LES ESCLAVES CHRÉTIENS

LIVRE II. — L'ÉGALITÉ CHRÉTIENNE.

CHAPITRE IV. — LE MARIAGE RELIGIEUX DES ESCLAVES.

 

 

I

La famille n'existait pour les esclaves que dans les limites et sous les conditions imposées par la volonté des maîtres. Nulle loi pour assurer la durée à leurs unions, nulle loi pour empêcher ces unions de se con-dure en violation des droits les plus sacrés de la nature : promiscuité, fragilité, licence, voilà ce que fut le mariage pour l'esclave antique.

Le christianisme, en élevant le mariage à la dignité de sacrement, et en ouvrant aux esclaves l'accès de tous ses sacrements, modifia pour eux cette situation. Appelés, comme tous les autres fidèles, à devenir, selon l'expression de saint Augustin, les pères et les mères du peuple de Dieu[1], les esclaves purent, dans les maisons chrétiennes, se marier dans le Seigneur, c'est-à-dire contracter des unions solides, honorées, empreintes, à leurs propres yeux et aux yeux de leurs maîtres, d'une dignité surnaturelle. Le mariage d'une humble servante, vis-à-vis de laquelle, selon la loi romaine, il n'y avait pas d'adultère, devint, selon la loi ecclésiastique, l'égal de celui de la matrone, si sévèrement protégé par le droit civil. Pour le mariage comme pour toutes les choses qui touchaient à la vie de l'âme, il n'y eut pas, dans la société chrétienne, de différence entre l'homme libre et l'esclave, tous étant un dans le Christ et le Christ étant un en tous.

Ainsi fut affirmée, dès le début de la société chrétienne, l'indépendance du mariage religieux. Pas de mariage pour l'esclave, dit la loi romaine ; un mariage aussi stable et aussi sacré pour l'esclave que pour l'homme libre, répond la loi ecclésiastique, proclamant par là qu'en cette matière elle est distincte du droit civil et vraiment souveraine. De même l'Église, obéissant aux paroles de Jésus-Christ[2] et suivant l'enseignement formel de saint Paul[3], déclara le mariage indissoluble, se plaçant ainsi en opposition avec la loi civile, qui permettait le divorce.

On comprend quel fut, à l'égard de l'esclave, l'effet de cette attitude de l'Église. Pourquoi la loi romaine ne voulait-elle pas que le contubernium de l'esclave devint un véritable conjugium ? Parce que l'esclave est essentiellement un être sans droits. Or le mariage confère aux époux des droits l'un sur l'autre et sur leurs enfants : cela est contraire à l'idée même de l'esclavage. Le christianisme, en donnant à l'esclave la faculté de contracter le mariage religieux, le tire de cet état d'être sans droits, qui l'assimilait presque à l'animal, pour lui rendre la dignité de la personne humaine ; et, en déclarant indissoluble tout mariage, il enlève au maître, si celui-ci est chrétien, la faculté de rompre à son gré les unions contractées par ses esclaves ; il donne à l'esclave d'un maître païen le droit et même le devoir de ne pas obéir, en cette matière, aux ordres qu'il recevrait ; de se considérer, même séparé de force, comme l'époux de son premier conjoint ; de refuser d'en accepter un autre. En dépit de tous les commandements des maîtres, il applique aux esclaves comme aux personnes libres cette solennelle parole de l'apôtre : A ceux qui sont unis par le mariage, j'ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, que la femme ne quitte point son mari, ou, si elle le quitte, qu'elle demeure sans époux... Et de même, que le mari ne répudie point sa femme[4].

En un mot, il rend à l'esclave, en cette matière comme en tant d'autres, la puissance de dire non, c'est-à-dire l'attribut essentiel de la personne libre.

Qu'on ne s'étonne pas si, dès le ter siècle, les esclaves se convertirent en si grand nombre au christianisme. Les esclaves n'étaient pas tous, comme ceux mis en scène par le Querolus, tellement énervés qu'ils eussent perdu jusqu'au désir de la liberté : la plupart, au contraire, s'efforçaient de devenir libres, et, s'ils n'y pouvaient réussir, essayaient au moins de reproduire dans leur vie une image de celle de l'homme libre. De là ces nombreux collegia qu'ils instituaient entre eux, et où ils avaient des élections, des dignités, des conseils, tout l'appareil d'une petite république ; de là ces anneaux qu'ils portaient au doigt à l'imitation des hommes libres, et dont ils dissimulaient avec tant de soin sous un revêtement d'or le métal grossier que la loi les obligeait de choisir[5] ; de là des efforts pour donner à leurs unions les apparences du mariage légal, comme cette quasi-dot que la femme esclave se constituait quelquefois sur son pécule[6] : de là encore l'affectation touchante avec laquelle beaucoup de couples esclaves, au lieu du nom servile de contubernales prenaient celui plus honoré, et réservé aux personnes libres, de conjuges. Il existe, dit Orelli, plus de six cents inscriptions funéraires dans lesquelles des esclaves contubernales emploient le nom honnête d'époux[7]. Ils essayaient ainsi de reproduire, dans leur vie destituée de tout droit réel, une ombre de la véritable vie sociale et domestique : pareils à cette captive de race royale qui, pour tromper ses regrets, avait construit sur un petit coin de terre un vain simulacre de Troie perdue et toujours rêvée :

... parvam Trojam, simulataque magnis

Pergama, et arentem Xanthi cognomine rivum[8].

Le christianisme donnait aux esclaves plus que des apparences ; il leur restituait des droits réels, les remettait en possession de leur conscience et de leur personne ; il faisait d'eux, sous une multitude de rapports, et sur tous les sujets fondamentaux de la vie humaine, les égaux des libres ; en matière de mariage, il leur rendait des unions consacrées, protégées, indissolubles. Ils retrouvaient ainsi dans la société surnaturelle des chrétiens tous les droits que la société civile leur déniait. Ils y puisaient de plus la force de répondre par un refus à tout ordre qui aurait tenté de violer en eux ces droits recouvrés. Quoi d'étonnant si tout ce qui, parmi les esclaves, n'était pas entièrement corrompu, avait conservé l'aspiration naturelle vers l'égalité, la liberté, l'amour honnête et durable, se précipita vers le christianisme consolateur et réparateur ?

Rien n'est remarquable comme la sollicitude de l'Église primitive pour la pureté et la régularité de la vie de famille chez les esclaves.

