L’HISTOIRE ROMAINE À ROME

PREMIÈRE PARTIE — LA ROME PRIMITIVE ET LA ROME DES ROIS

XX — TARQUIN LE SUPERBE.

 

 

Après Servius Tullius, idéal du roi populaire, parait Tarquin le Superbe, idéal du tyran ; il y a peut-être de l’exagération dans ce que la tradition rapporte de l’un et de l’autre[1] ; la tradition aime le contraste et force quelquefois les choses pour le rendre plus frappant. Mais au fond elle est vraie, et je crois que Tarquin fut un tyran.

Son surnom et sa chute en sont la preuve. Ce surnom était pris en mauvaise part[2] : il ne put être donné au moins tout haut à Tarquin qu’après son bannissement[3].

Servius avait régné par un, vote du sénat, sans consulter le corps des patriciens[4]. Tarquin ne consulta ni le sénat ni les patriciens[5]. C’était encore plus que Servius manquer d’égards envers les Sabins[6], qui formaient la meilleure partie du patriciat. Mais Servius Tullius s’était appuyé sur les Latins et les plébéiens, ce que ne fit point Tarquin, et celui-ci finit par avoir tout le monde contre lui.

L’impie Tarquin laissa le corps de son beau-père, égorgé par son ordre, sans sépulture. Tout son règne, commencé par un crime et qu’aucun droit ne consacrait, fut marqué par la ruse et par la violence.

Il mit sa volonté à la place de la loi. Il abrogea la constitution de Servius Tullius ; il détruisit l’œuvre de conciliation de son sage prédécesseur. Le champ de Mars vit sans doute encore des revues, mais il ne vit plus l’assemblée réellement populaire où tous les intérêts étaient représentés. Dans son horreur pour les associations indépendantes, instinct constant du pouvoir absolu et que les empereurs romains devaient pousser si loin[7], il interdit jusqu’à celles qui avaient pour objet le culte des dieux. La religion, qui parfois ménage le despotisme, est toujours sa victime.          

Tarquin chasse l’ancien sénat de la curie et en compose un nouveau de ses créatures, s’entoure d’une garde dévouée et remplit Rome d’espions. On croit lire l’histoire d’un petit tyran italien du moyen âge et des despotes de tous les temps.

On a aussi le spectacle plus triste encore de la conduite des nations qui les subissent ; les patriciens se consolent de la perte de leurs droits en voyant le peuple écrasé par la main qui les en a dépouillés ; bientôt l’oppression les atteint eux-mêmes, et alors le peuple se réjouit en voyant leur misère et leur abaissement.

Il faut le dire, ce règne inique fut brillant. Tarquin domina la confédération latine, étendit le territoire romain ; il éleva de grands et utiles monuments ; il n’en a pas moins été justement chassé par les Romains et maudit par l’histoire, car il opprima le pays qu’il avait agrandi. Il semblerait que d’abord il voulût faire quelque chose pour les Sabins, c’est-à-dire pour le patriciat, et cela entrait dans son plan de réaction contre l’œuvre anti-sabine et anti-patricienne de Servius Tullius. Il éleva un temple au dieu sabin Sancus Fidius[8] ; il quitta l’Esquilin et vint d’abord habiter la Vélia[9], résidence des rois sabins, comme avait fait le premier roi étrusque. Mais s’il eut un moment cette politique, il y renonça bientôt. Celle qui suivit pendant tout son règne fut au dedans l’oppression de tous, Sabins et Latins, plébéiens et patriciens. Mais au dehors il voulut s’appuyer sur les Latins pour dominer la puissance de la nation sabine, toujours hostile à l’ascendant étrusque, qui avait remplacé le sien. La haine, la défiance de Tarquin envers les Sabins se montrent bien dans le traitement qu’il fit éprouver à un duumvir portant le nom étrusque de Tullius. Celui-ci avait communiqué à un Sabin les prescriptions sacrées contenues dans un livre confié à sa garde ; Tarquin le fit mettre dans un sac et jeter à la mer[10].

Continuateur en cela seulement de là politique de Servius Tellius, Tarquin voulut conserver la position que son prédécesseur avait prise à la tête de la confédération latine et fit célébrer les féries sur le mont Albain ; les féries latines auxquelles assistèrent les représentants des quarante-sept cités[11] ; les féries ou fêtes latines étaient une institution très ancienne dans le Latium, qui peut-être remontait aux Pélasges[12]. On immolait un bœuf, symbole antique des populations du Latium, puis on divisait son corps et chaque cité en avait sa part.

Les féries latines se célébrèrent toujours sur le mont Albano depuis Tarquin. C’est à lui qu’on peut attribuer l’érection du temple de Jupiter Latial, dont les derniers restes n’ont été détruits qu’à la fin du dix-huitième siècle par le dernier des Stuarts[13]. Tarquin pensa, sans doute faire une chose agréable aux Latins, que hors de Rome il ménageait par politique, en rétablissant le culte de Jupiter Latial sur le mont Albain, anciennement consacré au culte du dieu protecteur de la confédération latine.

Servius, qui avait élevé à l’égalité les Latins de Rome, avait donné pour centre à toute la confédération le temple de Diane sur une des collines occupées par eux, l’Aventin. Tarquin, qui avait retiré aux Latins de la ville les droits politiques dont la constitution de Servius les faisait jouir, ne voulut pas qu’ils eussent sur leur colline de l’Aventin le lieu de réunion des nations latines et le reporta sur le mont Albain où il avait été primitivement, quand Albe existait.

Le mont Albain, qui s’élève à trois mille pieds au dessus de la mer et domine tout le Latium, allait mieux au Superbe, visant dans tous ses monuments et dans tout son règne à la grandeur et à la magnificence, que l’humble Aventin, l’un des séjours de la plebs latine favorisée par Servius et méprisée par Tarquin.

Tarquin voulait être comme Servius le chef de la confédération latine, mais, en cela différent du bon roi Servies, dans l’intérêt de sa politique, il ne recula pas devant un meurtre.

Les chefs latins s’étaient réunis pour délibérer dans un bois sacré près la source de l’eau Ferentina[14], au-dessous d’Albe, ville consacrée autrefois à ces réunions, maintenant détruite, centre aboli de l’association latine, mais resté, sacré dans les souvenirs, et dont, pour cette raison, on aimait toujours à se rapprocher.

Au jour marqué pour l’assemblée, Tarquin n’y parut que le soir ; dans son sans-gêne orgueilleux de despote, il l’était fait attendre toute la journée.

Un chef sabin d’Aricie, Turnus Herdonius[15], indigné d’une telle insolence, éleva une voix libre contre cet homme qui se jouait du Latium rassemblé, et dont la conduite envers ses sujets n’était pas de bon augure pour ses alliés. Herdonius ouvrit l’avis que chacun retournât chez soi. Quand Tarquin parut, il s’excusa de son retard, il avait été occupé à réconcilier un père avec son fils, sur quoi l’opiniâtre Herdonius déclara qu’une telle affaire eût dû être terminée brièvement par ces mots : Malheur au fils qui n’obéit pas à son père ! Cette opposition véhémente d’Herdonius pouvait tenir à sa qualité de Sabin ; les Sabins étaient les adversaires naturels des Étrusques. Aussitôt Tarquin résout la mort du confédéré trop indépendant, pour frapper de terreur les alliés comme les Romains. Des esclaves gagnés déposent des armes dans la maison d’Herdonius. Le lendemain, le roi l’accuse de conspirer contre lui, contre les chefs latins, et allègue en preuve de cette accusation les armes qu’on trouvera cachées dans sa demeure. On y trouve en effet les armes que Tarquin y avait fait mettre. Il se rencontre toujours des gens disposés à croire que les ennemis des puissants sont des criminels. On inflige à Herdonius un supplice barbare, il est précipité la nuit, à l’endroit qu’on appelait la tête de la source de Ferentina, et l’on enfouit son corps sous des claies chargées de pierres amoncelées. Cette tragique histoire s’est passée dans le bois charmant de Marino.

Le matin suivant, les chefs étaient de nouveau réunis prés de l’eau qui recélait le cadavre d’Herdonius, et dont le murmure rappelait le sort de quiconque résistait à Tarquin. Profitant de la terreur dont les esprits sont frappés, celui-ci impose aux Latins un traité inégal. Tels étaient les moyens qu’employait la politique de Tarquin.

Un autre fait achève de peindre cette politique à la César Borgia.

Près de Rome était Gabie, ville antique[16], d’une grande importance[17], peut-être anciennement pélasgique[18], et où paraissent s’être établis des Sabins[19] et des Étrusques[20].

Tarquin voulait soumettre Gabie. Pour y parvenir, il eut recours à la ruse : son troisième fils, Sextus, feignit avoir à se plaindre et à se venger de son père, et vint offrir ses services aux défenseurs de Gabie. Reçu parmi eux, il est bientôt mis à leur tète, les séduit par ses libéralités, et achève de les tromper en leur faisant remporter quelques avantages sur les troupes de Tarquin.

