FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE X. — Études sur les questions sociales.

 

 

Les questions sociales eurent de tout temps pour M. Fustel de Coulanges un vif attrait. Comme il pensait que l’intérêt est le motif principal des actions humaines, que la protection des intérêts privés et des intérêts collectifs est l’objet essentiel de à société, que les querelles ses partis, que les guerres internationales portent presque toujours sur des questions d’intérêts, il recommandait à l’historien d’examiner avant tout comment chaque peuple avait conçu et organisé à propriété, la justice et l’impôt, et c’est ce qu’il ne manquait pas de faire lui-même. A la Sorbonne, il choisit successivement pour sujets de cours la propriété foncière en Grèce, à Rome, et dans la Gaule franque. C’est encore cette institution qu’il décrivit avec un soin tout spécial dans son grand ouvrage, et, comme s’il eût estimé que le problème n’était jamais assez élucidé, il en reprit les parties les plus obscures dans une série de monographies détaillées.

Dans cet ordre d’idées, un des points qui le préoccupèrent le plus vers la fin de sa vie, ce fut de savoir quel avait été le mode habituel de propriété à l’origine des sociétés. On répète volontiers que les hommes ont partout commencé par le communisme et qu’ils ne sont arrivés à la propriété individuelle qu’avec une extrême lenteur. Cette opinion s’appuie sur deux sortes d’arguments. D’abord, on croit saisir la trace de l’indivision primitive du sol dans une foule d’usages qui ‘se sont perpétués au milieu même de l’époque où l’indivision avait disparu. En outre, partant de ce postulat que les sauvages actuels reproduisent trait pour trait la manière de penser et de vivre ; des premiers hommes, on suppose que les ancêtres les plus, lointains des peuples civilisés ont plus ou moins rapidement traversé une période de propriété collective, qui pour les peuplades stationnaires de l’Afrique et de l’Océanie dure encore aujourd’hui.

M. Fustel avait peine à entrer dans ces théories. Rien n’est plus téméraire à ses yeux que de projeter dans le passé de tous les peuples les mœurs et les coutumes de telle tribu arriérée ou dégradée de la Polynésie ou du Soudan. Est-on sûr d’ailleurs que les explorateurs modernes aient toujours été de bons observateurs ? Ramasser à la hâte quelques renseignements vagues sur l’état des terres dans un pays dont on n’entend point la langue n’est peut-être pas le meilleur moyen de s’éclairer. C’est également pécher contre les règles les plus élémentaires de la méthode que de glaner chez quinze peuples divers quinze menus faits qui, interprétés d’une certaine façon, paraissent concordants, et d’édifier sur ce fragile échafaudage tout un système. Vous apercevez des communautés de village dans l’Inde, dit M. Fustel ; vous rencontrez quelque chose d’analogue dans le mir russe et dans les petits villages de Croatie ; il vous semble à première vue que les Allmenden de la Suisse et de la Néerlande présentent les mêmes traits caractéristiques ; vous rapprochez de tout cela deux lignes de César sur les Germains, une phrase de Diodore sur les îles Lipari, les fantaisies des poètes latins sur l’âge d’or. Vous avez ainsi accumulé un assez bon nombre d’indices, en mêlant les époques et en confondant les peuples. Est-ce assez de cela pour déduire une loi ? La comparaison ne devrait venir qu’après une étude scrupuleuse et complète de chaque peuple. En histoire comme en toute science, l’analyse doit précéder la synthèse. Je voudrais que l’histoire du mir russe, celle du village hindou ou javanais, celle de la communauté agricole de Croatie, et même celle de la mark germanique fussent plus nettement connues qu’elles ne le sont, avant qu’on tirât du rapprochement de ces connaissances une conclusion générale. Je souhaiterais qu’une première génération de travailleurs s’appliquât séparément à chacun de ces objets et qu’on laissât à la génération suivante le soin de chercher la loi universelle qui se dégagera peut-être de ces études particulières[1].