Elle imposa d'abord aux maîtres un devoir nouveau, inconnu de l'antiquité païenne : le respect de ceux qui leur sont soumis. On a bien des fois cité le mot de M. Guizot : L'Église catholique est une grande école de respect ; cela fut vrai dès les premiers siècles. Clément d'Alexandrie parle des égards que l'on doit avoir pour les mœurs et la vertu des esclaves, en termes qui, de son temps, devaient paraître incompréhensibles à quiconque n'était pas chrétien. Il faut, dit-il, dans sa maison avoir le respect des parents et des esclaves ; dans la rue, de ceux que l'on rencontre ; aux bains, des femmes[9] ; dans la solitude, de soi-même ; en tout lieu, du Verbe divin qui est en tout lieu[10]. Ce respect des esclaves, selon Clément d'Alexandrie, doit être poussé si loin que, dans la crainte d'enflammer leur imagination, il conseille aux maîtres qui sont mariés de ne pas embrasser leur femme en présence de ceux-ci[11]. Cette délicatesse extrême, excessive, montre bien quelle était la profondeur du mal contre lequel le christianisme se sentait pressé de réagir.

Au devoir de ne pas scandaliser les esclaves, Clément d'Alexandrie en ajoute un autre : surveiller sévèrement leurs mœurs. On ne doit pas souffrir, dit-il, que les suivantes d'une femme vertueuse se livrent à des paroles ou à des actes déshonnêtes : leur maîtresse doit les corriger... Car la conduite vicieuse de l'esclave rejaillit sur la maîtresse ; son indulgence pour de légères fautes engage à en commettre de plus graves ; en pardonnant des actions honteuses, la maîtresse parait n'en pas avoir horreur[12].

Ce soin des mœurs des esclaves doit aller jusqu'à la contrainte : saint Jean Chrysostome a sur ce point un curieux passage. Un homme chaste et doux, dit-il, ayant en sa possession une esclave lascive, lui impose des limites, des mesures, lui défend de sortir du vestibule, d'approcher des passants, quelquefois même lui attache des entraves aux pieds, afin de guérir son intempérance[13].

Ces maximes avaient passé dans la discipline de l'Église, telle que nous la voyons résumée dans le recueil des Constitutions apostoliques. J'ai dit au commencement de ce chapitre, et plus en détail dans un autre, quel était le sort des unions d'esclaves : nulle loi ne les reconnaissait, nulle disposition pénale n'en réprimait les écarts, pour elles l'adultère, l'inceste même n'existaient pas. Contre les désordres inséparables d'une telle situation (les inscriptions nous les révèlent) l'Église se montrait implacable : imitant la conduite de saint Paul à l'égard de l'incestueux de Corinthe, elle retranchait de sa communion les esclaves qui vivaient dans l'adultère ou dans une liaison plus coupable encore. Tel me parait le sens de ce passage des Constitutions : Le chrétien et la chrétienne esclaves, vivant ensemble dans le désordre, doivent ou se séparer, ou être rejetés de l'Église[14]. On ne peut entendre autrement ce texte, qui pris à la lettre semblerait dire que le mariage n'était pas possible entre esclaves, interprétation absurde, repoussée par tous les documents de l'antiquité chrétienne.

Au contraire, les mêmes Constitutions font à l'esclave un devoir de se marier légitimement : elles font au maître une obligation de favoriser le mariage de ses esclaves. Si l'esclave a un maitre chrétien, et si ce maître, sachant que son esclave vit dans le désordre, ne lui donne pas une femme, si de même il ne donne pas un mari à la femme esclave, qu'il soit excommunié[15]. Et quelques lignes plus haut : Si l'esclave admis au baptême a une femme, ou si la servante a un mari, qu'on leur enseigne à se contenter l'un de l'autre ; s'ils ne sont pas mariés, qu'ils apprennent à ne plus vivre dans l'impureté, mais à s'unir par un légitime mariage[16].

A la fin du IVe siècle, saint Jean Chrysostome imposait aux maîtres le même devoir : avec sa vive imagination il se représente une maîtresse frappant une de ses esclaves, et l'apostrophe en ces termes : C'est une honte de frapper une femme. — Mais si elle vit dans le désordre ?Marie-la. — Suis-je donc sa gardienne ?N'a-t-elle pas la même âme que toi ?[17]

Quand les écrivains chrétiens parlent ainsi de marier les esclaves, il ne s'agit pas, dans leur pensée, d'une liaison fortuite et passagère, comme celles que laissait se nouer et se dénouer la tolérance des maîtres païens, mais bien d'un véritable mariage religieux, d'un mariage légitime, selon l'expression répétée deux fois par les Constitutions, du sacrement que saint Paul a proclamé grand[18] et dont saint Ignace a dit : Il convient que les fiancés et les fiancées se marient devant l'évêque, afin que les noces se fassent selon le Seigneur, non selon la cupidité[19].

Les Pères du IVe et du Ve siècle ont écrit des pages bien éloquentes sur le respect dû à la vertu des esclaves : on sent dans leurs livres et dans leurs discours l'impatience généreuse que leur causait la vue d'une société où le christianisme avait triomphé, mais où, dans les détails de la vie et des mœurs, dans les lois mêmes, le paganisme avait conservé une grande partie de sa puissance. Saint Jean Chrysostome attaque dans un de ses sermons les cérémonies licencieuses qui, de son temps, accompagnaient les noces : il réprouve surtout les chœurs de jeunes filles et de jeunes gens qui chantaient en l'honneur des époux d'impurs épithalames. Allant au devant de l'objection : Mais, direz-vous, ces chanteuses ne sont pas des jeunes filles de naissance libre et de bonne famille. Vous êtes donc d'avance d'accord avec mes paroles. Car si ces choses étaient honnêtes, vous laisseriez d'autres jeunes filles s'y livrer. Et vous le permettez à celles-ci, parce qu'elles sont pauvres ! Est-ce qu'elles ne sont pas vierges, et leur chasteté n'est-elle pas précieuse ?... Et si vous me répondez que vous choisissez pour ces choses des jeunes filles esclaves, je ne m'arrêterai pas devant cette réponse : car il ne fallait pas laisser faire cela à des esclaves. Là est la source de tous les maux : nous n'avons aucun souci de nos esclaves : nous disons : C'est un esclave, c'est une servante, quoique, tous les jours, on entende ce mot de l'apôtre : Dans le Christ Jésus il n'y a ni esclave ni libre[20].

