L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

DEUXIÈME PARTIE — LA RÉPUBLIQUE

XVII — POMPÉE, CICÉRON, CÉSAR.

 

 

Deux hommes bien inégaux aux yeux de l’histoire, mais qu’elle ne peut séparer parce qu’ils dominent la dernière époque de la république, dont ils se disputèrent les restes, Pompée et César, continuent le rôle politique de Sylla et de Marius. Pompée finit par être le chef du parti aristocratique ; César commença par se faire l’homme de la démocratie. Tous deux tenaient à leurs prédécesseurs : Pompée fut le gendre de Sylla[1], César était neveu de Marius.

Mais je me hâte de le dire, il n’y a rien de commun entre ces deux hommes et ceux dont ils continuèrent la tendance politique. Ils ne furent point des égorgeurs et des bourreaux. Après Marius et Sylla, l’historien respire ; le temps des horreurs est passé, il ne reviendra qu’avec Antoine et Octave.

A côté de Pompée, qui, d’abord, tient le premier rang, paraît Cicéron qui joue le premier rôle ; mais Cicéron sera bientôt effacé, et Pompée disparaîtra devant César.

Pompée, qui parut d’abord sur la scène, était de race plébéienne et sabellique[2]. De bonne heure, cette famille de parvenus sépara sa cause de celle des plébéiens. Un Q. Pompeius prit parti contre Tiberius Gracchus, et, tribun du peuple, agit dans l’intérêt de la noblesse, ce qui était se mettre dans une situation fâcheuse et ressemblait à une trahison. Ce fut lui qui, dans la Curie, vint dire que sa maison était à cité de la maison de Tiberius[3], et affirmer que dans celle-ci on avait déposé un diadème et une robe de pourpre envoyés par Attale : dénonciation mensongère contre un collègue qu’il accusait risiblement de vouloir être roi. Son fils, consul de nom arec Sylla, s’enfuit du Forum au milieu de l’émeute soulevée par Sulpicius. Il rentra dans Rome avec Sylla et dut être de moitié dans les premières proscriptions. Il fut tué par ses soldats, à l’instigation de son parent, ce Pompeius Strabo (le louche), général du sénat, et détesté par lui ; celui-ci fut le père de Pompée.

Pompée commença donc naturellement sa carrière dans le camp de Sylla ; quand Marius rentra dans Rome, sa maison fut pillée[4]. Lorsque Sylla revint d’Orient, le jeune Pompée était à la tête de trois légions en partie composées des vétérans de son père, en partie recrutées dans le Picentin. Pendant les proscriptions de Sylla, il montra, parmi quelques traits d’humanité, une cruauté née des circonstances, mais qui n’était pas dans son caractère, car elle ne reparut à aucune époque de sa vie. Cependant il envoya de Sicile à Rome une tête, celle de Carbon, et on l’appelait alors le jeune bourreau, adolescentulus carnifex. On disait qu’il avait léché le sang de l’épée de Sylla ; mais c’était le langage ries partis et non le langage de la vérité.

La vanité, qui fut toujours le trait dominant de la nature de Pompée, donna au jeune protégé de Sylla la hardiesse de vaincre la résistance de Sylla, qui lui refusait la permission de triompher après une campagne d’Afrique. L’armée que le sénat lui ordonnait de licencier murmura, et Sylla, qui montra toujours une déférence singulière pour le jeune Pompée, comme s’il eût cru voir en lui son continuateur, Sylla céda. La vanité de Pompée paraît encore ici ; il voulait que son char fût traîné par des éléphants. Mais la porte, par où entraient les triomphateurs, se trouvait trop étroite, et Pompée fut obligé de renoncer à ses éléphants, que sans doute il regretta beaucoup. Il s’en dédommagea en montrant le premier au peuple des chasses d’éléphants.

Il osa aussi voter pour le consulat de Lepidus, chef de l’opposition qui n’attendait pas la mort de Sylla pour se montrer. C’était prévoyance d’ambition, et cela montre combien ceux mêmes qui entouraient Sylla croyaient son œuvre peu durable. Quand Sylla mourut, il était fort refroidi à l’endroit de Pompée. Pompée, il faut le dire à son honneur, n’en soutint pas moins contre Lepidus qu’il fallait rendre des honneurs extraordinaires aux restes de son général.

Aux funérailles de Sylla, les deux consuls, c’est-à-dire les deux partis, avaient déjà montré l’antagonisme qui allait les diviser. En vain le sénat les avait-il obligés de jurer qu’ils ne se feraient pas la guerre ; à peine Sylla enterré, la réaction contre son gouvernement fut inaugurée par le consul Æmilius Lepidus, dont Salluste a conservé un discours très énergique[5] prononcé avant la mort de Sylla, et qui fait voir combien, l’ex-dictateur encore vivant, sa politique et sa personne étaient violemment attaquées[6]. Æmilius Lepidus demandait le retour des bannis, la restitution de leurs biens ; le droit de cité rendu aux Italiens que Sylla en avait privés, et pour les nouveaux citoyens le vote dans les tribus ; le monopole de la justice enlevé aux sénateurs ; les anciens droits des tribuns rétablis[7] ; en un mot l’abrogation. de la constitution. C’était trop se hâter et trop demander à la fois. Le sénat fut effrayé ; il entra en pourparlers avec le consul et obtint de lui qu’il partirait pour la nouvelle colonie de Narbonne, chef-lieu de la Province.

Lepidus partit ; mais au lieu d’aller en Gaule, il s’arrêta en chemin. Le sénat le rappela en vain ; il ne tomba point dans le piège qui lui était tendu. A la tête de ses troupes, il marcha sur Rome et vint camper près de la ville. Beaucoup de citoyens de toutes les classes passèrent dans son camp. Lepidus sollicitait un second consulat, appuyé, dans le champ de Mars, par la présence de son armée, et, dans la ville, par l’effroi qu’elle inspirait. Un vieux patricien, Philippe, releva les âmes ; il fit rougir le sénat de cette faiblesse, si commune après les révolutions, qui embrasse le danger par peur. Vous voulez la paix, disait-il, et vous ne savez pas la défendre[8]... Dois-je appeler cela crainte ; lâcheté ou démence ? Chacun de vous désire que la foudre ne tombe pas sur lui, et ne fait aucun effort pour l’empêcher de tomber. Ces énergiques exhortations réveillèrent les Romains de la torpeur (torpedo) où, par suite des violences, ils commençaient à tomber, et dont l’empire devait profiter pour se fonder. Après un, combat livré dans le champ de Mars, Lepidus vaincu s’éloigna. C’était à Pompée que le sénat avait donné le commandement des troupes qui devaient poursuivre et dissiper son armée. Pompée eut peu de peine à triompher de cette levée de bouclier prématurée.

Mais la guerre était déclarée aux institutions de Sylla ; elle ne devait pas en demeurer là.

Déjà Sertorius[9], un des meilleurs capitaines du parti de Marius, avait levé l’étendard de la révolte en Espagne. Le vers fameux que Corneille met dans sa bouche,

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

m’autorise à suivre un moment en Espagne l’histoire de Rome et de Pompée.

En effet, Sertorius semble avoir voulu fonder en Espagne un empire indépendant. Parmi les nombreux réfugiés romains qui fuyaient dans son camp la tyrannie de Sylla, il forma un sénat. Mais on ne pouvait emporter Rome avec soi. Jamais, dans des tentatives pareilles, on n’a pu se passer du Capitole et du pomœrium sacré. S’il est un lieu qui ait une destinée, c’est celui-là. Dans la guerre sociale, les Italiens voulurent en vain opposer à Rome une capitale de l’Italie, qu’ils appelèrent Vitlu. Rome est la capitale nécessaire de l’Italie.

A l’époque de la plus grande faiblesse de l’empire, les Sertorius d’alors, qu’on appela les trente tyrans, n’établirent chacun dans leur province qu’un pouvoir éphémère. La république, bien que malade au temps de César et de Pompée, n’en était pas arrivée à la décrépitude de l’empire sous Gallien, et Sertorius échoua dans sa tentative de transporter Rome en Espagne.

Sertorius résista longtemps à Pompée, qu’il appelait l’enfant, et à Metellus, qu’il nommait la vieille femme. Pompée se trouva dans un grand embarras par suite d’envois de vivres qui n’arrivaient point. Le sénat, qui au milieu de ses intrigues oubliait l’armée romaine, fut obligé de s’en souvenir, quand on lut dans la Curie une lettre pressante et un peu arrogante du jeune Pompée.

Il disait aux sénateurs : Ce n’est pas votre faute si je ne suis pas mort de faim. Par les dieux immortels ! croyez-vous que je puisse suppléer le trésor public, ou avoir une armée sans la nourrir et la payer ?... Après avoir énuméré fastueusement ses exploits, il ajoutait : Voilà ce que votre reconnaissance, ô sénateurs, a récompensé par la faim et la misère. Et terminait par cette menace : Si vous ne venez à notre secours, je vous prédis que, malgré moi, cette armée et avec elle la guerre, passera d’Espagne en Italie[10].

Quand on entendait de telles choses dans la Curie, le despotisme militaire n’était pas loin.

Pompée ne put soumettre Sertorius. Il ne vint à bout que de Perpenna son assassin. En attendant le triomphe, il prit patience en élevant un trophée à sa gloire sur une cime des Pyrénées, du côté de Rosas. Une inscription faisait connaître que Pompée avait pris huit cent soixante-seize villes.

Après avoir eu à combattre en Espagne l’essai d’une Rome indépendante de Rome, Pompée fut envoyé dans le sud de l’Italie pour y anéantir une insurrection d’esclaves. Autre effort d’affranchissement dont le chef Spartacus, mérite le respect de ceux qui saluent partout comme le principal honneur de l’espèce humaine l’abolition de l’esclavage sous toutes ses formes et sous tous ses noms.

Malgré la tentative de Spartacus, celles qui l’avaient précédée et le mouvement nouveau d’opinion qui faisait appeler aux armes ou affranchir des esclaves par tous les chefs de parti, l’esclavage ne devait pas cure aboli dans l’antiquité, il devait se fondre à la chaleur de l’esprit chrétien et s’effacer à la lumière de la civilisation moderne. Il ne l’est pas encore dans quelques pays du nouveau monde, parce que ces pays ne sont ni assez chrétiens, ni assez civilisés ; mais il le sera, et quoiqu’il arrive, la révolte criminelle et insensée des États-Unis du Sud lui aura, dans leur sein même, porté le premier coup.

Rien ne ternit chez Spartacus la gloire de son entreprise. Les historiens romains n’ont pas osé le calomnier et ont rendu justice aux efforts qu’il fit pour empêcher parmi ses compagnons de lutte les terribles représailles de l’esclavage[11]. Son plan était sensé, il n’espérait pas tenir contre les Romains ; du mont Vésuve, où ce volcan s’était allumé, et qui, de temps immémorial, n’en connaissait plus d’autres, après avoir vaincu plusieurs armées romaines, il voulait gagner les Alpes en traversant toute l’Italie à la tète de cent mille hommes et aller retrouver en Thrace sa hutte de berger. On arrêta sa marche au nord et on le força à rétrograder vers le centre de l’Italie. Il s’en consola en battant tous les généraux qu’on envoyait contre lui. A Rome, la terreur qu’inspirait l’ancien gladiateur était si grande, que lorsqu’il s’agit, dans les comices, de désigner un général pour la guerre servile, personne ne se présenta. Le Forum et le champ de Mars n’étaient pas accoutumés à être désertés un jour d’élection.

Enfin un candidat s’offrit : c’était Licinius Crassus, déjà célèbre par sa richesse, dont il avait jeté les fondements en achetant à bas prix les biens des victimes de Sylla, dans ce Forum où l’on avait admiré l’éloquence d’un autre Crassus, et où lui ne brillait guère que dans les tabernæ argentariæ, chez les banquiers du lieu.

Crassus, comme lord Marlborough et quelques-uns de nos contemporains, montra qu’on peut être avide d’argent, et bien entendre la guerre ; d’ailleurs l’argent était pour lui un moyen d’ambition. Il comprenait qu’à une époque où la corruption donnait une si grande importance à la richesse, l’on pouvait arriver à tout avec un capital de trente-quatre millions[12]. Il eut la gloire de vaincre Spartacus. Il l’enferma derrière une muraille, à l’extrémité de la péninsule italique ; mais Spartacus s’échappa encore de cette prison, puis après quelques combats héroïques, il fut forcé, par l’ardeur des siens, de marcher contre les Romains. Une grande bataille s’engagea par hasard ; avant de la livrer, Spartacus, renonçant à fuir, tua son cheval. Ce jour-là, son armée fut écrasée, et il périt vaillamment. Pour l’exemple, six mille prisonniers furent mis en croix ; la voie Appienne fut bordée de gibets, de Capoue à Rome, sur un espace de cinquante lieues. Quand on se promène sur cette route, entre les restes de tombeaux magnifiques encore debout des deux côtés, et dans la compagnie des grands souvenirs qu’elle rappelle, il faut se souvenir aussi des gibets.

Crassus, pressé d’en finir, avait fait la faute de réclamer le secours de Pompée. Pompée arriva quand la chose était faite ; mais, ayant détruit un corps de fugitifs, avec sa jactance ordinaire, il écrivit à Rome qu’il avait coupé les racines de la guerre.

Malgré l’importance et les difficultés de celle-ci, Crassus ne pouvait espérer les honneurs du grand triomphe, à cause de la condition vile de ceux qu’il avait vaincus. Au lieu d’aller sacrifier un taureau sur le Capitole, il alla sur le mont Albain sacrifier une brebis (ovem). C’est ce qu’on nommait ovation.

La route des Ovations est celle qu’on suit aujourd’hui pour arriver au sommet du mont Albain (monte Cavi). Une partie, qui est très bien conservée, frappe le voyageur quand elle lui apparaît tout à coup au sein d’une forêt solitaire[13]. Il est encore bien imposant ce souvenir, même du petit triomphe. Pour Pompée, qui avait vaincu les alliés espagnols de Sertorius, les honneurs du Capitole l’attendaient ; il vint donc pour la seconde fois triompher à Rome.

La loi ne lui permettant pas d’y entrer avant le triomphe, il s’arrêta dans le champ de Mars, où deux autres généraux attendaient le même honneur. Dans le champ de Mars se trouvaient en ce moment trois armées. Ce lieu, consacré dans l’origine au dieu de la guerre, puis aux luttes trop souvent armées de la liberté, reprenait l’air d’un champ de bataille.

En venant après son triomphe dans le Forum défiler devant les censeurs comme simple chevalier, il accrut encore l’enthousiasme populaire, et la foule qui le suivit en applaudissant à cette démonstration de son respect pour les lois, en fit pour lui un second triomphe.

Crassus, comme Sylla de race sabellique[14], rendit comme lui grâces au dieu des familles sabines, Hercule. Il ne lui consacra pas le dixième de son bien, ce genre d’hommage n’était point dans son caractère, mais il lui offrit, ce qui était moins cher, un grand sacrifice. Puis il servit au peuple romain un repas de dix mille tables, distribua du blé et l’ut nommé consul avec Pompée. Alors, les deux premiers personnages de la république étaient Pompée et Crassus, César, qui devait les effacer tous les deux, se tenait encore dans l’ombre. Il leur laissait jouer le premier rôle sur le théâtre, mais il agissait derrière la toile et, si j’osais emprunter cette expression moderne, dans les coulisses, en attendant le moment où il pourrait en les unissant pour s’unir à eux les dominer, jusqu’au jour où il les remplacerait. Il voulut les rapprocher, et l’on attribue à son instigation la démarche d’un obscur chevalier, étranger jusque là aux affaires publiques, lequel vint un jour dans le Forum déclarer que Jupiter lui était apparu en songe et ordonnait au peuple de ne pas laisser les consuls sortir de leur charge sans être redevenus amis. Le peuple, toujours crédule à Rome, ordonna aux consuls de se réconcilier. La superbe de Pompée ne se laissa point toucher aux désirs de Jupiter et du peuple romain, il demeura immobile et froid ; mais Crassus, fait pour le second rôle, malgré sa haine contre Pompée, s’avança et lui tendit la main en lui adressant un éloge où perçait encore quelque dépit contre les honneurs extraordinaires accordés à Pompée dès sa première jeunesse.

