le combat, une fois engagé, se sentant moins nombreux, ils gagnèrent cette petite hauteur pour prendre une position avantageuse. A peu de distance, aux portes d’Albano, M. Rosa a reconnu la villa de Pompée[152], dans laquelle Cicéron reproche à Clodius de s’être arrêté pour attendre son ennemi et saris autre motif ; car, il le savait, Pompée était alors à Alsium.

C’est peut-être l’argument le plus fort que Cicéron ait employé pour établir le guet-apens. Était-ce pour voir la villa ? ajoute-t-il ; mais il l’avait vue cent fois. Malice à l’adresse de Pompée, réconcilié avec Clodius, et souvenir amer du temps où Pompée n’y recevait pas Cicéron.

Cicéron a soin de mentionner un temple de la bonne déesse, voisin de l’endroit où Clodius fut frappé, et de rapprocher cette circonstance de l’insulte à cette divinité dont Clodius s’était rendu coupable. Le temple de la bonne déesse n’a point laissé de trace ; mais on ne peut s’en étonner, car, placé dans une propriété particulière[153], un tel édifice, sans doute peu considérable, devait ressembler plus à une chapelle qu’à un temple. Les défenseurs de Clodius cherchaient à tirer parti du hasard qui l’avait fait tomber sur cette route construite par un autre Claudius, Appius Cæcus, dont elle portait le nom, et, comme on disait : parmi les souvenirs de ses ancêtres.

Cicéron, répondait : Appius Claudius Cæcus a-t-il construit cette voie pour l’utilité du peuple romain ou pour l’impunité du brigandage de ses descendants ?[154]

Et il rappelait que, sur cette même voie Appienne, lors de l’évasion de Tigrane, confié à la garde de Pompée, le noble descendant des Claudii avait donné la mort à un honnête chevalier romain. Enfin, évoquant, lui aussi, les souvenirs que cette voie faisait naître, l’orateur attestait les tombeaux, les autels enfouis des Curiaces[155], qui n’existaient déjà plus de son temps, et leurs bois sacrés due Clodius avait fait disparaître sous ses substructions insensées ; il adjurait ces tombeaux, qui existaient donc alors, et dont ce passage indique où il faudrait chercher les restes ; enfin il adjurait, contre Clodius, le Jupiter du mont Albain, de la belle montagne où s’élevait il y a cent ans le temple de Jupiter, et qui se dresse encore au-dessus de ce lac, le lac d’Albano, que Cicéron accusait Clodius d’avoir profané par ses coupables plaisirs.

Enfin Cicéron dit que le lieu est rempli de voleurs[156], par où nous voyons que, de ce côté, les environs de Rome étaient encore moins sûrs de son temps qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Cicéron, pour cette belle défense de son ami, s’attribua des honoraires assez fâcheux ; ses lettres, et surtout un passage en grec — dans lequel, jouant sur le nom de Milon, qu’il appelle le Crotoniate tyrannicide, à cause de Milon de Crotone, il parle de la vente de ses biens, — ne permettent guère de douter qu’il n’ait fait un bénéfice hors de saison sur les biens du condamné vendus à vil prix[157].

C’est à dater du procès de Milon que le parti du sénat montre plus clairement sa défiance de César et que Pompée commence contre son habile rival cette guerre sourde et maladroite qui devait le perdre.

Pendant ce consulat, sans partage d’autorité, Pompée prit plusieurs mesures qui sentaient le dictateur. Il mit un frein à la parole en bornant la durée du discours des orateurs[158] et défendit de porter des armes dans la ville[159], sage mesure mais qui ne paraît point avoir été exécutée ; elle a été prise il y a quelques années par un général français à Rome, où l’usage du couteau ne rappelle que trop, de nos jours, l’emploi de la sica au temps de Clodius.

Pendant ce temps, César livrait des batailles plus glorieuses que celles qui ensanglantaient le Forum romain. La Gaule, presque entièrement soumise, se soulevait presque tout entière, unie pour la première fois sous la main d’un chef suprême, Vercingétorix[160]. César déploya dans cette nouvelle phase de sa conquête une habileté et une activité extraordinaire et écrasa, s’il faut l’en croire[161], sous les murs d’Alésia, une armée de trois cent quatre-vingt mille hommes. A Rome, vingt jours d’actions de grâce furent décrétés, encore cette fois ; un historien dit soixante[162].

Cette victoire permettait de considérer la conquête de la Gaule comme terminée, et dès ce moment la pensée constante du sénat fut d’arracher à César sa province et son armée. C’était bien ce que désirait Pompée, mais il n’osait le dire ouvertement ; sa vanité d’ailleurs et son peu de perspicacité concouraient à le rassurer.

Cicéron était proconsul en Cilicie, assez ennuyé d’être si loin de Rome, y rivant par la pensée, avide de nouvelles[163], occupé à faire chasser des panthères que son ami Cælius le priait de lui envoyer et à guerroyer dans l’Amanus : il espérait en faire assez pour obtenir le triomphe à Rome, où il était fort impatient de rentrer, mais ne savait pas bien pour qui il prendrait parti à son retour. Ses succès militaires ne parurent pas à Rome très éclatants, car les supplications, c’est-à-dire les actions de grâces aux dieux, décrétés par le sénat, eurent de la peine à passer ; son ami Cælius lui écrivait : Tes supplications nous ont donné bien du mal[164]. Sa seule consolation était d’entendre dire, autour de lui : Voilà donc cet homme par qui Rome... que le sénat... Tu sais le reste, d’apprendre que son De Republica plaisait à Atticus, et que son rival d’éloquence, Hortensius, pour la première fois, avait été sifflé[165].

Les victoires n’étaient pas le seul moyen auquel eût recours l’ambition de César ; il avait soumis la Gaule, il fallait acheter Rome. Vers ce temps, il fit deux acquisitions, l’une peu importante, celle du consul Æmilius Paullus, frère de Lépide le triumvir, dont il paya sept millions et demi[166] la neutralité équivoque et qui ne gagna même pas l’argent que César lui donnait ; l’autre, très considérable, celle de l’éloquent tribun Curion, qui jusque-là avait été le plus hardi champion du sénat et qui se vendit. ; triste exemple de ces défections qui affligent d’autant plus qu’elles forcent à mépriser le talent.

Curion coûta à César deux millions, selon Velleius Paterculus ; douze millions, suivant Valère Maxime[167].

Ce double marché fut profitable à la splendeur monumentale de Rome ; Curion et Paullus employèrent une partie de ce bien, mal acquis à l’orner : l’un fut l’auteur de ce double théâtre sur pivot, dont les deux parties rapprochées formèrent le premier amphithéâtre romain ; l’autre construisit, derrière les boutiques du Forum, une basilique, qui, du nom d’Æmilius Paullus, s’appela la basilique Æmilia : deux moyens de gagner le peuple ; dans ce temps-là quand on se vendait c’était pour l’acheter.

Les deux théâtres étaient en bois et on n’en parle plus après Curion, mais la basilique Æmilia, avec ses colonnes de marbre phrygien (pavonazzetto) qu’on a cru retrouver dans celle de Saint-Paul, excitait encore l’admiration de Pline[168]. Sa position n’est pas douteuse ; Stace nous apprend qu’elle faisait face à la basilique Julia[169], dont on a retrouvé des restes impossibles à méconnaître sur le côté méridional du Forum. Elle était donc en face, du côté septentrional, à l’est de la Curie, près du lieu où s’élève aujourd’hui l’église de Saint-Adrien, dans les murs de laquelle sont des parties antiques ayant appartenu à la Curie ou à la basilique Æmilia[170].

D’abord Æmilius Paullus répara une basilique, la plus ancienne après la basilique Porcia. Élevée du même côté du Forum[171] pendant la censure de Fulvius Nobilior et de M. Æmilius Lepidus[172] : elle s’appelait Fulvia. Les Æmilius la considéraient comme un monument de famille ; un autre M. Æmilius Lepidus l’orna de boucliers de bronze représentant les images de ses ancêtres[173].

Après avoir entrepris de restaurer à peu de frais la basilique Fulvia[174], Æmilius Paullus commença une nouvelle basilique d’une grande magnificence[175] : il s’était ruiné pour l’élever, il se vendit pour la continuer. Ce fut la basilique Æmilia, qu’on appelait aussi la basilique de Paullus.

Il est triste d’être immortalisa ; par un souvenir de sa vénalité quand on s’appelle comme Paul-Émile.

Malgré les quinze cents talents revus de César, Paullus ne put achever ce monument de sa honte : la guerre civile vint tout interrompre. Ayant abandonné le parti de César, comme il avait abandonné le parti de Pompée, il se brouilla avec son frère qui le fit placer sur la liste des proscrits ; il parvint à s’échapper et mourut obscurément dans l’exil. Son fils adoptif dédia la basilique Æmilia après sa mort[176].

On n’aime pas à rencontrer Cicéron dans l’histoire d’Æmilius Paullus et de sa basilique, lui qui avait gémi sur la défection d’Æmilius et de Curion. Cicéron[177], dans une lettre à Atticus où il s’appelle l’ami de César, quand tu devrais en crever de rire, a-t-il soin d’ajouter, parle, à propos de ce monument qu’il appelle très glorieux, des soins que lui-même a pris pour acheter le terrain destiné au forum de César[178]. Je préférerais ne pas le voir occupé à obliger celui dont il devait applaudir les meurtriers, mais c’est, je crois, à tort qu’on lui a reproché d’avoir manié ces fonds dont César laissait volontiers une partie dans les mains par lesquelles il les faisait passer[179]. Dans la vie de Cicéron il y a beaucoup de faiblesses, mais pas une trace de vénalité.

Il n’était question alors que d’agrandir le Forum romain, Cicéron ne dit rien autre chose : Pour agrandir le Forum et l’étendre jusqu’à l’atrium de la Liberté[180] nous n’avons pas regardé à soixante millions de sesterces[181] (douze millions). César, proconsul de la république, ne pouvait encore mettre un forum qui portât son nom à côté de celui du peuple romain ; cela n’était possible qu’après Pharsale, aussi le forum de César ne fut-il dédié qu’après son triomphe. C’est donc lorsque nous serons arrivés à la dernière période de la vie de César que nous aurons surtout à nous en occuper. Dès l’époque à laquelle nous sommes parvenus, César commençait à acheter le terrain destiné à son forum à venir : si quelque chose aide à croire que dés lors César visait au pouvoir suprême, c’est bien cela.

Mais le proconsul pouvait remplacer les septa, où se tenaient les assemblées du Champ de Mars, par un édifice en marbre avec un toit et un portique de cinq mille pieds ; c’est ce que César voulait faire faire, et il avait confié encore à Cicéron l’exécution de ce projet, qui fut exécuté par Lépide[182]. Les comices furent dédiés par Auguste ; ils eurent un palais de marbre avec un toit et un portique, mais bientôt on ne les rassembla plus.

Cicéron dit que ces Septa du Champ de Mars sont destinés aux comices par tribus. Un passage de Suétone, qui se rapporte à la fin de la vie de César[183], montre aussi les comices par tribus tenus dans le Champ de Mars ; jusque là c’était dans le Forum qu’ils avaient coutume de se rassembler. César les a-t-il transportés loin du Forum accoutumé à la turbulence, hors de la ville, et par conséquent dans un lieu où l’imperium, c’est-à-dire le commandement absolu des généraux, pouvait être exercé, et voulait-il par ce projet d’un monument magnifique destiné à remplacer le vieux septa, éblouir les esprits et les gagner à son dessein ? Du reste, l’intention de tous ses projets de bâtiments n’est pas douteuse, il s’agissait de gagner le peuple pour le soumettre ; mais il était puéril de dire comme Pompée que ces projets furent une des causes de sa rébellion et qu’il voulait renverser l’État pour pouvoir les accomplir.

Afin de rassurer sur son retour et d’endormir les craintes du sénat ; comme s’il n’eût du songer désormais qu’à jouir de son repos et de sa gloire, il faisait construire près de Nemi une villa qu’il fit détruire quand elle fut achevée parce qu’elle ne se trouva pas telle qu’il l’aurait voulue, ou plutôt parce que l’effet qu’il l’avait destinée à produire était produit. Il reste de cette fantaisie à but politique, sous les eaux du lac, une construction en bois qu’on a appelée le vaisseau de Tibère ou de Trajan[184]. Selon les habitudes que prit le luxe romain sous les empereurs et que César lui faisait prendre déjà, il avait voulu bâtir sa villa dans le lac même, ainsi que l’on bâtit plus tard tant de villas dans la mer.

Pendant ce temps-là, Cicéron était proconsul en Cilicie ; son correspondant Cœlius lui faisait parvenir les on dit de Rome : On dit tout bas que César a été battu en Gaule, qu’il est entouré ; le bruit s’est répandu que toi-même avais péri[185]. Les auteurs de cette nouvelle étaient les subrostrani (les oisifs qui se tenaient sous la tribune). Cælius, pour les séances du sénat, le renvoyait à la Gazette de Rome[186], dont il lui adressait plusieurs numéros[187], l’engageant à passer les inutilités qui s’y trouvaient, les listes des décès et le compte rendu des pièces tombées.