Ce programme, il tâcha de l’exécuter lui-même en ce qui concerne les Grecs, les Gaulois et les Germains. Pour les premiers, il a rédigé un mémoire assez développé sur Sparte. Il choisit Sparte parce que c’est précisément une des villes anciennes que l’on présente volontiers comme ayant pratiqué la communauté le plus longtemps ou en ayant au moins conservé des vestiges[2]. On y a rattaché après coup deux fragments inédits, dont l’un sur la Grèce en général et l’autre sur Athènes. Ce ne sont là évidemment que des ébauches, parfois un peu sommaires, mais dignes pourtant d’être livrées an publie. Pour les Gaulois, il écrivit seulement une dizaine de pages contre une théorie de M. d’Arbois de Jubainville[3]. Il s’étendit beaucoup plus sur les Germains. Nous avons de lui un travail sur la propriété germanique[4], une exposition dogmatique et une discussion critique sur la Marche[5], enfin un article sur le titre de la loi salique De migrantibus[6], sans compter les chapitres qui traitent du même sujet dans l’Histoire des institutions.

La question des origines de la propriété foncière a été embrouillée comme à plaisir par les érudits qui l’ont abordée.

Pour dissiper tout malentendu, M. Fustel commence par définir les ternies du problème. Il ne s’agit pas de savoir si lins les temps tout n fait primitifs l’homme a adopté le régime de l’indivision ou celui de la propriété privée. On peut très bien admettre que l’idée de la propriété est naturelle à l’homme sans aller jusqu’à prétendre que la terre a toujours été un objet de propriété. Il est clair que chez les nomades l’appropriation du sol est à peu près impossible, il n’y a de possible en pareil cas que l’occupation temporaire des pâturages par les tribus en marche. La propriété véritable ne se comprend que dans une société sédentaire et agricole. Les hommes sont probablement demeurés étrangers à cette institution tant qu’ils ont été réduits à la condition de pasteurs et de chasseurs. Il a dû par conséquent s’écouler à l’aurore de l’humanité une période de plusieurs siècles peut-être, où nul n’avait la pensée de revendiquer la possession exclusive d’une parcelle quelconque de terrain.

Mais les partisans de la thèse communiste vont beaucoup plus loin. Ils ne se bornent pas à dire que dans l’état sauvage la propriété foncière n’existait pas. Ils ajoutent que même des sociétés agricoles, même des peuples organisés, ont vécu sous le régime de la communauté. Ces hommes qui labouraient, semaient, moissonnaient, plantaient, n’ont pas songé de longtemps à s’approprier le sol qu’ils travaillaient. Ils n’ont conçu le sol que comme appartenant à tous. C’est Chaque peuple qui a été d’abord propriétaire du territoire entier[7]. Voilà au fond le vrai sujet, et voilà aussi la doctrine que M. Fustel répudie.

Il semble que rien ne soit plus aisé que de distinguer la propriété collective et la propriété privée. Mais les historiens s’y sont plus d’une fois trompés. Il est donc essentiel d’écarter au préalable toute cause d’équivoque.

Dans le régime de l’indivision, la terre est la propriété collective de tout le peuple, de toute la tribu ou de tout le village. Alors, de deux choses l’une : ou bien elle est cultivée en commun, ou bien elle est partagée chaque année par ce peuple, ou cette tribu, ou ce village. L’individu n’exerce sur son champ qu’un droit de culture et de jouissance. Il ne peut ni vendre, ni faire donation, ni laisser à ses enfants ; nul n’hérite et il n’y a pas de testament.

Quant à la propriété privée, elle est susceptible de revêtir deux formes différentes, — Si elle est purement individuelle, non seulement l’homme possède le même champ toute sa vie ; mais encore il peut le vendre, il peut, le donner, il le laisse à ses enfants ou le lègue à qui il veut. Si elle a le caractère familial, ce n’est pas l’individu qui la possède, c’est la famille, la famille présente et la famille future. On la reconnaît à ce triple signe, qu’elle est héréditaire, qu’elle ne passe pas aux femmes, lorsque celles-ci émigrent par le mariage dans une mitre famille, que la vente et le testament sont prohibés ou du moins subordonnés à des restrictions qui les rendent fort rares.