Pompée se préparait à porter un coup décisif à la constitution de ce Sylla, dont il avait été le favori toujours un peu ingrat ; commençant ainsi à jouer ce rôle de protecteur de la démocratie qui fut le sien jusqu’au moment où la crainte de César le jeta dans le parti du sénat et le lit chef de ce parti, pour ainsi dire à son corps défendant. Plusieurs efforts avaient été déjà tentés peur réhabiliter le tribunat, que Sylla avait frappé d’une sorte d’infamie par la loi qui rendait les tribuns incapables d’obtenir aucune autre fonction, mais tout avait été ajourné jusqu’à ce que Pompée revînt à Rome. Avant de pouvoir y mettre le pied, il avait reçu dans le champ de Mars une députation à la tête de laquelle était le tribun M. Lollius Palicanus[15], et lui avait promis solennellement de faire rendre au tribunat ses privilèges. On était rentré dans Rome plein d’espoir.

En effet, Pompée appuya dans le sénat la rogation de Palicanus. La Curie céda après une faible résistance, intimidée par l’agitation du Forum et la présence de l’armée de Pompée dans le champ de Vars. Ce jour là Pompée crut gagner la faveur du peuple, mais il blessa mortellement le sénat.

Des jeux qu’il donna et qui durèrent quinze jours doivent figurer parmi les mesures politiques au moyen desquelles Pompée s’efforçait d’établir sa popularité.

Tout le monde mettait la main à la démolition de l’œuvre de Sylla. Le droit exclusif de juger que Sylla avait attribué au sénat, lui fut retiré par une loi que présenta non pas un tribun mais un préteur, Aurelius Cotta. Chaque jour Cotta, qui avait échoué dans la Curie, montait à la tribune du Forum pour dénoncer les iniquités et les corruptions de la justice du sénat. Cette loi, que Pompée porta comme consul, après la mort de Cotta, étendait le droit de juger, nous dirions donnait place dans la liste des jurés aux chevaliers et à des magistrats inférieurs qui étaient les payeurs de l’armée ; ceux-ci ne comptaient pas, et les traitants ne valaient pas mieux pour juger que les sénateurs.

Pompée, pour se conserver la place à part qu’il voulait se faire dans les imaginations, se montrait peu, vivait à Rome fort retiré, dans sa maison modeste bien qu’élégante des Carines, et ne paraissait en public qu’entouré d’une suite nombreuse d’amis et de clients. Cette maison, celle de sa famille, était près du temple de Tellus, par conséquent dans le voisinage de Torre dei Conti. Elle fut d’abord très simple, car jusqu’à son troisième triomphe Pompée affectait dans sa manière de vivre une fort grande simplicité. Après sa guerre contre les pirates, il la fit orner de rostres au dehors, en mémoire de ses victoires navales, et au dedans de paysages imitant une forêt, à peu près comme les arbres qu’on vient de trouver peints avec tant d’art dans une chambre de la villa de Livie. Plus tard, la maison paternelle des Carines ne parut plus à Pompée digne de lui, et il s’en fit construire une autre près de son théâtre dans le champ de Mars. Nous retrouverons la première dans la suite de cette histoire, parce qu’après la mort de Pompée elle tomba aux mains d’Antoine et dans la suite devint une villa impériale qui appartint à Tibère et aux Gordiens.

Un danger assez sérieux de la république vint le tirer de sa retraite.

Les Romains avaient, partout où ils s’étaient montrés, soumis la terre à leur empire, mais leur marine militaire ne valait pas leurs armées, et la mer était devenue l’asile de leurs ennemis. La Méditerranée se couvrit de pirates dont les tûtes montagneuses de la Cilicie étaient le principal refuge. Attaqués plusieurs fois, jamais détruits, ils étaient devenus la terreur des mers. Comme les flibustiers, ils attendaient les navires de commerce au passage ; comme les Barbaresques, ils débarquaient à l’improviste sur les côtes, pillaient les temples et les villas, enlevaient les habitants et les forçaient à se racheter. Ils avaient saccagé Ostie et étaient venus vendre leur butin aux portes de Rome.

Les pirates troublaient le commerce maritime et interceptaient les vaisseaux qui apportaient le blé de Sicile ; le peuple craignait d’être affamé dans Rome et demandait à grands cris que Pompée fût chargé d’aller détruire les pirates.

Le tribun Gabinius proposa qu’on donnât le commandement de la mer à un consulaire qu’il ne désignait point, mais qui, pour tout le monde, était Pompée.

Le parti aristocratique fut épouvanté, et avec raison, de l’importance toujours plus grande de cet adversaire qui affectait encore de le protéger. Les délibérations de la Curie furent orageuses ; le consul Pison et ses amis se jetèrent sur Gabinius ; Gabinius descendit rapidement dans le Forum, où il vint dire qu’on voulait tuer les tribuns. Le peuple assiégea la Curie et Pison, qui tenait ferme, faillit être égorgé.

Mais deux tribuns étaient opposés à la rogation ; l’un d’eux avait déclaré qu’il mourrait plutôt que de souffrir qu’elle fût convertie en loi. Le jour du vote, les nobles étaient en grand nombre dans le Forum. Pompée monta à la tribune et, dans un discours hypocrite, pria ses concitoyens de ne pas donner lieu de croire en le choisissant qu’il n’y avait pas parmi les patriciens un plus capable que lui. Gabinius parut après Pompée à la tribune et le supplia de se sacrifier au bien public. Ce fut alors que, pour perdre Lucullus dans l’esprit. de la multitude, il montra un tableau où était représentée son immense villa de Tusculum ou plutôt de Frascati, dont la magnificence prouvait, selon Gabinius, les déprédations de son possesseur. fuis il somma Catulus, le chef révéré du parti aristocratique, de s’expliquer. Catulus le fit avec modération en disant que la loi conférait à Pompée une véritable dictature. Et si Pompée verrait à succomber dans cette guerre... ajouta-t-il avec une courtoisie assez adroite, qui le remplacerait ?Toi-même, répondit non moins courtoisement le peuple, tout en persistant dans sa résolution malgré l’éloquence d’Hortensius.

Restaient les deux tribuns dont l’intercession pouvait tout empêcher. Gabinius renouvela pour l’un d’eux ce que Tiberius Gracchus avait fait dans une circonstance pareille ; sa déposition fut mise aux voix. Quand il eut vu dix-sept tribus se prononcer contre lui, avant que la dix-huitième, qui faisait craindre la majorité, eût voté, il céda ; parodie de la scène émouvante entre T. Gracchus et Octavius. L’autre tribun voulut parler, et, n’étant pas entendu au milieu du tumulte, il éleva deux doigts pour indiquer qu’il fallait donner deux chefs à la guerre contre les pirates ; mais alors il s’éleva du Forum un tel bruit que, dit-on, un corbeau en fut étourdi et tomba.

On ne décida rien ce jour-là. Le lendemain, Pompée se retira dans sa maison de campagne, au pied du mont Albain[16], son Albanum, pour ne pas paraître influer sur les votes. Ils se prononcèrent pour lui en son absence.

Pompée rentra dans Rome la nuit, comme voulant échapper aux ovations ; mais le lendemain, quand il vint à la tribune remercier le peuple, il fut reçu par d’immenses applaudissements. Son pouvoir et les moyens mis à sa disposition furent encore augmentés.

Ce jour même, le prix du blé baissa, par suite de la confiance qu’inspirait au commerce de Rome le nom de Pompée et aussi parce que lui et d’autres, qui craignaient de passer pour accapareurs, avaient ouvert leurs greniers et jeté une grande quantité de blé sur le marché.

En trois mois la guerre contre les pirates fut terminée par Pompée, qui ne revint point à Rome, mais demeura en Asie : il y espérait une campagne encore plus glorieuse et la soumission de Mithridate que n’avait pu accomplir Sylla. Sa gloire, et l’abondance qui avait reparu depuis que la mer était libre, sollicitaient pour lui à Rome.

L’armée d’Asie était commandée par Lucullus. Lucullus, aussi plein d’activité dans la première partie de sa vie qu’il se montra endormi par l’indolence dans la seconde. Celle-ci a laissé un témoignage de lui à Rome, dans ces jardins célèbres[17] dont on peut regarder ceux de la villa Médicis comme la continuation et le reste. Là était la célèbre galerie de Lucullus, là ont été rassemblés dans les temps modernes, comme dans son temps, des chefs-d’œuvre de l’art antique, entre autres les Niobides, l’Apollino de Florence et la Vénus qui porte encore le nom des Médicis. Le Scythe, si improprement appelé le Rémouleur, a été trouvé dans les jardins et a peut-être fait partie de la collection de Lucullus. Lucullus avait aussi, au-dessous de Tusculum, une villa magnifique, dans laquelle a été bâtie et que ne remplit pas la ville de Frascati ; ce qui n’étonne point quand on lit dans Salluste que les villas étaient construites de manière à ressembler à des villes. Aujourd’hui, lorsqu’on se promène dans les rues de Frascati, on se promène dans la villa de Lucullus[18] et l’on ne sort guère de chez lui. Cette villa, tournée vers le nord, était une résidence d’été. Lucullus, plus sérieux qu’on ne croit, n’y avait pas seulement des arbres, les premiers cerisiers apportés en Europe, des viviers qui étaient d’un grand rapport[19], des statues, mais encore une bibliothèque remplie d’ouvrages philosophiques que Cicéron allait emprunter en voisin le jour où il y trouva Caton enfoncé dans un amas de livres sur les stoïciens. Un grand tombeau qu’on appelle à Frascati tombeau de Lucullus, peut avoir été le sien, car on sait que sa sépulture était dans sa villa de Tusculum[20], selon la coutume des grandes familles et des personnages considérables ; ainsi le tombeau de Néron était au Pincio, dans la sépulture des Domitii, et celui de Pompée dans sa villa Albaine, se voit encore à l’entrée d’Albano.

Lucullus avait vaincu Tigrane, le puissant allié de Mithridate, et Mithridate lui-même ; mais à Rome étaient ses adversaires les plus redoutables que ne pouvaient atteindre ses armes ; les chevaliers, alliés naturels des traitants établis dans les villes d’Asie, rie pardonnaient pas au général romain de réprimer leurs déprédations. Ces intrigues de financiers l’emportèrent sur le mérite militaire très réel de Lucullus. On prépara dans le Forum les succès de Mithridate. Lucullus, calomnié, gêné, privé d’une partie de ses troupes, fut obligé de renoncer à ses plans de conquête.

Ainsi l’on découragea un général habile, et on le conduisit à embrasser de désespoir cette vie épicurienne dont le souvenir, c’est une injustice, est resté seul attaché à son nom.

A son retour d’Asie, Lucullus célébra un triomphe où beaucoup d’objets précieux furent étalés, mais qui fut froidement accueilli ; Lucullus éleva dans le Vélabre, sur la route des Triomphes[21], — on lui avait fait attendre le sien trois ans aux portes de Rome, — un temple à la Félicité. Cependant Lucullus n’avait pas de raison particulière pour adresser cet hommage à la religion du bonheur, que Sylla, son ancien général, avait mise à la mode. En Orient, il avait été moins heureux que sage. Il devait ses victoires à ses talents et son rappel à l’intrigue. Peut-être dans sa pensée dédiait-il ce temple à la félicité tranquille qu’il allait chercher désormais dans les jouissances du luxe et de l’esprit.

Pompée était au fond de cette intrigue ; Clodius, depuis tribun formidable, l’avait proposé pour la guerre d’Asie, et le peuple avait applaudi. Manilius, tribun qui appartenait à Pompée, fit voter dans les comices la loi Monilia ; elle lui accordait pour trois ans le commandement suprême de l’armée et de la flotte d’Orient avec des pouvoirs que jusque-là on n’avait conférés à personne. C’était une véritable révolution qui semblait devoir en amener une autre.

Le sénat n’eut pas le courage de s’opposer à cette loi par lui maudite, qui, après celle de Gabinius, préparait pour Pompée une dictature militaire ; devant l’élan populaire qui l’y portait sans le savoir, la Curie se tut. En vain Catulus s’écria : Fuyez, comme vos ancêtres, sur les montagnes si vous voulez demeurer libres. Mais pas un sénateur dans l’assemblée ne se souciait de se retirer sur le mont sacré, où nul d’ailleurs ne l’aurait suivi.

A cette occasion, Cicéron prononça son premier discours politique. Jusque là il n’avait plaidé que devant le tribunal du préteur ; cette fois il paraissait dans les rostres. Le discours pour la loi Manilia fut une glorification sans mesure de Pompée. Cicéron, qui aspirait à être le chef de l’aristocratie, comme Pompée, qui devait la représenter un jour, commencèrent également par la combattre.

C’est le moment de parler de cet homme illustre, que désormais nous rencontrerons toujours mêlé à l’histoire de son temps, ambitieux du premier rôle et ne le jouant qu’une fois dans l’affaire de Catilina, à cette exception près, ballotté entre Pompée et César, les deux vrais chefs des deux partis, allant de l’un à l’autre, les menaçant, les servant, les bravant, les raillant tour à tour, jusqu’au jour où il sera le jouet d’Octave et sa victime.

Il serait bien intéressant d’avoir un portrait parfaitement authentique de Cicéron. Son âme, son esprit, son caractère vivent dans ses lettres. Mais quels étaient les traits et l’expression de son visage ? Après avoir lu cette correspondance, on le connaît si bien qu’on voudrait le voir, et il semble qu’on le reconnaîtrait.

J’avoue que j’ai peine à le reconnaître dans ce gros homme à la poitrine carrée, aux larges épaules, aux traits sans finesse, type assez peu varié des Cicérons qu’on voit à Rome[22], et d’après lequel ont été moulés les plâtres dont les avocats de Paris décorent leurs bibliothèques. Cicéron n’était pas d’une constitution si robuste et si solide ; sa nature était fine et délicate. Quand il n’aurait pas écrit ses lettres, où il fait sans cesse de lui-même un portrait moral d’autant plus ressemblant qu’il se peint sans le vouloir, et auquel ne peut convenir ce gros Cicéron, nous saurions par son propre témoignage que son tempérament était frêle dans sa jeunesse, qu’il avait le col mince et la poitrine faible.

Je retrouve bien plus Cicéron dans un buste du Vatican[23], qui a pour lui une médaille dont malheureusement l’authenticité est contestée[24]. Mais il faut avouer que cette tête, dont l’individualité est très prononcée, irait parfaitement à Cicéron. C’est bien là l’homme ardent, mobile et spirituel si différent de la solennité de son style oratoire, que nous révèlent ses confidences parfois trop complètes a Atticus et à ses autres amis.

Cicéron était d’Arpinum[25], compatriote de Marius et par conséquent de race sabellique[26] ; mais rien de la rudesse de cette race ne lui était resté, et s’il en eût conservé quelque chose, une éducation toute grecque l’eût effacé.

Cicéron[27] était le nom de sa famille, et d’après cela ne put lui venir d’une verrue en forme de pois chiche (cicer), qu’on a cherché sur ses bustes et qu’on a ajouté pour compléter la ressemblance à un buste qu’on lui prêtait[28].