Tout le monde sait la réponse muette que fit celui-ci au messager de sou fils, qui lui demandait un conseil, se contentant d’abattre sous les yeux du messager des têtes de pavots ; Sextus comprit d’autant mieux que les tètes de pavots étaient un des objets par lesquels l’adoucissement de la religion avait remplacé les victimes humaines, et il fit tomber les tètes des principaux habitants de Gabie. Cette politique scélérate n’étonne point venant du meurtrier de Servius et de l’auteur de la mort de Lucrèce, mais il faut reconnaître que le stratagème employé par Sextus pour s’introduire dans Gabie rappelle celui de Zopire pour pénétrer dans Babylone[21], et l’apologue des tètes de pavots abattues, un conseil du même genre donné par Thrasibule, tyran de Milet à Périandre, tyran de Corinthe[22] ; peut-être ces deux faits ont-ils passé de la légende grecque dans la légende romaine, si elles ne remontent toutes deux à une légende commune et plus ancienne à une légende pélasge. Mais de ce que la tradition place un événement en deux endroits, il n’en suit point que cet événement ne se soit passé nulle part. De ce qu’un jour Servius jeta, dit-on, un drapeau dans les rangs ennemis pour que ses soldats allassent l’y chercher, il ne s’ensuit point que le grand Condé n’ait pas jeté son bâton dans les lignes de Fribourg. Un fait vrai peut se répéter dans l’histoire ; un fait légendaire peut se reproduire dans la réalité.

Tarquin déposa le traité qu’il fit avec Gabie, si déloyalement prise, dans le temple de Fidius[23], le dieu de la Bonne Foi, impudence qui méritait d’être conservée par l’histoire. On a même dit qu’il avait élevé ce temple à ce dieu. C’eût été de la part du parti de Tarquin un hommage bien hypocrite à la bonne foi[24].

Gabie, autrefois si puissante, était bien déchue à la fin de la république[25] ; elle avait presque entièrement disparu au commencement de l’empire[26], et Lucain[27] a chanté ses ruines comme Properce a chanté celles de Véies. Elle offre aujourd’hui d’assez remarquables ruines, qu’on croit appartenir au temple de Junon[28].

Tarquin, aussi habile qu’il était pervers, cherchait à se créer des influences dans les villes du Latium. Pour le dominer plus sûrement, il donna une de ses filles à un personnage puissant de Tusculum, Octavius Mamilius[29], Sabin d’origine.

Nous avons déjà trouvé des familles sabines établies dans Albe et dans Aricie ; nous en trouvons une à Tusculum. Il semble en résulter que des familles sabines formaient en partie l’aristocratie des villes du Latium aussi bien que de Rome.

L’alliance de famille d’une fille de Tarquin avec un habitant de Tusculum ne saurait surprendre, car Tusculum, comme son nom l’indique, devait avoir eu quelque rapport avec l’Étrurie, et avoir été, si elle ne l’était encore, plus ou moins étrusque.

Tarquin, qui ménageait les Latins au dehors pour assurer sa domination sur eux, ne ménagea en rien les Sabins ; il leur fit la guerre[30]. Mais sa principale entreprise fut dirigée contre un autre peuple de race sabellique, les Volsques.

Tarquin porta le premier la guerre chez les Volsques ; il prit Suessa Pometia, leur métropole[31], dans le voisinage des marais Pontins. Alors la frontière romaine n’est plus à deux lieues, comme sous Tullus Hostilius, mais à une vingtaine de lieues, et le premier pas est fait sur la route conquérante par laquelle le sud de l’Italie, la Sicile, la Grèce, l’Asie enfin devaient être ouvertes à l’ambition romaine.

Deux villes volsques, seulement entrèrent dans la confédération latine. L’une d’elles, Antium[32], touchant au pays latin, et originairement latine ou pélasge, ce qui est peut-être la même chose ; l’autre, Ecetra, qu’on place à Monte-Fortino[33], il en fut de même des Herniques, population de la montagne, mais qui, parmi les autres nations sabelliques, joua toujours un rôle à part et fut presque constamment l’alliée de Rome. La vue du pays qu’occupaient les Herniques fait comprendre la politique qu’ils suivirent ; pressés et comme cernés par les Volsques, les Æques et les Marses, ils durent chercher contre ces formidables voisins un appui dans l’alliance du peuple romain.

On parle aussi des deux colonies envoyées par Tarquin du même côté, l’une à Signia (Segni), chez les Herniques ; l’autre à Circeii (monte Circello).

Je doute que sous Tarquin Rome fût assez peuplée pour envoyer des colonies. Dans tous les cas, ce n’est pas une de ces colonies qui a construit les murs cyclopéens, et pour moi pélasgiques, de Segni. Segni est avec Alatri et Norba la ville qui dans cette partie de l’Italie offre les murailles à polyèdres irréguliers les mieux conservées. Cette enceinte peut se suivre encore dans toute son étendue ; elle est du style pélasgique le plus massif et par conséquent le plus ancien. D’ailleurs, nous connaissons l’architecture du temps des rois étrusques, cette architecture était étrusque ; sous les rois, les murs de Signia eussent été construits, comme le furent ceux de Rome, en blocs quadrangulaires et non en blocs irréguliers.

Circeii fut d’abord une ville pélasgique, on le voit par les débris de ses murs à construction polygonale, et son nom la rattachait aux souvenirs d’Ulysse et de Troie. A Circeii nous rencontrons la tradition homérique localisée ; nous mettons le pied sur la région de l’Odyssée, mais c’est l’extrémité de cette région vers l’Occident ; c’est le pays lointain et mal connu des Grecs, où ils reléguaient leurs fables. Homère, si exact dans la peinture des contrées que lui ou les chantres populaires ses devanciers ont pu connaître ; Homère, à cette distance, à cet horizon confus et reculé du monde de sa poésie, ne sait plus rien de la vraie configuration des lieux ; il appelle l’île de Circé une terre basse[34]. Le monte Circello, qui, en effet, vu de loin, semble détaché de la côte, n’est pas une île, mais un promontoire qui élève à une assez grande hauteur son imposante pyramide[35].

Virgile, qui avait vu de près le monte Circello en allant à Brindes avec Horace et Mécène, ne parle plus d’une isle, mais seulement de la terre de Circé (Æn., VII, 10). Il y place des bois solitaires qui retentissent dès chants de la déesse ; ce sont les bois de chênes, de lauriers, de myrtes qu’on y voit encore ; enfin il appelle Circé la fille du Soleil, peut-être parce que le mont Circello apparaît avant tout ce qui l’entoure dans les rayons du matin et semble chaque jour naître des feux du soleil.

La tradition des enchantements de Circé est vivante au monte Circello. Tout le monde y connaît la magicienne Circé, qui habitait une forteresse sur le haut de la montagne. Ses regards fascinaient les voyageurs et les attiraient au moyen d’une drogue (farmaco) elle les endormait ; avec une autre elle les réveillait. Vinrent deux frères : l’un fut endormi, le second feignit de dormir, puis il força la magicienne de boire la liqueur funeste, et avec la liqueur bienfaisante il ranima son frère.

Voilà ce qu’est devenue la tradition d’après laquelle Circé changeait les hommes en animaux, et fut contrainte par Ulysse de leur rendre la forme humaine.

La grotte de Circé est très redoutée aujourd’hui, d’après ce que raconte M. de Boustetten[36].

Ayant proposé à quelques paysans de Circello de m’accompagner dans la grotte, ils refusèrent, lorsqu’un soldat à grandes moustaches étant venu à nous, je lui dis : En voilà un qui ne nous refusera pas. Mais l’homme aux moustaches, ayant appris de quoi il s’agissait, s’enfuit à la seule proposition de nous suivre chez Circé.

Ce fut avec l’argent pris chez les Volsques[37], disent les anciens, que Tarquin le Superbe bâtit le temple de Jupiter Capitolin, commencé par le premier Tarquin.

L’église d’Araceli, qui s’élève sur l’emplacement du temple de Jupiter, montre l’effet qu’il devait produire si l’on transporte par la pensée la façade du temple sur le côté opposé à la façade et au grand escalier d’Araceli.

Le temple était tourné vers le midi, tandis que la direction de l’église est plus à l’est ; tourné ainsi le temple regardait le Forum. Du Forum on voyait les colonnes de la façade, les statues et le quadrige d’argile qui décoraient le faîte de l’édifice.

Sans quitter le Capitole on peut se donner aujourd’hui le spectacle qu’on avait alors du Forum. Un bas-relief, placé dans l’escalier du palais des Conservateurs représente le triple temple dédié à Jupiter, à Minerve et à Junon. Il est vrai qu’il fut refait plus tard, mais nous savons qu’on le rebâtit suivant l’ancien modèle. Il se composa toujours des trois cellas indiquées dans le bas-relief par trois portes[38].

Le Capitole fut l’œuvre des Tarquins. Le Capitole, quel nom ! toute la grandeur romaine est dans ce nom.

Il n’en subsiste rien aujourd’hui, si ce n’est quelques restes de ses substructions enfouies sous terre et quelques pans de murailles dans l’intérieur du courent des Franciscains d’Araceli.

Mais nous connaissons son architecture et ses dimensions ; nous pouvons le reconstruire en idée et le contempler par l’esprit sur cette colline où rien ne le rappelle, mais qu’on ne saurait gravir sans émotion, car le Capitole a été là.

Le temple s’élevait sur une haute plateforme. Sa disposition était celle des temples étrusques décrits par Vitruve[39], avec quelques modifications.

