FUSTEL DE COULANGES

 

CHAPITRE VI. — L’Histoire des institutions politiques de l’ancienne France.

 

 

Le 15 mai 1872, M. Fustel de Coulanges donna dans la Revue des Deux Mondes un article qui ressemblait presque à un manifeste.

Il y exprimait cette idée que les invasions germaniques du Ve siècle n’avaient exercé aucune influence directe sur la langue, la religion, les mœurs, le gouvernement et la structure de la société, que si elles avaient transformé tout cela, c’était, pour ainsi dire, à leur insu, que les habitants de la Gaule n’avaient été ni asservis ni dépouillés, que les Barbares n’avaient rien fondé, et que leur présence avait simplement favorisé l’éclosion du règne féodal, déjà, en germe avant leur arrivée.

Cette thèse étonna beaucoup, sinon par la nouveauté, du moins par à hardiesse, et comme elle était exposée sur un ton tranchant et péremptoire, sans le cortège de preuves qui aurait pu la corroborer, plusieurs y virent un pur jeu d’esprit.

A un an d’intervalle, un second article sur la propriété foncière dans l’empire romain et dans la Gaule mérovingienne fit croire que M. Fustel s’obstinait à chercher ailleurs qu’en Germanie les origines de la féodalité, et on se mit à sourire d’une pareille aberration. On espérait encore qu’un éclair de réflexion viendrait tôt ou tard l’arracher à son erreur. Mais, hélas ! on s’aperçut bientôt que le mal était incurable ; car la même théorie reparut, à peine atténuée, dans l’Histoire des institutions politiques de l’ancienne France.

Le premier volume de cet ouvrage fut publié en 1875. Le second, consacré au régime féodal, était annoncé pour l’année d’après. Un troisième était réservé pour l’étude de la royauté limitée par les États Généraux, et un quatrième pour l’étude de la monarchie absolue. Ainsi M. Fustel se flattait d’atteindre en quatre volumes et dans un intervalle de temps assez court la date de 1789. Si ce programme avait été exécuté tel qu’il l’avait conçu, nous aurions eu là une vaste synthèse dans le genre de la Cité antique, malgré des différences de forme dues à la différence des sujets. Mais presque aussitôt il se crut obligé de renoncer à son plan primitif. Ses doctrines provoquèrent en effet un si vif émoi parmi les critiques qu’il sentit la nécessité de les établir encore plus fortement.

On l’avait accusé d’être systématique à l’excès, d’interpréter capricieusement les textes, d’altérer les faits au gré de ses fantaisies. Il voulut convaincre le public qu’il n’avait rien avancé à la légère, qu’il avait consulté tous les documents, et qu’il les avait bien entendus.

De là, une double tâche qu’il entreprit, D’une part, il écrivit une série de mémoires sur quelques-uns des problèmes les plus ardus du haut moyen âge, comme le colonat, la propriété des terres en Germanie, la marche, la justice mérovingienne, les titres romains des rois francs, la loi des Chamaves, le titre De inigrantibus de la loi Salique, l’immunité, la confection des lois sous les Carolingiens, le capitulaire de Kiersy-sur-Oise. Il définit lui-même en ces termes le caractère de ces monographies : Je demande qu’on me permette de les donner sous la forme première qu’ont tous mes travaux, c’est-à-dire sous la forme de questions que je m’efforce d’éclaircir... Je mettrai tous les documents sous les yeux du lecteur ; je le ferai passer par mes investigations, mes hésitations, mes doutes. Je le conduirai par la même route que j’ai suivie. Je lui signalerai aussi les opinions adverses et je lui dirai pour quels motifs je ne m’y range pas. Je lui montrerai enfin mon travail tel qu’il s’est fait, presque jour par jour, et je lui fournirai en même temps les moyens de discuter mon sentiment. C’était là pour lui à la fois une leçon  de méthode et une justification personnelle.

En second lieu il se décida à remanier de fond en comble le volume dont on avait affecté d’être tant scandalisé. Six cents pages lui avaient suffi primitivement pour toute la période comprise entre l’année 60 avant Jésus-Christ et l’année 650 de notre ère ; dans le troisième, il lui en fallût deux mille ; distribuées en quatre volumes[1]. Les parties qu’il y développa le plus furent celles qui concernaient la monarchie franque et l’alleu, puisqu’elles montèrent de cent huit pages à onze cents ; mais toutes fuient revues avec un soin méticuleux. Si quelques chapitres restèrent intacts, la plupart devinrent méconnaissables, et il en est qui acquirent une étendue triple ou quadruple.