Le père de Cicéron appartenait à l’ordre des chevaliers, nous dirions à la bonne bourgeoisie. Aussi, quand il amena ses deux enfants à Rome, il alla habiter la demeure de sa famille[29], dans les Carines, où était aussi la demeure de Pompée. Les chevaliers paraissent avoir logé de préférence dans ce quartier élégant, comme les familles patriciennes sur le Vieux Palatin ; c’étaient la chaussée d’Antin et le faubourg Saint-Germain de Rome.

Les Carines étaient voisines du Forum ; le jeune Tullius allait y entendre les orateurs alors en renommée et qu’il devait surpasser un jour. Il fréquentait aussi le théâtre, et, déjà il songeait à tirer parti de ce divertissement pour perfectionner ses gestes.

Il avait aussi dans son voisinage la maison de Scævola, car en général les jurisconsultes habitaient les environs du Forum. Celui-ci lui donna probablement ses premières leçons de jurisprudence. Là Cicéron trouvait aussi une agréable société dans les femmes de la famille de Scævola, toutes très cultivées, et dont il parle, ainsi que de la fille de Lælius et de deux femmes de la famille Licinia, comme remarquables dans la conversation[30]. Après une courte campagne contre les Marses, car à Rome chacun devait avoir servi, il revint à ses études, déclarant que tout était préférable à la vie des camps. Cet éloignement pour la guerre est un trait particulier du caractère de Cicéron. Il se distingue en cela de tous ses contemporains, et peut-être l’absence d’illustration militaire qui en fut le résultat l’empêcha-t-elle de prendre dans la politique le premier rôle qu’il ambitionna toujours, et auquel il ne s’éleva qu’un moment, lors de la conspiration de Catilina.

Pendant les années orageuses qui s’écoulèrent depuis le départ de Sylla jusqu’à son retour, Cicéron étudia la littérature grecque, la philosophie et surtout la rhétorique. Il logea dans sa maison le rhéteur grec Diodote, qui y mourut.

Les proscriptions de Sylla ne pouvaient atteindre ce jeune homme, uniquement occupé d’études philosophiques et littéraires.

Ses premiers plaidoyers roulèrent sur des questions de droit et des affaires privées. Mais en défendant Roscius d’Ameria, il toucha à la politique. Il s’agissait du fils d’un homme assassiné près des bains du Palatin, et qu’un puissant affranchi, protégé par Sylla, accusait de parricide, après avoir fait mettre le nom du père mort sur la liste de proscription, espérant ainsi s’emparer de son héritage.

Ce débat, comme tous les débats judiciaires, avait lieu près du temple de Castor[31], vers l’extrémité orientale du Forum, où Scribonius Libo avait transporté le siège du préteur, autrefois placé à l’extrémité opposée du Forum, au-dessus du Comitium, au pied du Capitole.

La cause était délicate : en accusant l’affranchi de Sylla, il fallait, sous peine de la vie, ne, pas blesser le dictateur. Le jeune Cicéron se tira assez bien de ce pas difficile, et, mettant Sylla en dehors des proscriptions par une fiction oratoire qu’il était difficile de prendre au sérieux, il put en faire une peinture vive et assez hardie ; c’était une expression indirecte de l’opposition contenue dans les âmes, et ce furent peut-être les premières paroles prononcées dans ce sens que le Forum eût entendues.

Roscius fut acquitté. Ni son avocat, ni ses juges ne furent inquiétés ; la cruauté intelligente de Sylla se tempérait.

Sylla abdiqua, mais nous savons qu’après son abdication il était encore assez puissant pour faire étrangler sous ses yeux ceux qui lui résistaient. Cicéron, dans le procès de Roscius et dans un autre encore avait défendu des victimes de la proscription ; on peut croire qu’en faisant à Athènes un voyage de santé, il ne fut pas fâché de se faire oublier. Il ne revint à Rome qu’après la mort de Sylla. Ce voyage ois il m’est interdit de le suivre, rentre par un côté dans celui que je fais à Rome, à travers l’histoire, car les expressions que Cicéron met dans la bouche de son parent, T. Cicéron, cherchant les traces de Démosthène et le tombeau de Périclès, sont celles dont nous nous servirions à Rome en cherchant la demeure de Cicéron ou le tombeau de César : Dans cette ville, ces sortes de recherches ne finissent point, car nous ne pouvons faire un pas sans mettre le pied sur un souvenir[32].

La plaidoirie de Cicéron contre Verrés fut déjà un début dans l’éloquence politique. Ce fut une attaque en règle contre la corruption patricienne, dont Verrès, allié aux premières familles de Rome et ancienne créature de Sylla, était un scandaleux exemple, et que Cicéron ne ménagea pas dans ses invectives hardies. Cicéron briguait en ce moment l’édilité curule, et dans la disposition où étaient alors les esprits, flétrir les spoliations d’un fils de sénateur, était un légitime et au moyen de popularité. En effet, il fut nommé avant la fin du procès. Le prétendant à l’édilité devait montrer l’intérêt qu’il prenait à la voirie. C’est pourquoi sans doute, parmi des accusations beaucoup plus graves, Cicéron trouvait place pour celle-ci : En allant de la statue de Vertumne (à l’entrée du Vicus Tuscus) au grand cirque, on serait averti à chaque pas de ton avarice, car tu as fait paver la route que suivent les pompes du cirque de telle manière que tu n’oses pas la prendre toi-même[33].

Cicéron plaidait devant le préteur et les juges assis sur le Tribunal, en présence de la foule qui remplissait le Forum. Il faut se rappeler celle disposition des lieux quand on lit la première Verrine qui fut seule prononcée ; on comprend alors pourquoi, élevant sa cause de, l’accusation d’un misérable à une accusation qui atteignait l’ordre des patriciens tout entier, il s’écriait[34] :

Ceci est un procès dans lequel vous jugerez l’accusé, et le peuple romain vous jugera... Vous pouvez effacer la honte et l’infamie qui, depuis quelques années, se sont attachées à votre ordre... Mais craignez qu’on ne prenne les juges dans un autre.

Ces menaces, qui furent bientôt réalisées, s’adressaient moins au tribunal devant lequel il parlait qu’à l’auditoire qui était derrière lui.

Ce qui achève de caractériser l’attitude politique de Cicéron dans le procès de Verrés, c’est que Verrès fut défendu par Hortensius, le complaisant apologiste de toutes les pilleries aristocratiques de son temps, qui recevait quelquefois des cadeaux de ses clients, et d’autrefois donnait, lui une des lumières du barreau romain, l’exemple d’une acquisition frauduleuse du bien d’autrui. A ce métier, il s’enrichit beaucoup[35]. Sa maison sur le Palatin, qu’Auguste habita, était modeste ; mais il parait en avoir acheté une plus fastueuse[36]. Ses villas furent célèbres par leur magnificence ; outre un suburbanum près de la porte Flumentane, il en avait un près de Laurentum avec un grand parc, et un autre près de Tusculum qu’il ornait de tableaux payés fort cher. La plus belle était celle de Pouzzoles. A sa mort, sa villa de Laurentum contenait dix mille amphores pleines de vin de Chios. On a dit de qu’il arrosait ses arbres avec du vin, et qu’il pleura la mort d’une murène. Un tel homme ne pouvait avoir qu’une éloquence brillante et fleurie, ce qu’on appelait l’éloquence asiatique ; tel était en effet le caractère de la sienne. Rien de la nature épicurienne d’Hortensius ne se remarque dans un petit buste de cet orateur qui passe pour authentique[37].

La hardiesse et le succès du jeune plébéien irritaient la noblesse. Cicéron crut prudent de désarmer cette irritation en prenant cette fois la défense d’un magistrat accusé très justement, il paraît, d’avoir pressuré une province. Fonteius avait fait en petit dans la Gaule narbonnaise ce que Verrès avait fait en Sicile. Des Gaulois témoignaient contre lui. A ces témoignages, Cicéron n’opposa que du mépris pour les provinciaux, et des injures pour nos pauvres aïeux, auxquels il reprochait d’avoir pris Rome et pillé le temple de Delphes, ce qui ne justifiait point Fonteius. Ce discours était une avance à l’aristocratie vivement attaquée dans les Verrines par Cicéron pour l’intimider et la forcer dé compter avec lui.

Dans cette marche un peu tortueuse de Cicéron, la sévérité avait aussi son jour, et bientôt assis sur ce siège de préteur, devant lequel il avait tour à tour accusé Verrès et défendu Fonteius, il présidait à la condamnation de Licinius Macer, pour concussion dans les provinces.

Pendant que les armées romaines subjuguaient l’Orient, Rome fut le théâtre d’une conjuration qui la menaçait de sa ruine, si elle eût réussi. Catilina se hâta, sans doute pour profiter de l’absence de Pompée et de l’éloignement de l’armée.

L. Sergius Catilina était un noble ruiné. Sa famille était ancienne, et de celles qu’on faisait remonter aux compagnons d’Enée[38]. Nous n’avons pas son portrait ; Salvator Rosa a dû le peindre de fantaisie, et a donné l’aspect des brigands de la Calabre, parmi lesquels il avait vécu, au superbe et violent patricien. Le vrai portrait de Catilina nous a été transmis par Salluste : Le visage pâle, la démarche tantôt lente et précipitée, l’air d’un fou. Comme la plupart des hommes de grande naissance, il habitait sur le Palatin. Sa maison fut comprise plus tard dans l’enceinte du palais impérial au temps d’Auguste[39]. Nous savons où était ce palais ; nous pouvons donc connaître à très peu prés la scène de la formidable conspiration de Catilina : cette maison, située vers le bord du Palatin, opposée à l’entrée sur la voie sacrée[40], était par là fort appropriée à des réunions clandestines. Cicéron, qui demeurait aussi sur le Palatin, mais plus près du Forum, était bien placé pour surveiller son voisin Catilina. Dans cette maison fut prononcé le discours que Salluste a deviné avec tant de vraisemblance, ou a peut-être composé d’après les indiscrétions de Fulvie, cette femme qui révélait à Cicéron les confidences de l’un des conspirateurs, son amant ; dans ce discours sont énergiquement et crûment exprimés les motifs qui mettent les armes à la main d’un aristocrate prolétaire. Là le sang fut bu dans une coupe, si ce fait invraisemblable n’est pas une légende appuyée par les amis de Cicéron ; là, ce qui est plus certain, se réunirent un certain nombre d’hommes pervers, la plupart appartenant à l’aristocratie, pour préparer une révolution qui devait commencer par le meurtre, l’incendie et le pillage, et donner aux conjurés le pouvoir et la richesse.

Déjà Catilina avait annoncé ce dont il serait capable. Un jour, les consuls avaient appris que deux hommes de sa bande devaient les assassiner, et avaient prétexté un sacrifice sur le Capitole pour échapper à ce guet-apens. Catilina remit l’exécution de son dessein à un autre jour ; ce jour-là, il devait donner à ses complices le signal devant la Curie. Le choix du lieu indique bien que ce signal serait celui de l’égorgement des sénateurs.

La plupart des hommes influents fermaient les yeux sur ces apprêts d’un bouleversement dont ils espéraient profiter. L’un d’eux surtout paraît n’avoir pas ignoré les projets de Catilina : c’était Crassus[41]. Les incendies que devaient, disait-on, allumer dans Rome les conspirateurs ne pouvaient pas beaucoup l’effrayer, lui dont la spéculation favorite était, dit Plutarque, d’acheter à vil prix les maisons qui brûlaient et les habitations voisines que le feu menaçait. Comme Plutarque dit aussi que Crassus ne bâtissait point, on voit qu’il dut en grande ‘partie son énorme fortune à dés spéculations sur les terrains.

Crassus commença par être pauvre, mais sa famille avait été riche, puisque dès l’année 212 avant Jésus-Christ on voit un Crassus dives grand pontife. Son aïeul était déjà décrié pour son luxe. Sa maison du Palatin fut estimée à plus d’un million, et on l’appelait la Vénus du Palatin parce qu’il avait décoré son atrium avec des colonnes de marbre du mont Hymette, après les avoir montrées au peuple dans des jeux qu’il donna comme édile curule. Cependant une maison voisine de Catulus était encore plus belle que la sienne ; plus tard, celle d’Aquilius sur le Viminal passa pour la plus magnifique de toutes[42].

Les Crassi étaient une branche de la gens Licinia, d’origine ombrienne ; elle donna son nom aux jardins Liciniens qui étaient sur l’Esquilin (aux environs de Sainte-Bibiane[43]). Si l’on était sûr qu’ils datent de Crassus, ce qui est assez probable puisqu’à propos des magnificences de son aïeul il n’est parlé que du Palatin, on pourrait croire, qu’en les plaçant de ce côté, Crassus n’était pas fâché de rappeler le combat de la porte Colline, livré par lui non loin de là aux alliés, combat où, tandis que Sylla fut repoussé, Crassus fut vainqueur. Quand on voit Crassus jouer un rôle principal dans la politique de ce temps, il ne faut pas seulement songer aux spéculations sur les terrains et à la richesse qui en sortit, il faut se souvenir de la porte Colline ; sans Crassus Rome eût cessé peut-être d’exister, car ceux qui l’assiégeaient avaient juré de la détruire.

L’aristocratie était inquiète et se sentait menacée par Catilina, qui voulait être consul. Cette inquiétude aida peut-être Cicéron à l’emporter sur ce compétiteur, pour lequel en ce moment même il songeait à plaider, tout en avouant qu’il ne pouvait être absous que si l’on jugeait qu’il ne faisait pas jour en plein midi[44].

La superstition régnait encore à Rome, où elle n’a jamais cessé d’être populaire. Quelque temps auparavant, le Capitole avait été frappé par le tonnerre, la louve en bronze doré renversée de son piédestal avec le petit Romulus qu’elle allaitait ; des tables d’airain sur lesquelles des lois étaient gravées, avaient été fondues par l’effet de la foudre. Il n’était pas besoin de ce signe céleste et de la science des devins étrusques pour prophétiser que les lois étaient menacées. C’est alors que, par le conseil de ces devins, la statue de Jupiter Capitolin fut tournée vers l’Orient, dans la direction du Forum[45]. Jusque-là elle regardait l’Occident, afin que ceux qui lui adressaient leur prière eussent eux-mêmes le visage tourné vers l’Orient.

L’avènement de Cicéron au consulat fut aussi marqué par l’apparition de signes célestes et par un tremblement de terre. Un augure romain lui dit que l’on marchait à la guerre civile ; l’augure avait deviné, juste.

Cicéron, arrivé au consulat dans un temps difficile, afin de s’attacher le sénat, combattit la loi agraire du tribun Rullus. Pour plaire à l’ordre des chevaliers, qui était le sien, il prit leur parti dans une affaire d’étiquette théâtrale. Le tribun, qui quelques années plus tôt avait obtenu que quatorze bancs seraient réservés pour les chevaliers, fut outrageusement sifflé par le peuple et violemment applaudi par lès chevaliers. Cicéron se rendit au théâtre et invita les spectateurs à le suivre dans le temple de Bellone[46]. On l’y suivit. Son discours calma la multitude qui se résigna au privilège des chevaliers.

Mais le parti démocratique, encouragé par l’éloignement de Pompée et de son armée, n’était pas toujours si facile à calmer. Un tribun accusa un vieillard nommé Rabirius d’avoir autrefois participé au meurtre de ce Saturninus, dont Marius lui-même avait réprimé l’insurrection. Cicéron se joignit cette fois pour défendre Rabirius à son rival Hortensius, le champion ordinaire de l’aristocratie.