J’ai dit qu’au milieu des gorges de la Cilicie, Cicéron était agréablement occupé du succès auprès du public et auprès d’Atticus de son livre sur l’État ou la société politique (c’est le vrai sens de de Republica[188]). Ici le lieu de la scène est dans les jardins, nous dirions la villa de Scipion Emilien, probablement près de la porte Capène, non loin du tombeau des Scipions.

C’est le temps des féeries latines. Scipion Emilien reçoit quelques amis qui pendant ces jours de loisir viennent le visiter. Quand Furius, l’un d’eux, paraît, Scipion se lève, le prend par la main et le fait asseoir sur son lit, la place d’honneur à Rome, comme le canapé en Allemagne, puis, lorsqu’un esclave annonce que Lælius est sorti de sa maison et vient le voir, Scipion met sa chaussure, prend sa toge et va l’attendre sous le portique ; à son arrivée, il le salue ainsi que ceux qui l’accompagnent, se retourne alors et, debout sous le portique, présente Lælius à ses autres amis. Un nouveau personnage survient : tous le saluent et, comme on était en hiver, la grave compagnie va chercher dans un petit pré le soleil. Les interlocuteurs de l’Orateur avaient cherché l’ombre à Tusculum : l’ombre et le soleil jouent un grand rôle dans la vie des peuples méridionaux, et en particulier des Romains.

Cicéron revint d’Asie à Rome, tout occupé de son triomphe peu mérité, dont Caton lui refusait l’innocente satisfaction, que César par lettres et Pompée de vive voix lui faisaient espérer ; cajolé par les chefs des deux partis, sans influence sur l’un ni sur l’autre, se flattant de la paix qui était devenue impossible et aspirant au rôle de médiateur qu’il n’était pas en mesure de jouer. On vint en foule à sa rencontre et son entrée, dit-il, fut aussi belle qu’il pouvait le désirer. Mais il tomba dans le feu de la discorde civile.

Le moment suprême de la république approchait ; la lutte allait s’engager entre la république et l’empire, entre Rome et César, entre la liberté mal protégée contre la tyrannie des factions et le pouvoir absolu d’un maître ; la liberté était malade, elle allait mourir. Il était clair pour quiconque avait les yeux ouverts que César était son ennemi, mais comment la sauver de César ?

Si César eût été un Washington ou un citoyen de l’ancienne république romaine, à l’expiration de son commandement il fût rentré dans Rome comme un simple citoyen protégé seulement par sa gloire et son immense popularité. Mais on ne pouvait attendre cela de lui et il semblait sage de ne pas le pousser à bout. C’est pourquoi Pompée appuya la demande que fit César d’être nommé consul quoique absent. Mais on. .comprit bientôt le danger qu’il y avait à le laisser revenir à la tête de son armée victorieuse, entouré de la faveur populaire, revêtu du premier pouvoir de l’État : c’était lui livrer la république.

Pour la conserver, il fallait à tout prix lui enlever sa province, et son armée.

Mais ce parti violent donnait à la cause de l’ennemi de l’État une apparence d’équité : on s’y prenait trop tard ou trop tôt ; on devançait l’événement pour prévenir le danger. Après avoir laissé César grandir et se fortifier, on voulut tout à coup l’arrêter et le détruire ; on le mit dans la nécessité qu’il attendait de dominer pour se conserver et d’attaquer pour se défendre.

Le rappel de César devint la grande question ; elle fut mise en avant par le consul Marcellus, ennemi acharné de César, combattue par son collègue Sulpicius. Pompée était absent, ce qui le dispensait de se prononcer. Quand il reparut dans la Curie, son langage fut évasif ; il était embarrassé de son personnage, car il avait l’Espagne pour cinq ans au même titre que César avait la Gaule, et cela par la violation d’une loi dont lui-même était l’auteur.

Curion, vendu à César, ne paraissait point l’être ; Marcellus avant proposé que César déposât son commandement, Curion approuva Marcellus, mais demanda que Pompée déposât le sien. Cela fit hésiter le sénat qui ne décida rien. Pompée s’en alla en Campanie ; il y tomba malade, peut-être de dépit. Quand il revint, après sa guérison, tout le long de la voie Appienne, il fut accueilli par des signes d’allégresse. Dans tous les lieux qu’il traversait on offrait des sacrifices sur son passage, on le recevait avec des couronnes et des flambeaux, on lui jetait des fleurs ; ces hommages achevèrent de lui tourner la tête et de l’aveugler.

En arrivant à Rome, il déclara qu’il était prêt à renoncer à sa province et ne doutait pas que César n’en fit autant. Curion répondit qu’il fallait lui donner l’exemple en exécutant ce qu’il promettait[189].

Personne n’était de bonne foi, chacun des deux rivaux voulait tromper. l’autre et Curion comptait peut-être sur le refus de Pompée pour autoriser celui de César.

Pompée montra de l’humeur et se retira dans sa villa Albaine, s’éloignant selon son usage quand il était mécontent.

Le sénat s’assemble en son absence ; la proposition de Curion, repoussée d’abord, est enfin acceptée. Marcellus sort furieux en s’écriant : Eh bien, que César soit votre maître ! Curion alla dans le Forum où l’on savait déjà ce qui s’était passé dans la Curie. Il fut reçu avec des applaudissements, et quand il eut déclamé en chaud républicain contre la tyrannie de Pompée, on le reconduisit à sa maison en lui jetant des fleurs, comme on en jetait naguère sur la voie Appienne à ce même Pompée.

Le bruit se répandit dans Rome que César avait passé les Alpes et marchait sur la ville ; Cicéron même le crut déjà à Plaisance. Cette nouvelle, qui causa un grand effroi, était de celles qui ne sont pas encore vraies, mais qui ne lardent pas à l’être. Pompée était toujours hors de la ville ; les consuls allèrent le trouver, Marcellus lui remit un glaive en lui disant : Nous t’ordonnons d’aller combattre César ; nous te donnons le commandement des troupes qui sont en Italie et le pouvoir d’en lever d’autres autant que tu le jugeras convenable. Pompée répondit : J’obéirai aux consuls. Et il ajouta : S’il est nécessaire, soutenant son personnage de modéré irrésolu jusqu’au bout. Curion, après avoir démenti le faux bruit de l’arrivée de César, s’être plaint des armements que la république faisait pour sa défense, avoir, comme tribun, défendu d’obéir aux consuls, retourna vers César : il avait bien gagné son argent.

Le dénouement approchait. Antoine était tribun comme Curion l’avait été ; son langage à la tribune fut encore plus violent contre Pompée, ce proconsul d’Espagne qui campait aux portes de Rome avec une armée. Pompée commençait à craindre César, mais trop tard, comme disait Cicéron[190]. On n’avait rien fait pour le désarmer et tout pour l’irriter ; cela ne lui donnait aucun droit, mais lui créait une grande force. De Ravenne, il se mit à traiter avec le sénat et lui fit connaître ses conditions : Pompée et lui déposeraient le pouvoir proconsulaire, mais jusqu’à l’élection des consuls on lui laisserait deux légions, la Gaule cisalpine et l’Illyrie, au moins l’Illyrie et une légion. Si le sénat acceptait, César, sûr d’être nommé consul, ayant pour lui la faveur de l’armée et du peuple, était le maître et la république romaine avait cessé d’exister.

Tous ceux qui ne voulaient pas d’un maître, qui voulaient conserver la constitution de leur pays quoique ébranlée et sa liberté quoique orageuse, tous ceux-là devaient repousser ses conditions, qu’un général, quelque habile et quelque heureux qu’il eût été, n’avait nullement qualité pour imposer. Cette lettre était une sommation à Pompée de déposer le pouvoir, une promesse en ce cas de le déposer également ; si Pompée refusait une menace de venir à Rome venger les injures faites à lui, César, et à ses amis.

On refusa d’abord d’entendre la lecture de la lettre ; deux tribuns qui appartenaient à César, Cassius Longinus et Antoine, en obtinrent la lecture : elle fut regardée avec raison comme une déclaration de guerre à laquelle il n’y avait pas à répondre.

Ici commence une suite de délibérations orageuses dont le lieu n’est point indiqué et qui durent se passer dans différents temples, peut-être dans la Curie de Pompée ; la Curia Hostilia avait brûlé aux funérailles de Clodius et n’était pas encore relevée. Il semblait que le sénat, quand la dernière heure de son importance politique était près de sonner, en fut averti par le sort qui lui enlevait le lieu ordinaire de ses réunions : la Curie n’existait plus et bientôt le sénat n’existerait plus que de nom.

Dans ces séances agitées, un petit nombre de voix s’élevèrent en vain pour que l’on donnât du temps à César, qu’on cherchât à s’entendre avec lui. Toute entente était impossible entre ceux qui ‘voulaient conserver la constitution et celui qui la minait depuis si longtemps et avait résolu de la renverser.

Enfin, le sénat, sur la proposition de Scipion, beau-père de Pompée, décréta que César eût à revenir au terme qui lui serait fixé, sans quoi il serait considéra comme ennemi de l’État. Les deux tribuns voulurent user de leur droit d’intercession pour empêcher l’effet de la loi ; on n’en tint compte. Enfin, le mot sacramentel des grands périls et souvent des grandes violentes, fut prononcé : Que les magistrats avisent... la république est en danger.

A ce moment, aucune vie n’étant plus assurée, les consuls invitèrent les tribuns à se retirer. Antoine, toujours plein d’audace, s’élance, de son siège au milieu de l’assemblée et proteste contre cette atteinte portée a l’autorité du proconsul : disant que les auteurs du décret qui vient d’être rendu doivent être chassés de la Curie comme des homicides et des scélérats ; annonçant la guerre, les exils, les proscriptions et dévouant aux puissances infernales les auteurs de tant de maux ; puis il sortit avec Cassius et Curion. Un détachement de Pompéius entourait la Curie ; ils furent obligés de revêtir des habits d’esclaves pour se sauver et allèrent trouver César dams une voilure de louage.

Pompée, que l’imperium retenait hors des murs de la ville, n’avait pas paru dans le sénat[191]. Rome, par son ordre, se remplit de soldats, protection dangereuse de la liberté ; aussi n’entend-on pas parler en ce moment d’assemblée au Forum, le Forum est muet, tout se passe dans le sénat. Le sénat fut convoqué hors de la ville, probablement dans la Curie de Pompée, près de sa maison. Cette fois il parut, approuva tout, et sembla plein d’espoir ; le trésor public fut mis à sa disposition. Caton tança vertement le préteur Roscius qui demandait qu’on envoyât une députation à César. Les principaux sénateurs se rendirent dans diverses parties de l’Italie pour lever des troupes et rassembler de l’argent. Cicéron choisit la tôle de Campanie, où il avait des propriétés et où étaient sa villa de Cumes et sa villa de Pompéi.

César avait passé le Rubicon et semblait marcher sur Rome. La terreur y était grande ; les prodiges abondaient, on pressentait la fin de la république, on voyait déjà César vengeant ses injures par des proscriptions[192] et livrant à ses Gaulois le Capitole ; les grands personnages s’enfuyaient dans leurs villas et des gens sans aveu accouraient dans Rome pour aider à la piller. Telle était la physionomie de la ville (forma urbis[193]). La maison de Pompée était assiégée par les sénateurs ; chacun lui apportait une nouvelle, tantôt rassurante, tantôt alarmante ; chacun lui adressait une excitation ou un reproche. Cicéron, qui de loin partageait toutes ces alternatives de confiance et de découragement, a peint la politique de Pompée, en deux mots : Timidité et confusion[194], et l’état de Rome en disant : Tout est plein de terreur et d’aveuglement[195]. Il y a de ces moments-là pour les peuples.

Sans attendre César, qui était encore loin, Pompée déclara le siége du gouvernement transporté à Capoue, et, sur un faux bruit de l’approche de César, quitta précipitamment Rome avec les deux consuls et toutes les autorités, sans prendre le temps d’emporter le trésor[196]. Rome est livrée à elle-même et dans une situation où elle ne s’était jamais vue jusque-là ; Cicéron a appelé ce départ, auquel il tenta de s’opposer, une fuite très honteuse : Fugam ab urbe turpissimam[197].

Les inquiétudes de ceux qui demeuraient étaient affreuses ; le désespoir de ceux qui s’éloignaient fut profond ; pendant toute la nuit, ils errèrent tumultueusement dans la ville, le matin ils allèrent dans les temples, invoquant les dieux, les priant, baisant le pavé (on se croit dans la Rome de nos jours) et pleurant leur patrie qu’il fallait quitter. Il y eut beaucoup de larmes aux portes, dit Dion Cassius (XLI, 9) ; les uns s’embrassaient et saluaient Rome encore une fois, les autres pleuraient sur eux-mêmes et mêlaient leurs prières à celles de leurs amis qui partaient ; on criait à la trahison et on en maudissait les auteurs ; vous eussiez dit deux villes et deux peuples, l’un en marche et en fuite, l’autre abandonné qui restait pour mourir.