D’autres changements furent encore introduits. De distance en distance, M. Fustel donna la liste des sources que l’on a sur chaque époque, en y joignant une appréciation sommaire de leur valeur historique. On lui avait reproché d’ignorer les ouvrages de seconde main ; il cita les‘principaux d’entre eux, non pour faire un vain étalage de bibliographie, mais pour réfuter quelque erreur de Guérard, de Pardessus, de Waitz, de Sohm, de Roth, ou pour leur attribuer le mérite de quelque découverte[2]. Il multiplia les notes et y reproduisit une foule de passages tirés des documents, afin que l’on pût vérifier immédiatement et sur place s’il en avait bien saisi le sens.

Il adopta, enfin un nouveau mode d’exposition. Jusque-là il s’était contenté de décrire les institutions et de raconter les faits en rejetant au bas des pages tout l’appareil d’érudition. Cette fois, il conçut chacun de ses chapitres comme une dissertation hérissée de textes et pleine de discussions[3], comme une sorte d’enquête où il s’agissait d’instruire un procès au grand jour, pièces en main. Peu lui importait que son allure en fût ralentie et sa besogne accrue ; l’essentiel pour lui était de trouver la vérité et de désarmer la critique. Ainsi cet homme qu’on prend volontiers pour un doctrinaire insensible aux objections et sûr de son infaillibilité, a offert ce rare exemple d’un historien que tourmentaient de perpétuels scrupules, qui avait toujours peur de tomber en péché d’erreur, qui ne cessait d’enrichir son arsenal de preuves, et qui n’hésitait pas à anéantir son œuvre pour la rebâtir tout entière sur des bases plus solides.

M. Fustel de Coulanges s’est arrêté dans son ouvrage à la fin de la période carolingienne ; encore ses derniers chapitres ne sont-ils que l’esquisse d’un septième volume qu’il comptait rédiger plus tard, On a essayé de pénétrer le secret de sa pensée sur les temps qui suivirent, à l’aide de ses articles sur la justice féodale et royale. Il faudrait y joindre un rapport écrit à propos d’un concours ouvert par l’Académie des sciences morales sur l’histoire de la noblesse en France et en Angleterre[4]. On trouverait aussi d’utiles renseignements dans ses papiers inédits, notamment dans le long fragment dont j’ai eu l’occasion de me servir plus haut. Mais je sais que vers la fin de sa vie M. Fustel désavouait quelques-uns de ces travaux comme trop superficiels, et qu’il en avait interdit à réimpression.

Dans les limites qu’il n’a pu dépasser, ses vues se dessinent avec une merveilleuse netteté, et il est facile d’en donner une esquisse fidèle.

La Gaule succomba promptement sous les coups des Romains, parce qu’elle était en voie de dissolution et que les discordes civiles y paralysaient la défense. Au fond, ce fut là un bienfait pour elle ; car ses vainqueurs lui rendirent le double service de à protéger contre les peuplades germaniques et ide l’initier à une civilisation supérieure. Aussi ne songea-t-elle jamais à se révolter contre eux, Le pouvoir impérial fut très fort, sans être oppressif, et ce fut encore un précieux avantage, car il n’y avait pas alors de système plus efficace pour assurer l’équilibre des classes et garantir la paix sociale.

Mais au IVe siècle on vit simultanément une aristocratie puissante se constituer, les classes moyennes tomber dans la pauvreté, et l’autorité publique s’affaiblir[5]. Il subsista toujours des empereurs, mais ils cessèrent d’être obéis, et la prépondérance passa décidément aux grands propriétaires fonciers. Le malheur est que cette oligarchie, qui avait la terre, la richesse, l’illustration, l’éducation, ordinairement la moralité de l’existence, ne sut ni combattre ni commander ; elle n’avait ni l’esprit militaire ni le sens du gouvernement, si bien que, sans le vouloir, elle augmenta les causes d’anarchie et compromit la sécurité de l’Empire.