Ainsi Cicéron cherchait à se concilier les chevaliers et le sénat, dont il sentait qu’il aurait bientôt besoin. Car le grand événement,de son consulat approchait. Tout en plaidant des causes choisies dans une intention politique, Cicéron avait suivi attentivement les menées des. conspirateurs ; il assembla le sénat dans la Curie et les, dénonça devant lui. Le lendemain Catilina y partit et Cicéron l’accusa en face. Catilina ne s’épouvanta point et répondit par des menaces qui ne soulevèrent que des murmures. Il était en ce moment une seconde fois candidat pour le consulat, et quelques jours après il se rendit aux comices du champ de Mars avec une escorte armée dans laquelle se trouvaient des esclaves. Cicéron y parut aussi revêtu d’une grande armure, pour frapper les yeux, disait-il, et exciter les bons citoyens par le spectacle des dangers que courait un consul. Catilina ne fut point nommé. Dès ce moment, il n’avait plus rien à attendre que de son audace, et il pouvait avoir recours aux partis les plus désespérés.

D’abord il essaya d’attaquer Cicéron nuitamment dans sa maison. Cicéron était sur ses gardes et la maison défendue ; puis, la veille du jour où Cicéron devait prononcer devant le sénat sa première Catilinaire, Catilina rassembla les conjurés chez l’un d’eux, Porcius Læca, dans la rue des fabricants de faux[47]. Ce nom semble indiquer un quartier populaire éloigné de la demeure aristocratique de Catilina sur le Palatin ; c’était sans doute pour déjouer la police de Cicéron. Là, Catilina annonça à ses complices qu’il allait se rendre en Étrurie se mettre à la tête des vétérans auxquels Sylla avait donné des terres dans ce pays : on voyait alors ce que produisait cette mesure imaginée par la politique conservatrice de Sylla. Les conspirateurs se distribuèrent les rôles. Un Cornélius, plébéien, et un sénateur nommé Vargunteius, se chargèrent d’expédier Cicéron ; ils devaient se présenter le matin chez lui, ce qu’on appelait saluer le consul, et le massacrer. Ils s’y présentèrent en effet ; mais encore cette fois Cicéron était sur ses gardes.

Le lendemain, il rassembla le sénat dans le temple de Jupiter Stator. Le choix du lieu s’explique facilement : ce temple était près de la principale entrée du Palatin[48], sur la Vélia, dominant, en cas d’émeute, le Forum, que Cicéron et les principaux sénateurs habitants du Palatin n’avaient pas à traverser comme s’il eût fallu se rendre à la Curie. D’ailleurs Jupiter Stator, qui avait arrêté les Sabins à la porte de Romulus, arrêterait ces nouveaux ennemis qui voulaient sa ruine. Là Cicéron prononça la première Catilinaire[49]. Ce discours dut être en grande partie improvisé, car les événements aussi improvisaient. Cicéron ne savait si Catilina oserait se présenter devant le sénat ; en le voyant entrer, il conçut son fameux exorde : Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience !

Malgré la garde volontaire de chevaliers qui avait accompagné Cicéron et qui se tenait à la porte du temple, Catilina y entra et salua tranquillement l’assemblée ; nul ne lui rendit son salut, à son approche on s’écarta et les places restèrent vides autour de lui. Il écouta les foudroyantes apostrophes de Cicéron, qui, après l’avoir accablé des preuves de son crime, se bornait à lui dire : Sors de Rome. Va-t-en !

Catilina se leva et d’un air modeste pria le sénat de ne pas croire le consul avant qu’une enquête eût été faite. Il n’est pas vraisemblable, ajouta-t-il avec une hauteur toute aristocratique, qu’un patricien, lequel, aussi bien que ses ancêtres, a rendu quelques services à la république, ne puisse exister que par sa ruine et qu’on ait besoin d’un étranger d’Arpinum pour la sauver. Tant d’orgueil et d’impudence révoltèrent l’assemblée ; on cria à Catilina : Tu es un ennemi de la patrie, un meurtrier. Il sortit, réunit encore ses amis, leur recommanda de se débarrasser de Cicéron, prit avec lui un aigle d’argent qui avait appartenu à une légion de Marius et à minuit quitta Rome et partit par la voie Aurélia[50] pour aller rejoindre son armée.

On ne comprend pas trop en cette circonstance la conduite de Cicéron demandant à Catilina de faire ce qu’il avait résolu, comme le savait Cicéron ; il fallait qu’il comptât bien peu sur l’énergie de ce sénat, dans le sein duquel siégeaient des complices de la conjuration. Peut-être l’homme nouveau hésitait-il encore à mettre la main sur des patriciens et des sénateurs.

Le bruit se répandit’ et une lettre de Catilina contribua à le répandre, qu’il allait s’exiler à Marseille. Cicéron vint dans le forum exposer au peuple ce qui s’était passé et les motifs de sa conduite. Nous avons ce discours ; c’est la seconde Catilinaire. Cicéron s’applaudit d’avoir forcé l’ennemi de Rome à la fuir et menace ses adhérents, dont il se sait entouré, de la sévérité des lois. Ce discours, quelque habile qu’il fût, ne persuada pas tout le monde, et Cicéron lui-même nous l’apprend. Plusieurs disaient que Catilina était plus redoutable depuis qu’il avait quitté Rome[51] ; il me semble que j’aurais été de ceux-là.

Quelques jours après, Catulus reçut de Catilina une lettre qu’il vint lire dans le sénat. Elle était pleine de hauteur, et, chose étrange, Catilina, le plus pervers des hommes, s’y montrait tendre époux, il finissait en disant à Catulus : Au nom de ton amour pour tes enfants, je te demande de protéger Orestilla c’était une vestale qu’il avait enlevée et dont il avait fait sa femme.

Au milieu des préparatifs de guerre et de défense, Cicéron trouva le temps de plaider pour Murena, accusé, et à ce qu’il parait coupable, de s’être procuré des voix par captation. Cicéron était l’auteur d’une loi très sévère sur cet article, dirigée contre Catilina. La cause était mauvaise ; Cicéron s’en tira à force d’esprit et de plaisanteries dont l’austérité et les principes stoïciens de Caton firent en grande partie les frais. Le consul s’égaye et s’amuse avec une liberté d’esprit quelque peu triomphante : on sent qu’il respire librement et que Catilina n’est plus dans Rome. Plais les principaux conjurés y étaient restés et y préparaient une révolution. Le jour fut fixé aux prochaines saturnales ; on voulait profiter du désordre de ce carnaval antique pour tuer Cicéron, comme on a tué Gustave III dans un bal masqué.

Chacun sait comment ce plan fut découvert.. Des envoyés gaulois de la nation des Allobroges, ruinée comme tarit de provinces par la rapacité des magistrats romains, étaient venus à Rome apporter les doléances de leurs concitoyens. Le sénat, en ce moment occupé de tout autre chose que de la misère des Allobroges, y avait sans doute accordé peu d’attention. Les Gaulois mécontents ouvrirent l’oreille aux propositions des conjurés. L’intermédiaire fut un négociant romain qui avait fait le commercé et l’usure dans leur pays. Il fut les trouver dans la Græcostase et gagna leur confiance en plaignant leurs misères, auxquelles il avait peut-être contribué. Séduits par les promesses d’un meilleur sort pour leur patrie, les Gaulois se laissèrent conduire dans la maison de Decimus Brutus, qui était voisine[52]. Là, on leur révéla le plan de la conspiration, dont on leur présenta le succès comme assuré, et on leur promit de remettre aux Allobroges les dettes qui les obéraient s’ils voulaient envoyer des troupes en Étrurie au secours de Catilina. Il n’est pas probable que les envoyés aient feint d’entrer dans les desseins de Catilina pour les révéler ; je crois plutôt qu’avec l’impétuosité gauloise ils se jetèrent tête baissée dans l’entreprise.

Mais la réflexion leur montra bientôt leur imprudence, et ils allèrent tout confier à leur patron, Fabius Sanga, de la famille du Fabius vainqueur des Allobroges, auquel on avait érigé, à l’entrée du Forum, l’arc de triomphe qui portait son nom.

Fabius instruisit de tout Cicéron. Après s’être entendus avec lui, les envoyés retournèrent vers les chefs de la conspiration, lesquels, avec une étourderie et une confiance tout aristocratique, confièrent aux Gaulois des lettres écrites de leur main et scellées de leur sceau, ce qui équivalait à une signature.

Cicéron envoya des soldats occuper les villas situées aux deux extrémités du pont Milvius, aujourd’hui ponte Mole, par où passait la route d’Étrurie et par où passe maintenant la route de Toscane. Arrivés à ce pont pendant la nuit, les envoyés gaulois furent arrêtés et les lettres apportées à Cicéron.

Le chemin que suivaient la nuit, pour se rendre au Palatin, les deux préteurs chargés de cette mission secrète, était le même qu’avaient suivi en plein jour les messagers de la grande nouvelle, si impatiemment attendue, de la défaite et de la mort d’Asdrubal. Aujourd’hui ils apportaient au consul une nouvelle non moins importante pour le salut de la république, bien qu’il s’agit d’une expédition moins difficile et moins glorieuse ; car, par cette expédition, des desseins qui pouvaient perdre la république étaient dévoilés. Les princes romains et les dames romaines, qui l’été vont tous les soirs en calèche sur la route de ponte Mole, ont là pour occuper leur imagination deux grands souvenirs, mais je crois qu’ils ne pensent guère à Asdrubal, et aux Allobroges.

Le lendemain matin, quatre chefs des conjurés, Gabinius, Céthégus, Statilius et Lentulus, tous patriciens, furent amenés chargés de chaînes devant le consul, peut-être après une nuit de débauche et d’ivresse ; avec eux était Céparius, un provincial, un homme de Terracine, qui devait aller dans l’Italie méridionale soulever les esclaves et qu’on avait arrêté à Rome. Cicéron ne voulut point ouvrir les lettres ni même les recevoir des mains de celui qui les apportait, devant le sénat qu’il avait convoqué cette fois dans le temple de la Concorde.

Le préteur Valérius Flaccus remit au sénat les lettres saisies. Cicéron conduisit lui-même Lentulus, par égard pour sa dignité de préteur ; les autres attendirent devant la porte du temple, puis furent introduits l’un après l’autre. D’abord les conjurés nièrent tout, mais on leur montra leurs sceaux, et ils furent, réduits au silence. Pâles, consternés, furieux, ils baissaient leurs tètes orgueilleuses devant l’homme nouveau d’Arpinum qui triomphait. Les coupables furent remis aux mains d’édiles ou de préteurs dont les demeures devaient leur servir de prison.

Cicéron fut comblé de louanges et reçut du sénat dans cette grande conjoncture le beau titre de père de la patrie.

La séance dura jusque vers la fin du jour. Quand elle fut terminée, Cicéron descendit du temple de la Concorde au Forum et raconta au peuple tout ce qui s’était passé, dans un discours qui est la troisième Catilinaire. Cette harangue réussit mieux que la précédente ; cette fois, il y avait quelque chose de fait, un secret était surpris, des conspirateurs arrêtés. Fort de l’adhésion de la Curie et du Forum, Cicéron se sentit enhardi à porter la main sur de hauts personnages et à demander leur mort au sénat ; mais il hésitait encore. Il passa la nuit dans la maison d’un voisin à délibérer avec ses amis sur ce qu’il devait faire dans ces graves circonstances ; il avait dû quitter la sienne on les dames romaines célébraient, chez la femme du consul, les mystères de la bonne déesse d’où les hommes étaient exclus. Le matin, on vint lui annoncer un de ces événements qui étaient d’une si grande importance dans la vie publique et privée des anciens Romains, un prodige, leurs descendants diraient un miracle : après le sacrifice offert à la bonne déesse, la flamme, qu’on croyait éteinte, s’était rallumée et avait jeté un vif éclat ; les vestales avaient chargé Terentia d’en avertir son époux et de lui dire que ce qu’il tentait pour le bien de sa patrie réussirait par la protection de la déesse. Cette déesse était Vesta, dont le temple enfermait le Palladium, gage sacré du salut de Rome. Comme Terentia était la sœur de Fabia, la vestale qui avait parlé, on peut croire qu’une fraude pieuse avait été concertée entre ces deux femmes pour soutenir le courage de Cicéron[53].

Cicéron avait besoin d’encouragement ; tout n’était pas terminé par l’arrestation des chefs, les affranchis et les clients de Lentulus allaient dans les petites rues exciter les ouvriers et les esclaves[54]. Cicéron rassembla de nouveau les sénateurs pour délibérer sur le sort des conjurés dans le temple de la Concorde, lieu choisi un peu par anticipation, car la séance fut assez orageuse, et l’on eut quelque peine à se mettre d’accord.

Le Forum, les temples qui l’entouraient, les abords du Capitole étaient remplis d’une foule inquiète dans l’attente de l’événement.

La montée du Capitole[55], par laquelle on arrivait au temple de la Concorde, était couverte de citoyens armés, accourus pour protéger le consul et la délibération, surtout de chevaliers et de payeurs du trésor, auxquels se joignirent les scribes. Ils occupaient aussi le Forum et le Capitole. Un assez grand nombre de sénateurs convoqués firent défaut sous prétexte de n’avoir pas à prononcer une sentence capitale sur des citoyens romains, en réalité de peur de se compromettre et par rancune contre l’audace de Cicéron qui s’était permis de faire arrêter des Céthégus et des Lentutus. Il était loin d’avoir triomphé ; Crassus et César lui faisaient une opposition sourde. Crassus ne vint pas et César vint pour tâcher de sauver la vie des conjurés.

Le consul exposa les faits et mit aux voix la condamnation à mort des coupables[56].

Silanus, consul désigné pour l’année suivante, parla le premier et conclut au plus grand supplice ; un assez grand nombre de sénateurs l’imitèrent. Quand vint le tour de César, il prononça un discours fort habile dont la conclusion fut qu’il était contraire aux lois de mettre à mort des citoyens romains, que c’était revenir aux proscriptions de Sylla, que d’ailleurs la mort, dans laquelle l’âme était anéantie, ne pouvait être considérée comme un malheur ou un châtiment. César est tout entier dans ce discours, adroitement humain, spirituel et qui contenait une profession de matérialisme[57]. Ce discours[58] ébranla les consciences timides. Silanus déclara qu’il avait entendu condamner à la prison, le dernier des supplices pour un citoyen romain. Caton, le plus honnête des Romains, se leva indigné ; dans une harangue admirable d’énergie et qui paraît bien être de lui, il foudroya les corruptions et les mollesses de l’aristocratie, peignit les conjurés comme les plus scélérats des hommes et vota la mort suivant la coutume antique, c’est-à-dire au mépris de la loi Sempronia qui l’abolissait. Son vote entraîna presque tous les autres. Mais César ne se laissa pas entraîner. Au sortir de l’assemblée, comme il descendait du Capitole pour traverser le Forum et retourner dans sa demeure, celle du grand pontife, près du temple de Vesta, il eut à fendre la foule des chevaliers et de leurs acolytes qui pensèrent lui faire un mauvais parti. Quelques amis le défendirent et on dit même que Cicéron, ce jour-là tout puissant, le protégea[59].

Dans l’état d’agitation où étaient la ville et les esprits, il n’y avait pas un moment à perdre pour l’exécution des condamnés si on voulait les exécuter. Cicéron, et ce fut là le grand reproche qu’on lui adressa plus tard, se passa de la sanction du peuple, auquel du reste les condamnés n’en appelèrent pas. Dès que la nuit fut venue, le consul alla chercher lui-même sur le Palatin Lentulus dans la maison de son parent, Lentulus Spinther, où il était détenu, et le conduisit par la voie Sacrée et le Forum, a la prison Mamertine ; les autres criminels furent amenés par les préteurs auxquels i4savaient été confiés. Cicéron les fit plonger en sa présence dans le cachot inférieur de la prison qu’on appelait le Tullianum, et étrangler l’un après l’autre. Puis il descendit par l’escalier des Gémonies dans le Forum, et, suivi des sénateurs et des consulaires, prononça solennellement ces simples et terribles paroles : Ils ont vécu !