César laissa Rome sur sa droite et, suivant la côte, alla chercher Pompée à Brindes. Pompée ne l’attendit point et passa en Épire ; César, qui n’avait pas de vaisseaux sous la main et ne voulait pas que l’armée d’Espagne pût menacer la Gaule et l’Italie, s’abstint de le suivre et jugea plus prudent de revenir à Nome préparer les moyens de le vaincre. Cette marche de soixante jours à travers l’Italie presque sans coup férir, les troupes et les généraux envoyés contre César passant de son côté, ressemble beaucoup à la marche en vingt jours de Cannes à Paris ; cependant elle est moins merveilleuse, mais il y a entre elles une différence : César était bien coupable, car il marchait sur Rome au mépris des lois, mais il ne venait pas jouer le sort de son pays contre l’Europe encore sous les armes hélas ! et, malgré des prodiges de résistance, y amener l’ennemi.

A Rome, César convoqua ce qu’il appelle dans ses Mémoires le sénat, c’est-à-dire les poltrons et les traitées à la république qui n’avaient pas suivi les consuls et Pompée. Dans un discours, conservé par lui, il se plaignit beaucoup de ses ennemis ; mais parce qu’An général a de justes sujets de mécontentement, son mécontentement lui donne-t-il le droit d’attaquer à main armée le, autorités régulièrement constituées et la constitution elle-même ? Quoi que pût dire César, sa présence à Rome était un crime contre l’État (violota respublica[198]).

Sur sa route et à son arrivée, par cette clémence calculée, insidiosa clementia, disait Cicéron, dont César savait toujours se servir à propos, comme en Gaule il se servit plus d’une fois de la cruauté, il eut bientôt rassuré ceux qui craignaient de voir dans cet ambitieux sans colère un furieux comme Marius ; mais César montra que la violence ne lui coûtait rien lorsqu’elle lui était utile et que les scrupules religieux ne l’arrêtaient point.

Le trésor de l’État, qui s’appelait le trésor très saint, était renfermé dans l’Ærarium, attenant au temple de Saturne[199], dieu de l’âge d’or, âge où l’on ne volait point, mais l’âge d’or était passé et les deux Marius avaient donné l’exemple du pillage de l’Ærarium. César ordonna que le trésor lui fut livré ; le tribun Metellus eut le courage de se placer devant la porte du temple. César, peu clément ce jour-là, le menaça de le tuer[200], ajoutant : Tu m’appartiens, toi et tous ceux qui se sont armés contre moi. Il était difficile de fouler aux pieds plus insolemment tout droit. Les consuls, dans leur simplicité, avaient pris la précaution d’emporter la clef du trésor ; César fit briser les portes[201]. Si jamais il y eut vol, et vol avec effraction, ce fut ce jour-là.

Le vol du trésor, les menaces de meurtre adressées au tribun firent un certain effet sur le peuple, qui s’irritait encore de la tyrannie en la subissant. Le sénat de César lui-même laissa voir quelque mécontentement, car César partit pour l’Espagne irrité contre lui[202].

Je n’ai pas à l’y accompagner, mais Marseille étant une des étapes du voyage de Rome, ceux qui liront mon livre à Rome me permettront de mentionner en passant cette forêt que Lucain a chantée, qu’enveloppait une terreur religieuse inspirée par la formidable religion des druides et que César fit abattre pour les besoins de son siège. Elle était voisine de Marseille (Vicina operi) et s’élevait épaisse entre des monts dénudés.

Inter nudatos stabat densissima montes[203] ;

ce qui montre qu’elle se trouvait dans un lieu bas, entre des montagnes arides déjà au temps de César comme elles le sont de nos jours, et ne permet pas de la placer comme on le fait d’ordinaire sur le rocher de Notre-Dame de la Garde, où il n’y avait alors pas plus d’arbres qu’il n’y en a aujourd’hui[204].

Marseille avait tenu contre les lieutenants de César pendant quarante jours, temps qui lui avait suffi pour éteindre toute résistance en Espagne. Marseille dut céder à César, mais ce fut après avoir héroïquement défendu ses murs et la liberté romaine.

De retour à Marseille, César apprit qu’il avait, selon son désir, été nommé dictateur de la manière la plus illégale ; mais qu’importait la légalité, le temps du droit était passé sans retour. Il fut plusieurs fois dictateur et plusieurs fois consul ; je ne mentionnerai plus ces titres peu sérieux, César fut le maître jusqu’au jour où il fut tué : il n’y a que cela de réel pour l’histoire[205].

César avait laissé à Rome Antoine pour y commander en son absence ; celui-ci y avait étalé ses vices et avait paru en public précédé par les licteurs et accompagné de la courtisane Cytheris, de bouffons et de pire encore. Il est fâcheux que Cicéron raconte gaiement avoir assisté à un souper où était cette femme[206]. César ne fit aucun reproche à Antoine ; Antoine était dévoué et en fait de mœurs César n’avait pas le droit de se montrer sévère. Durant l’absence de César quelque mécontentement s’était montré au théâtre, mais son retour rapide et glorieux apaisa tout.

Pendant un court séjour à Rome, César promulgua plusieurs lois empreintes de cette modération qui ne justifie point le despotisme usurpé de César, mais qui honore César sans l’absoudre. On s’attendait qu’il abolirait les dettes ; il ne le fit pas, et seulement adoucit la condition des débiteurs. Il distribua du blé à la multitude et se paya de ses dons arec les ex-voto des temples : ce ne fut pas là son plus grand crime. Quand il partit pour aller s’embarquer à Brindes, le peuple l’accompagna en criant : La paix ! La guerre civile allait commencer, et les enfants, divisés en pompéiens et césariens, se battaient dans les rues de Rome.

Cicéron était bien embarrassé. Fallait-il suivre Pompée qui avait livré Rome et déserté l’Italie, duquel il n’attendait rien de bon ? Tous deux veulent régner, disait-il avec raison ; fallait-il attendre César, qui apportait certainement la servitude et dont la clémence[207] le rassurait peu, car Curion l’avait averti qu’il ne devait pas s’y fier[208]. De plus, il traînait avec lui six licteurs auxquels il ne voulait point renoncer et qui embarrassaient sa fuite. Incertain de la conduite à tenir, il s’occupait à écrire en latin et en grec les motifs de partir et les motifs de rester[209]. Dans ses lettres, Cicéron nous peint par ses propres inquiétudes ce qui se passait à Rome dans bien des âmes ; beaucoup se disaient, ainsi que lui : Que va-t-il advenir ? que veut Pompée ? pourquoi a-t-il fui devant César ? que fera César ? que deviendront mes villas ? Comme lui, on était tenté d’aller rejoindre Pompée et l’on ne partait point : on avait une Tullie, un Atticus, une fille, un ami qui tantôt vous exhortaient à faire votre devoir tantôt vous conseillaient d’attendre et de voir comment les choses tourneraient. César ne demandait à Cicéron que la neutralité ; mais c’était lui demander de s’annuler. César eût bien voulu le voir à Rome dans son sénat de renégats : ceci c’était trop honteux, et Cicéron, qui correspondait avec le vainqueur, le suppliait de l’en dispenser[210]. Il avait d’abord eu l’intention de renvoyer sa femme et sa fille à Rome, mais il jugea que cela ferait parler et paraîtrait un premier pas vers son retour ; et il y renonça. En attendant, il formait le projet de visiter l’une après l’autre ses villas, qu’il avait désespéré de revoir ; mais il ne sortait point de ses perplexités et ne pouvait s’arrêter à aucun parti. Rome lui apparaissait, au milieu de son incertitude, sous les aspects les plus contraires. Tantôt c’était une ville sans lois, où il n’y avait plus ni tribunal ni droit, une ville abandonnée au pillage et aux incendies[211], tantôt il s’écriait : Et cette ville est debout, les préteurs y jugent, les édiles y préparent des jeux, les gens honnêtes y enregistrent les intérêts payés de leur argent[212]. Enfin, il se décida à aller, par point d’honneur[213], rejoindre Pompée avec la conviction qu’il courait à sa perte.

Dans le camp de Pompée il trouva une apparence de Rome, les consuls, la majorité des sénateurs et un grand nombre de chevaliers ; les envoyés de diverses villes de Grèce et d’Asie et plusieurs de ces rois dont on voyait toujours quelques-uns à Rome complétaient la ressemblance, Pompée pouvait croire, comme il le crut en effet, que Rome l’avait suivi.

Le camp de Pompée était le refuge de l’émigration républicaine ; on y avait toutes les illusions des émigrés : César allait être abandonné de ses troupes, bientôt réduites à mourir de faim ; on se donnait des airs de Sylla et on se répandait en menaces à exécuter quand on serait revenu à Rome ; on s’y croyait presque déjà. Les pompéiens, qui transportaient dans leurs tentes de Pharsale les recherches de la vie élégante de Rome, espéraient bientôt les y retrouver ; sûrs de la victoire, ils couronnaient ces tentes de laurier et par avance faisaient louer des maisons dans le beau quartier, se partageaient les dignités de la république, se disputaient le titre de grand pontife porté par César, dont Lentulus s’adjugeait par avance les jardins et les villas ; il y joignait la maison d’Hortensius, et disposait même de celle du prudent Atticus. Cicéron, mal vu pour sa lenteur à rejoindre son parti[214], ne jouant aucun rôle dans la guerre, reportait aussi, mais plus tristement, sa pensée vers Rome, où ses affaires étaient comme toujours assez dérangées, où ses créanciers devenaient importuns, où il ne trouvait personne qui voulut acheter ses terres, où sa fille, ruinée par un époux prodigue, était dans la gêne, où il craignait toujours que sa chère maison et ses chères villas ne fussent confisquées.

Je n’ai pas à raconter cette campagne d’Épire et de Thessalie dans laquelle César, battu d’abord à Dyrrachium, sut tirer parti de ce revers en le pardonnant à ses soldats et en leur faisant attendre comme une grâce l’occasion de la réparer[215] ; dans laquelle Pompée, plein tout à la fois de confiance et d’irrésolution, quand son plan était d’affamer et de lasser l’armée de son ennemi, se laissa entraîner à une bataille qui fut la mémorable défaite de Pharsale[216].

Pompée était vaincu et avec lui toute chance de liberté détruite ; non que ses intentions fussent meilleures que celles de César[217], lui aussi voulait la toute puissance, seulement il attendait toujours qu’on la lui offrit et César attendait le jour où il pourrait la prendre. Pompée, grand général si l’on veut mais pauvre politique et mauvais citoyen, était cependant le dernier espoir et comme le dernier asile de la république. Il eût sans doute cherché à la détruire s’il eût triomphé ; il rêvait la dictature de son maître Sylla[218] ; mais son inhabileté eût mis des obstacles à sa coupable entreprise. La prodigieuse habileté de César triompha de tout. L’un et l’autre jouaient le même jeu ; seulement César jouait bien et Pompée jouait mal ; César ne fit pas une faute et Pompée n’en manqua pas une.

Le parti vaincu à Pharsale était le bon parti, celui de la constitution qu’il fallait réformer, transformer s’il était possible et non détruire, car en la détruisant on créait le pouvoir absolu, le mal sans remède. La corruption était partout, chez les nobiles comme chez les hommes nouveaux. Les premiers comptaient pourtant dans leurs rangs quelques honnêtes gens ; ils avaient Caton, la vertu même. Dans le parti contraire, je ne puis découvrir un honnête homme. Et il ne faut pas que ce mot nobiles fasse illusion ; cette aristocratie n’était point fermée ; la naissance n’était nullement nécessaire pour y prendre place et y jouer un grand rôle ; Marius, Cicéron, Pompée même le prouvent assez. Il n’y avait alors à Rome nul privilège, nulle inégalité de droit ; toutes les fonctions étaient accessibles à tous. Les justes droits de la vraie démocratie n’étaient donc point en cause, et quant à ce que l’on confond souvent avec eux, l’empire de la multitude, il n’était que trop grand, car c’est par lui, comme il arrive presque toujours, que devait s’établir le despotisme.

Après Pharsale, Cicéron revint en Italie avec une précipitation que lui-même s’est amèrement reprochée, profondément découragé, désespérant de l’avenir, fort inquiet de la manière dont il serait traité par César et de l’opinion qu’on allait avoir de lui ; attendant avec impatience le moment de rentrer à Rome, cette ville où il avait fait de grandes choses, où il retrouverait son ami Atticus et ses livres, ces autres vieux amis[219]. Il y arriva enfin, après s’être arrêté quelque temps dans sa villa de Tusculum, où sa femme vint le retrouver, se plongea, et comme il le disait, se cacha dans l’étude des lettres, cette consolation à laquelle il fut toujours sensible, mais qui ne lui avait pas suffi toujours. Maintenant il se rejetait sur la littérature, dans laquelle il croyait par moments trouver un repos agréable et complet[220], mais on sent que c’était un pis aller. Au sein de l’étude il regrettait l’éloquence, la Curie, le Forum où il n’y avait plus de place pour lui[221] ; Cicéron revenait à la philosophie comme le joueur revient à sa maîtresse ; lui aussi, ayant perdu la partie, s’écriait : Ô ma chère Angélique !

