FUSTEL DE COULANGES

 

CONCLUSION.

 

 

S’il fallait à tout prix trouver un terme pour définir M. Fustel de Coulanges, nul peut-être ne conviendrait mieux que celui de distinction.

La distinction apparaissait jusque dans sa personne extérieure, dans ce corps long et amaigri, dans ce front large et haut, dans ce nez effilé, dans ces yeux petits et vifs, dans ces lèvres minces, dans cette voix faible, mais claire et fine, dans cette tenue un peu gauche, mais exempte de toute vulgarité.

Il avait une âme honnête, fière et droite. S’il désapprouvait les choses dont il était témoin, sans pouvoir les empêcher, il s’enfermait dans un silence dédaigneux qui était de sa part la pire des condamnations. Mais s’il espérait que son intervention serait efficace pour conjurer une injustice, il ne craignait pas de s’engager à fond avec une ténacité douce et patiente que rien ne rebutait. Scrupuleux observateur de tous ses devoirs, il apportait presque autant de soin dans les inter rogations du baccalauréat ou dans la vérification des dépenses de l’École normale que dans ses recherches d’érudition. On ne le vit jamais flatter les puissants ni s’humilier devant eux ; il aimait mieux rester à distance dans une attitude correcte et digne. Si âpre que soit aujourd’hui la lutte pour la vie, il ne demandait ni aux relations mondaines, ni aux coteries, ni à l’intrigue, ni au charlatanisme ses moyens de succès ; il ne comptait que sur son talent. Professeur à la Sorbonne, directeur d’une de nos grandes écoles, membre de l’Institut, il s’est élevé facilement au sommet de la hiérarchie universitaire et intellectuelle parce qu’il était là pour ainsi dire à sa place nécessaire, et cela non plus n’était point banal.

Est-il besoin d’ajouter que sa manière d’entendre l’histoire et la méthode historique n’était pas celle de tout le monde ? Il n’a certes pas eu la prétention de renouveler de fond en comble la connaissance de l’antiquité et du moyen âge. Mais ses détracteurs eux-mêmes sont obligés d’avouer qu’il y a creusé profondément son sillon et qu’aucune œuvre n’est plus suggestive que la sienne. La répugnance qu’il éprouvait à souscrire de confiance aux opinions reçues, le souci qu’il avait de tout étudier dans les sources, la tendance invincible de son esprit à tenir d’abord pour suspectes la plupart des affirmations de ses devanciers, n’étaient que l’indice, ou, si l’on veut, l’excès de sa puissante originalité. Même quand il répétait les théories à la mode, il lui arrivait fréquemment de les présenter sous un jour imprévu, de les établir par des arguments plus solides, parfois aussi de les outrer quelque peu, ne fût-ce que par le tour paradoxal de à forme. C’était chez lui l’effet non d’un dessein prémédité, mais d’un penchant naturel.

La distinction conduit souvent au scepticisme et à la stérilité. Il n’est pas rare que l’horreur des sentiers battus nous égare au milieu des broussailles. A force de viser à l’originalité, on finit par s’abandonner à l’erreur ; à force de raffiner ses idées, on finit par douter de tout. M. Fustel avait une intelligence trop robuste pour glisser dans ce travers. S’il était original, il n’aspirait guère à l’être ; s’il se jetait à la poursuite de la vérité, c’était avec le ferme propos de l’atteindre, et quand il l’avait saisie, il ne la lâchait plus. Ce n’est poing que sa besogne lui parût aisée. Ceux qui croient tout savoir, disait-il, sont bien heureux. Ils n’ont pas le tourment du chercheur. Les demi-vérités les contentent ; les phrases vagues les satisfont. Ils sont sûrs d’eux-mêmes ; ils marchent la tête haute ; ils sont des maîtres et ils sont des juges. M. Fustel n’avait pas tant d’assurance ni tant de présomption. En histoire il n’apercevait pas une seule question qui fût facile à résoudre. Une voix intérieure lui criait sans cesse : Va plus avant ! tu n’as pas encore trouvé le vrai[1]. Mais plus la tâche lui semblait rude, et plus il s’appliquait à la bien remplir. Toujours penché sur ses documents ou plongé dans ses méditations, il ne détachait jamais sa pensée de ses sujets d’étude et il considérait comme perdu le temps qu’il leur dérobait. Même dans ses années de maladie, même sur son lit de mort, c’était là ce qui le préoccupait le plus.

On admire avec raison l’homme qui se sacrifie pour sa foi. Ne méritent-ils pas la même vénération, ceux qui se sacrifient pour la science, ceux qui s’immolent non pas pour une vérité venue du dehors, mais pour une vérité qu’ils tirent d’eux-mêmes ? La science a été la religion de M. Fustel, et elle a fait de lui un martyr. Il savait bien que son labeur imprudent le tuait ; mais il n’avait pas le courage de se modérer. On est lancé, disait-il ; une longue vitesse acquise est derrière vous qui vous pousse, et l’on est comme incapable de s’arrêter[2]. C’est pourquoi il a succombé littéralement sur le champ de bataille, ayant presque la plume à la main, pareil à un soldat blessé qui étreint encore son arme au moment d’expirer.

Sa vie modeste, austère et ennemie du bruit, est une des plus belles qu’il y ait. Quel sort enviable que celui d’un savant qui laisse après lui des élèves, des découvertes dur ables ; des livres dont plusieurs sont des chefs-d’œuvre, et par-dessus tout le renom qui s’attache à un amour si profond et si fécond de la science ! Une gloire si noble, alors même qu’il faut l’acheter par quelques souffrances et par une mort prématurée, n’est pas trop chèrement payée. Combien d’autres, à la place de M. Fustel, Miraient arrangé leur existence tout différemment ! Quant à lui, au risque de se donner les apparences d’un naïf qui se laisse duper pas des chimères, il a toujours ignoré les habiletés de l’égoïsme et les calculs de l’intérêt, et, à envisager l’ensemble de sa carrière, il est certain qu’il n’a pas choisi la plus mauvaise part. Il a pu à sa dernière heure se louer de la façon dont il avait, compris ses devoirs d’historien et d’honnête homme, et sa mémoire n’a pas à craindre que ce témoignage suprême de sa conscience soit démenti par la postérité.

 

 

 



[1] Inédit.

[2] Lettre du 16 août 1888.