Or il se trouva qu’à ce moment la Gaule fut menacée plus que jamais par les barbares. Ce n’est pas que les Germains fussent à la longue devenus plus redoutables. Il est manifeste, au contraire, que les trois ou quatre derniers siècles avaient été pour eux une époque de trouble et de désordre qui avait énervé leur vigueur et ruiné leurs institutions. Ils n’avaient d’ailleurs aucune haine contre les Romains et ne les regardaient pas comme un ennemi national ; ce qui le prouve, c’est leur empressement à accepter d’eux l’humble condition de colons ou de soldats mercenaires, et la constante fidélité qu’ils leur témoignèrent. Mais les révolutions intérieures, en détruisant le régime de l’ancien État germain, abolirent du même coup tous les goûts et toutes les habitudes de la vie sédentaire, et y firent succéder le régime de la bande guerrière, c’est-à-dire la vie instable, le dégoût pour la culture du sol des ancêtres, l’absence de murs et d’idées fixes[6]. C’est là ce qui précipita les Germains sur les frontières.

L’Empire ne fut pas envahi par de grands peuples organisés, mais par une série de petits groupes, parfois coalisés, dont l’extrême mobilité et le caractère ondoyant déconcertaient la tactique romaine. Plusieurs d’entre eux se contentèrent de traverser la Gaule en la ravageant. Les seuls qui réussirent à s’y établir furent les Wisigoths, les Burgondes et les Francs ; mais il n’est pas vrai qu’ils aient conquis le pays. Si les premiers occupèrent les provinces du Sud-Ouest, les seconds le bassin du Rhône, et les autres le Nord, ce fut en vertu d’un accord conclu avec les Romains. Officiellement, ils furent des soldats de l’Empire, et non pas des envahisseurs. Ils eurent mission de défendre les habitants, non de les violenter, et, s’il leur arriva fréquemment d’enfreindre les clauses du traité, dans bien des cas ils les exécutèrent strictement. Les Gallo-romains ne furent ni réduits en servitude, ni traités en inférieurs. Ils durent simplement recevoir au milieu d’eux et entretenir à leurs frais une population militaire d’origine étrangère. Les hôtes barbares, comme on les appelait, étaient souvent dangereux, quelquefois utiles, toujours gênants, mais n’étaient pas des maîtres[7].

Le régime politique de la Gaule mérovingienne se rapprocha beaucoup du régime impérial. La royauté n’était pas élective, mais héréditaire. Quand elle n’était pas acquise par à guerre civile, elle se transmettait comme un bien patrimonial, en vertu de l’ordre naturel de succession[8]. On pouvait même la léguer par testament ou par simple déclaration de volonté[9]. Seulement deux choses étaient nécessaires ; d’abord l’acte de reconnaissance et d’installation, ensuite la prestation du serment de fidélité par tous les sujets.

L’autorité monarchique n’était tempérée ni par l’aristocratie, ni par le peuple. Les grands ne formaient bas une noblesse de naissance et n’avaient aucun pouvoir propre ; ils n’étaient que de hauts fonctionnaires et ils tiraient toute leur puissance de leurs charges. Le roi avait coutume d’en réunir quelques-uns autour de lui, quand il avait une résolution à prendre ; il vint même un moment, au VIIe siècle, où, il s’habitua à convoquer, sinon chaque année, du moins à de fréquents intervalles, tous les dignitaires laïques et ecclésiastiques du royaume, Mais ces assemblées étaient faites pour éclairer le souverain, non pour lui dicter des ordres ; elles étaient un moyen de gouvernement, non un instrument de liberté. Le peuple n’y jouait qu’un rôle très effacé, Il se composait uniquement des, hommes que les grands avaient amenés avec eux ; c’était une foule inférieure et subordonnée, qui n’était qualifiée ni pour représenter la nation, ni pour détendre ses intérêts ; elle ne délibérait et ne votait sur rien. A la fin de la session, le roi paraissait devant elle ; il lui signifiait ses décisions ; il l’invitait peut-être à les approuver par ses acclamations, et il finissait ordinairement par une harangue où il l’exhortait à l’obéissance et au respect des lois. Dans tout cela, il n’y rien qui ressemble à un système régulier de libertés publiques.

Héritiers des empereurs, les rois Francs s’efforcent de les imiter en toutes choses. Ils sont les maîtres de la paix et de la guerre, des impôts, des lois, de la justice[10] ; ils vont même jusqu’à intervenir arbitrairement dans les affaires privées. Ils font revivre le crime de lèse-majesté. Ils se parent des insignes et des titres romains ; ils adoptent les formes de la phraséologie romaine ; ils exigent qu’on leur parle sur un ton d’extrême humilité. Francs et Gallo-romains sont également leurs sujets ; ils ne sont pas durs pour les uns et faibles pour les autres ; quand il s’agit de commander, ils ne distinguent pas les races.