Pendant ce temps-là, César battait les pompéiens en Afrique et Caton échappait à la servitude par la mort. En Asie, César triomphait de Pharnace avec une rapidité qu’a immortalisée un mot célèbre : Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. A Rome, toutes les haines n’étaient pas désarmées puisque ses amis lui écrivaient de ne point débarquer à Alsium, dans la villa de Pompée[222], car là on pourrait lui faire un mauvais parti. César les crut et prit terre à Ostie.

Peu de temps après que Caton était mort pour demeurer libre, Cicéron, moins héroïque, tout cri écrivant un livre à la louange de Caton, se consolait en soupant, c’est lui qui nous l’apprend, chez les vainqueurs[223]. Que faire, ajoutait-il, il faut se conformer au temps (tempori serviendum est).

Cicéron, et cela le relève un peu, ne pouvait éteindre dans son âme faible mais naturellement généreuse, le sentiment de sa déchéance ; vers la même époque il écrivait à un de ses amis : Tu me parles de Catulus et de ces temps, qu’y a-t-il aujourd’hui de semblable... Nous étions à la poupe et tenions le gouvernail ; aujourd’hui à peine avons-nous une place dans la sentine du vaisseau. Il ajoute tristement : La face de Rome est changée, on ne trouve plus dans l’urbs aucune urbanité ; elle prend un aspect étranger, toute remplie qu’elle est de Transalpins, de Gaulois qui portent des braies. Il a le projet de quitter Rome et d’acheter près de Naples une villa pour s’y retirer : A quoi sert d’aller au sénat ? tandis que je suis les débats du Forum ou que j’écris, j’apprends qu’on a reçu en Arménie, en Syrie un sénatus-consulte pour lequel on dit que j’ai voté et dont je n’ai jamais entendu parler. Les sénatus-consultes se fabriquaient chez César. A cet enjouement douloureux succédait l’amertume de l’humiliation que les lettres d’Atticus cherchaient à adoucir. Quand je les lis, lui écrivait Cicéron, je rougis moins de moi-même (minus mihi turpis videor.)

Ce sentiment de tristesse se retrouve dans le traité de Cicéron sur les Orateurs illustres, auquel il a donné le nom de Brutus. La scène de ce dialogue entre Brutus, Cicéron et Atticus, est à Rome dans le jardin de Cicéron, sur une pelouse, au-dessous d’une statue de Platon[224]. Cicéron y fait l’histoire de l’éloquence romaine maintenant muette ; il déplore d’être né trop tard et d’être tombé dans cette nuit de la chose publique.

En effet, César était tout puissant, Pompée était mort en Égypte et Caton dans Utique. La sépulture de Pompée est près de Rome ; avant d’entrer dans Albano on voit, à gauche, le squelette d’un grand tombeau qui était revêtu de marbre ; il est, selon Nibby[225], disposé comme un bûcher à quatre étages. On donnait parfois aux tombeaux cette apparence de bûcher : fut-elle choisie à dessein comme pour consoler l’ombre du grand capitaine qui sur la plage d’Égypte n’avait eu pour bûcher funèbre que quelques planches d’une vieille barque échouée comme sa fortune, auxquelles avait mis le feu la main d’un affranchi fidèle.

Cornélie apporta d’Égypte les cendres de ce cadavre dont la tête manquait : elle avait été coupée par un traître et portée à César dans Alexandrie. César avait d’abord considéré cette tête avec attention pour s’assurer qu’on ne le trompait point, puis, se détournant, avait répandu des larmes, qu’en dépit de Lucain[226], je crois sincères[227]. César ne jouait pas la comédie pour rien ; le spectacle de cette fin misérable d’une destinée mêlée à la sienne dut le toucher ; d’ailleurs :

... Il est aisé de plaindre

Le sort d’un ennemi quand il n’est plus à craindre.

César fit brûler la tête avec des parfums et ordonna que les cendres fussent placées dans un sanctuaire élevé par lui, devant la porte d’Alexandrie, à Némésis[228], la déesse inexorable qui abat toutes les grandeurs et qui devait bientôt abattre la sienne.

En Égypte, des mains pieuses, celles de l’affranchi Philippe et d’un ancien questeur de Pompée, avaient construit pour ce qui restait de son cadavre, qu’ils brûlèrent après l’avoir retiré du Nil où il avait été jeté, un petit monument sur lequel on traça cette épitaphe : Pour celui qui avait des temples, quel pauvre tombeau ![229] C’est de là que Cornélie avait apporté les os de son époux dans le magnifique sépulcre d’Albano. Pompée vint donc reposer près de cette villa où il était allé si souvent chercher un asile contre les 9g11ations de Rome, apporter ses rêves ambitieux et ses éternelles incertitudes. Il avait désiré que les cendres de Julia y fussent déposées, mais le peuple les avait portées au Champ de Mars, dans la tombe des Jules : pour le peuple, elle était moins la femme de Pompée que la fille de César. Aujourd’hui, dans le tombeau destiné à Julia, une autre épouse déposait les restes de Pompée.

Pour Caton, rien ne rappelle à Rome cette mort admirable, ce suicide que Dante, le grand poète catholique, n’a pas osé condamner, accompli avec un calme, une sérénité, une douceur qui élève l’âme et l’attendrit. Ce suicide fut cependant une erreur ; tout n’était pas perdu par la prise d’Utique, l’Espagne et une armée restaient aux fils de Pompée. César, victorieux et tout puissant se crut obligé d’aller en personne les soumettre. Dans cette dernière lutte, la victoire et la vie pensèrent lui échapper. Caton aurait dû être là ; mais il avait cru la liberté anéantie et l’avènement du pouvoir d’un seul établi sans retour. Il faut tacher de comprendre que pour une âme fière comme la sienne c’était la dernière des hontes ; il n’avait pas voulu la voir. Après avoir tout disposé pour la fuite de ses amis et s’être occupé d’eux jusqu’au dernier instant, au sortir d’un souper rempli par de graves et calmes entretiens, il s’était retiré dans sa chambre, avait lu le Phédon, s’était endormi jusqu’à l’aube et alors s’était tranquillement percé de son épée ; puis, ses amis et son fils étant accourus, l’ayant trouvé encore vivant et voulant le secourir, il avait déchiré ses entrailles et l’appareil mis sur sa blessure, sans emportement, mais parce que, Rome recevant un maître, il avait résolu de ne plus vivre. Tout cela s’était passé dans une petite ville d’Afrique, mais il n’y a rien de plus romain dans l’histoire de Rome[230].

D’ailleurs à Rome le souvenir de Caton est partout, dans le Champ de Mars, dans le Forum, où il combattit de ses discours et de sa personne la démagogie qui, comme toujours, préparait la tyrannie, brava les fureurs et les insultes de la populace et se fit [rainer un jour de la Curie à l’arc de Fabius, la plus grande longueur du Forum ; dans la Curie où il éleva souvent son austère voix contre les corruptions aristocratiques qui déshonoraient la liberté, sans être lui-même, et c’est là pour moi sa grandeur, jamais disposé à l’abandonner ; au Capitole, où il appuya de sa parole le courage que Cicéron montra cette fois contre le parti scélérat de Catilina ; enfin jusqu’au Comitium, dans lequel il joua philosophiquement à la balle le jour où un autre que lui fut nommé préteur[231].

Nous savons où était la maison de Sylla, au pied d’une saillie occidentale du Palatin qui n’existe plus ; c’est là qu’à l’âge de quatorze ans fut conduit le petit Caton et que voyant apporter des têtes il demanda à son pédagogue pourquoi on laissait vivre cet homme. C’est, lui fut-il répondu, parce que Sylla est encore plus craint qu’il n’est haï. — Eh bien, reprit le brave enfant, pourquoi ne m’as-tu pas donné un glaive afin que le tuant j’arrache ma patrie à l’esclavage ? Et il expliqua comment la chose lui serait facile, parce que Sylla avait coutume de le faire asseoir sur son lit[232]. Ce n’était donc pas une boutade enfantine, mais déjà le sérieux dessein de délivrer Rome d’un monstre.

Son énergie à maintenir le droit fut manifeste dès la première cause qu’il plaida. Les tribuns se réunissaient dans la basilique Porcia, qu’avait fait construire Caton le censeur ; une colonne, qui se trouvait là, les gênait et ils voulurent la faire enlever. Caton fut poussé à la tribune par cette prétention inique et défendit l’intégrité de l’édifice élevé par cet aïeul qu’il avait pris pour modèle. On fut étonné de la vigueur de son éloquence mêlée d’une grâce mâle. Quand il eut obtenu justice, il rentra dans le silence, fortifiant son corps par l’exercice et son âme par la philosophie.

Sa vie fut une pratique constante de la justice. En revenant de servir en Asie contre Mithridate, il trouva aux portes de Rome Lucullus, à qui les créatures de Pompée, pour servir sa jalousie, faisaient refuser les honneurs du triomphe ; il obtint que ces honneurs seraient accordés à Lucullus.

Il ne songeait pas au tribunat et allait visiter ses biens en Lucanie quand il apprit sur sa route que Metellus Nepos venait du camp de Pompée, alors démagogue, dans le dessein de se faire nommer tribun ; il revint à Rome pour tâcher de l’être et empêcher un choix qu’il jugeait dangereux. Cette patriotique candidature remplit Ies nobles d’admiration et de joie ; ils accoururent dans le Forum avec leurs clients en si grand nombre que Caton pensa être étouffé.

J’ai dit les luttes qu’il livra dans le Forum à César et à Pompée, coalisés par ambition contre, le peuple, que tous deux caressaient pour l’asservir. Dans le procès de Clodius, il vint déposer contre lui, et, ad sein de la Curie, flétrit les intrigues formées pour le faire absoudre. Pendant ce temps Pompée, comme il lui arrivait souvent, se tenait renfermé dans ses jardins. En vain le peuple s’assemblait devant sa porte et demandait à grands cris qu’il intervint dans le jugement, Pompée, qui voulait ménager les deux partis, ne paraissait point.

Pison avait distribué de l’argent dans sa maison pour être nommé consul ; Caton dévoila ces corruptions électorales dans le sénat et fit ajourner les comices. Il lit rejeter la demande des chevaliers qui voulaient obtenir, aux dépens du trésor, une diminution dans le prix de leur ferme, et la mesure agraire proposée à l’instigation de Pompée en faveur de ses vétérans. 1l empêcha, au nom de la loi, César d’entrer dans la ville pour solliciter le consulat avant qu’il eût triomphé et le contraignit à sacrifier le triomphe.

Un jour, l’opiniâtre Caton parla jusqu’au coucher du soleil, ce qui ne permit pas de voter. On voit que rien ne le faisait céder ; il ne ménageait personne, ni César, ni Pompée, ni le sénat, ni les chevaliers, ni le peuple.

Comme il avait voulu être tribun pour prévenir un mauvais choix, il voulut être préteur pour empêcher Vatinius de l’être, un des plus détestables agents de César. Il échoua cette fois, mais l’année suivante il fut nommé.

Ce fut pendant sa préture qu’eut lieu un incident souvent cité : il assistait aux jeux célébrés à l’occasion de la fête de Flore. Les spectateurs, par respect pour la gravité de Caton, n’osaient demander que les danseuses parussent nues sur la scène ; on en avertit Caton, et Caton sortit.

Cet incident a fait dire beaucoup de choses inexactes. D’abord il a fait imaginer par les antiquaires un cirque de Flore sur le Quirinal, où il n’y a jamais eu qu’un temple de Flore[233].

Martial, dans une épigramme, a dit à Caton : Pourquoi, sévère Caton est-tu venu au théâtre ? N’es-tu venu que pour sortir ? Ce trait spirituel a paru foudroyant pour Caton ; je trouve qu’on y peut répondre. Caton assistait aux jeux de Flore en qualité de magistrat ; quand il connut quel caractère ils allaient prendre, le préteur ne voulut pas en autoriser la liberté par sa présence, et comme il n’avait nullement le droit d’empêcher un divertissement populaire qui à son origine avait probablement un sens religieux[234], il sortit.

Un autre jour, pour avoir attaqué des votes notoirement achetés par les candidats à la dignité consulaire, il fut, au sortir de la Curie, reçu à coups de pierres ; comme il traversait le Forum pour gagner le tribunal, sa suite l’abandonna et s’enfuit. Il revint sur ses pas, monta à la tribune où sa parole désarma l’émeute. Rentré dans la Curie, les sénateurs le comblèrent d’éloges. Moi, je ne puis vous louer, leur dit-il, car vous m’avez laissé dans le péril. La liberté eût pu être sauvée s’il y avait eu à Rome beaucoup d’hommes comme Caton ; malheureusement il n’y en avait pas un seul.