En avant de sa façade étaient trois rangs de colonnes, et une seule file de colonnes le long de ses deux côtés[40]. Il était presque carré, car sa longueur qui était de 200 pieds romains (à peu près le pied anglais), n’excédait sa largeur que de quinze pieds[41].

Dans l’intérieur de la cella consacrée à Jupiter était la statue en argile de ce dieu, assise et tenant d’une main la foudre aussi en argile, de l’autre un sceptre, cet ornement royal de l’Étrurie.

L’on ne voit pas que Tarquin ait commencé un monument considérable, mais il était appelé à continuer ceux qu’avaient commencés ses prédécesseurs. En tout, il devait consommer à Rome les destinées de la monarchie étrusque.

Tarquin mit la dernière main au grand Cirque. Il termina presque le temple de Jupiter, dont les fondements avaient été jetés parle premier Tarquin. Il compléta le mur de Servius Tullius, et acheva le grand égout (Cloaca Maxima).

Un égout est le monument qui atteste le plus la puissance des rois étrusques, et celui qui leur a le mieux survécu.

J’ai dit que c’était aujourd’hui la mode en Allemagne de nier ou au moins d’amoindrir le plus possible l’influence de l’Étrurie sur les Romains. Quand on effacerait des auteurs anciens tous les passages qui attestent cette influence on n’aurait rien fait, si on ne supprimait la Cloaca Maxima, et ce ne serait pas une petite affaire.

Car la Cloaca Maxima est certainement un ouvrage étrusque ; les matériaux dont elle est composée[42], la construction de ses murs et de sa voûte sont étrusques.

La voûte, par laquelle l’architecture romaine se distingue de l’architecture grecque, la voûte est une imitation des Étrusques[43]. On la trouve assez fréquemment dans les monuments de l’Étrurie[44] ; elle paraît avoir été étrangère à la Grèce[45] ; elle était inconnue aux Pélasges[46].

Une partie de la Cloaca Maxima, dont la largeur est de vingt pieds[47], existe encore parfaitement conservée ; il n’y manque pas une pierre. Du côté où elle débouche dans le Tibre, on voit le triple cintre de sa voûte ; quand les eaux du fleuve sont basses, on peut y pénétrer en bateau, comme fit Agrippa lorsqu’il fut chargé par Auguste de l’inspection et de la réparation de tous les égouts.

Les anciens ont remarqué le caractère d’utilité des premiers monuments de Rome, et l’ont judicieusement opposé à la fastueuse inutilité des pyramides.

Tite-Live, Strabon, Pline, Cassiodore, en présence des anciens égouts, exprimaient un sentiment d’admiration que la vue de la Cloaca Maxima nous fait éprouver aujourd’hui.

Tite-Live, parlant du cirque et des égouts construits par les Tarquins, disait : C’est à peine si notre magnificence moderne a pu égaler de tels travaux.

Strabon admirait ces canaux (V, 3, 8) souterrains dans lesquels on aurait pu faire passer une charrette chargée de foin.

Pline[48] déclarait ce travail le plus grand de tous. Avec la pompe de son style et quelque exagération, il parlait de montagnes creusées en dessous, de la ville suspendue sur ces cavités, théâtre d’une navigation souterraine. Puis il s’écriait :

Le sol est ébranlé par la chute des édifices, par les tremblements de terre, et cependant ces constructions durent inexpugnables.

Près de dix-huit siècles se sont écoulés depuis que Pline parlait ainsi, et ce qui l’étonnait nous étonne. Nous ressentons cette stupeur dont parle Cassiodore[49], et, durant bien des siècles encore, d’autres l’éprouveront après nous.

Oui, l’on est stupéfait de tant de grandeur et de solidité. Je ne croyais pas qu’il fût possible d’admirer si fort un égout.

La Cloaca Maxima faisait partie d’un vaste réseau de conduits souterrains dont elle recevait le tribut qu’elle allait décharger dans le Tibre. Sous la république, on a dépensé en une seule fois pour le réparer une somme de cinq millions[50].

Sans doute cet ensemble d’égouts a été agrandi plus tard ; mais tout ce qui servait à dessécher le Vélabre et ses dépendances remonte aux Tarquins, s’il ne remonte pas plus haut ; car avant le dessèchement toute cette partie de Rome était inondée.

Le système de conduits des Tarquins devait commencer au pied de l’Esquilin, dans la Subura, au delà du petit Vélabre.

Les poissons du Tibre, du temps de Juvénal, arrivaient jusque-là[51].

D’autres rameaux descendaient du Capitole ; d’autres encore venaient, en passant sous le Forum et le grand Cirque, aboutir au conduit principal[52].

Les égouts existèrent de bonne heure chez les Grecs[53], et paraissent avoir été connus des Pélasges[54] ; mais la voûte de la Cloaca Maxima prouve ici une origine étrusque.   

D’ailleurs, les Étrusques étaient très habiles, dans tout ce qui se rapporte à l’écoulement des eaux[55] ; leurs travaux de dessèchement vers les bouches du Pô étaient célèbres. On a dit même que la méthode d’assainissement au moyen des colmate, qui de nos jours a rendu salubre le val di Chiana, était employée par les Étrusques.

Tout concourt donc à confirmer ce que nous apprend l’histoire et que l’œil confirme, savoir : que la Cloaca Maxima fut l’ouvrage des rois étrusques[56].

En me laissant aller, après Pline et tant d’autres, à l’admiration qu’inspirent les restes de la Cloaca Maxima, j’ai oublié, comme il arrive trop souvent, à quel prix étaient achetés ces grands travaux qui font l’étonnement des siècles ; des travaux pareils sont l’œuvre des despotes. Les despotes aiment la pierre ; car la pierre est docile, les blocs se laissent entasser les uns sur les autres en édifices réguliers, image de l’édifice social que le maître trouve beau de construire à la toise et au cordeau en entassant par assises symétriques les hommes, et, quand le maître est guerrier, les cadavres. Le gigantesque sourit à leur orgueil, et puis cela occupe le peuple, comme le fait sagement observer Denys d’Halicarnasse[57] après Aristote : tandis qu’il est courbé sous les moellons, il ne songe pas à relever la tête ; on le fait manœuvre pour qu’il ne songe pas à être citoyen.

Le peuple souffrait beaucoup de ce travail forcé et qui s’exécutait par corvée ; il avait été interrompu, ce semble, en grande partie du moins, sous Servius Tullius, et ce ne fut pas peut-être une des moindres causes de sa popularité. Les hommes savent parfois moins de gré au pouvoir de ce qu’il fait pour eux que de ce qu’il ne leur fait pas souffrir.

Ces travaux, repris par Tarquin avec l’impétuosité de son caractère, contribuèrent à le faire détrôner. L’histoire de la Cloaca Maxima joue un grand rôle dans l’histoire de la Rome des rois.

Le creusement des égouts, exécuté sous terre, dans des endroits humides et malsains, était odieux aux sujets de Tarquin.

Denys d’Halicarnasse (IV, 81) fait adresser par Brutus aux Romains ces paroles :

Ils vous forçaient, comme des esclaves acheter, à mener une vie misérable, taillant la pierre, coupant le bois, portant d’énormes fardeaux et passant vos jours dans de sombres abîmes.

Il fallait que la condition de ceux auxquels Tarquin imposait ces travaux fût bien misérable ; car plusieurs, poussés au désespoir par les fatigues de la corvée, aimèrent mieux se tuer que de continuer un tel labeur. Mais Tarquin, ne voulant pas qu’on pût échapper à sa tyrannie même par la mort, fit crucifier les cadavres des suicidés.

Tarquin avait cru, en livrant lie peuple à un travail constant, le détourner des révolutions ; il s’était trompé et cela même fut la cause de son renversement.

Quand du Ponte-Rotto on considère le triple cintre de l’ouverture par laquelle la Cloaca Maxima se déchargeait dans le Tibre, on a devant les yeux un monument qui rappelle beaucoup de grandeur et beaucoup d’oppression. Ce monument extraordinaire est une page importante de l’histoire romaine. Il est à la fois la suprême expression de la puissance des rois étrusques et le signe avant-coureur de leur chute. L’on croit voir l’arc triomphal de la royauté par où devait entrer la république.

Les prodiges qui, selon les doctrines de l’Étrurie, annonçaient un changement dans la société, ne manquèrent pas d’apparaître. La tradition en rapporte plusieurs : tous ont un caractère étrusque, ce qui porte à croire qu’ils furent mis en circulation par les prêtres de cette nation, et que ces prêtres eux-mêmes se détachaient d’un roi par qui la religion avait été opprimée.

Ce sont des vautours, c’est-à-dire des faucons, qui chassent un aigle de son nid. Ceci rappelle les prétendus vautours de Romulus, au nombre de douze, que nous avons vu se rapporter à la divination de l’Étrurie. L’aigle, qui surmontait le sceptre des Tarquins, était l’emblème de la royauté étrusque. Un serpent sortit d’une colonne et fit fuir le roi. Le serpent apparaît souvent aux mains des mauvais génies dans les représentations étrusques. Dans les mains des prêtres, il était un moyen de terreur.

Le soleil change de direction, et, au lieu d’aller d’orient en occident, va d’occident en orient.

L’empire allait en effet passer de l’Étrurie, qui est au couchant, à la Sabine, qui est un peu à l’orient de Rome ; car ce furent, nous le verrons, surtout des Sabins qui détrônèrent les Tarquins. N’était-ce pas un augure sabin qui avait mis en circulation la menace prophétique de ce symbole ?