Le Palais était à la fois la cour et le centre du gouvernement. Il y avait là toute une hiérarchie d’employés et de fonctionnaires affectés soit au service personnel du prince, soit à l’administration de l’État. Les Romains d’origine y avaient accès comme les Germains. Ce grand corps avait pour chef un maire, qui par cela même était une espèce de premier ministre.

Il n’y avait pas de provinces en Gaule ; mais il y avait toujours des cités, presque identiques à celles d’autrefois, et, pour les gouverner, des agents royaux, ducs ou comtes, tous nommés par le roi, tous révocables à son gré. Quant aux assemblées locales, elles avaient disparu.

Le système fiscal était à peu près tel que l’avaient constitué les empereurs, et les Francs étaient assujettis aux mêmes taxes que les Romains. Pour l’armée, on laissa tomber l’organisme romain, c’est-à-dire les troupes permanentes et soldées, et on le remplaça par le grossier expédient de la levée en masse[11]. Toute justice émanait du roi. Le roi avait son tribunal spécial, où il jugeait, entouré de quelques grands dignitaires, une foule de procès civils Cui criminels, soit directement, soit en appel. Le comte, dans son plaid, était également assisté de plusieurs notables, qu’il choisissait probablement lui-même. Ceux-ci n’étaient en droit que ses assesseurs et ses conseillers ; en fait, ils jugeaient sans lui, niais en son nom et comme s’il était là[12].

Somme toute, l’État mérovingien est pour plus des trois quarts la continuation et la survivance du Bas-Empire. L’invasion, qui a éliminé de la Gaule la puissance impériale, n’a pas fondé un régime nouveau. Elle n’a pas introduit une nouvelle façon de gouverner les hommes, de les administrer, de les juger ; surtout, elle n’a pas superposé une race conquérante à une race vaincue et opprimée, Les seuls changements qui se soient accomplis, notamment en matière de justice, sont ceux que créerait en un jour une révolution brusque[13].

Pourtant, lorsqu’on y regarde de près, on s’aperçoit bien vite que dans cette société s’élaborait lentement un régime tout a fait original. Mais c’est dans l’organisation de la propriété et dans les relations individuelles que commençait à poindre la future féodalité.

Le droit de propriété était, sauf quelques nuances, régi dans le royaume franc par les mêmes règles que sous l’Empire. Un domaine rural du IXe siècle ressemblait trait pour trait à une villa gallo-romaine du IVe. Il avait la même étendue et les mêmes limites ; il portait souvent le même nom, et les hommes qui le cultivaient étaient encore ou des esclaves, ou des affranchis, ou des colons[14].

Mais l’époque mérovingienne a connu un second mode de possession du sol, qui est le bénéfice. Ce genre de tenure n’a pas été établi par la loi ; il doit sa naissance à des usages purement privés. En principe, le bénéfice, comme le précaire romain, était une concession d’usufruit accordée par un bienfaiteur à un obligé ; mais, dans la réalité, c’était une faveur dictée par la bienveillance. Il pouvait porter indifféremment sur une terre, un cheval, une somme d’argent. Il était tantôt gratuit, tantôt accompagné du paiement d’une redevance annuelle ou de l’exécution de certaines corvées. Enfin on présume qu’il était généralement consenti à titre viager. A mesure qu’il entra dans les mœurs, le bénéfice contribua à l’extension de la grande propriété ; car il était fréquemment précédé d’un acte par lequel un pauvre cédait à un riche dont il voulait s’assurer l’appui, la terre même qui allait lui être rendue sous cette forme. Il habitua en outre les esprits à séparer de plus en plus la propriété et la jouissance du sol, de telle sorte que désormais, sur une masse toujours croissante d’immeubles, on vit à la fois un propriétaire, un bénéficier et souvent un colon. Il eut surtout pour conséquence de modifier sensiblement la structure de la société, en met tant un lien de dépendance entre deux hommes libres, dont l’un, par cela seul qu’il tenait d’un autre un bienfait, se trouvait attaché à lui par tous les sentiments et par tous les intérêts[15].