Les partisans de la révolte furent atterrés et beaucoup de citoyens honnêtes consternés de cette application insolite de la peine de mort à de si hauts personnages ; mais le plus grand nombre, éprouvant ce transport que donne le sentiment d’un péril public auquel on vient d’échapper, se réunit à la suite du consul avec des acclamations. On plaçait des flambeaux devant les portes[60], sorte d’illumination usitée de nos jours à Rome, et les femmes, pour le regarder passer, montaient sur les toits, qui étaient plats et formaient terrasse, ce qui se voit encore aujourd’hui. D’après la peinture que fait Plutarque de cette marche triomphale de Cicéron dans les rues de Rome, je ne puis croire qu’il se soit borné à traverser le Forum et à regagner sa maison des Carines, qui en était tout proche ; je pense qu’il aura pris le plus long et aura au moins suivi la voie Sacrée jusqu’au temple de Jupiter Stator, pour rentrer chez lui en traversant la Vélia.

La légalité de la condamnation et de l’exécution des cinq criminels peut être contestée ; elle l’a été dans un examen très complet de la question par M. Mérimée. M. Laboulaye a fait remarquer que les arguments de Cicéron justifieraient toutes les mesures tyranniques[61]. Cicéron ne tint pas compte des lois, par lesquelles il était défendu de mettre à mort un citoyen romain sans en référer au peuple, ce qui était énorme ; armé du sénatus-consulte qui lui avait conféré des pouvoirs extraordinaires, et de la condamnation que le sénat venait de prononcer, il se hâta de frapper. Si jamais une illégalité a été excusable, c’est dans la punition de cinq misérables correspondant avec l’étranger pour livrer Rome à la soldatesque et à la populace enrôlées sous des chefs scélérats ; cependant tout mépris de la légalité entraîne une punition, et Cicéron ne tarda pas à expier durement le tort qu’on pouvait lui reprocher.

Cicéron aurait dû mourir alors, car dès ce moment sa vie fut une suite de tracasseries pénibles, de généreux élans et de calculs mesquins, d’alternatives de courage et de faiblesse, qui rendent bien difficile de l’apprécier tel qu’il a été, en conservant le respect dû à son beau génie et à la noblesse de son âme, mais en tenant compte aussi de toutes les indécisions, de toutes les saillies, de toutes les contradictions d’un caractère vif et vacillant.

Après l’ivresse vinrent les déboires du succès ; sa ferme conduite dans l’affaire de Catilina lui avait fait beaucoup d’ennemis : le parti révolutionnaire, que représentait Catilina, ne pouvait lui pardonner, et dans le parti conservateur beaucoup en voulaient au parvenu qui avait eu l’audace de les sauver. Un homme se mit à la tête de toutes ces haines soulevées contre Cicéron. Cet homme était Clodius.

Clodius sortait de cette superbe famille des Claudii, toujours si contraire aux plébéiens. Lui fut le plus violent des démagogues ; mais il porta dans ce .rôle l’insolence altière de sa race. Ce qui acheva de le séparer de l’aristocratie, ce fut un procès scandaleux dans lequel, malgré un acquittement aussi scandaleux que le procès, elle se prononça contre lui. Pendant une de ces fêtes en l’honneur de la bonne déesse où les hommes n’étaient point admis, et qui se célébrait cette fois chez Pompéia, la femme de César, dans la demeure du grand pontife, attenante au temple de Vesta, Clodius y pénétra déguisé en joueuse de lyre pour arriver ainsi jusqu’à Pompéia dont il était l’amant favorisé ; mais il s’égara dans cette maison qui devait être vaste et ressembler à un palais. La hardiesse et le double sacrilège d’une aventure menée à fin pendant une cérémonie religieuse et à côté du temple de Vesta, avait tenté le hardi libertin[62].

Les consuls, au nom du sénat, consultèrent le collège des pontifes pour savoir s’il y avait attentat contre la religion. La réponse du sacré collège fut affirmative, mais un procès pour adultère et impiété ne pouvait être intenté à Clodius sans qu’on eût présenté une rogation au peuple afin de déterminer le choix des juges et le mode des poursuites.

Le jour des comices, le Forum fut envahi par la bande de Clodius, composée de jeunes gens barbus et d’ouvriers[63] ; ceux-ci occupèrent les ponts par où l’on passait pour aller voter et supplièrent le peuple de ne pas accepter la rogation. Ils ne laissèrent distribuer que les tablettes qui la rejetaient : c’est comme si dans nos votes du suffrage universel des factieux ne laissaient distribuer que des bulletins négatifs.

Caton monta à la tribune et parla sévèrement, ainsi qu’Hortensius et d’autres, mais sans résultat ; le vote ne put avoir lieu. Au sénat, Cicéron nous apprend qu’il fit merveille : Quels combats, quels carnages, quels élans contre Pison, contre Curion, contre toute leur séquelle ; comme j’ai tancé la légèreté des vieillards et les désordres de la jeunesse ![64]

Vint le jour du jugement. Les juges étaient achetés ; le Forum tumultueux ; Clodius fut absous. Cicéron était venu témoigner contre lui, et à la suite de l’acquittement, tous deux firent assaut d’épigrammes dans la Curie, où, à ce qu’il paraît, on ne se les épargnait pas. Dès ce moment Cicéron eut en Clodius un mortel ennemi.

Clodius n’avait pas toujours été si mal avec Cicéron ; leurs deux maisons se touchaient sur le Palatin et ils avaient eu des rapports de bon voisinage avant de devenir des ennemis déclarés. Clodius avait commencé par être l’adversaire de Catilina qu’il accusait au moment où Cicéron songeait à le défendre : ces bandits ne s’aimaient pas entre eux ; aujourd’hui, à la tête de ses satellites, Clodius répandait l’épouvante dans le Forum et faisait trembler la Curie ; il brûla même le temple des Nymphes[65], où étaient conservés les registres des recensements publics, pour anéantir la trace de ses prévarications et de ses dettes.

Un peu avant le procès de Clodius, Pompée avait paru aux portes de Rome.

Pompée absent était celui vers lequel, à Rome, se tournaient tous les yeux ; nais cette absence avait créé aussi pour lui des difficultés et des périls. Le terrain sur lequel il allait marcher s’ébranlait ; les inimitiés qu’il avait soulevées grondaient de loin à ses oreilles ; l’aristocratie était irritée de sa conduite envers elle ; le peuple commençait à prendre ombrage de sa puissance... et sa femme le trompait pour César. Il était revenu lentement ; afin de gagner du temps, il visitait les villes célèbres, écoutant les vers des poètes en son honneur et les dissertations des philosophes. En débarquant, à Brindes, il avait licencié son armée et était venu, suivi d’une foule considérable qui lui faisait cortége, pour attendre le jour de son triomphe hors de la ville, dans ses jardins[66], dont le nom rappelle aussi un fait moins honorable pour lui, car dans ces mêmes jardins, après avoir fait une loi contre la captation des suffrages, il distribua de l’argent pour, faire nommer consul Afranius, une de ses créatures.

Un grand nombre de citoyens allèrent au-devant de lui et le sénat le reçut devant la porte qu’il ne pouvait encore franchir. Sa popularité était pour le moment sauvée par le renvoi de son armée, les mécontentements étaient désormais sans prétexte ; mais Pompée se trouvait désarmé contre ses ennemis.

La première fois que Pompée parla dans le Forum, son discours fut vague et ne contenta personne (frigebat, comme dit Cicéron[67]) ; on fut froid. Puis il parla dans le cirque populaire, le cirque Flaminien, un jour de nundines, c’est-à-dire un jour de marché, devant une grande multitude conduite par le tribun Fufius qui lui demanda si les jurés, dans l’affaire de Clodius, devaient être désignés par le préteur ; le sénat avait prononcé sur ce point et Pompée dit qu’il fallait obéir au sénat. Il alla ensuite à la Curie ; il y siégeait à côté de Cicéron et y approuva en gros tout ce que le sénat avait fait sans désigner particulièrement la conduite de Cicéron. Crassus saisit celte occasion de réparer l’omission de Pompée, ce qui charma Cicéron ; lui-même, tout fier d’avoir Pompée pour auditeur, prit la parole, et, à l’en croire, se surpassa, acclamations, dit-il dans le récit de la séance qu’il envoie à Atticus.

Extérieurement, Cicéron était au mieux avec Pompée ; quand ils paraissaient ensemble au théâtre, ils étaient salués par des applaudissements auxquels ne se mêlait aucun sifflet[68] ; mais bientôt Cicéron ne put plus se cacher à lui-même et cacher à ses amis que la confiance qu’il avait eue en Pompée baissait considérablement.

Pompée, vu de plus prés, allait chaque jour. perdant quelque chose de la faveur populaire sans rien gagner du côté de l’aristocratie. Pour s’en consoler, il célébra son troisième triomphe avec une magnificence extraordinaire.

J’ai parlé de ce triomphe qui dura trois jours et fut surtout remarquable par les richesses étalées aux yeux du peuple. Lucullus avait apporté d’Orient un chef-d’œuvre de l’art grec, l’Aatolycus de Sthénis, mais ici l’or dominait. On voyait le buste de Pompée en perles : l’Orient faisait son entrée à Rome ; les richesses de l’Asie annonçaient le despotisme de l’Asie. La vanité de Pompée se montra dans la liste de ses hauts faits qu’on promenait en pompe devant lui : huit cents vaisseaux pris, vingt-huit villes fondées, six rois vaincus. Ses ménagements pour l’opinion se trahissaient par l’absence de l’armée. Pompée parut sur un char étincelant de pierreries, vêtu d’une chramyde qui avait appartenu à Alexandre le Grand, auquel il avait la prétention de ressembler ; il était plus facile de lui emprunter son costume que son génie.

Le spectacle que donnait Pompée fut accueilli par d’immenses acclamations. Ce qui le relevait encore ; c’est que Pompée était un simple chevalier, ce que nous appellerions un bourgeois, dont le triomphe était une chose inouïe. Ce triomphe, qui par ses allures orientales présageait le despotisme, glorifiait en même temps la démocratie ; ces deux puissances qui ne triomphèrent que trop ensemble, à Rome.

Il reste peut-être au Capitole quelque chose du triomphe de Pompée, c’est un beau vase de bronze[69] qui a appartenu à Mithridate et dont on ne s’expliquerait guère la présence s’il n’y a pas servi de décoration é ce triomphe, dans lequel nous savons que figurèrent beaucoup de vases précieux[70], deux mille en onyx, et le premier vase murrhin qu’on ait vu à Rome[71].

Une inscription nous apprend qu’il avait été donné par Mithridate à une société de gymnastes, c’est-à-dire à une corporation d’athlètes[72], qui portait son nom. Ce nom l’aura fait comprendre dans les richesses royales en raison du donataire, et c’est pourquoi il aura figuré dans le butin de la victoire. On l’a trouvé à Antium (Porto d’Anzo), où fut, dès le temps de Caligula, une villa impériale ; je ne sais à qui elle appartenait auparavant, mais les premiers Césars, qui d’ailleurs n’avaient pas besoin de prétexte, purent la réclamer en faveur de la double alliance de Pompée et de César, l’un époux de Julia, fille de César, et l’autre de Pompéia, parente de Pompée.

Quoi qu’il en soit, ce beau vase a une grande valeur historique s’il est un précieux et unique témoin des magnificences du triomphe Pompéien.

Pompée, après son triomphe, éleva un temple à Minerve, déesse de la sagesse qui était loin de diriger toutes ses démarches ; mais ce temple en réalité était dédié à une autre déesse dont le culte fut toujours cher à Pompée, la Vanité[73], car il y avait placé une inscription rappelant pompeusement ses victoires qu’il aimait toujours à rappeler : Pompée le Grand, imperator, ayant achevé une guerre de trente années, ayant battu, mis en fuite, tué, réduit en esclavage cent vingt et un mille quatre-vingt trois hommes, ayant coulé ou pris huit mille quarante-six vaisseaux ; ayant reçu la soumission de dix-huit cent huit places ou forts, ayant subjugué toutes les régions qui sont entre le lac Maréotis et la mer Rouge, a accompli son vœu à Minerve.

C’est ce temple qui a donné son nom à l’église de la Minerve[74] (Santa-Maria sopra Minerva), nom expressif. En effet, l’église s’est élevée sur les débris du temple, le culte de Marie et le christianisme sur les ruines du culte de Minerve et de la religion païenne.

L’origine de ce nom a été confirmée par une statue de Minerve qu’on a trouvée dans le couvent des dominicains adjacent à l’église ; c’est la Minerve Giustiniani, l’un des chefs-d’œuvre du Vatican[75]. Pompée avait sans doute rapporté cette belle statue de la Grèce, et elle peut avoir orné son triomphe.

Des restes assez considérables du temple de Minerve existaient encore au quinzième et jusqu’à la fin du seizième siècle ; mais qu’eût dit l’orgueil de Pompée s’il eût vu, comme le Pogge, les colonnes arrachées pour en faire de la chaux ; et, comme Fulvio, les parois du temple encore debout, pleines d’immondices[76] ?

Pompée, dévot ce jour-là au dieu favori de Sylla, de Sylla qu’il avait servi de son vivant et dont il combattait la politique après sa mort, dédia, lui aussi, un temple à Hercule, dans un lieu consacré par l’antique, religion de ce dieu, dans le marché aux Bœufs, près du grand cirque. Cet Hercule, qu’on appelait celui de Pompée[77], ne pouvait manquer d’être un Hercule vainqueur[78].

Le réveil du triomphe fut amer pour Pompée. Le consul Afranius, choisi par lui pour faire ratifier par le sénat ses dispositions en Orient et accorder des terres à ses soldats, échoua complètement. Tous les ennemis dé Pompée levèrent la tète. Lucullus, arraché à son repos par ses justes rancunes, vint dans la curie demander si Pompée était souverain de Rome et si te sénat n’avait qu’à approuver tous ses actes aveuglément. De la discussion politique on passa aux personnalités. Pompée a voulu le commandement suprême avant l’âge, » s’écria Lucullus. Il vaut mieux commander trop jeune que de se plonger dans les voluptés quand on est trop vieux, répliqua Pompée.

Pompée ne réussit pas mieux dans son entreprise ale loi agraire en faveur de ses vétérans. Cette loi fut proposée par le tribun Flavius. Le consul Metellus voulut empêcher le vote sous le prétexte suranné d’observer l’état du ciel pour savoir s’il était favorable ; là-dessus le tribun envoya le consul en prison. Le consul y convoqua les sénateurs ; mais Flavius plaça son siège devant la porte. Alors Metellus perça la muraille pour que les sénateurs pussent entrer. En présence d’un tel scandale, Pompée fut obligé de faire retirer la loi.

Voilà où en était Pompée : une grande gloire militaire et une importance politique qui allait déclinant entre la haine de l’aristocratie et le refroidissement du peuple, quand accourut pour le soutenir celui qui devait un jour l’abattre, C. Julius César.

Qu’était César ?

Il faut le demander à l’histoire, non à ses bustes et à ses statues. César est un mortel hors ligne, et nul de ses portraits n’annonce un homme extraordinaire, surtout ceux qu’on voit à Rome[79]. Le buste du musée Capitolin, où il ouvre, comme il était juste, la série des empereurs, est faux[80]. La statue dans la cour des Conservateurs, du temps de l’empire, est encore la meilleure[81] ; César y fait pendant à Auguste[82], et il est curieux de les comparer. César regarde en avant le monde à soumettre, Auguste regarde d’en haut le monde soumis.

Du reste, César est bien placé au Capitole où était un autel de Jules et où l’on éleva, sans doute par son ordre, à côté des statues des rois, la statue de César, et c’est une preuve de plus qu’il en eut réellement l’intention d’être roi[83].