Quand César envoya insolemment son ultimatum au sénat, Caton déclara dans la Curie qu’il aimerait mieux mourir que se soumettre à ces conditions.

Tel fut Caton, inflexible et immuable jusqu’à la fin, parmi la mobilité des hommes et des événements. Nemo mutatum Catonem toties mutata republica vidit, a dit Sénèque. Sénèque, serviteur trop dévoué de l’empire et apologiste trop complaisant d’un empereur, a rendu justice à Caton : Les uns, dit-il[235], penchaient pour César, les autres pour Pompée, Caton seul était avec la république. Salluste, qui du moins savait admirer les vertus qu’il ne pratiquait pas, le césarien Salluste a fait de César et de Caton un parallèle qu’il termine ainsi : Caton aimait mieux être que paraître honnête[236]. Horace, l’aimable courtisan d’Auguste, a célébré l’âme inébranlable de Caton, et if pensait sans doute à l’oncle de son ancien général Brutus, en peignant l’homme juste et ferme en son propos dont ni l’emportement d’une multitude voulant l’injustice, ni un tyran qui menace, ne font sortir l’âme de sa ferme assiette. Mente quatit solida[237].

Les historiens de tous les temps (hors le nôtre, j’en suis fâché pour lui), se sont inclinés avec respect devant ce type de la virilité morale.

Un dernier trait du caractère de Caton : il y avait dans cette âme si forte un grand fond de tendresse, qualité si rare chez les Romains ; il adorait son frère et montra un vrai désespoir quand il le perdit.

Ceux à qui déplaisent la constance dans les sentiments et qu’irrite la fermeté du caractère, qui jugent habile d’abjurer à propos des convictions gênantes, trouvent que Caton était un esprit borné, parce qu’il a conservé les siennes, en ont fait une espèce de fou chimérique. Mais, je l’ai déjà dit, nul ne fut plus clairvoyant que Caton : il avertit Pompée de son aveuglement quand il appuyait la démagogie de César ; il lui prédit qu’en grandissant César il se perdait, et dix ans après Pompée avoua que Caton avait eu raison. A ceux qui redoutaient les divisions de César et de Pompée, il répondit avec un grand bon sens que c’était leur union qu’on devait craindre. Tous deux voulaient la ruine de la république ; lui, qui voulait la conserver, résista à tous deux, sans se faire illusion sur les dangers qu’elle courait, mais ne croyant pas que, parce que la liberté était en péril, il fallait la trahir, y renoncer parce qu’elle était déréglée, la tuer parce qu’elle était malade.

Je demande au lecteur la permission d’insérer ici quelques vers qui résument la politique de Caton, et désignent nettement le point de vue moral auquel on doit se placer, selon moi, pour juger l’histoire des derniers temps de la république romaine.

Il font partie d’un ouvrage sorti des mêmes études que celui-ci et dans lequel j’ai cherché à faire revivre, avec leur physionomie vraie, le temps et les hommes. J’ai cru devoir renvoyer plusieurs fois le lecteur à cet ouvrage, parce que j’ai pu y développer ce qu’il ne m’était permis que d’indiquer ici, et parce qu’il complète pour cette époque, par l’histoire romaine hors de Rome, l’histoire romaine à Rome.

 

CATON.

Quand j’ai vu clairement le chemin du devoir,

J’y marche, et par de là je ne veux plus rien voir.

Des hommes, des partis, que fait l’ingratitude ?

D’un peuple fatigué que fait la lassitude ?

Est-ce pour le succès qu’on est honnête ? et rien

Fera-t-il que le bien soit mal et le mal bien ?

Que l’avenir inspire espoir ou défiance,

Cela n’a pas à faire avec la conscience.

Mais nul ne veut vraiment la grandeur de l’État,

Mais chacun songe à soi ; — que m’importe ? un soldat

Lorsqu’il voit que l’armée éprouve une défaite,

Doit-il abandonner son poste, ou tenir tête

A l’ennemi vainqueur, jusqu’au dernier moment

Et mourir ignoré sur le retranchement ?

Rome de liberté, dit-on, n’est plus capable.

S’il en était ainsi, Rome serait coupable ;

Elle serait punie et l’aurait mérité.

mais faut-il pour cela trahir la liberté ?

Parce qu’autour de moi je la vois menacée,

Est-elle donc moins sainte au fond de ma pensée ?

C’est le contraire, et plus je la sens en danger,

Plus je sens qu’il la faut défendre ou la venger[238].

Un historien d’une grande modération, M. Merivale, a écrit ces paroles : On enterre les morts et d’autres vivent à leur place ; mais quand la liberté est enterrée, rien ne vit plus.

Je termine ici l’histoire de la république romaine, car, le sénat vaincu et Caton mort, pour employer l’expression prophétique de l’homme qui est aujourd’hui l’honneur et l’espoir de la tribune française, M. Thiers, l’empire était fait.

 

 

 



[1] Cedant arma togæ, avait dit Cicéron dans le poème latin sur son temps, qui était une glorification de son consulat.

[2] In Pison, 3.

[3] César, Scènes hist., p. 84.

[4] P. Sull., XI.

[5] Ad Fam., V, 12.

[6] Pr. Sest., 45.

[7] Eos conservetis per quos me recuperavistis ; dernier mot du discours. (Pr. Sest., 45.)

[8] In Vatinius, 13. Vatinius avait pris ce costume dans un repas funèbre donné par Arrius, ami de Cicéron. Vatinius voulait, en agissant ainsi, témoigner sa désapprobation des actions de grâce qui avaient été décrétées en l’honneur d’une victoire remportée dans les Gaules ; les amis de César craignaient que l’importance de celles de César n’en frit diminuée.

[9] Dans son discours il dit Vatinius ; dans une lettre à Atticus (II, 24) il dit César.

[10] Plutarque (Cat. min., 33), place cette scène dans le Forum, d’autres historiens dans la Curie ; j’étais tenté de suivre Plutarque ; l’ordre d’arrestation donné en plein sénat me semblait encore plus extraordinaire que dans le Forum ; mais un passage d’Aulu-Gelle, tiré d’un ouvrage d’Atteius Capito sur le sénat (De Officio senatorio), me parait trancher la question (Aulu-Gelle, IV, 10). Atteius Capito met la scène au sénat. Dans mon César (César, Sc. hist., p. 108) j’ai suivi Plutarque.

[11] On comparait Bibulus, consul sans importance, à Pollux, auquel était aussi dédié ce temple que dans l’usage on appelait seulement temple de Castor.

[12] Appien, B. civ., II, XI ; Dion Cassius, XXXVIII, 6 ; Plutarque, Pompée, 47-8.

[13] Ad Att., II, 15. Atticus était, ce qu’aimait beaucoup Cicéron, un flaireur de nouvelles. Soles enim tu hæc festive odorari. (Ibid., IV, 14.)

[14] Mortuo plausu. (Ad Att., II, 19.)

[15] In Vatinius, XI.

[16] Pr. Flacco, 28. A gradibus Aureliis. Preuve de plus que le tribunal Aurélien était, comme je crois l’avoir établi, le tribunal du préteur.

[17] Appien, B. civ., II, 15-14.

[18] Cicéron, Ad Att., 1, 18.

[19] Pr. Sest., 50.

[20] Dion Cassius, XXXVIII, 17.

[21] Pr. Sest., XI.

[22] Les chevaliers allant sur le Capitole... (Dion Cassius, XXXVIII, 16). Cette expression de Dion Cassius montre que le temple de la Concorde, où s’assemblait le sénat, était bien où je l’ai placé et non au-dessous du Capitole.

[23] Me valde pœnitet vivere (Ad Att., III, 4). Desidero enim non mea solum neque meos, sed me ipsum. (Ibid., III, 15.)

[24] Becker place les navalia, c’est-à-dire le Feu où étaient abrités et réparés les navires, dans l’intérieur de La Rome actuelle, beaucoup au-dessus de l’emporium, qu’il distingue des navalia et qui était au-dessous et vers l’entrée de la ville, au pied de l’Aventin. Mais Plutarque (59) en disant que les trésors de Ptolémée furent portés (au temple de Saturne) à travers le Forum, semble indiquer pour les navalia un emplacement voisin de l’emporium. En effet, en venant de là par la voie Étrusque on traversait une partie du Forum.

[25] Cicéron, De Har. resp., 23.

[26] Pro tribunali Aurelio (Pr. Sest., 15). Ce tribunal, que j’ai dit être le tribunal du préteur, était prés du temple de Castor. Le voisinage du putéal de Libon, où se faisaient les emprunts usuraires, Scyllæum æris alieni (Pr. Sest., 8), devait attirer de ce côté des gens ruinés par les usuriers et propres à figurer dans les troubles : de là sans cloute le rôle qu’y joue toujours ce temple, Arx perditorum hominum, et duquel Cicéron a dit : Quo maximarum rerum quotidie frequentissime advocationes fiunt.

[27] Incidebantur jam demi leges quæ nos servis noslris add cerent (Pr. Milon, 32). Lege nova quæ est inventa apud eum... Servos nostros libertos suos fecisset. (Ibid., 33.)

[28] Egentium civium et facinorosorum... (Pr. Milon, 14) Plebem et intimant multitudinem qum P. Clodio duce fortunis vestris imminebat. (Ibid., 39.)

[29] Cicéron, en parlant de Milon : Eam (plebem), quo tutior esset vestra vita se fecisse commemorat, ut non solum virtute flecteret sed etiam tribus patrimoniis suis deliniret. (Ibid.)

[30] Les ouvriers dont disposait Clodius, Clodianas operas (In Vatinius, 17), operæ conductæ (Pr. Sest., 17), operæ Clodianæ, pontes occuparant... operæ comparantur (Ad Att., I, 13, 14). Clodius distribuait des armes à ses ouvriers dans le temple de Castor (De Har., 13) ; se vendait aux ouvriers et disait hautement que par leur aide il avait échappé à la loi. Les ouvriers libres sont distingués des esclaves : opifices et servitia.

[31] Or. post rod., 6.

[32] Surnommé Atticus à cause de ses séjours à Athènes. Probablement de race sabine ; le père de Numa, disait-on, s’était appelé Pompo ; dans la gens Pomponia : Matho, Molo, Labeo, surnoms en o ; Rufus, Flaccus, noms sabins ; Manius, Marcus, Titus, prénoms sabins. J’ai fait remarquer que Pomponius Atticus demeurait sur le mont Sabin, le Quirinal, qu’habitèrent d’autres gentes sabines, les Cornelii, les Fabii, les Flaviens ; je dois dire que la maison d’Atticus lui venait de Cæcilius, son oncle maternel ; mais les Cæcilii, qui prétendaient descendre de Cæculus, fondateur de Préneste, devaient être originaires de cette ville ; s’ils n’étaient Sabins, ils étaient Sabelliques.

[33] Sylva dit Cornelius Nepos (Pomp. Vit., 15). C’était une vieille maison à laquelle Atticus conservait sa physionomie antique, ne la réparant que lorsqu’elle menaçait ruine.

[34] Ce tombeau, que connaissent tous les voyageurs, est celui d’une Cæcilia, fille de Metellus Creticus et femme d’un Crassus. Ce ne peut être, d’après les dates, la femme de Crassus le triumvir, mais ce peut être celle de son fils Marcus. (Drumann, G. R., II, p. 55.) Le sarcophage qu’on dit celui de Cæcilia Métella, et qu’on voit dans la cour du palais Farnèse, semble être moins ancien. (Hirt., Gesch. d. bauk., I, p. 255.) La magnificence du tombeau s’explique par la richesse de la famille.

[35] Ad Att., IV, 10, 1.

[36] Ibid., XVI, 40.

[37] Pr. Sestius, 59. Ex fori cancellis. Ceci montre qu’au moins à cette extrémité du forum était une balustrade.

[38] De Harusp, resp., XI.

[39] De Dom., 5, 7. Ceci prouve encore que ce temple de la Concorde litait sur le Capitole ; c’est faute de le savoir qu’on a nié l’authenticité de ce discours, parce que Cicéron nomme tantôt le temple de la Concorde, tantôt le Capitole. (Drumann, Gesch. R., II, p. 305-6, note.)

[40] Oppressa libertate libertas. (Ad Pont., 41.)

[41] Ad Att., V, 15.

[42] Cicéron ne demeurait pas encore sur le Palatin à l’époque de son consulat. Plutarque dit qu’il amena Lentulus du Palatin à la prison (Cicéron, 22) ; il ne s’agit pas de la maison de Cicéron, mais de celle de Lentulus Spinther, auquel Lentulus le conspirateur avait été confié. D’après une lettre de Cicéron à Sestius (Ad Fam., V, 6), on voit que sa maison du Palatin fut achetée plus tard, Fufius Calenus étant tribun, en 693. (Ad Att., I, 14.)

