JULIEN L'APOSTAT

TOME PREMIER. — LA SOCIÉTÉ AU IVe SIÈCLE. - LA JEUNESSE DE JULIEN - JULIEN CÉSAR.

AVANT-PROPOS.

 

 

Je n'ai pas à m'excuser d'avoir consacré au tableau des idées, des institutions et des mœurs vers le milieu du Ve siècle une partie de ce premier volume d'une histoire de l'empereur Julien. Peu de figures historiques ont besoin d'être placées dans leur cadre autant que celle de ce personnage énigmatique, qui, tout à la fois, attire et repousse. Sans une connaissance précise et détaillée de l'époque où il a vécu, on apprécierait difficilement sa tentative d'en remonter le courant, et l'on comprendrait mal le caractère particulier de l'éphémère réaction païenne à laquelle reste attaché son nom.

Mais le milieu, même reconstitué avec l'exactitude relative à laquelle l'histoire peut prétendre, ne suffit pas à expliquer Julien. C'est en lui-même, dans ses origines intellectuelles, dans le secret de sa formation morale, qu'il faut le chercher. Cette partie en quelque sorte psychologique de son histoire n'a pas toujours été traitée avec l'attention qu'elle mérite. Les sources extérieures en sont peu abondantes et souvent peu précises.

Mais Julien lui-même se laisse assez aisément interroger. Ses écrits, dans leur forme quelquefois incohérente, sont pleins de souvenirs et de confidences. Comme les âmes que la vie la plus active n'a pu complètement distraire de leurs rêves, Julien n'écrit presque jamais sans quelque retour sur lui-même et sur ses idées. Il fait à tout propos de l'autobiographie. Sous sa plume abondent les réminiscences de jeunesse, amenées soit par l'expression de ses rancunes contre son prédécesseur Constance, soit par celle de sa reconnaissance et de son affection envers d'anciens maîtres. Une lecture attentive de nombreuses pages de Julien permet ainsi de se faire une idée assez claire des diverses phases de son éducation. On démêle l'influence que les événements et les hommes exercèrent en bien ou en mal sur son esprit pendant son enfance d'abord, puis durant les études de l'adolescence, et jusqu'au seuil de l'âge mûr. Beaucoup du Julien futur s'explique par cette connaissance du Julien adolescent et jeune homme. J'ai essayé d'étudier d'aussi près que possible, à ce point de vue, et à l'aide de documents fournis surtout par lui-même, l'histoire de ses premières années, — sa préhistoire, selon l'expression un peu ambitieuse d'un critique allemand[1]. Elle occupe de longues pages de ce volume.

Une seconde période de la vie de Julien, qui pour de lecteurs français offre un intérêt particulier, est celle des cinq années passées par lui dans les Gaules, entre le jour où il reçut la dignité de César et celui où il prit le titre d'Auguste. C'est le seul moment de sa carrière impériale qu'il soit possible d'admirer sans réserve. Sans doute, pour un regard très averti, se montrent déjà les défauts de son caractère, qui iront se développant à mesure qu'avec la croissance du fanatisme religieux se fera sentir cet affaiblissement du sens pratique, si finement signalé par un autre de ses historiens étrangers[2]. Mais ces défauts disparaissent encore dans l'ensemble, pour ne laisser voir que ses services. J'ai donné une grande place au récit détaillé des campagnes de Julien en Gaule et sur le Rhin. Il y a quelque satisfaction à s'attarder un peu, pour louer un homme que l'on sera bientôt obligé de condamner. On oublie un instant sa défection religieuse et les mesures coupables où elle l'entraine, et l'on ne se souvient que de son intelligence militaire et de son courage. Perfidus ille Deo, quamvis non perfidus Urbi, disaient de lui, avec une remarquable impartialité, les chrétiens occidentaux à la fin du IVe siècle[3].

Tel est le sujet et telles sont les divisions de ce premier volume. Les lecteurs qui voudront bien jeter les yeux au bas des pages se rendront compte du grand nombre des sources auxquelles il faut recourir pour écrire l'histoire de Julien et de son temps. Celles-ci appellent un examen détaillé. Il y aura lieu de déterminer la valeur de chacune d'elles, car toutes ne peuvent être mises sur le même rang. Je me propose de faire, à la fin du dernier volume, une étude critique des documents dont je me serai servi. Ils auront eu, à ce moment, l'occasion d'être cités tous, et le jugement qui en sera porté donnera plus aisément ses motifs.

Mais, dès à présent, je puis dire que rien, ni dans le volume que je présente aujourd'hui au public, ni dans les suivants, ne s'écartera du caractère qui convient à une œuvre purement historique. Ceux qui, sur la foi du titre, croiraient trouver un livre de polémique, ou chercheraient des allusions à des faits contemporains, seront déçus dans leur attente. Le temps est loin où l'on faisait la guerre à un régime politique en écrivant des livres d'histoire romaine. L'érudition ne se permet plus ces fantaisies. Elle cherche uniquement à mettre en lumière le passé, heureuse quand elle peut tracer la suite exacte des événements et dessiner les lignes vraies d'un caractère. La vie do Julien renferme de grandes et d'opportunes leçons : elles n'auront toute leur force que si on la raconte sans aucune préoccupation extérieure, et sans autre souci que la vérité.

Senneville, 1er mai 1900.

 

 

 



[1] Rode.

[2] Largajolli.

[3] Prudence, Apotheosis, 454.