Les effets du bénéfice furent encore aggravés par le patronat. Cette pratique, déjà usitée cher les Gaulois, les Romains et les Germains, se développa beaucoup sous à domination franque. Elle avait pour objet de placer un individu faible ou ambitieux sous la protection d’un personnage influent, qui s’engageait, en échange de quelques services mal définis, lui procurer soit des moyens de subsistance, soit un emploi. En vertu de ce contrat, un individu aliénait, pour sa vie entière, une partie notable de sa liberté, et se faisait volontairement le subordonné, le fidèle, ou, comme on disait, le vassal d’autrui.

Ainsi se formait, en dehors des lois et par une série d’actes isolés, tout un ordre d’institutions singulièrement propres à affaiblir le régime monarchique et à consolider l’aristocratie. La féodalité était déjà là en puissance. Pour la combattre, il eût fallu, au centre de l’État, une autorité énergique, sage et équitable. Or les rois mérovingiens montrèrent une rare incapacité. En multipliant les immunités, ils renoncèrent à juger une foule de leurs sujets, n les administrer, à leur faire acquitter l’impôt. Quant à ceux qu’ils gardèrent sous la main, ils ne surent leur inspirer ni respect ni affection ; tant ils remplirent mal leur tâche !

L’aristocratie, en revanche, ne cessa de grandir à leur détriment. Chacun de ses membres réunissait en lui trois éléments de force : il était un haut fonctionnaire, il possédait des domaines étendus, il couvrait de son patronage un vaste ensemble de bénéficiers et des fidèles et, s’il était évêque, il joignait à tout cela le prestige de la religion. Ce corps compact et indocile se rendit peu à peu indépendant de la royauté ; il réussit même à la mettre en tutelle et à l’annuler complètement, jusqu’au jour où l’on vit sortir de son sein une famille plus riche et peut-être plus intelligente que les autres, la famille d’Héristal, qui supplanta la dynastie mérovingienne. L’avènement des Carolingiens ne fut pas le triomphe de l’esprit germanique sur l’esprit romain, mais plutôt le résultat des progrès de la vassalité.

Charlemagne parait avoir visé un double but : d’une part, il essaya de relever l’autorité publique, se fit sacrer, se nomma César et Auguste, voulut régner comme les empereurs[16] ; d’autre part, il se préoccupa de donner une sanction légale à ces pratiques féodales dont les hommes ne pouvaient plus se passer, et de les adapter aux institutions monarchiques. Il exigea que toute la hiérarchie des vassaux aboutît à lui, que les fidèles du roi eussent seuls le droit d’avoir eux-mêmes des fidèles ; que les seigneurs les plus élevés ne fussent que des comtes qui étaient ses fonctionnaires, ou des évêques qui étaient placés sous son patronage. Il espérait que les fidèles du roi continuant à lui obéir toujours et se faisant obéir aussi de leurs propres fidèles, l’obéissance et la discipline se transmettraient de proche en proche jusqu’aux derniers rangs de la société[17].

Sa main fut assez forte pour concilier momentanément ces deux systèmes contradictoires ; mais, sous ses successeurs, le système de la fidélité finit par, triompher. Le roi, dépossédé peu a peu de tout pouvoir politique, ne conserva quelque empire que parce qu’il était le chef suprême de tous les fidèles. Bientôt même ce privilège lui fut ravi au milieu des guerres civiles du IXe siècle, et alors le régime féodal s’épanouit en toute liberté.

Soyez sûr, me disait M. Fustel de Coulanges quatre jours avant sa mort, que ce que j’ai écrit dans mon livre est la vérité. Une affirmation si nette, faite en un pareil moment, par un homme qui avait la pleine possession de ses facultés, mérite apparemment d’être notée ; non qu’il faille nécessairement y adhérer niais on avouera, je pense, que ce langage devait être l’expression d’un sentiment très sincère.