[43] Tholus ut est æde Catuli. (Varron, D. re rust., III, 5.)

[44] Dans l’atrium étaient des colonnes de marbre grec de 58 pieds (Pline, XXXVI, 2). Elle avait appartenu au premier des Octavii qui fut consul. Scaurus l’avait fait rebâtir dans de plus grandes dimensions ; elle appartint ensuite à Clodius et paraît être revenue aux Octavii.

[45] Becker (Handb., p. 423) dit que cette maison ne peut avoir été celle de L. Crassus l’orateur, parce que celui-ci était contemporain de Drusus ; cela prouve seulement que Cicéron l’a achetée de son héritier.

[46] Elle n’était pas éloignée de l’extrémité du Palatin qui regardait le Forum, puisqu’on pouvait appeler Cicéron le voisin de César, c’est-à-dire de la Regia et du temple de Vesta (Cicéron, Ad Att., II, 24), ce qui achève de déterminer la position de sa demeure.

[47] De Dom., 57.

[48] Nuits attiques, XII, 12, 4. Dans la diatribe contre Cicéron attribuée à Salluste, cette maison est appelée : Vi et rapinis funestam. Ceci est absurde ; mais malheureusement dans une de ses lettres se trouve une phrase qui pourrait se rapporter au fait avancé par Aulu-Gelle : Messala consul autronianam domum emit H. S. CXXXIV, quid id ad me inquies. Tantum... Quod homines intelligere ceperunt licere amicorum facultatibus emendo ad aliquam dignitatem pervenire.

[49] Pline, Hist. nat., XIII, 15. Elle était en thuya, arbre d’Afrique ; c’est ce que veut dire citrus, et non pas citronnier. (Beck., Gall., I, p. 138.) Évidemment l’argent avait alors peu de valeur à Rome, si l’on en juge par les prix exorbitants de différents objets : un bel âne valait quatre-vingts mille francs. (Dureau de la Malle, Économie pol. des Rom., II, p. 159.)

[50] Philippiques, II, 16.

[51] Ad Fam., II, 17.

[52] Pour une somme de cent soixante mille francs (Drumann, VI, p. 400), sans compter les intérêts. Cicéron était fort préoccupé de l’acquittement de cette dette (Ad Att., V, 5) ; il avait raison. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’était point payée à la fin du séjour de Cicéron en Cilicie. (Ad Att., VII, 8.)

[53] Ad Att., IV, 2.

[54] Ad Fam., V, 6.

[55] A la moitié de ce prix sans les arbres ; les arbres devenaient rares à Rome et avaient un grand prix. (Mommsen, Rom. Gesch., II, p. 400.)

[56] Six cents francs le rez-de-chaussée, quatre cents francs l’étage supérieur. (Plutarque, Sylla, I.)

[57] Pr. Cœlius, 7. En 639, les censeurs accusèrent l’augure Æmilius Lepidus, parce que son loyer était de douze cents francs ; plus tard, ce prix parut indigne d’un sénateur. (Velleius Paterculus, II, 10.)

[58] Mommsen, Rom. Gesch., II, p. 401.

[59] Si c’est Licinia qu’il faut lire pour Lucinia dans cette phrase : Domus tibi ad Lucum Pisonis Liciniana conducta est. De ce côté étaient les atria Licinia. Cicéron ajoutait que la maison des Carines était louée à de bons locataires : mundi habitatores conduxerunt. (Ad Fr., II, 3.)

[60] Drumann, Gesch, R., VI, p. 732.

[61] Ad Fr., III, 1.

[62] Ad Att., II, 6.

[63] Ad Att., XII, 15.

[64] Ad Att., XII, 34.

[65] Ad Frat., III, 9.

[66] Ad Att., I, 8.

[67] Cependant il faisait passer quelquefois la beauté de l’art avant le mérite de la convenance ; il avait acheté des bacchantes pour décorer sa bibliothèque : des muses auraient mieux valu, dit-il, mais les Bacchantes sont bien jolies, pulchellæ sunt. (Ad Fam., VII, 23.)

[68] Typos tibi mando quos in tectorio possim includere.

[69] Tusculi... in monte sui ad cujus laiera superiora Cicero sua villam habebat Tusculanam. (Schol. Horat., epod.)

[70] En effet, Cicéron a mentionné plusieurs fois l’eau Crabra, pour l’usage de laquelle il payait un droit à la ville de Tusculum (Pr. Balbo, 20 ; Ad Fam., XVI, 18 ; De Leg. agr., III, 2) ; ce qui force à faire descendre la villa de Cicéron au niveau de cette eau. L’expression latera superiora du scholiaste d’Horace citée plus haut, dans laquelle le mot latus modifie et restreint le sens de superius, ne contredit point l’opinion que j’ai adoptée. La villa Aldobrandini et celles qui l’avoisinent sont encore à une hauteur considérable au-dessus de la plaine. Le pluriel du mot lacera s’explique par la correspondance de Cicéron, où l’on voit qu’il voulait acheter prés de Tusculum une autre villa, sans doute à côté de la première et pour l’agrandir.

[71] Cicéron avait grand soin de ses livres, on le toit par les instructions qu’il adresse à son affranchi Tiron, chargé du soin de sa bibliothèque (Ad Fam., XVI, 20), et par une lettre à Atticus (II, 4), auquel il demande de lui envoyer deux aides pour Tyrannion, qui a fait un admirable catalogue (designationem), avec deux colleurs (glutinatores), en leur recommandant d’apporter du papier fin et frangé pour y écrire les titres des ouvrages. Membranulam ex qua indices fiunt quam vos græci σιλλύβους appellatis. Cette feuille colorée faisait l’ornement des livres comme aujourd’hui la reliure. Nihil pulchrius quam sillybis libros illustrarunt.

[72] Pr. Corn. Balbo, 25.

[73] César, Sc. Hist., p. 130.

[74] Plutarque, Pompée, 52. Cato Minor, 41.

[75] C’est par erreur que Plutarque (Pompée, 52) dit dans le Forum ; les élections des consuls se faisaient dans les comices par centuries au Champ de Mars.

[76] Macrobe, Saturnales, II, 6.

[77] Plutarque, Cato Minor, 42.

[78] Plutarque, Cato Minor, 43.

[79] Dion Cassius, XXXIX, 55.

[80] Plutarque, parallèle de Nicias et de Crassus, 2.

[81] Plutarque (Cat. Min., 45) dit les statues. Je crois qu’il s’agissait surtout de celle qui avait été érigée devant la tribune, qui fut renversée plus tard et que César fit relever.

[82] Έδημαγώγτι. (César, 20.)

[83] Ad Fr., II, 1. A græcostasi et gradibus.

[84] Ad Fam., I, 9.

[85] César, 54, et celle d’un de nos contemporains, M. Laboulaye, quand il dit à ce sujet : Verrés, Pison, Gabinius ont laissé dans l’histoire un nom exécrable ; mais la conduite de César ne fut pas moins infâme ; je ne sais pourquoi les historiens, éblouis par son génie, n’ont point marqué du même sceau d’ignominie ce voleur éhonté.

[86] Pr. C. Balbo, 27.

[87] In Vatinius, 2.

[88] Ad Q. Frat., III, 5 et 6. Angor... meum non modo animum sed ne odium quidem esse liberum.

[89] Judicis est semper in causis verum sequi, patroni non nunquam reri simile, etiamsi minus sit verum defendere (De Off., II, 14.)

[90] On lui reproche d’avoir plaidé pour Fonteius, imitateur de Verrés, qui avait écrasé d’impôts les vins de la Gaule méridionale déjà renommés. Dans la défense de Cluentius, l’un des acteurs de ce drame compliqué d’un tel enchevêtrement de crimes qu’on a peine à s’y reconnaître, Cicéron se vanta, selon Quintilien, d’avoir su éblouir ses juges.

[91] De manifestissimis criminibus exemit. (Macrobe, Saturnales, II, 1.)

[92] Mea suavissima cura Cæsare conjunctio... turpitudo conjungendi cum tyranno. (Ad Att., VII, 20.)

[93] Cicéron est tout dévoué à ses desseins. Cujus in cupiditatem incubui. (Ad Att., V, 13.)

[94] Tu me dis, écrit-il à son frère, que César a pour moi une grande affection ; aie soin de l’entretenir et j’emploierai tous les moyens pour l’augmenter. César lui avait écrit d’Angleterre que Quintus se portait bien. Comment lui résister ?

[95] Une loi de ambitu. Ambitus, c’était la captation des votes ; ce mot venait d’ambire, aller tout autour du Forum, s’adressant à chacun pour obtenir des voix ; il fut employé pour exprimer d’autres intrigues, et par suite le désir du pouvoir. Ambitio, d’où nous avons fait ambition, a la même origine. L’histoire de cette origine d’ambition m’appartient, car elle me ramène à Rome. C’est l’étymologie locale pour ainsi dire et née d’un usage tout romain d’un mot qui a perdu son sens primitif en s’éloignant du Forum où il était né, mais qui, dans son sens général, est de tous les pays.

[96] Ad Att., IV, 16. En parlant de Scaurus, Valère Maxime dit : Perditam et comploratam defensionem (Val. Max., VIII, 1, 10). Cicéron écrit à son frère : J’ai terminé les discours demandés pour Scaurus et Plancius. Plancius avait eu de bons procédés pour Cicéron dans son exil. (Ad Att., III, 22.)

[97] Populo tributi a domi suæ satisfecerat (ibid.). Encore une expression dont l’origine est toute romaine ; distribuere c’était répartir par tribus.

[98] Ad Att., V, 16, 10.

[99] Ad Fam., I, 6.

[100] Cicéron s’arrêtait volontiers dans ces jardins avant d’entrer dans Rome. On l’y voit s’arrêter, par exemple, un jour où il ne veut pas assister à une séance du sénat : Cogito in hortis Crassipidis quasi in diversorio cœnare, fraudem facio senatus consulio. (Ad Att., IV, 72.)

[101] Urbanité est encore un mot dont l’étymologie, comme celle d’ambition, est locale ; c’était une manière de s’entretenir particulière à Rome (urbs) et non commune aux villes en général, par opposition à la campagne. L’équivalent vrai serait le mot barbare romaïsme, comme atticisme exprime le parler et l’élégance d’Athènes.

[102] C’est le chiffre de Pline. La Notitia imperii dit vingt-sept mille cinq cent quatre-vingt. Le premier chiffre s’accorde avec le plan du théâtre restauré, suivant Baltard (Restauration du théâtre de Pompée.)

[103] Plutarque, Pompée, 42.

[104] Des traces de ce temple ont été reconnues là où il devait être, au sommet des gradins. Une maison qui avance sur la place de Campo di Fiori en marque, dit-on, l’emplacement.

[105] Tacite, Ann., XIV, 20-21. Tertullien (De Spect., 10), avec son emportement ordinaire, reproche à Pompée ce nom de temple de Vénus donné à un théâtre. Pompée le Grand, indigne de ce nom seulement par son théâtre, quand il eut élevé cet asile de toutes les turpitudes, craignant la sévérité des censeurs pour son monument (memoria pris dans ce sens par les auteurs chrétiens), plaça au-dessus un temple de Vénus et, en présence du peuple appelé par un édit à le dédier, ne le nomma pas théâtre mais temple de Vénus, disant que les gradins en formeraient les degrés. Ainsi il couvrit du nom de Temple cette ouvre damnée et damnable, et par la superstition éluda la discipline.

[106] Elle n’est rapportée que par Dion Cassius (XXXIX, 38), qui la donne pour un ouï-dire.

[107] Pompeius timide, apud Gell., Noct. Att., X, 1.

[108] Le théâtre de Pompée fut inauguré pendant son second consulat et non pendant le troisième, mais il se peut que l’inscription soit postérieure à l’ouverture du théâtre et date de son entier achèvement.

[109] Canina, Ed. ant. di R., III, p. 7-18 ; IV, pl. CLIII-CLVIII). La cavea (le parterre) du théâtre est placée par Canina sur l’emplacement du palais Pio et des maisons adjacentes, entre la place de Campo di Fiori et la rue des Chiavari ; le long de laquelle s’étendait la scène, et entre la place del Paradiso et la via dei Giubbonari (Esp. ant., p. 557). Cette détermination topographique est adoptée par Nibby (R. ant., II. p. 019). Voyez, à l’Académie des beaux-arts, à Paris, la restauration inédite du théâtre de Pompée par Baltard, pensionnaire français à Rome.

[110] Cela rend compte des singulières personnifications dont j’ai parlé. Le jeune homme qui dans l’apothéose de Faustine représente le champ de Mars est le Génie du Champ de Mars.

[111] Des satyres décoraient de même le théâtre de Ségeste et un des deux tbéàtres de Pompéi. (Bunsen, St. R., III, 3, p. 48.)

[112] Les parallélépipèdes sont placés alternativement dans le sens de leur longueur et dans le sens de leur largeur.

[113] Pline, Hist. nat., XXXVI, 24, 2.