Les Pères du IVe et du Ve siècle s'efforcent surtout de combattre l'idée toute païenne qui met entre l'adultère de la femme et celui de l'homme une différence, la première étant considérée comme coupable moralement et légalement quand elle est infidèle à son mari, celui-ci, au contraire, ayant toute licence de devenir infidèle à sa femme, pourvu que son amour ne s'adresse qu'à des esclaves ou à des courtisanes. Lactance, saint Ambroise, saint Grégoire de Nazianze, saint Jérôme, saint Jean Chrysostome, saint Augustin, s'élèvent avec éloquence contre cette distinction, que favorisait la tolérance des lois civiles. Si quelqu'un est marié, dit Lactance, il ne peut entretenir de liaison avec une autre femme, soit esclave, soit libre : car nous ne suivons pas ici le droit civil, qui considère comme adultère l'épouse infidèle à son mari, et laisse impunie l'infidélité de celui-ci[21]. Que personne, dit saint Ambroise, ne se flatte de la vaine tolérance des lois humaines. Toute infidélité est adultère, et ce qui est défendu à la femme n'est pas permis au mari... De telles passions détruisent l'amour conjugal, favorisent l'insolence des femmes esclaves, divisent les époux, donnent de l'audace à la concubine, enlèvent au mari toute pudeur[22]. Ne m'objectez pas, s'écrie saint Jean Chrysostome, les lois qui traînent en prison les épouses coupables d'adultère et ne punissent pas les maris qui ont séduit leurs esclaves : moi, je vous citerai la loi de Dieu, qui punit de même le mari et la femme, et appelle du même nom la faute de l'un et de l'autre[23]. Je vais vous montrer, dit-il ailleurs, comment jugent non-seulement les gens du peuple, mais même ceux qui ont dû être les plus sages, ceux qui ont fait les lois... Si quelqu'un dérobe un vêtement, coupe une bourse, on lui déchire les côtes, souvent on le punit de mort ; mais celui qui blasphème Dieu n'est pas accusé par la législation civile, et si un homme marié séduit une esclave, cela ne paraît rien ni au législateur, ni à beaucoup[24].

Personne n'a traité ce sujet, alors si délicat et si brûlant, en termes plus forts que ne le fait saint Augustin dans un de ses sermons au peuple d'Hippone. Une coutume perverse et universelle fait loi aujourd'hui : elle est presque acceptée par les femmes elles-mêmes, qui se figurent que les mêmes choses peuvent leur être défendues et être permises aux hommes. Elles ont entendu raconter qu'une femme a été traduite devant le tribunal, parce qu'on l'a surprise avec un esclave : elles n'ont jamais entendu parler d'hommes poursuivis pour une liaison avec une fille esclave : et cependant le péché est le même... Direz-vous pour vous excuser, continue l'évêque : Je ne m'adresse pas à l'épouse d'autrui, mais à mon esclave ? Vous mériteriez que votre femme vous répondit : Je ne trompe pas mon mari avec l'époux d'autrui, mais avec mon esclave ! Et ici l'évêque, comme effrayé d'une telle parole, trace le tableau touchant de la douleur et de la patience d'une épouse chrétienne. Non, s'écrie-t-il, qu'il n'en soit pas ainsi ! Elle souffre, mais elle ne vous imite pas... Le Christ parle aux honnêtes femmes, dans le secret de leur cœur : il leur dit des choses qu'un indigne mari ne peut entendre : il leur parle au dedans, il s'entretient avec elles et les console comme ses filles. Saint Augustin se tourne de nouveau vers les hommes, il leur reproche la vanité de leurs jugements : Vous avez horreur des faux témoins : vous appelez ravisseur celui qui convoite le bien d'autrui : et si quelqu'un se vautre dans la fange avec ses esclaves, on l'aime, on lui sourit, son péché devient matière à plaisanterie[25]... Vous dites : J'ai pour concubine non une femme mariée, pas même une courtisane, mais mon esclave : est-ce que je ne puis faire dans ma maison ce qui me plaît ? Je dis, moi : Vous ne le pouvez pas. Ils vont en enfer, ceux qui vivent ainsi[26].

Si les lois et les mœurs païennes ne considéraient pas comme adultère la liaison d'un homme marié avec une fille esclave, elles ne donnaient pas davantage ce' nom à la violation par les maîtres de l'union conjugale de leurs esclaves. Ici encore les Pères de l'Église se séparent avec une grande énergie des préjugés immoraux qui de la société païenne avaient passé, à la faveur de la paix, dans la société chrétienne encore mal affermie. Ils proclament bien haut que porter le trouble et la honte dans l'humble ménage des esclaves unis par le mariage chrétien est aussi coupable que si une telle action s'adressait aux personnes les plus élevées en dignité. A leurs yeux, le mariage des esclaves est aussi sacré, aussi véritable que celui des personnes libres. La maison de chaque homme est une cité, dit saint Jean Chrysostome... il y a là aussi une hiérarchie : le mari a pouvoir sur la femme, la femme sur les esclaves, les esclaves sur leurs épouses, les hommes et les femmes sur leurs enfants[27]. Il est impossible de reconnaître plus clairement la validité du mariage des esclaves, et les droits qui en découlent. Que vous ayez séduit une reine, continue-t-il, ou que vous ayez séduit votre esclave, qui a un mari, c'est un crime semblable. Pourquoi ? parce que Dieu ne venge pas la qualité de la personne outragée, mais lui-même : vous vous êtes également souillé : vous avez également outragé Dieu. Ceci et cela est un adultère, parce que ceci et cela est un vrai mariage[28]. Et ailleurs : Celui qui a des rapports coupables avec la femme du prince, celui qui a des rapports coupables avec la femme d'un pauvre et d'un esclave, sont l'un et l'autre adultères : Ce n'est pas la condition des personnes qui fait le crime[29].

C'est ainsi que l'Église, en portant le fer rouge sur les plaies domestiques, en opposant hardiment les lois du Christ aux lois des Césars, les préceptes de Dieu aux consultations de Papinien[30], venait au secours des femmes esclaves menacées dans leur vertu et leur honneur. Un progrès dans la condition des esclaves correspond ainsi à tout effort pour substituer la morale chrétienne aux mœurs du paganisme : tant celui-ci et l'esclavage étaient étroitement unis, tant le christianisme était l'ennemi naturel de l'un et de l'autre !

 

II

Voilà donc, en un point, l'Église en conflit avec la législation romaine : pas de mariage valable entre esclaves, dit celle-ci : les esclaves sont aussi légitimement mariés que les personnes libres, répond la conscience chrétienne. Je dois passer en revue diverses autres questions relatives au mariage des esclaves, et indiquer les points sur lesquels un conflit analogue existait, ceux sur lesquels il ne pouvait naître.