Tarquin, saisi d’inquiétude, se tourne alors vers un autre sacerdoce pour en obtenir des prédictions plus favorables. Il s’adresse à l’oracle de Delphes, avec lequel la ville étrusque de Cære était déjà en relation, ce qui pouvait tenir à son origine pélasgique, origine qui était également celle de Tarquinii.

Il n’y a donc nulle raison de s’étonner que Tarquin, dont la famille, venue de Tarquinii, était originaire de Corinthe, ait envoyé consulter l’oracle suprême des nations helléniques.

Ce n’est pas d’ailleurs la seule trace de rapports entre la Grèce et Rome au temps des rois.

Ces rapports ne furent considérables et réguliers que plus tard ; mais ils existèrent dès lors partiellement, dans une mesure qu’il faut reconnaître, mais qu’il ne faut pas exagérer.

Nous avons vu un chef étrusque, Mastarna, importer de l’Italie méridionale à Rome une constitution grecque. De l’Italie méridionale, probablement de Cumes[58], colonie grecque, vint aux Romains leur alphabet, employé dans un traité conclu par ce même Mastarna devenu le roi Servius Tullius, traité dont Denys d’Halicarnasse (IV, 26) vit l’original ou au moins une reproduction conservée dans le temple de Diane sur l’Aventin. C’est à Cumes qu’alla mourir Tarquin.

Les Phocéens, qui devaient fonder Marseille, visitèrent Rome en passant[59].

A ces rapports antiques de la Grèce et de Rome se rattache certainement l’histoire des livres sibyllins vendus très cher à Tarquin par une femme inconnue.

L’origine des oracles sibyllins paraît remonter aux Pélasges[60], comme celles des oracles de Dodone et des sorts de Préneste. Apportés en Italie[61] par les populations grecques qui s’établirent dans sa partie méridionale, ils vinrent de Cumes à Rome. Prés du lieu on fut Cumes, on montre encore aux voyageurs une prétendue grotte de la sibylle[62].

Tarquin déposa les livres sibyllins dans un lieu souterrain au-dessous du temple Capitolin. Il y a dans l’intérieur de la colline plusieurs souterrains dont l’origine remonte peut-être aux carrières de tuf d’où sont sorties les premières constructions de la Rome des rois. C’est ainsi que dans les anciennes villes grecques on déposait dans les acropoles les oracles primitifs analogues aux oracles des sibylles[63].

Auguste enleva les livres sibyllins au Capitole pour les placer sur le mont Palatin, au pied duquel il était né, où fut toujours sa demeure, dans le temple d’Apollon, son dieu de prédilection.

Le Capitole avait été la colline des rois et de la république ; le Palatin devint la colline des empereurs.

Les sibylles, dont le berceau était en Asie, furent identifiées en Italie avec les prophétesses latines, qu’on supposait rendre leurs oracles près des sources sulfureuses, et qui, à cause de la couleur blanchâtre de ces eaux, portaient le nom d’Albunea. C’est ainsi que l’on a donné le nom de sibylle à l’Albunea latine de Tibur, et de là est venue cette dénomination de Temple de la Sibylle imposée à tort au charmant édifice qui couronne si élégamment la chute retentissante de l’Anio à Tivoli.

Les sibylles, ces êtres fatidiques plus anciens que la venue des Pélasges, étaient encore honorées à la fin de l’empire, au quatrième siècle, dans le Forum ; auprès des anciens rostres, se voyaient les statues de trois sibylles confondues alors avec les trois Parques, et appelées les trois Destinées (tria fata), les trois fées.

Car ce mot fata est le mot italien qui veut dire fée ; notre mot fée a la même origine[64].

Le christianisme a adopté les sibylles ; il a vu en elles le symbole d’un pressentiment de la venue du Christ au sein de l’ancien monde païen. Cette idée, qui avait de la grandeur, a donné naissance aux livres sibyllins apocryphes où beaucoup d’événements ont été prédits après coup.

De là aussi la fameuse prédiction de la sibylle annonçant à Auguste l’avènement miraculeux du Sauveur qu’une Vierge doit enfanter[65].

La légende a placé cette scène au Capitole, là même où est l’église d’Araceli, dans laquelle s’en est conservée la mémoire.

Tout près, dans la galerie de tableaux du Capitole, on peut voir, sur une petite toile de Peruzzi, la sibylle, avec un geste assez inspiré, montrant à Auguste la sainte Vierge et l’enfant Jésus dans le ciel.

Mais c’est ailleurs qu’il faut chercher les sibylles de l’art chrétien ; il faut aller admirer dans l’église de la Pace les belles sibylles de Raphaël ; il faut aller à la Sixtine contempler avec stupéfaction les terribles sibylles de Michel-Ange ; elles alternent avec les prophètes dans le prodigieux plafond de la Sixtine comme dans l’hymne lugubre du jugement dernier : Dies iræ dies illa, la sibylle figure à côté de David : Teste David cum sibylla.

Nous voilà bien loin de notre sujet ; mais nous ne sommes pas sortis de Rome, et au Capitole, au Forum, au Vatican, nous avons suivi dans la tradition et dans l’art toute l’histoire des sibylles depuis Tarquin jusqu’à Raphaël.

Aux relations de la Rome des rois avec la Grèce se rattache un autre fait qui, s’il était véritable, serait plus important pour l’histoire romaine que l’achat des livres sibyllins par Tarquin.

Il est possible et même assez vraisemblable que Tarquin ait envoyé consulter l’oracle de Delphes, il ne l’est point que Brutus ait joué dans cette circonstance le rôle d’imbécillité simulée que l’histoire lui a prêté. On a remarqué qu’au moment de la révolution Brutus était tribun des Célères, dignité éminente qu’on n’eut point confiée à un homme qui aurait passé pour idiot. Un tel personnage n’eût pas non plus été chargé d’aller consulter l’oracle. On dit, il est vrai, que les fils de Tarquin l’avaient emmené avec eux pour se divertir de ses absurdités ; mais c’est donner à une chose grave un motif puéril.

La fable de la feinte stupidité de Brutus s’explique par son nom, qui pouvait recevoir une interprétation défavorable, bien que ce nom pût se prendre aussi dans un autre sens et exprimer la gravité, l’énergie[66]. Ce sens était, je n’en doute pas, le vrai sens du nom de Brutus.

Mais, comme un tel nom prêtait à l’équivoque, une légende a pu se former qui fit de Brutus le grave, le courageux, Brutus l’insensé. Il est possible qu’elle n’ait été qu’une exagération de la taciturnité prudente d’un parent suspect à Tarquin dont celui-ci avait fait périr le père et le frère aîné, et qui cachait, sous une apparence d’impassibilité, le désir de la vengeance. Dans tous les cas, on comprend que la version injurieuse de la légende ait été adoptée et propagée par le parti du roi que Brutus avait détrôné, et qu’elle ait passé de la tradition étrusque dans l’histoire romaine.

Tout ce qui avait précédé préparait une révolution prochaine. Les misères de la corvée n’en furent pas la seule cause et n’auraient pas suffi à l’amener.

Il faut que le peuple souffre pour qu’une révolution soit possible ; mais, hélas ! le peuple souffre toujours. Il faut donc quelque chose de plus : il faut que le mécontentement pénètre dans les régions élevées de la société. Pour atteindre une tyrannie, le coup doit partir à la fois d’en bas et d’en haut. Brutus, qui renversa Tarquin, oppresseur du peuple, était, par sa mère, neveu du roi ; Brutus était un prince du sang.

Les plus pauvres des plébéiens détestaient le superbe et cruel despote qui les accablait d’un travail disproportionné à leur force, et qui, s’ils voulaient s’y soustraire par la mort, les livrait sur le gibet aux oiseaux de proie.

Si Tarquin n’avait eu affaire qu’à la foule misérable qui creusait ses égouts, il eût pu l’opprimer longtemps ; mais les patriciens ne lui pardonnaient pas d’être monté au trône par un coup d’État sanglant sans qu’ils eussent prononcé.

Les Latins voyaient en lui le destructeur de la constitution de Servius, par laquelle ils étaient devenus égaux en droits aux Sabins ; pour les Sabins il était un étranger appartenant à cette race étrusque dont les rois s’étaient mis à la place des rois de leur nation. Il n’avait rien fait pour adoucir leur ressentiment ; au contraire, il l’avait aigri par son orgueil et ses violences.

La haine, en divisant Sabins et Latins, avait servi l’ambition de Tarquin ; la haine, en les rapprochant, le renversa.

Tarquin avait donc excité une détestation universelle quand le crime de son fils Sextus souleva toutes les âmes et arma tous les bras.

Ce n’était pas assez de la misère et de l’oppression des pauvres, de l’irritation des grands, de la haine nationale des Sabins et des Latins contre les rois étrusques ; il fallut encore la colère contre, un lâche attentat, et la pitié mêlée d’admiration qu’inspirait cette femme s’immolant à la chasteté violée.

C’est un beau trait de la nature humaine que les révolutions généreuses éclatent seulement lorsque le sentiment moral est offensé par quelque grande iniquité. Le malaise les prépare, l’indignation les consomme.