[114] On dit aussi qu’il a été trouvé dans les thermes de Caracalla (Nibby, R. mod., II, p. 561). Près du théâtre de Pompée était un Hercule qui avait été apporté de Carthage où on lui offrait des victimes humaines (Pline, XXXVI, 5, 26) ; le posséderions-nous dans ce magnifique débris ? Il y avait à Carthage beaucoup de statues grecques, mais rien n’autorise à croire qu’un tel chef-d’œuvre rappelle un si fâcheux souvenir.

[115] Att dell’ ac. Arch., VI, p.17.

[116] Properce, III, 50, 14.

Flumine Sopito quæque Marone cadunt,

Tot leviter lymphis tota crepitantibus urbe

Ce vers, jeté là par Properce, peint bien ce bruit d’eau dans toute la ville qui frappe encore aujourd’hui l’étranger à Rome,

Cum subito Triton ore recondit aquam.

Tout le monde convient que ce dernier vers de Properce est obscur ; de plus, on ne sait ce que veut dire Marone, auquel on a sans raison substitué Anione ; l’Anio n’a rien à faire avec le portique de Pompée. Visconti, pour expliquer ce vers, a supposé un satyre couché et serrant le col d’une outre, composition qu’on trouve souvent reproduite, et un autre satyre à genoux recevant l’eau qui s’échappait de l’outre. Selon lui, le masque de la Bocca della Verita pouvait être aussi employé à recevoir une eau tombante. Le triton de Bernin (place Barberini) peut donner aussi une idée approximative du personnage, qui

... Ore recondit aquam ;

serait-ce un personnage aquatique ? Maro ressemble à Marica, divinité des eaux.

[117] Vitruve (V, 9, 1) cite comme un exemple de cette disposition les portiques de Pompée. Appien (B. Civ., II, 115) dit que le portique était placé devant le théâtre ; mais ici le théâtre ce sont les gradins d’où l’on regardait ; ce sens se retrouve dans amphithéâtre.

[118] De Fato, 4.

[119] Catulle, LV, 3. J’ai rendu omnibus libellis comme on le fait d’ordinaire. Les boutiques de libraire sort aujourd’hui encore à Rome un lieu de rendez-vous.

[120] De l’Art d’aimer, I, 67.

[121] Tu neque Pompeia spatiabere cultus in umbra. Properce, V, 8, 75.

[122] L’image d’un ours est particulièrement citée par Martial :

Proxima centenis ostenditur ursa columnis,

Exornant fictæ qua platanona feræ.

Martial, III, 19.

Ces fictæ feræ étaient des arbres taillés en forme d’animaux (Pline le Jeune, Lettres, V, 6. )

Et creber platanis pariter surgentibus ordo.

Properce, II, 30, 13.

Les Romains aimaient à mêler la végétation à l’architecture :

Nempe inter varias nutritur silva columnas.

Horace, Épîtres, I, 10, 22.

[123] Porticus aulæis nobilis attalicis.

[124] Les vers cités à la note 122 prouvent que les deux portiques étaient très rapprochés ; les suivants montrent qu’ils étaient distincts.

Inde petit centum pendentia tecta columnis.

Illino Pompeii dopa, nemusque duplex.

Martial, II, 14.

Étaient-ils tous deux de Pompée ? Vitruve semble l’indiquer en disant au pluriel Porticus Pompeianæ. Eusèbe les a confondus probablement quand il a dit : Pompei theatrum incensum et hecatostylon.

[125] Malheureusement celui qui représente le théâtre et une partie du théâtre a été complété d’après un dessin d’Orsini (Beck. Handb., p. 616) ; sur le second on lit hecatostylon (Escalier du musée Capitolin.)

[126] Au temps du Pogge. (De Rossi, Prim. raccolt., p. 115.)

[127] Suétone, César, 81.

[128] Pharsale, VII, 10.

[129] Lucain, Pharsale, VII, 41

[130] Ad Fam., VII, 1.

[131] Honoris causa in scenam redierant ii quos honoris causa de scena decesse arbitrabar (ibid.). Ce jeu de mots me ferait penser qu’il y avait des places d’honneur sur te théâtre romain, comme celles qu’occupaient autrefois les seigneurs de la cour sur le nôtre.

[132] Cicéron, Pr. Milon, 20. Aujourd’hui Palo, à moitié chemin entre Civita-Vecchia et Rome. On y voit des restes d’une grande villa dont l’architecture est du dernier siècle de la république et que Nibby a cru pouvoir attribuer à la villa de Pompée. (Dint., II, p. 528.)

[133] Les temples d’Hercule étaient fréquemment placés prés des cirques. (Vitruve, I, 7.)

[134] Plutarque, Pompée, 40. On ne pouvait à cette époque habiter le champ de Mars ; mais la maison de Pompée n’était pas dans le champ de Mars proprement dit, elle était dans cet autre champ dont parle Strabon (V, 3, 8) qui y touchait. Cet autre champ est peut-être ce qu’on nommait le petit champ de Mars.

[135] Cicéron, Ad Q. Fr., II, 3. Senatus ad Apollinis fuit ut Pompeius adesset. Son commandement militaire ne lui permettait d’assister qu’à des séances tenues hors de la ville ; le temple d’Apollon était près du cirque Flaminien et du Champ de Mars. Cicéron, qui en ce moment est favorable à Pompée, dit (ibid.) : Il faut empêcher qu’il ne soit accablé par ce peuple du Forum qu’il s’est presque entièrement aliéné, par la noblesse, son ennemie, par l’injustice du sénat et la perversité de la jeunesse.

[136] Papius, nom illustre dans le Samnium que Papius Brutulus avait défendu contre les Romains, porté aussi par C. Papius Mutulus, général dans la guerre des Marses.

[137] Tous les Annii que nous connaissons ont le prénom sabellique Titus ; Milo a la terminaison sabellique en o.

[138] Le Germale était une hauteur tenant au Palatin et faisant saillie vers le Vélabre (Varron, L. Lat., v, 54). Elle n’existe plus et a été probablement détruite par les travaux qu’a nécessités l’établissement du palais de Caligula. On donnait aussi ce nom à la partie marécageuse qui était au bas de la colline ; on le voit par Plutarque. (Romulus, 3.) Voyez Beck., Hanbd., p. 417-9.

[139] Ad Att., IV, 3. Cette maison devait être celle du dictateur ; celle-ci fut rasée en son absence ; mais, après son retour, elle fut certainement rebâtie.

[140] La maison Anniana, des Annius, par conséquent, venue à Milon par son grand-père maternel, cet Annius qui l’avait adopté.

[141] Inter lucos (Ad Att., IV, 5). Dans ce qu’on a appelé l’intermontium et qui correspond à la Place du Capitole.

[142] Cicéron, Philippiques, II, 6. Pr. Milon, 15.

[143] Ad Att., IV, 3. A l’aide de ces hommes déterminés qui étaient à sa disposition, Viros acres, comme les appelle complaisamment Cicéron.

[144] Ses jardins de la ville, in superioribus. (Asc., Pr. Mil., Arg.)

[145] C’est ce que veut dire : De Circo Maximo (Pr. Mil., 24) ... servos apud se ebrios factos. Ce Popa n’est-il pas plutôt un cabaretier ? Du reste les aruspices et ce qu’on pourrait appeler la prêtraille habitait le quartier étrusque.

[146] Laboulaye, Lois crim. des Rom., p. 152.

[147] Ad Ærarium (Pr. Mil., Arg.). L’ærarium, le trésor public, était dans le temple de Saturne, hors du Forum qu’il dominait. C’est une raison de plus d’attribuer au temple de Saturne les huit colonnes encore debout au pied du Capitole, et non les trois colonnes du temple de Vespasien, séparées du Forum par la voie Triomphale. Pompée était assis sur ce suggestus, cette élévation artificielle, qu’on voit encore près de l’arc de Septime Sévère, qui n’a jamais été la tribune de la république, mais qui a servi, sous les empereurs, à une époque où il n’y avait plus de vraie tribune.

[148] Te enim jam appello, et ea voce ut me exaudire possis. (Pr. Mil., 25.)

[149] On les lisait quelquefois, mais c’était une exception dont le motif est indiqué. Ainsi Suétone a soin de remarquer qu’Auguste lisait les siens ; on pensait leur donner par là plus de poids ; Cicéron, en parlant d’un discours prononcé par lui dans le sénat, dit qu’il l’a lu à cause de l’importance du sujet : Propter rei magnitudinem dicta de scripto est. (Pr. Pl., 30.)

[150] L’improvisation est évidente quand Cicéron fait allusion à quelque incident imprévu des débats.

[151] Ante suum fundum. (Pr. Milon, 10.)

[152] Et non comme on fait d’ordinaire dans la villa Doria.

[153] Cicéron, Pr. Milon, 31.

[154] Cicéron, Pr. Milon, 5.

[155] Vos enim jam, albani tumuli atque luci, vos inquam iniploro atque testor, vosque albanorum obrutæ aræ (ibid., 52). Ces tombeaux albains, sur la route d’Albe, prés de la ville habitée par une population albaine, que pouvaient-ils être autre chose que les tombeaux et les autels des héros albains, des Curiaces ? Les autels, maintenant enfouis, n’étaient-ils pas dédiés au culte de ces héros ? Les Romains n’avaient aucun intérêt national à les conserver ; avec, le temps ils avaient été enfouis sous la terre ; mais les tombeaux et les bois sacrés que la religion empêchait d’abattre avaient duré jusqu’à Clodius.

[156] Insidioso et pleno latronum in loto... latronum occullator et receptor locus. (ibid., 19.)

[157] Un bénéfice d’environ cinq cent mille francs. (Dureau de la Malle, Économie pol. des Rom., t. II, p. 293. Ad Att., VI, 11.) Milon s’en plaignait. (ibid., V, 8.)

[158] Imposuit veluti frenos eloquentiæ. (De Caus. corr. eloquentiæ, 58.)

[159] Pline, Hist. nat., XXXIV, 39, 2.

[160] César, Sc. hist., p. 158.

[161] Un capitaine digne de le juger, Napoléon, ne l’a pas cru. (Précis des campagnes de César, p. 110.)

[162] Dion Cassius, XI, 50.

[163] Ego res Romanas vehementer exopto et desidero. (Ad Fam., II, 14.)

[164] Ad Fam., VIII, XI. Acriter nos tuæ supplicationes torserunt.

[165] Ad Fam., VIII, 2.

[166] Quinze cents talents. (Plutarque, César, 29.)

[167] Velleius Paterculus, II, 48. Valère Maxime, IX, 1, 6.

Lucain a dit de Curion :

Gallorum captas spoliis et Cæsaris auro.

Pharsale, IV, 820.

On croit que Virgile, dans son Enfer, l’a désigné par ces mots :

Vendidit hic auro patriam...

[168] Pline, XXXVI, 24, 2. Les colonnes de Saint-Paul hors les Murs venaient plutôt du mausolée d’Adrien si, comme le dit Nibby (R. mod., I, p. 579), sur quelques-unes était écrit le nom de Sabine, femme d’Adrien.

[169] Stace (Silves, I, 1, 29) dit en parlant du cheval de Domitien, placé dans le forum en avant du temple de la Concorde et du temple de Vespasien, qu’il a d’un côté la basilique Julia et de l’autre la basilique de Paullus :

Hinc Julia tecta tuentur,

Illinc belligeri sublimis regia Paulli.

Ces vers réfutent une opinion de Becker (Handb., p. 303) suivant laquelle la basilique Æmilia ne serait autre chose que la basilique Julia. La découverte qu’on a faite de celle-ci, il y a quelques années, confirme le témoignage de Stace qui distingue les deux basiliques et montre qu’elles étaient vis-à-vis l’une de l’autre. L’épithète Belligeri, donnée par Stace à Æmilius Paullus, ne lui convient nullement, car il n’eut jamais de commandement militaire et l’ambiguïté de sa politique lui ôta toute considération. Stace l’a confondu peut-être avec son ancêtre Paul Émile. Je plains Paul-Émile de s’être appelé comme un pareil drôle et d’avoir pu être confondu avec lui.

[170] D’après Canina (éd. ant., I, p. 140), l’église de Saint-Adrien a été bâtie entre deux murs antiques.

[171] Post Argentarias novas (T. Liv., X, 51). Mais plus à l’est, car Cicéron (Ad Att., IV, 16) dit in medio foro, vers le milieu du côté septentrional du Forum, comme le Janus medius, le second des trois Janus qu’on sait avoir existé le long de ce côté du Forum.

[172] Tite-Live (XI, 51) attribue la fondation de la basilique à Fulvius Nobilior, mais elle pouvait être considérée comme l’œuvre commune des deux censeurs.

[173] Pline, Hist. nat., XXXV, 4.

[174] Jam pœne texuit iisdem antiquis columnis (Cicéron, Ad Att., IV, 16). C’est-à-dire faisait servir à la décoration de la basilique restaurée les anciennes colonnes.