C’est ce dernier genre de propriété que M. Fustel place au début des sociétés.

En Grèce, le fait est tellement avéré qu’on n’a, pour en fournir les preuves, que l’embarras du choix.

Sur les Gaulois, il n’ose se prononcer. Il croit d’après le témoignage de César que la propriété privée dominait parmi eux au moment de la conquête, mais il ignore si c’était la propriété familiale ou la propriété individuelle[8].

Il est beaucoup plus explicite sur les Germains. L’examen minutieux du livre de Tacite atteste, dit-il, que leur droit successoral tend à tenir les biens, au moins les biens principaux, toujours attachés à la famille. Ces biens, notamment la terre, sont assujettis aux trois, règles qui accompagnent partout la propriété familiale : l’hérédité, l’absence de testament et l’exclusion des femmes[9].

N’ayant pas étudié de près les autres peuples, il évitait généralement d’en parler. Néanmoins quelques remarques éparses marquent qu’il inclinait à leur attribuer à tous un système primitif de propriété identique à celui des Grecs et des Romains. Ces communautés de village que Sumner Maine a observées dans l’Inde datent pour M. Fustel des siècles lointains ou prévalait l’indivision de la famille, Sans doute, le village n’est plus aujourd’hui qu’une famille fictive ; mais il a été longtemps une vraie famille ; aussi garde-t-il la règle antique qui était que la propriété appartînt à la famille et non pas à l’individu[10]. Il étend la même remarque à la Bosnie, à la Croatie, à la Serbie, et il ne faudrait pas trop le presser pour lui arracher une proposition pareille sur les Yoloffs d’Afrique et les Caraïbes d’Amérique[11].

Ce n’est pas tout : cette propriété familiale, d’où vient-elle et quels en sont les titres ? Comment telle famille déterminée a-t-elle réussi à accaparer pour toujours telle portion du territoire, et pourquoi cette mainmise sur le sol a-t-elle été respectée par les groupes voisins ? M. Fustel n’a tenté de répondre à la difficulté que pour la Grèce. Déjà dans là. Cité antique il avait dit que les Grecs faisaient dériver de la religion domestique le droit de propriété foncière. Dans un travail bien postérieur, il a reproduit mot pour mot la même assertion. Du moment que les ancêtres défunts réclamaient un tombeau inviolable et constamment accessible à leur descendance, il fallait que la famille mit à perpétuité la possession du tertre qui le recouvrait et de ses alentours[12].

C’est de cette nécessité que naquirent en Grèce les premières propriétés immobilières. Le silence des documents l’a empêché de vérifier si cette idée avait été commune à tous les peuples, et il se défend à cet égard de toute conjecture arbitraire.

Il n’est affirmatif que sur un point : nulle part, d’après lui, le droit de propriété n’a été une création de la loi. La propriété n’est pas une de ces institutions que le caprice des hommes peut à son gré établir ou supprimer ; elle est antérieure à la cité et contemporaine de la famille. Dès qu’il y a eu des familles organisées d’agriculteurs, il y a eu des domaines distincts et héréditaires. Même quand le droit de propriété a été introduit dans une contrée par la volonté du corps social, c’est à une source plus haute qu’on s’est immédiatement efforcé de le rapporter. Ainsi les Grecs prétendaient que les lots avaient été assignés aux diverses familles par le tirage au sort, organe des dieux. Les Hébreux racontaient que chez eux l’Éternel avait procédé en personne à la répartition. Les Étrusques s’imaginaient que Jupiter, possesseur de toutes les terres, avait délégué à l’homme sa propriété sur le sol[13]. L’homme, en un mot, est si désireux de fonder la propriété sur des assises inébranlables qu’il lui prête une origine divine, pour mieux la garantir contre toute entreprise humaine,