L’histoire de Lucrèce, admirablement racontée par Tite-Live, est connue de tout le monde ; je ne la raconterai pas après lui. Cette belle histoire est vraisemblable ; je ne vois rien à y changer. Je ne ferai pas comme ces savants allemands qui ont supposé que Lucrèce vraiment coupable s’était tuée pour se dérober au jugement de ses proches[67].

C’est renouveler le crime de Sextus, comme Voltaire, en souillant le nom de Jeanne d’Arc, a imité les soldats qui voulurent la déshonorer dans sa prison. La pureté de la pucelle d’Orléans, la chasteté de Lucrèce, font partie du trésor moral de l’humanité.

Je n’ai qu’une chose à dire sur l’événement qui précipita du trône le second Tarquin.

Pour donner à cet événement toute sa portée historique, il faut lui rendre son caractère national, que se sont gardés de mettre en relief les écrivains latins. Tout dans cet événement fut sabin.

Lucrèce, dont on a fait le type de la matrone romaine, était Sabine. Ce type lui-même de chasteté, de dignité conjugale, ce n’est pas sur le Palatin qu’on devait l’aller chercher parmi des femmes d’aventuriers et de bandits ; les récits qui couraient sur leur compte étaient d’une autre nature. Acca Larentia, la nourrice et peut-être la mère de Romulus, passait pour avoir été une lupa, en donnant à ce mot l’acception fâcheuse dont la trace s’est conservée dans lupanar.

Une autre tradition, à peine plus honorable, faisait d’elle une courtisane enrichie parla faveur d’Hercule[68].

Tout porte à croire que Lucrèce était Sabine. D’abord son nom, dérivé de celui de son père, qui ressemble au nom du mont Lucrétile, mont sabin[69]. Une tradition l’attribuait à l’épouse de Numa[70], fille de Tatius.

Lucrèce vivait dans une ville sabine, Collatie[71]. Collatie était un fief que le premier Tarquin avait donné à son frère. Ce frère, qui s’appelait Aruns, avait pris le nom d’Egerius, nom sabin, car il est le même que celui de l’Égérie de Numa[72]. Le fils d’Egerius, Collatin, avait succédé à son père dans la possession de Collatie, dont il portait le nom, comme on portait le nom d’un fief au moyen âge ; peut-être aussi parce qu’il y était né.

Il y avait épousé la fille d’un chef sabin du pays, Lucretia.

Ceci posé, l’histoire de Lucrèce acquiert son véritable sens.

Le genre de vie de Lucrèce à Collatie, où elle file bien avant dans la nuit, opposé à la dissipation des épouses des jeunes princes, c’est l’austérité des coutumes sabines opposée à la mollesse et au relâchement des mœurs de la Rome étrusque.

Sextus a les mœurs de sa nation, représentées toujours comme sensuelles et dissolues. L’hospitalité confiante avec laquelle il est reçu, l’odieux abus qu’il fait de cette hospitalité, sont de nouveaux traits du môme contraste, tel que la tradition ou la poésie populaire, encore cette fois évidemment sabines, s’étaient complu à le présenter.

Dans Tite-Live, tout le drame de la mort de Lucrèce a Collatie pour théâtre.

Denys d’Halicarnasse la fait venir à Rome pour se tuer, ce qui n’a pas de motif. Il faut laisser le lieu de la scène dans la petite ville sabine de Collatie[73], d’où Lucrèce n’avait nulle raison de sortir, d’où peut-être elle n’était jamais sortie.

Collatie était certainement voisine d’un site connu des peintres, Lunghezza[74], dont le paysage tranquille va bien au souvenir de la paisible vie que menait là l’épouse de Collatin.

Son souvenir est dans ces lieux immortalisés par sa vertu : Lande pudicitiæ celebres.

Il ne faut, pas chercher à Rome une représentation par l’art de l’histoire si dramatique de Lucrèce qui puisse faire revivre cette histoire dans sa vérité. Ce ne sera point à coup sûr le tableau de Cagnacci, remarquable par la couleur, mais non par la couleur historique. On y voit Sextus menacer Lucrèce de son poignard dans un costume très moderne, et qui ressemble assez à un uniforme de fantaisie.

Pour Lucrèce, elle est nue, ce qui a épargné au peintre un second anachronisme de costume.

Comme Lucrèce était Sabine, Brutus était Sabin. Ce nom de Brutus se retrouve chez les peuples sabelliques. Un chef samnite s’appelait Brutulus[75] Papius. Les Brutiens descendaient des Samnites[76]. On a encore d’autres raisons de croire Brutus Sabin[77] : de ses deux fils, l’un s’appelait Titus, prénom des Flaviens ; l’autre, Tiberius, prénom des Claudes, deux familles sabines[78].

Je crois que la gens Junia, à laquelle appartenait Junius Brutus, était sabine.

Junius vient de Juno, et Junon, nous l’avons vu, était le nom d’une divinité des Sabins.

Le père de Brutus avait un prénom sabin, Marcus[79]. Quoi qu’il ait pu advenir plus tard, les Junius étaient originairement patriciens[80].

Or, à cette époque, patriciens et Sabins, c’était à peu près la même chose.

Pour Valerius, qui depuis fut appelé Publicola, et qui assista à la mort de Lucrèce, il était incontestablement Sabin, comme tous les Valerius, et probablement parent du père de Lucrèce. Lucrèce ne dut appeler au récit et à l’héroïque expiation de sa honte que des hommes de sa famille[81] et de sa nation. Tout dut se passer entre parents et entre Sabins. Brutus, neveu des Tarquins, comme Collatin, et Sabin, par son nom, devait s’y trouver à ce double titre[82].

La tragédie de la mort de Lucrèce s’accomplit donc sur le territoire sabin ; son chaste intérieur était un intérieur sabin ; ses vengeurs furent Sabins comme elle, et ce fut un poignard sabin que le Sabin Brutus retira du cœur de la Sabine Lucrèce.

C’est dans le Forum de Collatie que Brutus fit apporter le corps de la victime de Sextus et jura l’abolition de la royauté.

Il alla bien à Rome, mais ce fut pour convoquer les patriciens dans le Comitium, en vertu de sa charge de tribun des Célères.

Puis il s’adressa à tout le peuple de ce lieu élevé[83] qui dominait le Comitium et le Forum, et qu’on appelait le Vulcanal, pour faire prononcer la déchéance et l’exil des Tarquins.

Le roi assiégeait alors Ardée. Ardée était une ville ancienne et très florissante[84], dont l’origine pélasgique ne semble pas douteuse[85], habitée par les Rutules, peuple sabellique[86], et qui avait subi quelques influences de l’Étrurie[87]. Elle se trouvait alors en guerre avec le dernier roi étrusque.

En apprenant ce qui se passait, Tarquin accourut à Rome ; il trouva la révolution faite et les portes fermées. Il retourna bien vite au camp devant Ardée ; mais Brutus l’y avait devancé par une autre route[88], et l’armée, lasse peut-être du siège, s’était prononcée en faveur du fait accompli. C’est une chose singulière que la facilité avec laquelle le pouvoir en apparence le mieux établi tombe quand son heure est venue.

Tarquin se retira d’abord à Gabie, chez son scélérat de fils. Mais l’inventeur de l’apologue des tètes de pavots abattues dut y être reçu peu favorablement. De là il se réfugia d’abord à Tarquinii et à Cære, où la sépulture d’une famille qui paraît être celle des Tarquins a été retrouvée[89].

Les Romains, comme les Anglais, aimaient à conserver les dénominations antiques, même quand elles ne représentaient plus rien. Ce nom de roi, ce nom détesté et à jamais proscrit, fut laissé à un personnage sacerdotal qu’on appela le roi des sacrifices, le roi sacrificateur[90].

Mais on eut soin de le soumettre au grand pontife, de peur que son titre ne conservât trop d’importance. Sa demeure était sur la Velia, là où avaient habité les deux derniers rois sabins et les deux premiers rois étrusques[91], comme si on eût voulu perpétuer le souvenir de l’humiliation de la royauté en abandonnant sa demeure à un fonctionnaire religieux du second ordre qu’on appelait, non sans une certaine intention dérisoire, le roi.

Le 24 février, anniversaire du jour où la révolution s’était accomplie, on célébrait une fête appelée la Fuite du roi. Ce jour-là, le roi des sacrifices venait dans le Forum, et, devant le Comitium[92], offrait un sacrifice, puis s’enfuyait, en mémoire de Tarquin, qui avait fui le Comitium[93].

En présence de cette chute de la tyrannie de Tarquin, je pense que, malgré la loi qui protège les morts contre l’histoire, il me sera permis de prononcer un jugement sévère sur sa mémoire. Il le faut bien, car la tyrannie est si fort du goût de certaines âmes, qu’elle trouve des apologistes même quand elle ne réussit pas.

L’envie de se distinguer du vulgaire, de s’élever au-dessus des lieux communs de la conscience, porte parfois de beaux esprits à soutenir des thèses fâcheuses qu’on ne doit point laisser passer sans les combattre.

C’est ce qu’a fait un très bel esprit allemand. M. G. Schlegel[94], dans un discours apologétique en faveur de Tarquin le Superbe, qu’il a placé à la suite d’une réfutation plus prétentieuse que profonde de l’histoire de Niebuhr.

La défense de Tarquin roule sur deux points principaux.

La révolution qui le renversa fut accomplie par des patriciens ; elle fut faite au profit de l’aristocratie.