Cette conviction témoigne que M. Fustel se flattait de n’avoir rien épargné pour atteindre la vérité, et il n’y avait à de sa part ni aveuglement ni infatuation. Ce qu’il a dépensé d’efforts et de talent dans ces six volumes est incroyable. Je doute qu’il ait laissé un seul texte, même très secondaire, sans l’examiner à la loupe. On a prétendu qu’il se plaisait à interroger surtout les documents juridiques, et qu’il se souciait trop peu de toucher du doigt la réalité. Il a pourtant professé vingt fois le contraire, Dans les lois, dit-il, nous voyons les règles abstraites suivant lesquelles la justice était rendue. Dans les récits des écrivains, nous trouvons non plus les règles abstraites, mais les faits concrets et réels ; nous avons des descriptions de procès, de jugements, de condamnations. Dans les procès-verbaux de jugements et dans les formules, nous constatons les usages de à procédure et la composition des tribunaux. Ces trois classes de documents se complètent et s’expliquent, Celui qui n’étudie que l’une d’elles, ou qui donne à l’une d’elles une importance disproportionnée se fait une idée fausse de la justice mérovingienne[18]... L’historien n’est maître d’un sujet que lorsqu’il possède sur ce sujet des documents de nature diverse, Il a besoin de documents qui Je renseignent sur l’état légal, et d’autres documents qui lui montrent l’état réel, avec toutes les nuances de l’application[19].

Ce précepte, il le suivait à, la lettre, comme l’atteste l’abondance énorme des détails qu’il a puisés dans Grégoire de Tours, dans les hagiographes, les correspondances, et les monuments de la pratique. Peut-être a-t-il parfois, dans ses premiers volumes, exagéré la portée de certaines fictions juridiques qui n’étaient que des apparences ; mais ce défaut s’atténuait de plus en plus chez lui, et il en subsiste peu de traces dans ses derniers écrits.

M. Fustel a eu encore un autre mérite. Il n’était pas de ces esprits superficiels qui frôlent les problèmes sans les remarquer, et qui s’arrêtent à la surface des questions. Nul n’a eu plus que lui cette subtilité du flair, cette acuité du regard, qui nous mènent d’emblée jusqu’au fond des choses. Ce qui l’attirait de préférence, c’étaient les parties les plus ardues de la science. Il avait horreur des curiosités qui font les délices de tant d’érudits ; il n’avait de goût que pour les recherches qui sont destinées à jeter un peu de lumière sur l’âme humaine, et il est visible que même ses plus petites monographies se reliaient à quelque idée générale. Il disait qu’il aimait mieux creuser que de s’étendre. Il n’a rien publié, en effet, qui ne soit un modèle de pénétration et de sagacité. Pas une difficulté qu’il n’aperçoive, et qu’il n’attaque de front ; pas une qu’il abandonne avant de l’avoir tranchée, ou avant de s’être assuré qu’elle est inextricable.

On veut qu’il ait été incapable de saisir l’infinie complexité des phénomènes historiques, et que, par amour de à clarté, il les ait trop simplifiés. Cette critique est juste pour la Cité antique ; mais elle tombe à faux si on l’adresse aux Institutions de la France. Était-il un simpliste, l’homme qui dans la préface du volume sur l’Alleu traçait le programme que voici au futur historien de la société présente ? Il devra étudier beaucoup d’autres choses que notre propriété rurale. Il devra se rendre compte de ce qu’était chez nous une usine et de la population qui y travaillait. Il s’efforcera de comprendre notre Bourse, nos compagnies financières, notre journalisme et tous ses dessous. Il lui faudra suivre l’histoire de l’argent autant que celle de la terre, celle des machines autant que celle des hommes. L’histoire de la science et de toutes les professions qui s’y rattachent aura pour lui une importance considérable. Nos opinions et nos agitations d’esprit auront pour lui une grande valeur. Pour comprendre nos mouvements politiques, il n’aura pas à s’occuper seulement de la classe qui possède le sol ; il faudra qu’il envi sage les deux classes qui ne possèdent pas, l’une qui est la catégorie des professions dites libérales, l’autre qui est la classe ouvrière, et il cherchera à mesurer l’influence de l’une et de l’autre sur les affaires publiques. La tâche du médiéviste est beaucoup moins vaste ; elle ne laisse pas pourtant d’être compliquée, et M. Fustel ne songe guère à la restreindre, puisqu’il lui recommande d’observer attentivement tous les faits, toutes les institutions, toutes les règles de droit public ou privé, toutes les habitudes de la vie domestique.

Or il est hors de doute qu’en ce qui le concerne, il n’a point manqué à ce devoir, et que nul n’a traité le même sujet avec plus d’ampleur, du moins si l’on envisage la troisième édition, et non pas la première, qui était un peu trop sommaire, Chacun de ces volumes, pris isolément, est incomplet, et par suite inexact, parce que l’auteur, procédant d’une façon analytique, n’y expose qu’un certain ordre de faits. Mais il suffit de les rapprocher et de les comparer entre eux pour voir qu’ils se complètent et se rectifient mutuellement. S’ils avaient paru tous ensemble, au lieu de paraître à de longs intervalles, ils auraient peut-être produit une meilleure impression et entraîné davantage la conviction.