En ce qui concerne l'union des personnes libres avec d'anciens esclaves libérés par l'affranchissement, les dissentiments entre le droit civil et le droit ecclésiastique devaient être peu nombreux. Épouser un esclave en l'affranchissant ou en obtenant de son maitre qu'il fût affranchi était permis à tous, à une exception près, sur laquelle je m'expliquerai plus loin. Cicéron, dans son orgueil aristocratique, considère de tels mariages comme ayant pour but la satisfaction d'une passion dégradante, libidinis causa[31]. En épousant ton affranchie, dit plus humainement un rescrit d'Alexandre Sévère, tu l'as élevée en dignité[32]. Un patron consacre un tombeau à sa très-chère affranchie, épouse incomparable, femme très-sainte[33]. On lit sur une tombe d'Aquilée cette touchante inscription : Je fus Anicia Glycera, épouse de Publius. Un mot vous dira ma vie : je fus assez heureuse pour plaire à un homme généreux, qui, de la dernière des conditions, m'éleva au suprême honneur[34]. Ces petits romans domestiques, dont le souvenir est conservé par de nombreuses inscriptions, se passaient ordinairement dans un milieu social peu relevé, dans le peuple ou la très-modeste bourgeoisie. On sent parfois, à travers la brièveté des formules épigraphiques qui les rappellent, un souffle rare de tendresse et de pureté.

Le mariage d'une personne libre non plus avec un affranchi, mais avec une personne esclave, pouvait-il donner lieu à un dissentiment entre la législation civile et l'Église ? La question est intéressante et délicate. En l'examinant de près, on se convainc que l'union d'un homme libre avec une femme esclave appartenant à autrui ou avec sa propre esclave n'était pas de nature à soulever un conflit réel[35]. Sans doute, dans la stricte rigueur du droit romain, une telle union ne constituait pas un mariage : mais il pouvait exister entre l'homme libre et l'esclave le lien, honnête encore, du concubinatus. Cette étrange institution de la loi romaine différait du mariage réel en ce qu'il n'en résultait d'effets civils ni pour les deux conjoints ni pour leurs enfants : c'était une sorte de mariage morganatique[36]. Mais il différait plus encore d'une liaison immorale, fortuite, passagère : il s'en éloignait par le sérieux, l'affection prolongée, une certaine dignité extérieure. Il s'en rapprochait seulement par la qualité des personnes : en général le concubinatus se contractait avec une femme de condition inférieure : telle fut l'union de Constance Chlore avec sainte Hélène, mère de Constantin, union que l'historien Zosime, malgré sa malveillance, n'a pu flétrir[37]. Quelquefois la concubina était une affranchie ou une esclave[38]. On comprend que lorsqu'un lien de cette nature existait entre un homme libre et une femme esclave, l'Église n'hésitait pas à le valider : dès que ses lois à elle avaient été observées, elle ne s'inquiétait pas de la dénomination que le droit civil attachait à une union valable au point de vue religieux[39]. Si le XVIIe canon apostolique écarte du sacerdoce le chrétien époux d'une esclave, c'est sans doute par crainte que l'indépendance de son caractère ne se trouve altérée par une alliance de cette nature, surtout si l'esclave appartient à autrui : mais les termes mêmes du canon montrent bien que l'Église reconnaissait la validité de tels mariages. En ce qui concerne l'union d'un maître avec sa propre esclave, il existe dans ce sens des textes formels. Voici le cas prévu par eux. La concubine esclave d'un maître païen se convertit au christianisme. Doit-elle être admise au baptême ? On verra tout à l'heure avec quelle sévérité l'Église jugeait les mariages entre païens et chrétiens. Mais quand une femme déjà mariée à un païen se convertissait, l'Église n'exigeait pas que le mariage fût rompu. C'est en ce sens que saint Paul a dit : Le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et que, prévoyant le cas où un chrétien, marié avant sa conversion, aurait pour épouse une femme demeurée païenne, il ajoute : et la femme infidèle est sanctifiée par le mari fidèle[40]. L'Église agit de même par rapport à la concubine esclave. Elle la considéra comme la véritable épouse du maître païen à qui elle était unie, et l'admit au baptême, à la condition que cette esclave eût pour son maître la fidélité d'une femme vraiment mariée ; qu'elle se considérât elle-même comme telle, et remplit tous les devoirs que cet état lui imposait. Tel est le sens évident de ce passage des Constitutions apostoliques : La concubine esclave d'un maître païen doit, si elle n'est unie qu'à lui, être reçue dans l'Église. Mais si en même temps elle s'abandonne à d'autres, qu'elle soit rejetée[41]. Saint Augustin dit de même : Pour la concubine qui s'engage à ne pas s'unir à un autre homme, même pour le cas où celui à qui elle est soumise la renverrait, on se demande avec raison si elle ne doit pas être admise au baptême[42]. C'était l'intention des parties manifestée par les circonstances qui, en droit romain, déterminait s'il y avait mariage, concubinat, ou simple liaison passagère et immorale : l'Église suivait la même règle pour le cas exceptionnel qui nous occupe, et, d'après la conduite de l'esclave, jugeait si celle-ci devait être considérée comme étant ou non une véritable épouse. Mais là encore elle faisait prévaloir, contrairement au droit romain, le principe de l'indissolubilité : le concubinatus avec une esclave pouvait, d'après la loi païenne, être rompu par la volonté du maître : l'Église exigeait que l'esclave baptisée se considérât toujours comme mariée, et, même répudiée par son conjoint, prit l'engagement de ne pas contracter une autre union du vivant de celui-ci.

Les mariages entre hommes libres et femmes esclaves ne durent pas être rares dans la naissante société chrétienne, si éprise de l'humilité, de la pauvreté, si habituée à mettre les dons de l'âme au-dessus des distinctions du rang et de la fortune. Non-seulement beaucoup de chrétiens des premiers siècles ne rougissaient pas d'épouser des esclaves, mais une esclave pouvait devenir, de la part d'un chrétien, l'objet d'un amour si chaste, si pur, que l'ombre d'un désir en eût alarmé la délicatesse. Lisez le début du Pasteur d'Hermas : l'auteur de cet étrange et ravissant poème du Ier siècle y parle d'une jeune fille esclave en termes aussi passionnés, aussi tendrement et tristement respectueux, que n'importe quelle page de la Vita nuora de Dante :