Rome était plus puissante sous son dernier roi qu’elle ne le fut d’abord sous la république.

Ce sont là deux incontestables vérités.

Oui, ce furent des patriciens qui détrônèrent Tarquin ; mais ils furent les vengeurs et les libérateurs des plébéiens opprimés. On ne voit pas que ceux-ci aient fait le moindre effort pour le défendre, et quand un effort fut tenté pour le rappeler, ce furent des patriciens qui le tentèrent.

A cette époque de l’histoire romaine, on ne rencontre nulle part un nom plébéien ; il n’y a pas encore de noms plébéiens. J’ajouterai même, ce qu’on ne dit point d’ordinaire, que ce furent les grandes familles sabines qui prirent l’initiative de la révolte, et je ne doute pas qu’une haine nationale contre la race étrusque, qui avait dépossédé la leur de la royauté, ne soit entrée pour beaucoup dans cette révolution. Mais, si la royauté de Tarquin a été détruite par des Sabins, ce fut apparemment à la satisfaction de la population latine ; car je ne sache pas que la tradition latine ait conservé la trace d’aucune sympathie pour le roi déchu. L’exagération même des torts qu’elle lui a prêtés et que ne dément nul témoignage, cette exagération, si on veut l’admettre, prouve la vivacité des sentiments populaires, comme l’absence de témoignages contradictoires prouve leur unanimité. D’ailleurs, la constitution de Servius, qui ne tenait nul compte de la race, fut rétablie par la classe et la race victorieuses.

J’accorderai que l’aristocratie fut dure et superbe comme le roi qu’elle remplaçait ; cela n’empêche pas que ce roi l’ait été, et il n’en est pas moins vrai que Rome gagna beaucoup au changement, car elle y gagna la liberté.

Tout vaut mieux que le pouvoir absolu d’un seul. C’est tant qu’il dure un mal sans remède et sans espérance ; avec la liberté, il y a toujours possibilité de remède et motif d’espérance.

Contre le pouvoir absolu d’un seul, on ne saurait lutter ; on peut lutter contre les privilèges et l’orgueil d’une aristocratie. Or c’est la lutte plus encore peut-être que le triomphe qui est bonne pour développer l’énergie morale d’un peuple ; et ce qui fait la valeur d’un État politique, c’est, avant tout, le développement de cette énergie.

La meilleure condition pour un peuple, c’est peut-être d’avoir à combattre une aristocratie sans la détruire. Telle fut durant ses plus beaux siècles la condition de la république romaine, telle a été jusqu’à ce jour la condition de l’Angleterre.

Il est facile d’être juste pour le bien que peut faire l’aristocratie, quand on n’en veut point à cause du mal qu’elle entraîne et qu’on écrit dans un pays où elle n’est plus à redouter.

Je pourrais dire que, dans les deux que je viens de citer, elle a maintenu la suite dans les desseins et la fierté dans les caractères ; mais je ne veux parler ici que des avantages qu’elle a eus comme obstacle, obstacle qui peut, il l’a fait à Rome et en Angleterre, céder graduellement et jouer le rôle de ce qu’on appelle en terme d’horlogerie l’échappement, qui n’empêche pas l’aiguille d’avancer, mais la force d’avancer avec régularité.

Sans doute une démocratie assez intelligente pour se modérer elle-même n’a pas besoin de ce modérateur, qui, je n’ai certes nulle raison personnelle de ne pas le reconnaître, offre de grands inconvénients ; mais, il ne faut pas l’oublier, l’idéal des sociétés humaines, vers lequel doivent tendre tous les peuples, l’union de l’égalité et de la liberté, ne s’est. montrée encore en grand que dans un seul pays, aux États-Unis, et là même les inconvénients de la démocratie absolue se font sentir.

Il serait coupable de regretter l’inégalité, qui en soi est une chose inique ; il serait insensé de vouloir la rétablir là où elle est impossible, comme en France ; en France, d’ailleurs, l’aristocratie rut trop souvent servile, mais il ne faut pas oublier que la démocratie peut l’être.

Une démocratie qui n’aime pas la liberté consolide le despotisme.

Une démocratie animée de l’esprit de liberté finit toujours par conquérir, même sur la plus fière et la plus tenace aristocratie, l’égalité.

Voyez à Rome. Le patriciat était fondé en partie sur la conquête et s’appuyait sur la supériorité sociale et même numérique de la race dominante, seule en possession des choses sacrées et du droit complet de la famille. Il avait le privilège de tous les honneurs, et, qui plus est, du gouvernement.

Les plébéiens descendaient pour la plupart de vaincus et de transportés ; quelques-uns de gens sans aveu et de fugitifs. On ne les admettait pas à la participation des fonctions religieuses ou civiles ; on ne daignait pas s’unir à eux par le mariage ; ils étaient, comme des étrangers, tolérés dans la cité.

Eh bien, cette situation détestable que la tyrannie de leur dernier roi leur avait faite ou plutôt leur avait rendue en détruisant l’œuvre passagère de Servius Tullius, et que la république à son avènement n’avait guère modifiée ; cette situation, par suite de la lutte des deux ordres, changea complètement.

Le patriciat, après les avoir défendus opiniâtrement, finit par abandonner tous ses privilèges, et les plébéiens finirent par obtenir la complète égalité des droits, parce que le germe de vie avait été déposé dans la société romaine le jour où le pouvoir absolu, qui est la mort, était tombé.

Les apologistes de Tarquin font remarquer que Rome atteignit sous lui un haut degré d’influence au dehors et de splendeur au dedans ; que, dans les commencements de la république, l’ascendant sur la confédération latine fut diminué, l’extension du territoire arrêtée ; que l’on ne construisit plus de si grands édifices, que l’on n’eut plus un commerce aussi étendu.

Tout cela est vrai ; mais par le fait de la liberté, bien qu’imparfaite d’abord et proclamée dans des circonstances fâcheuses par des chefs qui la voulaient surtout pour eux ; par cela seulement que le sentiment de la liberté était entré dans les cœurs, que quelques-uns délibéraient, que tous pouvaient réclamer, que les citoyens avaient retrouvé leur âme depuis que la volonté d’un seul ne la remplaçait plus, la vraie grandeur, la grandeur de l’individu, devint possible.

Le peuple romain, a dit Florus, était un enfant[95] ; mais les langes qui avaient emmailloté l’enfant furent déchirés ; il put se débattre, il marcha.

Ce peuple se fortifia par une lutte incessante, il grandit, et eut bientôt regagné ce qu’il avait un moment perdu ; il reprit son ascendant sur ses voisins, et finit par étendre son empire à toutes les nations. C’est que la lutte c’est la vie. Il ne faut pas se lasser de répéter aux hommes ce qu’Alvarès dit dans Alzire aux Américains dont il vient de briser les fers : Soyez libres ! vivez !

 

 

 



[1] Par exemple, que Tarquin ait immolé un enfant à la déesse Allia.

[2] L’expression superbe n’en rend qu’imparfaitement la portée. Selon Nonius Marcellus (p. 331), superbus équivalait à asper, truculentus ; suivant Lydus (De Mens. Febr., IV, 3), à cruel.

[3] Jusque-là, il n’eut que deux noms, son prénom, Lucius (le Lucumon), et son nom de gens (Tarquinius), comme tous les rois sabins et étrusques de Rome, excepté le premier Tarquin, qui eut trois noms.

[4] Primus injussu populi, voluntate patrum regnavit. (Tite-Live, I, 41.)

[5] Ut qui neque populi jussu, neque auctoribus patribus regnaret. (Tite-Live, I, 49.)

[6] Le premier Tarquin avait adopté le surnom de Priscus (vieux Sabin), pour être agréable aux Sabins ; le second ne fit rien de pareil.

[7] Même les meilleurs. Voyez les lettres de Trajan à Pline, à propos de corporations d’ouvriers (Ep. Pline et Trajan, 34 (43) ; à propos des chrétiens, 96 (97)). Trajan s’oppose aux confréries (heteriæ), qu’il paraît beaucoup redouter.

[8] Denys d’Halicarnasse, IX, 60. Denys dit que Tarquin n’avait pas consacré ce temple selon le rit romain. Il avait suivi le rit sabin ou peut-être le rite étrusque.

[9] Pline, Hist. nat., XXXIV, 13.

[10] Valère Maxime, I, 1, 13.

[11] Denys d’Halicarnasse, IV, 49.

[12] Leur origine était attribuée à Faunus, le représentant des Latins primitifs ou rattachée à la venue d’Énée.

[13] Quelques pierres seulement ont été conservées, parce que les moines du couvent des passionnistes en ont eu besoin pour bâtir le mur qui soutient un jardin. Selon Piranesi, la grandeur du temple était considérable, il avait deux cent quarante pieds de longueur, et cent vingt (la moitié) en largeur.

[14] Ad caput Ferentinæ quod est sub monte Albano. (Festus, p. 241.) On reconnaît en général l’eau ferentine dans le ruisseau qui coule au fond d’un ravin pittoresque et au pied des murailles noires de Marino. Mais la source caput doit être cherchée plus haut. Cette eau était dédiée, comme son nom l’indique, à Feronia, déesse des peuplades sabelliques, et en particulier des Sabins ; ce qui montre que ce lieu avait été occupé par des populations sabines, mais il devait être latin à l’époque où les Latins s’y assemblaient.