J’admire l’obstination que l’on met à reléguer M. Fustel de Coulanges dans le camp des romanistes. Il a eu beau repousser cette qualification ; l’opinion des critiques est faite depuis longtemps sur lui, et ils n’en veulent point démordre. En vain répète-t-il que la féodalité ne découle pas d’une source unique, qu’elle n’est venue exclusivement ni de l’ancienne Rome ni de la Germanie, que les romanistes et les germanistes ont également tort. Ces paroles, qui dans toute autre bouche auraient du poids, n’en ont aucun dans la sienne, comme s’il était en proie à une espèce d’hallucination qui lui dissimulerait à lui-même ses propres idées, Il faut à tout prix qu’il soit un disciple, au moins inconscient, de l’abbé Dubos, et, malgré ses résistances, le voilà classé d’office parmi ces esprits étroits et passionnés qui, par haine des Allemands, refusent aux Germains la paternité cru régime féodal. M. Fustel avait consulté certainement le livre de Dubos, et il est possible que cette lecture, en éveillant son attention sur des particularités que la plupart des historiens négligeaient, ait eu quelque action sur ses premières recherches. Mais il s’était vite soustrait à son influence, et, en somme, ce n’est pas chez lui qu’il a puisé son système.

Pour élucider le problème des origines de la féodalité, il estimait que le plus sage était de prendre une à une toutes les institutions qui la caractérisent, de les suivre à la trace de siècle en siècle, et de vérifier si elles avaient leurs racines en Gaule ou en Germanie. Or, tandis que ses rivaux étaient presque tous de purs médiévistes, médiocrement instruits des choses de Rome, il était, quant à lui, aussi Compétent eu matière d’histoire romaine qu’eu matière d’histoire du moyen tige. Il se vantait par conséquent d’être plus apte qu’eux à analyser les éléments divers qui s’étaient confondus dans la société mérovingienne, à y discerner ce qui était romain et ce qui était germanique, et à marquer les rapports de filiation qui la rattachaient aux deux sociétés d’où elle était issue.

Cet avantage l’a plus d’une fois bien servi. Il n’a pas seulement prouvé qu’une multitude de règles et d’usages secondaires, d’apparence germanique, se trouvaient déjà dans l’Empire ; il a encore prouvé que les deux pratiques fondamentales d’où dérive la féodalité, à savoir le bénéfice et le patronage, ont été de tout temps fort répandues à, Rome.

Au reste, il se gardait à cet égard de toute exagération. S’il affirme que l’esclavage, l’affranchissement, le colonat, sont passés, sans aucun changement essentiel, de l’époque romaine à l’époque mérovingienne[20], il reconnaît que l’immunité mérovingienne n’a rien de commun avec l’immunité romaine[21], que l’élévation des rois sur le pavois, le système des épreuves judiciaires, les cojureurs, sont des traits spéciaux aux Germains, que le compagnonnage germanique, sans être le germe primordial du régime féodal, en a favorisé indirectement l’éclosion[22]. Il accorde même à ses adversaires que si nous avions des renseignements plus précis sur la vieille Germanie, nous nous convaincrions peut-être que ce régime est plus germanique que romain mais il se hâte d’avertir que, dans l’état actuel des documents, une pareille opinion serait erronée[23]. Il signale des institutions dont la provenance est douteuse, en sorte que chacun, suivant ses tendances personnelles, est libre de se prononcer avec la même vraisemblance pour l’une ou l’autre solution[24]. Il en mentionne aussi qui ont été probablement créées de toutes pièces sous les Mérovingiens pour répondre à des besoins nouveaux[25].