Le buste de la villa Ludovisi passe pour le plus ressemblant ; il a un caractère très individuel, mais qui manque entièrement de grandeur, et l’air assez piteux et grognon. Il est impossible que César ait eu cet air-là.

Il existe au Vatican[84] un buste de César, selon moi, très remarquable. César est en grand prêtre, son manteau sur la tête ; il semble plus vieux qu’il n’était au moment de sa mort, ce qui s’explique par les désordres et l’activité de sa vie. La bouche exprime l’énergie et le dédain, le regard est triste ; c’est César qui, arrivé à tout, las de tout, juge tout.

César sortait d’une race antique et, ce qui est très rare pour les grandes familles romaines, d’une race latine[85]. Cependant son point de départ fut entièrement démocratique. Neveu de Marius, il épousa la fille de Cinna et fut épargné à grand peine par Sylla, qui, en accordant sa vie aux vestales, prononça ce mot célèbre

Dans ce jeune homme, il y a plusieurs Marius. Ce qui voulait dire plusieurs têtes pour le parti de Marius.

Tant que Sylla vécut, César n’avait rien à faire à Rome ; il alla servir en Asie. Dés que Sylla fut mort, César revint.

Il quitta Rome encore une fois pour aller dans l’île de Rhodes demander des leçons d’éloquence à un Grec nommé Molo, qui en donna aussi à Cicéron. César comprenait que dans un pays agité mais encore libre il était nécessaire de savoir parler.

Ayant résolu de miner peu à peu le parti de Sylla, il évita d’entrer prématurément en lutte ouverte avec ce parti et repoussa les offres que lui fit faire Lepidus de s’associer à la tentative d’insurrection qui fut écrasée sous les murs de Borne.

Tandis que Pompée et Cicéron, tous deux de naissance médiocre, habitaient le somptueux quartier des Carnes, le plus noble des Romains vint se loger dans le quartier populeux et populaire de la Subura ; il commença par plaider contre les personnages. sénatoriaux et consulaires qui étaient odieux au peuple par leurs exactions. Le premier fut Dolabella. Les sénateurs, encore en possession des jugements, l’acquittèrent ; mais le Forum applaudit : c’est tout ce que voulait le jeune Julius.

Après une courte expédition en Asie, César revint à Rome, on il avait été nommé pontife, à l’âge de vingt-trois ans, à la place de son oncle maternel, Aurelius Cotta.

Il commença par acheter la faveur populaire en prodiguant les distributions de blé. Sa fortune, qui était considérable, passa entre les mains des usuriers, et il eut bientôt sept millions de dettes ; mais cet argent, qui semblait perdu, était bien placé et il devait en retrouver l’intérêt. A la mort de son père, il donna un combat de gladiateurs. Le sénat en restreignit le nombre à six cent quarante ; César, pour se dédommager de celte économie qu’on lui imposait, leur donna des armures d’argent.

En même temps qu’il courtisait le peuple en prononçant à la tribune l’éloge funèbre de sa tante Julia, il avait soin de rappeler qu’elle descendait d’Ancus Martius, roi de Rome, et lui-même, comme tous les Jules, de Vénus. Il croyait peu sans doute à l’existence de celte fabuleuse aïeule, et pas beaucoup plus peut-être à l’extraction royale de sa tante Julia ; mais il savait que les masses aiment les noms. D’ailleurs la petite-fille des rois était aussi la veuve de Marius, dont il eut soin de faire porter l’image à ses funérailles. En évoquant ainsi à la fois un souvenir démocratique et un souvenir royal, pour agir sur la multitude, César montrait qu’il la connaissait bien.

Il osa relever les trophées proscrits de Marius, abattus par Sylla. Les consulaires, dont Marius avait fait mourir les parents, furent indignés, mais la démocratie romaine tressaillit de joie à cette réhabilitation de la gloire et de la terreur plébéiennes[86].

Après une rapide expédition en Espagne, César est de nouveau à Rome. Le temps n’était pas encore venu pour lui d’obtenir des succès militaires qui pussent rivaliser avec ceux de Pompée ; mais en paraissant son partisan et se disant son client, César préparait une rivalité future.

Quand Gabinius demande pour Pompée le commandement de la mer contre les pirates, César a soin de l’appuyer ; quand il sera question de le charger de la guerre contre Mithridate, Pompée trouvera encore l’appui de César, toujours empressé à le grandir et qui n’est peut-être pas fâché de l’éloigner.

Tandis que Pompée guerroie en Orient, César ne néglige aucun moyen de popularité ; il donne sur le Palatin les jeux Mégalésiens, dans lesquels on représentait des pièces de Térence, et qui étaient ceux de la bonne compagnie ; dans le Cirque, à la multitude qui le remplissait, les jeux Romains.

Pour prendre la foule par les yeux, il entoure le Capitole de portiques[87], précurseurs de ceux de Michel-Ange ; pour flatter de justes ressentiments, il J’ait condamner deux agents des proscriptions de Sylla ; il attire à Rome des Gaulois du nord de l’Italie, auxquels il a fait accorder le droit de cité et dont les votes sont assurés à toutes les lois qu’il voudra faire passer. Cette population, accourue à la voix de César, donne à Rome la physionomie qu’elle avait au temps des Gracques. Le sénat, comme alors, ordonne à tous les étrangers de quitter Rome ; mais il avait affaire à un agitateur bien plus habile et bien plus dangereux que les Gracques.

Avant de commencer lui-même une campagne pour les lois agraires, César mit en avant un tribun sans considération et sans capacité, Servilius Rullus, qui en proposa une mal faite, donnant un pouvoir exorbitant à dix commissaires, et entachée de plusieurs illégalités. La sienne, plus modérée, plus sage, n’en serait que mieux reçue quand elle viendrait ; d’ailleurs César, sans paraître, tenait ainsi le parti démocratique en haleine et le parti aristocratique en crainte ; dans deux affaires dont j’ai parlé, celle de Rullus et celle de Rabirius, il força le consul Cicéron, dont il ne voulait pas laisser grandir l’importance, à risquer de déplaire au peuple ou à se brouiller avec le sénat.

Cicéron prononça un discours contre Rullus devant les sénateurs rassemblés au Capitole[88], et deux à la tribune du Forum. Dans le sénat, il se montra conservateur du patrimoine de l’État et du droit de propriété jusqu’à déclarer injuste l’expropriation forcée[89] ; au Forum, il promit que son consulat serait populaire, se vanta de n’avoir pas d’aïeux, loua les Gracques, tant de fois condamnés par lui, et lira ses principaux arguments des droits du peuple méconnus par Rullus ; enfin, il prononça le grand mot : On prépare ainsi une royauté, regnum comparari ; Rullus donne aux décemvirs chargés de l’exécution de sa loi une puissance royale. Cicéron excita les susceptibilités locales, la jalousie de Rome contre Capoue, s’efforçant de faire craindre qu’on n’abandonnât Rome, bâtie sur des collines et dans des vallées, dont les rues n’étaient pas des meilleures, et dont les ruelles étaient très étroites, pour Capoue, bâtie dans une plaine et offrant des rues spacieuses (II, 35). Passage curieux pour la topographie romaine, et par lequel on voit que depuis Cicéron l’aspect de la ville, où, encore aujourd’hui, les rues ne sont pas des meilleures et les ruelles très étroites, n’a, sous ce rapport, pas beaucoup changé. Cette différence de langage, selon le lieu et la nature de l’assemblée, se remarque dans la plupart des discours de Cicéron ; les considérations politiques, les allusions à l’histoire des grandes familles de Rome, sont pour les nobles auditeurs de la Curie ; les grandes violences, quelquefois les grosses plaisanteries, sont pour l’auditoire très mêlé du Forum. Il est cependant un discours de Cicéron, le plus violent de tous et qui arrive par moment aux dernières grossièretés[90], le discours contre Pison , qui a été prononcé plus tard dans la Curie ; mais Pison avait lui-même attaqué violemment Cicéron et insulté son exil après y avoir concouru. Cicéron lui répond par les invectives les plus brutales, c’est une réplique irritée. Cicéron appelle l’ex-consul : Furie, monstre, glouton, bête féroce, âne, pourceau[91] ; il s’écrie[92] : Si toi et Gabinius étiez mis en croix, j’aurais encore plus de plaisir à voir déchirer vos corps que je n’en ai à voir déchirer vos renommées. C’est une triste époque dans l’histoire de la Curie que celle où de telles paroles y étaient prononcées par Cicéron.

Toujours dans le même but, plaire au peuple, raviver ses haines contre l’aristocratie et pousser celle-ci à les exciter de nouveau , César fut l’auteur véritable de l’accusation contre Rabirius, et Cicéron, encore cette fois, joua dans le procès le rôle que César désirait lui voir jouer.

Rabirius était un vieux sénateur qui fut accusé, par le tribun Labienus, d’avoir autrefois, comme je l’ai dit, participé à la mort du factieux Saturninus ; on ajoutait, pour inspirer plus d’horreur, qu’il avait étalé dans un repas la tête de sa victime. Condamné par les juges ordinaires, au nombre desquels était César, Rabirius en appela au peuple. Rien ne fut négligé pour exciter la fureur populaire contre le vieux Rabirius ; Labienus exhiba dans le champ de Mars le portrait de Saturninus, tandis que naguère un certain Titius avait été condamné pour l’avoir dans sa maison. Cicéron flétrit courageusement la rébellion contre les lois, et établit le devoir imposé aux bons citoyens de les défendre. Malgré son discours et celui d’Hortensius, la condamnation de Rabirius allait être confirmée, le préteur profita du tumulte qui régnait dans l’assemblée pour faire élever sur le Janicule le drapeau rouge, signe d’un danger public, le jugement ne fut pas prononcé ; quand nous ne saurions pas que la cause de Rabirius se débattait ce jour-là devant les Centuries assemblées dans le champ de Mars, cet incident nous l’apprendrait, le drapeau élevé sur le Janicule n’aurait pu être aperçu du Forum.

César avait atteint son but, les deux partis étaient plus aigris que jamais et Cicéron, qui, dans le discours pour Rabirius affecte de se dire populaire, continuait à se dépopulariser. De même encore César fit accuser Calpurnius Pison d’avoir opprimés des Gaulois et vit sans doute avec plaisir Cicéron le défendre. Quant à lui, il avait manifesté son intérêt pour les provinciaux ; on le dirait parmi les Gaulois Transpadans, dont il était le patron ; il n’en désirait pas davantage.

Tout lui était occasion de se rendre agréable à la démocratie ; la charge de grand pontife étant devenue vacante, il commence par faire rendre au peuple le droit d’élire les pontifes que Sylla lui avait enlevé, puis il dépensa des sommes énormes pour être nommé. Dès ce moment il quitta sa maison de la Subura pour aller demeurer dans la demeure assignée an grand pontife, prés du temple de Vesta ; singulier voisin et supérieur des Vestales, singulier grand pontife qui ne croyait pas aux dieux[93]. La demeure du grand pontife s’appelait la Regia ; l’augure de ce nom éveilla-t-il plus tard chez César la pensée de se faire roi ?

Dans l’affaire de Catilina il fut soupçonné, comme Crassus, d’une sorte de complicité ; je ne crois pas qu’il ait trempé dans la conspiration, et je ne crois pas qu’il l’ait ignorée[94] ; il ne voulait pas qu’elle réussit et il savait bien qu’elle ne réussirait pas, mais les terreurs du sénat ne lui déplaisaient point ; les dangers de Nome pouvaient lui donner un rôle ; il est certain qu’il s’efforça de sauver la vie aux conspirateurs, non certes par intérêt pour des misérables ni par respect pour les lois, mais pour se distinguer du sénat qui les condamnais, pour établir cette réputation d’humanité si propre à réussir en venant après les cruautés de Sylla et de Marius.

Ainsi, César sans paraître jouer un grand rôle, était parvenu à gagner la faveur populaire, à mesure qu’elle se retirait de Pompée absent, malgré sa gloire et ses services ; il put même protéger celui dont alors il disait désirer la protection ; par son influence il fit décerner à Pompée des honneurs plus propres à chatouiller sa vanité qu’à augmenter sa puissance, le droit d’assister aux jeux du Cirque en robe triomphale et une couronne de laurier sur la tète, aux représentations théâtrales avec la robe Prétexte.

Avant que Pompée fût revenu de l’Orient, César s’était appliqué à flatter encore autrement la vanité, défaut dominant de l’illustre général ; la réédification du Capitole, commencée par Sylla, avait été continuée mais non terminée par Catulus, qui avait couvert le temple de tuiles en bronze doré ; quand César demandait à Catulus de rendre compte des sommes employées, c’était sur cette dépense seule que l’injurieuse enquête pouvait porter, car la bâtisse avait été exécutée par corvée et gratis[95]. Catulus fut consul avec Lepidus, celui qui attaqua le premier la constitution de Sylla, mais Catulus la défendait. Voulant continuer la politique de Sylla, il était dans son rôle de continuer son œuvre au Capitole. César était bien aise d’arracher le Capitole au sénat pour le donner au peuple en la personne de Pompée, alors protecteur, au moins c’était sa prétention, du parti démocratique. César proposa que le nom seul de Pompée parut dans l’inscription gravée sur le temple, à l’exclusion même de celui de Sylla ; il poursuivait ainsi ce nom odieux au parti populaire, il se vengeait de la hauteur que lui avait montrée Catulus quand il lui avait disputé le titre de grand pontife ; il blessait au cœur l’aristocratie dont Catulus était le chef et l’aigrissait encore contre Pompée ; en effet, elle ressentit vivement l’injure ; plusieurs patriciens descendirent dans le Forum pour réclamer l’honneur de la dédicace en faveur de Catulus et une place donnée dans l’inscription au nom de Sylla, mais César, assis sur son siége de préteur, leur refusa la parole. Le nom de Pompée parut seul, à sa grande satisfaction et à la grande colère du sénat, que ce service perfide, rendu par César à son vaniteux rival, acheva d’irriter contre lui.

Le nom de Catulus resta pourtant gravé au Capitole, même après que le nom de César lui-même, quand vint le jour de la toute puissance, eût été autorisé à remplacer celui de Pompée[96]. Catulus est mentionné comme avant construit le Tabularium, dépendance du Capitole et dépôt des archives romaines, dans une inscription qu’ont lue des yeux modernes[97].

Une partie du Tabularium[98] existe encore, c’est un des plus précieux restes de l’architecture au temps de la république ; ces restes sont ceux d’un portique à deux étages[99] qui regardait le Forum.

L’arcade qu’on a dégagée, et qui a presque la pureté grecque, fait comprendre quel effet devait produire, vu du Forum, qu’il dominait, ce double portique avec ses vingt belles arcades. Derrière le portique inférieur sont des salles dont les murs en péperin ont été rongés par le sel qu’on y a déposé ; maintenant on y rassemble de beaux fragments d’architecture romaine ; idée heureuse, ce sont encore des archives, les archives de l’art antique dont les proportions sont les lois de l’architecture[100].

Quoi qu’il ait pu advenir par la suite, Pompée n’en fut pas moins satisfait de la décision du préteur qui, pour ainsi parler, lui adjugeait le Capitole. Le Capitole, qui rappelle tant de choses, rappelle donc aussi une intrigue très bien menée par César.

César en conduisit une autre avec non moins d’adresse, et cette fois il n’hésita pas à paraître lui-même au milieu des scènes tumultueuses du Forum qu’il avait provoquées. Pompée, pour se préparer à son retour dans le peuple une réception favorable, avait envoyé un de ses lieutenants, 11étellus Nepos, qui fut bientôt tribun. Celui-ci proposa que Pompée fût rappelé à Rome avec son armée pour protéger la république. C’était proposer d’établir légalement la dictature militaire. Il convenait à César de préparer pour lui-même cette dictature en la faisant accorder à Pompée ; il savait bien qu’elle lui reviendrait.