[15] Ce nom Herdonius est sabin. Le Sabin qui une nuit s’empara du Capitole s’appelait Herdonius. Il y avait une ville d’Herdonia en pays sabellique. Turnus Herdonius serait donc d’une famille sabine établie dans la ville latine d’Aricie.

[16] Gabie est la première ennemie de Rome. La Subura, petite bourgade ligure, eut à se défendre contre elle. C’est contre elle que furent construits ce qu’on appelait le mur de terre des Carines, et peut-être l’agger de Servius Tullius, c’était pour veiller aux tentatives de Gabie que ce roi s’établit sur l’Esquilin.

[17] Très peuplée et très considérable, selon Denys d’Halicarnasse (IV, 53), qui avait vu les restes de son enceinte. Il subsiste de Gabie quelques ruines.

[18] Solin (II, 10) lui donnait pour fondateurs deux frères siciliens, dont les noms sont grecs, Galatus et Bius, et des premières syllabes de chacun de ces noms tirait le nom de Gabie, étymologie absurde ; mais les deux héros grecs peuvent indiquer la tradition d’une origine pélasgique. Le nom de Gabie se rattache plutôt aux dieux Cabires, deis Cabesiis, dans une inscription trouvée près de là. C’est Gabie, dont le territoire était assez considérable pour être opposé au territoire romain, qui a donné son nom au monte Cavi (et non Cavo), mons Gabus ou Cabus au moyen âge.

[19] Le culte de Junon, déesse sabine, anciennement existant, y révèle la présence des Sabins, à moins que ce culte rappelât seulement la Junon pélasgique.

[20] On ne saurait, douter que Gabie ne fût, comme Tusculum et Ardée, un des points situés sur la rive gauche du Tibre, où s’étaient établis les Étrusques. C’est parce que l’aruspicine de Gabie était renommée que l’on supposait que Romulus et Remus avaient reçu, disait-on, leur instruction augurale dans cette ville. Le champ gabinien avait ses auspices, comme le champ romain. (Var., De L. lat., v, 33.) Nous avons vu que la manière de ceindre sa robe, appelée cinctus gabinus, était une coutume étrusque. (O. Müller, Etr., I, 267.)

[21] Hérodote, III, 154.         

[22] Id., V, 96.

[23] Denys d’Halicarnasse, IV, 58.

[24] Id., IX, 60.

[25] Cicéron, Pro Plauc., IX.

[26] Horace, Épîtres, I, 11.

[27] Pharsale, VII, 392.

[28] La Junon sabine, la même que l’Hera pélasge. Ces ruines conservent donc le souvenir des deux plus anciennes époques de Gabie, l’époque pélasgique et l’époque sabine.

[29] De ses deux noms, le premier, Octavius, était le nain de la gens Octavia, celle d’Auguste, et originaire de Velletri, pays sabellique ; le second, Mamilius, doit être sabin, soit qu’il vienne du dieu sabin Mamers (Mamertis filius, comme Mamercus), soit qu’il offre une autre forme de Manlius (Mani filius ; Manus, nom sabin). La tour Mamilia était dans la Subura, au pied de l’Esquilin, que nous avons vu avoir été habité par les Sabins Cette tour était celle à laquelle on allait clouer la tète du cheval sacrifié dans le champ de Mars, sacrifice qui appartenait à la religion sabine, comme le prouvent le choix de la victime, le lieu de l’immolation, et la coutume de porter la tète de ce cheval, quand ce n’était pas à la tour Mamilia, à la Regia de Numa, et de faire dégoutter le sang de sa queue sur l’autel de la déesse sabine Vesta.

[30] Denys d’Halicarnasse, IV, 59. Tite-Live ne parle pas de cette guerre.

[31] Strabon, V, 54.

[32] A cause de son nom Antium, qui vient du grec anti, en face, en face de la mer, et des traditions qui rapportaient sa fondation à un fils d’Ulysse et de Circé (Denys d’Hal., I, 72), ou au Troyen Ascagne. (Sol., II, 16.)

[33] Abek., Mittelit., p. 75. Nibby (Dint., I, p. 263) croit reconnaître près de Monte-Fortino les restes d’Artena.

[34] Odyssée, XI, 155.

[35] Peut-être le nom de Circeii était-il un nom pélasgique venu du mot kirkos (en grec cerete), à cause de la forme ronde du monte Circello, et cette circonstance topographique a-t-elle donné lieu à la tradition poétique qui a mis là Circé.

[36] Voyage sur le théâtre des six derniers livres de l’Énéide, p. 73.

[37] Ce butin pouvait être considérable ; les Volsques, habitants des montagnes, mais qui tenaient à la mer par leur port d’Antium, étaient mie nation à la fois belliqueuse et navigatrice, et le commerce maritime avait pu les enrichir.

[38] Un bas-relief du musée du Louvre représente également le temple du Capitole.

[39] IV, 7, 1. Le temple de Jupiter, composé de trois cellas, était. plus large par rapport à sa longueur que les temples étrusques. Les trois rangs de colonnes de sa façade en comptaient chacun six. Le temple étrusque décrit par Vitruve en a quatre seulement. (Abek., Mittelit., p. 221.)

[40] On lui en donne deux d’après un passage de Denys d’Halicarnasse (IV, 61), mais il paraît qu’il faut préférer la leçon du manuscrit Chigi et substituer άπλώ à διπλώ.

[41] Denys d’Halicarnasse, IV, 44 ; Tite-Live, I, 56.

[42] Elle est comme les murs des rois en tuf, selon le mode étrusque. En plusieurs endroits on les égouts ont été refaits, on trouve l’emploi du travertin et môme de la brique ; la présence du travertin a été signalée aussi dans la Cloaca Maxima, mais M. Abeken (Mittelit., p. 171), la nie formellement. Dans tous les cas, le travertin ne prouverait rien autre chose qu’une réparation. Pour les briques, est-il bien sûr que les Étrusques, si habiles à manier l’argile, n’aient pas connu la brique employée anciennement en Asie et en Égypte ?

[43] O. Müller, Etr., I, p. 258.

[44] Dans des tombeaux, dans la citerne de Volterre, aux extrémités de l’émissaire d’Albano qui est étrusque, dans la Torre di Saint-Manno, près Pérouse. Dennys (Etr., I, 393) cite sur les bords de la Marta une voûte toute semblable à celle de la Cloaca Maxima, mais d’une dimension plus considérable. Les voussoirs ont cinq ou six pieds ; ceux de la Cloaca Maxima n’ont que deux pieds et demi, la moitié.

[45] On l’attribuait à Démocrite, mais Démocrite est postérieur au règne de Tarquin.

[46] Ils ont toujours en Grèce et en Italie, à Mycènes comme à Arpinum, employé la fausse voûte à retrait, sans clef.

[47] Tite-Live, I, 56.

[48] Histoires naturelles, XXXVII, 24 ; I, 4.

[49] Var., Ep. III, 30.

[50] Denys d’Halicarnasse, III, 67.

[51] Satires, V, 103.

[52] Abek., Mitt. it., p. 175, 192 ; Nibby, R. Ant., I, p. 654.

[53] Ceux d’Agrigente. O. Müller, Man. d’archéol., § 82.

[54] Égouts d’Arpinum, ville où se voient des murs pélasgiques. (Murray, Handb. S. it., p. 50)

[55] O. Müller, Etr., I, p. 226-31.

[56] Ils ont eu à Rome des imitateurs. Ce travail caché, mais utile, a été à toutes les époques poursuivi par les Romains, qui, dans leurs constructions, visaient moins à l’apparence qu’à l’utilité. A Rome, on a reconnu sur une foule de points des conduits souterrains quelquefois d’une grande étendue ; au pied du Capitole, on en voit déboucher un du côté du Forum. Sur l’Aventin, les Dominicains de Sainte-Sabine en ont découvert trois étages communiquant par des puits verticaux. Les papes ont continué en ceci, comme en plusieurs autres choses, l’œuvre des anciens Romains. Nulle ville, dit Nibby (R. Ant., II, p. 654), ne peut se glorifier de travaux aussi considérables en ce genre. Elle est entrecoupée en tout sens d’égouts anciens et modernes, de sorte que, si on en avait le plan sous les yeux, ce serait un inextricable labyrinthe.

[57] Denys d’Halicarnasse, IV, 44. V. Schwegl., R. Gesch., I, p. 781-2.

[58] Voyez O. Müller, Etr., II, p. 512.

[59] Ce fait, rapporté par Justin (XLIII, 5), mérite quelque confiance ; car Justin est un abréviateur de Trogue Pompée ; et celui-ci, originaire de la Gaule méridionale, paraît avoir été particulièrement renseigné sur tout ce qui concernait les origines massaliotes.

[60] La plus ancienne des sibylles est fille de Dardanus, et par là se rattache à la race pélasgique dont Dardanus est le représentant, à l’Ida, séjour de Dardanus et on existent de grandes murailles pélasgiques. Niebuhr rapproche les oracles sibyllins des anciens oracles des cités grecques. (Hist. R., I, p. 283-4, trad. française.)