Celui qui m'avait nourri vendit comme esclave, à Rome, une jeune fille élevée avec moi. Après plusieurs années je la retrouvai et la reconnus : et je commençai à la chérir comme une sœur. Au bout de quelque temps je la vis qui se baignait dans le Tibre : je lui tendis la main et l'aidai à sortir du fleuve. Après l'avoir vue, une pensée monta dans mon cœur, et je me dis : Heureux si j'avais épousé une femme semblable à celle-ci par la beauté et la vertu ! Ma pensée n'alla pas plus loin. Quelque temps après, je me promenais, occupé de cette pensée, honorant la créature de Dieu et songeant combien elle est noble et belle. Au milieu de ma promenade, je m'endormis. L'esprit de Dieu m'enleva et me porta dans un lieu désert. Le ciel s'ouvrit, et je vis la femme que j'avais désirée : elle me fit signe du haut du ciel et dit : Hermas, je te salue. Levant la tête vers elle, je répondis : Ma Dame, que fais-tu là ?J'ai été reçue, me dit-elle, pour accuser tes péchés auprès de Dieu. — Ma Dame, lui dis-je, m'accuseras-tu ?Non, répondit-elle, mais écoute. Dieu est irrité contre toi parce que tu t'es rendu coupable de péché envers moi. — Ma Dame, en quoi ai-je péché envers toi ? en quel lieu et à quel moment ai-je prononcé devant toi une parole déshonnête ? Ne t'ai-je pas toujours considérée comme ma Dame ? ne t'ai-je pas toujours respectée comme ma sœur ? pourquoi me reproches-tu des choses aussi horribles ? Alors, souriant, elle me dit : Un désir mauvais est monté dans ton cœur[43].

Qu'on ne l'oublie pas, l'héroïne de ce délicieux récit, la Dame d'Hermas, est une esclave. J'hésite à voir ici, avec Ozanam, le triomphe de l'amour platonique, d'un amour si épuré qu'il se reproche jusqu'à la pensée légitime du mariage[44]. Il est certain, au contraire, qu'Hermas était marié au moment où il retrouve la compagne de son enfance[45] : c'est pourquoi, si chaste que soit le sentiment éprouvé par lui, il lui est reproché comme un crime. Mais si Hermas l'avait rencontrée plus tôt, il eût sans doute épousé l'objet de ce culte ardent et respectueux : quelle pure fête, quelle douce idylle eût été ce mariage d'esclave ! Même si l'on ne veut voir dans cette page autre chose qu'une création idéale, un admirable roman, il est impossible de n'y pas reconnaître un frappant exemple de la transformation que le christianisme avait déjà fait subir aux mœurs et au langage à l'époque où elle fut écrite. Aucun écrivain païen n'a parlé ainsi de l'amour, et de l'amour d'une esclave.

 

III

Tous les textes que j'ai rapportés sont relatifs à l'union de l'homme libre avec la femme esclave. Celle de la femme libre avec l'esclave d'autrui ou son propre esclave était-elle possible ? Il faut distinguer. Jusqu'à Constantin le commerce de la matrone avec son esclave demeura impuni : mais aucun lien légal, pas même celui du concubinatus, n'en pouvait résulter. Le commerce d'une femme libre avec l'esclave d'autrui était moins favorisé encore : il constituait le délit si sévèrement puni par le sénatus-consulte Claudien, et qui, selon les circonstances, entraînait pour la matrone coupable la perte de sa liberté ou au moins de son ingénuité. Il est vrai de dire que le sénatus-consulte Claudien, rendu en 53, fut peu observé ; qu'avant le règne de Vespasien il était déjà tombé en désuétude, et que, remis en vigueur par cet empereur, il dut être renouvelé par Constantin : bien qu'il n'ait été abrogé que par Justinien, il semble, en pratique, avoir été rarement exécuté[46]. Mais, en droit, la question se résume ainsi : le commerce de l'esclave avec sa maîtresse ne peut engendrer aucun lien légal, celui de la femme libre avec l'esclave d'autrui est un délit. C'est ici que paraît avec éclat l'indépendance de la loi ecclésiastique. Un pape fut, au ine siècle, conduit par les circonstances à déclarer nettement la validité du mariage religieux contracté entre une femme chrétienne et un esclave. Cette décision intervint à l'occasion d'une situation étrange et compliquée, sur laquelle des détails assez étendue sont nécessaires.

Le nombre des patriciens et des nobles convertis au christianisme était très-grand au IIIe siècle, Parmi ces illustres membres de l'Église, la proportion des hommes et des femmes était fort inégale. Beaucoup de patriciennes demandaient le baptême, alors que leurs pères ou leurs frères, convertis peut-être au fond du cœur, refusaient de changer ostensiblement de religion, et d'embrasser un culte qui, à cette époque, leur aurait fermé presque absolument la carrière des honneurs et des charges auxquels leur naissance leur donnait droit, les aurait exclus de la vie publique, dont les actes, dit M. Léon Renier, étaient alors si étroitement unis à la religion, qu'il était impossible de remplir quelque magistrature sans faire pour ainsi dire à chaque instant preuve de paganisme[47]. De cette inégalité numérique naissait un grand embarras.

L'Église blâmait plus sévèrement encore au IIIe siècle qu'elle ne le fit dans la suite les mariages entre païens et chrétiens. Elle voulait que le mariage produisit toutes ses harmonies[48], et disait avec Tertullien : Les femmes chrétiennes doivent se marier dans le Seigneur, c'est-à-dire avec un chrétien[49] ; elle ajoutait même, dans l'énergique langage de saint Cyprien : Contracter avec un infidèle le lien du mariage, c'est prostituer aux païens les membres de Jésus-Christ[50]. Pour elle, la femme chrétienne était un temple que profane la présence d'un étranger[51]. Le concile d'Elvire appelle le mariage d'une chrétienne et d'un païen un adultère de l'âme[52]. L'expérience des persécutions avait appris aux premiers fidèles à se défier de telles unions. On avait vu des maris épier les secrets de leurs femmes chrétiennes et les livrer aux persécuteurs[53] : d'autres traîner eux-mêmes leur femme à l'autel des faux dieux, lui tenir la main pour la contraindre à offrir l'encens, malgré les protestations de la malheureuse qui criait : Ce n'est pas moi, c'est vous qui le faites[54] : bien souvent l'épouse, en butte à une persécution domestique, avait fini par abjurer, ou par renfermer dans son cœur une foi qu'elle n'avait plus la faculté de traduire par des actes[55] : presque toujours l'éducation des enfants avait été arrachée à la mère chrétienne par un époux idolâtre[56]. Les Actes des martyrs sont pleins de faits de cette nature, et saint Justin raconte des injures plus odieuses encore infligées à la conscience d'une chrétienne par l'immoralité d'un mari païen[57]. Telles étaient les graves raisons qui avaient amené l'Église à réprouver[58] à cette époque les mariages mixtes.