Caton, alors tribun, résolut de combattre une proposition si dangereuse pour la liberté. D’abord il supplia dans la Curie Metellus Nepos d’abandonner un dessein auquel lui s’opposerait toujours, et qui n’aurait jamais l’assentiment du sénat. Il lui fut répondu qu’on se passerait du sénat.

En effet, le lendemain Metellus appela le peuple au Forum. Caton, sur les menaces du tribun, avait dormi d’un sommeil paisible, ou fut obligé de l’éveiller. Il se rendit tranquillement au Forum, accompagné de quelques amis ; comme il en approchait, on vint lui faire une peinture effrayante de ce qui s’y passait. Il continua sa marche. En y entrant, il vit des soldats, des gladiateurs, des esclaves autour du temple de Castor, et au haut des marches qui y conduisaient, Metellus et César. Caton, montrant le premier, s’écria : Le lâche ! une armée contre un homme ! Il gravit résolument les degrés du temple et vint s’asseoir entre César et Metellus, pour empêcher par son veto toute délibération. Ses amis, à cet aspect, poussèrent un cri de joie, auquel répondirent les huées de la multitude. Metellus ordonna au serviteur public de lire sa rogation. Caton, en qualité de tribun, le lui défendit et lui, arracha l’écrit des mains. Metellus voulut la réciter de mémoire, un autre tribun du. parti de Caton lui ferma la bouche. Alors la bande de Metellus se répand dans le Forum, d’où elle chasse les aristocrates[101] à coups de bâton, de pierres et d’épée. Le consul Murena couvre de sa toge Caton, qui est obligé de se réfugier dans le temple. Mais les aristocrates et leur escorte rentrent dans le Forum. Ceux qui les avaient chassés en sont chassés à leur tour. Caton reparaît, et du haut des marches du temple remercie au nom de la république les auteurs de sa délivrance. Cette fois, ce qui était rare alors dans les troubles du Forum, le succès était resté au droit. A celte occasion, les ennemis de César renouvelèrent contre lui l’accusation d’avoir trempé dans la conjuration de Catilina. César, comme Crassus, avait pu en connaître et en attendre quelque chose, mais son ambition était trop haute pour qu’il se fût jamais enrôlé dans une bande pareille. Grâce à la haine du parti aristocratique, la séance du sénat dans laquelle était discutée sa conduite se prolongeait beaucoup. Le peuple était dans le Forum, et sans doute au bas de la Curie, dans le Comitium, à cette époque déserté par les praticiens ; il assistait pour ainsi dire à l’assemblée, car en général les portes de la Curie étaient ouvertes ; il savait tout ce qui s’y était passé.

L’accusateur de César, Vettius, se retirait après avoir donné caution. En traversant le Forum il fut reconnu, et peu s’en fallut qu’on ne le mit en pièces. La foule, craignant qu’il n’échappât, le fit entrer dans une des deux prisons voisines du Forum, la prison Mamertine ou les Lautumies, et alla briser ses meubles dans sa maison.

Le sénat, ce qui était illégal, voulut déposer César de la préture. Il tint ferme jusqu’au moment où on vint l’arracher de son tribunal. César, qui savait tout faire à propos, même céder, congédia ses licteurs, déposa sa robe Prétexte, et, du temple de Castor, regagna en toute hâte sa demeure près du temple de Vesta, qui était à deux pas. Mais le peuple indigné se rassembla sous les fenêtres du préteur, et se mit à sa disposition. César employa son influence sur cette multitude pour la calmer. Dans la Curie, la consternation se changea en joie quand on y fut informé de la conduite habile et généreuse de César. Le peuple vit les premiers personnages du sénat traverser le Forum pour aller remercier César, l’inviter à reprendre sa place au milieu d’eux et à garder son titre de préteur. César y voulut bien consentir[102].

César, toujours si maître de lui, un jour cependant, se laissa aller à un singulier emportement. Juba, fils du roi de Mauritanie, était venu à Rome accuser un autre prince africain, ami de César. César descendit de son siège de préteur et saisit Juba par la barbe, grave insulte pour un homme d’Orient. Cette vivacité de César ne fut peut-être pas oubliée plus tard, lorsque Juba le combattit, allié en Afrique aux débris du parti de Pompée.

Les choses en étaient là. César, par l’habileté de ses manœuvres dans la Curie et dans le Forum, était plus populaire que Pompée malgré ses victoires et ses conquêtes. Mais César voulait être consul, il lui fallait aussi quelques succès militaires pour aider à sa candidature, et il repartit pour l’Espagne, après s’être fait prêter de l’argent par Crassus[103], laissant à Pompée le temps de se bien convaincre des embarras de sa situation, avant de reparaître devant lui.

Dès qu’il en eut fait juste assez pour atteindre le but qu’il se proposait, César revint en toute hâte se faire nommer consul. Ses ennemis espéraient que le désir du triomphe le retiendrait aux portes de Rome, où il fallait l’attendre, tandis qu’on ne pouvait être consul qu’au bout de trois semaines (nundinæ) de présence dans Rome. César sacrifia le triomphe dont il avait déjà fait les frais et entra directement dans la ville.

C’est ici qu’éclate l’adresse de sa politique. Ses deux rivaux en influence, Pompée et Crassus, se détestaient. Une habileté vulgaire aurait cherché à profiter de ces divisions et à les augmenter, César réconcilia Crassus et Pompée. Pompée, malgré sa superbe, se sentait isolé dans le sénat, où l’on refusait de sanctionner les mesures qu’il avait prises en Asie, et les promesses qu’il avait faites à ses soldats. Ce n’était plus lui qui était l’idole du Forum. César lui promit de faire cesser cette opposition taquine des aristocrates, à la tête de laquelle était Caton, mais il lui déclara qu’on ne pouvait rien sans Crassus. César se fit ainsi des alliés de ceux qui auraient été des adversaires, il comprit bien qu’il fallait tenir compte de la gloire de l’un, de la richesse et de l’influence de l’autre jusqu’au jour où il serait en mesure de les écarter tous les deux[104].

Ce fut là le premier triumvirat que Varron appelait le monstre à trois têtes. Coalition funeste à la liberté de trois ambitions qui s’unissaient pour dominer ensemble. On vit plus tard une annonce des maux qui devaient en résulter dans les désordres de la nature qui marquèrent à. Rome cette année funeste.

Une tempête soudaine vint fondre sur la ville et les environs : les arbres furent déracinés, les maisons détruites. Les navires qui étaient à l’embouchure du Tibre et dans la ville, furent submergés, le pont Sublicius emporté, et un théâtre en bois causa en s’écroulant la mort d’un grand nombre de spectateurs[105].

Ces signes n’étaient pas trompeurs, et ils annonçaient pour la république de grandes calamités.

 

 

 



[1] Pas exactement le gendre. Sylla lui fit épouser une fille de sa femme, née d’un premier mariage avec Æmilius Scaurus. Pompée était marié à Antistia ; il la répudia, ce qui n’était pas honorable, pour complaire à Sylla. César refusa d’en faire autant.

[2] Probablement originaire du Picentin, où il avait de grands biens et une grande influence, car il y leva des légions pour Sylla. Une branche des Pompeii portait le surnom de Rufus, roux, ce qui les rapproche des Sabins, une autre branche le surnom de Strabo ; terminé en o à la manière sabine. Pompeius paraît venir de Pompo, nom du père du roi sabin Numa Pompilius.

[3] Tiberius demeurait sur le Palatin ; les Pompeii y demeuraient donc à cette époque. Ce détail montre la famille Pompeia frayant dés lors avec l’aristocratie romaine qu’elle servait.

[4] Ce fut sans doute ce qui lui fit, lors de son retour à Rome, quitter le Palatin pour les Carines, l’autre quartier brillant de Rome ; peut-être aussi parce que ce quartier des chevaliers, c’est-à-dire des financiers, était moins aristocratique que le Palatin ; ce qui allait au rôle que joua d’abord Pompée.

[5] Salluste, Hist. Fragm., I, 45.

[6] Les Æmilii étaient de race sabellique. Les membres d’une famille de cette gens s’appelaient Mamertini, de Mamers, nom sabin de Mars. Comme ils étaient anciens et patriciens, on peut les croire Sabins d’origine. Æmilius Lepidus appelle Sylla le cruel Romulus : on dirait une tradition nationale de haine pour le roi latin.

[7] Drumann, Gesch. Rom., IV, p. 341-2. A en croire Granius Licinianus, qui cite un discours de Lepidus, celui-ci n’allait pas jusqu’au rétablissement de la puissance tribunitienne. (Gr. Lic., Fr. éd Bonn., p. 43.)

[8] Salluste, Hist. Fragm., I, 50-51.

[9] Sertorius était né dans la ville sabine de Nursia. On cite de lui plusieurs traits d’une austérité de mœurs digne de la réputation proverbiale de sa race. Selon Appien (B. civ., I, 109) il aurait fait exterminer une cohorte entière en punition du crime d’un soldat. Au banquet que lui donna le traître Perpenna, les conjurés, qui voulaient l’irriter, tinrent des propos et firent des gestes grossiers ; Sertorius se coucha à la renverse sur son lit ; disant qu’il ne voulait rien voir et rien entendre. On profita de cette altitude pour l’assassiner. (Plutarque, Sert., 26.)

[10] Salluste, Hist. fragm., III, 1.

[11] Salluste, Hist. fragm., III, 77.

[12] Mommsen, R. Gesch., III, p. 13.

[13] La partie inférieure de la route fait un zigzag, ce qui est contraire à l’usage romain. En général, les voies romaines vont droit devant elles, sans tenir compte des obstacles du terrain ; mais ici l’on se rend compte de l’exception, il s’agit d’une voie triomphale.

[14] Les Licinii étaient, je crois, de race ombrienne ; leur nom, sous la forme étrusque Leené, s’est retrouvé dans plusieurs parties de l’Étrurie, autrefois habitée par les Ombriens, et où un grand nombre de noms de lieux ont une physionomie ombrienne. Celui d’une petite ville de Toscane, Lucignano, paraît dériver de Licinianum. On trouve les Licinii à Tusculum, dont le nom se rattache à une ancienne invasion étrusque dans laquelle purent figurer des Ombriens. Stolo, nom d’un Licinius, a la terminaison en o des noms sabelliques.

[15] Né dans le Picentin, où étaient les biens de Pompée et d’où était venue sans doute la gens Pompeia. Une médaille de Palicanus avec ce mot : Libertas, et sur laquelle est représentée la tribune, nous en fait connaître la forme.

[16] A gauche de la route, en venant de Rome, avant d’entrer dans Albano. Pompée avait d’autres villas, une prés de Cumes, une à Alsium (Palo).

[17] Il ne peut y avoir de doute sur l’emplacement des jardins de Lucullus. Les arcs de l’aqueduc de l’eau Virgo commençaient au-dessous des jardins de Lucullus et allaient finir aux Septa (Frontin, De Aq. 22). L’eau Virgo passe encore au-dessous de la villa Médicis ; on la suit jusqu’à la fontaine de Trévi. J’ai cru reconnaître le reste d’un pilier de l’aqueduc dans un fragment de maçonnerie qu’on voit à l’extrémité de la Via dei due Macelli. L’eau Virgo venait d’un champ qui était la propriété de Lucullus à trois lieues de Rome (ibid., 10) sur la route de Collatie (Lunghezza).

[18] Au-dessous est celle d’un chevalier romain, retrouvée par M. Rosa.

[19] Le produit des viviers de Lucullus fut vendu huit millions.

[20] Plutarque, Lucullus, 43. Le peuple, juste pour lui après sa mort, voulait l’honorer d’une sépulture dans le champ de Mars. (Dr., Gesch. R., IV, p. 170.)

[21] Dion Cassius, XLIII, 21. τυχάιον, le temple de la Bonne Fortune ; έυτυχία, dit Strabon.

[22] M. Chiar., 608. (M. P. Cl., 282). Selon l’auteur de l’Iconographie romaine, le meilleur buste est celui du palais Mattei, aujourd’hui en Angleterre, mais M. Hirt le déclare mauvais et d’une époque postérieure à Cicéron ; il rapporte, au contraire, à cette époque celui du Capitole, dans lequel Braun a vu un Asinius Pollion et qui pourrait bien être un Mécène.

[23] Mus. Chiar., 422.

[24] Médaille de Magnésie du Sypile, avec le nom de Cicéron, publiée par l’abbé San-Clemente. L’auteur de l’Iconographie romaine l’admet, mais Eckel et Borghesi, deux grandes autorités, la rejettent. Elle n’a pu être frappée pendant la vie de Cicéron, puisque avant César il n’y a pas d’exemple de l’image d’un homme vivant empreinte sur une monnaie, mais elle aurait pu être frappée après sa mort, quand la renommée de Cicéron grandit par cette mort même et qu’on lisait ses ouvrages jusque dans le palais de son meurtrier. Sa bonne administration avait laissé un souvenir favorable dans sa province d’Asie, et son fils lui succéda dans l’administration de cette province, ce qui pourrait avoir été un motif pour les Magnésiens de frapper la médaille. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on croit voir le buste en question quand on lit cette phrase de Drumann, qui n’admet ni le buste, ni la médaille : On reconnaissait dans ses traits l’orateur spirituel d’une grande excitabilité (erregbarkeit), qui savait exprimer foules les passions, par le geste et la physionomie ; un sourire moqueur errait sur ses lèvres. (Gesch. Rom., VI, p. 411.)

[25] Il va sans dire que les ruines qu’on montre à Arpino, sous le nom de maison de Cicéron, n’ont aucune authenticité. Quant à sa villa d’Arpinum, elle était hors de la ville, probablement au bord du Fibrène, mais non dans la petite île dont il vante, dans les Lois (II, 1), la délicieuse fraîcheur, car il se représente comme allant dans cette île de sa villa.

[26] Il s’appelait Tullius ; j’ai montré que Tullus Hostilius était Sabin.

[27] Cicero a la terminaison en o des noms sabelliques. Le chef volsque qui reçut Coriolan s’appelait Attius Tullus. Attius d’Atta, et d’où vient probablement Appius, était un prénom sabin.

[28] Buste du Capitole.

[29] C’est du moins probable. Les régionnaires placent les avita Ciceronis dans les Carines ; ils ne sont pas mentionnés dans l’édition de Preller, la seule bonne ; mais Cicéron, en parlant de l’habitation de son frère, dit : Tuam in Carinis (Ad Qu. fratr., II, 3), ce qui confirme la tradition, quelle que soit la date des monuments où elle a été recueillie.

[30] Brutus, 58.

[31] Le siége du préteur était placé, je crois, en avant de ce temple et en haut des degrés. César était préteur lorsque, assis sur le degré le plus élevé du temple de Castor, il vit Caton monter intrépide et venir s’asseoir à côté de lui. Ces degrés formaient la base du tribunal, comme autrefois le Vulcanal quand le siège du préteur y était encore. On a des fragments d’un discours de Scipion Æmilien . pr æde Castoris (Meyer, Or. Rom. Fr., p. 214). C’est, je pense, le nouveau tribunal du préteur qu’on désignait par le nom de tribunal aurélien (Cicéron, De Dom., 21). Ce nom se rattachait peut-être à la loi proposée par Aurelius Cotta pendant sa préture pour enlever aux sénateurs le droit exclusif des jugements, et à cette loi un déplacement du tribunal d’où on les rendait.

[32] Quacumque enim ingredimur, in aliqua historia vestigium ponimus. (De Fin. Bon. et Mal., V, 2.)

[33] In Verrés, II, 1, 59.

[34] In Verrés, I, 16-17.