[61] On a pu penser que les oracles sibyllins avaient été apportés à Rome par les Phocéens, parce que ces livres furent mis en rapport avec le culte d’Apollon, auquel les Phocéens élevèrent un temple à Massalie ; mais, avant d’être conservés dans le temple d’Apollon, les livres sibyllins étaient conservés dans le temple de Jupiter. D’ailleurs, le culte d’Apollon ne fut introduit à Rome que sous la république. Il est donc plus probable que ces livres furent apportés à Rome de Cumes, dont les relations avec Tarquin sont connues, et où ils étaient venus, disait-on, d’un pays pélasgique, Érythrée, patrie de la sibylle (Denys d’Hal., I, 55), dans le voisinage de l’Ida. (Serv., Æn., 36, 321.)

[62] Déjà, au second siècle de notre ère, on montrait dans les environs de Naples aux touristes païens ; comme Pausanias, ou aux voyageurs chrétiens, comme saint Justin, la grotte de la sibylle et même son tombeau. Aujourd’hui on donne pour avoir été l’antre fatidique un tunnel percé dans la montagne, analogue à la grotte de Pausilippe, et en partie comblé. (Murray, Handb. S. it., p. 392, 406.) Le souvenir populaire de la sibylle s’est curieusement mêlé à un souvenir d’un genre bien différent : celui d’Abailard, dont la renommée, répandue par des étudiants italiens qui étaient venus l’entendre à Paris, était parvenu jusque-là et avait passé à l’état légendaire. Une vieille batelière de Naples me disait, en me montrant les restes du môle de Pouzzoles, qu’une sorcière (maga) avait construit cela pour Pierre Abailard (Petro Bailardo). Ce n’était, du reste, pas beaucoup plus faux que d’appeler ces ruines, comme on le fait encore, le pont de Caligula.

[63] Niebuhr, loc. cit.

[64] Le pluriel, fata, les destinées, a fait le singulier, fata, la fée, comme ostia, les bouches (du Tibre), a fait ostia, Ostie.

[65] On a attribué le même pressentiment prophétique aux druides. Ils auraient rendu un culte à la vierge qui devait enfanter : Virgini parituræ, et c’est au lieu où ce culte aurait été célébré que s’élèverait la cathédrale de Chartres.

[66] Brutum antiqui gravem dicebant. (P. Diacre, p. 31.) Gravis se prenait pour fortis. Cette acception du mot gravis devait être ancienne ; car Servius, qui nous la fait connaître (Æn., XII, 458), cite Salluste, amateur, comme on sait, du vieux langage.

[67] Schwegl., R. Gesch., I, p. 805.

[68] Plutarque, Quæst. Rom., 35.

[69] Et à celui du lac Lucrin en pays sabellique. J’ai parlé de ce nom d’Hostus, qui est un nom sabin. (Voy. t. I, p. 449.) Or je trouve plus tard un Lucretius Hostifilius. Le prénom du père de Lucrèce, Spurius, est sabellique ; car il est ombrien et se trouve en Étrurie, comme beaucoup de noms ombriens, sous la forme Spurina, non d’un devin au temps de César. Les surnoms des Lucretius ont la terminaison en a et la terminaison en o, qui caractérisent les surnoms sabins : Ofella, comme Sylla ; Vespilio, Trio ; comme Scipio, deux surnoms des Cornelii, gens sabine établie sur le Quirinal. Il y a un Lucretius Flavus, tribun consulaire en 373. Flavus, qui veut dire blond, est un surnom caractéristique fréquent dans les familles sabines ; ce mot entre dans le nom des Flaviens, que l’on sait avoir été Sabins.

[70] Plutarque, Numa, 21.

[71] Tite-Live, V, 38. Collatia et quidquid circa Collatiam agrierat Sabinis ademptum. Il y avait une Collatia en pays sabellique, dans l’Apulie. (Pline, Hist. nat., III, 16, 4.)

[72] On ne peut prendre au sérieux l’étymologie d’Egerius, tirée d’egere, manquer, parce que Egerius était né pauvre (Denys d’Hal., III, 50), pas plus que celle de Collatia, ex Collata pecunia, parce qu’on y transporta l’argent des autres villes (P. Diacre, p. 31) apparemment avant qu’elle eût un nom. Le nom de Collatia vient de collis, parce qu’elle était sur plusieurs collines : Et Collatinas imponent montibus arces. (Virgile, Æn., VI, 774.) Le mot Collis était sabin, car c’était le nom du Quirinal, d’où porta Collina.

[73] Tite-Live, I, 38.

[74] M. Rosa vient de constater que Collatie était sur l’emplacement même de Lunghezza. (Rome, février 1861.)

[75] Tite-Live, VIII, 39. Brutus et Brutulus, même nom, comme Romus et Romulus.

[76] Strabon, VI, 1, 2. Les auteurs grecs les appellent Brettiens ; c’est le nom (Strabon, VI, 1, 4) que leur donnèrent les Lucaniens, et qui voulait dire fugitifs dans leur langue, langue sabellique. Les Brettiens passaient pour descendre de Brettios, un héros, fils de la déesse sabellique Valentia, et dans l’idiome messapien existait un mot très semblable, brention, qui voulait dire une tête de cerf. Il y avait entre brettios et brention la même ressemblance qu’entre servus et cervus.

[77] Selon Silius Italicus (Guerres Puniques, VIII, 361), Brutus était né à Collatie.

[78] Un de ses fils, suivant Plutarque (Publicola, 6), s’appelait Valerius, nom certainement sabin.

[79] Marcus, de Mars, comme Mamercus de Mamers. Mars et Mamers sont les deux noms d’un dieu sabin ; d’où vient aussi Martius ou Marctius, surnom du roi sabin Ancus. A cette époque, un prénom sabin indique une famille sabine.

[80] Sans cela, comment un Junius aurait-il épousé une fille et une sœur des Tarquins ? La noblesse des Junii était si ancienne, qu’on les faisait descendre d’un compagnon d’Énée. (Denys d’Hal., IV, 88.) Les Junii plébéiens, dont l’un d’eux fut le meurtrier de César, ne descendaient pas du premier Brutus, mais d’un Junius qui, profitant de la ressemblance de son nom avec celui d’un consul mort quinze ans avant, prit aussi, sans y avoir aucun droit, le surnom de Brutus. (Denys d’Hal., VI, 70.)

[81] Cum.... Injuriam suam in concilio necessarionum deplorasset. (Valère Maxime, VI, 1, 1.)

[82] Cedrenus, I, 149.

[83] Denys d’Halicarnasse, IV, 76.

[84] Tite-Live, I, 57 ; Denys d’Halicarnasse, IV, 64.

[85] Cette opinion est confirmée par le culte que les Ardéates rendaient à Junon, l’Héra d’Argos (Pline, Hist. nat., XXXV, 57, 4), et par la tradition qui dormait à leur ville pour fondateurs des Argiens venus avec Dardanus. (Virgile, Æn., III, 572.)

[86] Turnus, roi des Rutules, est fils de Venilia, épouse de Janus (Virgile, Æn., X, 76.) Virgile les appelle gens Dannia (ibid., VIII, 146), et Silius Italicus (G. Puniques, VIII, 357) sacra manus rutuli, allusion au Ver sacrum des nations sabelliques.

[87] Les peintures d’Ardée, plus anciennes que Rome, dont parle Pline, devaient être des peintures étrusques. Ardée a un double agger : l’agger, formé d’un fossé et d’un relèvement en terre, paraît se rattacher au sillon sacré qu’on traçait autour des villes suivant le rite étrusque. On voit à Ardée des débris de vieux murs construits à la manière étrusque. (Nibby, Dint., I, p. 334-5.)

[88] Il y avait en effet deux routes pour se rendre de Rome à Ardée l’une en sortant par la porte Capène et en prenant à droite ; ce fut depuis la Via Ardeatina. L’autre en sortant par la porte Trigemina et en prenant à gauche ; c’est à peu près la, route actuelle. Tarquin suivit l’une et Brutus choisit l’autre pour ne pas le rencontrer et arriver avant lui.

[89] Ce nom, écrit Tarchnas, y est répété une trentaine de fois. (Dennys, Sep. of Etr., II, p. 44.)

[90] Rex sacrificiorum (Tite-Live, II, 34, 12) ; Rex sacrificus (Id., XL, 42, 8) ; ou Rex sacrificulus (Id., II, 2).

[91] Il ne faut pas confondre l’habitation du roi des sacrifices sur la Velia, où est l’arc de Titus, et la Regia, demeure du grand pontife, plus loin, sur la voie Sacrée, prés du temple de Vesta, un peu avant d’arriver au cloître de Vesta, qu’a remplacé l’église de Sainte-Marie-Libératrice.

[92] Le roi, en offrant ce sacrifice là à peu près où est la colonne de Phocas, regardait le Comitium et était tourné vers la façade du temple de Jupiter Capitolin.

[93] Ce sacrifice se faisait sous la direction du grand prêtre ; il était offert en l’honneur de Janus, et les Saliens y assistaient. (Marquardt, Handb., IV, p. 252.) Janus, dieu sabin, les Saliens, prêtres sabins, figuraient dans le regifugium en mémoire du rôle que les Sabins avaient joué dans l’expulsion de Tarquin. Le Comitium avait été choisi en signe du caractère aristocratique de cette révolution.

[94] A. W. Schlegel’s recension von Niebuhr’s Römischen Geschichte in den Heidelberg Jahrbücher der Litteratur. (1816, p. 899.)

[95] Proœm., et ailleurs in cunis vagiens.