Cette réprobation faisait aux patriciennes converties aine situation fort délicate. Comme leur nombre dépassait celui des patriciens chrétiens, il était impossible que toutes, si elles voulaient demeurer fidèles au désir de l'Église, épousassent des maris d'une naissance semblable à la leur. Or la politique romaine, jalouse de conserver dans les grandes familles la pureté du sang, avait pris les plus sévères mesures pour imposer aux patriciennes des alliances exclusivement aristocratiques. Sous Marc Aurèle et Commode, un sénatus-consulte déclara que toute femme ou fille de famille sénatoriale qui épouserait un homme n'ayant pas rang de clarissime perdrait elle-même ce titre[59] et ne pourrait le transmettre à ses enfants. Beaucoup de nobles romaines se seraient difficilement résignées à cette perte : un cruel combat dut se livrer dans le cœur de plus d'une convertie qui, en embrassant l'humilité chrétienne, n'avait point abjuré tout orgueil aristocratique, et ne voulait ni devenir infidèle à l'Église en épousant un païen, ni déchoir de sa dignité en s'alliant à un homme sans naissance.

Bien des nobles païennes, dans le seul intérêt de leur indépendance, trouvaient moyen d'éluder la loi : quoique, par la facilité des divorces, le joug du mariage fût devenu à cette époque bien léger, l'obligation d'être soumises à un époux d'égale naissance était encore trop pesante pour la mollesse de leurs cœurs : il leur fallait trouver un mari qui ne gênât en rien la liberté de leurs désirs, qui leur dût sa fortune et tremblât devant elles. Elles imaginèrent d'épouser des affranchis ou même des esclaves. De telles unions étaient sans valeur aux yeux de la loi romaine. Aucune femme ne pouvait épouser un esclave : de plus, par une exception à la règle générale permettant le mariage entre ingénus et affranchis, aucun descendant en ligne directe d'une famille sénatoriale ne pouvait, d'après la loi Julia de maritandis ordinibus, épouser une personne qui ne fût pas ingénue : un tel mariage était nul de droit, nuptiœ non erunt[60]. Des unions de cette nature ne faisaient pas, par conséquent, perdre aux patriciennes le titre de clarissimes, comme l'eût fait un mariage valable avec un plébéien de naissance libre ; de plus, elles n'imposaient aux caprices de patriciennes dissolues aucune retenue, aucun joug[61]. Une patricienne convertie au christianisme, qui n'avait pu trouver dans les rangs de l'aristocratie un époux partageant sa foi, qui ne voulait pas, en épousant un plébéien ingénu, faire le sacrifice de son rang, devait être tentée de suivre de tels exemples, et de chercher, parmi les affranchis ou même les esclaves chrétiens, un mari à qui elle pût confier sa jeunesse. Mais un doute se présentait naturellement à son esprit : la loi romaine ne donnait pas à ces unions la valeur d'un contrat légal, elles n'étaient pas même, en droit, un concubinatus, mais elles demeuraient. un véritable concubinage : l'Église les élèverait-elle à la dignité de sacrement ? consentirait-elle à leur imprimer, comme dit Tertullien, le sceau de sa bénédiction ? les compterait-elle parmi ces mariages qui ont les anges pour témoins et qui sont ratifiés par le Père céleste ?[62] Le pape Calliste répondit affirmativement, et, en déclarant de telles unions légitimes devant Dieu, il proclama hautement la distinction de la loi civile et de la loi religieuse, et l'indépendance du mariage chrétien.

Ce curieux épisode nous est révélé par un passage des Philosophumena, dont le texte, d'abord obscur, a été élucidé par le savant abbé Le Hir, et présente aujourd'hui un sens tout à fait certain. En voici la traduction littérale : Aux femmes constituées en dignité, si elles étaient sans époux, et dans l'ardeur de la jeunesse et qu'elles ne voulussent pas perdre leur dignité en contractant un mariage légal, il (Calliste) permit de prendre pour époux soit un esclave, soit un homme libre de toute condition[63], et de le considérer comme époux légitime, quand même, selon la loi, elles ne pourraient être valablement mariées avec lui[64].

L'inscription suivante, découverte dans une partie du cimetière de Calliste dont tous les tombeaux sont du siècle, fait peut-être allusion à l'un de ces mariages inégaux que l'Église ratifiait malgré la loi :

ÆLIVS SATVRNINVS

CASSIÆ FERETRIÆ CLARISSIMÆ

FEMINÆ COIVGI BENEME

RENTI...

Ælius Saturninus ne prend point lui-même ce titre de clarissime qu'il donne à sa femme. Ou bien, par un sentiment d'humilité qui n'est pas sans exemple dans l'épigraphie chrétienne, il se tait volontairement sur sa propre noblesse (mais alors comment rappelle-t-il celle de sa femme ?), ou bien il est un de ces époux d'origine ou de condition servile dont l'alliance, nulle aux yeux du droit civil, ne faisait pas perdre à une clarissima femina ses privilèges et ses titres[65].

La décision prise par le pape Calliste fut blâmée par certains contemporains comme un acte de complaisance coupable : l'auteur des Philosophumena s'est fait l'écho de cette accusation. D'après lui, on vit les femmes chrétiennes engagées dans les liens de ces mariages inégaux imiter les mœurs de leurs contemporaines païennes, et, rougissant de leur fécondité, recourir, comme elles, à la pratique des avortements. Il se peut que de tels excès aient été commis par quelques-unes. Mais il serait souverainement injuste d'en rendre responsable le pape Calliste, et il me parait probable que la décision si humaine, si compatissante et en même temps si conforme au droit naturel et à la justice chrétienne, qu'il rendit à cette époque, loin de pousser les patriciennes converties sur cette coupable pente, eut au contraire pour effet de les retenir dans le devoir, en leur montrant la possibilité de mettre leur conscience d'accord avec leurs susceptibilités aristocratiques. Postérieurement à cette loi, quelques-unes de celles en faveur de qui elle avait été portée purent commettre des fautes : mais il est probable que, si elle ne l'avait pas été, il y eût eu des fautes plus nombreuses et plus graves, causées par la situation délicate et en apparence inextricable que la décision du pape Calliste eut pour but de dénouer.