[175] Plutarque (César, 29) dit : Άντί τής φουλβίας, ce qui ne peut signifier ici en face de la basilique Fulvia, car la basilique Fulvia et la basilique Æmilia étaient du même côté du Forum. C’est donc à la place de la basilique Fulvia qu’il faut entendre. Il paraîtrait qu’après avoir commencé par vouloir réparer la basilique Fulvia, Æmilius Paullus, quand il eut reçu les millions de César, abandonna ce projet pour construire un monument entièrement nouveau ; l’ancien avait probablement disparu au temps de Plutarque, et il parlait de la basilique Æmilia comme l’ayant remplacé. Mais la seconde basilique ne pouvait être exactement au même lieu que la première, car celle-ci était à peu près à la hauteur du centre du Forum (in medio foro), l’autre à la hauteur de la basilique Julia, prés de l’entrée du Forum ; du côté où était le premier des trois Janus. Un scholiaste d’Horace (Ép., 1, 1, 54), en disant qu’il y avait devant la basilique Æmilia deux Janus, semble indiquer qu’elle s’étendait du premier au second, c’est-à-dire jusqu’à l’emplacement où avait été la basilique Fulvia, ce qui pourrait faire supposer que cet emplacement et peut-être quelques restes de l’ancienne basilique Fulvia furent compris dans la nouvelle basilique Æmilia. C’est sans doute aux deux basiliques réunies que Varron (L. lat., VI, 4) donnait le nom de basilica Fulvia et Æmilia. Le Janus medius devait se trouver en face du siège du prêteur (temple de Castor), que Cicéron dit aussi in foro medio (Ad Quint. Fr., II, 5). La statue d’Antonius, placée devant le temple de Castor (Cicéron, Philipp., VII, 5), lui avait été dédiée comme au patron du Janus medius, celui où se faisaient surtout les prêts usuraires, circonstance qui porte aussi à mettre le Janus medius en face du temple de Castor voisin du putéal de Libon, cher aux usuriers. D’autre part, la basilique Julia va, comme on le lit dans l’inscription d’Ancyre, du temple de Saturne (aux huit colonnes) jusqu’au temple de Castor (aux trois colonnes) ; ceci montre encore que la basilique Æmilia, opposée à la basilique Julia, pouvait s’étendre du premier Janus au second, situé en face du temple, de Castor.

[176] Quand elle fut brûlée et réparée sous Auguste. (Dion Cassius, LIV, 24.) Voir une médaille. (Dyer, Roma ; Smith, Dict., II, p. 787.)

[177] Ad Att., IV, 16.

[178] Le forum de César devait être voisin de l’extrémité nord-ouest du grand Forum, où était le Vulcanal, puisqu’on disait que les racines d’un arbre aussi vieux que la ville et planté dans le Vulcanal avaient atteint le forum de César. Avant que M. Mommsen le premier eût découvert la vraie place du Comitium, et par suite celle du Vulcanal, on le transportait à l’extrémité sud-est du Forum romain et par là en suivant les racines de l’arbre dont parle Pline, en était conduit à mettre le forum César aux environs de Torre dei Conti, mais le Vulcanal remis à sa place remet le forum de César à la sienne.

[179] M. Drumann, toujours très dur pour Cicéron, suppose que César a profité de cette circonstance pour avancer de l’argent à Cicéron (Gesch. R., III, 323). Ce que Cicéron dit de la liberalitas de César ne doit point se prendre dans le sens de libéralité (Ad Fam., I, 9). Il est bien question d’un personnage qui, à son départ pour la Cilicie, lui a dit espérer quelque chose, et qui, vaincu par les bons offices et les hommages de Cicéron, tes estime plus que tout l’argent du monde (Ad Att., VIII, 5, 8) ; ce passage n’est pas assez clair pour être décisif. D’autres semblent prouver que Cicéron a été le débiteur de César, mais cela n’a, je crois, rien à faire avec le forum de César.

[180] Nous avons vu que l’atrium de la Liberté était sur le penchant de cette colline, allant du Quirinal au Capitole, que Trajan a supprimée pour établir son propre forum, et jusqu’au pied de laquelle devait s’étendre le forum de César. C’est en effet entre le grand forum et la place Trajane qu’on voit, dans la rue du Ghetarello, un mur qui probablement faisait partie de l’enceinte du forum de César.

[181] Ad Att., IV, 16. Suétone dit plus de cent millions de sesterces vingt millions. (César, 26.)

[182] Dion Cassius, LIII, 23.

[183] Suétone, César, 80, et Dion Cassius, LIII, 23.

[184] Nibby (Dint., II, p. 396) voit là une substruction en bois ; elle est (Suétone, César, 46) recouverte d’un grillagé en fer sur lequel sont de grandes briques en fer et ce seul mot : Caisar.

[185] Ad Fam., VIII, 1. Cœlius avait une habitation près de la porte Flumentane (Ad Att., VII, 3) c’est-à-dire près du Tibre et non loin du lieu où fut depuis le théâtre de Marcellus.

[186] Ad Fam., VIII, XI. Commentarium rerum urbanarum. Multa transi ; in primis ludorum explosiones, et funera.

[187] Commentarium rerum urbanarum primum dedi L. Castrinio Pæto, secundum ei qui has litteras tibi dedit. (Ibid., 2.)

[188] Res publica, res populi ; populus autem non omnis hominum cœtus quoque modo congregatus, sed cœtus multitudinis juris consensu et utilitatis communione sociatus. (De Rep., I, 25.) Cicéron se sert du mot respublica en parlant de la monarchie. (Ibid., 26.)

[189] César, Sc. hist., p. 183.

[190] Cæsarem sero cæpit timere. (Ad Fam., XVI, XI.)

[191] César, De Bell. civ., I, 4, éd. Oberlin. Je crois qu’il faut lire aberat et non aderat dans cette phrase : Hæc Scipionis oratio quod senatus in urbe habebatur Pompeius que aderat, ex ipsius ore Pompeii mitti, videbatur.

[192] César, Sc. hist., p. 207.

[193] Formam mihi urbis exponas. (Ad Att., VIII, 12.)

[194] Nihil esse timidius constat, nihil perturbatius. (Ad Att., VII, 13.)

[195] Plena timoris et erroris omnia (ibid., 12). Le sien, hélas ! était bien grand, car il se flattait encore de jouer le rôle de conciliateur et demandait à Atticus de lui envoyer le livre de Démétrius Magnès sur la Concorde pour y chercher des arguments. (Ad Att., VIII, 12.)

[196] Ad Att., VII, 21. Ibid., VIII, 2. Qui urbem reliquit idest pecuniam... huic (Cæsari) tradita urbs est nuda prœsidio, referta copiis (Ad Att., VII, 12).

[197] Ad Att., VII, 21.

[198] Cicéron, Ad Att., VII, 17.

[199] Quod in sanctiore terario ad ultimos casus servabatur (Tite-Live, XXVII, 10). Ce mot sanctius a fait supposer qu’il y avait deux et même trois æraria. Je crois que sanctius indique seulement ici la partie la plus sacrée du trésor, celle, comme dit Tite-Live, qui était réservée pour les cas extrêmes. Il y avait aussi un trésor public dans le temple de la Diane d’Éphèse et au Parthénon (Hirt, Gesch. de Bauck., II, p. 130). Ou voit encore à Rome qu’il existait un espace vide sous le temple de Saturne, là étaient sans doute les vingt-cinq mille ou soixante mille lingots d’or et d’argent et les huit millions en espèces. (Dr., Gesch. R., III, p. 446.)

[200] César (B. Civ., I, 14) plaide la circonstance atténuante et dit que le trésor n’était pas fermé. Pompée s’était ravisé et avait ordonné aux consuls d’aller chercher le trésor à Rome (Ad Att., VII, 21) : ainsi il ne pouvait échapper aux spoliateurs ; mais, comme le dit Cicéron, si les consuls étaient venus à Rome, César ne les aurait pas laissé sortir : Exeant : quis sinat ?

... Tum conditus imo.

Eruitur templo multis intactus ab annis

Romani census populi.

Lucain, Pharsale, III, 655.

[201] César, Sc. hist., p. 216.

[202] Ad Att., X, 7. Iratus senatu exiit. (Ad Fam., VIII, 16.)

[203] Lucain, Pharsale, II, 428.

[204] Voyez sur cette forêt druidique mon Histoire littéraire de la France avant le douzième siècle, t. I, p. 45-6.

[205] César fut nommé consul d’abord pour cinq ans, puis pour dix ans, puis pour toute sa vie. A Rome, le consulat à vie était une monstrueuse illégalité.

[206] Ad Fam., IX, 26.

[207] Elle charmait les municipes (Ad Att., VIII, 16), mais quel droit avait César de pardonner ? Sa clémence même fut insultante, dit Montesquieu. (Gr., XI.)

[208] Curion lui avait dit : César n’est pas clément par nature ; la clémence est pour lui un moyen de popularité ; le jour où il cessera d’être populaire, il sera cruel. (Ad Att., X, 11.)

[209] Ad Att., IX, 3.

[210] Ad Att., IX, 11.

[211] Ad Fam., IV, 1.

[212] Ad Att., IX, 12.

[213] Itaque vel officio, vel fama honorum vel [pudore vietus, ut in tabulis Amphiaraus, sic ego prudens et sciens ad pestem ante oculos positam sum profectus. (Ad Fam., VI, 6.)

[214] Après la bataille de Pharsale, à laquelle sa santé ne lui permit pas de prendre part, Sextus Pompée voulut le tuer. Caton, qui pensait qu’il aurait pu être plus utile en Italie, le blâmait d’être venu (Plutarque, 38). Pauvre Cicéron !

[215] César, Sc. hist., p. 244.

[216] Ibid., p. 253.

[217] Uterque regnare vult. (Cicéron, Ad Att., VIII, XI.)

[218] Sullaturit animus ejus (Ad Att., IX, 10). Pompeius occultior non melior, dit Tacite, parlant de Marius et de Sylla. (Tacite, Hist., II, 38.)

[219] Ad Fam., IX, 1. Scito enim me, cum in urbem venerim, redisse cum veteribus amicis, id est, cum libris nostris, in gratiam.

[220] Ad Fam., IX, 3. In nostris studiis libentissime conquiescimus. (ibid., 6.)

[221] Postea quam illi arti cui studueram nihil esse loci neque in Curia neque in Foro viderem, omnem meam curam atque operam ad philosophiam contulisse. (Ad Fam., IV, 3.)

[222] Cicéron, Ad Fam., IX, 6. Il paraît que César avait fait sienne la villa de Pompée.

[223] Non desino apud istos qui nunc dominantur cœnitare (Ad. Fam., IX, 7). C’est dans ces moments là qu’il s’écriait avec un gémissement de conscience qui désarme : Incredibile quam turpiter mihi facere videar.

[224] Brutus, 6.

[225] Si vede che in origine questo sepulero era foggiato a guisa d’un rogo a quattro diversi ripiani. (Dint., I, p. 92.)

[226] Lucain (IX, 1041) a prêté à César un sentiment forcé :

... Lacrymas non sponte cadentes

Effudit, gemitusque expressit pectore læto,

Non aliter manifesta putans abscondere mentis

Gaudia, quam lacrymis.

[227] César, Sc. hist., p. 267.

[228] Appien, II, 90. Ce sanctuaire fut détruit dans une insurrection des Juifs d’Alexandrie sous Trajan. Appien (B. Civ., II, 86) dit qu’Adrien l’ayant trouvé enfoui sous le sable, le fit relever.

[229] Selon l’auteur du De Viris illustribus (77), ces mots plus simples : Hic situs est magnus. L’assertion : Pompeio tumba nulla, est donc deux fois inexacte.

Les vers prétentieux de Lucain (VIII, 713-4) :

Pompeio raptum tumulum fortuna paravit,

Ne jaceat nullo vel ne meliore sepulcro,

ne le sont qu’à moitié.

[230] César, Sc. hist., 290-326.

[231] Eodem quo repulsus est die, in Comitio pila insit. (Sénèque, Lettres, 104.)

[232] Valère Maxime, III, 1, 2.

[233] J’ai dit comment une erreur de lecture avait causé cette erreur de topographie et avait transporté dans un cirque imaginaire les jeux floraux qui avaient lieu dans le grand Cirque ; c’est sans doute parce qu’ils y avaient lieu que tout contre le Cirque un temple à Flore (Tacite, Ann., II, 49) avait été élevé par les frères Publicius, auteurs du clivus de l’Aventin, ce qui porte à croire que le temple était de ce côté du Cirque.

[234] Des danses de femmes nues existaient en Thessalie (Athénée, XIII, 86), c’était peut-être un ancien rite pélasge.

[235] Sénèque, Lettres, 104.

[236] Catilina, 31.

[237] C’est le sens d’atrocem animum Catonis. Atrox illa fides, cette fidélité inébranlable. (Dict. de Quicherat.)

[238] César, Sc. hist., p. 149.