M. Fustel déclare que dans toutes ces discussions il n’est guidé que par l’amour de la science. Il aime de répéter que, s’il combat avec tant d’énergie les allégations de Maurer, de Lamprecht, de Laveleye, de M. Viollet, c’est afin de mettre en saillie les défauts d’une certaine école historique. La théorie communiste lui parait en elle-même peu dangereuse ; elle sera incapable, dit-il, de modifier à marche de l’humanité, et il n’y a pas lieu de s’en alarmer. Le régime de la propriété dépend de l’ensemble de l’organisme social. Le meilleur pour un peuple n’est point celui qui satisfait le plus la raison abstraite, mais celui qui s’adapte le mieux à ses mœurs et à ses besoins. C’est à ce dernier que les hommes vont de préférence ; en réalité même ils ne sont jamais appelés à choisir ; ils se contentent de pratiquer le système que les traditions du passé et les nécessités du présent leur fournissent[14]. On aura beau par suite prôner les mérites intrinsèques du socialisme et même s’acharner à lui découvrir de faux antécédents historiques ; ces dithyrambes et ces erreurs ne produiront aucun effet réel. Ce qui est autrement grave, c’est la fâcheuse déviation qu’impriment à la méthode des recherches légèrement conduites. Voilà le grand mal qui effrayait M. Fustel de Coulanges. Au milieu des inquiétudes que provoque parmi nous la diffusion des idées socialistes, son unique soin, chaque fois que son attention se portait sur une thèse favorable aux doctrines de ce parti, était d’apprécier si les auteurs de la thèse s’étaient conformés aux exigences de la science, et tout son chagrin venait de ce qu’ils avaient manqué à ce devoir.

Cette sérénité d’esprit, si étrange au premier abord, a pourtant sa raison d’être. La certitude historique lui procurait cette sorte de paix intérieure qu’engendre la foi religieuse. Il avait sur les questions sociales des idées invariables qui l’affranchissaient de tout souci. Une longue habitude de l’histoire l’avait convaincu que le régime de la propriété priée, loin d’être une institution contre nature, découlait d’un de sentiments les plus vivaces de l’homme, et qu’il ne s’était pas rencontré jusqu’ici un seul exemple d’un peuple stable et agricole s’immobilisant dans l’indivision[15]. Cela suffisait pour le rassurer pleinement. Il voyait en outre qu’il n’était pas au pouvoir du législateur même le plus ingénieux et le plus puissant de façonner à son gré l’humanité ; qu’à Sparte, par exemple, plus la loi s’était évertuée à maintenir l’égalité, plus l’inégalité avait grandi[16], et il en concluait que toute tentative d’un parti quelconque pour violenter la nature humaine et la plier ses utopies aboutirait fatalement à un piteux échec. Il assistait donc, sinon avec indifférence, du moins avec sécurité, aux furieux assauts du socialisme contre le droit de propriété, parce que ce droit a été depuis un temps immémorial la pierre angulaire des sociétés et que tous les peuples sortis de l’état sauvage l’ont jugé indispensable à leur existence.

 

 

 



[1] Nouvelles recherches, p. 4 et 5.

[2] Étude sur la propriété à Sparte, p. 3. La phrase que je cite a été supprimée lors de la réimpression de ce mémoire dans les Nouvelles recherches.

[3] Questions historiques, p, 104 et suiv.

[4] Problèmes d’histoire, p. 107-315.

[5] Ibid., p. 319-356 ; Questions historiques, p. 21-64.

[6] Nouvelles recherches, p. 327-360.

[7] Questions historiques, p. 19.

[8] Questions historiques, p. 106.

[9] Problèmes d’histoire, p. 247.

[10] Nouvelles recherches, p. 32-33.

[11] Questions historiques, p. 22.

[12] Nouvelles recherches, p. 15-20.

[13] La Cité antique, p. 69 ; Nouvelles recherches, p. 26-21.

[14] Problèmes d’histoire, p. 248 ; Questions historiques, p. 117.

[15] L’histoire tout entière se dresse contre les fantaisies socialistes. (Lettre du 8 février 1884 à M. E. Belot.)

[16] Nouvelles recherches, p. 118.