La discipline établie par saint Calliste ne fut-elle que passagère et accidentelle, née d'une situation particulière et destinée à disparaître avec elle, ou Mea demeura-t-elle en vigueur même après la paix de l'Église, quand la disproportion entre le nombre des clarissimes des deux sexes convertis au christianisme eut cessé ? Au premier abord la réponse à cette question parait douteuse. Constantin, en 314, renouvela le sénatus-consulte Claudien, et, en 326, édicta des peines terribles contre les matrones qui auraient eu commerce avec leurs esclaves[66]. Cela paraît en contradiction avec la décision du pape Calliste. Mais il faut se rappeler que, en ces matières, la législation des princes chrétiens eux-mêmes ne fut pas toujours conforme aux lois de l'Église : saint Jean Chrysostome appelle les lois civiles relatives au mariage des loi étrangères[67], et parlant du divorce, saint Ambroise s'écrie : La loi humaine permet, mais la loi divine défend[68]. En 468, une loi de l'empereur Anthémius s'appuyant sur celle rendue par Constantin en 396 mais en exagérant certainement la portée, décima nul et délictueux tout mariage contracté par uni femme ingénue avec son ancien esclave, même préalablement affranchi[69]. Cette constitution, que rien ne peut justifier, est en opposition formelle avec l'esprit chrétien : non-seulement elle dépasse la pensée de Constantin, mais encore elle aggrave le droit antique. En ces délicates matières du mariage, l'Église seule ne varia jamais : les législations humaines oscillèrent sans cesse entre deux extrêmes, en certains points, comme le divorce, accordant à la liberté ce que la conscience défend, en d'autres points, par exemple en ce qui concerne les esclaves, refusant à la liberté ce que le droit naturel lui accorde. Dans la législation des empereurs chrétiens il y eut de temps en temps, au milieu même d'un progrès réel, comme de brusques retours de l'esprit païen. L'Église ne pouvait suivre ces fluctuations et devait leur soustraire ce domaine des consciences qui est soumis à sa juridiction, et où elle seule a droit d'entrer : il semble donc certain que, tout en tenant compte de la différence des temps et des circonstances, les successeurs du pape Calliste maintinrent doucement et fermement, sinon dans sa lettre, au moins dans son esprit, la discipline instituée par ce pontife. Il est même probable que, par un développement naturel et logique, elle fut peu à peu étendue, non-seulement au cas tout particulier résolu par Calliste, mais encore à tout mariage entre personnes libres et esclaves. Saint Ambroise[70], qui se montre peu favorable à ces mariages inégaux, donne le conseil de les éviter, afin de n'avoir que des enfants qui puissent hériter de leurs pères : mais il ne les condamne pas.

Il reste encore, cependant, quelques obscurités sur cette question : M. de Rossi les expose et les résout avec sa sincérité et sa science accoutumées dans une dissertation à laquelle j'ai déjà plusieurs fois renvoyé le lecteur[71]. Au VIIIe siècle, la discipline de l'Église était tout à fait affermie dans le sens indiqué plus haut : deux conciles, l'un de 752, l'autre de 759, reconnaissent formellement la validité des mariages contractés, avec connaissance de cause, entre des personnes libres et des esclaves[72]. Quand même la prudence des chefs de l'Église, obligés de diriger au milieu d'une société violemment agitée la marche pacifique du progrès chrétien, aurait apporté quelques retards à l'épanouissement définitif de cette discipline, il n'en faudrait pas moins reconnaitre qu'elle était tout entière en germe dans la décision du pape Calliste. Celle-ci doit être considérée comme un des actes les plus évangéliques dont l'histoire ait gardé le Souvenir. Le jour où le successeur de Zéphyrin rendit la sentence rapportée par l'auteur des Philosophumena, il fit à l'institution païenne de l'esclavage une profonde blessure. L'Église primitive, je l'ai déjà dit, et il n'est pas inutile de le répéter, a plus changé le monde par ses actes que par ses paroles. On ne la voit ni promulguer de pompeuses déclarations des droits de l'homme, ni réprouver l'esclavage en principe, au risque de provoquer une révolte des esclaves, ni proclamer hautement l'égalité des classes et la liberté du mariage chrétien. Elle sait Combien sont vaines les paroles que l'effet ne suit point, quelles agitations elles font naître, que d'espérances elles suscitent pour les tromper ; elle se tait donc jusqu'à ce que le moment d'agir soit venu. Ce moment venu, elle agit avec décision, tirant des principes de l'Évangile leurs conséquences, non pas toutes à la fois, mais l'une après l'autre, selon que la Providence lui en fournit l'occasion. Elle n'appelle pas les esclaves à secouer le joug, mais elle incline l'un vers l'autre le cœur du maître et de l'esclave, elle place sur ses autels des esclaves canonisés, et, par l'humilité, par la charité, elle atténue la pratique de l'esclavage, jusqu'à ce qu'il ait disparu des mœurs peu à peu, sans convulsions, sans secousse, sans qu'on sache à quel jour et à quelle heure, comme une eau qui s'écoule. De même elle ne déclame pas dans ses chaires contre les restrictions antisociales, antichrétiennes, apportées par l'orgueil romain à la liberté des mariages ; mais quand des consciences émues, quand des cœurs troublés, viennent lui demander de consacrer l'union de la patricienne et de l'esclave, elle ouvre sa main pleine de bénédictions, sans s'inquiéter de ce que permet ou défend le droit romain. Telle est la condition de la vraie force : elle est modérée, elle est douce, elle parle peu, mais ses paroles sont des actes, et ses actes changent le monde.

 

 

 



[1] S. Augustin, De virginitate, 1.

[2] S. Matthieu, V, 31, 32 ; S. Marc, X, 11 ; S. Luc, XVI, 18.

[3] I Cor., VII, 10, 11.

[4] I Cor., VII, 10, 11. — S. Grégoire le Grand qualifie de crime énorme, tantum nefas, la séparation violente de deux esclaves mariés, et menace des censures ecclésiastiques l'évêque qui l'avait soufferte dans son diocèse. Ép. III, 12, ad Maximianum.

[5] Pline, Hist. nat., XXXIII, 6.

[6] Si serva servo quasi dotem dederit... Ulpien, au Dig., XXXIII, III, 39.

[7] Orelli, 2846. cf. Paul, Ulpien, au Dig., XXXIII, II, 14, § 3 ; VII, 12, §§ 7, 33.

[8] Virgile, Énéide, III, 348.

[9] Allusion aux bains communs aux deux sexes qui étaient en usage à cette époque. Sur les efforts des meilleurs empereurs et du christianisme pour détruire cette coutume immorale, voir le commentaire de Godefroi sur le livre IX, titre III, loi 3, du Code Théodosien.

[10] Clément d'Alexandrie, Pædagogium, III, 5.

[11] Clément d'Alexandrie, Pædagogium, III, 12.

[12] Clément d'Alexandrie, Pædagogium, III, 11.

[13] S. Jean Chrysostome, In Genesim, Homilia, XXXVI, 4.

[14] Const. apost., III, 34.

[15] Const. apost., VIII, 32.