[35] Valère Maxime, II, 4, 1.

[36] Drumann, Gesch. R., III, p. 104.

[37] Il exprime plutôt une certaine fermeté. (Villa Albani, sous l’hémicycle.)

[38] On faisait descendre ridiculement les Sergii du Troyen Sergeste. La terminaison du mot Catilina indique une origine étrusque ou ombrienne ; plutôt ombrienne, car un nom de la gens Sergia était Silus, et s’il est un radical sabellique (voyez plus haut, XVII). Le plus ancien Sergius s’appelait Esquitinus. Sur le mont Esquilin habitèrent plusieurs personnages étrusques ou ombriens, les Licinii et plus tard Mécène, sorti de la puissante famille Arétine des Cilnii. La tribu Sergia était composée de Sabins, de Marses et de Péligniens, nations sabelliques (Cicéron, in Vat., 95). L’origine sabellique de Catilina est donc bien vraisemblable.

[39] Suétone, Ill. Gramm., 97. Par conséquent dans le voisinage des fouilles que poursuit avec habileté M. Rosa, et qui ont déjà découvert plusieurs salles voisines de l’habitation d’Auguste.

[40] Dans la villa Mills, transformée en un couvent de religieuses et, devenue impénétrable, on croit y avoir trouvé quelques chambres faisant partie de l’habitation d’Auguste.

[41] Salluste (Catilina, 17) rapporte ce bruit et semble y croire ; car, parlant d’une déposition faite plus tard contre Crassus en plein sénat, il ajoute : Parmi ceux qui la repoussèrent avec indignation, plusieurs étaient les débiteurs de Crassus.

[42] De la rue Saint-Vitale, qui sépare le Viminal du Quirinal, on voit des substructions considérables qui peuvent avoir porté la maison d’Aquilius.

[43] Près du Macellum Livianum (Cicéron, pr. Quinct., 6). Au moyen âge, l’église de Sainte-Bibiane est dite : ad Palatium Licinianum. Tout édifice considérable s’appelait au moyen âge palatium (Nibby, R. ant., II, p. 25, et 329). On donnait ce nom aux ruines de l’habitation qui se trouvait dans la villa devenue ensuite une habitation impériale.

[44] Ad. Att., I, 1 et 2.

[45] Cicéron, in Catilina, III, 8.

[46] Ce temple était voisin du cirque Flaminien, et par conséquent du théâtre en bois élevé prés du temple d’apollon, situé non loin du Cirque, et qui précéda le théâtre en pierre de Pompée. Celui-ci n’existait pas encore.

[47] Drumann, G. R., V, 456 (In Catilina, I, 4. ; pr. Sull.,18). Il paraît que des rues de l’ancienne Rome portaient un nom provenant dé la profession de ceux qui les habitaient ; il en est de même aujourd’hui : via dei Chiavari, dei Baullari, dei Canestrari, dei Coronari.

[48] Ante Palatin condidit ora jugi. Ovide, Fastes, VI, 796.

[49] Quam postes scriptam edidit. (Salluste, Catilina, 21.)

[50] Cicéron, In Catilina, II, 4.

[51] Cicéron, In Catilina, III, 2.

[52] Salluste, Catilina, 40. Ce Brutus avait pour femme une Sempronia. Sa maison, voisine de la Græcostase et par conséquent du Forum, était-elle la maison des Sempronii sur le Palatin ?

[53] J. J. Ampère, César, Sc. hist., p. 59.

[54] Liberti et patici ex clientibus Lentuli divorsis itineribus opifices atque servitia in vicis ad eum eripiendum sollicitabant. (Salluste, Catilina, 50.)

[55] Clivus Capitolinus (Cicéron, pro Sest., 12). Ailleurs (Phil., VII, 8) Cicéron parle des chevaliers qui se tenaient sur les marches du temple de la Concorde (Ad Att., I, 19, 6 ; ad Fam., I, 4). Ces passages montrent que le temple de la Concorde, on avait lieu la réunion du sénat, n’était pas sur l’esplanade du Vulcanal, au-dessus du Comitium, où il a existé plusieurs temples de la Concorde et entre autres celui dont on voit encore les restes mais qui n’existait pas à cette époque, car, à en juger par ces restes, son architecture date de l’empire. Le temple où Cicéron convoqua le sénat était celui qu’avait élevé Camille, le sauveur de Rome comme Cicéron aspirait à l’être, celui où l’on montait par le clivus Capitolinus et qui dominait d’en haut le Forum. Le mot cella, employé deux fois par Cicéron (Phil., II, 8 ; III, 12) n’indique point un petit temple, comme étaient sous la république les temples de la Concorde sur le Vulcanal. Cicéron, pour exciter l’indignation contre Antoine, qui avait placé des hommes armés Pans le temple de la Concorde, se sert, il est vrai, du mot cella, nais dans le sens de sanctuaire.

[56] César, Scènes historiques, p. 66.

[57] Ce discours n’est point dans le style de Salluste, il y a seulement introduit quelques archaïsmes.

[58] Celui que nous lisons dans Salluste. Plutarque (Caton d’Utique, 23) nous apprend que cette harangue était la seule parmi celles de Caton qui eût été conservée. La sténographie, perfectionnée par Tiron, affranchi de Cicéron, existait déjà, et Cicéron, qui avait fait sténographier l’interrogatoire des accusés, a pu faire recueillir de la même manière le discours de Caton, dans lequel sa conduite était approuvée et louée ; cependant Salluste semble donner à entendre que lui-même en est l’auteur (Cat., 53), il ne l’affirme pas positivement, il est vrai, et comme ce qu’il dit s’applique également à celle de César, qui évidemment n’est pas de Salluste, il ne faut pas attacher trop d’in portance à ce témoignage, ni surtout lui donner un sens trop absolu. Salluste a retouché peut-être ces deux discours ; il ne les a pas composés.

[59] M. Mommsen fait cette remarque : Il ne s’en fallut pas de beaucoup que César ne perdit la vie à la place même où dix-sept ans après la mort le frappa (III, p. 181). César fut menacé en sortant du temple de la Concorde, sur le Capitole, et frappé dix-sept ans plus tard dans la Curie de Pompée, près de son théâtre dans le champ de Mars.

[60] Plutarque, Cicéron, 22.

[61] Laboulaye, Lois criminelles des Rom., p. 124-5.

[62] Le prétendu Clodius de la villa Panfili est un Hercule en femme ou un Achille à Scyros.

[63] Barhatuli juvenes... operæ Clodianæ. (Ad Att., I, 14.)

[64] Ad Att., I, 16.

[65] Cicéron, pr. Milon, 27. Le temple des Camènes sur le Cœlius.

[66] Les jardins de Pompée sont ü plusieurs reprises cités dans son histoire. Il avait deux horti, car on dit qu’il se retira dans ses jardins supérieurs (Arg. pr. Mil.), pour les distinguer d’autres qui n’étaient pas sur un lieu élevé. Les jardins supérieurs se trouvaient sur une des collines de Rome ; pas sur le Pincio, où on a voulu les placer et où il n’y a point d’espace pour eux, entre les jardins des Domitius et ceux de Lucullus. Je ne saurais prendre avec Nibby (R. Ant., II, p. 546), les horti superiores de Pompée pour la partie supérieure de ses jardins ; il faut y voir une habitation différente où il se réfugiait pour sa sécurité. Les horti des anciens Romains correspondaient aux villas urbaines ou suburbaines de nos jours. Peut-être les horti superiores de Pompée étaient-ils sur l’Esquilin, au-dessus de sa maison des Carines, comme les jardins Colonna sont au-dessus du palais Colonna. Quant aux autres jardins de Pompée, on peut supposer avec beaucoup de vraisemblance qu’ils étaient dans le champ de Mars et voisins de la maison que plus tard il fit construire près de son théâtre, vers Campo dei Piori. C’est dans ces jardins voisins du champ de Mars, et par conséquent hors de la ville, qu’il attendait le triomphe : on l’attendait en général dans le champ de Mars.

[67] Ad Att., I, 14.

[68] Ad Att., I, 16.

[69] M. Cap., salles d’en bas.

[70] C’est une raison de l’attribuer au triomphe de Pompée plutôt qu’à celui de Sylla (Appien, Bell. Mithr., 115). D’autres beaux vases, particulièrement ceux en albâtre oriental, épars dans les collections de Rome, peuvent provenir de cette multitude de vases apportés de l’Orient par Pompée.

[71] On ne sait pas avec certitude ce qu’étaient ces précieux vases murrhins qui venaient du fond de l’Orient, peut-être de la Chine, et si, comme l’ont pensé plusieurs savants, ce nom désignait des vases de porcelaine. (Beck., Gall., I, p. 114.)

[72] Winckelmann y voyait un de ces vases à mettre la poussière dont se trottaient les athlètes et qui sont représentés sur plusieurs bas-reliefs romains, d’autres y ont vu un vase destiné au tirage des sorts ; c’est-à-dire des numéros de combat.

[73] Semper in laude versatus, circumfluens gloria, disait de lui Clodius. Gloria est pris ici dans le sens que glorieux avait encore en français quand on appelait un homme vain un glorieux.

[74] Il n’est pas question d’un autre temple de Minerve dans la région du cirque Flaminien, et tout porte à croire que le temple de Minerve Chalcidique, attribué à Domitien, fut l’ancien temple de Pompée ; or le temple de Domitien était voisin du temple d’Isis et Sérapis (Cur. urb. not., reg.. IX. Voyez Canina, R. ant., p. 40-5), et prés de l’église de la Minerve on a trouvé des statues égyptiennes indiquant le voisinage de l’Iséum et du Sérapéum.

[75] Nuovo bracc., 24.

[76] Nibby, R. Ant., I, p. 680-1.

[77] Uti est ad circum maximum (templum) Cereris et Herculis Pompeiani. (Vitruve, III, 3.)

[78] Herculi invicto ad circum maxim. (Calend. Amit.)

[79] Le portrait de César le plus caractérisé est dans le Campo Santo, à Pise. Il faut citer aussi un buste du musée de Berlin et un buste de Naples. Le César de la villa Albani (sous le portique) a été mal restauré, ce qui lui donne un air gauche ; mais la tête, quand on la considère seule, ne manque pas de caractère.

[80] Rejeté par Visconti. (M. P. Cl., VI, p, 54, pl. 38.)

[81] Idéalisée selon Visconti, trouvée près du forum de César.

[82] Cet Auguste a été considéré comme douteux et comme certain ; je le trouve ressemblant.

[83] La statue de César et les statues des rois étaient devant le temple de Jupiter.

[84] M. Chiar., 135. A défaut d’un très bon portrait de César, relisons à Rome celui qu’a tracé Suétone (45) : Excelsa datura, teretibus membris, ore paulo pleniore.

[85] Les Julii sont mentionnés par Denys d’Halicarnasse parmi les familles transportées d’Albe, capitale du Latium, à Rome ; on y trouve un Julius Proculus dés le temps de Romulus. Les Jules avaient leur sanctuaire à Bouille, au pied du mont Albain, où l’on pense que se réfugièrent des habitants d’Albe après la destruction de leur ville Des inscriptions montrent que les habitants de Boville se regardaient comme Albains : Longalbani Bovillenses (Orelli, 919, 1287). Le nom de César paraît en 208 avant Jésus-Christ. Les anciens en ont donné, suivant leur usage, plusieurs étymologies ridicules. J’ai dit que Kæsar était pour moi la forme latine, par opposition à la forme sabellique Kæso.

[86] César, Scènes historiques, p. 23.

[87] Suétone, César, 10. César fut chargé du soin de la voie Flaminienne, curator via Flaminæ (Cicéron, Ad Att., I, 1). Il songeait alors au consulat : diriger des travaux d’utilité publique était un moyen honorable de préparer sa candidature.

[88] Cicéron, Orat. Agr., I, 6.

[89] Ab invito enim emere injuriosum esse (I, 5). Rullus lui-même reconnaissait ce principe. C’était un excès sans doute, mais à Paris nous en sommes bien revenus.

[90] On y trouve ceci, qu’on ne pourrait rendre en français par les mots qui s’impriment. Cicéron, parlant d’une visite qu’il a faite à Pison, ajoute : Tu nos quum improbissime respondendo tunc tum turpissime ructando ejecisti (In Pison, 6).

[91] Maiali (In Pison, 9). Maialis s’est conservé dans l’italien maiale qui veut dire cochon.

[92] In Pison, 18.

[93] César, Sc. hist., p. 52.

[94] César, Sc. hist., p. 38.

[95] Cicéron, In Verrés, II, V, 19. L’état ne payait pas les ouvriers. Capitolium, sicut apud majores nostros factum est, publice coactis fabris operisque imperatis gratis, exædificari atque effici potuit.

[96] Dion Cassius, XLIII, 14. Catuli nomen usque ad Vitellium mansit. (Tacite, Hist., III, 72.)

[97] Une inscription qu’a lue le Pogge ; M. de Rossi l’a restituée au moyen de deux transcriptions. (Nuov. racc. d’iscriz., p. 101.)

[98] Le Tabularium, où étaient déposées les lois, par un escalier qui descendait vers le Forum, pouvait communiquer avec le temple de Saturne où était l’Ærarium dans lequel se conservaient aussi les documents publics (Serv., Georg., II, 502., Æn., VIII, 322), ce qui a pu faire mettre quelquefois Ærarium pour Tabularium. Mais plusieurs faits montrent que les lois furent déposées au Capitole, c’est-à-dire au Tabularium. Cicéron alla au Capitole enlever et détruire les lois de Clodius (Plutarque, Cicéron, 34). II existe encore des débris considérables du Tabularium sous le palais Sénatorial (Nibby, R. Ant., I, p. 551). Le Tabularium a donc pu être considéré comme étant sur le Capitole, l’Ærarium jamais. Polybe (II, 26) place les archives sur le mont Capitolin. Le mot Tabularium ne se rencontre point avant l’inscription de Catulus, jusque-là les lois et les traités étaient gardés dans l’Ærarium et le furent encore après.

[99] Un étage seul subsiste aujourd’hui, mais Tacite (Hist., III, 71) dit les portiques ; le Pogge (de Var. fort. urb. Romæ) indique deux étages, Au moyen âge, ces portiques s’appelaient camellaria ; on distinguait la camellaria supérieure et l’inférieure. La Minerve d’Euphranor, placée par Catulus au-dessous du Capitole, ornait probablement le portique inférieur du Tabularium.

[100] Canina, qui a fait une étude spéciale du Tabularium (Ann. Arch., 1851, p. 268), a reconnu l’existence de deux escaliers. L’un d’eux montait vers la partie supérieure de l’édifice et descendait transversalement vers une porte qui fut fermée lorsque Domitien construisit le temple de Vespasien, placé là pour barrer l’accès du Capitole après l’assaut qui lui avait été donné au temps de cet empereur. Selon Canina, cet escalier atteignait l’esplanade du Capitole, sur laquelle s’élevait le portique supérieur du Tabularium. Canina croyait y voir le portique élevé par Scipion Nasica, dont j’ai parlé à propos des Gracques. Eu ce cas le Tabularium aurait existé avant l’incendie du temple Capitolin, aurait péri avec lui, et l’un et l’autre auraient été relevés par Catulus ; mais les inscriptions ne parlent point du Tabularium refait, et comme il n’est pas question d’un Tabularium avant Catulus, on peul croire que c’est d’alors seulement que date la construction de ce monument.

[101] Je rends ainsi optimates, nobiles ; je n’ai pu dire les patriciens, parce qu’à cette époque ce n’était plus la race seule qui donnait la noblesse.

[102] César, Sc. hist., p. 78.

[103] César, Sc. hist., p. 89.

[104] César, Sc. hist., p. 99-107.

[105] Dion Cassius, XXVII, 58.