Il s’applique surtout à distinguer les lentes métamorphoses qu’ont subies du Ve au IXe siècle les idées, les mœurs, les lois, les coutumes, soit indigènes, soit exotiques, de la Gaule, et il nous livre le fond de sa pensée dans ces phrases si prudentes : Il se peut que l’invasion germanique ait engendré le régime féodal, les envahisseurs l’ayant apporté avec eux et imposé par la force à des populations vaincues et asservies. Il se peut encore que les deux événements, bien qu’ils fussent simultanés, n’aient eu aucune action l’un sur l’autre, et que le régime féodal soit né de causes étrangères à l’invasion, de germes qui existaient avant elle. Il se peut enfin (et c’est là manifestement l’opinion de M. Fustel) que la vérité soit entre ces deux extrêmes, que l’entrée des Germains dans les pays de l’empire n’ait pas été la cause génératrice de cette grande révolution sociale, mais n’y soit pas non plus demeurée étrangère, que les Germains y aient coopéré, qu’ils aient aidé à l’accomplir, qu’ils l’aient rendue inévitable, alors que sans eux les peuples y auraient peut-être échappé, et qu’ils aient imprimé à ce régime quelques traits qu’il n’aurait pas eus sans eux[26]. Je demande où est dans cela le romaniste à outrance, le disciple attardé de Dubos[27].

En réalité, parmi tant d’historiens qui ont étudié ce sujet, nul n’a été plus circonspect que M. Fustel de Coulanges. Il a commis des erreurs, comme tout le monde ; il a obéi quelque peu à l’esprit de système, moins toutefois qu’on ne l’a dit ; il a cédé par endroits au désir de rabaisser l’influence germanique.

Mais, si l’on excepte certaines théories hasardées ou radicalement fausses, l’ensemble du tableau paraît être d’une entière exactitude. Ce livre, où tout n’est point de lui, mais où il y a beaucoup de lui, n’est pas seulement line de ces œuvres qui provoquent la réflexion par tout ce qu’elles renferment d’imprévu, d’original, et même d’aventureux ; il donne encore la solution d’une foule de problèmes petits et grands, et il laisse peu de chose à faire aux travailleurs.

 

 

 



[1] Ajoutez que les pages de la première édition contiennent en moyenne 1.300 lettres, et celles de la troisième 1.450.

[2] L’éditeur des œuvres posthumes de M. Fustel de Coulanges, M. Juillet, dit qu’il y a dans ses papiers une importante liasse relative aux écrivains qui ont traité du système féodal ; il se proposait de les, passer en revue dans une longue préface ; il n’avait négligé ni les plus obscurs ni les moins savants, et il commençait à Grégoire de Tours pour finir à M. Léopold Delisle.

[3] La Gaule romaine, p. IV, note.

[4] Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales, t. CIV, 420 et suiv.

[5] L’Invasion germanique, p. 206.

[6] L’invasion germanique, p. 325.

[7] L’Invasion germanique, p. 525.

[8] La Monarchie franque, p. 59.

[9] Ibid., p. 45.

[10] La Monarchie franque, p. 125.

[11] La Monarchie franque, p. 302.

[12] Ibid., p. 378.

[13] La Monarchie franque, p. 651.

[14] L’Alleu, p. 462.

[15] Le Bénéfice, p. 194.

[16] Transformations de la royauté, p. 708.

[17] Les Transformations de la royauté, p. 614.

[18] La Monarchie franque, p. 304.

[19] Le Bénéfice, p. 346.

[20] L’Alleu, p. 360.

[21] Le Bénéfice, p. 420.

[22] Le Bénéfice, p. 30.

[23] Ibid., p. 63.

[24] Ibid., p. 316.

[25] La Monarchie franque, p. 601.

[26] Revue des Deux Mondes, 15 mai 1873.

[27] Suis-je romaniste ou germaniste ? Je ne place la source de régime féodal ni chez les Germains, ni chez les Romains ; je la place dans certaines institutions et certaines nécessités communes aux Germains, eux Romains, à tous les peuples, Je dis aux romanistes ; Vous avez cru voir l’origine des fiefs dans certaines concessions militaires de quelques empereurs, et tous vous êtes trompés. Je dis aux germanistes : Vous faites découler le régime des fiefs d’un prétendu comitat germanique que vous ne connaissez que par un mot de Tacite et que vous interprétez inexactement Je dis aux uns et aux autres : Le régime des fiefs est au fond un certain système de propriété et de tenure. Le système existait déjà dans l’empire romain, et en voici les preuves. Il existait aussi, suivant toute apparence, dans l’ancienne Germanie, mais nous n’en avons aucune preuve, parce que les documents nous manquent sur l’état de la propriété germanique. Je suis donc à la fois romaniste et germaniste, ou bien je ne suis ni l’un ni l’autre. (Inédit.)