[16] Const. apost., VIII, 32.

[17] S. Jean Chrysostome, In Ep. ad Ephes. 4, Homilia XV, 3.

[18] Ad Ephesios, V, 32.

[19] S. Ignace, Ad Polycarpum, 5.

[20] S. Jean Chrysostome, In I Cor. Homilia III, 6, 7.

[21] Lactance, Div. Inst., VI, 3. Cf. Epitome Div. Inst., 66.

[22] S. Ambroise, De Abraham., I, 4 ; Cf. II, 11.

[23] S. Jean Chrysostome, In illud : Propter fornicationem, etc., Homilia I, 4.

[24] S. Jean Chrysostome, In I Cor. Homilia XII, 4, 5.

[25] S. Augustin, Sermo IX, 4, 9.

[26] S. Augustin, Sermo CCXIV, 3.

[27] S. Jean Chrysostome, In Ép. ad Ephes. Homilia XXII, 2.

[28] S. Jean Chrysostome, In I Thess. Hom. V, 2

[29] S. Jean Chrysostome, In II Timoth. Hom. III, 2.

[30] S. Jérôme, Ép. 80.

[31] Cicéron, Pro Sextio, 42.

[32] Code Justinien, VI, III, 8.

[33] Orelli, 284.

[34] Orelli, 4643.

[35] Un rescrit d'Alexandre Sévère déclare que l'union d'un homme libre avec une esclave, même contre la volonté du maitre de celle-ci, ne constitue pas un délit. Code Just., VII, XVI, 3 (anno 226).

[36] Heineccius, Syntagma antiq., livre I, § 42, appendice.

[37] Zosime, II, 8. — Cf. A. de Broglie, L'Église et l'Empire romain au IVe siècle, t. I, p. 189, note 1 ; De Champagny, Les Césars du IIIe siècle, t. III, p. 293, note 2.

[38] SEPTIMÆ CONCUBINÆ SIVE SERVÆ SIVE LIBERTÆ. Orelli, 2978.

[39] Le concile de Tolède de l'an 400 défend, dans son canon IV, d'avoir à la fois uxorem et concubinam, mais il permet unius mulieris, aut uxoris, aut concubinæ, ut ei placuerit, conjunctionem. (Hardouin t. I, p. 990.) Au milieu du VIIe siècle, S. Isidore de Séville s'exprime encore dans les mêmes termes. La distinction entre l'uxor et la concubina était donc purement civile. Voir Gratiani, Decretum, pars I, dist. 34, c. IV, V, cité par Maynz, Cours de Droit romain, t. III, p. 75, note 25.

[40] I Cor., VII, 12, 13, 14. Voir le commentaire de ce texte par Tertullien, Ad uxorem, II, 2, et S. Augustin, De conjugiis adulterinis, I, 13, 18, 19, 20, 21.

[41] Const. apost., VIII, 39.

[42] S. Augustin, De fide et operibus, 19.

[43] Hermas, Pastor, I, visio I, 1.

[44] Ozanam, La civilisation au Ve siècle, t. II, p. 106.

[45] Pastor, I, visio I, 3 ; visio II, 2.

[46] Tacite, Ann., XII, 53 ; Suétone, Vespas., 11 ; Code Théod., IV, XI, 1 ; Code Just., VII, XXIV.

[47] Léon Renier, Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 4 et 18 août 1865. — Cf. Tertullien, Apolog., 46 ; Minutius Félix, Octavius, 31.

[48] S. Ambroise, Expos. Evang. sec. Lucam, VIII, 3.

[49] Tertullien, Ad uxorem, II, 1, 3.

[50] S. Cyprien, De lapsis, 6. Cf. Testimoniorum, III, 62.

[51] Tertullien, Ad uxorem, II, 1, 3.

[52] Concilium Eliberitanum, anno 303, canon XV, ap. Hardouin, t. I, p. 251.

[53] Acta SS. Agape, Chionia, Irene, 6, ap. Ruinart, Acta sincera, p. 424 ; S. Jean Chrysostome, Hom. De SS. Domnina, Bernice et Prodosce, 4, 5.

[54] Lettre de Caldonius à S. Cyprien, Ép. 18 inter Cyprianicas.

[55] Tertullien, Ad uxorem, II, 4, 5.

[56] Acta SS. Speusippi, Eleusippe, etc., ap. Acta SS. Januarii, t. II, p. 438.

[57] S. Justin, Apolog., II, 2.

[58] Jam non suadet, sed exserte jubet. Tertullien, Ad uxorem, II, 1. — A la fin du IVe siècle et au commencement du Ve, les mêmes raisons n'existant plus ou ayant beaucoup perdu de leur force, la discipline de l'Église inclinait à une plus grande tolérance des mariages mixtes : S. Augustin, De fide et operibus, 19 ; De conjugiis adulterinis, I, 25. Cependant S. Ambroise les condamne formellement, Ép. 19.

[59] Ulpien, au Dig., I, IX, 8. — M. de Rossi a découvert dans la catacombe de S. Calliste, parmi plusieurs épitaphes de Cæcilii clarissimi, celle d'une Cæcilia qualifiée seulement honesta femina : sans doute cette descendante d'une race patricienne avait épousé un mari de rang inférieur, et perdu ainsi le droit de faire mettre sur sa tombe son titre sénatorial. Roma sotterranea, t. II, p. 144.

[60] Paul, Modestin, au Dig., XXIII, II, 42, 44.

[61] Tertullien, Ad uxorem, II, 8.

[62] Tertullien, Ad uxorem, II, 8,

[63] C'est-à-dire même affranchi.

[64] Philosophumena, IX, 11. — Voir Le Hir, Études bibliques, t. II, p. 359, 360 ; de Rossi, Bullett. di arch. crist., 1866, p. 23. — Cf. Cruice, Hist. de l'église de Rome de l'an 192 à l'an 224, p. 348-350.

[65] De Rossi, Bullett. di arch. crist., 1866, p. 25.

[66] Code Théodosien, IV, XI, 1 ; IX, IX, 1.

[67] S. Jean Chrysostome, In Genesim Homilia LVI, 2. Cf. Quales ducendæ sunt uxores Homilia III, 1.

[68] S. Ambroise, Expos. Ev. sec. Lucam, VIII, 5.

[69] Anthémius, Novelle, I, § 2, 3.

[70] S. Ambroise, De Abraham, I, 3.

[71] Bull. di arch. crist., 1866, p. 25.

[72] Consilium Vermeriense (Verberie), canon XIII ; consilium Compendiense (Compiègne), canon V ; apud Labbe, Conc., t. VI, pages 1659 et 1695.